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Le lointain et le proche
Brèves notes sur Walter Benjamin
Le lointain.
Brecht, bien d’autres après lui, trouvent Benjamin encore
attardé, les pieds alourdis, dans la théologie, voire dans un
mysticisme d’évasion ou même de fanatisme. D’autres, comme
l’illustre et cher ami Scholem l’estiment si contaminé par un
marxisme de rattrapage qu’il y a défaites sur tous les terrains, la
philosophie de l’histoire, le travail critique en tant que tel. Mais
l’œuvre de Benjamin n’est pas la succession d’époques
intellectuelles aussi totalement étanches. De toute évidence, à
partir de 1926 environ, l’objet d’observation se déplace au prix
de tensions savamment dissimulées, mais violentes, que laisse
entendre la correspondance de toutes ces années, et qui ne
tiennent nullement à une irrésolution par excès de narcissisme et
d’introversion. La bifurcation n’était aucunement trahison. Très
jeune, Benjamin avait déploré la pauvreté de la notion
d’expérience chez Kant, resserrée dans la relation sujet-objet. La
théologie ou le théologique avait ouvert la voie d’une extension
décisive de la notion d’expérience.
Qu’est-ce donc que la théologie ? Rien, à moins qu’elle ne
soit très cachée, d’une profession de foi, de la soumission à une
orthodoxie, de l’adhésion décidée et secrète à un discours
englobant à partir de la position d’un sujet absolu dont nous
aurions, certains au moins, des choisis, des élus, la connaissance
Le proche
qui ne sont pas appelés » 16. Se comprend ici, dans le langage qui
devient le tribunal de la justice, la passion farouche de Benjamin
pour ressusciter la mémoire des anonymes, des rayés des listes,
de ceux qui sont morts deux fois, tous ces noms engloutis. Les
corps sont portés par le nom ; tout nom commence, comme toute
parole innove et accomplit : « une grande œuvre d’art est celle
qui fonde un genre ou l’abolit »17. Ainsi le langage est une
extraordinaire opération de singularisation, d’advenue à la
concrétude vraie. Ce n’est jamais l’affaire d’un jour. C’est plutôt
l’histoire même, ce que révèle à Benjamin le phénomène si
étrange de la traduction qui n’a cessé d’alerter le si souple
navigant entre deux langues qu’il connaissait parfaitement ;
gauche, maladroite, nécessairement, la traduction ne gâche rien,
elle éparpille, elle dissémine, elle dilapide, mais par ces chemins
tortueux, l’éclat unique de l’original vient au jour, purifié en
quelque sorte, par toutes ces versions qui le trahissent et le
découvrent18. Il n’y a qu’une condition, mais drastique, pour
connaître la puissance du langage : le prendre sur soi. On ne se
prête pas au langage, on s’y jette. Ce serait, selon la théologie,
notre vocation même : « Dieu est la source de la parole, mais
c’est l’homme qui nomme et porte la parole »19.
14. « Les affinités électives de Goethe », Œuvres I, p. 298.
15. W. Benjamin, Œuvres II, Folio, 2000, p. 341.
16. W. Benjamin, Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 1994, p. 334.
17. Origine du drame baroque allemand, p. 42.
18. « La tâche du traducteur », Œuvres I, p. 244 sv.
19. Cité par David Biale. Gerschom Scholem. Cabale et contre-histoire.
L’Eclat, 2001, p. 224.
Guy Petitdemange 101