Vous êtes sur la page 1sur 26

Tiré de Cefaï D.

, Costey Paul, Gardella Edouard, Gayet-Viaud Carole,


Gonzalez Philippe, Le Méner Erwan, Terzi Cédric (dir.), L’Engagement
ethnographique, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences
sociales, 2010, p. 447-472

CHAPITRE 8
UN PRAGMATISME ETHNOGRAPHIQUE
L’ENQUETE COOPERATIVE ET IMPLIQUEE

« Sans coller à l’image traditionnelle de l’homme “désaffilié”, certains


sans-abri s’étaient consciemment efforcés de couper les ponts avec leur
entourage. Deux jeunes types, qui avaient l’habitude de traîner ensemble
dans le Bowery, dormant dans des asiles de nuit ou dans le métro,
affirmaient avoir encore des amis dans le Bronx qui pouvaient les héberger.
Mais l’un d’eux a remarqué qu’il ne voulait pas les déranger, et refusait
qu’ils le voient dans cet état : “C’est de ma faute et de personne d’autre si
j’ai déconné (fucked up) !”. Il se sentait personnellement responsable de sa
situation. Souvent, cependant, ceux qui évitaient les foyers et les asiles
pouvaient, au bout du désespoir, faire appel à des amis ou des parents pour
trouver un peu de répit (…).
Penn Station : J’ai eu une longue discussion avec Ed, un jeune homme
de 23 ans, avec une barbe grisonnante et des lunettes de soleil. Il avait l’air
complètement perturbé, parfois au bord des larmes (…) Nous parlions dans
une cage d’escalier exposée aux vents, Ed refusait ma proposition répétée de
nous replier ensemble vers un endroit plus chaud. A englouti un bagel et une
brique de lait, mais refusé le café parce que ça le rend nerveux. Brusques
revirements de la conversation et de l’humeur : “Crois-tu dans la guerre ?”,
m’a-t-il demandé. Après ma réponse négative, il s’est tourné, puis a crié :
“Armageddon !”, et il a commencé à marmonner quelque chose au sujet de
son bras. Il a dormi la nuit dernière dans un dépôt, mais peut toujours –
quand il en a vraiment marre – rentrer chez son père à Brooklyn, chercher de
la nourriture et des habits (12 mars 1980).
Des travailleurs à temps partiel qui fréquentaient parfois le foyer pour
hommes ; des hommes qui se débrouillaient la plupart du temps pour se
loger et qui se fiaient à leur intelligence quand ça ne marchait pas ; des gens
qui alternaient des séjours dans les équipements publics et des passages dans
leur famille ; des individus qui, compliquant mon enquête, prenaient la
tangente après nos premiers contacts… Ces cas incongrus nous ont
finalement conduits à repenser le sans-abrisme dans l’espace public comme

1
faisant partie d’un éventail plus étendu de formes de survie ordinaires chez
les citadins pauvres »1.

Enquêter auprès des sans-abri : la science comme action


Observation in situ des vicissitudes de la vie des sans-abri ;
extrapolation vers des propositions générales, qui transforment le regard que
l’on porte sur le problème : la vie à la rue est considérée en relation aux
stratégies de survie des pauvres urbains ; et à partir de là, recadrage du
problème lui-même, qui conduira à un nouveau type de revendications pour
l’action publique. Le texte de Kim Hopper que nous traduisons ici nous
invite à repenser l’articulation entre ethnographie et engagement. Il aborde
quelques-unes des difficultés normatives liées à l’enquête de terrain. Une
littérature abondante existe en langue anglaise sur l’éthique des sciences
sociales2, si l’on compare avec la relative indigence en la matière dans le
monde francophone, Québec exclu3. Au cours de nombreuses
expérimentations et controverses, cette littérature a petit à petit dégagé une
déontologie professionnelle, que l’institution de Comités et la promulgation
de Codes ont consacrée – avec tous les problèmes que soulève le
franchissement du pas de l’éthique ordinaire au droit positif. En parallèle à
la constitution de cette interrogation normative, Hopper nous permet
d’entrevoir, dans le texte qui suit, une transformation qui a eu lieu au cours
des années 1980, dans le domaine de la recherche sur les sans-abri, mais que
l’on a pu repérer ailleurs : l’émergence d’une ethnographie conçue comme
« science en action », soucieuse de son rapport au public, ressaisissant des
dynamiques historiques, ouverte sur des enjeux politiques.
Hopper s’est fait connaître pour ses enquêtes pour le compte de la
Community Service Society, organisation non lucrative et non-
gouvernementale basée à New York, qui fournit des services d’assistance
dans la rue, organise et forme des volontaires, défend les droits des
personnes à faibles revenus, engage des actions de développement
communautaire et finance des enquêtes en vue d’influer sur les politiques

1
Hopper K., Reckoning with Homelessness, Ithaca, Cornell University Press, 2003, p. 83-
84.
2
Pour un exemple de cette littérature, voir Caplan P., « Anthropology and Ethics », in
Caplan P. (ed.), The Ethics of Anthropology : Debates and Dilemmas, Londres, Routledge,
2003, p. 1-33.
3
Voir par exemple Massé R., « L’anthropologie au défi de l’éthique », Anthropologie et
sociétés, 24 / 2, 2000, n° spécial « Anthropologie, relativisme éthique et santé ».

2
publiques4. Son ethnographie ne s’enferme pas dans un cadre universitaire.
Elle est d’emblée articulée avec des visées cliniques de thérapie, dans le
domaine psychiatrique. Elle est habitée par des préoccupations civiques,
institutionnelles ou communautaires. Tout en étant rigoureuse du point de
vue de l’observation, elle ne perd jamais de vue des questions élémentaires :
« Pourquoi enquêter ? », « À quoi et à qui ça sert ? » et « Comment on s’en
sert ? » Loin d’introduire des « biais » dans la description et dans l’analyse,
cette posture d’engagement clinique et civique sur les sites de l’enquête est
ce qui rend l’enquête possible et ce qui lui permet de s’assurer de la qualité
de ses résultats. Il faut ici, sans doute, inverser le raisonnement selon lequel
l’ethnographe devrait s’abstenir de trop s’impliquer sur son terrain, garder
les distances et observer de loin : la compréhension de l’expérience des
sans-abri, la lucidité quant aux perspectives et aux stratégies des
protagonistes de cette arène publique, la saisie des enjeux pertinents de leurs
disputes et de leurs conflits, et au-delà, la capacité d’analyse politique des
dispositifs mis en place, dépendent directement de cette condition de
possibilité. En outre, un outsider n’aurait pas accès à la vie interne des
institutions, se verrait barrer la participation à certaines réunions et la
consultation de certains dossiers et aurait du mal à maintenir un niveau
soutenu d’intensité de l’attention pendant des années. Hopper pratique une
forme de participation observatrice. Il agit, et comme acteur réflexif, il
analyse des situations pertinentes du point de vue des cliniciens, des
activistes ou des décideurs. Il est confronté à des séries de questions qui
émergent dans la pratique, et jouit d’une expérience continue, sur une
période longue de trente ans, où il a suivi les transformations conjointes des
enjeux de la démarche ethnographique, de l’action militante et de l’action
publique. L’ethnographie n’est plus à elle-même sa propre fin : elle est une
activité qui a une valeur sociale, qui produit des effets, ordonne des enjeux,
intéresse des acteurs, suscite des débats, au-delà de l’arène académique.
Et que nous dit Hopper ? Il dresse un répertoire, en forme
d’autocritique, des points aveugles de l’ethnographie des sans-abri. Il prend
acte de l’insuffisance de la description, des histoires de vie et des analyses
de situation, telles que pratiquées jusque-là. Le risque est que l’ethnographe
alimente le voyeurisme des lecteurs, et les conforte dans leur inactivité. Le
raisonnement serait le suivant : les sans-abri ont des vies incroyables, mais
ils ne sont pas dangereux ; ils sont comme vous et moi, même si nous
sommes très différents ; c’est vrai qu’ils souffrent, mais pour la plupart, ils

4
Baxter E., Hopper K., Private Lives / Public Spaces : Homeless Adults on the Streets of
New York, New York, Community Service Society, 1981 ; Id., avec Cox S., Klein L., One
Year Later : The Homeless Poor in New York City, New York, Community Service Society,
1982.

3
s’en sortent5. Hopper prend la mesure des limites de l’écriture. Il souligne
une espèce de perversion de l’effort qui vise à changer la représentation des
sans-abri comme marginalisés, ségrégués ou exclus. Et il regrette le fait que
plus les ethnographies sont détaillées, plus elles sonnent inutiles.
L’ethnographie des sans-abri ne peut plus se satisfaire de rendre compte,
sans plus. Pour ne pas être vaine, elle doit être la compagne d’un
engagement clinique et civique, qui a des effets en retour sur l’enquête. Le
« travail de terrain (fieldwork) » se redouble d’un « travail de cadrage
(framework) ». L’horizon des intérêts ethnographiques s’élargit. Hopper
recherche des situations analogues dans l’histoire pour identifier des
faisceaux de causes et prendre du recul par rapport à l’actualité. Il met en
perspective les expériences de la rue, en particulier les stratégies de survie,
par rapport à l’état du marché du travail et du logement ou par rapport au
fonctionnement des institutions d’assistance. Il quitte le registre de la co-
présence pour repérer des dynamiques de transformation de la situation, à
l’échelle de plusieurs années ou décennies, croisant ethnographie et histoire.
Il travaille à imaginer des remèdes, en explorant des expérimentations qui
ont réussi et d’autres qui ont échoué et en n’hésitant pas à remettre en cause
les dispositifs d’urgence qu’il a lui-même contribué à faire advenir.
Cet engagement activiste n’est pas un problème en soi, si
l’ethnographe s’astreint par ailleurs à une éthique du témoignage : la colère,
la révolte ou le désespoir ne doivent pas obscurcir le regard et l’écoute, ni le
pathos envahir l’écriture. L’ethnographe doit être gouverné par une exigence
de lucidité et mettre en veilleuse ses élans affectifs et évaluatifs – même si
ceux-ci le motivent et l’orientent dans son effort de recherche. Il agit comme
humain et comme citoyen, tout en restant un chercheur. Ses convictions
morales et politiques l’amènent à se poser de nouvelles questions. Il
approche les sans-abri différemment (par exemple, il abandonne le discours
misérabiliste et voit les sans-abri comme des citoyens, des entrepreneurs ou
des consommateurs). Il prospecte des dimensions méconnues de la vie des
sans-abri (par exemple, il cherche à en savoir davantage sur la solidarité
spontanée entre sans-abri ou de la part de voisins). Il cible plus précisément
certains types de personnages (par exemple, les femmes en relation à la

5
Sous certains aspects, on retrouve là un répertoire d’arguments avancés par L. Wacquant
dans la controverse engagée avec E. Anderson, K. Newman et M. Duneier en 2002. Mais
Hopper n’adopte pas pour autant une analyse critique des conditions structurales de la
situation des sans-abri, ou plutôt il le fait, tout en restant impliqué au cœur de la bataille
pour des réformes publiques. Voir « On Keeping an Edge : Translating Ethnographic
Findings and Putting Them to Use – NYC’s Homeless Policy », in Fetterman D. M. (ed.),
Speaking the Language of Power : Communication, Collaboration and Advocacy.
Translating Ethnography Into Action, Londres, Falmer Press, 1993, p. 19-37.

4
violence domestique qu’elles subissent et les Afro-Américains qui forment
le gros des contingents des foyers). Il rectifie le cadre d’enquête et d’analyse
(par exemple, en incluant dans le paysage les dispositifs d’action publique
qu’il avait délaissés initialement). Il convertit les perplexités pratiques des
cliniciens, des responsables de foyers, des policy-makers, des travailleurs
sociaux, des juges au civil et au pénal ou des membres de la Coalition for
Homeless, en autant de sources d’information et de pistes d’investigation.
Au-delà, ces perplexités pratiques lui indiquent quelles sont les questions
pertinentes à poser, quels types de résolution leur donner et quelles
coopérations engager à cet escient. Les ratés de l’urgence sociale, les échecs
à faire passer dans les faits les décisions judiciaires, le désintérêt ou
l’incompréhension des fonctionnaires et des politiques, le ressassement à
l’infini des mêmes stéréotypes par la presse, les limites des efforts pour
organiser localement les sans-abri, sont lourds d’enseignement et peuvent
eux-mêmes devenir des thèmes d’enquête. L’ethnographie se renouvelle
ainsi, sans renoncer à ses critères de rigueur, en s’enracinant et en se
projetant au cœur de l’action, au lieu de prétendre s’en affranchir.
Finalement, dans des formulations abruptes, et sans doute
provocatrices, Hopper plaide pour la fin des ethnographies de la vie des sans
abri à seule vocation descriptive. Un souci d’efficacité, de mobilisation des
activistes et de persuasion des décideurs doit également guider l’enquêteur.
Pas sûr que tous les ethnographes soient tenus de suivre Hopper sur ce
point : on peut juger qu’une compréhension approfondie, fondée sur une
observation rigoureuse et une description dense, a toute sa légitimité –
Sidewalk de Mitch Duneier en est un exemple6. Mais Hopper a le mérite
d’augmenter notre inconfort en nous imposant à la fois d’anticiper la
réception des textes que nous écrivons et en conséquence, de les traduire et
les retraduire en fonction de leurs finalités pratiques. Le constat est amer, le
bilan en demi-teinte7, mais l’exigence est claire, d’une ethnographie
appliquée et impliquée, d’un engagement sur les fronts de l’action publique,
de la clinique et de l’activisme. L’ethnographie, selon Hopper, a un statut
très semblable à l’enquête, selon John Dewey – la chose est flagrante à la fin
du texte quand il aborde le problème de la désinstitutionnalisation
psychiatrique et qu’il en appelle à la « solidarité » de la « communauté ». Le
rapport à l’histoire, à la politique et au public et l’exigence d’enquête,
d’expérimentation et de coopération : tout cela pointe vers une forme de
pragmatisme ethnographique.

6
Duneier M., Sidewalk, New York, Farrar Strauss and Giroux, 1999.
7
Hopper K., Baumohl J., « Held in Abeyance : Rethinking Homelessness and Advocacy »,
American Behavioral Scientist, 1994, 37, p. 522-552.

5
Une éthique des interactions sur le terrain
Mais avant de voir comment reformuler ce pragmatisme
ethnographique, passons en revue quelques points d’explicitation par les
ethnographes de leurs responsabilités morales et politiques. L’éthique, avant
d’être formalisée dans des codes de principes et de règles, qui marquent un
moment-clef de l’histoire de la professionnalisation et de
l’institutionnalisation d’une discipline8 – qu’il s’agisse de sciences
politiques, d’anthropologie ou de sociologie, ou de toute autre discipline –
est vécue comme la mise en acte d’un ethos, au cœur des interactions
morales des enquêteurs avec les enquêtés, les collègues et les lecteurs, et au-
delà, toutes les personnes, individuelles et collectives, impliquées dans le
cours de l’enquête. Les ethnographes doivent répondre de leurs actes et
assumer leurs « obligations morales » vis-à-vis des « personnes », des
« communautés » et des « institutions » sur lesquelles ils enquêtent ou à qui
ils destinent leurs résultats.
En anthropologie, tout le monde semble s’entendre sur un point : la
nécessité de rendre compte aux enquêtés de la nature de l’enquête. Le
principe est posé d’une obligation d’information sur le cadre de l’enquête,
sur son financement et son parrainage institutionnel, sur son déroulement,
ses objectifs et ses usages à venir. En pratique, les choses ne sont pas si
simples. Comment aviser toutes les personnes, directement ou indirectement
concernées, de ce que l’on compte faire ? Comment le leur dire, quand
certains d’entre eux n’ont aucune idée de ce qu’est une enquête, ni même
aucun intérêt pour ce type d’activité ? Comment les avertir chaque fois que
l’enquête change de direction, qu’elle se pose de nouvelles questions ou
qu’elle se donne de nouveaux objets ? Un autre point semble faire
l’unanimité : le respect de l’anonymat et de la confidentialité. L’ethnographe
doit « protéger ses sources »9. Il doit déguiser les noms de personnes et de

8
Abbott A., « Professional Ethics », American Journal of Sociology, 1983, 88, 5, p. 855-
885. Les Codes d’éthique, comme nous le verrons plus loin, ne font pas que traiter des
relations entre enquêteurs et enquêtés. Ils sanctionnent l’existence légale et morale d’une
profession, servent à en rassembler et unifier les différents segments, qui ont souvent des
activités très diverses. Ils incluent aussi bien des règles commandant aux relations entre
personnels administratifs, enseignants, chercheurs et étudiants que des règles formelles sur
l’administration des recrutements et des carrières et sur la gestion des laboratoires ou des
budgets. Ici, nous nous centrons sur les relations de l’ethnographe avec ses enquêtés, ses
collègues, ses commanditaires et ses publics.
9
On pourrait débattre sur l’opportunité de codifier un statut professionnel de l’enquêteur de
terrain, qui partagerait avec les journalistes le droit de taire ses sources, afin de ne pas ainsi
faire peser de menaces sur ses sujets ou sur ses informateurs (Convention européenne sur

6
lieux afin d’éviter les dommages collatéraux que la publication de son
enquête pourrait engendrer. Mais doit-on s’abstenir de publier quand un tel
maquillage s’avère impossible ? Le dilemme le plus souvent discuté est
celui du droit à l’observation clandestine, ou au contraire, de l’obligation
d’une enquête à découvert10 : certains affirment qu’il est interdit, en tout lieu
et à tout moment, de déguiser les raisons de son enquête, d’autres
s’interrogent sur la manière d’enquêter sur des terrains organisationnels ou
dans des situations tendues sans masquer ses objectifs. La question se pose
du respect d’une éthique ordinaire, et plus encore du droit positif. Est-on
autorisé à dissimuler ce que l’on fait lorsque l’on a affaire à des
groupuscules politiques ou à des sectes religieuses, ou plus largement, à des
organisations dont une partie du pouvoir est fondé sur des stratégies de
gestion du secret ? Doit-on s’abstenir de révéler les pratiques immorales et
illégales que l’on retrouve dans toutes les sphères professionnelles,
publiques ou privées, tant du côté des sphères dirigeantes que des simples
exécutants ? Problème qui peut prendre un tour juridique : comment
enquêter auprès de jeunes délinquants, de gangs criminels, de trafiquants de
drogues ou de réseaux de prostitution, sans être amené à parfois transgresser
la loi ?11 La question des limites de ce qu’il est acceptable de faire ne se
pose pas dans les termes alternatifs de « agir honnêtement ou
hypocritement » ou « dire la vérité ou mentir ». Le moralisme ou le
légalisme n’ont pas plus de sens dans l’enquête que dans la vie quotidienne,
et ils ne peuvent qu’alimenter une forme d’immoralisme et d’illégalisme
En sociologie, la littérature dite interactionniste, celle des héritiers de
Park et Burgess, de Mead et Blumer, de Warner et Hughes, a exploré ces

les droits de l’Homme, arrêt Goodwin, 27 mars 1996 – en France, projet de loi du 12 mars
2008 qui crée un nouvel article 2 dans la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la
presse). L’enquêteur de terrain, en sciences sociales ou politiques, a en effet lui aussi pour
mission d’informer les citoyens sur des questions d’intérêt général en rendant publics les
faits et les événements susceptibles de les éclairer (Déclaration des devoirs et des droits des
journalistes, Munich, 1971). Ce droit au silence n’implique pas l’exonération de la charge
de la preuve : le journaliste, s’il choisit de ne pas divulguer ses sources (qui incluent
l’informateur et l’information qui permet d’identifier cet informateur), peut également en
subir les conséquences judiciaires. Mais la reconnaissance d’un tel statut professionnel
mettrait en évidence la contribution de l’enquête de terrain à l’exercice de la liberté
fondamentale de s’informer et de critiquer
10
Sur ces débats, une bibliographie est accessible dans « Conclusion. Éthique et politique
du terrain », in L’Enquête de terrain, op. cit., 2003, p. 605-615.
11
Que l’on voie les dilemmes éthiques qui se sont posés, dans le cours de son enquête dans
les Robert Taylor Homes du Southside de Chicago, à Sudhir Venkatesh, Gang Leader for a
Day : A Rogue Sociologist Takes to the Streets, New York Penguin Press, 2008.

7
problèmes en long et en large12. Elle a thématisé les multiples modalités
d’engagement sur le terrain, les proportions relatives d’observation et de
participation dans l’observation participante et elle a distingué cette dernière
de la gamme des entretiens, des formels aux plus informels13. Elle s’est
interrogée sur les façons appropriées d’entrer sur le terrain, d’y rester et d’en
sortir, tout en ménageant la confiance des enquêtés ; sur les identités
situationnelles qui se jouent dans l’attribution réciproque de places dans les
interactions d’enquête ; sur les « commutations de code » qui imposent à
l’enquêteur de rester vigilant sur des questions comme « Qui suis-je ? À qui
suis-je en train de m’adresser ? De quoi me parle-t-on ? Comment dois-je
réagir ? »14. Elle a enfin analysé le jeu compliqué des opérations de
catégorisation de genre, de classe et de race, qui font que l’enquêteur n’est
jamais maître de sa présentation de soi et doit être attentif à ne pas être
victime de ses propres préjugés. Enquêter, c’est apprendre à maîtriser le jeu
des prescriptions et des proscriptions pratiques qui règle les interactions
entre les protagonistes d’une situation. C’est se rendre sensible à ce qui,
dans l’ « ordre de l’interaction », au sens de Goffman, n’est pas réductible à
des rôles imposés par des « structures » ou par des « institutions », mais
engage des « statuts de participation », qui se temporalisent dans la
situation, ici et maintenant. Mais c’est aussi apprendre que certaines de ces
situations sont inextricables, où l’on est soumis à une forme de
conditionnement au point de perdre ses repères15, où l’on est écartelé entre
des « loyautés incompatibles » et contraint de jouer un double jeu16 et où

12
Par exemple : Chapoulie J.-M., « E. C. Hughes et le développement du travail de
terrain », Revue française de sociologie, 1984, 25, 4, p. 582-608.
13
Cefaï D., « The Field Training Project : A Pioneer Experiment in Fieldwork Methods »,
Antropolítica, 2002, p. 25-76 et « Une perspective pragmatiste sur l’enquête de terrain », in
Paillé P. (ed.), La méthodologie qualitative, Paris, Armand Colin, 2006, p. 33-62.
14
Dans une littérature abondante : Bizeul D., « Le récit des conditions d’enquête. Exploiter
l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, 1998, 39, 4,
p. 151-187.
15
Voir quelques-uns des textes rassemblés dans le numéro « Terrains sensibles.
Engagements problématiques en sciences sociales », Cultures et conflits, 19 / 20, 2003.
16
Bizeul D., « Des loyautés incompatibles. Aspects moraux d’une immersion au Front
national », SociologieS, « Dilemmes éthiques et enjeux scientifiques dans l’enquête de
terrain » (http://sociologies.revues.org/index226.html), à propos de son enquête Avec ceux
du FN. Un sociologue au Front National, Paris, La Découverte, 2003.

8
l’on est sans cesse en butte à la méfiance tant des enquêtés que de ses
proches17.
Une attention forte a été accordée en France aux rapports de pouvoir
qui peuvent se jouer dans des interactions de terrain, lorsque certaines
asymétries et dépendances sont en jeu. Il arrive que dans les interactions, le
statut de l’enquêteur en impose et conduise les enquêtés à jouer et à
surjouer, à moins qu’ils ne s’enferment dans un silence de gêne et de
défiance ou qu’ils ne soient frappés par la paralysie de l’hypercorrection18.
Inversement, l’ethnographe peut lui-même se retrouver dans des situations
où il est perçu comme manquant de savoir-vivre, de pouvoir, de compétence
ou de crédibilité, et en perdre ses moyens. Cela peut se manifester par des
impairs, des flottements ou des absences. Le maintien de la face donne lieu à
toutes sortes d’échanges confirmatifs et réparateurs. L’autorité de
l’enquêteur se joue dans cette dynamique : trouver sa place, éviter
d’offenser, nourrir la confiance, rattraper les gaffes, attester de sa présence,
sans pouvoir toujours réduire la distance à ses enquêtés… Les rapports
d’asymétrie et de dépendance ont aussi été examinés du point de vue de la
dette de l’ethnographe vis-à-vis de ses « informateurs », de plus en plus
pensés comme des collaborateurs. Certains ont proposé de cosigner les
textes ethnographiques avec eux et de leur donner une forme dialogique ou
plurivocale19. Quand ce n’est pas le cas, d’autres s’efforcent de faire part de
leurs données et de leurs analyses aux enquêtés avant publication. Mais que
faire de leurs réticences ou de leurs résistances ? Passer outre ? Renoncer à
publier ? Les intégrer au texte ? Relancer l’analyse ? La difficulté est encore
plus grande quand l’ethnographe se trouve empêtré dans des conflits de
rôles. Il est confronté à des tensions et à des dilemmes, souvent pénibles à
vivre. Dans des relations avec des enquêtés dont l’enquêteur ne partage pas
les points de vue, le malaise n’est souvent pas soluble, ni pendant, ni après
l’enquête20. Le compartimentage des lieux et des moments de la vie privée

17
Bizeul D., « Faire avec les déconvenues. Une enquête en milieu nomade », Sociétés
contemporaines, 1999, 33, p. 111-137, à propos de son enquête Nomades en France.
Proximités et clivages, Paris, L’Harmattan, 1993.
18
Voir sur ce point la littérature dans les Actes de la recherche en sciences sociales et dans
Genèses.
19
Dans le domaine qui intéresse Hopper, voir en France les très beaux livres (co-réflexion,
co-écriture, co-signature) de Maryse Marpsat et Albert Vanderburg, Le monde d’Albert la
Panthère. Cybernaute et sans-domicile à Honolulu, Paris, Bréal, 2004 et de Pascale Pichon
et Thierry Torche, S’en sortir. Accompagnement sociologique à l’autobiographie d’un
ancien sans-domicile fixe, St-Étienne, Presses de l’Université de St-Etienne, 2007.
20
Boumaza M., « L’expérience d’une jeune chercheuse en “milieu extrême” : une enquête
au Front national », Regards sociologiques, 22, 2001, p. 105-121 ; et Avanza M.,

9
et de la scène d’enquête n’empêche pas les débordements et les
recoupements. Sans aller jusque là, le simple fait d’être à la fois activiste et
analyste peut faire naître un « sentiment de duplicité et de schizophrénie »,
sinon une angoisse de trahison au moment de quitter le terrain21. La frontière
de l’engagement ethnographique et de l’engagement civique et politique est
une zone plus turbulente que pacifiée22.
Mais les enquêteurs de terrain n’ont pas seulement une responsabilité
vis-à-vis de leurs enquêtés. Ils doivent également rendre des comptes à la
science en général et à leur discipline en particulier. Ces éléments ont été
abondamment débattus depuis les années 1960, donnant lieu parfois à
d’âpres polémiques – lors de l’affaire Laud Humphreys, l’enquêteur était
accusé, entre autres choses, d’avoir jeté le discrédit sur l’activité des
sociologues23. Ces préoccupations ont trouvé une formulation dans les
Codes d’éthique, qui tentent de « légiférer », tant pour protéger les
sociologues contre les interventions d’organismes étatiques ou d’entreprises
privées, que pour protéger certains groupements communautaires, d’intérêt
ou d’opinion contre les sociologues. Il est tout d’abord du devoir de
l’ethnographe de ne pas falsifier ses données ou truquer ses analyses, et de
montrer de la « bonne foi » dans la préparation, la menée ou la restitution
d’une enquête. Le respect de l’éthique et du droit n’est pas ici seulement
affaire de conscience personnelle. L’enquêteur doit être capable de répondre
de ses actes, en nom propre, mais aussi, en tant que représentant d’une
discipline. Il ne doit pas nuire à la réputation des sciences sociales, en
présentant une image détestable de la recherche, et en discréditant les
canons de la rigueur, de l’honnêteté et de la fiabilité. Cette « comptabilité »
des actes de recherche vaut également vis-à-vis de ses collègues. De même
qu’il est requis de ne pas les plagier, ni de leur faire obstruction, il est

« Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas ses indigènes ? Une enquête à la
Ligue du Nord », in Fassin D., Bensa A. (eds), Les politiques de l’enquête. Épreuves
ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008.
21
Havard-Duclos B., « Les coûts subjectifs de l’enquête ethnographique : enquêter comme
militante dans l’association Droit Au Logement (DAL) à la fin des années 1990 »,
SociologieS, 2007 (http://sociologies.revues.org/document182.html).
22
Voir le classique Thorne B., « Political Activist as Participant Observer : Conflicts of
Commitment in a Study of the Draft Resistance Movement of the 1960’s », Symbolic
Interaction, 2, 1, 1979, p. 73-88 ; et plus tard, Smith G. W., « Political Activist as
Ethnographer », Social Problems, 37, 4, 1990, p. 629-648.
23
Voir l’affaire Laud Humphreys, dont le livre Tearoom’s Trade est désormais disponible
en français : Le commerce des pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans
l’Amérique des années 1960, trad. fr. H. Peretz, préface É. Fassin, Paris, La Découverte,
2007.

10
interdit de s’approprier de façon exclusive « son » terrain, de le « boucler »
à son profit ou de le « brûler » par sa mauvaise conduite. Les opportunités
doivent être maintenues ouvertes pour les futurs chercheurs. Soit parce que
l’on conçoit la science comme entreprise collective, et que la chaîne des
revisites est nécessaire à la constitution d’un savoir scientifique ; soit, en
bonne logique libérale, parce l’autonomie d’un enquêteur ne doit pas avoir
pour prix la pénalisation de tous les autres.
Plus radicalement, les enquêteurs de terrain sont responsables devant
le « public » – à savoir des publics non universitaires. La règle serait qu’ils
aient des rapports « clairs et francs » avec leurs commanditaires, de bien
circonscrire ce dont ils acceptent de parler et ce qu’ils refusent de révéler,
d’éviter de prendre des engagements personnels ou institutionnels dont ils
pressentent qu’ils ne pourront pas les tenir. Ils doivent rédiger des rapports,
des articles ou des livres en s’inquiétant du statut des informations qu’ils
vont rendre publiques et anticiper, autant que faire se peut, les usages qui
pourront en être faits. Il est ainsi de la responsabilité du chercheur, même si
le processus de réception, d’appropriation et d’application de ses données et
analyses n’est jamais pleinement maîtrisable, de s’assurer qu’il n’y a pas
trop de méprise sur le sens des textes qu’il publie, de recontextualiser son
propos s’il y a lieu et de ne disséminer que des informations qu’il juge ne
pas être dommageables à tel ou tel. Ce qui crée bien entendu une tension
entre le désir de décrire sans contrainte et l’anticipation des conséquences de
la description et conduit à toutes sortes d’arbitrages dans l’écriture. Enfin, de
plus en plus, sociologie et anthropologie, au lieu de mettre leurs « sujets »
devant l’enquête accomplie, les impliquent directement dans sa conception,
sa menée, sa rédaction et son application24. Nous reviendrons plus loin sur
cette reconnaissance d’une responsabilité, toujours plus forte, vis-à-vis des
enquêtés – qu’il ne faut cependant pas idéaliser. Elle crée autant de
problèmes qu’elle en résout, elle engendre autant de tensions qu’elle en
règle. Il n’y a pas de solution dans l’absolu. Si dans certains cas, comme
avec les patients dans la recherche médicale, elle a permis d’enrichir la
palette des questions que se posaient les enquêteurs et leur a donné accès à
de nouvelles sources, elle pourrait, dans d’autres cas, ne conduire qu’à des
formes d’instrumentalisation, de contrôle et de censure du travail d’enquête.
Curieusement, le raisonnement sur la responsabilité est presque
toujours posé en termes de rapports de force et de conflits d’intérêt entre les
enquêteurs et les enquêtés, les commanditaires et les récepteurs. Mais la
place des savoirs de sciences sociales dans la constitution d’une expérience

24
Stull D., Schensul J. (eds.), Collaborative Research and Social Change : Applied
Anthropology in Action, Boulder, Westview Press, 1987.

11
publique, de type démocratique et républicain, est rarement examinée en
tant que telle, pour elle-même. Le problème « politique » de l’enquête n’est
pourtant pas tant celui d’être du côté des « faibles » contre les « forts » que
de rendre possible l’ouverture d’espaces publics autour de problèmes
publics. Il n’est pas seulement de défendre les « dominés » contre les
« dominants », même si comme H. Becker le montre, enquêter revient
souvent à aller à l’encontre des « hiérarchies de crédibilité » en vigueur dans
une société et en conséquence, et à s’opposer à des points de vue forgés,
promus et défendus par des puissances d’argent, de pouvoir et d’opinion (y
compris, les organisations des supposés défenseurs de ces « dominés »)25.
Mais l’enjeu premier est ailleurs : il est de faire émerger une vérité. Non pas
d’énoncer une vérité infaillible, sub specie aeternitatis, mais de fixer des
vérités de fait et d’avancer des explications et des interprétations, qui
deviendront des points d’accès à un monde commun (partagé, mais disputé)
et qui rendront possible le déploiement d’une pluralité d’opinions26. Les
politiques de l’enquête ne se confondent pas avec des batailles idéologiques,
même si elles doivent se battre pour une bonne part contre la mauvaise foi,
le mensonge et la dissimulation. Elles ont avant tout à voir, comme les
pragmatises nous l’ont appris, avec l’exercice méthodique du doute, la
fixation de nouvelles croyances et l’accroissement de la capacité de
jugement du public. Ce faisant, l’enquête donne sans doute des armes aux
plus faibles, moyennant des chaînes de médiation, de vulgarisation et de
représentation qui la rendent accessible ; mais elle fait aussi, avec des
conséquences imprévisibles, émerger des arènes publiques et transforme le
monde commun dans lequel nous vivons.

Faire des choix, rendre des comptes : les politiques de l’enquête


La perspective en termes d’interaction avec les collègues, les enquêtés
et les récepteurs, ne suffit pas à couvrir le spectre de problèmes qui se
posent aux ethnographes. Celui de la commande, des objectifs et des usages
de l’enquête de terrain – le « pour qui ? » et le « pour quoi ? » – peut
prendre un tour ouvertement politique et donner lieu à d’énormes

25.Becker H., « Whose Side Are We On ? », Social Problems, 1967, 14, p. 239-248.
26
Arendt H., La crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, 1972, p. 303 : « La vérité de
fait est toujours relative à plusieurs : elle concerne des événements et des circonstances
dans lesquels beaucoup sont engagés ; elle est établie par des témoins et repose sur des
témoignages ; elle existe seulement dans la mesure où on en parle, même si cela se passe en
privé ». On trouve des éléments similaires chez ce grand praticien de l’enquête qu’était
George Orwell. On pourrait encore renvoyer aux débats récents des historiens sur la
question du témoignage.

12
controverses, qui débordent les limites de la communauté professionnelle.
Prenons deux points de conflit qui ont agité et divisé les anthropologues, ces
dernières années.
L’une des affaires les plus violentes a impliqué Napoleon Chagnon,
accusé par P. Tierney d’avoir inoculé la rougeole aux Yanomami au moyen
d’un vaccin, l’Edmonson B, pour le compte d’un programme secret
d’expérimentation médicale sur des sujets humains, dirigé par le généticien
James Neel (professant des idées eugénistes et désireux d’identifier un gène
du pouvoir) et l’Atomic Energy Commission27. L’épidémie qui s’est déclarée
en 1968 aurait fait de nombreux morts et la population n’aurait reçu aucune
aide médicale de la part de la mission anthropologique. Chagnon a été
blanchi de l’accusation de crime – le vaccin en question ne peut être à
l’origine de l’épidémie. Mais il a été blâmé pour ne pas avoir respecté les
mesures de quarantaine lors de ses voyages ou pour avoir court-circuité dans
le cours de l’enquête les autorisations officielles du gouvernement du
Venezuela. Il a en outre usé de l’image dégradante du « Yanomamö : the
fierce people (redoutable, féroce, violent) », comme titre de son premier
documentaire en collaboration avec Timothy Asch, entretenant la
représentation d’un peuple querelleur, en provoquant des bagarres pour les
fixer sur la pellicule. Et il a suscité en contrecoup la passivité des
gouvernements locaux, pour défendre ces « sauvages belliqueux » contre les
assauts des chercheurs d’or (garimpeiros) et des propriétaires terriens
(fazendeiros). L’affaire n’est cependant pas close. Davi Kopenawa, leader
indigène28, continue de réclamer le retour de 12 000 échantillons de sang
prélevés sur 3000 Yanomami à la fin des années 1960, et conservés dans
quatre institutions nord-américaines – afin que les morts cessent d’être en
colère et trouvent le repos. Cette affaire a eu le mérite de donner de la
publicité à toutes les formes d’exploitation des écosystèmes et des
organismes dont l’Amazonie est le terrain, dont le bio-piratage des

27
La publication du livre de Patrick Tierney, Darkness in El Dorado : How Scientists and
Journalists Devastated the Amazon, New York, Norton, 2000 (trad. fr. Au nom de la
civilisation, Paris, Grasset, 2002), a suscité une violente controverse à propos des pratiques
de terrain supposées avoir été infligées aux Indiens Yanomami. Les 3-4 février 2001, le
Bureau directeur de l’American Anthropological Association a constitué un comité
d’enquête de cinq membres, dirigé par Jane Hill, sur les allégations de l’ouvrage. Le 18 mai
2001, ses conclusions ont été publiées dans un rapport. Tous les éléments de cette
controverse sont disponibles sur : http://www.aaanet.org/press/pr_edtf.htm. et
http://www.nku.edu/~humed1/darkness_in_el_dorado/index.htm.
28
Co-auteur avec Bruce Albert de Yanomami, l’esprit de la forêt, Arles, Actes Sud, 2003.

13
ressources génétiques et des connaissances traditionnelles par l’industrie
biogénétique, pharmaceutique ou agroalimentaire29.
Un autre point, récurrent, celui-là, est l’utilisation de l’enquête de
terrain à des fins d’espionnage ou de conquête militaire30. L’anthropologie,
comme la géographie, ça peut aussi servir à faire la guerre ! La série est
longue aux États-Unis des collaborations ouvertes d’anthropologues avec
l’armée, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale31 et dans la lutte
contre le communisme en Asie du Sud-Est (Vietnam et Thaïlande) ou en
Amérique du Sud (projet Camelot au Chili)32. Le succès paradoxal du
rapport de l’anthropologie à la politique, comme le remarque J. Assayag,
s’est traduit par le recrutement massif des spécialistes des area studies dans
des institutions, comme l’Office of War Information, l’Office of Strategic
Services, le Federal Bureau of Investigation, la Military Intelligence
Division, la Coordination of Inter-American Affairs, la Division of Cultural
Relations. Ce recrutement de chercheurs n’est donc pas nouveau, mais il a
engendré récemment un mouvement de protestation. Le financement des
études de langues rares, parlées dans des zones sensibles, par le National
Security Education Program (NSEP) a été critiqué, mais l’attentat du
11 septembre 2001 a relancé l’exigence d’une coopération des sciences
sociales avec les services de sécurité antiterroriste. Le Pentagone a inventé
le Human Terrain System (HTS) en 2006, « embarquant » des
anthropologues dans les brigades sur le terrain, dans la Guerre en Irak et en
Afghanistan – provoquant des prises de position officielles de l’Association
Américaine d’Anthropologie (AAA)33. Après les travaux qui ont découvert

29
Au déni de la Convention sur la biodiversité issue du Sommet de Rio de Janeiro de 1992
et des Déclarations des droits des peuples autochtones, votées par l’Assemblée générale de
l’ONU en 2007.
30
Assayag J., « L’anthropologie en guerre. Les anthropologues sont-ils tous des
espions ? », L’Homme, 2008, p. 187-188.
31
Price D. H., Anthropological Intelligence : The Deployment and Neglect of
Anthropological Knowledge During the Second World War, Durham et Londres, Duke
University Press, 2008.
32
Et inversement, la répression des anthropologues engagés : MacClancy J., Threatening
Anthropology : McCarthyism and the FBI’s Surveillance of Activist Anthropologists,
Durham et Londres, Duke University Press, 2004.
33
Le « renseignement ethnographique » assuré par ces embedded anthropologists contribue
à contrer la rébellion, à éviter le « malentendu culturel » et à favoriser la « gouvernance
locale ». Le terrain reprend son sens militaire (voir Bonhomme J., « Anthropologues
embarqués », La vie des idées, 4 décembre 2007). Le 31 octobre 2007, le Comité directeur
de l’AAA a emboîté le pas du Network of concerned anthropologists dans sa condamnation
du HTS – décision que l’on peut comparer avec l’exclusion de Franz Boas par le Bureau

14
les relations compliquées entre histoire de l’anthropologie et colonialisme,
et ceux qui ont examiné les conditions de l’enquête anthropologique en
situation de guerre34, l’anthropologie s’interroge sur ses liens avec la
politique étrangère35 et se donne pour objets le génocide36 ou le déplacement
de populations37.
Toutes ces questions se posent de façon criante. Le modèle du savoir
pour le savoir, de la science pure, sans présupposés et sans retombées
pratiques, est de plus en plus remis en cause – non pas au sens, selon nous,
où il faudrait renoncer à des idéaux d’objectivité et d’impartialité au nom
d’une épistémologie perspectiviste, mais au sens où le travail de l’enquête et
de l’analyse bute sans cesse les questions du « pour quoi ? » et « pour
qui ? ». Les exemples de la guerre, du biopiratage ou de la géopolitique sont
parmi les plus flagrants pour illustrer cette implication des chercheurs. Mais
différentes postures et différents degrés d’engagement public de ces derniers
se rencontrent en pratique. Prenons trois exemples, bien distincts. Premier
exemple : des ethnologues de l’Europe ont été employés à partir de 1980 en
France par la Mission du patrimoine ethnologique. D’aucuns leur ont
reproché de perpétuer un regard hérité du folklorisme et de faire le jeu des
politiques de la patrimonialisation engagées par l’État ; d’autres ont plutôt
salué leur capacité à réhabiliter des fonds muséographiques et archivistiques
laissés à l’abandon et, dans leur participation à l’entreprise de
l’anthropologie rapprochée, à renouveler de vieilles thématiques et à

directeur de l’AAA de l’époque, suite à la parution de sa lettre, jugée antipatriotique, du 20


décembre 1919 dans The Nation : « Scientists as Spies », où il dénonçait la « prostitution de
la science » par quatre collègues pendant la Grande Guerre en Amérique centrale (sur les
dessous de cette histoire et l’implication de l’archéologue Samuel Lothrop au Pérou, voir
Price D. H., The Nation, 2 novembre 2000).
34
Par exemple : Nordstrom C., Robben A. (eds.), Fieldwork Under Fire : Contemporary
Studies of Violence and Survival, Berkeley, University of California Press, 1995 ; ou
Nordstrom C., A Different Kind of War Story : Ethnography of Political Violence,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997.
35
Borneman J., « American Anthropology as Foreign Policy », American Anthropologist,
1995, 97 / 4, p. 663-672.
36
Par exemple : Hinton A. Laban (ed.), Annihilating Difference : The Anthropology of
Genocide, Berkeley, University of California Press, 2002 ; ou Ibid., Why Did They Kill ? :
Cambodia in the Shadow of Genocide, Berkeley, University of California Press, 2004 – et
le commentaire d’Assayag J., « La face obscure de la modernité. Anthropologie et
génocides », L’Homme, 2004, 170, p. 231-244.
37
Par exemple : Agier M., « Between War and City : Towards an Urban Anthropology of
Refugee Camps », Ethnography, 2002, 3 / 3, p. 317-341 ; ou Aux bords du monde, les
réfugiés, Paris, Flammarion, 2002 ; et Lubkemann S., Culture in Chaos : An Anthropology
of the Social Condition in War, Chicago, University of Chicago Press, 2008.

15
inventer de nouveaux thèmes et regards38. Certains de ces chercheurs disent
d’ailleurs s’efforcer de composer entre le projet politique d’action culturelle
qui leur a été assigné et un souci éthique et civique – ils parlent
d’ « intervention ethnologique »39 ou d’ « ethnologie politisée »40, se
rejoignant dans leur interrogation sur une « pragmatique de la mémoire ».
Deuxième exemple, nord-américain, celui-là : les programmes
d’anthropologie publique (encore intitulés public interest ou public issues
anthropology) se développent aux États-Unis depuis quelques années et
forment à des carrières où l’anthropologie serait mise au service du public –
une forme d’activisme dans les services civils ou les organisations
communautaires, d’intervention dans la production de problèmes publics ou
la participation à des politiques publiques… Ces programmes 41 sont sous
certains aspects des héritiers de l’anthropologie appliquée et des surgeons de
la « practicing anthropology »42, qui se donne pour tâche de résoudre des
problèmes sociaux en recourant aux savoirs anthropologiques (même si la
polémique semble endémique entre ces différents labels). Mais il faudrait
enquêter sur les trajectoires des étudiants formés dans ces programmes pour
juger de la portée de ces nouveaux cursus. Troisième exemple : d’autres
anthropologues, enfin, se battent clairement pour une cause43 et se portent

38
Voir, pour s’en convaincre, l’inventivité de la revue Terrain (1983-) et de la collection
« Ethnologie de la France ».
39
Rautenberg M., « L’intervention ethnologique. Témoignage et éléments de réflexion sur
les relations entre recherche et action culturelle dans une direction régionale des affaires
culturelles », in Poirier P., Vadelorge L. (eds.), Pour une histoire des politiques du
patrimoine, Paris, MSH, 2003, p. 469-489 – en contrepoint de leur ouvrage sur La rupture
patrimoniale, Grenoble, Éditions à la Croisée, 2003.
40
Tornatore J.-L., « La difficile politisation du patrimoine ethnologique », Terrain, 2004,
42, p. 149-160 et « Qu’est-ce qu’un ethnologue politisé ? », Ethnographiques.org, février
2007, 12 – en contrepoint de ses travaux sur la Lorraine sidérurgique.
41
La paternité du terme semble revenir à Rob Borofsky, de l’Université d’Hawaii : « Public
Anthropology : Where To ? What Next ? » dans Anthropology News, en 2000. Mais dès
1930, Radcliffe-Brown écrivait un article : « Anthropology as Public Service and
Malinowski’s Contribution to It ». Tylor voyait dans l’anthropologie une policy science,
appliquée du reste dans les colonies britanniques ou aux États-Unis, à la faveur de l’Indian
Reorganization Act de 1934.
42
Voir le texte spécifique des Professional and Ethical Responsibilities de la Society for
Applied Anthropology (1983). Cette association professionnelle, fondée en 1941 (pour des
éléments d’histoire, voir : Foster G. M., Applied Anthropology, Boston, Little, Brown, and
Company, 1969) publie deux revues : Human Organization et Practicing Anthropology.
Voir aussi Anthropology Today du Royal Anthropological Institute.
43
Voir le beau texte de Broqua C., « L’ethnographie comme engagement. Enquêter en
terrain militant », Genèses, 75, 2, 2009, p. 109-124, qui signale les différentes postures

16
sur le terrain d’une science militante44, critique, appliquée et / ou
impliquée45 – ou composent ces postures, comme Didier Fassin46. Celui-ci
est à la pointe, en France, d’un projet d’anthropologie morale47, qu’il
distingue d’un moralisme anthropologique et qui s’attache à enquêter sur
des formes d’expérience et d’action qui ont une portée morale. Mais il
reconnaît que le choix des objets se fait de plus en plus en relation à des
« engagements moraux » des anthropologues (lui-même, en relation à des
politiques d’immigration ou de santé), ce qui impose un approfondissement
de la réflexion sur le lien entre méthodologie et éthique48. Nancy Scheper-
Hughes est plus radicale et revendique son « enragement ». Après avoir
milité pour le Mouvement des droits civiques dans les années 1960, elle a
enquêté sur l’épreuve vécue de la mort de leurs enfants par des femmes du
Pernambouc, au Brésil. Elle a aussi participé à des mouvements de

d’engagement qui ont pu être adoptées par J. Barbot, D. Fassin, O. Fillieule, V. Patouillard,
M. Pollak et C. Broqua lui-même dans l’enquête sur Act Up.
44
Siméant J., « Friches, hybrides et contrebandes : sur la circulation et la puissance
militantes des discours savants », in Hamman P., Méon J.-M., Verrier B. (eds), Discours
savants, discours militants. Mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 17-53.
45
Albert B., « Anthropologie appliquée ou anthropologie “impliquée” ? », Baré J.-F. (ed.),
Les applications de l’anthropologie, Paris, Karthala, 1995, p. 87-118 – l’implication ayant à
voir avec l’advocacy ; et le numéro de la Revue de synthèse, 2000, 21, 3-4,
« Anthropologies, États et populations ».
46
Fassin D., « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des
recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique », in Becker C., Dozon J.-P.,
Obbo C., Touré M. (eds.), Vivre et penser le sida en Afrique, Paris, CODESRIA / Karthala /
IRD, 1999, p. 41-66. Fassin, pour distinguer les postures « appliquée », « critique » et
« impliquée », fait varier les modalités de l’engagement et de la distanciation, sur les axes
de l’analyse et de l’action, et montre les atouts et les apories de chacune de ces postures.
47
Voir son plaidoyer : Fassin D., « Beyond Good and Evil : Questioning the
Anthropological Discomfort with Morals », Anthropological Theory, 2008, 8 / 4, p. 333-
344. En particulier p. 338-339, pour saisir sa position – démarcation, sans désaveu et non
sans sympathie – par rapport à un militantisme anthropologique. Il s’interroge sur la cécité
politique des travaux culturalistes, qui n’ont pas vu l’émergence du Sentier Lumineux dans
les Andes péruviennes ou qui court-circuitent toute considération politique à propos de
l’épidémie du sida en Afrique ; et il défend l’utilisation du concept d’économie morale de
E. P. Thompson pour comprendre les émeutes de 2005 (p. 340).
48
En sociologie se développe également une « ethnographie morale », notamment autour de
la notion de care. L’impulsion est venue en France du travail de réflexion autour de
Laugier S., Paperman P. (eds.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris,
Éditions de l’EHESS, 2005, et rejoint les travaux sur les « politiques du proche » autour de
L. Thévenot.

17
travailleurs ruraux, s’est battue pour les droits des enfants49 et a écrit sur les
escadrons de la mort50. Depuis 1997, elle a créé Organs Watch et enquête
sur le « nouveau cannibalisme » du trafic d’organes tout autour de la
planète51. Cette « anthropologie militante »52 rejette le mélange
d’objectivisme et de relativisme culturel de la plupart des anthropologues. À
l’inverse de certains collages postmodernes, qui dissolvent les engagements
locaux dans une rhétorique de la liquéfaction généralisée, elle estime qu’il
faut continuer de « témoigner » – au sens éthique, par opposition à la simple
observation et présentation d’un « spectacle » – dans des « récits à la texture
dense, finement accordés, décrivant la singularité des vies dans des lieux
petits et isolés », qui donnent aux enquêtés une « occasion d’expression de
soi » et qui « identifient des maux dans un esprit de solidarité ». Scheper-
Hughes assigne une « obligation éthique » à l’anthropologie. « Les
anthropologues sont responsables de ce qu’ils voient et de ce qu’ils ne
voient pas, de comment ils agissent et de comment ils manquent d’agir dans
des situations critiques »53. Une question continue cependant de se poser,
qui n’est pas clairement traitée dans son plaidoyer. L’exigence d’empathie
forte et le sentiment aigu de révolte ne risquent-ils pas d’aveugler autant que
d’éclairer – d’induire une moralisation et une politisation de l’enquête ?54 Le

49
Scheper-Hughes N., Sargent C. (eds.), Small Wars : The Cultural Politics of Childhood,
Berkeley, University of California Press, 1999.
50
Scheper-Hughes N., « Death Squads and Democracy in Northeast Brazil », in
Comaroff J., Comaroff J. (eds.), Law and Disorder in the Postcolony, Chicago, Chicago
University Press, 2006, p. 150-187.
51
Scheper-Hughes N., Wacquant L. (eds.), Commodifying Bodies, Londres, Sage
Publications, 2003.
52
Scheper-Hughes N., « The Primacy of the Ethical : Propositions for a Militant
Anthropology », Current Anthropology, 1995, 36 / 3, p. 409-420, en réponse à
D’Andrade R., « Moral Models in Anthropology », ibid., p. 399-408 ; et plus tôt, « Three
Propositions for a Critically Applied Medical Anthropology », Social Science & Medicine,
1990, 30 / 2, p. 189-197.
53
Elle parle du « primat de l’éthique ». Elle dit sa proximité de la « “womanly” ethics of
care and responsibility » défendue par Gilligan C., Une si grande différence (1982), Paris,
Flammarion, 1992. Elle endosse le label d’» anthropologie du mal » qui lui avait été adressé
comme un reproche par P. Riesman. Elle affirme l’existence de « principes premiers,
transcendants, transparents, essentiels, sinon “pré-culturels” » qui lui imposent de répondre
d’elle-même et de son travail d’enquête – responsibility, accountability, answerability.
54
Voir la critique de Scheper-Hughes par L. Sigaud, « Fome e Comportamentos Sociais :
Problemas de Explicação em Antropologia (Ensaio Bibliográfico) », Mana, 1995, 1, 1,
p. 167-175 et les remarques de Luís Roberto Cardoso de Oliveira, « Dialogical and Power
Differences in World Anthropologies », Vibrant, 2007, 5, 2 p. 73-81, sur les problèmes de
compréhension du Brésil par la plupart des anthropologues « brésilianistes ».

18
détachement ou la distanciation que l’on apprend à éprouver comme
préceptes de méthode ne restent-ils pas incontournables et la qualité de
certaines des descriptions de Scheper-Hughes ne montre-t-elle pas que, de
façon très professionnelle, elle a su réfréner ses élans normatifs au moment
de voir, d’entendre, de noter et de montrer ? Et cela ne vaut-il pas pour le
travail d’écriture ? Ses descriptions de l’horreur quotidienne, celle des
favelas d’Alto do Cruzeiro ou celle des townships de Cape Town, ne sont-
elles pas plus « efficaces » que n’importe quelle dénonciation militante ?
En tout cas, comme l’a formulé J. MacClancy, c’en est fini de
l’exotisme : l’anthropologie est sur la ligne de front 55 ! Une partition, dont
les frontières sont souvent brouillées, semble se dessiner entre trois postures.
La posture experte met un savoir de sciences sociales, supposé neutre, au
service de la bonne gestion d’organisations publiques ou privées,
d’entreprises économiques, politiques ou guerrières : l’ethnographe se fait
consultant technique et ses informations ou ses analyses deviennent, quand
elles sont prises en compte, des « inputs » dans le travail d’une commission
parlementaire, d’un conseil d’administration ou d’un état-major d’armée56.
La posture critique traque inlassablement les formes de discrimination,
d’exploitation et de domination à l’œuvre dans le monde social, et en
particulier dans la production, la diffusion et l’usage des savoirs de sciences
sociales. La « réflexivité » passe par une mise en perspective
macrosociologique et historique du terrain et par un effort d’ « objectivation
des opérations d’objectivation ». Les « pratiques » et les « représentations »
des agents sont analysées pour découvrir les processus de lutte et de
violence symbolique, dans un clair-obscur de méconnaissance et de
reconnaissance sociologique, dont elles sont l’enjeu – nous recourons à
dessein au langage de Bourdieu, qui rejoint celui de Burawoy. La posture
pragmatiste, enfin, ne croit pas dans la neutralité du savoir ethnographique,
mais elle refuse tout autant la critique quand elle s’exerce en surplomb, avec
des catégories « plaquées » de l’extérieur. Elle ne pense pas avoir les
réponses avant d’aller sur le terrain, ce qui conduit à inféoder le travail de la
description à des idées préconçues. Elle s’inquiète de la performativité de
ses engagements et, sachant qu’on lui assignera presque nécessairement des
stratégies, des intérêts et des motifs d’intervention, elle réfléchit aux
implications pratiques de ses opérations de description, d’enquête et
d’analyse. Elle se met avant tout à l’observation et à l’écoute de la pluralité
des modes d’engagement des acteurs, supposés dotés de capacités à

55
MacClancy J. (ed.), Exotic No More : Anthropology on the Front Line, Chicago,
University of Chicago Press, 2002.
56
Voir Rosen L., « The Anthropologist as Expert Witness », American Anthropologist,
1977, 79 / 3, p. 555-578.

19
comprendre et à agir de façon pertinente. Et son souci de « justice
descriptive » va de pair avec une forme d’engagement pratique de
l’ethnographie, qui ne renonce toutefois pas à l’autonomie de la démarche
scientifique – elle recherche, dirait Hopper, un « point d’équilibre (…) entre
éthique de conviction et éthique de responsabilité ». Bien entendu, ces trois
postures se combinent souvent. Un même ethnographe peut écrire des
rapports officiels commandités par des institutions non-gouvernementales,
étatiques ou internationales, risquer des analyses généralistes en termes de
dévoilement d’intérêts et de spécification d’enjeux de conflit, et s’impliquer
dans des programmes d’action en vue de dégager des solutions
circonstanciées et raisonnables à des problèmes concrets, en transaction
avec d’autres acteurs. Et rien ne lui interdit de continuer d’écrire des livres
et des articles pour des auditoires universitaires.

Vers un pragmatisme ethnographique


Essayons à présent de spécifier en quoi pourrait consister ce
« pragmatisme ethnographique ». Depuis les années 1980, c’est un nouveau
type de rapport du savoir ethnographique à l’action qui s’invente.
1. L’extrapolation à de grandes explications est de plus en plus
problématique. Une casuistique ethnographique57, qui n’est plus perçue
comme la première étape d’une Théorie de l’Homme, mais reste ouverte à
des généralisations plus prudentes et plus limitées, semble s’y substituer.
L’ethnographe est un sceptique méthodique, qui ne croit qu’en ce qu’il voit,
qui n’arrive plus armé de belles théories sur le terrain et qui s’alerte plus des
« cas négatifs » qui le contredisent qu’il ne s’émeut des cas de confirmation
de ses croyances et de ses conjectures. Il recueille les « cas » qu’il contribue
à façonner, en relation à des index de généralité qui lui sont dictés par le
terrain autant que par la discipline. Marcus ou Abu-Lughod le disent avec
leurs mots dans ce recueil. L’illusion d’une science universelle, que l’on
caressait encore du temps du fonctionnalisme, du structuralisme ou du
marxisme semble révolue et les savoirs, plus modestes, restent ancrés dans
la multiplicité des cas identifiés, rassemblés et comparés. Que l’on étudie
l’aide d’urgence proposée à des sans-abri ou la mise en œuvre de
programmes de développement, la dynamique de discrimination et de
stigmatisation entre groupes ou la revendication de droits et d’identités
collectives, les transactions de pouvoir au sein d’une organisation ou les
expérimentations de dispositifs d’action publique, l’intérêt de
l’ethnographie, par rapport à des modèles formels ou statistiques, est de ne

57
Baszanger I., Dodier N., « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue
française de sociologie, 1997, 38, p. 37-66.

20
pas refermer trop vite ce qui fait « cas ». Le « cas » est une énigme à
résoudre plus que l’illustration d’une théorie. Les jeux ne sont pas faits
d’avance.
2. Par ailleurs, les différentes phases de l’enquête empiètent les unes
sur les autres, font des boucles, s’entrecroisent et interfèrent : les moments
du recueil des données, de la compréhension des situations, de la fabrique de
théorie et de l’engagement dans l’action se télescopent et passent l’un dans
l’autre. L’ethnographe a perdu son statut d’observateur, installé dans le
village, mais le scrutant depuis l’auvent de sa tente58 : il ne décrit plus qu’en
tant qu’il est un acteur au milieu des autres acteurs. L’observation
participante se fait « coopération observatrice ». Observer, c’est déjà
coopérer avec les activités d’observation des acteurs et participer à leurs
activités qui encadrent ces activités d’observation. Cette coopération n’est
pas de tout repos et il ne faut certainement pas l’entendre sur un mode
irénique. La coopération est aussi une interaction stratégique, où chacune
des parties à son pré carré à défendre, ne se fie et se confie qu’à moitié, tente
de parvenir à ses fins qui ne sont pas les mêmes que celle du partenaire.
Mais elle ne peut se réduire à un conflit d’intérêts ou à un rapport de forces :
elle requiert qu’il y ait quelque chose comme un bien commun qui fasse
tenir les deux parties. Cette coopération observatrice a de multiples sites.
« Observer des cadres de vie (des territoires, des quartiers ou des
immeubles), des histoires de vies (des carrières d’individus, de réseaux ou
d’associations), des contextes d’action ou des situations problématiques
(l’intervention du travailleur social ou l’accueil aux urgences), c’est aussi se
donner des degrés de contextualité différents »59. L’ethnographe, en
accompagnant ses partenaires d’enquête, se déplace entre postes
d’observation, circule entre grandeurs d’échelle, teste successivement de
multiples dispositifs de catégorisation et de typification, découvre en
pratique l’emboîtement entre perspectives d’action qui fait une situation. Il
agit avec d’autres, observe avec d’autres, discute avec d’autres, à toutes fins
pratiques. Et en tension avec les questions qu’il en vient à se poser, avec les
enquêtés, il produit des textes ethnographiques.
3. Mais du coup, l’ethnographe est de plus en plus amené à développer
des activités hybrides, où il porte plusieurs casquettes à la fois. L’enquête
donne des prises à l’action et l’enquête est elle-même une action aux
conséquences directes sur le milieu qu’elle étudie. L’ethnographe passe
souvent les frontières entre plusieurs domaines d’expérience et d’activité. Il

58
Stocking G. W. (ed.), Observers Observed : Essays on Ethnographic Fieldwork,
Madison, University of Wisconsin Press, 1985.
59
Joseph I., L’Athlète moral et l’enquêteur modeste, Paris, Economica, 2007.

21
ne cesse d’embrayer sur de nouvelles modalités d’engagement, d’enclencher
sur de nouveaux formats d’intervention, d’être pris dans de nouveaux
environnements institutionnels. Hopper sera, c’est selon, expert devant un
tribunal ou rédacteur pour un magazine, témoin de la condition des sans-abri
ou défenseur de leurs droits sur la scène politique, clinicien coopérant avec
des psychiatres ou conseiller pour des organisations non gouvernementales,
ou encore rédacteur de rapports destinés à dénoncer ou à élaborer des
politiques publiques. Cela ne signifie pas que d’autres modalités
d’engagement dans l’enquête, plus détachées, soient caduques : elles
continuent d’exister. Mais cette implication mixte tend à se développer. Cela
ne signifie pas non plus que l’ethnographie doive se restreindre à une
méthode de négociation, d’évaluation ou de communication, utile pour
forger des décisions publiques dans des conférences de consensus, pour
porter des causes devant des tribunaux ou pour aménager des espaces
urbains. La logique de l’enquête ne se résorbe pas dans ses implications et
ses applications pratiques. Mais le rapport entre enquêteurs et enquêtés s’est
singulièrement complexifié et les problèmes méthodologiques et
déontologiques ont envahi toutes les phases de l’enquête.
Cette nouvelle donne a deux conséquences, en termes de production
des savoirs scientifiques et d’engagement pratique sur le terrain.
Du point de vue de la production des savoirs scientifiques,
l’ethnographe est un traducteur60 : il fait le joint entre plusieurs scènes
publiques. Il n’est pas seulement l’opérateur d’une diffusion ou d’une
vulgarisation des savoirs scientifiques. Il est sans cesse en train
d’ « augmenter » ces savoirs, de les reformuler pour les rendre pertinents, de
changer de code selon l’adresse à de nouveaux publics, de multiplier les
prises de position selon les enjeux. Dans cette activité de traduction, ce sont
de nouveaux aspects de l’objet ethnographique qui apparaissent, tandis que
s’enrichissent le corpus de données et le réseau de concepts et d’analyses
qui permettent de l’appréhender. L’enquête continue. L’ethnographe circule
entre plusieurs mondes, les met en relation, saisit comment à leurs interfaces
des arènes publiques se déploient, à la faveur des activités de
communication et de conflit, de coopération et de concurrence qui y
émergent. Il montre comment les dynamiques de définition et de résolution
de situations problématiques engendrent un « monde pluriel, mais
commun ». Non seulement ce glissement des perspectives les unes dans les

60
Pour une recherche attentive aux contextes pratiques des opérations de traduction, voir
les travaux de sociologie des sciences en France, en particulier au Centre de sociologie de
l’innovation : Akrich M., Callon M., Latour B., Sociologie de la traduction. Textes
fondateurs, Paris, École des Mines, 2006.

22
autres donne du relief, étoffe et complexifie les objets, mais il contribue à
faire apparaître de nouveaux objets. Dans une espèce d’ethnographie multi-
sites et multi-méthodes, Hopper saisit les sans-abri sous la figure de
personnes en chair et en os sur leurs lieux de vie, d’usagers de centres
d’hébergement subissant des traitements différenciés61, de cibles des projets
de la Ville de New York en vue de leur hébergement et de leur réinsertion,
de patients qui vont et qui viennent dans les centres de réhabilitation et les
institutions psychiatriques62, de citoyens qui s’unissent dans des associations
afin de faire valoir leurs intérêts et leurs droits63, de personnages de papier
qui s’animent sous la plume des journalistes, des avocats ou des romanciers.
La compréhension de la condition de sans-abri s’accroît de ces multiples
recadrages. Et au cours de ses pérégrinations, Hopper produit des articles
dans des revues, raconte des histoires de vie, fourbit des outils de mesure64,
répond aux questions des médias, témoigne et argumente devant des
tribunaux, participe à des pétitions et des manifestations et travaille à
l’existence de collectifs de défense des sans-abri. L’enquête se fait tout au
long de ces épreuves successives. D’une certaine façon, le site de l’enquête
se déploie dans la circulation de l’ethnographe à travers une série de
« forums hybrides »65, où enquêteurs et enquêtés, experts et profanes se
rencontrent, échangent, coopèrent et coproduisent, moyennant toutes sortes
d’asymétries, de nouvelles perspectives d’expérience et d’action. La
réception et l’application de l’enquête font encore partie de l’enquête,
élargie de l’arène scientifique au sens strict à l’arène publique. Il n’est pas
seulement question de prendre en compte les résultats d’une expertise, mais
de prolonger l’enquête par d’autres moyens : l’enquête ethnographique est
recadrée par rapport à l’enquête du public, au sens que Dewey donnait à
cette notion.
Du point de vue de son engagement pratique sur le terrain,
l’ethnographe est confronté à de nouveaux problèmes normatifs. Il oscille
entre le témoignage empathique et l’humanisme tactique, l’activisme

61
Hopper K., « Public Shelter as a Hybrid Institution : Homeless Men in Historical
Perspective », Journal of Social Issues, 1990, 46, 4, p. 13-29.
62
Hopper K. « Commentary : On the Transformation of the Moral Economy of Care »,
Culture, Medicine and Psychiatry, 2001, 25 / 4, p. 473-484.
63
Hopper K. « Du droit à l’hébergement au droit au logement. Quinze ans de mobilisation
en faveur des sans-domicile aux États-Unis », Sociétés contemporaines, 1998, 30, p. 67-94.
64
Hopper K., « Counting the Homeless in New York : An Ethnographic Perspective », New
England Journal of Public Policy, 1992, 8 / 1, p. 771-791.
65
Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001.
Ce qui ne va pas sans instrumentalisation de ces nouveaux dispositifs de délibération par les
institutions qui les mettent en place.

23
circonstancié et la rage militante. Il sait qu’il ne peut plus rester sur la
touche et qu’il doit même parfois choisir son camp, sous peine qu’on lui en
attribue un d’office – quoique dans la plupart des situations, où les conflits
ne sont pas trop tendus, il puisse rester dans le flou et user de diplomatie.
Mais de même que l’objectivisme d’antan n’est plus de mise, après vingt ans
d’interrogation rhétorique et pragmatique sur l’ethnographie et de
reconnaissance du « positionnement » des enquêteurs, de même le
radicalisme de la dénonciation et de la revendication, au nom de grands
principes, sans prise sur des situations concrètes, apparaît déplacé.
L’ethnographie, par sa capacité à rendre compte des situations dans leur
complexité, trace une voie vers une éthique des circonstances et des
conséquences. C’est cela qu’il faut entendre dans l’idée d’un pragmatisme
ethnographique. La raison hypothético-déductive des experts cède le pas à
une raison pratique, herméneutique et délibérative, à travers laquelle se
constitue une vérité dans un espace public. L’action n’a plus de point
d’ancrage, de terra firma, depuis laquelle proposer des solutions, discutables
dans la « communauté des chercheurs », mais indiscutables par le commun
des mortels. Contre les logiques binaires de l’épistémé, l’ethnographe
avance des descriptions et des analyses, en dérive des mises en perspective,
qu’il verse au débat sur les actions à engager et élargit la « communauté »
des enquêteurs, expérimentateurs et délibérateurs potentiels66. Il le fait en
interaction avec d’autres dispositifs de production de vérité, sans que sa
perspective l’emporte au nom de la science, même s’il parvient à être mieux
informé, plus rigoureux et plus réflexif dans son recueil d’informations que
la plupart des autres acteurs. Certains verront un paradoxe à défendre
l’autonomie de la démarche scientifique, mais à accepter qu’en pratique, elle
doive se confronter, composer et coopérer avec d’autres acteurs, qui ont la
même prétention à la légitimité : des représentants des pouvoirs publics,
d’entreprises privées ou de mouvements sociaux, des journalistes, des
syndicalistes et des associatifs, et des scientifiques d’autres disciplines. Mais
ce qui est paradoxal du point de vue d’une épistémologie bachelardienne ou
poppérienne est ici assumé. Il n’y a pas de renoncement aux critères de
validité scientifique, maîtrisés par des chercheurs professionnels, et
l’asymétrie demeure entre des savoirs attestés par des procédures
scientifiques et des savoirs ordinaires. Mais il y a aussi une acceptation du
fait que les enquêtés ont des perspectives qui doivent être prises en
considération par les enquêteurs, dans le cours même de leur enquête. Il
arrive que l’enquête ne s’arrête pas, une fois livré le rapport final.
L’ethnographie n’est plus seulement évaluée sur la qualité de ses

66
Sur doxa et épistémé : Arendt H., Between Past and Future, Londres, Faber & Faber,
1961.

24
descriptions ou sur la validité de ses analyses – comme elle doit continuer de
l’être dans l’arène académique. Elle a aussi une puissance performative et
vaut par ses conséquences pratiques. Chaque information produite induit
une transformation du site d’enquête. Elle coproduit, en les révélant à la
lumière crue du public, des « faits » qui d’ordinaire restent inaperçus,
dissimulés ou refoulés. Elle fait parvenir au public, en les accouchant par le
dialogue, des « voix » qui peinent à se faire entendre ou qui sont exclues des
lieux autorisés d’expression et de représentation. En parallèle, elle n’hésite
pas à démonter des avis tranchés, des certitudes politiques et des convictions
idéologiques, et parfois à défaire les mensonges programmés par les
détenteurs de pouvoirs. Là où tout paraissait simple, elle met en évidence
des faux-semblants et des malentendus, des incohérences et des ambiguïtés,
des effets pervers et des conséquences inattendues, et indique des pistes
d’action alternatives. Elle sert de caisse de résonance à la réflexivité des
acteurs, en attestant de leur capacité d’éprouver des sentiments, d’exprimer
des désirs, de changer de pratiques, de se poser des questions, de formuler
des opinions, d’adresser des critiques, d’imaginer des théories. Finalement,
l’ethnographie agit, co-agit et interagit, avec des enquêtés qui sont tant ses
acteurs que ses lecteurs. Cet ancrage pratique fait qu’elle peut de moins en
moins s’arroger une position d’expertise, empêtrée qu’elle est dans les
affaires du terrain, ni prétendre énoncer une dénonciation radicale, tenue
qu’elle est d’accompagner les perspectives des enquêtés. Mais elle n’en a
pas moins une position clef dans la constitution d’un monde commun, en
recourant aux procédés de factualisation et de validation qui lui sont
propres, pour établir des vérités de fait et proposer des explications et des
interprétations, cruciaux pour nourrir le débat public.
Répétons-le encore : ces quelques propositions ne signifient en rien la
dissolution du projet scientifique, que ce soit dans l’improvisation poétique
(la version de la rhétorique du récit ethnographique) ou dans l’agitation
politique (la version de l’anthropologie comme combat militant). L’enquête
nous donne accès à un monde qui résiste à nos catégorisations, explications
et interprétations, et met en place des procédures d’administration de la
preuve qui font du texte ethnographique autre chose qu’un roman ou un
pamphlet. Reste que cette enquête déborde de plus en plus souvent les
standards fixés au début du XXe siècle et qu’elle implique ce que Dewey
aurait appelé des publics, d’acteurs et de lecteurs. Les enquêtés ne sont plus
vus comme passifs. Ils sont embarqués dans l’enquête – en tout cas
pourraient ou devraient l’être. Ils ne sont pas des « sujets » ou des « objets »
d’enquête, mais partie prenante de dispositifs d’exploration et
d’expérimentation, d’analyse et de controverse. Cette situation a des
conséquences en retour sur la vie de certaines institutions scientifiques. En
France, ce processus est engagé, irrévocablement. L’Institut national de la
santé et de la recherche médicale (INSERM) s’est par exemple doté en 2003
d’une « structure technique » dénommée Comité de Qualification

25
Institutionnel (CQI), qui « délivre un avis éthique institutionnel », conforme
aux demandes des partenaires et bailleurs de fonds ou des comités de
rédaction de revue étrangers67. Mais son dispositif d’évaluation a également
fait sa part aux publics concernés par la recherche sur la santé, en particulier
au sein du Groupe de réflexions avec les associations de malades, de
personnes handicapées et de leurs familles (GRAM) et de la Mission
Inserm-Associations. Les associations se voient reconnues une légitimité et
des compétences spécifiques, sans pré-requis ni de taille ni de financement.
Leurs représentants ont été intégrés dans chacun des quatre comités
thématiques du COSSEC (Comité d’orientation stratégique et de suivi des
essais cliniques), afin d’ « apporter le regard et la voix des malades dans les
discussions ». Ce dispositif est intéressant en ce que l’évaluation intervient
très en amont, au moment de la préparation de programmes thématiques, de
la définition des objets de recherche, de la relecture des protocoles
d’enquête et d’expérimentation. Les associations de malades ne font pas
qu’agir de l’extérieur, en développant des capacités de mobilisation auprès
des publics et des décideurs pour recueillir soutiens et ressources, ou en
diffusant de l’information sur la recherche via un grand nombre de médias
(journaux, sites web, groupes de parole…). Un droit de participation leur est
reconnu, non sans ambiguïtés et tensions, au cœur même du processus de
recherche, de sa conception à son évaluation et à son application. Et les
enquêtés de Michel Callon et Vololona Rabeharisoa, de Janine Barbot ou de
Christophe Broqua, qui ont transformé leur statut de patients de la recherche
et de la thérapie médicale, sont sans doute, aussi, passés du statut
d’informateurs à celui de partenaires de l’enquête ethnographique68.

67
Équivalent d’un Institutional Review Board (IRB), le CQI a reçu une accréditation de
l’US Office for Human Research Protection (OHRP).
68
Barbot J., Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida,
Paris, Balland, 2002 ; Broqua C., Agir pour ne pas mourir. Act Up, les homosexuels et le
sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; et Callon M., Rabeharisoa V., Le pouvoir des
malades. L’Association française contre les myopathies et la recherche, Paris, Presses de
l’École des Mines, 1999.

26

Vous aimerez peut-être aussi