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2005/4 - n° 212
pages 42 à 64
ISSN 0419-1633
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L’EXCEPTION ET LA RÈGLE : SUR LE DROIT
COLONIAL FRANÇAIS
par
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la Révolution française, qui est notre Révolution, ni en lui
appliquant le Code Napoléon, qui est notre Code. »
F. Eboué (19412).
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les désirs de reconnaissance des uns, les nécessités pressantes des
autres, et l’adhésion de presque tous au grand dessein impérial de
la métropole ont ainsi favorisé l’avènement de rapports inédits
entre ces sciences et l’État4. L’écrasante majorité des acteurs de la
politique coloniale de la France, qu’ils soient conseillers du pouvoir,
professionnels du droit, législateurs ou ministres, considère donc
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de droits subjectifs et inaliénables par cela seul qu’ils sont
reconnus comme des semblables. Qu’au-delà des hommes
historiquement situés et observés, existent des alter ego dont les
différences sont indifférentes, ce pourquoi ils doivent bénéficier, en
tout temps et en tout lieu, d’une égale dignité sanctionnée par des
prérogatives auxquelles nul ne saurait porter atteinte sans
commettre un grave forfait, voilà ce que récusent ceux qui nous
intéressent. Lorsque ces contemporains contemplent « l’Arabe », la
majorité d’entre eux n’y voit qu’un barbare d’autant plus menaçant
qu’il est souvent réputé inassimilable. Le « Noir », lui, demeure un
sauvage ou un « grand enfant » qu’une autorité ferme doit conduire
en attendant le moment hypothétique, toujours repoussé en fait, où
il pourra échapper enfin à sa minorité. Quant à « l’Annamite »,
tenu pour mystérieux et impénétrable, il appartient à une
civilisation importante, certes, mais qui est inférieure sur bien des
points. Si l’unité de l’espèce humaine n’est donc pas remise en
cause, des races ou de peuples inégaux existent, ce qui rend vaine,
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dont les conceptions sont aujourd’hui infirmées par le progrès des
sciences précitées.
Au-delà des personnalités sollicitées par J. Harmand – la
scientificité de leurs travaux n’étaient pas alors fondamentalement
remise en cause quand bien même leurs thèses étaient discutées –
et des positions particulières de cet auteur, les principaux
arguments employés sont à l’époque fort courants. En effet, dès que
surgissent des interrogations sur les règles susceptibles d’être
appliquées dans les colonies, les caractéristiques des « indigènes »
sont, de façon presque systématique, mises en avant pour justifier
l’impossible extension de droits tenus pour fondamentaux chez
« les races civilisées ». Réfléchissant sur les vertus du travail forcé
en vigueur en Afrique occidentale et au Congo, R. Cuvillier-Fleury
écrit, dans une thèse de droit, qu’il ne faut pas hésiter à supprimer
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parfois perdurer quand bien même elles portent atteinte à des
principes essentiels. Plus généralement, une leçon et une ligne de
conduite se dégagent, pour beaucoup elles sont conçues comme des
vérités établies par les « sciences coloniales » : les races inférieures
et les races supérieures doivent être soumises à des régimes
juridiques et politiques que tout oppose.
Aux peuples avancés d’Europe et d’Amérique du Nord,
conviennent donc les bienfaits de la démocratie, de l’État de droit
et des longues procédures destinées à garantir les prérogatives
civiles et civiques de leurs membres. Aux peuples « arriérés » ou
« mal » civilisés d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie, il faut imposer
d’autres institutions et une justice qui, débarrassée des subtilités
découlant de « la séparation des autorités administratives et
judiciaires », pourra ainsi sanctionner promptement les
gouvernement idéal10. »
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Tels sont donc les principaux éléments du credo quasi officiel de
la science juridique et de la politique coloniale sous la Troisième
République. Quant à ceux qui en ont posé les fondements, déduit
les conséquences pratiques en donnant naissance à un droit
colonial aussi important, abondant et commenté hier qu’il est
aujourd’hui trop souvent ignoré ou tenu pour secondaire, ils
savaient parfaitement le caractère exorbitant et contraire aux
principes démocratiques les plus élémentaires de ce dernier.
Mieux, ils ne cachaient pas, ni ne cherchaient à euphémiser
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impérial » comme le soutiennent justement J. Barthélemy et
P. Duez13.
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par cette disposition devint définitif et cette dernière fut
interprétée par la suite comme étant rien moins que « l’expression
d’un principe » auquel des générations de juristes et de
responsables politiques, quels que soient par ailleurs leurs
convictions et leurs engagements partisans, se sont soumis
pendant près d’un siècle15. Si important en raison de la nature
constitutionnelle de la norme qui le soutient, et de ses
conséquences pour les populations « indigènes », ce principe est
exposé par P. Dareste en ces termes : « les lois métropolitaines ne
[s’étendent] pas de plein droit aux colonies qui [sont] régies par une
législation propre16. »
C’est clair, précis et concis : deux ordres politico-juridiques
radicalement différents peuvent désormais s’épanouir en toute
légalité sous les auspices de la Loi fondamentale, républicaine et
réputée généreuse, du 4 novembre 1848. Ajoutons, pour dissiper
toute équivoque et cerner au plus près la procédure essentielle qui
vient d’être exposée, que la règle est donc : pas d’application des
lois et des règlements de la métropole aux colonies sauf cas
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horizontale des lois et décrets métropolitains. Cette territorialité
particulière n’est pourtant pas absolue puisque les colons, où qu’ils
résident dans l’empire, jouissent des droits et libertés garantis
dans la mère patrie. Tel n’est évidemment pas le cas des
« indigènes » dont les juristes soulignent – c’est pour eux une
évidence, presque une trivialité – qu’ils ne sont que « des sujets,
protégés ou administrés français, et non des citoyens français18. »
Ainsi comprise et appliquée, la personnalité des lois permet de
contourner, au bénéfice exclusif des individus venus de métropole,
les effets restrictifs de la territorialité et d’établir deux statuts
opposés : celui des indigènes français, dont on sait qu’ils ne sont
que des assujettis, et celui des Français métropolitains qui
jouissent seuls de droits civils et politiques pleins et entiers.
Plus généralement, l’interprétation de l’article 109 de la
Constitution de la Seconde République, et l’examen de ses
principales conséquences sur la condition juridique des colons et
des colonisés, permettent d’observer ce moment inaugural où
l’exception est devenue la règle dans les territoires de l’empire en
raison de sa permanence proclamée d’une part, et de son
inscription dans un ordre juridique particulier d’autre part. Ordre
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s’ajoutent les unes aux autres, et ne cessent de varier dans l’espace
et le temps.
Ces différents éléments nous renseignent sur une
caractéristique majeure du droit colonial dont on découvre ainsi
qu’il est « nettement particulariste21 » comme le constate Vernier
de Byans qui y voit, non un vice rédhibitoire, mais une qualité
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pas remise en cause comme en témoigne sa longévité remarquable
puisqu’il n’a été aboli qu’au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. Du droit colonial, on peut donc écrire, in fine, qu’il est un
droit sans Principes à condition d’ajouter aussitôt qu’il obéit
néanmoins à un principe souterrain et constant dont les effets sont
partout visibles : être au service d’une politique d’assujettissement
des « indigènes ».
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l’époque célèbre, intitulé « Travail sur l’Algérie ». Aux colons venus
du vieux continent, le règne du droit ; aux « Arabes » et aux
« Kabyles », ni égalité, ni libertés civiles, ni universalité de la loi, ni
aujourd’hui, ni demain. Tocqueville ne fixait en effet pas de terme
à cette situation que devaient perpétuer des dispositions juridiques
soustraites au principe, pourtant affirmé dans la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, de la généralité de la loi sans
laquelle il n’est plus d’égalité. En France, la loi, réputée être
l’expression de la volonté générale, « doit être la même pour tous
soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse25 » selon la formule
désormais consacrée. Ainsi en ont décidé les Constituants fort
soucieux d’inscrire, en plusieurs articles du texte qu’ils avaient
pour mission de rédiger, l’abolition des privilèges prononcée
quelques semaines plus tôt, et de sanctionner une égalité naturelle
dont les membres du corps social ne sauraient être privés. C’est
pourquoi dans cette société nouvelle, qui ne connaît plus que des
individus libres et égaux, le droit positif doit être soumis à ce
principe majeur. Ajoutons que cette égalité devant la loi exige,
pour être effectivement garantie sur l’ensemble du territoire
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législation exceptionnelle sera nécessaire [en Algérie] ; et ce n’est
pas seulement le salut public qui le veut ainsi : la différence du
climat, la variété des populations, d’autres mœurs, d’autres
besoins, appellent d’autres lois. » Ces précisions sont intéressantes.
À défaut d’être originales, elles nous apprennent ceci : même si la
situation militaire venait à se transformer au profit de l’armée
d’Afrique, d’autres causes, moins conjoncturelles comme le climat,
les habitudes et les coutumes des « indigènes », obligeraient à
maintenir, pour une durée qui n’est pas fixée, des dispositions
exorbitantes du droit commun. Plus loin, reprenant presque mot
pour mot les formulations de son ami Tocqueville, membre comme
lui de la sous-commission au nom de laquelle il s’exprime,
Beaumont ajoute : « Ainsi, il y a forcément en Afrique deux sociétés
distinctes l’une de l’autre, chaque jour plus séparées, et dont
chacune a son régime et ses lois26. » À l’unité succède donc la
diversité radicale des conditions juridiques, à l’égalité, la
hiérarchie, et à l’égale liberté, l’étroite soumission des « indigènes »
et la supériorité des métropolitains. Des décennies plus tard, les
juristes et les hommes politiques de la Troisième République
tiennent des discours similaires et rendent compte de réalités qui
demeurent conformes, pour l’essentiel, aux positions défendues par
Tocqueville et Beaumont. L’auteur de La démocratie en Amérique
est encore, à cette époque, reconnu comme un grand spécialiste de
la colonisation dont les écrits sont cités, commentés et loués par
ceux qui combattent l’assimilation et militent en faveur du
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« indigènes » « ont moins de droits », « ils sont inférieurs et non pas
égaux. Voilà pourquoi le mot “sujet”, qui a vigueur aux colonies
[…], définit bien la condition des habitants28». De même en Algérie
où, en dépit du décret du 24 octobre 1870 proclamant l’unité du
territoire algérien, son assimilation à la métropole et la création de
départements, les « indigènes musulmans » demeurent des « sujets
français ». Cette « règle fondamentale » est « caractéristique de leur
condition juridique29 » écrivent aussi E. Larcher et G. Rectenwald
qui considèrent que le maintien de la France en Afrique du Nord
est à ce prix. Ainsi, dans toutes les colonies, et en dépit de
situations particulières liées à leur statut spécifique, s’élèvent une
« double législation », un « double gouvernement », une « double
administration » et une double justice où « chacun » à « ses juges »,
27. « En 1847, déclare O. Dupont, c’est-à-dire longtemps avant les Jules
Ferry, les Burdeau, les Jonnart, les Jules Cambon, […] qui donnent
aujourd’hui une si vive impulsion à l’étude des questions algériennes,
M. de Tocqueville disait à la Chambre des députés : “ il est nécessaire de
créer pour l’Afrique une machine de gouvernement plus simple dans ses
rouages et plus prompte dans ses mouvements que celle qui fonctionne en
France” », « Aperçu sur l’administration des indigènes musulmans en
Algérie », dans Congrès international de sociologie coloniale, cit., t. 2, p. 64.
Dupont était administrateur de commune mixte et sous-chef des Affaires
indigènes au Gouvernement général d’Alger.
28. R. MAUNIER , Répétitions écrites de législation coloniale, (troisième
année d’études), Paris, Les Cours du Droit 1938-1939, pp. 320-321.
29. E. LARCHER et G. RECTENWALD , Traité élémentaire de législation
algérienne, cit., t. 2, pp. 408 et 409.
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puissances coloniales européennes. Aux Indes néerlandaises, par
exemple, et en vertu d’une loi organique du 2 septembre 1854
relative à l’organisation du gouvernement et de la justice de ce
territoire, les « indigènes » et assimilés – savoir les Maures, les
descendants de musulmans de l’Indoustan et les Chinois
notamment – sont soumis à des lois et à une justice particulières
auxquelles les Européens échappent évidemment. De même dans
les colonies allemandes, où s’applique un principe énoncé en des
termes fort clairs par le juriste Otto Köbner qui constate que
« l’ensemble des règles énoncées pour le droit privé, le droit pénal, la
procédure et l’organisation judiciaire ne sont d’application […] que
pour la population blanche ». Relativement à la situation des
« indigènes et de tous les autres gens de couleur, le droit impérial
de rendre des ordonnances est […] illimité31 », ce pourquoi ils
tombent sous le coup de mesures spéciales qui ne valent que pour
eux. En quoi cela diffère-t-il, sur le fond, de certaines dispositions
essentielles de la législation coloniale de la France républicaine ?
En rien, comme nous le savons maintenant. Quant au Congo belge,
des règles voisines du Code de l’indigénat français y sont
appliquées puisque les autochtones sont soumis à des contrôles
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seuls sont jugés par leurs pairs ; eux seuls, au moins en principe,
portent les armes. Et les indigènes, simples sujets, ont une
situation semblable à celle des roturiers ou des serfs » écrit ainsi
Larcher. Soucieux d’illustrer cette proposition générale par des
exemples concrets, il précise que les « musulmans » ne peuvent
voyager sans passeport, qu’ils doivent, aux autorités françaises,
« certaines prestations » comme la diffa et « le service des postes-
vigies qui rappellent singulièrement les anciens services féodaux »,
à quoi s’ajoutent, comme le relevait Charvériat, des réquisitions
pour travaux divers – déblaiement, lutte contre les invasions de
sauterelles – que l’on peut considérer comme des formes
particulières de corvées adaptées aux conditions du pays. Faut-il
s’étonner de cette situation ? Non poursuit Larcher car « nous
sommes en Algérie dans les conditions où étaient les Francs en
Gaule, une race victorieuse imposant son joug et sa domination à
une race vaincue33. » En 1938, dans son cours de législation
coloniale professé à la Faculté de droit de Paris, R. Maunier
s’inspire de ces ouvrages déjà anciens, mais toujours connus, pour
exposer de façon pédagogique la condition générale des
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raison d’État. » Ainsi s’exprime Ch. Dumas, parlementaire
socialiste chargé de mener une enquête sur la situation des
« musulmans » d’Afrique du Nord, qui est aussi l’un des rares à
militer pour l’application rigoureuse des Droits de l’homme dans
les colonies afin de mieux combattre l’oppression et l’exploitation
des autochtones35. Quant à Benito Sylvain, docteur en droit,
officier de marine formé en France et aide de camp de sa Majesté
l’Empereur d’Éthiopie, il compare la situation de « l’indigène »
africain à celle d’un serf « taillable et corvéable à merci de l’ancien
régime » en raison des corvées bien sûr, du travail forcé et des
nombreuses discriminations juridiquement sanctionnées qui lui
sont imposés. Aussi, pour mettre un terme à cette situation, plaide-
t-il en faveur du principe de l’égalité civile dans les colonies
cependant qu’il constate que la Troisième République n’est fidèle à
ses principes que sur le vieux continent. Partout ailleurs elle les
trahit sans vergogne en niant, de façon absolue, « ce qui
représente, pour les âmes bien nées, l’idéal de civilisation36 ».
Quoi qu’il en soit, les nombreux apologues et les rares critiques
rigoureux de la colonisation savaient, quand bien même ils en
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défini par un arrêté ministériel de septembre 1834 complété à
plusieurs reprises au cours des années 1840. Devenu
progressivement une sanction permanente détachée du contexte de
guerre qui l’avait justifié à l’origine, l’internement a survécu à
presque tous les changements de régime survenus dans la
métropole puisqu’il fut confirmé, sous la Troisième République, par
une décision ministérielle du 27 décembre 1897. Dans la colonie,
l’exception est ainsi devenue la règle et l’internement une mesure
pratique permettant, en raison de la rapidité de sa mise en œuvre
et des modalités de son exécution, de faire peser sur les
populations locales le spectre d’une sanction extraordinaire et
propre, à cause de cela, à entretenir une crainte permanente. Les
motifs pour lesquels il est possible d’y avoir recours sont : la
défense de l’ordre public puis, en 1902 et 1910, le vol de troupeaux
et le pèlerinage à la Mecque sans autorisation38.
37. Il n’était pas possible de traiter ici du Code de l’indigénat, qualifié par
Girault, qui ne l’estimait pas moins nécessaire, de « monstrueux »,
Principes de législation coloniale, cit., p. 305. Qualification reprise par
Larcher et Rectenwald lorsqu’ils écrivent, quelques années plus tard :
« D’aucuns voient dans le régime de l’indigénat tout entier – et ils n’ont
pas tout à fait tort – une monstruosité juridique », Traité élémentaire de
législation algérienne, cit., t. 2, p. 477. Sur ce point précis et important,
nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage : Coloniser.
Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard 2005. De même
pour l’histoire de l’importation, en France et en Europe, de l’internement
administratif et de la responsabilité collective. Sur le Code de l’indigénat
cf. également I. M ERLE , « Retour sur le régime de l’indigénat », French
Politics, Culture & Society, vol. 20, n° 2, été 2002.
38. Cf. E. SAUTAYRA , Législation de l’Algérie, Paris, Maisonneuve & Cie
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Sans qu’il soit possible de faire appel d’une décision prise par le
seul gouverneur général, ce dernier peut donc prononcer des
mesures d’internement exécutées sous la forme de la détention sur
le territoire de la colonie – dans un « pénitencier indigène » selon
l’expression consacrée ou dans un douar sans autorisation de le
quitter – ou de la déportation à Calvi. De plus, et c’est une des
particularités majeures de cette mesure, sa durée est le plus
souvent indéterminée cependant que ni le lieu, ni la forme de la
détention ne sont fixés a priori puisque le gouverneur général
tranche pour l’ensemble de ces matières. Enfin, et c’est là le second
élément extraordinaire de l’internement, il peut être décidé, soit à
titre principal, soit en complément d’une autre peine déjà prononcée
par un tribunal. Dans ce dernier cas, il intervient comme une
aggravation majeure du droit commun, laquelle échappe
complètement au pouvoir judiciaire puisqu’il n’existe aucune voie
de recours, ni pour le condamné – cela va de soi eu égard à l’esprit
des institutions coloniales –, ni pour les juges. Sanctionnant des
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aucun texte, l’internement est signifié au prévenu sans qu’il soit
nécessaire de le faire comparaître et il ne prend fin que sur ordre
de celui qui l’a prononcé. Contrairement à tous les principes
relatifs à la séparation des pouvoirs et aux peines privatives de
liberté qui ressortissent, conformément à la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen, au domaine de la loi, un agent
administratif – tel est en effet le statut juridique du gouverneur
général – a donc la possibilité d’interner des individus dans les
conditions que l’on sait.
Pur acte de souveraineté, l’internement témoigne du caractère
absolu du pouvoir qui s’exerce contre les « indigènes » puisqu’il
soustrait l’individu frappé de la sorte à tout contrôle en le privant,
par voie de conséquence, de toute prérogative. Plus précisément,
cette disposition juridique fait de celui qui est ainsi sanctionné un
sans-droit absolu puisqu’il ne peut invoquer aucun texte pour sa
défense. Résolument ex lege, l’interné ne peut être considéré ni
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catégories puisqu’il est placé dans une situation où, en vertu d’une
décision administrative et des nécessités de l’ordre public, toute loi
est pour lui suspendue aussi longtemps que le gouverneur général
ne l’a pas libéré. Ainsi s’éclairent les particularités de l’internement
qui a pour effet de priver un homme de sa liberté et d’abolir, dans le
même mouvement et de façon radicale, sa condition de sujet
titulaire de droits. En quoi cette mesure ne saurait être confondue
avec les peines privatives de liberté qui, si elles portent atteinte à
des prérogatives importantes, n’ont jamais pour conséquence de
ruiner complètement la personnalité juridique du condamné.
L’internement est donc bien cette disposition d’exception qui a ce
pouvoir exorbitant de réduire tout droit à néant.
De la responsabilité collective
39. « Nous n’avons pas, dans notre droit français, de peine comparable à
l’internement. […] Elle se met en contradiction avec tous les principes »,
écrit Larcher qui ajoute : l’internement « est exorbitant, contraire aux
principes les plus certains de notre droit public » et « attentatoire à la
séparation des pouvoirs… », E. LARCHER , Trois années d’études…, cit.,
pp. 87 et 90.
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français, l’amende collective n’en fut pas moins intégrée à la loi du
17 juillet 1874 et limitée par elle aux incendies et à leur prévention
en Algérie. Relativement à son application, le gouverneur général
conservait, comme par le passé, tous ses pouvoirs et une liberté
d’action que rien ne restreignait. Il lui suffisait de respecter une
procédure sommaire : prendre un arrêté en conseil de
gouvernement.
La Troisième République a donc maintenu cette disposition sous
cette forme particulière. Des innocents, dont le seul tort est de faire
partie de la même tribu ou du même douar que l’incendiaire
supposé, peuvent être ainsi sanctionnés pour des faits auxquels ils
sont absolument étrangers. Aux yeux des colonisateurs, et en vertu
d’un retournement radical des principes applicables aux
Européens, « l’indigène » est, par définition sinon par essence,
présumé coupable ; il doit donc payer pour les fautes de ses
semblables quand bien même il parviendrait à apporter la preuve
qu’il ne pouvait commettre les actes qui lui sont reprochés. Une
fois encore, ces dispositions témoignent de la disparition, dans le
droit colonial, des concepts d’individu et d’homme, au profit d’une
sorte de masse indistincte composée de colonisés désindividualisés,
et pour cela absolument interchangeables, sur lesquels pèsent des
mesures d’exception permanente. Mesures qui les visent non
comme des personnes, qu’il faudrait identifier pour s’assurer de
leur implication dans les délits commis, mais en tant qu’ils sont
membres d’une communauté « raciale » sur laquelle ils sont
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personne et, par extension, de leurs biens qui ne sont protégés par
aucun droit inaliénable et sacré puisque tous sont en permanence
exposés à la puissance souveraine et illimitée de l’État colonial et
de son acteur principal : le gouverneur général. Pour des motifs
d’ordre public, il peut disposer librement du colonisé et de ses
terres, soit en faisant du premier un véritable hors-la-loi dans le
cas de l’internement, soit en le privant, par le séquestre, de la
jouissance des secondes. C’est ainsi que la liberté, la propriété et la
sûreté, prétendument garanties « pour tous les hommes et tous les
temps », selon la belle formule d’un révolutionnaire français de
1789, sont, pour les colonisés, anéanties au profit d’une situation
où l’insécurité juridique et personnelle l’emporte constamment
puisqu’ils peuvent être gravement sanctionnés pour des faits
généraux ou pire encore pour des actes qu’ils n’ont même pas
commis. Insécurité juridique et personnelle dont on découvre ainsi
qu’elle est un des effets majeurs et structurels du régime des
décrets, et une conséquence particulière des différentes mesures
étudiées qui la redoublent, l’institutionnalisent en quelque sorte en
en faisant un élément essentiel de la condition des « indigènes ».
41. J. M ÉLIA , Le triste Sort des Indigènes musulmans d’Algérie, Paris,
Mercure de France 1935, 2e éd., p. 71. Les amendes collectives, imposées à
des villages entiers suspectés d’avoir favorisé « la rébellion » ou d’avoir
endommagée des forêts furent utilisées en Indochine à la fin du XIXe siècle.
Décret du 9 janvier 1895. Des dispositions similaires s’appliquaient aussi
en AOF en vertu du décret du 4 juillet 1935 relatif au régime forestier et en
Nouvelle-Calédonie. De telles mesures étaient également en vigueur dans
l’Inde anglaise. Cf. A. NIELLY, Codes coloniaux de l’Inde anglaise, Alger,
Zamith & Cie 1898.
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origines, n’est qu’une entreprise d’intérêt personnel, unilatéral,
égoïste, accomplie par le plus fort sur le plus faible. Telle est la
réalité de l’histoire45. » Qui est l’auteur de ces lignes ? Un farouche
adversaire de la colonisation que ses positions politiques
discréditeraient en raison de leur partialité ? Non. Albert Sarraut,
Ministre des colonies, dans son très officiel discours prononcé le 5
novembre 1923 à l’ouverture des cours de l’École coloniale.
Salutaire mise au point alors que le 23 février 2005 une majorité
de parlementaires français a voté, avec l’aval du gouvernement et
de son Premier ministre, une loi dans laquelle le caractère
prétendument « positif » de « la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord46 » a été officiellement proclamé.
Curieuse époque.