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LE LOINTAIN ET LE PROCHE

Brèves notes sur Walter Benjamin


Guy Petitdemange

Editions Kimé | « Tumultes »

2001/2 n° 17-18 | pages 91 à 104


ISSN 1243-549X
ISBN 9782841742653
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Guy Petitdemange, « Le lointain et le proche. Brèves notes sur Walter Benjamin »,


Tumultes 2001/2 (n° 17-18), p. 91-104.
DOI 10.3917/tumu.017.0091
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TUMULTES, numéro 17-18, 2002

Le lointain et le proche
Brèves notes sur Walter Benjamin

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Guy Petitdemange
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Centre Sèvres Paris

« Il y avait dans ce marxisant ou plutôt ce criticiste


à outrance un visionnaire disposant de toute la
richesse des images d’Isaïe. Il vivait partagé entre
les problèmes que seule résoudrait la nécessité
historique et les images du monde occulte qui
souvent s’imposaient comme l’unique solution.
Mais c’était là ce qui lui paraissait la tentation la
plus dangereuse. Grâce à elle pourtant Benjamin
était une nature profondément poétique, mais
parce qu’il était encore plus profondément moral,
il l’ajournait plutôt qu’il ne la repoussait »

Lettre de Pierre Klossowski à Adrienne Monnier, 1939.

Tout a presque été dit sur Benjamin. Il rentre dans


l’ombre, dans les séries de l’histoire, les rangements, les
hiérarchies. Ce qu’il a dit l’aurait été par d’autres, à des nuances
près. Lentement ne demeure qu’une exception, esthétique,
dramatique aussi, mais plus curieuse par l’excentricité
qu’instructive. Il avait scandalisé Gundolf et son jury de thèse ;
aujourd’hui il ne dérangerait plus personne.
92 Le lointain et le proche

Rien de tel qu’un grand silence, l’écart, la distance


— « Le succès est la marotte du cours du monde »1 — pour, non
pas redonner gloire, mais être saisi, rattrapé par la vivacité de
l’écriture, par le mouvement de houle d’une pensée où
s’entrechoquent les extrêmes et qui donne à l’œuvre son relief,
sa pulsation la plus intérieure. L’étrange entrelacement du
proche et du lointain semble le principe méthodologique, adopté

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comme d’instinct, qui soude l’unité de l’œuvre à travers sa
diversité peut-être déroutante et de brusques changements de
route qui font croire qu’elle explose.
Et il y a un « sens unique » à cette œuvre, souvent oublié,
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souvent occulté : ouvrir des passages, trouver, construire une


histoire qui porte encore un avenir, lorsque l’affirmation
tonitruante du progrès en légitime le cours actuel, alors que tout
montre que l’on va de désastre en désastre. « Ceux qui espèrent
encore, car “ça ne peut continuer ainsi”, apprendront qu’il n’y a,
à la souffrance des individus comme des communautés, qu’une
limite au-delà de laquelle on ne peut plus aller ;
l’anéantissement »2. Or ce que veut l’Ange de l’histoire, c’est le
bonheur3 « tension où s’opposent l’extase du nouveau, de ce qui
n’a jamais été connu, et cette autre félicité, celle du
recommencement, des retrouvailles, du déjà vécu ». En effet « il
existe une double volonté de bonheur, une dialectique du
bonheur. Une figure hymnique et une figure élégiaque. L’une :
l’inouï, ce qui ne fut jamais, le sommet de la béatitude. L’autre :
l’éternel encore une fois, l’éternelle restauration du bonheur
originel, du premier bonheur »4. Les Thèses de 1940 5 disent en
clair la proximité de l’anéantissement, mais elles ne démentent
pas « Vers le Planétarium », ce texte comme titubant et
visionnaire à l’idée d’une rédemption universelle, par lequel

1. Images de pensée, traduit par Jean-François Poirier et Jean Lacoste,


Christian Bourgois, 1998, p. 191.
2. Sens unique, traduit et préfacé par Jean Lacoste, 10/18, 2000, p. 122.
3. Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem. Le
Seuil, 1992, p. 116.
4. Texte de Benjamin après le commentaire de Scholem, id. p. 112.
5. Il faut lire le commentaire récent : Michaël Löwy. Walter Benjamin : un
avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire »,
PUF, 2001.
Guy Petitdemange 93

s’achève Sens unique. Le proche et le lointain sont en


dialectique ouverte, nullement extraposés, mais s’imbriquant et
se posant l’un par l’autre. Ce serait comme la structure du réel,
son relief, sa beauté aussi. L’une des fameuses définitions de
l’aura dit tout de cette essence de la beauté : « l’aura : une
singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un
lointain, si proche soit-il » 6 : dans l’entrecroisement et l’écart, à

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l’immobile, l’unicité sans comparaison de tout ce qui
s’entr’aperçoit, fugace et certain, dans le temps, venant
miraculeusement au jour dans l’évidence du mouvement pur.
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Le lointain.
Brecht, bien d’autres après lui, trouvent Benjamin encore
attardé, les pieds alourdis, dans la théologie, voire dans un
mysticisme d’évasion ou même de fanatisme. D’autres, comme
l’illustre et cher ami Scholem l’estiment si contaminé par un
marxisme de rattrapage qu’il y a défaites sur tous les terrains, la
philosophie de l’histoire, le travail critique en tant que tel. Mais
l’œuvre de Benjamin n’est pas la succession d’époques
intellectuelles aussi totalement étanches. De toute évidence, à
partir de 1926 environ, l’objet d’observation se déplace au prix
de tensions savamment dissimulées, mais violentes, que laisse
entendre la correspondance de toutes ces années, et qui ne
tiennent nullement à une irrésolution par excès de narcissisme et
d’introversion. La bifurcation n’était aucunement trahison. Très
jeune, Benjamin avait déploré la pauvreté de la notion
d’expérience chez Kant, resserrée dans la relation sujet-objet. La
théologie ou le théologique avait ouvert la voie d’une extension
décisive de la notion d’expérience.
Qu’est-ce donc que la théologie ? Rien, à moins qu’elle ne
soit très cachée, d’une profession de foi, de la soumission à une
orthodoxie, de l’adhésion décidée et secrète à un discours
englobant à partir de la position d’un sujet absolu dont nous
aurions, certains au moins, des choisis, des élus, la connaissance

6. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique ». Walter


Benjamin. Œuvres III, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et
Pierre Rusch, Gallimard, Folio, 2000.
94 Le lointain et le proche

des desseins. La théologie est un lieu du langage, celui où il


s’élargit au maximum, aux limites de la connaissance. Elle
n’indique pas un savoir positif, même s’il y a la référence
majeure du divin ; elle est ce qui indique les lois et le champ du
commentaire. Elle est la science du commentaire. Elle déploie
une sorte d’horizon par-delà lequel il n’y a plus rien, comme si
toutes les audaces et questions possibles se donnaient rendez-

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vous dans ses images (la faute, l’origine, la parole, la doctrine,
etc.). La théologie, cette théologie, pour Benjamin est synonyme
de révélation, de la parole donnée et de la parole donnée à sa
propre puissance. La révélation implique que rien désormais
n’entrave la parole ; rien ne lui est interdit ; aucune puissance ne
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domine ce pouvoir de la parole ; et celle-ci est libératrice. La


théologie, cette théologie, a pour contraire et pour antécédent la
mythologie, l’hétéronomie d’une force dominatrice étrangère,
qui enchaîne dans le mutisme, la soumission, l’héroïsme face à
toute fatalité, à une sorte de grande mélancolie du tragique.
L’étude sur les Affinités électives de Goethe est une brillante
illustration de la présence constante de la mythologie, de ses
ravages, même de sa beauté, des complicités que toujours nous
lui offrons. La révélation, elle, est la parole accordée à la parole
dans sa capacité indéfinie de signifier, donc de rompre et
d’ouvrir. Au moment même où Scholem le voyait s’enliser dans
un marxisme stérile, Benjamin lui répondit qu’il usait d’une
autre méthode de lecture : il est « non pas un partisan du
matérialisme dialectique comme d’un dogme, mais un
chercheur, pour qui en tout ce qui nous anime, l’attitude
matérialiste paraît plus féconde que l’idéaliste du point de vue de
la science et de l’homme. Et pour le dire d’un mot : jamais je
n’ai pu chercher et penser autrement que dans un sens, si j’ose
parler ainsi, théologique, c’est-à-dire conformément à la doctrine
talmudique des quarante-neuf degrés de signification de chaque
passage de la Torah » (lettre du 7 mars 1931, Corr. 2, p. 44). Il
est rare, c’est vrai, et surprenant, que la théologie n’ait pas ici ce
rôle mutilant qu’on lui reproche d’ordinaire, pas toujours à tort.
En quoi consiste l’élargissement du langage par la
théologie ? En ce qu’il ramène l’attention sur les moments de
l’origine et de la fin, rigoureusement intriqués l’un dans l’autre
et selon un axe, un torse, un horizon, où paraît l’énigme
Guy Petitdemange 95

paradoxale de l’origine et de la fin : toujours la naissance,


toujours la délivrance, non pas dans la féerie des cosmogonies,
mais pour nous. Stéphane Mosès a consacré des pages
magnifiques et neuves à la pensée de l’origine chez Benjamin,
pensée marquée par Scholem et dont l’obsession parcourt toute
l’œuvre jusqu’au Trauerspiel. Le plus remarquable ici est la
puissance de rebondissement de l’origine, puissance actuelle,

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non pas rejetée dans un lointain insaisissable. L’Ange de
l’histoire symbolise cette actualité. L’origine est ce qui est
absolument primordial et le radicalement nouveau, ici et
maintenant, « ce qui a toujours été là et qui n’a pas encore été
connu ». L’origine est ainsi la source et ce qu’on attend,
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l’ouvert, selon une sorte de loi d’essence. Par nécessité, l’origine


recule, se retire, déserte, s’enfuit, laissant une brisure, une
blessure par lesquelles nous sommes là. Il y a nécessairement
séparation et exil, il y a un deuil et une faillite. Mais est-ce tout
ce que contient cette origine disparue ? Non, elle reste une sorte
de fonction, qui est une promesse : celle que de l’absolument
nouveau surgisse, non pas comme un dérèglement, mais comme
l’expression de la nature des choses, de cela même qui nous a
portés au jour. L’origine contient l’utopie de la fin, la
rédemption, le rachat de ce qui a commencé et est mort-né,
l’absolument nouveau de la réconciliation, lorsque le jugement
ne portera plus sur l’utile et l’inutile. Le pathétique des
promesses non tenues de l’enfance, les échecs accumulés de
l’histoire, le sentiment à l’heure des menaces d’appartenir à la
tradition des vaincus et des opprimés, n’ont pas chez Benjamin
qu’un accent de mélancolie ou de solidarité volontariste. C’est
au contraire une sorte de rassemblement que fait apercevoir,
qu’amène à la lumière « la faible lueur messianique ». Ces
espoirs nous viennent, même sous sa figure rabougrie, de la
théologie, indiquant avant l’anéantissement, une histoire
toujours inachevée, inaccomplie, non prisonnière de ce que l’on
croit en savoir. Benjamin concevait sa tâche sur le fond de cette
dramaturgie de l’éternité. La fameuse lettre à Hofmannsthal
l’énonce en toute clarté : « saisir l’actualité comme le revers de
l’éternité dans l’histoire et relever la marque de ce côté caché de
la médaille » (8 février 1928, Cor. I, 418). La théologie dans ce
contexte n’a donc rien à voir avec la violation d’un sacré. Il y a
une dissipation du sacré au bénéfice de l’énigme du réel, celle-ci
96 Le lointain et le proche

insurmontable : « La vérité n’est pas dévoilement du réel qui


détruit le mystère, mais révélation qui lui rend justice »7.

Le proche

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Autant le regard sur le lointain semble chez Benjamin
partir de très haut, autant celui qu’il porte sur le proche
ressemble à celui du myope, jamais assez près. Une obsession
guide cette quête : qu’est le concret, la concrétude, la « teneur de
vérité », bref l’objectivité même, dès lors que l’objectivité
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kantienne n’est plus la référence ? La critique, qu’il s’assignait


comme sa tâche propre, sa vocation, Benjamin l’a toujours
conçue comme uniquement tendue vers cette « teneur de
vérité ». On n’y parvient que par la mise en œuvre d’une sorte de
pulvérisation rigoureuse, impitoyable, ou de réduction quasi
phénoménologique qui fait tout voler en éclat. Il y a un mystère
de la chose chez Benjamin ; elle recèle la vérité ; elle n’est pas
ce que l’on maîtrise ; elle est plutôt comme l’étoile lointaine. La
méthode pour le critique est bien davantage qu’un procédé ;
c’est un style de vie, la très obscure décision de ne se laisser
prendre par aucune idole ou à un point fixe. La méthode ne va
pas sans danger ; Benjamin en était conscient ; il connaissait la
séduction d’une réduction totale, y compris de soi-même,
comme si, la vérité perdue, rien ne tenait assez pour qu’on s’y
accroche. Le fameux « caractère destructif » est le chant des
sirènes du critique : « le caractère destructif ne connaît qu’un
mot d’ordre : faire de la place ; une seule activité : déblayer ; son
besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine
[…]. Le caractère destructif ne voit rien de durable. Mais pour
cette raison précisément il voit partout des chemins […]. Parce
qu’il voit partout des chemins, il est lui-même à la croisée des
chemins. » 8
Le concret n’est aucunement la chose dans son
immédiateté plate. C’est une cristallisation, un concentré de

7. Origine du drame baroque allemand, traduit par Sibyll Müller, Flammarion,


1985, p. 28.
8. Images de pensée, p.p. 173, 176.
Guy Petitdemange 97

forces et d’histoire. Pour y toucher, il faut trouver le détail-clé, là


où la densité est la plus forte. Le concret n’est pas donné dans la
série, il est fragment, monade, un monde à lui tout seul,
survenant et disparaissant comme un ange, pas un monde
seulement, mais le monde. « Découvrir dans l’analyse du petit
moment singulier le cristal de l’événement total »9, la formule
décrit la démarche même de Benjamin. D’où la puissance

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poétique de toute cette micrologie benjaminienne ; les villes, les
souvenirs, les paysages, les rêves, les stupeurs, les frayeurs, les
attentes, autant d’objets qui affluent et autour d’eux de grands
cercles se dessinent, des halos se superposent, des échos
retentissent dans des intervalles de silence. La chose est
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inépuisable. L’histoire elle-même est faite de pareils segments :


l’époque du Trauerspiel, le XIX e siècle des Passages parisiens,
le délabrement de l’inflation allemande dans les années 20
montré dans ce texte extraordinaire qu’est « Panorama
impérial »10, toujours la même cristallisation, qui ne fait pas
synthèse, mais fait apparaître un monde singulier. Face à ce
royaume incomparable de l’objectivité, Benjamin va même rêver
d’un passage à la limite de sa méthode : s’effacer, montrer
seulement, restituer à la chose sa force de présentation en
personne. Veritas se ipsam patefacit. Il rêva de montage pour
imiter Spinoza, mais, histoire oblige, il fallut le discours.
Dans cette recherche du concret au plus proche de nous et
qui nous tisse, innombrables sont les stratégies, les ruses, les
chemins de l’attention chez Benjamin. Tout est connu :
exploration des rêves et des désirs confus, la révolution
copernicienne de la remémoration qui outrepasse les capacités
du souvenir, exploration des fantasmagories qui obnubilent ;
surtout ce rodage dans les alentours du réel en ce qu’il a de trop
voyant, de massif, de solennel, de victorieux ; les chutes, les
déchets, les ruines, les échecs, la tristesse de la nature et du
monde en disent plus : « créer de l’histoire avec les détritus
mêmes de l’histoire »11. « Même l’existence la plus misérable
est souveraine »12. Le collectionneur, le flâneur, l’analyste, tous

9. Le Livre des passages, traduit par Jean Lacoste, Le Cerf, 1989, N 2, p. 6.


10. Sens unique, p.p. 16-19.
11. LeLivre des passages… p. 574.
12. Images de pensée, 13 M, p. 317.
98 Le lointain et le proche

donnent à voir le visage multiple de la chose, révèlent les


apparentements et les affinités dans ce qui fait figure de
juxtaposition chaotique. L’énorme, l’inachevée compilation des
Passages parisiens est pour ce que Benjamin pensait du XIXe
siècle cette construction, peut-être impossible d’une totalité
concrète vivante. Rien d’aussi chosifié que les choses. Benjamin
fut fasciné par elles et Jean Lacoste note très justement que

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même l’objet technique moderne, si destructeur qu’il soit de
toute aura, l’étonna par une sorte de persévérance dans l’être
multiple.
Mais pour aller vers le réel ou se trouver en lui, il y a une
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disposition plus originelle que toute démarche programmatique


et qui les contient toutes, l’éveil. L’éveil est moment fondateur,
l’aube qui ouvre le monde et nous-mêmes en lui. S’éveiller, c’est
franchir un seuil, et ce franchissement « existentiel » ouvre pour
chacun le temps. Nous, modernes, aurions perdu l’idée du seuil,
la seule trace en restant étant le sommeil. Il y a un air matinal de
la pensée chez benjamin, une suscitation qui est toujours aussi
transgression. L’anticonformisme n’est pas contre les autres ; il
porte le souci même de la vérité. Pour les connaître, il n’y a pas
d’autre chemin au milieu des choses les plus proches, pressantes
ou abandonnées, prometteuses ou en jachère que de franchir un
seuil. Baudelaire fut un gardien du seuil.

Le langage, facteur de vérité


Qu’est ce donc qui fait advenir le proche et le lointain
dans leur entrelacement ? Le langage ; il n’y a rien que par lui. Il
charrie la tradition, toutes les traditions. Il relate toute
l’expérience comme le dit si admirablement le texte sur Lesskov.
Il est la toile de fond de tous nos rêves. Il contient l’énigme pour
nous des villes et des villages, des palais, des amours, des
détresses, des espoirs fous, des objets, de nous-mêmes. Le
langage est la terre promise de la connaissance, non pas comme
une domination, mais comme une révélation. Le langage est
comme le fleuve qui recueille tout et l’amène jusqu’à nous. Il
appelle aussi, pour qu’on se jette en lui, non pour sombrer, mais
pour connaître. Il y a un prodige du langage, fabriquer des
mondes. Son usage fallacieux est terrible, parce qu’il détruit,
Guy Petitdemange 99

comme rien au monde ne peut détruire. Pour Benjamin la


littérature, savante ou sauvage, trace, comme en sous-œuvre, le
devenir historique réel, sans position de surplomb. C’est
pourquoi, qu’il s’agisse du drame baroque allemand, de Goethe,
de Kafka, de Baudelaire et de bien d’autres auteurs « mineurs »,
il égale Valéry par l’intuition, l’indépendance d’esprit, la
fermeté du regard. Sa brillante écriture, toujours traversée par les

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étoiles filantes d’images inattendues, ressuscitent son texte, avec
ravissement, quel que soit le verdict des professionnels qui
fustigent le littéraire au nom du sérieux de la philosophie et le
philosophe pour les caprices et les extravagances de la
littérature.
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D’où vient cette confiance ? On dirait que pour Benjamin


une force occulte habite le langage. En effet, à ses yeux, le
langage est action, il fait, il opère, il tire du néant, il manifeste. Il
n’est pas d’abord communication, si l’on entend par là la
transmission d’un dedans déjà suffisant en soi-même vers un
dehors, terre de mission. Le langage n’est pas le délégué de la
chose, son substitut, sa réplique publicitaire en quelque sorte.
Non, le langage est en lui-même façonnement et configuration.
Il n’est pas messager, mais porte la chose en lui-même, il
l’exprime et par là agit. Bien sûr Benjamin ne se fait pas là
l’avocat d’une spontanéité insouciante et dite créatrice. Autre
chose est en jeu : le monde. Dans le langage, le monde dans son
intelligibilité offerte, silencieuse, dans son altérité qui le mêle si
profondément à nous-mêmes, accède à l’intelligibilité dite par
nous et pour nous. La polémique si violente avec Buber,
excessive, ne se comprend pas sans cette certitude qu’aucune
action programmée n’égale celle du langage dans sa nudité,
lorsque nous tenons à lui ; le langage est « l’élimination
cristalline de l’indicible dans le langage. C’est seulement là où
cette sphère muette, dans sa pure puissance ineffable est ouverte,
que les étincelles magiques jaillissent entre la parole et
l’action… C’est seulement en forçant les mots à pénétrer le
noyau du silence le plus intime que la véritable action sera
accomplie »13. Benjamin ira même jusqu’à des conséquences
paradoxales, vertigineuses, de cette puissance proprement
constituante du nom, le nom donné, le nom reçu, le nom
13. Lettre à Buber, mai 1916, Cor., p.p. 117-118.
100 Le lointain et le proche

prononcé. « Rien ne lie mieux au langage que le nom »14. Qu’est


la Béatrice de Dante ? Par delà toute figure, toute chair, tout ce
qui la fait être et aimée, un nom : « Ainsi la Divine Comédie
n’est pas autre chose que l’aura entourant le nom de Béatrice
— et rien ne témoigne plus puissamment que toutes les forces et
les figures du cosmos procèdent du nom sorti indemne de
l’amour » 15. Et Benjamin en vint à son propre nom, nom secret,

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mais entendu comme du dehors, comme une prophétie, une
annonciation, une sorte d’idée platonicienne, l’essence au loin
mais au dessin ferme, le nom comme l’ultime rempart : « Il n’en
reste pas moins le nom qui contient en lui toutes les forces
vitales, par lequel elles sont invoquées et protégées contre ceux
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qui ne sont pas appelés » 16. Se comprend ici, dans le langage qui
devient le tribunal de la justice, la passion farouche de Benjamin
pour ressusciter la mémoire des anonymes, des rayés des listes,
de ceux qui sont morts deux fois, tous ces noms engloutis. Les
corps sont portés par le nom ; tout nom commence, comme toute
parole innove et accomplit : « une grande œuvre d’art est celle
qui fonde un genre ou l’abolit »17. Ainsi le langage est une
extraordinaire opération de singularisation, d’advenue à la
concrétude vraie. Ce n’est jamais l’affaire d’un jour. C’est plutôt
l’histoire même, ce que révèle à Benjamin le phénomène si
étrange de la traduction qui n’a cessé d’alerter le si souple
navigant entre deux langues qu’il connaissait parfaitement ;
gauche, maladroite, nécessairement, la traduction ne gâche rien,
elle éparpille, elle dissémine, elle dilapide, mais par ces chemins
tortueux, l’éclat unique de l’original vient au jour, purifié en
quelque sorte, par toutes ces versions qui le trahissent et le
découvrent18. Il n’y a qu’une condition, mais drastique, pour
connaître la puissance du langage : le prendre sur soi. On ne se
prête pas au langage, on s’y jette. Ce serait, selon la théologie,
notre vocation même : « Dieu est la source de la parole, mais
c’est l’homme qui nomme et porte la parole »19.
14. « Les affinités électives de Goethe », Œuvres I, p. 298.
15. W. Benjamin, Œuvres II, Folio, 2000, p. 341.
16. W. Benjamin, Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 1994, p. 334.
17. Origine du drame baroque allemand, p. 42.
18. « La tâche du traducteur », Œuvres I, p. 244 sv.
19. Cité par David Biale. Gerschom Scholem. Cabale et contre-histoire.
L’Eclat, 2001, p. 224.
Guy Petitdemange 101

La dialectique pour Benjamin, terme obsessionnel depuis


ses premiers écrits, n’est ni un ornement du langage, ni la clé des
songes. « Organe de la connaissance historique » comme il dira
à partir du travail sur Baudelaire, elle fut toujours l’organe de
toute connaissance ; c’est l’arme qui dissipe, ironiquement,
combativement, notre illusion la plus ordinaire, le piège de
l’apparence qu’elle charme ou qu’elle écrase. La dialectique,

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c’est le sursaut, le nerf de la nomination, donc de toute chose ou
événement ; elle brise les unités factices ; elle remet du vide ;
elle fait autre chose du concret qu’une chape de plomb ou la
nécessité divine ; elle entr’ouvre ; elle montre que tout est
transformable ; la dialectique est l’autre nom de la critique, non
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plus ce qui pulvérise, mais ce qui fait éclater un autrement, la


porte du possible. On l’a redit à satiété : la notion de dialectique
chez Benjamin se cherche dans des méandres, et sa nécessité.
Lorsque jeune il lut Hegel, celui-ci lui parut violent, comme si
Hegel était trop sûr d’une marche triomphale, non sans de très
subtils raffinements. Horkheimer, Adorno surtout, à la culture
philosophique plus stricte, l’aidèrent considérablement à mieux
cerner la notion, en particulier sur le terrain du « matérialisme
historique »20. Mais Benjamin ne se rallia à aucune école, d’où
la saveur et la richesse heuristique chez lui de l’emploi de la
dialectique, la nouvelle dialectique, comme il le soutenait. Elle
n’est pas une sorte de jeu artificiel des contraires, mais plutôt, à
travers le souvenir des contraires qui sont là, masqués, depuis
toujours, une sorte de mouvement secret ou obscur qui ne cesse
de mener du rêve à l’éveil, de ce qui est subi à ce qui en délivre,
du camp fermé de l’impossible à une sorte de route de l’ouvert.
La dialectique renverse les apparences ; celles-ci n’ont plus le
dernier mot du fait, du fait accompli, du fait qui ferait loi. Il n’y
a pas de réel brut, tout peut être transformé. « La nouvelle
méthode dialectique de la science historique : le procédé qui
consiste à vivre l’Autrefois avec l’intensité d’un rêve pour voir
dans le présent le monde éveillé auquel le rêve se reporte »21. La
dialectique n’est pas une astuce de l’entendement ; elle n’a
qu’un sol, qu’un ressort, le malheur et le non au malheur, en

20. Voir sur ce sujet Correspondance Adorno–Benjamin. 1928-1940 , trad. par


Philippe Ivernel. La fabrique, 2002.
21. Le Livre des passages, F°, p. 6.
102 Le lointain et le proche

voyant, de mieux en mieux, les moyens d’interrompre la chaîne


des malheurs que le monde, dans l’apparence immédiate, sait si
bien dissimuler. Il arrive à Benjamin de pousser à l’extrême la
vertu de la dialectique. L’impuissance pourrait être la chance
unique du salut, le désespoir le tremplin de l’espoir, la vie
blessée à mort, la promesse d’un bonheur. A la fin même,
pourquoi ne pas reprendre l’hérésie origénienne de

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l’apocatastase, du rachat total du mal ? Il ne faudrait surtout pas
voir là paroles d’irresponsable. C’est plutôt le dernier souffle de
la vie même et de la vie de l’esprit, de la raison, de la
compréhension du réel. Benjamin n’a jamais geint ou demandé
de pitié pour lui. La question est celle du tout ; mais elle passe
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par nous. La dialectique est cette incursion par un sujet dans la


loi impériale du tout qui le met en échec ou au moins le fait
douter.
Tout cet arrière-plan théorique qui guide l’exercice si
surveillé du langage chez Benjamin et en provient, le conduit ici
ou là à une exaltation de la connaissance, de la connaissance
possible, non pas sous la forme d’une vérité qui conclut, mais
sous la forme d’une lucidité qui engage. Pas trace chez lui d’une
démission parce que nous serions voués au non-savoir, à
l’ignorance du vrai, de son profil au moins. Le savoir n’est pas
l’identification propre à la science, mais la révélation du réel qui
lui réinsuffle vie dans toute son ampleur et ouvre des chemins
pour la réflexion et pour l’action. L’avenir est sûrement
imprévisible ; nous ne sommes pas des devins, mais aucune
ignorance ne vaut excuse : on voit, on sait, on ne peut se fermer
les yeux. «  Quand vient midi, les ombres ne sont plus que de
noirs et secs contours au pied des choses, prêtes à se retirer,
silencieusement, à l’improviste, dans leur tanière, dans leur
secret. Alors est venue, dans sa plénitude compacte et ramassée,
l’heure de Zarathoustra, le penseur “au midi de la vie”, au
“jardin d’été”. Car, comme le soleil au plus haut de sa
trajectoire, la connaissance cerne les choses avec le plus de
rigueur »22. Il n’y a pas ce savoir sans le fameux maintenant de
la connaissance, répété à longueur de textes. Le savoir est au
présent, dans l’actualité, dans l’instant qui passe comme l’éclair,
qu’il ne faut pas manquer, faute de tout manquer : « percevoir ce
22. Images de pensée, p. 131
Guy Petitdemange 103

qui arrive à la seconde même »23, ainsi se donne à voir 24 sans


erreur le réel, non pas toute la vérité déployée, mais un fragment
qui est tout entier vérité. La vérité n’est nullement un bloc,
comme une montagne, une banquise, un théorème ; elle fulgure,
par étoiles multiples, elle nous touche dans sa diversité.
L’illumination profane des surréalistes a merveilleusement
ouvert ce chemin, non pas seulement de la poésie, mais du vrai.

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Il arrive à Benjamin de célébrer avec un enthousiasme insolite
chez lui cet état d’ivresse « où nous nous assurons seuls du plus
proche et du plus lointain. »25 Qui garantit que cette lumière sur
l’événement, sur le monde, sur nous-mêmes n’est pas une
illusion ? L’œuvre d’art, qui ne met pas le faux à la place du
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vrai, le même à la place du nouveau :  « Il y a dans toute œuvre


d’art un endroit où celui qui s’est plongé en elle est comme
caressé par un souffle de vent frais qui annonce le matin. Il en
résulte que l’art, que l’on a souvent considéré comme dénué de
tout rapport au progrès, peut servir à la définition véritable de
celui-ci. Le progrès ne se situe pas dans la continuité du
processus temporel mais dans ses intermittences, là où quelque
chose d’authentiquement nouveau se fait sentir pour la première
fois avec la sérénité d’un premier matin »26. Pour Blanqui, tant
admiré de Benjamin, la révolution par les astres était une sorte
d’œuvre d’art totale, gonflée par le désir et l’affirmation.
Né sous Saturne, « la planète à la révolution lente, l’astre
de l’hésitation et du retardement »27, Benjamin n’a jamais écarté
comme illusoire, face à l’extraordinaire et renaissante violence
de ce qui est proche, le très lointain de l’utopie d’un
radicalement nouveau, par un renversement des choses
totalement imprévisible, mais sur lequel seule ouvre l’attention à
l’instant, « l’histoire en ce qu’elle a d’intempestif, de douloureux
et d’imparfait »28. L’illusion serait de croire y aller droit,
linéairement, par addition, et plus que tout de se croire arrivé à la

23. Idem, p. 186


24. Sens unique, p. 186.
25. Ecrits autobiographiques, trad. par F. Joualame et J.-F. Poirrier. Christian
Bourgois, 1994, p. 344.
26. Le Livre des passages, p. 492.
27. Ecrits autobiographiques, p. 337.
28. Origine du drame baroque, p. 178.
104 Le lointain et le proche

fin de l’histoire. Au centre du livre des Passages, il y a le


fétichisme de la marchandise, donc la contradiction toujours plus
crue, plus accusée, entre la réussite technique qui fortifie tout
pouvoir et la régression sociale qui n’est plus rien d’autre que la
multiplication des esclaves et des humiliés, des sans-nom et des
vaincus. Le réel est tout autre que cela, sa révolution, ce que
toute raison humaine bien conduite sait en toute certitude ; il

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appelle, au nom même de son intelligibilité donnée, « non sur la
route en pente du chagrin, mais sur le chemin montant de la
révolte »29. Telle est la vérité, si nous la désirons : « La vérité
est belle, non en elle-même, mais pour Eros »30.
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29. Sens unique, p. 124.


30. Cité par Stéphane Mosés, op. cit., p. 134.

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