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Francis Dupuis-Déri

L’Altermondialisme

collectionboréalexpress
Les Éditions du Boréal
4447, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) H2J 2L2
www.editionsboreal.qc.ca
L’Altermondialisme
DU MÊME AUTEUR

L’Erreur humaine, roman, Leméac, 1991.


L’Archipel identitaire, Boréal, 1997 (avec Marcos Ancelovici).
Identités mosaïques. Entretiens sur l’identité culturelle des Québé-
cois juifs, Boréal, 2004 (avec Julie Châteauvert).
Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, Lyon, Atelier de
création libertaire, 2005; Lux, 2007.
L’Éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques hor-
reurs du temps présent, Lux, 2007.
Le Mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démas-
qué, Éditions du remue-ménage, 2008 (en codirection avec
Mélissa Blais).
Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contempo-
raines, Lux, 2008 (direction).
La Démocratie au-delà du libéralisme, Outremont, Athéna/Chaire
de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et
démocratie, 2009 (en codirection avec Martin Breaugh).
Francis Dupuis-Déri

L’Altermondialisme

Boréal
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Design de la couverture: Olivier Lasser

© Éditions du Boréal 2009


Dépôt légal: 1er trimestre 2009
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: Dimedia


Diffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales


du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Dupuis-Déri, Francis, 1966-
L’altermondialisme
(Collection Boréal express; 24)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-7646-0644-5
1. Antimondialisation. I. Titre.
JZ1318.D86 2009 303.48’4 C2008-942533-2
Sommaire

Introduction 13

Chapitre premier • Contexte d’émergence


du mouvement 15

Le néolibéralisme 15

La mondialisation 18

La riposte 21

Réaction défensive des victimes 25

Réaction conservatrice 26

Antiaméricanisme 26

Contextes nationaux et régionaux 27

Émulation et mondialisation de l’activisme 30

Renouveau de la gauche et de l’extrême gauche 31

Effet de rétroaction discursive 32

Chapitre II • Un mouvement des mouvements 33

L’Action mondiale des peuples (AMP) 33


8 L’Association pour la taxation des transactions
financières et l’aide aux citoyens (ATTAC) 35

Les Black Blocs 36

Les campements autogérés temporaires 37

Les Convergences des luttes anti-capitalistes (CLAC) 40

Les Forums sociaux 41

Indymedia 45

La Marche mondiale des femmes (MMF) 46

Les mouvements paysans 50

Les organisations non gouvernementales (ONG) 51

Les organisations religieuses 51

Les syndicats 53

Les zapatistes 54

Clivages 56

Les réformistes 57

Les radicaux 59

Contre-pouvoir ou antipouvoir 61

Diversité ou unité 63

Nord-Sud 66

Les féministes 66

L’autre antimondialisation: nationalismes


xénophobes et islamisme radical 68

Chapitre III • Idées et discours 71

Les intellectuels du mouvement 72

Walden Bello 73

Miguel Benasayag 74
Noam Chomsky 74 9

Susan George 76

John Holloway 77

Naomi Klein 77

Antonio Negri (et Michael Hardt) 79

Arundhati Roy 80

Vandana Shiva 80

Joseph Stiglitz 81

Aminata Dramane Traoré 82

Les axes du discours militant 83

L’économie 83

Les droits 85

Le biologique (la vie) 86

La culture 87

Les médias 88

La guerre 88

La politique 89

Une lutte des idées 89

Chapitre IV • À qui la rue? À nous la rue! 91

Les grandes manifestations 93

La bataille de Seattle 95

Québec: le mur de la honte 98

Gênes: la police tue 99

New York: le choc du 11 septembre 101

Florence: non à la guerre 102


10 Évian: les campements militants 102

Écosse: des vedettes rock


aux clowns révolutionnaires 103

Allemagne: le Black Bloc rentre chez lui 105

Le débat violence/non-violence 106

La répression policière 109

Conclusion • Bilan provisoire 113

Remerciements 119

Chronologie 121

Bibliographie 125
Poussée par le besoin de débouchés toujours plus
larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit
toute la surface du globe. […] En exploitant le mar-
ché mondial, la bourgeoisie a donné une forme
cosmopolite à la production et à la consommation
de tous les pays. […] Les vieux métiers nationaux
ont été détruits et sont encore détruits jour après
jour. […] Les produits industriels sont consommés
non seulement dans le pays même, mais dans
toutes les parties du monde. Les anciens besoins,
satisfaits par les produits indigènes, font place à de
nouveaux qui réclament pour leur satisfaction les
produits des pays et des climats les plus lointains.
L’ancien isolement et l’autarcie locale et nationale
font place à un trafic universel, une interdépen-
dance universelle des nations. Et ce qui est vrai de
la production matérielle ne l’est pas moins des pro-
ductions de l’esprit.
MARX ET ENGELS,
Manifeste du Parti communiste, 1848

[F]ocaliser la contestation sur le libéralisme écono-


mique, posé en ennemi commun, permet d’asso-
cier une série de luttes autrefois dispersées et, sur-
tout, [de] proposer une grille de lecture […] apte à
se substituer aux analyses marxisantes dont le
dépérissement, au cours des années 1980, avait
laissé la critique anticapitaliste désarmée.
LILIAN MATHIEU, «Le mouvement
contre la mondialisation libérale»,
Regards sur l’actualité, no 276 (2001)
Introduction

Ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement «antimondia-


lisation», «altermondialiste», «mouvement des mouve-
ments» ou «mouvement pour la justice mondiale» est géné-
ralement associé dans l’imaginaire collectif au slogan «Un
autre monde est possible!», ainsi qu’à une série d’événe-
ments spectaculaires: le soulèvement des zapatistes au
Mexique le 1er janvier 1994, les grandes grèves de l’au-
tomne 1995 en France, que le journal Le Monde a pompeu-
sement présentées comme «la première révolte contre la
mondialisation», la fameuse «bataille de Seattle» en 1999,
la Marche mondiale des femmes en 2000 et le Forum social
mondial à Porto Alegre, au Brésil, en 2001.
Parfois considéré comme la nouvelle société civile trans-
nationale, l’altermondialisme réunit une grande diversité d’ac-
teurs, soit des féministes, des syndicalistes, des paysans, des
écologistes, des anarchistes, des antimilitaristes, des organi-
sations non gouvernementales, des groupes religieux et des
partis politiques de gauche et d’extrême gauche. Cette vaste
convergence improbable prend racine dans des contextes
politiques locaux particuliers et se déploie dans des réseaux
transnationaux plus ou moins formels. L’altermondialisme
existe de par ses actions, ses pratiques, ses organisations et
ses discours. Il s’exprime dans la rue, souvent bruyamment,
organise de grands rassemblements, publie et diffuse des
analyses critiques de la mondialisation capitaliste et du néo-
libéralisme et fournit des experts et des lobbyistes progres-
14 sistes qui tentent d’influencer les décisions lors de grands som-
mets socioéconomiques.
En bref, l’altermondialisme représente une profonde lame
de fond qui déferle pour contrer l’idéologie néolibérale et
les politiques menées depuis des années par des élites éco-
nomiques et politiques et jugées éminemment injustes et
néfastes pour une grande partie de la population. Ce mouve-
ment est une force critique, ainsi que le vecteur d’une multi-
tude d’idéaux, d’espoirs et de projets d’émancipation souvent
contradictoires.
Ce livre présente l’altermondialisme, ses forces et ses fai-
blesses, portant une attention particulière à son activité en
Occident. Il sera d’abord nécessaire d’introduire brièvement les
notions de néolibéralisme et de mondialisation du capitalisme,
pour ensuite discuter des diverses thèses expliquant l’émer-
gence de ce mouvement hétérogène. Suivra une présentation
des acteurs principaux et de certains clivages, des intellectuels
y étant associés et des axes du discours ainsi que ses manifes-
tations turbulentes et la répression violente qui y répond. Ce
vaste mouvement social est complexe: il sera donc impossible
ici d’en révéler toutes les nuances et d’en détailler chacun des
éléments importants. Ce livre a néanmoins pour but d’offrir les
outils essentiels pour comprendre l’altermondialisme et en
débattre, en tant que force politique plurielle et contradictoire,
animée d’un idéal de justice.
CHAPITRE PREMIER

Contexte d’émergence
du mouvement

L’altermondialisme est compris avant tout comme un phéno-


mène de réaction critique à la mondialisation — parfois nom-
mée globalisation — du capitalisme et d’une idéologie éco-
nomique spécifique, le néolibéralisme.

Le néolibéralisme

Le néolibéralisme poursuit le projet intellectuel et politique


du libéralisme économique classique, apparu en Europe au
XVIIIe siècle. Le libéralisme classique, associé à l’économiste
Adam Smith, affirmait que l’économie est un champ d’activi-
tés humaines indépendant de la politique et de la morale, et
qu’elle répond à ses propres lois naturelles, au premier chef
la recherche par chaque individu d’un profit maximum dans
les échanges, ce qui tendrait à l’harmonisation de la valeur de
l’offre et de la demande. Les libéraux déclaraient que c’est en
laissant le marché libre de toute ingérence morale ou politique
que l’intérêt des consommateurs et des producteurs, tout
comme la richesse globale, serait maximisé. Cette idéologie
économique était révolutionnaire pour l’époque, puisqu’elle
critiquait les rois et les aristocrates qui interféraient de façon
arbitraire dans le marché, s’accordant par exemple certains
monopoles selon leurs intérêts personnels et les jeux d’in-
fluence politiques.
16 L’idéologie néolibérale apparaît dans les années 1930
et 1940, en Allemagne et en Autriche. Adaptation du libéra-
lisme classique aux réalités politiques du XXe siècle, elle s’en
prend à l’État bureaucratique et interventionniste — l’État
providence — plutôt qu’aux rois et aux aristocrates, disparus
de la scène politique et économique (si ce n’est dans quelques
pays d’importance, comme l’Arabie saoudite). Un des pre-
miers théoriciens du néolibéralisme, Friedrich A. Hayek, est un
adversaire féroce de l’interventionnisme d’État et des poli-
tiques d’aide sociale.
L’interventionnisme d’État, appelé «planisme» par
Hayek, signifie selon lui la servitude des individus. Les néolibé-
raux affirment en effet que toute planification est nécessaire-
ment injuste, puisqu’elle brime la liberté de choix de certains
individus ou groupes sociaux (dont le patronat) en leur impo-
sant des décisions prises par d’autres (politiciens ou syndicats),
sous le prétexte fallacieux de chercher le «bien commun». De
plus, les néolibéraux avancent que le planisme doit être rejeté
parce que la raison humaine n’est pas suffisamment sophisti-
quée pour appréhender la complexité d’une société moderne.
Les planificateurs ne disposeraient jamais de toute l’infor-
mation nécessaire pour juger de l’efficacité de leur plan. Ils
seraient de toute façon incapables de prévoir l’ensemble des
effets qu’entraînera nécessairement l’application de leur plan.
La solution, selon le néolibéralisme, est d’admettre humble-
ment que l’être humain n’a pas la capacité de planifier correc-
tement des processus socioéconomiques complexes qui impli-
quent une multitude d’acteurs dont les actions entraînent des
conséquences imprévisibles.
Toujours selon le néolibéralisme, l’être humain serait tout
de même doté d’un minimum de rationalité économique qui le
pousse, en tant qu’individu avant tout égoïste, à maximiser ses
profits selon l’équation coût/bénéfice, chacun cherchant en
principe à continuellement réduire les coûts de ses choix et à
accroître les bénéfices qui en découlent. Cette rationalité éco-
nomique serait le mode de pensée naturel de l’homo economi-
cus. Lorsque chacun est libre de ses choix, la productivité géné-
rale de la société devrait croître et la richesse globale augmenter.
La planification doit donc être rejetée au profit d’un libre mar-
ché, plus efficace car s’autorégulant de manière harmonieuse.
Cette conception d’une humanité dotée d’une rationalité limi- 17
tée est inspirée des libéraux classiques, qui justifiaient déjà de
laisser jouer les lois naturelles du marché pour le plus grand bien
du plus grand nombre. Cela dit, le néolibéralisme radicalise le
libéralisme classique en affirmant que la logique économique
doit s’appliquer à toutes les sphères de la vie humaine, par
exemple la gestion des soins de santé, l’éducation, la culture,
l’environnement et l’approvisionnement en eau.
Cette idéologie gagne en influence dans les années 1970
et sera testée une première fois — avec peu de succès — dans
le Chili dirigé par le dictateur Augusto Pinochet, qui avait même
baptisé sa constitution du nom d’un livre de Hayek, La Consti-
tution de la liberté. L’idéologie néolibérale est ensuite adoptée
comme credo par Margaret Thatcher, en Grande-Bretagne, et
Ronald Reagan, aux États-Unis. L’influence du néolibéralisme,
qui s’exprime tout d’abord par l’exigence d’une libéralisation
des marchés nationaux, s’affirme ensuite par la promotion d’un
libre-marché mondial, un processus connu sous le nom de
«mondialisation» ou de «globalisation».
Des analystes de la mondialisation, comme la politologue
Suzanne Berger, notent que c’est précisément en période
d’ouverture des marchés qu’un État providence est essentiel,
pour aider les salariés œuvrant dans les secteurs de l’économie
nationale les plus menacés par la concurrence internationale
et les délocalisations. Or, à la fin du XXe siècle, les gouver-
nements décident plutôt d’ouvrir les frontières aux investis-
sements et aux échanges commerciaux alors même qu’ils
sabrent dans les programmes d’aide sociale. Des gens de la
classe moyenne menacés ou touchés plus ou moins directe-
ment par les transformations socioéconomiques adhèrent
alors aux discours de droite et d’extrême droite qui associent
les immigrants à des «voleurs d’emplois» et les plus pauvres
de la société à des «profiteurs». Ce glissement à droite d’une
partie de la classe moyenne en Occident participe également
de la crise des organisations traditionnellement de gauche,
comme les partis sociaux-démocrates et les syndicats, dont la
base d’électeurs ou de membres s’effrite alors que les grands
secteurs industriels sont frappés par une «rationalisation» et
une «flexibilisation» de leur main-d’œuvre, phénomènes
qui se traduisent souvent par des mises à pied massives et une
18 dissolution de la conscience collective et du sentiment d’ap-
partenance à une classe sociale.
La guerre froide avait jusqu’alors empêché une réelle
mondialisation, puisque les marchés des pays sous régime
marxiste-léniniste n’étaient pas accessibles aux firmes capita-
listes. La fin de la guerre froide et l’abandon par les élites d’Eu-
rope de l’Est de l’idéologie communiste ouvrira la voie vers un
marché potentiellement mondial, marquant de plus, pour les
mouvements sociaux progressistes de gauche et d’extrême
gauche, une perte plus grande encore de leur légitimité et de
leur capacité de mobilisation, et une difficulté à articuler une
critique crédible du capitalisme.

La mondialisation

La notion de mondialisation — ou de globalisation — peut


désigner des phénomènes fort variés, comme les zones
de libre-échange, la spéculation financière internationale, les
firmes multinationales, mais aussi les télécommunications, les
migrations humaines et les enjeux écologiques qui se moquent
des frontières. L’ennemi principal du mouvement altermondia-
liste reste la mondialisation du capitalisme, qui serait au monde
réel ce que le néolibéralisme est au monde des idées.
Des phénomènes économiques qui se sont produits
depuis les années 1980 permettent effectivement d’identifier
un processus de mondialisation. Les délocalisations d’entre-
prises, par exemple, ou la sous-traitance, sont directement
associées à la mondialisation du capitalisme. Ces pratiques
permettent en général aux entreprises privées d’accroître leurs
profits en réduisant le coût de leur main-d’œuvre. Les «plans
d’ajustement structurel» (qui ne relèveraient pas du «pla-
nisme» tel qu’entendu par les néolibéraux), élaborés en
grande partie par des consultants du Fonds monétaire inter-
national (FMI) et de la Banque mondiale, et plus ou moins
imposés à des gouvernements en difficulté financière, ont
également participé de la mondialisation. Ces plans ont pro-
fondément transformé les politiques publiques et fiscales
de plusieurs États lourdement endettés. Il s’agissait, principa-
lement, de réduire les dépenses en services publics pour
atteindre un équilibre budgétaire et réduire la dette (c’est- 19
à-dire rembourser plus rapidement ce qui est dû aux prêteurs
des pays surdéveloppés, banques privées ou États riches), de
privatiser des entreprises publiques, souvent dans le domaine
des ressources naturelles et de l’énergie, et de passer d’une
production locale destinée au marché national à une produc-
tion vouée à l’exportation internationale. Enfin, l’accroisse-
ment démesuré de la spéculation financière, les transferts de
sommes astronomiques en quelques secondes d’un coin du
monde à un autre ainsi que les accords internationaux de libé-
ralisation des échanges commerciaux participent également
de la mondialisation du capitalisme.
Il ne faut toutefois pas confondre le discours néolibéral et
la réalité économique. Il serait plus exact de parler de «pseu-
dolibéralisme» pour désigner le système économique réel,
puisque la mondialisation est loin d’être complétée sous la
forme d’un libre marché unique et unifié, tant dans les pays
eux-mêmes que sur la scène internationale. Nombre de bar-
rières tarifaires et de politiques protectionnistes subsistent, par-
fois même dans des pays qui sont identifiés comme les prin-
cipaux partisans du néolibéralisme (les États-Unis, par exemple)
ou dans une région libéralisée (Union européenne, par
exemple) face au reste du monde. Les capitalistes et leurs idéo-
logues jouent souvent publiquement du discours néolibéral,
exigeant la réduction de la taille de l’État et de ses dépenses,
mais ils n’hésitent pas à manœuvrer pour que ces mêmes États
leur octroient divers avantages, dont des subventions publiques
directes et indirectes (exemptions d’impôt), des investissements
publics dans la recherche et le développement, dans la forma-
tion professionnelle et dans les infrastructures de transport et
de communication. Depuis le 11 septembre 2001 et le déclen-
chement de la «guerre contre le terrorisme», le warfare state
est aussi présent qu’à l’époque de la guerre froide, et les États
dépensent des centaines de milliards de dollars de fonds publics
dans des contrats d’armements auprès de firmes privées. Lors
de crises économiques et financières, comme en 2008 et
en 2009, ce sont des milliers de milliards de dollars que les poli-
ticiens puisent dans les fonds publics pour sauver des compa-
gnies privées ruinées à la suite de jeux spéculatifs irresponsables
ou d’une gestion déficiente. Certains gouvernements qui se
20 disent adeptes du néolibéralisme vont même jusqu’à nationali-
ser des banques pour les sauver de la faillite.
Contrairement à ce que laisse entendre le discours néoli-
béral, la taille des États ne diminue pas nécessairement, et il y
a d’importantes différences entre pays, même en Occident. Au
Canada et en France, par exemple, une grande part des bud-
gets publics est encore consacrée à la santé et à l’éducation,
contrairement aux États-Unis. En fait, l’État providence n’a pas
encore disparu dans plusieurs pays, même s’il est vrai qu’il est
rongé par des politiques d’austérité.
Il convient aussi de parler de «pseudolibéralisme» parce
que le capitalisme mondial est encore encadré par des milliers
de traités, d’accords, de normes et de règlements, hérités des
décennies passées ou négociés lors de bras de fer entre blocs
économiques qui se livrent une concurrence féroce. Lorsque
les barrières tarifaires et des freins au commerce les avanta-
gent, de grandes compagnies font pression sur leur gouver-
nement pour qu’il les maintienne. C’est le cas des manufac-
turiers occidentaux qui se disent menacés par les produits
fabriqués en Chine et des industriels agricoles des pays sur-
développés inquiets de l’impact sur les marchés européens et
nord-américains de l’entrée du coton à bon marché produit en
Afrique, ou encore des agriculteurs de l’Amérique du Nord et
de l’Europe qui sont en concurrence les uns contre les autres.
Le président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, a donc reçu
l’appui d’associations paysannes d’Afrique et d’organisations
non gouvernementales internationales quand il a prononcé à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) un discours en
faveur d’une ouverture des marchés pour les producteurs afri-
cains de coton (alors que le même Compaoré est jugé comme
un dirigeant autoritaire partisan de politiques néolibérales, et
dénoncé à ce titre dans son pays par des activistes des droits de
la personne et par des syndicats). En Occident, les industriels
prônent eux aussi l’ouverture des marchés des pays plus
pauvres, quand ils y voient des avantages (c’est-à-dire des pos-
sibilités d’accroître leurs profits), souvent heureux qu’une élite
politique ou culturelle locale peu soucieuse des droits des tra-
vailleurs leur permette de dégager plus de profits.
«Pseudolibéralisme», encore, parce que les multinatio-
nales ont pris de telles proportions qu’elles concentrent sou-
vent dans une seule et même firme une grande diversité d’ac- 21
tivités économiques intégrées dans une immense chaîne de
production, allant parfois de l’extraction de ressources pre-
mières jusqu’à la mise en marché du produit fini. Il est difficile
de parler d’un marché «libre» lorsqu’environ 65% des tran-
sactions quotidiennes dans le monde s’effectuent à l’intérieur
des diverses multinationales. Il serait plus précis de parler d’une
économie mondiale soumise au planisme des directions et des
conseils d’administration des compagnies privées, une ten-
dance qui s’accentue avec les fusions d’entreprises œuvrant
dans divers secteurs, comme la finance, l’industrie lourde et la
culture.
L’économie reste toutefois largement nationale, c’est-
à-dire que la plus grande part des échanges commerciaux de
biens et services continue à s’effectuer dans un cadre national.
Environ 80% des activités économiques aux États-Unis, par
exemple, ont lieu à l’intérieur des frontières nationales. Enfin,
la libéralisation des marchés favorise principalement le dépla-
cement de l’argent, des investissements et de la produc-
tion, mais les frontières restent en grande partie fermées aux
mouvements de populations, surtout celles en provenance des
pays plus pauvres et qui cherchent à migrer vers des pays
plus riches. S’il y a une mondialisation relative pour les capita-
listes au nom de la liberté d’investir, la main-d’œuvre ne jouit
pas d’un tel privilège. Et si la production et la richesse globales
tendent effectivement à s’accroître un peu partout dans le
monde comme le prévoyait la logique néolibérale, le fossé
entre les riches et les pauvres s’élargit également, à la fois au
sein des marchés nationaux et sur la scène internationale,
entre les pays. La réalité pseudolibérale ressemble donc sur-
tout à une mondialisation capitaliste à géométrie variable, au
sein de laquelle les plus puissants tendent à dicter leur volonté
aux plus faibles, à moins que ceux-ci parviennent à établir des
alliances et des fronts communs.

La riposte

L’altermondialisme est une convergence de mouvements


sociaux et d’acteurs politiques (intellectuels, organisations non
22 gouvernementales, partis politiques) qui se reconnaissent
mutuellement comme victimes et adversaires du néolibéra-
lisme et du capitalisme, national ou mondialisé. Le «mouve-
ment des mouvements» trouve son unité dans sa critique du
néolibéralisme et de ses impacts, ainsi que dans sa contesta-
tion des discours et des actions des firmes capitalistes et des
institutions internationales comme le G8, le FMI et l’OMC, qui
orchestrent la production, le commerce et les flux financiers
sur la planète.
Ce n’est donc pas sans raison qu’il a d’abord été désigné
vers la fin des années 1990, par ses adversaires et des obser-
vateurs, comme mouvement «antimondialisation». Cela dit,
le mouvement cherche aussi à proposer d’autres valeurs éco-
nomiques et politiques, et d’autres façons d’organiser la vie
commune, qui seraient fondées sur les principes de liberté,
d’égalité, de pluralisme et de solidarité. «Globalisons les soli-
darités! Pas l’économie!», a-t-on pu lire sur une banderole
lors d’une manifestation à Tübingen, en Allemagne, qui s’est
déroulée en même temps que les manifestations à Seattle, en
novembre 1999. Pour bien marquer cet aspect positif du mou-
vement, les activistes ont rapidement cherché à se nommer
eux-mêmes, choisissant dès 2001 des étiquettes qui ont fini
par s’imposer dans l’usage et les médias. En français, ce sera le
mouvement «altermondialiste», qui évoque une alternative à
la mondialisation capitaliste; en anglais, «global justice move-
ment», encore plus clairement positif.
Il est peu aisé d’identifier la genèse de cette impulsion
politique. Les mouvements progressistes n’en sont pas à leur
première expérience d’internationalisation. Déjà au XIXe siècle,
divers mouvements s’organisaient à l’échelle transnationale,
dont celui contre l’esclavage, le mouvement ouvrier (au sein
de l’Internationale) et le mouvement pour les droits des
femmes, qui a lancé au début du XXe siècle l’idée d’une jour-
née d’action mondiale (le 8 mars) et qui a participé à la consti-
tution du mouvement pacifiste, très actif avant et après la Pre-
mière Guerre mondiale.
En Occident, les années 1960 et 1970 ont été marquées à
l’extrême gauche par le tiers-mondisme, également porté par
la théologie de la libération, qui exprimait une solidarité envers
les peuples pauvres et une critique de l’impérialisme occiden-
tal et des guerres coloniales ou néocoloniales, comme en Indo- 23
chine, en Algérie et au Vietnam. De plus, des «émeutes de la
faim» secouaient déjà des pays hors de l’Occident, dans les
années 1970 et 1980, alors que des foules s’insurgeaient
contre des politiques d’austérité adoptées par leur gouverne-
ment sous la pression du FMI et de la Banque mondiale. Dans
les années 1980, la fronde a atteint l’Occident, mais les mobi-
lisations de rue et les mouvements de grève se sont cassé les
dents sur la rigidité de la première ministre Margaret Thatcher,
bien décidée à imposer ses réformes économiques inspirées
du néolibéralisme.
Divers mouvements sociaux et groupes de pression enga-
gés dans le pacifisme et le désarmement, la défense des droits
humains (Amnistie internationale), la promotion des droits des
femmes et la protection de l’environnement (Greenpeace)
sont apparus à cette époque et se sont déployés sur la scène
internationale, souvent à l’occasion de sommets officiels
convoqués par l’Organisation des Nations Unies (ONU),
comme la Conférence sur l’environnement à Stockholm,
en 1972. Ces sommets officiels favorisent la formation de
vastes coalitions opposées au discours néolibéral et à la mon-
dialisation du capitalisme. De même, les sommets du G7,
réunissant les pays les plus puissants, donnent une occasion de
catalyser la contestation. En 1984, The Other Economic Forum
(TOEF) se déroule en Grande-Bretagne en même temps que
le sommet du G7. L’année suivante, à Bonn, 25 000 mani-
festants descendent dans la rue pour dénoncer le sommet du
G7 et «l’exploitation et l’impérialisme», reprenant l’éner-
gie du vaste mouvement contre le déploiement de missiles
nucléaires (Euromissiles) qui avait l’habitude de manifester
contre les sommets de l’Organisation du Traité d’Atlantique
Nord (OTAN). En 1988, toujours en Allemagne, la réunion
conjointe du FMI et de la Banque mondiale à Berlin mobilise
80 000 manifestants, dont certains affrontent la police.
En 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution fran-
çaise, le sommet du G7 est accueilli par le président François
Mitterrand à Paris, dans l’Arche de la Défense. Un «sommet
alternatif» est organisé et 15 000 manifestants défilent dans
les rues, terminant la journée par un spectacle de musique.
En 1994, c’est au tour de Madrid d’accueillir un Forum alter-
24 natif, en réaction à une réunion du FMI et de la Banque mon-
diale. En 1995, la tenue du sommet du G7 à Halifax, au
Canada, donne l’impulsion à la formation d’une coalition
composée du Conseil canadien pour la coopération interna-
tionale, d’Oxfam-Canada et de la Conférence catholique du
Canada, qui milite pour une réforme des institutions finan-
cières transnationales (FMI, Banque mondiale). La même
année se déroule au Québec la marche Du pain et des roses,
organisée par la Fédération des femmes du Québec (FFQ), et
dont le succès inspirera la Marche mondiale des femmes
(MMF) en 2000. En 1997, Vancouver est la scène de mani-
festations contre la tenue du sommet de l’Asia Pacific Eco-
nomic Cooperation (APEC). La riposte altermondialiste est
donc le plus souvent favorisée, dans chaque pays, par la tenue
d’un événement à caractère international qui incarne aux
yeux des insatisfaits le néolibéralisme et la mondialisation du
capitalisme.
La mobilisation contre l’Accord multilatéral sur l’investis-
sement (AMI), en 1998, consacre dans l’opinion publique et
les grands médias l’existence d’un phénomène d’«antimon-
dialisation» en Occident, et surtout une prise de conscience
élargie que la mondialisation peut être problématique et
source de tensions. Le projet de l’AMI, qui concernait 29 pays
riches, était négocié en secret dans le cadre de l’Organisation
de coopération et de développement économique (OCDE).
Certains pays, dont l’Inde, la Malaisie et les Philippines, ainsi
que des organisations non gouvernementales du Canada et
des États-Unis, vont attirer l’attention sur ce projet, profitant
d’une fuite de documents pour en diffuser des extraits sur
Internet. Rapidement, les mobilisations contre l’AMI regrou-
pent des syndicats, des unions d’artistes et d’intellectuels, des
groupes religieux, des associations de chômeurs et même
des députés et certains partis politiques. Les autorités fran-
çaises se lancent dans la bataille en faveur de la clause
d’«exception culturelle», qui stipule que l’industrie culturelle
serait exclue des accords. Les négociations de l’AMI se termi-
nent sur un constat d’échec, à l’automne 1998, précipité par le
retrait de la France. À ce moment, la campagne de mobilisation
en prévision du sommet de l’OMC à Seattle va bon train.
Plusieurs sociologues et politologues ont tenté d’expli-
quer les raisons de l’émergence de ce vaste mouvement trans- 25
national. Il est possible de dégager six explications, qui ne
sont pas mutuellement exclusives: 1) réaction défensive
des victimes, 2) réaction conservatrice, 3) antiaméricanisme,
4) contextes nationaux et régionaux, 5) émulation et mondia-
lisation de l’activisme, 4) renouvellement de la gauche et de
l’extrême gauche, 6) effet de rétroaction discursive face au
néolibéralisme.

Réaction défensive des victimes

L’explication par la menace économique veut que les mobilisa-


tions soient le résultat direct des effets négatifs de la mondia-
lisation capitaliste sur certains groupes, comme les femmes
des pays en voie de développement économique, les paysans
et les ouvriers. Il y aurait une réaction mécanique de cause à
effet, les victimes du capitalisme protestant automatiquement
contre le capitalisme. L’explication est certes valable dans plu-
sieurs cas, comme ces projets de construction de barrages
hydroélectriques financés par la Banque mondiale en Inde ou
au Brésil qui provoquent de vastes mobilisations de commu-
nautés s’insurgeant contre leur expropriation et leur déplace-
ment forcé. L’explication est également valable pour ces com-
munautés des bidonvilles d’Afrique du Sud qui détournent
clandestinement des conduites d’eau potable après la privati-
sation du réseau d’aqueduc, un autre projet de la Banque
mondiale. En Occident, la situation semble plus paradoxale.
S’il est vrai que certains secteurs, comme l’industrie lourde,
sont menacés par les délocalisations, l’ensemble des consom-
mateurs est plutôt favorisé par la mondialisation qui permet
d’acheter à bas prix des biens produits dans des pays où les
salaires sont très bas. En cela, les populations en Occident pro-
fitent, de manière générale, du commerce international pour
certaines gammes de produits, comme des aliments exo-
tiques, des vêtements et du matériel électronique. De plus, en
Occident, une large part de la mobilisation contre le capita-
lisme mondialisé et le néolibéralisme est le fait d’étudiants et
de membres de la fonction publique, qui ne sont pas les plus
directement menacés, alors que les travailleuses des manufac-
tures de textile, par exemple, restent peu mobilisées.
26 Réaction conservatrice

Selon une seconde explication, avancée par des politologues


comme Pierre Rosanvallon, le mouvement d’opposition au
néolibéralisme serait «réactionnaire» et s’agiterait en vain
contre un progrès socioéconomique irréversible. La réaction
des manifestants s’expliquerait par un corporatisme égoïste,
voire archaïque, qui bloque les transformations nécessaires
d’un mode de gestion publique mal adapté aux nouvelles réa-
lités nationales et internationales. Plutôt méprisante, cette
explication dirige tout de même le regard vers certains syn-
diqués qui, dans la défense de leurs acquis, ne font pas tou-
jours preuve de solidarité intergénérationnelle ou internatio-
nale. Il est vrai que des agriculteurs occidentaux, par exemple,
demandent à leur gouvernement des protections commer-
ciales qui désavantagent les paysans des pays d’Afrique et que
des syndicats des pays surdéveloppés exigent la protection des
emplois de leurs membres face à une éventuelle délocalisation
de l’entreprise au Mexique ou en Chine. Cela dit, cette expli-
cation ne permet pas de comprendre pourquoi plusieurs
contestataires proposent non pas le statu quo, mais bien de
penser et de faire la politique autrement, selon des modes plus
égalitaires et plus participatifs.

Antiaméricanisme

Pour d’autres, «antimondialisation» rimerait avec «anti-


américanisme». Plusieurs activistes du mouvement altermon-
dialiste sont très critiques envers les États-Unis, désignés de
manière péjorative comme l’«Empire». Mais l’antiamérica-
nisme n’explique pas toute la diversité du mouvement alter-
mondialiste ni pourquoi des Américains ont protesté en si
grand nombre à Seattle en 1999 et dans d’autres grandes
villes des États-Unis au cours des années suivantes, comme à
Washington en 2000, contre le FMI et la Banque mondiale, et
à Miami en 2003, contre le projet — finalement abandonné
— de zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). De plus,
les premiers théoriciens du néolibéralisme sont allemands et
autrichiens (F. Hayek); des acteurs de premier plan des institu-
tions financières internationales sont français, comme Pascal
Lamy (directeur de l’OMC depuis 2005) et Dominique Strauss- 27
Khan (directeur général du FMI depuis 2007); et les grandes
firmes privées allemandes, britanniques, canadiennes, fran-
çaises et japonaises participent également à la mondialisation
du capitalisme.

Contextes nationaux et régionaux

Pour le sociologue Marcos Ancelovici, il faut plutôt com-


prendre la mobilisation altermondialiste dans le cadre de
contextes nationaux particuliers. C’est en évaluant leur posi-
tionnement sur la scène politique nationale que divers acteurs
décideront, ou non, de se dire altermondialistes et de se mobi-
liser plus ou moins sérieusement contre le néolibéralisme, la
mondialisation du capitalisme ou des symboles locaux qui y
sont associés. Ainsi, l’apparition en 1998 de la principale orga-
nisation altermondialiste en France, l’Association pour la taxa-
tion des transactions pour l’aide aux citoyens (ATTAC), s’expli-
querait avant tout par les dynamiques propres à la vie politique
française, où diverses forces nationales de gauche — socia-
listes, trotskistes, etc. — introduisent dans leur discours de la
fin des années 1990 la notion d’antimondialisation pour
reconstruire leur capacité de mobilisation et faciliter la forma-
tion de nouvelles alliances.
L’influence des contextes nationaux permet d’expliquer
la grande diversité des mouvements altermondialistes dans le
monde. En Norvège, par exemple, c’est à l’occasion du débat
sur l’adhésion du pays à l’Union européenne qu’un mouve-
ment altermondialiste a émergé. Des figures d’autorité,
comme des membres du clergé et même des politiciens en
vogue, y dénoncent également la mondialisation libérale.
L’évêque d’Oslo s’est ainsi retrouvé à discuter avec des politi-
ciens au sujet de la dette des pays pauvres, lors d’un atelier du
Forum social norvégien intitulé «Le projet de Dieu contre le
projet néolibéral».
Dans le même esprit, la politologue Pascale Dufour a com-
paré les formes différentes qu’avaient prises au Québec et dans
le reste du Canada les revendications des coalitions opposées
au traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Au
milieu des années 1980, le gouvernement conservateur cana-
28 dien dirigé par Brian Mulroney pilotait un projet de libre-
échange avec les États-Unis. Les élections fédérales de 1988
ont créé les conditions favorables à la formation au Canada
(hors Québec) d’une vaste coalition baptisée Réseau Pro-
Canada, réunissant des syndicats, des groupes de femmes, des
écologistes, des associations étudiantes, des agriculteurs, des
Amérindiens et des groupes religieux. Cette coalition considé-
rait que le libre-échange menaçait les emplois au Canada ainsi
que le droit du travail et des programmes sociaux. Le Québec
était alors gouverné par le Parti libéral du Québec (PLQ), parti-
san du libre-échange. Le Parti québécois (PQ), qui formait l’op-
position officielle, était également favorable au traité avec les
États-Unis, perçu par les souverainistes comme un moyen pour
le peuple québécois d’accroître son autonomie économique
et politique face au Canada. Une Coalition québécoise d’op-
position au libre-échange apparaît néanmoins en 1986, dans
laquelle se retrouvent la Confédération des syndicats natio-
naux (CSN), la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ),
la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ)
et l’Union des producteurs agricoles (UPA). Cette coalition affir-
mait que le libre-échange avec les États-Unis creuserait le fossé
entre les riches et les pauvres et menacerait le caractère distinct
du Québec, soit sa culture et ses programmes sociaux, ainsi
que les normes de protection de l’environnement. La Coalition
n’était pas fondamentalement opposée au libre-échange, se
contentant d’insister pour que les droits et les intérêts des tra-
vailleuses et des travailleurs soient protégés. Le Parti conserva-
teur a finalement été reporté au pouvoir et l’accord de libre-
échange entériné la même année.
Le contexte national peut également influencer la réaction
des adversaires du mouvement altermondialiste. Ainsi, l’an-
cien premier ministre britannique Tony Blair, pourtant chef du
Parti travailliste (en principe de gauche), a toujours été très cri-
tique à l’égard de l’altermondialisme, alors que l’ancien prési-
dent français Jacques Chirac, de droite, cherchait à se montrer
à l’écoute du mouvement. Ce paradoxe s’explique, selon le
politologue Eddy Fougier, par le fait que le président Chirac
savait que la population française était plutôt sympathique au
mouvement altermondialiste, qui a relativement peu de sym-
pathisants en Grande-Bretagne.
Le contexte déterminant peut être régional plutôt que 29
national, selon d’autres universitaires comme la sociologue
Lesley J. Wood, qui a proposé une étude détaillée des cibles
visées par les agitateurs lors des grandes manifestations. Elle
a constaté que leurs choix sont fortement influencés par des
réalités régionales distinctes. Dans les pays surdéveloppés, les
actions directes seront dirigées surtout vers des entreprises
multinationales (par exemple, McDonald’s); en Afrique et en
Asie, vers des bâtiments logeant des représentants du gouver-
nement national ou local; en Amérique latine, vers les grandes
institutions financières. Ces choix s’expliqueraient par la diffé-
rence de perceptions, selon les régions du monde, de ce qu’est
la mondialisation et de qui en est responsable.
Le contexte régional permet aussi de mieux comprendre
l’émergence de structures de coordination entre mouvements
sociaux qui se découvrent des intérêts communs dans la
mesure où ils s’inscrivent dans une même zone politique et
économique, tout particulièrement dans la perspective d’ac-
cords officiels de libre-échange régionaux ou continentaux.
Pour mieux contester le projet (avorté) de la ZLÉA, vers 2000,
l’Alliance sociale continentale (ASC) a été fondée, regrou-
pant des partenaires de l’ensemble du continent américain,
dont des syndicats canadiens, l’Alliance for Responsible Trade
(États-Unis), Red Mexicana de Accion Frente al Libre Comercio
(Mexique) et Red Chile por una Iniciativa de los Pueblos (Chili).
Participait aussi à l’ASC le Réseau québécois sur l’intégration
continentale (RQIC), actif depuis 1994 et qui a des alliés dans
divers pays des Amériques.
Si cette approche encourage à prendre en compte les
dynamiques nationales que le discours explicitement interna-
tionaliste de l’altermondialisme tend à dissimuler, le mouve-
ment altermondialiste ne se limite tout de même pas aux fron-
tières nationales ni à des zones régionales, comme le montrent
des phénomènes d’importance tel que le Forum social mon-
dial, qui s’est d’abord tenu à Porto Alegre, attirant au Brésil
plus d’une centaine de milliers d’activistes, puis s’est déplacé
ailleurs dans le monde.
30 Émulation et mondialisation de l’activisme

Des sociologues comme Sidney Tarrow notent un effet d’ému-


lation entre la mondialisation du capitalisme et celle de l’acti-
visme, lequel deviendrait de plus en plus transnational en
profitant de la mondialisation. L’ouverture des marchés éco-
nomiques, le développement des télécommunications, la
création de grands blocs politiques et de zones de libre-
échange provoquent une dynamique qui facilite la mondiali-
sation des mouvements sociaux et de la contestation. Les
outils mêmes qui servent la mondialisation du capitalisme,
comme Internet, dynamisent également la mise en réseau
internationale des activistes. Les grands sommets officiels de
l’ONU, du G8 ou de l’OMC servent d’occasions politiques pour
catalyser la contestation. Il y aurait donc un rapport entre le
dynamisme de la mondialisation économique et celui de la
mondialisation militante, la première favorisant le déploiement
transnational de la seconde, et les activistes se laissant absor-
ber dans le processus général de mondialisation.
L’émulation peut aussi s’effectuer entre la forme de struc-
ture adoptée par le mouvement altermondialiste et la forme
de structure de marché proposée par le néolibéralisme. Selon
le politologue Lilian Mathieu, qui s’inspire du livre Le Nou-
vel Esprit du capitalisme, de Luc Boltanski et Ève Chiapello,
les contestataires altermondialistes adoptent — à l’image
des nouveaux modes de gestion capitaliste proposés — des
formes d’organisation «flexibles», une structure en réseau
qui se mobilise pour œuvrer collectivement sur des «projets»,
comme les contre-sommets.
Des activistes et des analystes de l’altermondialisme, dont
le professeur de droit international Richard Falk et l’universi-
taire féministe Sarah Mahler, ont parlé pour leur part de
«mondialisation par le bas» pour désigner les mobilisations
qui prennent racine dans l’activisme au quotidien et dans
les luttes locales, par opposition à la «mondialisation par le
haut», en référence aux choix et aux actions des élites écono-
miques et politiques. Il y aurait ici un effet de rétroaction entre
l’influence des contextes nationaux et régionaux et celle du
phénomène de mondialisation «par le haut». Jane Jenson et
Boaventura de Sousa Santos proposent même la notion plu-
rielle de «globalisations» pour évoquer une multiplicité de 31
phénomènes convergents.

Renouveau de la gauche et de l’extrême gauche

Pour les politologues Isabelle Sommier et Donatella della


Porta, la dynamique des mobilisations altermondialistes peut
aussi se comprendre, surtout en Occident, comme s’inscrivant
dans l’histoire de la gauche et de l’extrême gauche, soit
comme une réaffirmation des idées critiques de l’anticapita-
lisme et de l’anti-impérialisme. En effet, l’extrême gauche
affirme depuis plus de cent cinquante ans (voir le Manifeste du
Parti communiste de 1848) que le capitalisme tend naturelle-
ment à se mondialiser, à travers le colonialisme militaire et l’im-
périalisme économique. Les propositions positives d’expé-
rience de démocratie directe et participative, d’autogestion et
d’action directe qui s’expriment dans la mouvance la plus radi-
cale de l’altermondialisme perpétuent l’héritage de la généra-
tion de 1968 et de ce que l’on nomma alors la Nouvelle
Gauche ou les Nouveaux Mouvements sociaux (étudiants,
féministes, écologistes, pacifistes). Cet engouement certain
pour une politique qui se pratiquerait «autrement» renoue
avec les expériences d’autogestion de l’extrême gauche et se
justifie par comparaison à la politique traditionnelle des partis
de gauche et des syndicats bureaucratisés et hiérarchisés, mais
aussi des grands sommets économiques du G8, de l’Union
européenne, du FMI et de la Banque mondiale, élitistes et frap-
pés d’un lourd «déficit démocratique».
Cette recherche de filiation dans la tradition de la gauche
et de l’extrême gauche peut aisément se combiner avec une
analyse du contexte national ou régional. Le positionnement
des acteurs de gauche et d’extrême gauche face au néolibéra-
lisme et à la mondialisation du capitalisme s’explique en partie
par la crise qui les a frappés dans les années 1980, qui s’est tra-
duite par une perte de crédibilité face aux forces politiques
adverses et à l’opinion publique et par diverses défaites face au
patronat national. Le plus problématique reste sans doute le
phénomène du délitement de la base d’appui traditionnel à la
gauche et à l’extrême gauche. Les transformations socioéco-
nomiques des sociétés occidentales s’accompagnent d’une
32 réduction radicale de la taille et de l’influence sociopolitique du
prolétariat industriel, qui ne compte plus que pour une part
restreinte de la population active, alors que les secteurs des
services et l’administration publique représentent la majorité
des emplois et que les exclus du marché sont nombreux. Le
recours à une rhétorique protectionniste face à la mondialisa-
tion et au néolibéralisme peut alors offrir, pour certains acteurs
politiques, l’espoir de regagner une certaine légitimité et une
capacité de mobilisation.

Effet de rétroaction discursive

Le développement d’un discours critique envers le néolibéra-


lisme et la mondialisation pourra être d’autant plus porteur et
rassembleur que l’élite politique et économique aura pendant
des années présenté comme des fatalités, en raison de la mon-
dialisation, des réductions de personnel, des restrictions bud-
gétaires et des réductions de services publics et privés. Cette
propagande des politiciens occidentaux a pu avoir pour effet
de favoriser la convergence de divers mouvements sociaux dis-
tincts — syndicats, féministes, anarchistes, etc. — sous la ban-
nière unifiante de l’altermondialisme. En effet, ces politiciens
ont justifié par la «mondialisation» leurs coupes dans les bud-
gets de l’éducation, de la santé, de la protection de l’environ-
nement et de l’aide sociale. Les politiciens de droite comme de
gauche martelaient qu’il fallait être «pragmatique» et «réa-
liste» en raison de la «mondialisation» et qu’«il n’y a pas d’al-
ternative», pour reprendre l’expression favorite de Margaret
Thatcher pour excuser ses politiques d’austérité. Les politiciens
se sont si souvent servi de l’excuse de la mondialisation que les
groupes se sentant lésés en sont venus à considérer qu’ils
avaient tous un ennemi commun, celui que leur avaient dési-
gné les politiciens eux-mêmes: la mondialisation capitaliste.
CHAPITRE II

Un mouvement des mouvements

Le mouvement altermondialiste étant une convergence de


mouvements, il convient de présenter quelques-uns de ses
principaux éléments. Sans prétendre à l’exhaustivité, les acteurs
présentés ici incarnent chacun à leur manière des pôles d’inté-
rêts et de tensions au sein de la mouvance altermondialiste.
Seront discutés (par ordre alphabétique): l’Action mondiale
des peuples (AMP), l’Association pour la taxation des transac-
tions financières et l’aide aux citoyens (ATTAC), les Black Blocs,
les campements autonomes temporaires, les Convergences
des luttes anti-capitalistes (CLAC), les Forums sociaux, Indy-
media, la Marche mondiale des femmes (MMF), les mouve-
ments paysans, les organisations non gouvernementales, les
organisations religieuses et les zapatistes.

L’Action mondiale des peuples (AMP)

L’Action mondiale des peuples (en anglais, People Global


Action) est un réseau décentralisé et peu structuré composé
d’organisations et de groupes de sensibilité plutôt radicale, qui
se disent inspirés par les zapatistes du Chiapas, au Mexique.
L’AMP a été fondée en mai 1998, à Genève, à l’occasion de
trois jours de manifestations devant le siège social de l’Organi-
sation mondiale du commerce (OMC). Des activistes ont fait
éclater les vitrines de restaurants de la chaîne McDonald’s
ainsi que celles de divers hôtels de luxe. Cette action s’inscrivait
dans le cadre de la première Journée d’action mondiale, à
34 laquelle avait appelé l’AMP et à laquelle ont participé des
groupes dans plus de 40 villes, dans au moins 20 pays. L’ob-
jectif principal du réseau consiste d’ailleurs à appeler à de telles
journées d’action mondiale et à tenir des rencontres inter-
nationales où des activistes peuvent échanger lors d’ateliers
de discussion. L’AMP a ainsi appelé à des mobilisations contre
le sommet du G8 à Birmingham, en mai 1998, et a tenu des
rencontres à Bangalore, en Inde (1999), en Bolivie juste après
les attaques aériennes du 11 septembre 2001 et au Bangla-
desh (2003).
L’AMP repose sur une série de principes qui ont été repris
comme base d’unité par des coalitions altermondialistes,
dont la Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC) de
Montréal, ainsi que par d’autres groupes activistes, comme la
coalition Guerre à la guerre, qui a organisé des manifestations
contre des parades militaires à Québec en 2007 et en 2008.
Ces principes comprennent le refus de la politique partisane et
du jeu électoraliste, le recours à l’action directe et à la pertur-
bation ainsi que la lutte contre toute forme de domination et
d’exploitation, dont le capitalisme, le féodalisme et le patriar-
cat. L’AMP a compté comme membres associés des organisa-
tions et des groupes écologistes radicaux, comme Earth First!,
et Reclaim the Streets, le réseau nord-américain des femmes
autochtones, des communautés autochtones (maoris, u’wa,
ogoni) et des syndicalistes de la Korean Confederation of
Trade Unions.
L’AMP a également organisé des rencontres régionales ou
continentales, par exemple au squat Les Tanneries, à Dijon
(2003). Des activistes proches du réseau AMP ont aussi orga-
nisé des «caravanes», soit des tournées de sensibilisation
sur des thématiques précises ponctuées par des conférences,
des débats, des présentations de films et de spectacles, voire
des manifestations, le tout ayant généralement pour objectif
de favoriser une mobilisation en vue d’un événement précis,
comme un sommet du G8. Au fil des ans, le réseau AMP s’est
délité, mais son esprit (re)vit toujours à travers les Blocs-AMP,
des comités qui se sont mobilisés entre autres contre le som-
met du Partenariat sécurité et prospérité (PSP) regroupant le
Canada, les États-Unis et le Mexique, à Montebello, au Qué-
bec, en août 2007. L’idée de journées d’action mondiale a été
reprise par le Forum social européen de Florence, en 2002, 35
qui a lancé un appel à des manifestations contre la guerre
imminente contre l’Irak à l’hiver 2003, puis à l’hiver 2008 par
le Forum social mondial (FSM), qui a proposé une journée
d’action mondiale, plutôt qu’un grand rassemblement de type
forum, pour passer d’une attitude de discussion à une
démarche plus activiste. Le Bloc-AMP d’Ottawa a appelé à des
mobilisations en 2010 contre un prochain sommet du PSP au
Canada, contre le sommet du G8 en Ontario et contre la tenue
des Jeux olympiques à Vancouver, en solidarité avec les actions
de groupes amérindiens refusant la tenue de cet événement
sur leurs «terres volées».

L’Association pour la taxation des transactions financières


et l’aide aux citoyens (ATTAC)

L’influence de cette association s’est surtout fait sentir en


France, où plusieurs observateurs l’ont identifiée comme repré-
sentant l’ensemble du mouvement altermondialiste. Son
rayonnement est également tributaire de certains de ses ani-
mateurs, qui jouissent d’un fort capital social, comme Bernard
Cassen du Monde diplomatique, Christophe Aguiton, activiste
de longue date ayant milité dans de nombreuses organisations,
et Susan George, qui est l’une des intellectuelles très médiati-
sées du mouvement altermondialiste. L’influence d’ATTAC s’ex-
plique aussi par le rôle moteur que l’association ou ses anima-
teurs ont su jouer dans la formation et l’organisation du Forum
social mondial de Porto Alegre. L’idée d’ATTAC a d’abord été
lancée dans Le Monde diplomatique par Ignacio Ramonet, qui
a reçu en réponse des milliers de lettres de lecteurs enthou-
siastes. La fondation a lieu en 1998, en coordination avec
des activistes autonomes, des intellectuels, des syndicalistes et
des militants proches des partis d’extrême gauche. Si l’objec-
tif premier de l’association est de faire pression pour obtenir
une taxation des transactions financières (dite taxe Tobin),
ATTAC a rapidement élargi son champ d’activités, fondant
des centaines de comités locaux, organisant des «universités
d’été», publiant de nombreux petits livres de vulgarisation bon
marché sur des enjeux importants, dont l’impact de la mondia-
lisation sur les femmes et les liens entre la mondialisation du
36 capitalisme et la guerre. Ces livres se sont vendus à plusieurs
dizaines de milliers d’exemplaires. En 2000, ATTAC comptait
30 000 membres, principalement des enseignants, des retrai-
tés, des étudiants et des syndicalistes. ATTAC a développé des
branches nationales, comme ATTAC-Québec. Quelques ten-
sions traversent l’organisation. Des démissions fracassantes ou
discrètes ont suivi la prise de position trop critique de certains
porte-parole envers la violence des manifestants au sommet du
G8 à Gênes, en 2001, et des comités locaux se sont sabordés
pour protester contre le manque de démocratie interne dans
l’association. Enfin, des rivalités entre factions sont nées à la
direction de l’association, et le flou entourant le processus
d’élection n’a pas aidé à lui donner une image vertueuse. Cer-
tains dirigeants ont même dû démissionner en 2006, à la suite
d’accusations de fraude lors des élections internes. En 2008,
l’association ne compte plus qu’environ 10 000 membres et
influence beaucoup moins les débats publics.

Les Black Blocs

Le Black Bloc est une tactique à laquelle ont recours des acti-
vistes antiautoritaires et anticapitalistes lors de manifestations,
et qui consiste à se regrouper en bloc en fonction d’une esthé-
tique vestimentaire — le noir — qui exprime leur radicalisme.
Cette uniformité permet un certain anonymat qui réduit les
risques d’être ciblé individuellement par les policiers. Il ne s’agit
donc pas d’une organisation comme telle, mais plutôt d’unités
manifestantes composées d’activistes tout de noir vêtus, mas-
qués ou cagoulés. Cette tactique est apparue dans le réseau
des squats d’extrême gauche en Allemagne de l’Ouest, dans
les années 1980, et elle a permis en quelques occasions de
résister efficacement à des tentatives d’expulsion menées par
les policiers. La tactique du Black Bloc a par la suite essaimé
ailleurs en Occident, mais aussi au Mexique et en Turquie.
Depuis la bataille de Seattle en 1999, les médias ont beau-
coup parlé des Black Blocs aux cours des manifestations, et
les caméras cherchent à capter leurs gestes spectaculaires.
Ce sont même en grande partie les images diffusées par les
grands médias à Seattle qui ont encouragé la reprise de ce
type de tactique lors des manifestations suivantes. Les Black
Blocs restent minoritaires dans la nébuleuse d’activistes et de 37
manifestants qui décident plus ou moins spontanément
d’avoir recours à la force lors de manifestations. Mais leur
tenue si typée a facilité leur association à l’image du manifes-
tant violent. Cela dit, les Black Blocs n’ont pas toujours recours
à la force, et plusieurs Black Blocs ont défilé bien calmement,
se contentant par leur présence et leurs drapeaux anarchistes
noirs, ou rouges et noirs (anarchocommunistes), d’exprimer
une critique radicale au sein d’un plus grand rassemblement.
D’autres «blocs» existent dans le mouvement altermon-
dialiste en Occident, dont les Blocs Blancs ou Tutte Bianche,
issus du milieu de l’extrême gauche et des squats d’Italie.
Ils valorisent une forme particulière d’action directe et de
confrontation: se confectionnant des armures artisanales à
l’aide de caoutchouc-mousse et de casques, ils se proposent
de forcer les lignes de la police par le simple poids de leur
corps, sans porter de coups aux policiers. Les Blocs Roses (Pink
Blocs), ou blocs carnavalesques, s’inspirent des tactiques de
désobéissance et de contestation des groupes anglais comme
Reclaim the Streets et Rythms of Resistance. Ils proposent des
fêtes de rue mobiles, ou des manifestives, dont les participants
avancent déguisés et en musique vers les policiers, les nar-
guent et tentent de les contourner. L’un des objectifs est de
ridiculiser les policiers, qui paraissent en effet quelque peu
dérisoires lorsqu’ils matraquent ou arrêtent une manifestante
déguisée en clown ou en fée géante. Les «armées de clowns
révolutionnaires», qui sont entrées en scène en Écosse contre
le sommet du G8 de 2005, relèvent aussi de cette philosophie
du militantisme festif, et proviennent également des réseaux
de squat, cette fois du Danemark.

Les campements autogérés temporaires

Le mouvement altermondialiste a emprunté à des mouve-


ments sociaux précédents la pratique des campements mili-
tants autogérés et temporaires. Dans les années 1990, par
exemple, la campagne No Border, lancée en Allemagne pour
protester contre le racisme des politiques d’immigration, avait
mis sur pied plusieurs campements temporaires dans des lieux
stratégiques, que ce soit aux frontières ou près d’aéroports où
38 se fait l’expulsion d’immigrants déclarés illégaux. À la fin
des années 1990, le mouvement d’écologistes radicaux Earth
First! avait lancé une campagne de campements dans des
arbres pour empêcher la construction d’autoroutes en
Grande-Bretagne. Dans ce même pays, le mouvement pour la
paix avait le célèbre Greenham Commons, un campement
autogéré tenu pendant une vingtaine d’années par des fémi-
nistes protestant contre les armes nucléaires et qui avaient été
violemment réprimées. Hors de l’Occident, en 1989, la jeu-
nesse chinoise avait attiré l’attention mondiale en campant
pendant des semaines sur la place Tian’an men avant d’y être
massacrée par les chars d’assaut.
Ce sont les Forums sociaux organisés à Porto Alegre qui
ont donné l’occasion de mettre sur pied les grands Campe-
ments de la jeunesse, qui proposent une perspective d’organi-
sation radicale. Les participants vivent sur place et pratiquent
l’autogestion au quotidien dans des assemblées de «quar-
tier» (barrio), qui gèrent le personnel volontaire, les déchets,
la sécurité et le bruit. Les ateliers de discussion peuvent por-
ter sur des sujets abordés au Forum social, mais une attention
particulière est accordée aux nouveaux modes d’activisme
et aux actions directes. Le Campement de la jeunesse comp-
tait environ 3 000 membres en 2001, 15 000 en 2002, 25 000
en 2003, avec une chute à 3 000 en 2004, lorsque le Forum
social s’est déplacé à Mumbai et que la pratique autogestion-
naire a été minée par la prise en charge du campement par le
Parti communiste indien, plutôt autoritaire.
Certaines grandes mobilisations altermondialistes verront
aussi l’apparition de tels campements, surtout après le déra-
page du sommet du G8 à Gênes, en 2001, qui a poussé le pre-
mier ministre du Canada, Jean Chrétien, à proposer que les
prochains sommets se tiennent dans des lieux inaccessibles
aux manifestants. En prévision du sommet du G8 à Kananas-
kis, dans les montagnes Rocheuses du Canada, en 2002, des
activistes avaient donc planifié un campement, mais les auto-
rités policières ont torpillé leur plan. Un projet similaire verra le
jour dans le cadre des mobilisations contre le sommet du G8 à
Évian, en 2003. La ville et ses alentours ayant été interdits de
manifestation, des campements ont été mis sur pied à Anne-
masse, à Lausanne et à Genève. Le site le plus imposant était
celui d’Annemasse, où les activistes avaient demandé et 39
obtenu des autorités locales l’accès à un vaste champ com-
munal. Trois camps ont été dressés, soit le Village anticapita-
liste, alternatif, anti-guerre (VAAAG), de tendance anarchiste,
le Village intergalactique (VIG) associé à ATTAC et à d’autres
organisations d’extrême gauche, et le Point G, un site non
mixte pour femmes regroupant quelques dizaines de fémi-
nistes. Au plus fort de la mobilisation, ces trois espaces
accueillaient au total environ 10 000 campeurs. L’organisation
du VIG était en partie assurée par des organisations qui avaient
sous-traité le montage de chapiteaux, par exemple. Le
VAAAG, pour sa part, encourageait plus explicitement l’auto-
gestion, les installations étant construites par les activistes.
Chaque campement proposait des activités diverses: ateliers
de discussion, projection de films, spectacles de musique. Le
VAAAG comptait une tente pour les premiers soins et une
autre pour accueillir les médias alternatifs. Le VAAAG était
divisé en barrio ou quartiers regroupés autour de cantines
mobiles de cuisiniers volontaires qui ont offert gratuitement
(ou pour une contribution volontaire) des centaines de repas.
Chaque barrio tenait une assemblée le matin, pour discuter de
la gestion de la vie en communauté. Des assemblées ad hoc
ont également eu lieu au sujet des actions et manifestations à
mener. Après les manifestations contre le sommet du G8, le
campement de Lausanne a été encerclé et attaqué par les poli-
ciers, qui ont procédé à des centaines d’arrestations.
Des campements ont aussi été mis sur pied lors des mobi-
lisations suivantes, comme l’éco-village en marge du sommet
du G8 en Écosse, en 2005, ou les trois campements dressés à
l’occasion du sommet du G8 en Allemagne, en 2007. Les acti-
vistes considèrent ces installations comme des lieux favorisant
les rencontres ainsi que le partage d’information et d’expé-
rience. Certains y voient aussi une réplique concrète à l’accu-
sation selon laquelle le mouvement ne fait que critiquer sans
rien proposer. Il s’agirait d’une action «préfigurative», c’est-à-
dire qui incarne les principes de la société que les activistes
espèrent voir advenir. Un campement est ainsi une proposition
réelle de pratique d’autogestion, permettant de mettre en
application ici et maintenant les principes avancés et servant à
démontrer qu’un autre monde est possible. Pour publiciser
40 leur expérience, des activistes du VAAAG avaient d’ailleurs
invité pour leur dernière soirée des résidents d’Annemasse à
une assemblée publique suivie d’un repas et d’une fête. Envi-
ron 200 personnes se sont présentées pour discuter avec
les activistes et voir de leurs propres yeux cette expérience
autogestionnaire. Au Québec se tient tous les étés, depuis
quelques années, le campement radical de la jeunesse, inspiré
de l’expérience du Forum social mondial, et qui attire quelques
centaines de personnes pendant une dizaine de jours. En
août 2007, le campement s’est joint aux mobilisations contre
le sommet du PSP à Montebello; en 2008, il a lancé des
actions contre un projet de port méthanier, près de la ville de
Québec. Des campements sont également organisés hors
de l’Occident. Par exemple, en Thaïlande, en 1997, l’organisa-
tion de l’Assemblée des pauvres a mobilisé 20 000 personnes
déplacées par suite des inondations provoquées par des bar-
rages pour organiser devant le parlement un campement qui
a tenu 99 jours.

Les Convergences des luttes anti-capitalistes (CLAC)

S’inspirant des principes de l’AMP, deux organisations alliées


ont été fondées en prévision des manifestations contre le
Sommet des Amériques à Québec en avril 2001: la Conver-
gence des luttes anti-capitalistes (CLAC) de Montréal et le
Comité d’accueil du Sommet des Amériques (CASA) de Qué-
bec. Ces deux organisations n’étaient pas officiellement
«anarchistes», mais se présentaient tout de même comme
«antiautoritaires» et comptaient nombre d’anarchistes dans
leurs rangs. Elles fonctionnaient sans dirigeant, les décisions
étant prises en assemblée générale. Pour éviter d’attribuer trop
d’importance à un seul membre, six personnes avaient été
choisies pour être porte-parole devant les médias, à l’occasion
du sommet. La CLAC et le CASA sont parvenus à coordonner,
dans le cadre du Sommet des Amériques, la plus importante
mobilisation anticapitaliste du mouvement altermondialiste,
regroupant environ 6 000 manifestants qui ont réussi à ren-
verser un segment de la clôture de sécurité. Ce dynamisme
inspirera la formation ailleurs en Amérique du Nord d’autres
Convergences des luttes anti-capitalistes fonctionnant selon
les mêmes principes que ceux de la CLAC de Montréal, qui 41
s’est dissoute au milieu des années 2000. Plusieurs de ses
membres se sont alors engagés sur divers fronts de lutte, dont
celui contre la guerre.
En 2003, la Convergence des luttes anti-autoritaires et
anti-capitalistes (CLAAACG8) a été formée en France pour
organiser une grande manifestation contre le sommet du G8
à Évian. Malgré des acronymes similaires, les CLAC d’Amé-
rique du Nord et la CLAAAC européenne ne sont pas iden-
tiques. En Amérique du Nord, les convergences regroupaient
des individus, alors qu’en France la convergence était compo-
sée des diverses organisations et de groupes anarchistes. La
CLAAACG8 a connu un grand succès en termes de mobilisa-
tion (environ 6 000 manifestants), mais aussi de rapproche-
ment d’organisations anarchistes qui n’avaient pas réussi à
œuvrer ensemble depuis des années, en raison de divergences
idéologiques ou de tensions interpersonnelles.

Les Forums sociaux

L’altermondialisme n’est pas le premier mouvement social à


organiser des contre-sommets. En 1972, à l’occasion de la pre-
mière conférence de l’Organisation des Nations Unies (ONU)
sur l’environnement, des écologistes avaient organisé le Forum
associatif sur l’environnement. Un sommet parallèle avait éga-
lement été mis sur pied par des féministes en 1975, en marge
de la première conférence sur les femmes de l’ONU, à Mexico.
Les Rencontres internationales de Paris, en juin 1999, avaient
attiré plus de 1 000 personnes en provenance d’environ
80 pays sous la bannière frappée du slogan: «La dictature
des marchés? Un autre monde est possible!» La même
année, à Pérouse, en Italie, une Assemblée des peuples de
l’ONU s’était réunie autour du thème «Un autre monde est
possible» et avait organisé une marche pour la paix de 20 kilo-
mètres à laquelle ont participé plusieurs dizaines de milliers de
personnes.
L’idée d’organiser un Forum social mondial (FSM) à Porto
Alegre au même moment que le Forum économique mondial
(FEM), à Davos, en Suisse, s’inscrivait donc clairement dans
cette tradition militante. Depuis 1971 se rencontrent annuel-
42 lement à Davos, en janvier, des centaines de responsables de
firmes multinationales et d’institutions financières, rejoints
par des politiciens actifs ou à la retraite et des intellectuels.
Ce Forum n’est pas décisionnel, mais il s’y tisse des liens signi-
ficatifs et des alliances entre membres des élites économiques
et politiques. De plus, il est devenu avec le temps l’une des
tribunes privilégiées des idéologues néolibéraux. Enfin, il
incarne, par le choix du site, un village de luxe de la très riche
Suisse, l’arrogance des élites du monde. Cet événement a
d’ailleurs été la cible à plusieurs reprises, vers 2000, de mani-
festations parfois brutalement réprimées.
Les organisateurs du premier FSM, en 2001, parlent expli-
citement d’un contre-sommet, évoquant Davos et rejetant le
monde capitaliste proposé par le FEM en affirmant qu’«un
autre monde est possible». Trois militants de longue date sont
à l’origine du FSM: Oded Grajew, à la tête d’associations prô-
nant l’éthique des entreprises, Chico Whitaker, membre de la
commission Justice et paix de la Conférence nationale des
évêques brésiliens, et Bernard Cassen, dirigeant de ATTAC et
proche collaborateur du Monde diplomatique. La ville brési-
lienne de Porto Alegre a été choisie pour accueillir le premier
FSM, car on y fait depuis plusieurs années l’expérience d’un
budget participatif, exemple concret qu’un «autre monde est
possible». Huit organisations ont été particulièrement actives
dans la mise sur pied du premier FSM en janvier 2001: ATTAC,
le mouvement des paysans sans terre du Brésil, l’Association
brésilienne d’organisations non gouvernementales, l’Associa-
tion brésilienne des hommes d’affaires pour la citoyenneté, la
Commission brésilienne pour la justice et la paix, l’Institut bré-
silien d’analyse socioéconomique, la Centrale unique des tra-
vailleurs et le Centre de justice mondiale. Tout comme à Davos,
les rencontres du FSM ne se veulent pas décisionnelles.
L’article premier de la charte du FSM stipule qu’il s’agira
d’un «espace de rencontre ouvert visant à approfondir la
réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de pro-
positions, l’échange en toute liberté d’expériences et l’articula-
tion, en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements
de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la
domination du monde par le capital et toute forme d’impéria-
lisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur
l’être humain». En sont exclus, en principe, les groupes prô- 43
nant ou pratiquant la lutte armée ainsi que les partis politiques,
pour assurer une certaine indépendance. Le premier FSM aurait
accueilli environ 15 000 personnes, le second 50 000, le troi-
sième plus de 100 000 et près de 5 000 associations et
groupes, en provenance de 150 pays, à qui étaient proposés
1 760 conférences, séminaires et ateliers.
Au-delà des rencontres où l’on discute de la démo-
cratie, des droits de la personne, de la culture et des médias,
de l’impérialisme et de la guerre, des droits des femmes et
de la défense de l’environnement, le FSM est également une
occasion pour les activistes d’échanger de l’information, de
construire des alliances et se dynamiser en assistant à des
concerts de musique engagée et en participant aux grandes
manifestations d’ouverture ou de clôture du Forum.
Il a rapidement été convenu qu’il fallait exporter l’expé-
rience, d’où l’apparition de forums régionaux ou continentaux
reprenant la formule du FSM mais sur une échelle réduite:
forum panamazonien (Brésil, 2002 et 2003, Venezuela, 2004),
africain (Mali, 2002, Éthiopie, 2003), asiatique (Mumbai,
2003), méditerranéen (Barcelone, 2004), européen (Florence,
2002, Paris, 2003, Londres, 2004, Athènes, 2005), québécois
(août 2007).
Le FSM lui-même va déménager à Mumbai, en Inde,
en 2004, pour éviter qu’il ne s’enracine définitivement en
Amérique latine. L’expérience indienne mobilise plus d’asso-
ciations dans le comité organisateur (lequel passe de 8 à
135 membres), dont des syndicats proches de partis marxistes
et l’association de femmes All India Democratic Women, qui
compte 7 millions d’adhérentes. On y propose des discussions
sur des thèmes qui touchent plus directement les sociétés asia-
tiques, dont l’intolérance religieuse et le système des castes,
ainsi que la résistance contre la construction de barrages finan-
cés par la Banque mondiale.
Toujours pour éviter l’enracinement, l’année 2006 est l’oc-
casion de tester la formule du Forum polycentré, soit trois FSM
sur trois continents différents la même année (Bamako, Cara-
cas, Karachi). L’année 2006 a aussi été celle du premier Forum
social maghrébin à Bouznika, d’un Forum social à Bangkok et
d’un Forum social européen à Paris. Certaines voix s’élèvent
44 pour critiquer la dispersion des forums sociaux, qui en dilue-
rait le sens, réduirait la capacité de mobilisation et minerait la
capacité des organisations à faibles ressources financières
et humaines de participer pleinement à toutes les activités.
D’autres répliquent que cette diversité est au contraire la preuve
de la vivacité du mouvement et qu’elle permet précisément
l’expression d’expériences et de points de vue multiples. Le FSM
se déplace ensuite à Nairobi, au Kenya, en 2007, où le manque
de ressources et une certaine faiblesse des mouvements
sociaux régionaux, voire le désintérêt pour l’Afrique d’activistes
altermondialistes d’Occident, expliquent une participation plus
faible qu’aux autres éditions du FSM. Cela n’y a pas empêché
une mobilisation contre les Accords de partenariat économique
avec l’Europe, et une grande manifestation dans les rues de la
capitale du Kenya. La même année s’est tenu un Forum mon-
dial sur la souveraineté alimentaire à Nyéléni, au Mali.
Plusieurs débats ponctuent les expériences des Forums
sociaux. Certains reprochent au FSM d’être devenu un festival
militant où l’on croise toujours les mêmes personnes, suffi-
samment privilégiées pour se payer des billets d’avion et venir
entendre année après année les mêmes personnalités mili-
tantes présenter les mêmes discours. On reproche aussi au
FSM d’être un espace pénétré par l’esprit mercantile, puisque
l’événement est une aubaine commerciale pour bien des
groupes et maisons d’édition de gauche, voire pour les petits
marchands africains qui vendent de la nourriture et des pro-
duits d’artisanat pour militants-touristes occidentaux. L’indé-
pendance envers les partis politiques n’est plus qu’un mythe,
parce que des politiciens élus sont présents au FSM, au sein
duquel existe même un Forum des parlementaires, et parce
que certains militants qui s’engagent dans le Forum sont
ouvertement associés à des partis, comme la Ligue commu-
niste révolutionnaire (LCR) en France, le Parti socialiste, lors du
Forum social européen (FSE) à Paris en 2003, ou encore le Parti
communiste en Inde, qui a été particulièrement actif dans l’or-
ganisation du Forum à Mumbai.
Au Forum social de Belem, au Brésil, en 2009, le président
Hugo Chavez du Venezuela, le président Evo Morales de la
Bolivie et le président Luiz Iniacio Lula da Silva du Brésil feront
une apparition.
L’hétérogénéité du FSM s’exprime parfois par un clivage 45
générationnel: les jeunes radicaux reprochent par exemple au
FSM de trop miser sur des conférences magistrales de type uni-
versitaire et d’accorder une grande importance aux personna-
lités charismatiques et de renom. Un clivage quelque peu simi-
laire s’est produit à Paris, lors du FSE en novembre 2003, alors
qu’un Forum social libertaire (FSL) a été organisé en parallèle
par des groupes anarchistes, de même qu’un Forum des
femmes où environ 3 000 participantes reprochaient au FSM
de marginaliser la question de l’inéquité des rapports de sexe.
Le FSM a décidé, au cours des dernières années, d’élargir
la notion d’«espace ouvert» en laissant à toute personne, et
non seulement au comité organisateur, le loisir de proposer
et d’organiser des conférences, séminaires et ateliers sur les
thèmes de leur choix. Cette mise en pratique de l’autogestion
permet un plus grand pluralisme et pourrait agir comme un
mécanisme permettant d’attirer des forces qui préféraient
jusque-là s’auto-organiser en marge du FSM. C’est peut-être
cette approche qui explique que, à l’occasion du Forum social
québécois de 2007, radicaux et réformistes se sont retrouvés
en un même lieu et qu’il n’y a pas eu d’événement parallèle de
réfractaires, si ce n’est lors de la manifestation de clôture, alors
qu’un cortège d’activistes maoïstes a reproché au Forum social
de ne pas être révolutionnaire.
Le FSM a enfin repris l’idée d’une journée d’action mon-
diale, qui a remplacé la tenue d’un forum en janvier 2008. Si
cette journée d’action est passée relativement inaperçue dans
les médias en Occident, le site Internet du FSM comptait près
de 1 000 événements et actions associés à cet appel de par le
monde.

Indymedia

Les activistes ont aussi créé des lieux de rencontre virtuels, soit
de très nombreux sites Internet. Le réseau le plus important
reste Indymedia, contraction d’Independent Media Center,
dont la première antenne est apparue lors de la bataille de
Seattle en 1999. Chaque grand événement altermondialiste
est une occasion pour des journalistes indépendants — radios
associatives, journaux étudiants, etc. — de mettre sur pied un
46 centre des médias autonome et temporaire, où les journalistes
militants trouvent des ordinateurs et du matériel leur permet-
tant de réaliser des reportages et des entrevues sur diverses
plateformes: imprimé, audio ou vidéo. Indymedia est pour
sa part un site Internet qui propose la diffusion de nouvelles,
d’informations et d’analyses liées de près ou de loin au mou-
vement et aux enjeux qui le mobilisent: le capitalisme, la
guerre, etc.
Indymedia incarne une manière plus égalitaire et partici-
pative de concevoir les médias. Le réseau fonctionne sur le
mode de l’édition ouverte: tout le monde peut — en principe
— y publier des textes et des images. La publication pouvant
être presque instantanée, Indymedia est une source privilégiée
pour suivre les grandes manifestations pratiquement minute
par minute. Cela dit, le mode de l’édition ouverte peut provo-
quer certains problèmes. Indymedia reste marqué idéologi-
quement et ne peut se permettre d’être une plateforme où
s’exprimeraient des opinions s’opposant à la justice sociale. Or
il est arrivé, par exemple, que de nombreux textes antifémi-
nistes soient diffusés sur le site du Centre des médias alterna-
tifs du Québec (CMAQ), qui reprend la formule d’Indymedia,
ce qui a entraîné de vives critiques de la part de féministes et
des débats au sein du comité organisateur, qui peinait à défi-
nir des balises éditoriales suffisamment claires et efficaces pour
censurer ces prises de position réactionnaires.
S’il existe aujourd’hui plus d’une centaine d’antennes
Indymedia de par le monde, toutes n’ont pas su conserver leur
indépendance. En Belgique, par exemple, des membres d’un
parti communiste ont pris le contrôle d’un site Indymedia local.

La Marche mondiale des femmes (MMF)

La Marche mondiale des femmes offre un bon exemple


d’une mobilisation influencée par un contexte à la fois natio-
nal, soit le dynamisme du féminisme au Québec, et interna-
tional, soit l’organisation par l’ONU de diverses conférences
mondiales des femmes. À l’occasion de l’Année internationale
de la femme, en 1975, s’est tenue la conférence de Mexico, à
laquelle ont participé 8 000 personnes, dont 80% de femmes
provenant d’environ 120 pays. Un Plan d’action y a été
adopté, et plusieurs États membres ont mis sur pied par la 47
suite des services spéciaux pour les femmes et encouragé et
financé des recherches sur leur condition. L’ONU a proclamé la
période 1975-1985 Décennie des Nations Unies de la femme.
Des événements officiels organisés en cette occasion ont jeté
les bases d’un mouvement féministe transnational. Même si
des participants masculins — délégués par leur État ou au sein
d’organisations non gouvernementales — sont parvenus à
contrôler certains ateliers, une forte volonté des féministes de
promouvoir leur autonomie face à l’État (et à ses mâles repré-
sentants) a émergé de la conférence de Copenhague,
en 1980.
Déjà à Mexico, des militantes d’organisations non gouver-
nementales avaient mis sur pied, en parallèle à la conférence
officielle de l’ONU, la Tribune des ONG, qui offrait une plus
grande liberté quant aux thématiques abordées et qui a per-
mis à des femmes et à des féministes de se rencontrer et de tis-
ser des liens hors des axes de communication officiels.
En 1980, à Copenhague, un forum parallèle est à nouveau
organisé. Dès 1980, les femmes ont mené des réflexions qui
seront reprises par le mouvement altermondialiste: analyse
critique du capitalisme, du colonialisme et du néocolonialisme,
en lien avec une analyse féministe de l’inégalité mondiale
entre les hommes et les femmes, dont une réflexion sur l’ex-
ploitation des femmes par les entreprises privées transnatio-
nales. La rencontre à Nairobi, au Kenya, en 1985, a été encore
plus importante en termes de nombre de participantes (plus
de 10 000), de qualité de l’organisation et d’influence des
féministes. On y a constaté l’impact néfaste pour les femmes
de la montée en puissance des forces conservatrices de droite
en Occident et de la dette internationale accablant les États
du Sud. Le forum parallèle s’est tenu quelques jours avant
la conférence officielle pour permettre aux participantes d’as-
sister aux deux événements, et une Tente de la paix a accueilli
des femmes issues de communautés en conflit, comme Israël
et la Palestine ou les États-Unis et l’URSS (en guerre froide),
pour qu’elles puissent se rencontrer et discuter dans un
contexte neutre.
Dix ans plus tard a eu lieu la 4e conférence mondiale sur les
femmes, cette fois à Beijing, toujours accompagnée d’un
48 Forum des organisations non gouvernementales. La cam-
pagne Les yeux des femmes sur la Banque est lancée, et
900 militantes présentent au président de la Banque mondiale
une pétition exigeant une plus grande participation des
femmes aux décisions macroéconomiques, une augmentation
des fonds de la Banque leur étant destinés, et un accroisse-
ment du nombre de femmes dans ses instances. Des femmes
se sont retrouvées en d’autres occasions similaires, comme
sous la Tente des femmes au Forum des organisations non
gouvernementales, en marge du Sommet de la Terre, à Rio,
en 1992, ou au Congrès mondial des femmes pour une pla-
nète en santé, à laquelle participaient 15 000 femmes de plus
de 80 pays, en 1991, à Miami. Ces rencontres ont permis de
consolider des liens et des échanges entre femmes du monde
entier. Divers groupes et coalitions se forment alors, dont la
Coalition contre le trafic des femmes, la Commission interna-
tionale pour l’abolition des mutilations sexuelles, Mujer a Mujer
(des femmes du Canada, des Caraïbes, des États-Unis et du
Mexique critiquant l’Accord de libre-échange nord-américain),
l’organisation des femmes pour l’environnement et le déve-
loppement, le réseau Les droits des femmes sont les droits de
l’homme, le Réseau des femmes autochtones et le Réseau des
femmes vivant sous les lois musulmanes.
C’est dans ce contexte que s’est déroulée la marche Du
pain et des roses, au Québec, en 1995, orchestrée par la Fédé-
ration des femmes du Québec (FFQ), et qui portait des reven-
dications contre la pauvreté. Des associations de chômeurs en
Europe ont également organisé des marches, pour porter leurs
revendications au niveau de l’Union européenne lors des
marches contre le chômage à Amsterdam (1997), Cologne
(1999) et Nice (2000). La marche Du pain et des roses, pour sa
part, a connu un tel succès que des militantes québécoises ont
lancé l’idée d’une Marche mondiale des femmes (MMF), qui
est aussi née du réseau d’action féministe formé au Forum des
femmes à Beijing en 1995. La Marche mondiale aura lieu
en 2000. Elle est marquée par des manifestations et des évé-
nements dans des dizaines de pays, dont un rassemblement
en octobre devant les bureaux du FMI, de la Banque mondiale
et de l’ONU. Environ 15 000 personnes participent aux mani-
festations à New York et Washington. La MMF compte alors
près de 6 000 groupes affiliés dans plus de 160 pays. Elle 49
lance une pétition qui recueille 5 millions de signatures.
Le document Sexisme et Mondialisation indique que les
femmes exécutent 70% des heures travaillées mais ne dispo-
sent que de 1% de la richesse mondiale, que seulement 10%
des sièges parlementaires dans le monde sont occupés par des
femmes et que 80% des réfugiés sont en fait des réfugiées.
Plus qu’un ensemble de manifestations dans le monde
entier, la MMF reste un vaste réseau de solidarité qui s’étend
dans plus de 60 pays et dont Montréal héberge le siège social
jusqu’en 2006, année où il déménage au Brésil. Les féministes
altermondialistes démontrent par leurs études que le néo-
libéralisme et la mondialisation capitaliste menacent tout par-
ticulièrement les femmes, car elles sont souvent majoritaires
dans les secteurs d’emploi précaires et doivent trop souvent
assumer bénévolement des tâches d’aide traditionnellement
associées à la féminité lorsque l’État coupe dans les services
sociaux, comme la santé. En mars 2003, la MMF organise une
quatrième rencontre internationale, qui se tient pour la pre-
mière fois dans un pays du Sud, soit en Inde, à New Delhi. Une
centaine de représentantes de groupes de plus de 35 pays y
sont présentes.
Le féminisme altermondialiste se compose également de
petits groupes de féministes radicales, c’est-à-dire des fémi-
nistes antiautoritaires qui rêvent d’abolir toutes les structures
hiérarchiques de domination entre hommes et femmes, mais
aussi dans les organisations politiques et économiques. Elles
proposent généralement des modes d’organisation égalitaires
et sans dirigeante, où les décisions se prennent collectivement
par voie de délibérations consensuelles. Au sein du mouve-
ment altermondialiste au Québec, on les trouve par exemple
dans le Comité femmes d’Opération SalAMI, qui a organisé
une action directe contre le Sommet des Amériques à Québec,
en avril 2001, devenu plus tard le collectif Némesis, ou encore
dans le groupe Les Sorcières, qui publie un journal du même
nom proposant un dossier sur les mobilisations et la répression
policière à l’occasion du Sommet des Amériques ou qui parti-
cipent à des manifestations contre la guerre. On trouve encore
des féministes radicales en France au Point G, un campement
autonome non mixte en marge du sommet du G8 à Évian
50 (2003). Des tensions ont d’ailleurs surgi entre des activistes
masculins du VAAAG et du VIG et des féministes du Point G,
les premiers reprochant aux secondes d’être séparatistes et
d’exclure les hommes de leur projet, les secondes répliquant
que les opprimées ont légitimement droit à des espaces de
rencontre non mixtes et déplorant que des hommes aient
pénétré, parfois par la force, dans leur campement.

Les mouvements paysans

Les paysans sont souvent à l’avant-garde des luttes contre la


mondialisation du capitalisme, dans la mesure où l’agriculture
constitue encore, dans de nombreux pays, le principal secteur
d’emploi, et dans les pays surdéveloppés un secteur fortement
dépendant du protectionnisme et des accords commerciaux
internationaux. Les mobilisations paysannes portent, bien évi-
demment, sur la question du contrôle des terres, mais aussi,
depuis la fin des années 1990, sur la commercialisation du
vivant, avec la prolifération des produits biologiques et des
semences génétiquement modifiées. En Inde, en France et
ailleurs, des paysans ont fauché illégalement des champs ense-
mencés avec des organismes génétiquement modifiés par des
firmes multinationales, comme Monsanto, ou encore incendié
leurs entrepôts. En France, le porte-parole très médiatisé de la
Confédération paysanne (fondée en 1987), José Bové, a été
condamné à la prison après avoir organisé, en 1999, le démon-
tage d’un McDonald’s en construction. En Europe, les mobili-
sations paysannes ont gagné en légitimité à la faveur de crises
de l’industrie agroalimentaire, comme celles de la vache folle et
du poulet à la dioxine, ou encore à la suite des marées noires.
À l’occasion du Sommet de l’OMC à Cancun, au Mexique, la
Korean Advanced Farmers Federation a su attirer l’attention
sur la condition des paysans endettés dont les terres sont sai-
sies. Au Brésil, le mouvement des paysans sans terre, lancé
dans les années 1970, s’est également fondu dans le mouve-
ment altermondialiste, participant par exemple à la mise sur
pied du Forum social mondial. Enfin, le soulèvement des zapa-
tistes au Chiapas, en 1994, était en partie justifié par la crainte
que l’Accord de libre-échange nord-américain ne force une
modification de la constitution mexicaine qui assurait la pro-
tection de terres communales, lesquelles pourraient doréna- 51
vant être vendues au plus offrant, donc privatisées.

Les organisations non gouvernementales (ONG)

Les organisations non gouvernementales ont un statut un peu


particulier par rapport au mouvement altermondialiste. La plu-
part des ONG les plus importantes, comme Greenpeace sur le
front écologiste ou Médecins sans frontières, ont été fondées
bien avant l’apparition du mouvement des mouvements. Plu-
sieurs ONG sont ouvertement proches du mouvement alter-
mondialiste, dans la mesure où les thématiques qu’il porte sont
aussi les leurs, comme la lutte à la pauvreté, les droits de la per-
sonne ou le commerce équitable. Elles se mobilisent à la fois
pour faire du lobbying et pour participer aux manifestations de
rue lors des grands sommets, dont ceux du G8. Lors du som-
met du G8 à Kananaskis, au Canada, en 2002, Greenpeace
avait des représentants qui ont participé à la manifestation uni-
taire à Calgary et qui ont servi des frites dans une camionnette-
restaurant fonctionnant à l’huile végétale. Lors de la grande
manifestation contre le G8 l’année suivante, en France, des
activistes de Médecins sans frontières ont organisé un spec-
tacle de rue, imitant des habitants de pays pauvres cherchant à
atteindre une pilule géante mais ne parvenant jamais à y tou-
cher, pour dénoncer l’inaccessibilité des médicaments pour des
millions de personnes pauvres et malades. Divers types d’orga-
nisations sont associées de près ou de loin à l’altermondia-
lisme: des organisations de vigilance (Conseil des Canadiens,
Corpwatch, Focus on the Global South), d’autres qui défen-
dent les citoyens (Amnistie internationale) ou les consomma-
teurs (Public Citizen), qui luttent pour la protection de l’envi-
ronnement (Greenpeace, Sierra Club). Dans certaines ONG, les
dirigeants peuvent ne pas vouloir s’identifier au mouvement
altermondialiste, alors que des membres de base s’y associent,
cumulant souvent diverses allégeances militantes.

Les organisations religieuses

Plusieurs organisations religieuses, principalement chrétiennes,


participent au mouvement altermondialiste, entretenant ainsi
52 l’héritage de gauche au sein de cette tradition religieuse. Chico
Whitaker, l’un des fondateurs du FSM, est aussi secrétaire de
la commission Justice et Paix, de l’épiscopat du Brésil. C’est
le mouvement Jubilé 2000 qui reste la force religieuse la plus
importante au sein du mouvement, aux côtés du Comité
catholique contre la faim et pour le développement et d’Ox-
fam. Inspirée entre autres par Christian Aid, de Grande-
Bretagne, la campagne Jubilé milite pour la réduction ou l’ef-
facement de la dette des pays les plus pauvres, rappelant que
l’année du jubilé dans l’Ancien testament est marquée par une
remise des dettes et la redistribution plus égalitaire des terres.
Des organisations ou des individus d’autres confessions (boud-
dhistes, juifs, musulmans) se retrouvent également dans la
campagne ainsi que des personnalités publiques du monde
des arts et du spectacle qui agissent à titre de porte-parole,
comme le chanteur et musicien Youssou N’Dour et le chanteur
Bono, du groupe U2. La campagne s’est donné comme man-
dat de produire et de diffuser des analyses et de l’information
économiques, par exemple que les sommes d’argent passant
des pays pauvres aux pays riches pour le remboursement de la
dette sont presque dix fois plus élevés que les sommes allant
dans l’autre sens pour l’aide internationale. La campagne
consiste aussi en des opérations de lobbying et de mobilisation
populaire. En 2000, une pétition pour l’annulation de la dette
des pays pauvres a été signée par environ 24 millions de per-
sonnes. Elle a été déposée en septembre de la même année
à la réunion conjointe de la Banque mondiale et du FMI, à
Prague. À l’été 2001, à l’occasion du sommet du G8 à Gênes,
le pape Jean-Paul II lui-même appelait à manifester en préci-
sant que la mondialisation lui apparaissait comme une nouvelle
forme de colonialisme. La série de spectacles Live8, prépa-
rée par la campagne Jubilé 2000 avec d’autres organisations,
s’est déroulée avant le sommet du G8 en Écosse, en 2005. Des
vedettes y ont une fois de plus demandé l’annulation de la
dette des pays les plus pauvres.
Cette revendication n’est pas sans soulever des ques-
tions de priorité, dans la mesure où la dette annulée sera
avant tout celle associée à des prêts publics d’État à État, et
non les dettes contractées auprès de banques privées. Annu-
ler les dettes d’État à État, c’est faire payer aux contribuables
des pays surdéveloppés les erreurs de gestion de décideurs 53
politiques, pendant que les banques privées voient s’accélé-
rer le remboursement des prêts qu’elles ont consentis aux
États pauvres.

Les syndicats

Lors des principales manifestations altermondialistes, que


ce soit à Seattle en 1999, à Québec ou à Gênes en 2001, les
cortèges syndicaux comptaient le plus de participants. Sans
cette mobilisation syndicale, les manifestations de plus de
50 000 personnes n’en auraient compté que quelques milliers.
Les syndicats constituent l’une des forces majeures du mouve-
ment altermondialiste, non seulement par leur capacité de
mobilisation et d’organisation, mais aussi parce qu’ils sont
souvent les interlocuteurs directs des États et des entreprises
privées, lorsqu’il est question de discuter de normes du travail
ou encore de délocalisation. Dans les faits, toutefois, les syndi-
cats sont dans une position paradoxale à l’égard du mouve-
ment altermondialiste.
Le sociologue Marcos Ancelovici a constaté, dans le dis-
cours des syndicats français, des éléments d’une critique de
la mondialisation dès les années 1970, en écho à l’époque à
une dénonciation de l’impérialisme capitaliste et du néoco-
lonialisme. Selon Ancelovici, toutefois, des syndicats français,
comme la Confédération française démocratique du travail
(CFDT), ont pris la décision dans les années 1990 d’opter pour
une approche d’adaptation face à la mondialisation, accep-
tant de cogérer les effets de ce phénomène économique en
partenariat avec l’État et les entreprises privées. D’autres syn-
dicats, comme la Confédération générale du travail (CGT) et
les syndicats Solidaires, unitaires et démocratiques (SUD),
adopteront une posture de résistance, se déclarant ouverte-
ment «antimondialisation». Ancelovici perçoit dans ces diffé-
rences des stratégies distinctes avancées par les directions syn-
dicales pour faire face à des crises organisationnelles internes,
comme la chute des effectifs et un déficit de légitimité.
Certains syndicats jouent sur les deux tableaux. Au Qué-
bec, par exemple, la Fédération des travailleurs et travailleuses
du Québec (FTQ) et la Confédération des syndicats nationaux
54 (CSN) ont manifesté contre le Sommet des Amériques à Qué-
bec, en 2001, après avoir participé au «consensus» du gou-
vernement du premier ministre Lucien Bouchard sur l’atteinte
du «déficit zéro», entérinant donc une politique d’austérité
budgétaire inspirée de principes néolibéraux qui consistait à
sabrer dans les dépenses publiques et les services sociaux. Plu-
sieurs syndicats vont même tirer profit de la libéralisation des
marchés, jouant par exemple à investir les immenses fonds de
retraite de leurs membres comme n’importe quel spéculateur
pour en tirer un bénéfice maximal.
Les grands syndicats cèdent parfois au chantage et accep-
tent une baisse des conditions de travail de leurs membres,
voire des réductions de salaires et des licenciements massifs,
pour sauver les entreprises qui seraient menacées par une
délocalisation vers les nouveaux marchés (Mexique, Chine,
etc.). Ce chantage est d’autant plus efficace que les gouver-
nements mettent en place des zones de libre-échange qui faci-
litent précisément de telles délocalisations. Cela dit, hors de
l’Occident, quelques syndicats sont beaucoup plus combatifs,
comme la Korean Confederation of Trade Unions, fondée
en 1995, et des syndicats en Inde qui ont lancé de grandes
grèves générales pour protester contre des plans d’ajustement
structurel.

Les zapatistes

L’armée nationale de libération nationale (EZLN — Ejercito


Zapatista de Liberacion Nacional) a déclenché une insurrection
le 1er janvier 1994 dans l’État du Chiapas, au sud du Mexique,
à l’occasion de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-
échange nord-américain (ALÉNA) entre le Canada, les États-
Unis et le Mexique. Au terme de combats de faible intensité,
les rebelles de l’EZLN ont rapidement pris le contrôle de plu-
sieurs villages, pour ensuite abandonner plus ou moins com-
plètement la lutte armée et s’en remettre à de grandes mobi-
lisations populaires. Les structures militaires, représentées par
le sous-commandant Marcos, ont accepté de se placer sous
l’autorité des forces civiles du mouvement zapatiste. L’EZLN
marquait ainsi une rupture importante avec les forces révolu-
tionnaires actives en Amérique latine depuis les années 1960,
qui s’identifiaient à la tradition marxiste-léniniste et guévariste 55
et qui accordaient la priorité aux chefs des forces armées révo-
lutionnaires.
Le mouvement zapatiste est composé principalement
d’Autochtones (les Mayas) et de paysans. Pour ses membres,
l’économie, comme le militaire, est soumise à l’autorité poli-
tique du peuple. Dans la pratique, les villages libérés par les
zapatistes sont gérés par des assemblées populaires qui peu-
vent durer plusieurs jours. Si une grande importance est accor-
dée à la promotion de l’identité culturelle et à la justice écono-
mique, la démocratie directe et la participation politique sont
également valorisées. Cette approche politique est identifiée
à des traditions et à une cosmogonie autochtones, alors que
l’État mexicain et le régime représentatif libéral sont associés
au colonialisme européen.
Les femmes jouent un rôle important dans le mouvement
zapatiste; elles sont les héritières des luttes féministes menées
au Chiapas dans les années 1980. Dès janvier 1994, les zapa-
tistes décrètent la Loi révolutionnaire des femmes zapatistes,
qui stipule que «les femmes, indépendamment de leur race,
croyance ou affiliation politique, ont le droit de participer à la
lutte révolutionnaire aux lieux et grades que leur volonté et
leur capacité déterminent» et qu’elles «pourront occuper des
postes de direction dans l’organisation et obtenir des grades
militaires dans les forces armées révolutionnaires». Les
femmes compteraient pour un tiers de l’armée zapatiste.
Les zapatistes — et en particulier le sous-commandant
Marcos — ont été très efficaces dans l’utilisation d’Internet,
qui leur a permis d’obtenir rapidement un appui d’intellectuels
occidentaux et d’institutions comme le mensuel Le Monde
diplomatique. Les zapatistes sont ainsi devenus un symbole et
un modèle de résistance au «nouvel ordre mondial», des cen-
taines d’activistes occidentaux affluant au Chiapas, soit à titre
de touristes-militants, soit pour y réaliser des reportages écrits
ou vidéo, ou encore pour agir en tant qu’observateurs des
droits de la personne et ainsi limiter les risques d’exactions aux
mains des forces militaires et policières. Les zapatistes ont cher-
ché à accroître leur influence et leur réseau en appelant à des
«rencontres intergalactiques de l’humanité» (la première
en 1996), rassemblant des milliers de sympathisants, ou en
56 lançant des consultas lors desquelles des centaines de comités
et d’organisations prenaient le relais de par le monde pour réa-
liser des sondages portant sur des sujets comme la zone de
libre-échange des Amériques (ZLÉA).
Le passage d’activistes internationalistes occidentaux au
Chiapas, ou dans des communautés en résistance au Gua-
temala, a favorisé la diffusion de modes d’organisation et
d’action égalitaires et libertaires dans les réseaux militants
d’Amérique du Nord et d’Europe. Ainsi, plusieurs activistes du
Québec qui se sont impliqués dans le mouvement altermon-
dialiste à partir de 2000 ont voyagé dans les pays d’Amérique
latine dans le cadre de projets de solidarité avec des commu-
nautés résistant contre le néolibéralisme et la mondialisation
du capitalisme. Le réseau Alternatives, basé à Montréal, pilote
ainsi des projets d’où les participants reviennent sensibilisés aux
inégalités causées par les politiques néolibérales. L’adhésion à
l’anarchisme chez plusieurs activistes a également été inspirée
par le contact direct avec les modes d’organisation et de résis-
tance des communautés autochtones au Guatemala ou des
zapatistes au Chiapas, au début des années 1990. De plus,
c’est au nom de la solidarité internationale que des groupes
vont mettre sur pied dans les années 2000 des réseaux de soli-
darité avec les peuples palestinien ou colombien, et des acti-
vistes vont aller dans ces zones de conflit à titre d’observateurs.

Clivages

Le mouvement des mouvements est traversé de divisions


importantes et n’est pas exempt de conflits internes. Même si
les étiquettes cachent une réalité souvent hybride, un fort cli-
vage sépare les «réformistes» et les «radicaux».
Ce clivage n’épuise pas les tensions importantes qui tra-
versent le mouvement des mouvements. Des débats ont éga-
lement lieu au sujet de notions comme le «contre-pouvoir»
ou l’«antipouvoir», qui représentent deux façons de lutter,
ou entre une volonté de diversité ou d’unité, entre les forces
du «Nord» et du «Sud», ou encore entre les hommes et les
féministes.
Le mouvement progressiste occidental a toujours com-
porté un courant réformiste et un courant radical, le pre- 57
mier manœuvrant pour améliorer le système de l’intérieur, le
second préférant l’option révolutionnaire. Le mouvement
altermondialiste comprend une tendance réformiste — repré-
sentée par des organisations comme les syndicats, ATTAC,
Oxfam, Greenpeace, Jubilé 2000, etc. — et une tendance
radicale — regroupant, entre autres, les écologistes, les fémi-
nistes radicales et les anarchistes. La distinction entre «réfor-
mistes» et «radicaux» a un caractère plus politique qu’analy-
tique. Par exemple, des anarchistes sont en principe contre
l’État mais peuvent participer à des grèves étudiantes pour
revendiquer un meilleur financement du système d’éducation
public. En outre, de nombreux activistes ne s’identifient pas
explicitement à l’un ou l’autre camp, et plusieurs altermondia-
listes ne sont pas conscients de ce clivage. Partager le mouve-
ment entre réformistes et radicaux est donc nécessairement
réducteur, mais des militantes et militants utilisent explicite-
ment ces concepts qui permettent d’identifier des lignes de
force et de tensions dans le mouvement.
Ces étiquettes réformistes/radicaux sont souvent revendi-
quées par des groupes et facilitent la constitution de leur iden-
tité politique, qui modèle partiellement des comportements et
détermine des critères d’inclusion et d’exclusion, d’alliance et
de rivalité et des choix de type d’actions collectives. Le clivage
semble à première vue s’expliquer par des choix tactiques spé-
cifiques: les réformistes agiraient de façon raisonnable et paci-
fique, les radicaux ne seraient que de vulgaires «casseurs».
Dans les faits, toutefois, plusieurs anarchistes manifestent
dans le calme et certains sont des partisans de la désobéis-
sance civile non violente, alors que des syndiqués ont parti-
cipé, à Seattle et ailleurs, aux échauffourées avec les policiers.
Plus sérieusement, l’opposition entre réformistes et radicaux
s’explique par leurs choix économiques — les réformistes
seraient sociaux-démocrates, les radicaux anticapitalistes —,
mais aussi et surtout par leurs choix politiques.

Les réformistes

Les réformistes considèrent que la «démocratie» libérale et


l’économie capitaliste ne sont pas illégitimes par essence. En
58 termes économiques, les solutions proposées par les réfor-
mistes sont multiples: revenir à l’État providence et à des
nationalisations de certains secteurs économiques, s’assurer
par des politiques publiques que les investisseurs privés soient
tenus à l’écart du secteur de la santé et de l’éducation, impo-
ser une taxe de 0,01% (dite taxe Tobin) sur les flux financiers
transnationaux et utiliser la somme ainsi dégagée pour venir
en aide aux pays pauvres, annuler les dettes des pays les plus
pauvres, etc. Une grande importance est accordée également
à l’éthique personnelle à travers le «commerce équitable»,
par lequel les consommateurs achètent des biens certifiés
avoir été produits par des travailleurs ayant des droits et un
revenu jugés acceptables.
Les réformistes d’aujourd’hui s’entendent pour privilégier
une solution politique aux problèmes économiques: une
démocratie participative permettrait en principe de juguler les
effets néfastes des marchés. Le sociologue Marcos Ancelovici
a proposé l’expression «étatisme associatif» pour désigner
cette idée selon laquelle les décisions socioéconomiques
seraient légitimes et sûrement plus égalitaires si elles étaient
prises conjointement par des représentants de l’État et des
porte-parole de diverses associations de la société civile, dont
des dirigeants syndicaux, des présidentes d’associations fémi-
nistes, etc.
Or, si la participation citoyenne est valorisée, les organisa-
tions réformistes sont souvent structurées elles-mêmes de
façon verticale en des hiérarchies chapeautées par un ou des
dirigeants. ATTAC représente ici un cas d’espèce. C’est une
association réformiste qui participe à l’organisation de grands
événements comme le Forum social à Porto Alegre et à Paris
(novembre 2003) et qui fait du lobbying auprès des politiciens,
diffuse de l’information au sujet de la mondialisation écono-
mique par des publications imprimées ou électroniques et par
des conférences qui forment autant qu’elles mobilisent. Plu-
sieurs s’y engagent poussés par un désir démocratique, c’est-
à-dire un désir de participer politiquement à des débats et de
ne plus laisser les dirigeants prendre les décisions politiques,
qu’ils soient des politiciens ou des chefs d’associations popu-
laires. ATTAC est néanmoins gouvernée par une direction
autoproclamée et autocratique. À la base, plusieurs comités
locaux fonctionnent quant à eux selon les principes de la 59
démocratie directe et critiquent les dirigeants, leur reprochant
par exemple de ne pas être représentatifs puisqu’il n’y a pas de
processus électoral clair et précis au sein de l’association. Cette
structure hybride engendre des tensions, les dirigeants can-
tonnés à Paris reprochant à des militants de la base de nuire à
l’«efficacité» de l’ensemble en réclamant des procédures plus
démocratiques. La conception verticale du pouvoir politique se
justifie par l’«efficacité» et par la «représentativité», mais
aussi par comparaison avec la proposition de rechange d’une
politique horizontale — prônée par les radicaux — qui ne
serait pas réaliste et ne permettrait pas d’empêcher l’inévitable
émergence de dirigeants formels ou informels.

Les radicaux

Les radicaux, que l’on trouve par exemple dans les conver-
gences de luttes anti-capitalistes et parmi les participants aux
Black Blocs, s’entendent avec les réformistes pour associer le
système capitaliste à une force meurtrière qui provoque la des-
truction de l’environnement, se nourrit de la mort prématurée
de travailleuses et de travailleurs et encourage la répression
des contestataires. Pour les radicaux, cela dit, il ne s’agit pas
de réformer ce système pour qu’il soit plus «humain». Les
radicaux considèrent que les propositions des réformistes relè-
vent d’une approche du moindre mal. Le capitalisme est anti-
démocratique et injuste par essence, puisqu’il implique un cli-
vage entre les employeurs et les employés, les travailleurs et
les chômeurs, les propriétaires et les locataires, bref entre les
riches et les pauvres. Ce clivage implique des structures d’au-
torité qui permettent aux plus riches d’imposer leur volonté à
la majorité et de contrôler les profits et les biens produits col-
lectivement. L’objectif ultime des radicaux n’est donc pas de
réformer le capitalisme, mais de l’abolir.
Les radicaux méprisent toute forme d’autorité, de hiérar-
chie et de pouvoir, même celles en place dans les mouvements
sociaux en principe égalitaires. Toujours selon les radicaux, la
«démocratie» libérale n’a de démocratique que le nom, car le
peuple souverain se trouve départi de son pouvoir au profit
d’un individu — président ou premier ministre — lorsque vient
60 le temps de négocier des accords favorisant la mondialisation
du capital. Mais les radicaux ne se contentent pas de déplorer
un «déficit démocratique», comme les réformistes, et d’es-
pérer que d’autres voix puissent se faire entendre dans les par-
lements et les réunions internationales. Les décideurs, élus ou
non, constituent une véritable aristocratie qu’il convient de
dénoncer et de contester, plutôt que d’espérer en faire partie.
Quant au lien entre l’économique et le politique, les radi-
caux considèrent que les grandes compagnies privées dispo-
sent d’un pouvoir démesuré en comparaison des autres
acteurs politiques (politiciens élus ou mouvements sociaux), et
que toute démocratie participative — ou «étatisme associa-
tif» — sera donc incapable de réglementer suffisamment les
marchés tant que le capitalisme existera. Les radicaux aspirent
à une démocratie directe ou à l’anarchie, c’est-à-dire à une
organisation politique sans chef(s) où la participation directe
des individus au processus de prise de décision permet d’orga-
niser collectivement le vivre-ensemble. Le consensus est un
objectif politique et moral, car il respecte l’autonomie et la
volonté de toutes et tous, contrairement au règne de la majo-
rité qui s’impose directement ou par la voix de «représen-
tants» aux dépens de la minorité. Cette primauté du consen-
sus va de pair avec la liberté d’association et la décentralisation.
Les réformistes enjoignent aux radicaux de venir grossir
leurs rangs, de se «convertir» à la social-démocratie, pour
augmenter d’autant leur efficacité sur la scène électorale ou
dans leurs manœuvres de lobbyisme. Les radicaux, pour leur
part, considèrent les réformistes au mieux comme de sympa-
thiques idéalistes qui croient encore qu’il est possible de chan-
ger le système de l’intérieur, au pire comme des alliés objectifs
du système parlementaire et capitaliste, voire même comme
des carriéristes prêts, dans certains cas, à pactiser avec les
forces policières pour se débarrasser des radicaux, comme cela
s’est fait dans des manifestations altermondialistes.
Cela dit, plusieurs radicaux ne sont pas portés comme
leurs prédécesseurs de la génération de mai 68 par un espoir
révolutionnaire. Constatant que le rêve de la génération pré-
cédente ne s’est jamais concrétisé et que le rapport de force
actuel favorise leurs adversaires, ces radicaux préfèrent l’idéal
de la résistance et de la contestation. L’idéal révolutionnaire
survit toutefois, mais sa signification est transformée. On parle 61
de microrévolutions, de «zones autonomes libérées» ou de
liberté et d’égalité vécues «ici et maintenant». Les radicaux
expliquent alors que leur modèle n’est pas utopiste, puisqu’il
existe déjà dans leurs organisations politiques et dans des lieux
autogérés, comme les squats en Europe, les campements
autogérés ou les villages zapatistes. D’autres radicaux, atta-
chés à l’espoir d’un renversement global du système, n’hési-
tent pas à critiquer cette posture qu’ils jugent défaitiste, et en
appellent encore à la constitution d’un vaste mouvement de
masse de travailleurs révolutionnaires. Enfin, dans certains
pays comme la France, plusieurs radicaux de tendance anar-
chiste refusent de s’identifier au mouvement «altermondia-
liste», trop fortement associé à des personnalités ou à des
organisations réformistes, et condamné de ce fait pour sa
modération. S’ils participent de près ou de loin à des événe-
ments du mouvement altermondialiste, comme les manifesta-
tions, ils le font sur une base autonome, profitant de ces occa-
sions pour faire entendre leur critique radicale du système
libéral et de l’altermondialisme réformiste.

Contre-pouvoir ou antipouvoir

Des débats politiques et conceptuels animent le mouvement


altermondialiste autour des notions de «contre-pouvoir» et
d’«antipouvoir», avancées par l’intellectuel John Holloway,
proche des zapatistes. La première propose de penser le mou-
vement comme un contre-pouvoir qui s’oppose aux forces de
la droite libérale. Ce contre-pouvoir devrait à terme investir des
lieux dont il est pour l’instant plutôt exclu, comme les arènes
de négociation au sujet de l’économie mondiale, pour y limi-
ter le pouvoir des forces et des idées néolibérales. Il pourrait
aussi prendre le pouvoir par des élections et s’engager alors à
mettre en place des politiques publiques en phase avec le pro-
jet altermondialiste. Ainsi compris, le mouvement altermon-
dialiste doit évaluer sa force en relation avec l’adversaire exté-
rieur, soit les partis libéraux, quitte à fonctionner à l’interne
selon un mode d’organisation hiérarchique où des élites éclai-
rées détiennent le pouvoir décisionnel, au nom d’une plus
grande efficacité et d’un contre-pouvoir accru. Des acteurs
62 influents du mouvement altermondialiste se lancent d’ailleurs
en politique, comme José Bové en France ou Vittorio Agno-
letto, élu en 2004 au Parlement européen après avoir été
en 2001 l’un des responsables du Forum social à Gênes, ou
encore Françoise David, qui a été présidente de la Fédération
des femmes du Québec et porte-parole du Sommet des
peuples à Québec, en 2001, et qui est maintenant coprési-
dente du parti politique Québec solidaire. Pour certains, les
présidents Chavez au Venezuela et Lula au Brésil représentent
l’aboutissement heureux de cette stratégie. Cette perspective
du contre-pouvoir ne recoupe pas parfaitement les forces
réformistes, puisque certains de ses partisans sont des anti-
capitalistes qui espèrent, comme les bolcheviks à une autre
époque, vaincre le capitalisme en prenant le pouvoir.
À l’opposé, l’antipouvoir, qui évoque l’anarchisme, sug-
gère que le mouvement doit chercher à «changer le monde
sans prendre le pouvoir», pour reprendre l’expression de John
Holloway. Ce dernier propose de créer des lieux d’«antipou-
voir», c’est-à-dire du temps et de l’espace où les rapports
sociaux et interpersonnels seraient dénués de toute forme de
domination. S’il importe de confronter le pouvoir libéral, les
forces de gauche ne devraient ni désirer ni espérer (re)prendre
le pouvoir qui est en soi illégitime, car inégalitaire et oppressif.
L’émancipation, la liberté et l’égalité ne sont possibles qu’à
l’extérieur des organisations de pouvoir, qu’elles soient offi-
cielles ou altermondialistes. Si l’approche du contre-pouvoir
est généralement associée à la tendance réformiste, celle d’an-
tipouvoir est portée par la tendance radicale du mouvement.
À la notion de contre-pouvoir correspond sur le front
idéologique l’idée de contre-hégémonie. Dans la tradition de
la théorie marxiste, l’Italien Antonio Gramsci, actif dans les
années 1920, occupe une place particulière car il a mieux que
quiconque analysé l’importance des idéologies dans la préser-
vation du système capitaliste et dans les luttes politiques. Selon
Gramsci, la bourgeoisie peut subsister en grande partie parce
qu’elle a imposé son hégémonie idéologique, c’est-à-dire
qu’elle a rallié les prolétaires eux-mêmes à ses idées et valeurs,
diffusées à travers des institutions comme l’école, l’Église et les
médias. Penser réaliser l’émancipation, c’est avant tout penser
libérer les esprits par un projet contre-hégémonique, en produi-
sant et en diffusant un contre-discours qui déconstruit les 63
normes hégémoniques en les critiquant et qui propose du
même souffle de nouvelles idées et valeurs qui correspondraient
au projet de justice sociale du mouvement révolutionnaire.
Aujourd’hui, plusieurs personnalités du mouvement alter-
mondialiste se réclament explicitement de Gramsci, dont des
responsables d’ATTAC, comme Bernard Cassen et Susan
George, qui affirment qu’il importe avant tout de «gagner la
bataille des idées». Une institution comme Le Monde diplo-
matique se pense également comme un outil dans la pro-
duction et la diffusion d’un contre-discours s’opposant à ce
qu’un de ses directeurs, Ignacio Ramonet, a nommé la «pen-
sée unique» du néolibéralisme. Gagner la bataille des idées,
c’est également le rôle que se sont donné aux États-Unis des
émissions de radio comme Democracy Now, ou encore au
Québec des revues comme À Bâbord! Cette approche n’est
pas purement idéaliste, si l’on considère que l’hégémonie néo-
libérale n’a été rendue possible que parce que des idéologues
néolibéraux se sont organisés sérieusement, mettant sur pied
des centres de réflexion, lançant des publications pour faire
connaître leurs idées et se rapprochant des élites politiques
pour qu’elles les adoptent.
Dans les faits, partisans du contre-pouvoir comme adeptes
de l’antipouvoir, réformistes comme radicaux accordent une
place importante à la diffusion de leur contre-discours, ce qui
explique la profusion de conférences, films, sites Internet, jour-
naux et livres qui sont consacrés à véhiculer des analyses cri-
tiques du néolibéralisme et de la mondialisation du capitalisme.
Si les radicaux espèrent avant tout convaincre plus de gens
d’adhérer à leurs idées et, possiblement, à leurs groupes et
mouvements, les réformistes ont l’espoir que leurs idées seront
reprises par les élites politiques, soit parce qu’elles auront été
convaincues de leur justesse, soit parce que la popularité de ces
idées sera devenue telle qu’il sera avantageux pour les élites
politiques, d’un point de vue électoral, de s’en réclamer.

Diversité ou unité

Plusieurs, au sein même du mouvement altermondialiste,


déplorent sa nature éclatée et rêvent d’un mouvement unifié
64 qui pourrait parler d’une seule voix et agir de manière homo-
gène, voire prendre le pouvoir. Cette attitude s’observe aussi
bien chez des réformistes que chez des radicaux. Du côté des
réformistes, ce sont surtout des membres des partis d’extrême
gauche, marxistes-léninistes ou trotskistes, comme la Ligue
communiste révolutionnaire (LCR) en France, qui rêvent de
mobiliser le mouvement à leurs fins électoralistes. L’objectif
est alors de former au sein du mouvement altermondialiste
une alliance ou un front commun entre les diverses tendances
pour appuyer — ou même intégrer — des partis politiques
d’extrême gauche qui puiseraient suffisamment de force
dans le mouvement pour enfin prendre le pouvoir. Une fois
élus, ces partis pourraient plus efficacement combattre le néo-
libéralisme et la mondialisation capitaliste et appliquer un
programme de justice sociale et mondiale. À titre d’exemple,
des trotskistes français de la LCR et britanniques du Socialist
Worker ont tenu un séminaire à l’occasion du Forum social
européen à Paris, en 2003, qui s’intitulait: «L’altermondialisa-
tion, creuset d’un nouvel internationalisme et d’une nouvelle
Internationale pour le XXIe siècle». Ici, la frontière entre réfor-
mistes et radicaux est très poreuse. Il y a ainsi des partis et des
acteurs politiques du mouvement qui se disent anticapitalistes
(radicalisme) mais qui optent pour la joute électorale (réfor-
misme).
Des participants au Forum social mondial espèrent que
celui-ci se transforme en organisation politique unifiée, ce qui
lui permettrait de parler d’une seule voix et de proposer un pro-
gramme d’action collective. Certains considèrent en effet que
le FSM s’enivre de discussions et de débats qui tournent à vide
et ne s’adressent qu’à des personnes déjà converties. On sou-
haiterait voir le FSM s’imposer comme une force politique et
négocier avec le Forum économique mondial de Davos (FEM),
voire se constituer comme participant d’arènes internationales
comme l’OMC, pour peser sur des décisions touchant des
enjeux cruciaux (le contrôle de l’eau, le combat contre le sida,
etc.). Ce vœu, qui pourrait devenir réalité si le comité organisa-
teur, par exemple, émettait des déclarations programmatiques,
reste toutefois en décalage avec la réalité du FSM, lequel
regroupe une galaxie d’individus et de groupes aux intérêts et
aux perspectives très diversifiés. Le FSM a donc l’allure d’une
tour de Babel, nécessairement polyphonique, plutôt que d’une 65
tour Eiffel, qui pointerait dans une seule direction.
Du côté des anarchistes et de quelques groupes marxistes,
on déplore parfois que le mouvement altermondialiste,
quoique fort sympathique, ne mobilise avant tout en Occident
que des membres des classes moyennes. Il conviendrait de
réorienter son discours, ses actions et ses objectifs vers le pro-
létariat ou les populations les plus marginalisées pour en faire
un mouvement réellement révolutionnaire. Dans cet esprit, il
faudrait mettre en veilleuse certaines thématiques altermon-
dialistes, comme l’écologie ou le féminisme, pour orienter le
mouvement sur un axe clairement anticapitaliste, et possi-
blement abandonner des pratiques perçues comme margi-
nales ou déviantes qui ne rejoignent pas dans ses normes et
valeurs le travailleur «ordinaire». En Inde, lors du Forum social
de 2004, le Mumbai Resistance 2004 against Imperialism, Glo-
balisation and War, d’observance marxiste-léniniste, proposait
un contre-forum parallèle au FSM, reprochant à l’avenue offi-
cielle de se limiter à des débats «courtois». Les critiques les
plus radicaux affirmaient qu’en se limitant à des discussions, le
FSM était de fait contre-révolutionnaire. Pour que le passage
à l’acte soit efficace, selon ces marxistes indiens, il importe
d’abandonner le principe d’exclusion des groupes et organisa-
tions prônant et pratiquant la lutte armée, puisque le capita-
lisme doit être détruit, pas réformé.
L’approche révolutionnaire, qu’elle soit électoraliste ou
extraparlementaire, s’explique en partie par une frustration
des forces d’extrême gauche qui sentent ne pas avoir de prise
sur le réel politique et économique, en cette époque où les
élites dirigeantes sont de droite. L’élaboration de stratégies de
prise du pouvoir permet alors de conserver l’espoir d’un chan-
gement radical dans un monde où, même si la révolution
semble plus improbable que jamais, elle reste nécessaire en
raison de profondes et brutales injustices. Cela dit, il semble
contradictoire d’espérer que le mouvement des mouvements
parle d’une seule voix ou se range derrière une seule bannière,
puisque l’altermondialisme est une convergence de mouve-
ments. De ce fait, il ne peut réellement faire bloc.
66 Nord-Sud

Malgré les déclarations de principe au sujet de la solidarité


internationale et de la justice mondiale, des activistes des
pays plus pauvres reprochent à leurs partenaires des pays sur-
développés de contrôler le mouvement altermondialiste, qui
devient de ce fait un canal supplémentaire permettant de dif-
fuser sur la planète l’impérialisme et le racisme. Les activistes
du Nord ne sauraient être aussi radicaux dans leurs critiques du
néolibéralisme et de la mondialisation du capitalisme, parce
que tous les habitants des pays riches tirent avantage, au final,
du système économique présent.
Cette critique s’adresse surtout aux grandes organisations
réformistes et à leurs dirigeants, qui disposent de ressources
financières importantes en raison de leur ancrage dans des
pays riches. Une inégalité de fait existe également entre les
activistes radicaux des pays riches, qui trouvent le moyen de se
payer des voyages de solidarité au Mexique ou en Palestine,
par exemple, et les activistes envers qui s’exprime cette solida-
rité et qui sont privés des mêmes possibilités par manque de
ressources ou parce que les politiques d’immigration des pays
surdéveloppés leur interdisent l’entrée sur leur territoire,
même parfois à titre de simples touristes.
Les tensions entre le Nord et le Sud sont également visibles
lorsque des syndicats associés au mouvement altermondialiste
défendent des positions diamétralement opposées, selon leur
position géographique. Ainsi, des syndicats et des associations
d’agriculteurs du Nord militent pour que leur gouvernement
engagé dans des négociations internationales au sein de
l’OMC, par exemple, maintienne les subventions nationales et
les barrières tarifaires qui leur assurent leurs emplois, indépen-
damment des effets néfastes que cela peut avoir sur des tra-
vailleurs ou des paysans des pays pauvres.

Les féministes

Membre du Forum social mondial (FSM), la Marche mondiale


des femmes (MMF) a émis une déclaration en 2003 déplorant
que le mouvement altermondialiste accorde une place trop
marginale aux femmes: «Nous sommes encore loin d’un réel
dialogue ou débat sur la place des femmes et du féminisme 67
dans la construction d’un autre monde.» Qu’elles soient réfor-
mistes ou radicales, plusieurs militantes du mouvement alter-
mondialiste constatent que ce sont en général des hommes
qui y exercent le plus d’influence et y occupent les postes pres-
tigieux. La suprématie masculine au sein du mouvement appa-
raît dans les organisations réformistes, formellement hiérar-
chisées, mais des féministes radicales protestent aussi dans
leurs réseaux contre l’influence démesurée que les hommes
exercent aux dépens des femmes, et contre le peu d’atten-
tion portée aux questions touchant les rapports inégalitaires
entre les hommes et les femmes, dans la société en général
ou dans le milieu radical lui-même. Les femmes sont souvent
présentées dans le discours altermondialiste comme des vic-
times de grands fléaux plutôt que comme des actrices en lutte
de résistance. Il y a pourtant des figures féminines embléma-
tiques de l’altermondialisme, comme Susan George, Naomi
Klein, Anrundhati Roy et la MMF, qui est une des forces agis-
santes importantes du mouvement. Mais les instances du
Forum social comptent une grande majorité d’hommes, et ce
sont des hommes qui parlent le plus souvent et le plus long-
temps lors des débats, des ateliers et des conférences. Si le
mouvement véhicule un discours exprimant une préoccu-
pation pour la condition féminine dans une économie capi-
taliste mondialisée, des féministes constatent que la probléma-
tique des femmes reste en général secondaire par rapport à
des enjeux jugés plus importants, comme le capitalisme ou
la guerre.
Au sein même du mouvement des femmes, des débats
ont lieu entre féministes. Ainsi, la sociologue Elsa Galerand
constate que le discours économique de la MMF a par trop cal-
qué l’analyse altermondialiste, qui désigne le capitalisme mon-
dialisé ou les firmes transnationales comme les responsables
de l’exploitation des femmes. Selon Galerand, s’il est vrai que
les femmes sont touchées de façon particulière par les poli-
tiques néolibérales et le capitalisme mondialisé, il ne faudrait
pas oublier qu’il y a aussi une exploitation patriarcale du travail
des femmes, hors du capitalisme et du salariat. Elle rappelle
que le Programme des Nations Unies pour le développe-
ment (PNUD) indiquait en 1995 que les femmes effectuaient
68 un travail domestique non salarié d’une valeur annuelle de
11 000 milliards de dollars. Cette même année, la production
de la planète était évaluée à 23 000 milliards de dollars. Les
femmes produisaient donc, sans salaire, près de la moitié du
travail humain, et cela, sans compter leur travail non salarié
dans l’agriculture, par exemple, ni le travail payé en général et
celui si particulier qu’elles effectuent dans l’industrie mondia-
lisée du sexe. Galerand encourage donc les féministes alter-
mondialistes à développer une analyse économique antipa-
triarcale, plutôt que simplement anticapitaliste, et à discuter
de la pauvreté des femmes, de leur exploitation économique
et sexuelle et de la violence dont elles sont la cible comme de
phénomènes interdépendants, plutôt que distincts.
Enfin, les femmes mobilisées dans les pays hors de l’Occi-
dent, qui sont souvent à l’avant-scène des luttes altermondia-
listes, reprochent aux féministes des pays surdéveloppés d’être
parfois inconscientes des réalités diverses que vivent les femmes
de par le monde et d’oublier de discuter des enjeux du racisme
et du néocolonialisme. Des organisations comme l’Association
des femmes africaines pour la recherche et le développement
(AFARD) ont été fondées dans les années 1990 par des Afri-
caines qui remettaient en cause la suprématie des femmes des
pays riches dans les organisations internationales de femmes.
Dans une veine similaire, des féministes déplorent l’oubli de la
réalité des lesbiennes et des transexué(e)s dans le mouvement
altermondialiste et dans plusieurs réseaux féministes.

L’autre antimondialisation: nationalismes


xénophobes et islamisme radical

Certaines forces politiques s’opposent à la mondialisation du


capitalisme, ou à tout le moins à l’impérialisme économique et
militaire occidental, mais sans participer aux réseaux du mou-
vement altermondialiste. Antimondialisation rime ici avec
xénophobie. Il s’agit, entre autres, des partis politiques et des
mouvements sociaux d’extrême droite en Occident, comme le
Front national en France et les groupes néo-nazis, qui repro-
chent à la mondialisation de menacer les entreprises, les
emplois nationaux et la culture nationale et de favoriser une
immigration qui mine la pureté de la «race». Ces mouve- 69
ments n’étant pas en faveur d’une solidarité internationale, ils
s’excluent ou sont exclus de la mouvance altermondialiste.
Parfois, des forces nationalistes sont favorables à la mon-
dialisation du capitalisme et reprennent à leur compte le
discours néolibéral. C’est le cas, par exemple, de dirigeants
du mouvement souverainiste au Québec, particulièrement du
Parti québécois. Plusieurs nationalistes au Québec sont racistes
et s’inquiètent de la pression de la concurrence internationale
sur les entreprises détenues par des Québécois «de souche»,
sans parler de leur attitude paniquée face à l’immigration.
Cela dit, le Parti québécois et surtout certains de ses dirigeants
— dont Jacques Parizeau au départ — ont développé un dis-
cours libre-échangiste, suggérant que l’accession du Québec à
la souveraineté serait facilitée s’il diversifiait ses relations éco-
nomiques et réduisait sa dépendance économique envers le
reste du Canada. De plus, les leaders du Parti québécois pré-
tendent que, dans l’éventualité d’une accession à la souverai-
neté, les accords de libre-échange diminueraient la possibilité
pour les élites canadiennes de nuire à l’émancipation d’un
Québec souverain. Le Parti québécois a donc régulièrement
appuyé les projets de libre-échange capitalistes, ne les dénon-
çant que lorsque les politiciens du Québec étaient exclus des
négociations. Le Parti québécois s’est néanmoins engagé à la
fin des années 1990 avec la France dans la mobilisation contre
l’Accord multilatéral d’investissement (AMI), au nom de la
défense de la diversité culturelle menacée par l’américanisa-
tion, dans l’éventualité d’un libre-échange transnational dans
le domaine de la culture. Les deux alliés exigeaient que l’in-
dustrie culturelle soit exclue des négociations. Ces dernières
ont finalement échoué.
Les rapports avec les mouvements de défense identitaire
autochtones d’Amérique latine sont moins problématiques
pour l’altermondialisme, d’abord parce que la cosmogonie
traditionnelle des communautés en lutte de résistance vient
justifier des pratiques politiques égalitaires, délibératives et
consensuelles, et ensuite parce que ces mouvements se mobi-
lisent également contre des projets de privatisation dans leurs
pays respectifs. En fait, ces forces sont constitutives du mou-
vement altermondialiste.
70 L’islamisme radical, qui s’oppose à l’impérialisme occiden-
tal, est en principe exclu du mouvement altermondialiste, car
il ne prône pas des valeurs d’égalité entre les peuples, ni entre
les hommes et les femmes. Cela dit, le rapport entre le mou-
vement altermondialiste et cette force politique n’est pas tou-
jours cohérent. Plusieurs dans le mouvement y voient une
force légitime de résistance contre les puissances écono-
miques, militaires et culturelles occidentales, vouant même
parfois un culte aux milices islamistes en lutte de résistance.
L’attaque aérienne du 11 septembre 2001 contre les États-
Unis a d’ailleurs provoqué de vives polémiques au sein du
mouvement altermondialiste, certains célébrant la frappe,
considérant que les Américains l’avaient bien mérité et que les
victimes n’étaient pas innocentes, d’autres, horrifiés, rappelant
qu’il fallait distinguer les coupables (par exemple, les militaires
tués au Pentagone) des victimes innocentes (par exemple, les
femmes de ménage tuées au World Trade Center), d’autres
enfin dénonçant tout simplement l’attaque comme un acte de
barbarie pure mené par des activistes porteurs d’une idéologie
autoritaire et sexiste. Cela dit, le mouvement contre les guerres
en Afghanistan, en Irak, au Liban et en Palestine doit beau-
coup d’énergie au mouvement altermondialiste. De plus, cer-
tains intellectuels musulmans, comme Tarriq Ramadan, ont été
invités au Forum social européen à Paris, en 2003, ce qui a pro-
voqué une vive polémique. Ces rapprochements entre les
forces altermondialistes et certains éléments de l’islamisme
politique suffisent aux yeux de leurs détracteurs pour affirmer,
dans l’intention de le discréditer, que le mouvement aurait des
tendances antisémites.
CHAPITRE III

Idées et discours

Tout mouvement social est porteur d’idées, de principes et de


valeurs, et propose une ou plusieurs lectures de la société. Il
s’agit en quelque sorte d’un intellectuel collectif, dont la
réflexion sera d’autant plus riche et complexe qu’il encoura-
gera en son sein des débats et une délibération participative.
Le mouvement altermondialiste est sur ce point particuliè-
rement dynamique: les forums sociaux, les réseaux Internet
comme Indymedia, ses diverses publications et les ateliers de
discussion et d’information organisés lors des campements
autogérés ou dans le sillon de campagnes de mobilisation sont
autant d’occasions où se déploient et s’expriment une pensée
et une parole à la fois critiques envers la mondialisation néoli-
bérale et porteuses de propositions positives pour élaborer
une société plus juste.
Certes, la pensée — certains diront «l’idéologie» — du
mouvement est marquée par quelques clichés et lieux com-
muns. Le réel y est parfois réduit à quelques déterminants,
comme le néolibéralisme ou la mondialisation du capitalisme,
qui pourtant ne peuvent tout expliquer. Cela dit, les activistes
engagés dans le mouvement semblent disposer de plus d’in-
formations sur la politique et l’économie nationales et inter-
nationales, et entretenir une réflexion au sujet du bien com-
mun plus élaborée que le citoyen «moyen» (à l’inverse, ceux
qui prennent part activement au capitalisme — en travaillant
chez McDonald’s ou dans une banque, par exemple — n’ont
pas nécessairement une pensée très sophistiquée au sujet
72 de l’économie et de la politique libérales). À ce titre, l’activisme
est aussi un espace d’éducation populaire.

Les intellectuels du mouvement

Il convient de se méfier de la dichotomie qui placerait d’un


côté des maîtres à penser, dont l’esprit se déploierait dans le
monde des idées, et de l’autre des activistes qui seraient en
quelque sorte leurs disciples, reprenant un peu bêtement les
idées et propositions des premiers. Si certains livres sont lus par
plusieurs activistes, on chercherait en vain aujourd’hui un intel-
lectuel exerçant une influence hégémonique au sein du mou-
vement. Pour l’anthropologue anarchiste David Graeber, c’est
dans le mode d’organisation anarchiste lui-même que s’expri-
ment les idées du mouvement, soit les principes de liberté,
d’égalité et de solidarité (c’est l’idée d’une pratique politique
«préfigurative»).
On retrouve, de plus, des universitaires engagés dans le
courant le plus égalitaire du mouvement, dont le travail
consiste principalement à rencontrer et à interviewer des acti-
vistes pour diffuser leurs idées. C’est à cette tâche que s’em-
ploient plusieurs étudiants en sociologie, en science politique
et en anthropologie qui produisent depuis quelques années
nombre de mémoires et de thèses dont la matière première se
compose d’entrevues avec des activistes et d’informations et
de réflexions glanées lors d’observations participatives au sein
de groupes militants. Le Collectif de recherche sur l’autonomie
collective, à l’Université Concordia de Montréal, œuvre en ce
sens et fonctionne même selon les principes de l’autogestion.
Cela dit, quelques intellectuels et universitaires associés au
mouvement se présentent comme des théoriciens du mouve-
ment et proposent à titre individuel des analyses approfondies,
voire de nouveaux systèmes de philosophie politique. Ils exer-
cent une influence variable selon les pays et les réseaux. Leurs
ouvrages, toutefois, permettent de se familiariser rapidement
avec certaines des idées et des principes défendus par le mou-
vement altermondialiste.
Walden Bello 73

Né aux Philippines en 1945, Walden Bello a milité contre la dic-


tature dans son pays et contre l’impérialisme américain. Il
œuvre au sein de l’institut de recherche Focus on the Global
South, basé à Bangkok, en Thaïlande, dont il est l’un des fon-
dateurs. Il a publié deux ouvrages qui ont eu un rayonnement
surtout dans la sphère anglophone du mouvement: Degloba-
lisation: Ideas for a New World Economy (2002) et Dilemmas
of Domination: The Unmaking of the American Empire
(2005). Sa pensée s’articule autour de deux idées principales:
la démocratie participative et la déglobalisation. Selon lui, il
convient d’institutionnaliser — au sein de l’État et ailleurs —
des pratiques de démocratie directe, car cette participation
populaire permettra un contrôle démocratique des décisions
économiques, ce qui offrira l’occasion de juguler la puissance
économique et d’entamer un processus de déglobalisation. Il
rejette donc l’idée que l’État n’est plus important, ou que sa
force diminue dans un contexte de mondialisation, rappelant
qu’au contraire l’État fédéral des États-Unis n’a jamais été aussi
puissant. La déglobalisation consiste à orienter la production
économique vers les marchés locaux et à produire des biens
utiles à la population, dans le respect de l’environnement. La
production devrait être réorganisée autour de coopératives
communautaires, où le rôle important des femmes serait
reconnu. Walden Bello prône également le droit à l’autodéter-
mination des peuples et le respect de la diversité culturelle. S’il
s’oppose férocement à l’hégémonie des États-Unis, il se sent
solidaire du peuple américain et espère qu’il parviendra à se
libérer de ses élites économique, politiques et militaires.
Walden Bello se présente comme un «radical», mais il
s’oppose à la tendance anarchiste du Forum social mondial qui
a proposé la notion d’«espace ouvert», une erreur, selon lui,
qui a pour effet de diluer les forces du mouvement. Il reproche
également à ce courant de dédaigner les lieux de pouvoir. Il
croit qu’il faut plutôt que le mouvement établisse des alliances
avec les politiciens. Walden Bello est d’ailleurs lui-même lié au
parti politique Akbayan, aux Philippines. Il peut donc être
classé dans la catégorie des radicaux optant pour le contre-
pouvoir plutôt que pour l’antipouvoir.
74 Miguel Benasayag

Né en Argentine, ce philosophe et psychanalyste connaît la


prison sous la dictature et bénéficie d’une intervention de
la France, dont il possède la citoyenneté par sa mère, pour
retrouver la liberté et émigrer à Paris. Il est l’auteur de très
nombreux ouvrages, écrits seul ou en collaboration, dont Du
contre-pouvoir, avec Diego Sztulwarkal (2000), Che Guevara.
Du mythe à l’homme — Aller-retour (2003), Abécédaire de
l’engagement, avec Béatrice Bouniol (2004), Éloge du conflit,
avec Angélique del Rey (2007). Il a également signé, en 1999,
le «Manifeste du réseau de résistance alternatif». Adoptant
une approche plutôt existentialiste de la résistance, il défend
des positions proches des réseaux radicaux et anarchistes. Le
titre de son ouvrage Résister, c’est créer, écrit avec Florence
Aubenas (2002), et qui s’inspire du philosophe Gilles Deleuze,
a été repris comme l’un des slogans du Village anticapitaliste,
alternatif, anti-guerre (VAAAG), le campement autogéré tem-
poraire de la mobilisation anarchiste contre le sommet du G8
à Évian, en 2003. Il convient, selon Benasayag, de n’attendre
ni le Grand Soir révolutionnaire ni le messie qui réveillera
les masses endormies par la propagande de l’information,
mais d’agir «ici et maintenant» pour créer des lieux de
contre-pouvoir. C’est dans la lutte et la résistance que l’on est
libre, que l’on existe, que l’on crée selon lui un autre monde.

Noam Chomsky

Linguiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à


Boston, Noam Chomsky n’est pas à proprement parler un
intellectuel du mouvement altermondialiste, dans la mesure
où il ne propose pas une théorie générale de l’émancipation,
du néolibéralisme ou du capitalisme. Néanmoins, c’est un
polémiste très prolifique, spécialisé dans l’analyse critique des
médias et de la politique étrangère et militaire des États-Unis,
et il est considéré comme l’intellectuel le plus influent en Occi-
dent à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Il constitue
sans doute la principale référence livresque commune au sein
de la jeunesse de gauche et d’extrême gauche en Occident. Il
se désigne comme un sympathisant anarchiste, mais considère
que, dans le contexte actuel, l’État providence doit être pro- 75
tégé car il constitue l’ultime rempart contre les «tyrannies pri-
vées», soit les firmes multinationales.
Son analyse des médias est souvent taxée de «théorie du
complot», ce dont il s’est explicitement défendu. À la suite
d’études approfondies de la couverture médiatique de certains
événements internationaux, dont des guerres, il a développé
un «modèle de propagande» pour expliquer le biais des
médias aux États-Unis. Sa méthode procède par comparaison.
Il étudie les différences dans les couvertures médiatiques des
crimes (bombardements, assassinats politiques, etc.) commis
par des ennemis et de ceux perpétrés par les agents de la Mai-
son-Blanche ou leurs alliés. Il constate une attitude systéma-
tique de «deux poids, deux mesures», qui consiste pour les
médias à adopter le point de vue officiel, c’est-à-dire à déni-
grer ce que font les ennemis et à glorifier ce que font les alliés.
Cette différence de perspective n’est pas le résultat d’un com-
plot, mais la conséquence logique de diverses influences struc-
turelles. Premièrement, les médias sont des entreprises privées
qui visent à maximiser le profit (et non à proposer de l’infor-
mation et des analyses objectives, comme le laisse entendre
l’idéal éthique du journalisme occidental). En cela, les médias
encouragent le capitalisme et y participent, et jouent de l’anti-
communisme (surtout pendant la guerre froide). Les journa-
listes sont en général issus des mêmes milieux et des mêmes
écoles que les politiciens avec qui ils partagent une certaine
vision du monde. De plus, s’ils sont ambitieux, ils éviteront les
propos trop contestataires, qui nuiraient à leur image et à leur
carrière. Conséquemment, les journalistes les plus conserva-
teurs se retrouvent plus souvent et plus rapidement au som-
met des hiérarchies médiatiques.
Quant à la politique étrangère et militaire des États-Unis,
Noam Chomsky cherche à analyser les contradictions entre les
déclarations de principe officielles (faire la guerre au nom de la
démocratie, de la justice, des droits de la personne, de la paix,
etc.) et les intérêts matériels des élites qui en décident. Parmi
ses ouvrages les plus représentatifs, on retiendra: Instinct de
liberté. Anarchisme et socialisme (2001), Le Pouvoir mis à nu
(2002), De la guerre comme politique étrangère des États-Unis
(2002), Pirates et Entrepreneurs. Le terrorisme international
76 dans le monde actuel (2003), Comprendre le pouvoir (2008) et
La Fabrication du consentement. De la propagande média-
tique en démocratie, avec Edward Herman (2008).

Susan George

Née aux États-Unis en 1934, Susan George est issue de la


classe aisée et a fréquenté de bonnes écoles à tendance
humaniste, dont Smith College, avant d’étudier en France et
même d’obtenir la citoyenneté française en 1994. Ses intérêts
intellectuels et politiques s’expriment déjà dans sa thèse de
doctorat présentée à l’École des hautes études en sciences
sociales, à Paris, qui portait sur le transfert du système alimen-
taire des États-Unis au reste du monde. Elle signe en 1976 un
premier ouvrage, Comment meurt l’autre moitié du monde,
qui fustige les multinationales de l’agroalimentaire. Elle parti-
cipe à la fondation en 1973 du Transnational Institute et à celle
d’ATTAC, dont elle sera vice-présidente. Elle siège au conseil
d’administration de Greenpeace et agit à titre de consultante
pour l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO), l’Unesco et l’Unicef. Enfin, elle a présidé
l’Observatoire de la mondialisation.
Elle aborde le capitalisme et le néolibéralisme comme des
phénomènes avant tout idéologiques qui se fondent sur une
théorie de la nature (les lois du marché) et qui peuvent être
combattus par une analyse critique qui en dévoile l’argu-
mentaire fallacieux. Son objectif est un retour à l’État provi-
dence qui s’érigerait contre l’influence funeste des multinatio-
nales privées. Se présentant comme une «réaliste», elle
rejette l’idée qu’il faudrait abolir le marché et le capitalisme; il
convient simplement d’imposer une régulation pour obtenir
une plus grande justice. Au-delà des débats d’idées, Susan
George a régulièrement pris la parole publiquement pour cri-
tiquer très sévèrement les activistes de la tendance anticapita-
liste, et surtout celles et ceux pratiquant l’action directe dans
les grandes manifestations altermondialistes. Elle prétend que
ces activistes ne font pas partie du mouvement et que les
actions directes empêchent le mouvement de parler d’une
seule voix dans les médias, à travers des porte-parole respec-
tables, comme elle-même. Ces dénonciations ont été reçues
au mieux comme un manque flagrant de solidarité, au pire 77
comme une trahison. Résultat, Susan George a été entartée
par des activistes contestant son arrogance. Elle a signé plu-
sieurs ouvrages, dont Famine et Pouvoir dans le monde (1989)
et Un autre monde est possible, si… (2004).

John Holloway

Cet Irlandais philosophe enseigne au Mexique, où il a déve-


loppé une pensée politique très fortement influencée par le
mouvement zapatiste et proche de la sensibilité anarchiste.
Son ouvrage principal porte un titre au ton programmatique:
Changer le monde sans prendre le pouvoir (2007). La révolte
est existentielle et s’apparente à un cri de refus («Non!», «Ya
basta!», «It’s enough!») devant la violence et l’injustice.
Mais un retour sur l’histoire du XXe siècle nous fait comprendre
que le projet révolutionnaire étatiste, qui consiste pour les
rebelles à s’emparer de l’État, est voué à échec, car il aboutit
nécessairement à une inversion des valeurs, les révolution-
naires égalitaristes devenant à leur tour des dictateurs autori-
taires. Que faire, alors? John Holloway propose de créer des
moments et des lieux autonomes, plus ou moins temporaires,
fondés sur le principe de l’«antipouvoir». Pour cela, il faut
tirer profit des failles provoquées par les contradictions décou-
lant de la crise du travail et de la représentation politique. La
révolution n’est donc pas un moment qui transforme radicale-
ment la société, mais un long processus qui est révolutionnaire
en soi. C’est en luttant et en s’émancipant que l’on comprend
ce qu’est la lutte et la liberté. La révolution n’est pas une desti-
nation ou une solution, c’est un voyage, une question.

Naomi Klein

Journaliste et essayiste née à Montréal en 1970. Sa mère,


féministe militante, a réalisé un documentaire contre la por-
nographie, intitulé Not a Love Story (1980). L’année même où
Naomi Klein entre à l’université, 14 femmes sont assassinées
à l’École Polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989, par
un homme qui déclare «haïr les féministes». Naomi Klein
est sous le choc et s’engage dans un groupe qui milite pour
78 dénoncer le sexisme et le patriarcat. Elle a signé en 2000 l’ou-
vrage No Logo, qui a fait beaucoup de bruit et l’a consacrée
porte-parole du mouvement altermondialiste en Amérique du
Nord. Elle propose, dans cet ouvrage, une analyse des trans-
formations qu’a connues le capitalisme dans les années 1970
et 1980, alors que les marques (les logos) deviennent de plus
en plus une source de profit et que les grandes compagnies
comme Nike ne possèdent plus qu’un bureau de conception
et de marketing, préférant sous-traiter la production dans des
pays où la main-d’œuvre est disponible à très faible coût. En
plus des enjeux économiques, Naomi Klein analyse les effets
idéologiques de l’importance des marques, qui en viennent
par la publicité à incarner des personnalités, des modes de vie.
Le consommateur achète alors une marque plus qu’un pro-
duit. Cette importance du symbolique, en retour, permet aux
activistes de lancer des campagnes de dénonciation et de boy-
cottage qui abaissent la valeur d’une marque et de détourner
ces symboles pour en miner le prestige. S’il exerce une forte
influence, l’ouvrage No Logo est en décalage, par ses proposi-
tions de résistance culturelle et symbolique, par rapport aux
luttes physiques et beaucoup plus dures qui ont lieu, surtout
dans les pays du Sud, contre des firmes multinationales et des
gouvernements menant des politiques d’austérité.
Prenant acte de l’importance de la crise financière, éco-
nomique et politique qui frappe l’Argentine au début des
années 2000, Naomi Klein coréalise avec Avi Lewis, en 2005,
le documentaire La Prise, qui relate l’histoire d’une occupation
d’une entreprise abandonnée par son patron et de son auto-
gestion par les travailleurs. Très proche du mouvement de la
rue, Naomi Klein a régulièrement signé des articles propo-
sant son analyse, souvent enthousiaste, parfois critique, des
grandes manifestations altermondialistes. Elle reproche au
final à ces événements de s’être transformés au fil des années
en «McManifs» attendues et sans surprises. Selon elle, les
activistes devraient avant tout faire l’effort non pas de se pen-
ser comme un mouvement en se donnant en spectacle, mais
de construire le mouvement. Cela impliquerait, au-delà ou en-
deçà des manifestations spectaculaires, d’effectuer du travail
de conscientisation, d’organisation et de mobilisation dans les
communautés locales, de quartier ou de travail. Dans son plus
récent ouvrage, Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capita- 79
lism (2008), elle démontre que les élites profitent des crises
économiques, des désastres naturels et des guerres pour justi-
fier la limitation de la démocratie et la privatisation des biens,
ressources et territoires publics.

Antonio Negri (et Michael Hardt)

L’un des intellectuels les plus influents de l’extrême gauche ita-


lienne des années 1970, associé par les autorités aux actes ter-
roristes des Brigades rouges, dont l’assassinat du premier
ministre Aldo Moro (1978), Antonio Negri fait quatre ans de
prison, s’exile en France puis retourne en Italie pour y purger
une autre peine de prison. Il est sans doute le plus ambitieux
de tous les intellectuels de l’altermondialisme, à la fois par
l’ampleur de son travail de réflexion et par son attitude face au
mouvement, dont il se voit comme l’avant-garde éclairée. Il est
d’ailleurs régulièrement invité à présenter des conférences aux
Forums sociaux. S’inscrivant dans la tradition marxiste et com-
muniste, il constate un élargissement de la sphère écono-
mique de production à l’ensemble des activités humaines,
d’où l’idée de «biopolitique» (reprise de Michel Foucault).
Au début des années 2000, il signe avec l’Américain
Michael Hardt deux ouvrages successifs, Empire et Multitude,
présentés par leurs éditeurs comme les manifestes du mouve-
ment altermondialiste. L’Empire n’est pas tant les États-Unis
que le capitalisme mondialisé. Ce nouveau système politique
est caractérisé par l’absence d’un centre de décision unitaire.
Cela dit, l’Empire ne produit rien, selon Negri et Hardt, car
ce n’est qu’une force parasitaire exploitant le travailleur et la
multitude, la nouvelle classe productrice qui a comme carac-
téristiques de produire de l’information et du savoir et de s’ar-
ticuler en réseau décentralisé. La multitude détermine donc
la nouvelle forme du pouvoir, soit l’Empire. La forme même de
la multitude incarne son programme politique, c’est-à-dire
une démocratie égalitaire et participative, fonctionnant en
réseau d’échange. Cette multitude constitue le nouvel acteur
révolutionnaire.
80 Arundhati Roy

Née en Inde en 1961, elle est l’auteure d’un roman primé par
le prestigieux Booker Price et de plusieurs essais, dont Ben
Laden, secret de famille de l’Amérique (2001), L’Écrivain mili-
tant (2003) et Public Power in the Age of Empire (2004). Son
analyse s’exprime avant tout sous la forme polémique du
pamphlet, d’autant plus percutant en raison de son talent lit-
téraire. Adoptant une posture de résistance à la fois féministe
et postcoloniale, sa voix a la légitimité de la subalterne qui s’in-
surge contre le maître dominant. Ses cibles sont multiples: le
programme nucléaire indien, les effets néfastes des projets
de grands barrages en Inde, l’impérialisme des États-Unis et
les guerres contre l’Afghanistan et l’Irak. Selon elle, l’attaque
du 11 septembre 2001 est la conséquence des nombreuses
interventions militaires meurtrières des États-Unis au fil du
XXe siècle. Elle adopte une analyse des médias proche de celle
d’un Noam Chomsky, mettant en garde ses camarades contre
la mise en spectacle des crises humanitaires et même de la
résistance populaire. Elle participe au Forum social à Porto
Alegre, en 2003, et à Mumbai, en 2004.

Vandana Shiva

Née en 1952 en Inde, elle a signé plusieurs ouvrages, dont


Écoféminisme, avec Maria Mies (1998), Le Terrorisme alimen-
taire. Comment les multinationales affament le tiers-monde
(2001) et La vie n’est pas une marchandise. Les dérives des
droits de la propriété intellectuelle (2004). Elle a une formation
en physique et en économie, obtenue aux États-Unis et en
Grande-Bretagne. Elle est révoltée par les projets de barrages
hydroélectriques financés par la Banque mondiale en Inde, qui
justifient des déplacements massifs de population et entraînent
des catastrophes écologiques. En 1982, elle fonde en Inde
le Centre de recherche pour la science, la technologie et la
politique des ressources naturelles et, en 1991, Navdanya, un
mouvement contre le brevetage privé de semences de multi-
nationales agricoles, pratique qu’elle qualifie de «biopiraterie»
ou de «terrorisme alimentaire». Elle est une alliée indéfectible
de certains mouvements populaires, dont le mouvement
Chipko, des femmes qui s’enchaînaient à des arbres de l’Hima- 81
laya pour contrer la déforestation. Selon elle, la mondialisation
et des organismes comme l’OMC poursuivent le colonialisme
sous de nouvelles formes, s’en prenant avant tout aux femmes
et à la nature (l’eau, notamment). La solution consisterait à
valoriser une pratique participative de la démocratie, permet-
tant au politique d’avoir autorité sur l’économie, et à toute per-
sonne d’influer sur les décisions qui la toucheront directement,
surtout sur des sujets vitaux comme l’éducation, l’alimentation
et la santé.

Joseph Stiglitz

Cet économiste né aux États-Unis en 1943 occupe une place


particulière chez les intellectuels influençant l’altermondia-
lisme, dans la mesure où il est un transfuge du camp néolibé-
ral. Issu de grandes universités, dont le Massachusetts Institute
of Technology (MIT) et Cambridge, il enseigne dans des insti-
tutions tout aussi prestigieuses (Yale, Stanford, Oxford, Prince-
ton, Columbia). Il milite pour les droits civiques des Afro-
américains dans les années 1960, avant de devenir l’un des
conseillers économiques du président Bill Clinton, puis écono-
miste en chef et vice-président de la Banque mondiale, à la fin
des années 1990. Sa connaissance de l’intérieur de cette insti-
tution financière internationale donnera une grande crédibilité
— rehaussée par l’obtention du prix Nobel d’économie
en 2001 — à la critique qu’il présente en 2002 dans un pre-
mier ouvrage, La Grande Désillusion, suivi en 2003 de Quand
le capitalisme perd la tête. Stiglitz dénonce le «fondamenta-
lisme du marché», l’idéologie néolibérale dans sa forme dog-
matique qui confond la réalité empirique de phénomènes
comme le chômage et la pauvreté avec la théorie économique
abstraite, fondée sur des modèles mathématiques qui présup-
posent que les acteurs disposent d’une information parfaite
pour éclairer leurs choix. Stiglitz rappelle que l’information
n’est jamais parfaite, que certains acteurs économiques dis-
posent de plus d’information que d’autres et que l’informa-
tion est elle-même un bien, un produit qui se marchande.
Dans les faits, le fondamentalisme du marché qui prévaut au
FMI est venu justifier des propositions de «thérapie de choc»
82 consistant à libéraliser les marchés de pays à l’économie fra-
gile, comme la Russie et l’Argentine, provoquant des catas-
trophes socioéconomiques majeures. Cela dit, Stiglitz ne
rejette pas le marché. Il propose plus modestement qu’il soit
encadré par des institutions, dont l’État, qui évaluent leurs
objectifs non pas seulement en respectant le fondamentalisme
du marché, mais en se considérant comme redevables à la
population précisément lorsqu’il y a défaillance du marché. On
retrouve Stiglitz au Forum social de Mumbai en 2004.

Aminata Dramane Traoré

Née au Mali en 1947, elle a occupé le poste de ministre de la


Culture et du Tourisme à la fin des années 1990 et elle a signé
trois essais, L’Étau. L’Afrique dans un monde sans frontières
(1999), Le Viol de l’imaginaire (2002), Lettre au président des
Français à propos de la Côte-d’Ivoire et de l’Afrique en général
(2005). Elle y propose une analyse des impacts du néolibéra-
lisme et des politiques des grandes institutions internationales
comme le FMI sur les pays pauvres et les peuples d’Afrique. Ce
continent est utile aux pays riches en tant que source de
matières premières et que marché pour écouler des produits.
La pression a été si forte à travers les plans d’ajustement struc-
turel imposés par le FMI et la Banque mondiale que les élites
africaines elles-mêmes sont à court d’imagination pour sortir
de la crise et ont adopté des principes politiques et écono-
miques qui desservent leurs peuples. Comme solution, Ami-
nata Dramane Traoré espère un renouveau spirituel et cultu-
rel s’inspirant de la tradition de l’Afrique, qui serait riche de
valeurs contraires à celles du néolibéralisme, soit un rapport
plus sain au temps, un lien plus harmonieux entre l’individu et
la communauté, une méfiance envers l’envie d’une accumula-
tion sans limite de biens et une sensibilité plus respectueuse de
l’environnement. Si ses propos sont stimulants, sa pensée
comporte certaines contradictions, dont la méfiance et la
confiance qu’elle exprime envers les élites politiques africaines,
présentées tantôt comme étant à la solde de l’Occident, tan-
tôt comme partageant les intérêts du peuple africain.
Les axes du discours militant 83

Au-delà des analyses proposées dans des livres par des intel-
lectuels de renom, le discours militant du mouvement alter-
mondialiste s’articule — sur des sites Internet, dans des bro-
chures, lors de discussions formelles ou informelles et dans ses
slogans — autour d’un certain nombre de thèmes, ou d’axes,
soit l’économie, les droits, le biologique (la vie), les médias, la
culture, la guerre et la politique (ou la démocratie). Ces thèmes
ne sont pas mutuellement exclusifs et sont très souvent discu-
tés en simultané. Ils n’ont toutefois jamais fait l’objet d’un
consensus au sein du mouvement, ni en ce qui a trait à leur
importance respective, ni en ce qui concerne l’angle d’analyse
ou les solutions à privilégier.

L’économie
Le mouvement altermondialiste propose une critique écono-
mique du libéralisme national et international. Certaines de
ses analyses sont sans grande nuance, laissant entendre que la
mondialisation du capitalisme est déjà complètement réalisée,
que l’État providence n’existe plus ou encore que le chômage
est en grande partie le résultat de délocalisations d’entreprises,
alors que celles-ci n’affectent, dans les faits, que des secteurs
spécifiques, en particulier industriels et manufacturiers (pour
l’instant). Les porte-parole du mouvement cherchent surtout
à convaincre que l’activité économique actuelle produit des
inégalités au sein des pays et entre les pays, ce qui est d’ailleurs
confirmé par des organismes publics (comme Statistique
Canada) qui constatent un accroissement des écarts entre les
riches et les pauvres en Occident, et entre les employeurs et les
employés, les premiers touchant des parts toujours plus impor-
tantes des bénéfices alors que le salaire réel des employés tend
à stagner depuis de très nombreuses années. Cette inégalité
s’explique, entre autres raisons, par des syndicats faibles et un
chômage élevé. La pauvreté est d’autant plus pénible que des
compressions importantes ont été faites par les élites poli-
tiques, au nom de la logique néolibérale, dans les services
sociaux offerts aux plus défavorisés. De plus, nombre de gou-
vernements n’allouent que peu de ressources à la formation
84 des personnes ayant perdu leur emploi à la suite de l’effondre-
ment d’un secteur économique et qui se trouvent du coup
déclassées, parfois pour une très longue période, sinon jusqu’à
la fin de leurs jours.
Cela dit, l’analyse du mouvement exagère l’importance de
la mondialisation de l’économie réelle. Ainsi, le commerce
international du Canada est bien peu mondialisé, puisque près
de 90% de ses échanges internationaux se font avec les États-
Unis, pays dont environ 80% de l’économie reste nationale.
Le commerce extérieur de pays comme la France s’effectue
en majorité à l’intérieur du continent européen. L’analyse du
mouvement est également plutôt lacunaire en ce qui a trait
aux gains collectifs liés à la mondialisation, surtout dans les
pays surdéveloppés, où une très grande part de la population,
y compris la classe moyenne et les travailleurs, profitent du
coût de production très bas de biens en provenance des pays
pauvres (vêtements, café et fruits, équipement électronique,
etc.), sans parler du pétrole, ce qui leur permet de jouir de
conditions de vie et d’un pouvoir d’achat de loin supérieurs
à ceux des salariés du reste du monde. En d’autres mots, les
ordinateurs que les activistes utilisent avec joie pour partici-
per au réseau mondial de l’altermondialisme leur seraient
sans doute inaccessibles s’ils étaient produits et vendus
dans des conditions salariales répondant à leur idéal de justice
mondiale.
Enfin, une très grande part du travail accompli dans le
monde — sans doute la plus grande part, même — s’effec-
tue hors du capitalisme, qu’il soit national ou international,
et s’inscrit plutôt dans un cadre économique de type féodal
ou de subsistance (dans le cas de l’agriculture), ou encore
dans le cadre du patriarcat, pour ce qui est de l’exploitation par
les hommes du travail des femmes non salariées. Si des
groupes radicaux, comme ceux associés à l’Action mondiale
des peuples, dénoncent à la fois le féodalisme et le patriarcat,
il ne s’agit, le plus souvent, que de déclarations de principes.
Les actions réelles des activistes restent presque toujours inspi-
rées par leur obsession du capitalisme, identifié — même par
des féministes de la Marche mondiale des femmes — comme
l’ennemi principal.
Les droits 85

Les discours altermondialistes empruntent souvent au registre


juridique: droits des peuples, droits humains, droits des
femmes, droits des enfants, droit de circuler librement, droit de
manifester. La critique économique du capitalisme se double
d’ailleurs d’exigences quant aux droits des travailleurs. Le pro-
cessus de «rationalisation» et de «flexibilisation» de la force
de travail, mené au nom du néolibéralisme aussi bien dans
les entreprises privées que publiques, a entraîné une dégrada-
tion des conditions de travail au chapitre des horaires, de la
cadence, de la sécurité au travail et de la sécurité d’emploi ainsi
que des plans de retraite. En fait, le travail tend de plus en plus
à se «féminiser», c’est-à-dire que les normes de l’emploi des
secteurs majoritairement féminins tendent à se généraliser à
l’ensemble des secteurs: emplois à temps partiel ou contrac-
tuel, non syndiqués, avec peu d’avantages sociaux. Les tra-
vailleurs ont donc perdu — ou cédé, lors de négociations
ardues avec la partie patronale — des droits que les syndicats
avaient emporté de haute lutte lors de mobilisations menées
par les générations précédentes.
La délocalisation de la production industrielle a aussi pour
effet de réduire les droits des travailleurs au niveau planétaire.
Des automobiles, par exemple, qui étaient produites jus-
qu’alors en Amérique du Nord par des travailleurs syndiqués
ayant plusieurs droits acquis, sont maintenant fabriquées hors
des pays surdéveloppés par des travailleurs peu protégés et
moins bien payés. Certains groupes militants adoptent alors
une perspective transnationale, cherchent à imposer aux com-
pagnies qui sous-traitent leur production à l’étranger des
«politiques de responsabilité», pour qu’elles adoptent un
code d’éthique et s’engagent à respecter des normes de tra-
vail minimales. C’est l’approche, par exemple, de Clean
Clothes Campaign, dans le domaine du vêtement.
Cela dit, le mouvement tend à associer à la mondialisation
et au néolibéralisme des problèmes qui ne leur sont pas
propres, comme le travail des enfants. En fait, la mondialisa-
tion du capitalisme, encadrée par certaines normes grâce à
l’OMC et même la Banque mondiale et le FMI, permet à des
travailleurs et des travailleuses dans certains secteurs ou dans
86 certaines régions d’obtenir des droits et des salaires qu’il était
impensable de seulement revendiquer dans le système de pro-
duction féodal ou esclavagiste, ou que les entreprises privées
nationales n’auraient jamais accordés sans l’influence d’insti-
tutions financières occidentales. Dans certains cas, les syndi-
cats des pays surdéveloppés sont d’ailleurs aux prises avec des
dilemmes politiques et juridiques complexes: protéger les
droits et les acquis de leurs membres, en dénonçant les délo-
calisations, alors que des travailleurs des pays pauvres espèrent
obtenir des emplois liés à ces délocalisations, ou encore refu-
ser de s’associer à des syndicats chinois — par exemple —
parce qu’ils ne sont pas affranchis d’un régime autoritaire,
alors que les grandes entreprises privées et les gouvernements
libéraux occidentaux n’hésitent pas à discuter avec ce régime
et à investir dans ce pays.

Le biologique (la vie)

Le mouvement altermondialiste analyse de manière critique


l’impact du néolibéralisme et de la mondialisation du capita-
lisme sur le biologique en portant une attention particulière
à la pollution en général, et à la marchandisation du vivant
qui s’effectue par le brevetage d’organismes vivants, la pro-
duction d’organismes génétiquement modifiés (OGM) et la
lutte des grandes compagnies pharmaceutiques pour empê-
cher la production de médicaments génériques qui, vendus à
faible coût, pourraient sauver la vie de millions de personnes.
Face aux nouvelles biotechnologies, le mouvement appelle à
la prudence, soit d’éviter d’y avoir recours trop rapidement
avant d’en connaître les effets possiblement néfastes. Des
compagnies comme Monsanto en sont venues à incarner
cette menace et ont conséquemment été la cible de diverses
actions directes, dont le fauchage de champs ensemencés par
leurs OGM. Les porte-parole des compagnies en biotechnolo-
gie avancent l’argument que les OGM pourraient permettre
d’améliorer grandement la production et la distribution des
aliments, voire de vaincre la faim dans le monde. Cela dit, il
semble y avoir suffisamment de nourriture produite sur la
terre; le problème relève plutôt du contrôle et de la distribu-
tion. À ce titre, le capitalisme apparaît comme un système par-
ticulièrement inique, puisqu’il implique qu’il faut payer pour 87
manger, et donc payer pour vivre, faisant donc passer le profit
avant la vie.

La culture

Le débat sur la culture s’articule autour de l’idée que mondia-


lisation rime avec américanisation de la planète et homogé-
néisation des cultures. La culture est ici entendue aussi bien en
termes de produits artistiques que de pratiques culturelles et
même de choix vestimentaires et esthétiques. Ainsi, l’américa-
nisation aurait pour résultats d’avoir dans la tête des images de
Hollywood, dans le ventre de la nourriture de McDonald’s et
sur le corps des vêtements frappés de logos de grandes firmes
des États-Unis (Nike, Gap, etc.). Cette américanisation cultu-
relle de la planète va de pair avec la mondialisation capitaliste,
puisque c’est la puissance financière et économique des États-
Unis qui donne une telle force à leur culture et à leur art (com-
mercial). En ce sens, le ciblage de McDonald’s lors de grandes
manifestations altermondialistes a une signification multiple,
mais facilement compréhensible.
Dans la réalité, l’américanisation de la planète est loin
d’être complétée. S’il y a des McDonald’s dans beaucoup
de pays, il y a aussi des milliers de restaurants «exotiques»
dans les grandes villes occidentales comme Paris, New York,
Londres ou Montréal, où l’on peut facilement trouver des mets
d’Asie, du Moyen-Orient et du Maghreb, et même d’Amé-
rique latine et d’Afrique. L’Inde et le Brésil sont également de
très importants producteurs de films, distribués dans des
dizaines de pays. Cela dit, il y a un déséquilibre évident entre la
puissance économique de la culture occidentale et celle du
reste du monde. Le mouvement altermondialiste s’est d’ail-
leurs à quelques occasions mis au diapason d’élites politiques,
commerciales et artistiques de pays comme la France et le
Canada, dont les représentants officiels ont fait front commun
sur la «diversité» ou «l’exception» culturelle pour que le
domaine culturel soit exclu des négociations sur la libéralisa-
tion de la production et des échanges commerciaux.
88 Les médias

Le mouvement altermondialiste reproche aux médias à la fois


d’être de plus en plus au service (ou tout simplement la pro-
priété) d’intérêts privés et de promouvoir l’idéologie néolibé-
rale par l’importance accordée aux nouvelles relatives à la
haute finance et aux grandes compagnies et par la place don-
née à la publicité. Le mouvement altermondialiste propose de
concevoir les médias d’une façon alternative, soit comme pro-
ducteurs d’un contre-discours (c’est d’ailleurs le rôle que se
donne Le Monde diplomatique), soit en organisant les médias
sur une base égalitaire qui sape la séparation entre le produc-
teur et le récepteur de la nouvelle (c’est le rôle d’Indymedia).
Cela dit, le mouvement est devant le dilemme de limiter sa
prise de parole aux médias alternatifs, au risque de ne prêcher
qu’à des convertis, ou de s’adresser aux médias de masse, au
risque de les légitimer et de voir sa pensée détournée. De plus,
l’importance qu’a acquise Internet au sein du mouvement
altermondialiste a tendance à accentuer le clivage entre cer-
tains activistes très branchés — en majorité des hommes
blancs des pays surdéveloppés — et des pans entiers de popu-
lation ayant peu ou pas accès à Internet, par manque de res-
sources ou simplement en raison de l’analphabétisme. Seul un
être humain sur sept est «branché» à Internet. Indymedia
peut alors laisser une fausse impression de communication
transparente, égalitaire et mondialisée.

La guerre

Le thème de la guerre a de plus en plus d’importance dans le


mouvement, depuis le 11 septembre 2001, l’invasion de l’Af-
ghanistan et, surtout, l’attaque contre l’Irak. C’est du mouve-
ment altermondialiste, plus précisément du Forum social euro-
péen à Florence, en novembre 2002, qu’est parti l’appel à
manifester contre le déclenchement imminent de la guerre
contre l’Irak, en 2003. L’analyse altermondialiste de la guerre
tend à associer celle-ci à la mondialisation du capitalisme.
ATTAC, par exemple, a publié un petit livre sur l’économie de
guerre, activité très rentable pour les compagnies privées qui
récoltent des milliers de milliards de dollars de fonds publics en
contrats d’armement, à une époque où les gouvernements 89
prétendent pourtant qu’ils doivent réduire les dépenses de
l’État. La guerre peut également permettre à des compagnies
privées d’espérer mettre la main sur des ressources impor-
tantes, comme le pétrole irakien, jusqu’alors bien national.
Malgré leur discours internationaliste, les altermondialistes
occidentaux ont toutefois quelques guerres qui leur tiennent
particulièrement à cœur pendant que d’autres restent igno-
rées. Les attaques d’Israël contre le Liban, en 2006, et contre
Gaza, en 2009, mobilisent des foules nombreuses dans les
rues. Les altermondialistes se préoccupent bien peu d’autres
conflits, en particulier de ceux qui se déroulent en Afrique (au
Congo ou en Sierra Leone, par exemple) et dont tirent pour-
tant profit de grandes compagnies occidentales, en particulier
dans le secteur de l’or et du diamant, ou auxquels participent
des armées occidentales, comme l’armée française en Côte-
d’Ivoire et ailleurs.

La politique

Le mouvement altermondialiste, au-delà de ses divergences


et de ses axes d’intérêt multiples, s’accorde à dénoncer le
«déficit démocratique» associé au néolibéralisme et à la mon-
dialisation du capitalisme. Cette critique rejoint tous les axes du
discours altermondialiste. En effet, la démocratie y est définie
de façon participative et délibérative. Un système politique est
donc légitime dans la mesure où les personnes touchées par les
effets de certaines décisions peuvent participer à la prise de
décision, que ce soit dans le domaine de l’économie, des droits,
de l’alimentation et de l’environnement, de la culture et des
médias ou de la paix et de la guerre.

Une lutte des idées

C’est une véritable lutte des idées que se livrent les idéologues
néolibéraux et altermondialistes. Pour l’instant, l’idéologie
néolibérale reste la plus influente. Elle est active à la fois dans
les institutions internationales comme la Banque mondiale et
le FMI, dans les gouvernements et les principaux partis poli-
90 tiques, dans les médias de masse et dans les universités, à tout
le moins dans les départements importants d’économique et
de gestion qui forment les élites économiques de demain. Son
influence est si grande qu’elle relève pour plusieurs du sens
commun, voire de la nature humaine. Les crises financières
récentes en Asie, en Amérique latine et en Occident, ainsi que
divers scandales financiers très médiatisés (corruption, détour-
nements de fonds, etc.), ne semblent pas avoir miné de
manière significative l’influence des dogmes néolibéraux et la
sympathie des élites politiques et médiatiques à l’égard du
capitalisme.
À l’inverse, le discours altermondialiste est souvent perçu
comme archaïque et peu adapté aux réalités contemporaines.
À ce titre, pourtant, le néolibéralisme est également archaïque,
puisqu’il reprend des idées et des principes énoncés par des
économistes au XVIIIe siècle et redéfinis dans les années 1940
par des économistes «néolibéraux».
L’altermondialisme n’offre pas, comme le néolibéralisme,
un cadre d’analyse unifié et simple, puisqu’il s’exprime par plu-
sieurs voix, souvent discordantes. Mais si l’altermondialisme
tend parfois à simplifier la réalité, voire à se tromper au sujet
de certains enjeux et phénomènes, ce constat est tout aussi
vrai pour le néolibéralisme. Le plus important, c’est de savoir
si la pensée altermondialiste saura dans un avenir plus ou
moins rapproché miner la légitimité du néolibéralisme et son
influence réelle dans la vie des peuples fracturés par l’accrois-
sement des inégalités entre les riches et les pauvres.
Alors que le néolibéralisme est dans son fondement une
philosophie qui propose un individualisme égoïste, l’altermon-
dialisme encourage l’égalité et la solidarité. C’est sur cette
base qu’il convient, avant tout, d’évaluer la légitimité de l’une
et l’autre idéologie.
CHAPITRE IV

À qui la rue? À nous la rue!

Il est trop tôt pour savoir si l’histoire retiendra de la fin du


XXe siècle et du début du XXIe ces images de grandes manifes-
tations contestant la légitimité de réunions officielles des élites
mondiales. Une chose est certaine: des manifestations sem-
blables qui auraient accompagné, par exemple, des rencontres
entre monarques au Moyen Âge seraient très certainement
considérées par les historiens d’aujourd’hui comme révéla-
trices d’une crise majeure de légitimité. Car manifester, c’est
dire «non!».
Les politiques dites néolibérales et la mondialisation du
capitalisme soulevaient les passions et poussaient les gens à la
révolte dès les années 1970. Des «émeutes de la faim» écla-
taient alors régulièrement dans des pays du Sud auxquels les
institutions financières internationales comme le FMI et la
Banque mondiale demandaient fermement de déréglementer
la vente de produits de première nécessité et de privatiser des
pans entiers de leurs économies nationales, en échange de quoi
elles acceptaient de rééchelonner le remboursement de leur
dette. Ces «thérapies-chocs» ont poussé des foules mécon-
tentes et dans le besoin à se rassembler et à protester, parfois
même à piller des entrepôts de nourriture, souvent au prix de
nombreux morts dans leurs rangs. Ces tragédies sont restées
largement ignorées dans les pays surdéveloppés du Nord.
Il a fallu attendre le début des années 1980 pour que le
débat sur le néolibéralisme et la mondialisation rattrape l’Oc-
cident, en commençant par la Grande-Bretagne de Margaret
92 Thatcher. Son gouvernement sera le premier en Occident à
lancer des plans d’«austérité» qui toucheront principalement
les travailleurs des secteurs industriels, qui profitaient jus-
qu’alors d’un certain protectionnisme d’État. Des grèves sont
organisées — principalement dans le secteur des mines — en
signe de résistance et de protestation, ainsi que des manifes-
tations spectaculaires d’anarchistes dans le centre-ville de
Londres, qui se soldent par des centaines d’arrestations. Mar-
garet Thatcher reste inflexible. En 1984, le sommet du G7 à
Londres est l’occasion d’un premier contre-sommet organisé
par des groupes militants qui dénoncent le néolibéralisme et
proposent des options plus égalitaires. La mobilisation s’étend
dans les années qui suivent pour se répandre en Europe.
La colère éclate plus brutalement hors de l’Occident, où
l’universitaire et militante américaine Amory Starr a identifié
pas moins de 56 émeutes contre le FMI entre 1985 et 1992.
Au Venezuela, par exemple, une série de manifestations
débute le 27 février 1989 contre les politiques du FMI: des mil-
liers de personnes sont arrêtées, plus de 300 sont tuées. Le
soulèvement des zapatistes le 1er janvier 1994, au Mexique,
qui se présente explicitement comme une réaction au «néo-
libéralisme», soulève les passions et agit comme un catalyseur.
En Europe, la poussée se poursuit. Dix mille personnes
manifestent en septembre 1995 contre la réunion de la
Banque mondiale à Madrid. En France, une coordination mili-
tante voit le jour lors des grandes grèves de décembre 1995.
Des manifestations ont lieu en marge du sommet du G7 à
Lyon, en 1996. En mai 1998, l’Action mondiale des peuples
(AMP) souligne sa fondation par trois jours de manifestations
contre l’OMC à Genève et par un premier appel à une journée
d’action mondiale, qui touche des dizaines de villes dans plus
de 20 pays. La même année, environ 60 000 personnes mani-
festant contre le sommet du G7 à Birmingham exigent l’annu-
lation de la dette du tiers-monde envers les pays riches.
La mobilisation québécoise contre l’Accord multilatéral
sur l’investissements (AMI) en 1998 va tirer enseignement
d’une action de blocage du Complexe G, un bâtiment gou-
vernemental à Québec, l’année précédente. Cette action, qui
contestait des politiques d’austérité d’inspiration néolibérale,
annonçait déjà les actions directes menées avec une grande
efficacité lors de la bataille de Seattle, deux ans plus tard. Le 93
blocage du Complexe G est orchestré par quinze groupes
d’affinité, c’est-à-dire des unités militantes d’une quinzaine
de personnes qui se connaissent et se font confiance. Les
membres de chaque groupe ont reçu une formation, lors
d’ateliers donnés un peu partout au Québec, au sujet des
techniques de désobéissance civile. Les groupes d’affinité
se déploient très tôt le matin du 3 novembre 1997 devant
les entrées du bâtiment gouvernemental. Le succès relatif de
cette action inspire au groupe Canevas (Collectif d’actions non
violentes autonomes) la mise sur pied d’Opération SalAMI, qui
aura pour objectif premier de pratiquer la désobéissance civile
pour contester l’AMI. Le 25 mai 1998 a lieu une action de blo-
cage à l’aide de groupes d’affinité qui prennent pour cible
l’hôtel Sheraton, à Montréal, à l’occasion de l’ouverture de
la 4e Conférence sur la mondialisation des économies. Environ
500 personnes participent à l’action de blocage et une cen-
taine d’activistes se laissent arrêter par les policiers.
Des manifestations ont lieu l’année suivante contre le
sommet de l’Union européenne et du G8 à Cologne. En
Grande-Bretagne, des activistes de Reclaim the Streets, fondé
en 1991 dans la foulée des manifestations écologistes contre
la construction de certaines routes, mobilisent environ
10 000 personnes qui parviennent à déborder les policiers
le 18 juin 1999 et à se répandre dans le quartier des affaires
de Londres. Il s’agissait de la deuxième Journée d’action mon-
diale, dont l’appel avait été lancé par l’AMP: des manifesta-
tions anticapitalistes sont organisées dans 54 villes de 24 pays
différents, sur tous les continents. Un nouveau cycle de négo-
ciations, connu sous le nom de Cycle du millénaire, est prévu
lors de la troisième conférence ministérielle des 135 pays
membres de l’OMC, qui débute le 30 novembre 1999, à
Seattle.

Les grandes manifestations

C’est lors de la fameuse bataille de Seattle que la plupart


des médias ont consacré la naissance du mouvement alter-
mondialiste, après avoir problématisé la mondialisation en
94 discutant de l’AMI l’année précédente. De la réunion de
l’OMC à Seattle en 1999 au sommet du G8 en Allemagne
en 2007, les élites semblent incapables d’apaiser la grogne et
l’agitation de la rue que provoquent leurs réunions à huis clos.
Le choix du premier ministre canadien Jean Chrétien, en 2001,
de déplacer ces rencontres dans des lieux inaccessibles aux
activistes ne les aura ralentis qu’un temps. L’ancien premier
ministre britannique Tony Blair peut bien comparer avec désin-
volture ces mobilisations à «un cirque anarchiste ambulant»,
il n’en reste pas moins que de voir ainsi, année après année,
des dizaines de milliers de contestataires se mobiliser, malgré
des arrestations par milliers, dénote un fort mécontentement
au sein de larges pans de la population dans les pays pourtant
les plus riches de la planète.
Ces manifestations ont plusieurs points communs: elles
se multiplient pendant les journées des sommets officiels et
sont diversifiées, certains éléments se contentant de marcher
calmement, d’autres groupes pratiquant des actions de blo-
cage et de perturbation, d’autres l’affrontement avec les poli-
ciers et la destruction de la propriété privée ou publique,
d’autres encore reprenant la tradition festive des carnavals
pour se déguiser et manifester de manière exubérante. Ces
moments peuvent être associés à ce que le politologue Mar-
tin Breaugh a nommé l’«expérience plébéienne», soit des
«moments» éphémères et intenses d’action turbulente et
perturbatrice du peuple ou de la plèbe qui, en prenant la rue
pour contester le bon ordre de la société, exprime par sa pré-
sence et son action une certaine «démocratie sauvage» (pour
reprendre les mots du philosophe Miguel Abensour), une
véritable souveraineté. Ces manifestations sont précédées
pendant des mois d’assemblées militantes et d’ateliers d’infor-
mation, et elles sont accompagnées par des contre-sommets
qui proposent des débats, des conférences, des spectacles de
musique et un centre de médias alternatifs, ce qui complète
la formation d’un «espace public oppositionnel» (pour
reprendre l’expression du philosophe Oskar Negt). Dans le
cas des plus grandes manifestations, ce sont les syndicats qui
fournissent le gros des troupes, soit plusieurs dizaines de
milliers de manifestants, alors que les organisations plus radi-
cales et autonomes, de tendance anticapitaliste, ont une
capacité de mobilisation qui varie de quelques centaines à 95
quelques milliers d’activistes.

La bataille de Seattle

Les négociations du Cycle du millénaire entamées lors de la


troisième conférence ministérielle des membres de l’OMC,
qui regroupe alors les deux-tiers des pays du globe, le
30 novembre 1999 à Seattle, portaient principalement sur
la production et le commerce agricoles et sur le secteur des
services. La négociation touchait aussi, directement ou non, la
santé, l’éducation, l’eau, l’art et la culture, y compris l’édition,
les communications, le tourisme, l’architecture, la recherche et
le développement. Si certaines organisations non gouverne-
mentales et des médias ont été invités à titre d’observateurs,
l’influence de l’entreprise privée s’y fait partout sentir, puisque
cette conférence est en partie commanditée par deux géants
de l’industrie américaine, Boeing et Microsoft.
Très tôt, le matin du 30 novembre 1999, avant même le
début de la conférence, des centaines de manifestants divisés
en groupes d’affinité se répandent dans le centre-ville et se
positionnent à différentes intersections pour bloquer l’accès
au Centre des congrès, suivant en cela un plan conçu d’avance
lors d’assemblées préparatoires. Ces activistes ayant été for-
més aux techniques de désobéissance civile par le Direct
Action Network (DAN), ils s’enchaînent les uns aux autres.
D’autres se placent en retrait, en réserve. Des street medics
(infirmiers de rue volontaires) sont prêts à intervenir au besoin,
ayant reçu une formation de premiers soins et transportant
du matériel pour soulager la douleur des gaz lacrymogènes ou
soigner des blessures légères. Les membres du DAN ont atteint
un consensus en assemblée qui prévoit qu’aucune insulte ne
sera adressée aux policiers, qu’aucune force — même défen-
sive — ne sera utilisée contre la police, qu’il n’y aura pas
d’actes de destruction posés contre la propriété privée ou
publique et que personne ne transportera d’alcool, de drogue
ou d’armes.
L’action de blocage connaît un succès inespéré: des cen-
taines de délégués et de membres du personnel de la confé-
rence ne parviennent pas à atteindre le Centre des congrès.
96 Plusieurs, dont la secrétaire d’État Madeleine Albright, restent
coincés dans leur hôtel. La Maison-Blanche téléphone aux
autorités de Seattle, dépassées par l’ampleur et l’efficacité
du blocage, exigeant que le centre-ville soit dégagé rapide-
ment, étant donné que le président Bill Clinton doit arriver
dans quelques heures. La police reçoit l’ordre de forcer le
siège, commence à vaporiser du poivre de Cayenne puis utilise
du gaz lacrymogène et des balles de caoutchouc. Les activistes
tiennent bon, scandant le slogan «Le monde entier nous
regarde!». Vers la fin de la matinée, un Black Bloc d’envi-
ron 250 personnes attaque, loin du Centre des congrès, des
symboles du capitalisme mondialisé, soit des vitrines de
McDonald’s, Nike, Gap, Planet Hollywood et de plusieurs suc-
cursales de banques. Le Black Bloc sera plus tard accusé par les
médias d’avoir provoqué la répression policière, même si elle
avait débuté bien avant son entrée en scène. Il sera aussi criti-
qué par des membres du DAN pour n’avoir pas respecté le
consensus au sujet de la non-violence. Des membres du Black
Bloc répondront qu’il s’agissait d’une action autonome.
Les grandes centrales syndicales ont réuni 40 000 per-
sonnes dans le stade. Leur cortège en sort vers midi. Les diri-
geants ont promis aux autorités municipales d’éviter la cohue
du centre-ville. Malgré un solide service d’ordre, plusieurs
manifestants décident d’aller rejoindre les «jeunes». L’image
d’un syndicaliste industriel des teamsters marchant bras des-
sus, bras dessous avec un militant écologiste déguisé en tortue
de mer illustre la diversité du mouvement. Excédé, le maire
déclare le centre-ville «zone interdite aux manifestations»,
instaure l’état d’urgence et mobilise 200 soldats de la garde
nationale. Les affrontements se poursuivront jusqu’à tard dans
la nuit.
Au-delà de son succès médiatique pour le mouvement
altermondialiste, qui aura par ses actions de rue volé la vedette
aux élites mondiales, la bataille de Seattle se distingue aussi
par la capacité d’organisation des manifestants les plus radi-
caux, qui ont mis en place, en amont des manifestations, un
Centre de convergence accueillant les participants et leur
offrant des renseignements divers, un réseau d’hébergement
et le premier Centre de médias indépendant (Indymedia) qui
permettra de diffuser en direct par la radio ou Internet de l’in-
formation sur les manifestations. Enfin, le groupe de cyber- 97
activistes Yesmen met en ligne, pendant la conférence, un pas-
tiche du site de l’OMC, alors que l’Electronic Hippies Collective
lance un appel (auquel répondent des milliers d’internautes)
à se connecter sur le site officiel de l’OMC, provoquant son
effondrement à deux reprises et son ralentissement pendant
toute la durée de la conférence.
La bataille de Seattle occulte par son aspect spectaculaire
une journée mondiale d’action tenue simultanément à l’initia-
tive de l’AMP. L’Islande a été le théâtre de manifestations
contre des bases militaires américaines, une manifestation a
lieu à Paris et des actions de blocage à Dijon contre des institu-
tions financières, des manifestants occupent une section d’un
aéroport en Hollande pour protester contre les déportations
d’immigrants, des actions perturbent le quartier des affaires à
Melbourne, en Australie, des manifestations ciblent la compa-
gnie Monsanto à Bangalore, en Inde. Le lendemain, à Mexico,
une centaine de manifestants exigeant la libération des agita-
teurs de Seattle sont arrêtés et torturés par les policiers.
La bataille de Seattle est souvent perçue par le mouve-
ment altermondialiste comme ayant fait capoter les négocia-
tions de l’OMC. Il est vrai que les manifestations en ont retardé
le début. Mais les négociations ont surtout souffert de l’am-
pleur des sujets à discuter et de l’inflexibilité de la délégation
américaine, prise entre des considérations économiques et
commerciales mais aussi politiques, à quelques mois des élec-
tions présidentielles.
Pendant la seule année 2000, des manifestations se dérou-
lent contre le Forum économique mondial (FEM) à Davos (jan-
vier), contre le FMI au Costa Rica (mars), contre la réunion
annuelle conjointe du FMI et de la Banque mondiale à
Washington (avril) et contre un projet de privatisation de l’eau
piloté par la Banque mondiale dans la région de Cochobamba,
en Bolivie (avril), contre le sommet de la Banque mondiale en
Afrique du Sud (mai), contre le FEM à Melbourne, en Australie
(septembre), contre une réunion du G20 à Montréal (octobre)
et contre le sommet de l’Union européenne à Nice (décembre).
En mai de cette même année 2000, 20 millions de travailleurs
déclenchent une grève en Inde pour protester contre les poli-
tiques du FMI.
98 Québec: le mur de la honte

En septembre 2000, en parallèle d’une réunion conjointe du


G7, du FMI et de la Banque mondiale à Prague, un contre-
sommet réunit environ 350 organisations altermondialistes
qui proposent des débats et conférences. La Déclaration de
Prague, signée par divers groupes, dont ATTAC, Focus on the
Global South et des associations étudiantes allemandes,
réclame «une nouvelle structure économique mondiale qui
cautionnerait non pas un modèle unique, mais plutôt des
choix pluriels pour des peuples pluriels». Des personnalités de
l’élite altermondialiste, comme Susan George d’ATTAC, sont
reçues par des délégués du FMI et de la Banque mondiale.
Pendant ce temps, environ 15 000 personnes manifestent
dans les rues de Prague. Les Tutte Bianche, ou Blouses
blanches, tentent, en vain, de forcer les lignes policières par
la simple force de leur corps. Un Black Bloc cherche lui aussi
à percer sans succès les lignes policières à coups de bâtons et
de cocktails Molotov. Enfin, un Bloc rose défile au son de la
musique et en costumes de fées géantes multicolores. Parve-
nant à déjouer l’attention des policiers, cette troupe bigarrée
s’approche du centre des congrès, sème la panique et force
l’interruption de la réunion pour ses dernières heures. L’AMP a
lancé un appel à une nouvelle journée mondiale d’action, et
des manifestations se déroulent ce même jour dans plus de
80 villes autour du monde.
Le rendez-vous altermondialiste suivant a lieu dans la ville
de Québec, où se rencontrent 34 chefs d’État des Amériques
(à l’exception de Fidel Castro de Cuba, exclu) pour discuter du
projet d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA).
Policiers comme activistes ont appris de la récente série d’af-
frontements. Des policiers des divers pays sont en effet dépê-
chés pour observer les dynamiques entre manifestants et poli-
ciers et améliorer les méthodes de contrôle des foules au cours
de sommets qu’ils auront à protéger. Ainsi, des policiers de la
Sûreté du Québec étaient à Nice, en décembre 2000, lorsque
environ 50 000 personnes ont manifesté contre l’Union euro-
péenne, et ils ont pris acte du mécontentement d’une partie
de la population locale qui reprochait aux policiers français de
ne pas avoir effectué suffisamment d’arrestations. Des mois
avant le Sommet des Amériques, les autorités annoncent qu’il 99
y aura un très vaste périmètre de sécurité, une clôture de
quatre kilomètres, appelée par le public «mur de la honte», et
qu’un pénitencier sera temporairement vidé de ses détenus
pour y accueillir les manifestants arrêtés.
Ce sommet est précédé du Sommet des peuples qui, pen-
dant cinq jours, propose des conférences et des débats. La pre-
mière journée est entièrement consacrée à la situation des
femmes. Une première manifestation a lieu le jeudi 18 avril:
les manifestantes du Comité femmes d’Opération SalAMI,
sous le nom de SalAMIELLES, vont accrocher au périmètre de
sécurité une «toile de la solidarité» cousue à partir de pièces
de tissu envoyées ou apportées à Québec par plus de soixante
groupes de femmes de divers pays.
La Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC), en
coordination avec le Comité d’accueil du Sommet des Amé-
riques (CASA), a elle aussi appris des précédentes manifesta-
tions et propose le principe du «respect de la diversité des tac-
tiques», qui s’inscrira dans la ville en trois zones: une zone
«verte» sans risque d’arrestations (en principe) et réservée au
repos ou aux manifestations calmes, une zone «orange»
pour les actions de désobéissance civile non violente, et une
zone «rouge» où des groupes et des individus pourront légi-
timement avoir recours à la force. Des manifestants de la zone
rouge parviennent d’ailleurs à renverser une section de la clô-
ture en quelques minutes à peine, une image qui fera le tour
du monde. Les affrontements se poursuivent toute la soirée.
La Marche des peuples a lieu le samedi dans la basse ville de
Québec. Elle est encadrée par un service d’ordre syndical qui a
pour consigne d’expulser les trouble-fête éventuels. La marche
s’ébranle en tournant le dos à la haute ville, recouverte d’un
épais nuage de fumée lacrymogène. La Marche des peuples
regroupe environ 60 000 personnes, mais des centaines s’en
séparent pour monter vers la haute ville et prêter main-forte
aux activistes qui affrontent la police jusqu’à tard dans la nuit.

Gênes: la police tue

Quelques semaines après a lieu à Göteborg, en Suède, un


sommet de l’Union européenne contesté par environ
100 15 000 manifestants. La répression est particulièrement bru-
tale: la police tire des balles réelles sur des activistes armés de
cailloux et de bâtons. Il y aura quelques blessés graves parmi
eux, et de nombreuses arrestations.
Le sommet du G8 de Gênes se tient du 19 au 21 juil-
let 2001. Après une grande manifestation contre les restric-
tions à l’immigration, qui se déroule le 19 dans le calme, les
événements du lendemain sont marqués par une rare vio-
lence. Plutôt que de reprendre la stratégie des policiers à Qué-
bec, qui consistait principalement à tenir le périmètre de sécu-
rité, les policiers italiens choisissent de passer à l’offensive et de
courser les manifestants à l’extérieur du périmètre. Les Tutte
Bianche (Blouses blanches) partent du stade Carlini, forts
d’un cortège d’environ 15 000 manifestants. À peine sortie
du stade, la manifestation est bloquée par la police qui l’at-
taque violemment et la charge avec des véhicules blindés.
Quelques minutes à peine, et le cortège des Tutte Bianche
est en déroute; plusieurs activistes abandonnent la directive
de «non-violence» pour résister aux policiers dans un esprit
de légitime défense.
Des unités de police et des groupes d’agents en civil atta-
quent la foule. Un policier à l’arrière d’un Jeep à l’arrêt tire
deux balles à bout portant dans la tête d’un manifestant qui
menaçait de lancer un extincteur sur le véhicule. Carlo Giuliani
est mort sur le coup. Les leaders du G8 dénoncent dans les
médias la violence… des manifestants. Seul l’ancien prési-
dent français Jacques Chirac laisse entendre qu’il faudrait que
les policiers fassent preuve d’un peu plus de retenue! Le len-
demain, 21 juillet, une grande manifestation unitaire ras-
semble environ 200 000 personnes, rapidement chargées en
divers points par la police. Dans la nuit, la police investit le
Centre de convergence basé à l’école Diaz. Environ 90 acti-
vistes y sont retranchés, plusieurs se reposant, quelques-
uns préparant des émissions de radio ou des articles de jour-
naux. L’intervention est si brutale qu’une soixantaine des
personnes arrêtées sont conduites à l’hôpital plutôt qu’à la pri-
son. Certaines devront être hospitalisées plus de dix jours. Une
enquête publique sur cette attaque permettra de confirmer
que les policiers ont eux-mêmes placé des cocktails Molotov
sur les lieux pour incriminer les activistes. Dans les années qui
suivent, le policier assassin sera innocenté, et une quinzaine de 101
ses collègues purgeront diverses peines.

New York: le choc du 11 septembre

À la fin de l’été 2001, le mouvement planifie des manifesta-


tions en prévision d’une réunion conjointe du FMI et de la
Banque mondiale, qui doit avoir lieu à l’automne à Washing-
ton. Mais le mouvement altermondialiste aux États-Unis a
le souffle coupé par l’attaque aérienne du 11 septembre. La
contestation altermondialiste et le terrorisme islamiste y sont
rapidement amalgamés par divers leaders d’opinion qui cher-
chent à discréditer toute fronde contre les autorités du pays.
Les périodes de guerre n’ont jamais été propices à la contesta-
tion. Au sein du mouvement, plusieurs débats éclatent, où
s’exprime parfois un antiaméricanisme peu nuancé. À New
York même, des activistes du Mascarade Project avaient
acheté des centaines de masques à gaz qu’ils espéraient distri-
buer gratuitement lors des manifestations prévues à Washing-
ton. Les activistes décident de les distribuer aux secouristes qui
œuvrent dans les ruines du World Trade Center.
La réunion du FMI et de la Banque mondiale, d’abord
annulée pour raisons de sécurité, se tient finalement en
novembre 2001 à Ottawa. Quelques milliers de personnes
manifestent, encadrées par un très important dispositif poli-
cier. Le mouvement n’a pas été aussi touché en Europe. Le
13 décembre 2001, environ 100 000 personnes manifestent
dans le quartier de Laeken, à Bruxelles, contre le sommet de
l’Union européenne. Quelques milliers de manifestants, dont
certains constitués en Black Blocs, lancent des frappes contre
des symboles du capitalisme et affrontent les policiers. Deux
jours plus tard, des groupes anarchistes réunissent environ
3 000 personnes pour une fête de rue.
Le Forum économique mondial de Davos décide de se
réunir exceptionnellement à New York en janvier 2002, pour
exprimer sa solidarité avec la ville endeuillée. Une mobilisa-
tion altermondialiste s’organise dans un contexte politique
très tendu. Les dirigeants des grandes centrales syndicales pré-
fèrent participer au second Forum social mondial à Porto
Alegre, plutôt que de manifester dans la rue et être accusés de
102 manquer de patriotisme. La mobilisation compte finalement
environ 10 000 personnes, surtout des jeunes et des étudiants
de l’Université Columbia. Elle est encadrée par des milliers
de policiers. En mars 2002, ce sera 300 000 personnes qui
manifesteront à Barcelone contre le sommet de l’Union euro-
péenne.

Florence: non à la guerre

La ville de Florence accueille en novembre 2002 la première


édition du Forum social européen (FSE). L’événement est d’au-
tant plus important qu’il s’agit du premier rassemblement
altermondialiste en Italie depuis que la police a fait couler
le sang à Gênes. Le FSE organise une manifestation contre
la guerre qui semble imminente entre les États-Unis et l’Irak.
Un million de personnes marchent dans les rues. Un appel est
lancé pour manifester contre la guerre le 15 janvier et le
15 février 2003. Les mobilisations du mouvement altermon-
dialiste connaissent alors leur apogée. Selon les estimations,
entre 10 et 15 millions de personnes manifestent autour du
globe le 15 février 2003 (pas toutes participantes de l’alter-
mondialisme, cela dit). Ces manifestations se caractérisent par
une très faible diversité tactique: les activistes se contentent
presque partout de marcher calmement, en brandissant des
pancartes et en scandant des slogans. Si elle aura peut-être
pour effet de convaincre certains chefs d’État de ne pas suivre
les États-Unis en Irak, cette mobilisation grandiose n’arrivera
pas à empêcher la guerre, déclenchée en mars 2003. Une coa-
lition à San Francisco a prévu une journée de manifestations et
d’actions de perturbation lorsque la guerre éclaterait. Des
dizaines de milliers de personnes descendent alors dans la rue
pour manifester, bloquer des carrefours du centre-ville, sacca-
ger des centres de recrutement de l’armée et forcer la ferme-
ture d’autoroutes. Le soir, la police de la ville déclare avoir pro-
cédé au plus grand nombre d’arrestations de son histoire.

Évian: les campements militants

Le sommet du G8 de 2003 se tient à Évian, en France. Les


autorités françaises ont déclaré la ville et ses environs interdits
aux manifestations. Des groupes militants mettent sur pied 103
des campements temporaires autogérés dans des villes avoisi-
nantes, Annemasse en France, Genève et Lausanne en Suisse.
Les campements seront des lieux d’organisation et le point de
départ de plusieurs manifestations. L’une de celles-ci partira du
Village anticapitaliste, alternatif, anti-guerre (VAAAG) pour
aller chahuter une conférence du Parti socialiste (PS) français
organisée pendant le contre-sommet à Annemasse. Les acti-
vistes anticapitalistes considèrent que le PS ne peut légitime-
ment s’arrimer au mouvement altermondialiste en raison de
ses politiques jugées trop à droite en matière d’économie,
d’immigration et d’environnement. Le soir de l’ouverture du
sommet du G8, un Black Bloc d’environ 150 activistes surgit
dans le quartier commercial de Genève, lance plusieurs cock-
tails Molotov contre des vitrines et disparaît sans que la police
ait le temps d’intervenir. Le lendemain ont lieu des actions de
blocage aux environs d’Évian et en Suisse, alors qu’une grande
manifestation unitaire rassemble environ 50 000 personnes.
Quelques semaines plus tard, l’agitation se déplace à
Thessalonique, en Grèce, où a lieu un sommet de l’Union
européenne. Des manifestations sont marquées par des accro-
chages entre manifestants et policiers protégeant le som-
met, et au centre-ville. À l’automne 2003, des manifesta-
tions sont organisées contre le sommet de l’OMC à Cancún,
au Mexique. Des syndiqués, des organisations de femmes
autochtones et des collectifs anarchistes font front commun
pour se lancer à l’assaut des clôtures. Un ancien président de
la Korean Advanced Farmers Federation, lui-même un paysan
endetté qui a perdu ses terres à la suite de la libéralisation du
marché, escalade la clôture en agitant une bannière sur
laquelle on peut lire «OMC tue les fermiers». Il se suicide en
s’enfonçant un couteau dans le ventre.

Écosse: des vedettes rock aux clowns révolutionnaires

La stratégie des élites de tenir leurs réunions dans des lieux dif-
ficiles d’accès a réussi en partie à affaiblir la capacité de mobi-
lisation du mouvement altermondialiste et, conséquemment,
sa visibilité médiatique. En 2004, le sommet du G8 s’est tenu
à Sea Island, une île située à 40 milles marins de la côte de
104 l’État de Géorgie, aux États-Unis. À peine quelques centaines
de personnes ont répondu à l’appel d’une coalition de mani-
fester à Birmingham, un village situé sur la côte. Une fédé-
ration d’ONG des sept pays du G7 a émis une déclaration
exigeant des grands qu’ils mettent fin à l’endettement des
pays pauvres.
Le sommet du G8 en Écosse, en 2005, est organisé sur un
domaine isolé, mais tout de même accessible, ce qui permet
à nouveau au mouvement altermondialiste de se mobiliser
en masse. La Grande-Bretagne connaissait depuis la fin des
années 1990 deux types de militantisme particulièrement
dynamiques. D’un côté, des organisations, généralement
d’inspiration religieuse, exigeaient l’annulation de la dette des
pays les plus pauvres. À l’occasion du sommet du G8, ce mou-
vement organise une série de spectacles de musique dans plu-
sieurs grandes villes de par le monde, sous la bannière Live8,
lors desquels les personnalités du monde du spectacle vien-
nent exiger l’annulation de la dette. On reprend ici la formule
des spectacles de musique protestant contre la famine en
Éthiopie, dans les années 1980. On y retrouve d’ailleurs le
même porte-parole, Bob Geldof. Des centaines de milliers de
personnes ont assisté à ces spectacles.
Par ailleurs, la Grande-Bretagne avait vu à la fin des
années 1990 le développement de formes d’action directe fes-
tives et carnavalesques, qui s’incarnaient dans les fêtes de rue
du groupe Reclaim the Streets, ou encore dans le groupe
mobile de samba Rythms of Resistance. Organisant un cam-
pement autogéré à quelques kilomètres du lieu où se tient le
sommet, les activistes altermondialistes vont lancer des actions
manifestives, dont une parade de l’Armée rebelle de clowns
révolutionnaires. En apparence inoffensifs, ces clowns vont
tout de même se diviser en plusieurs groupes d’affinité et pas-
ser la nuit dans les boisés pour en sortir au petit matin et blo-
quer les routes menant au site du sommet. Voulant créer une
diversion, un Black Bloc quittera pour sa part le campement
militant pour attirer les policiers à sa suite, laissant du coup une
plus grande marge de manœuvre aux clowns révolutionnaires
et à leurs alliés.
Après avoir été critiqués vertement par des porte-parole
de la campagne Live8, dont Bob Geldof, qui accusent les
«anarchistes» d’être irresponsables, des activistes radicaux 105
vont répliquer en reprochant au Live8 d’entretenir une attitude
naïve à l’égard des grands du G8 et de favoriser la passivité des
masses, conviées à assister à des spectacles de musique plutôt
qu’à des manifestations de perturbation. Les mobilisations
seront toutefois stoppées à la suite de l’explosion de quatre
bombes dans le métro de Londres. Lorsque la nouvelle de
cette attaque islamiste parvient aux activistes, les assemblées
délibérantes sont suspendues, des vigiles sont organisées et
plusieurs font leurs bagages et rentrent à Londres, pour y vivre
le deuil avec leurs proches.

Allemagne: le Black Bloc rentre chez lui

En 2006, le G8 s’est déroulé à Saint-Petersbourg, en Russie.


Les autorités de la ville ont simplement interdit toute manifes-
tation. Ainsi, quelques dizaines de personnes à peine se sont
mobilisées. Le sommet du G8, en juin 2007, se tient à Heili-
gendamm, en Allemagne, et les mobilisations se concentrent
à Rostock. Depuis la fin des années 1980, l’Allemagne est le
lieu d’une mobilisation du mouvement «Autonome» (en alle-
mand: autonomen), marqué à l’extrême gauche mais indé-
pendant des organisations officielles comme les partis et les
syndicats. Ce mouvement est connu pour ses squats politiques
et ses actions musclées contre le nucléaire et les néo-nazis.
C’est de ce mouvement qu’est issue la tactique du Black Bloc.
Sans surprise, donc, les manifestations contre le G8 comptent
de nombreux Black Blocs, très bien organisés. Après les accro-
chages des premiers jours entre manifestants et policiers, ces
derniers obtiennent des grandes organisations (syndicats, etc.)
qu’elles annulent leurs manifestations des jours suivants.
Au Québec, le sommet de Montebello sur le Partenariat
pour la sécurité et la prospérité (PSP), qui réunit en août 2007
les chefs d’État du Canada, des États-Unis et du Mexique, pro-
voque une manifestation de quelques milliers de personnes à
Ottawa et une seconde d’environ 1 500 personnes à Monte-
bello même. Personnalités des organisations réformistes et
activistes radicaux se retrouvent ensemble dans ce tout petit
village, dans la rue principale, entourés de policiers en tenue
anti-émeute. Alors que la manifestation est calme, les policiers
106 commencent sans raison à lancer sur les manifestants des gre-
nades de gaz lacrymogène et à tirer des balles de caoutchouc.
Dans les jours suivants éclate un scandale: un cameraman
amateur a filmé trois policiers déguisés en manifestants, dont
l’un tenait une pierre dans sa main.

Le débat violence/non-violence

Le mouvement altermondialiste est secoué régulièrement d’in-


tenses débats — souvent des dialogues de sourds — au sujet
de la prétendue «violence» de certains activistes. Ce débat a
des sources internes. Le mouvement comprend de nombreux
individus qui rejettent toute forme d’utilisation de la force,
alors que d’autres sont plus tolérants. Ce débat a également
des sources externes, puisque les médias ont rapidement asso-
cié le mouvement aux images les plus spectaculaires de
recours à la force, que les élites politiques officielles dénoncent
régulièrement les «violences» des manifestants, exigeant des
grandes organisations qu’elles s’en dissocient publiquement,
et que plusieurs pensent — souvent à tort — que l’action
directe est la cause de la répression policière qui s’abat sur le
mouvement.
Il est possible de distinguer deux attitudes chez les parti-
sans de la non-violence. Premièrement, le point de vue moral,
qui perçoit le recours à la force comme un mal en soi et juge
que les activistes qui empruntent cette voie dénaturent la juste
cause du mouvement. Chez certains, comme le paysan acti-
viste José Bové, on distingue toutefois la violence contre des
êtres humains, condamnable en soi, de celle qui consiste à fau-
cher des champs où poussent des OGM, ou encore à démon-
ter calmement un McDonald’s. José Bové, qui a lui-même par-
ticipé à un tel démontage, condamne fermement les activistes
qui lancent des projectiles contre des vitrines de McDonald’s
lors de manifestations et qui font courir le risque à toute la
foule d’être la cible d’une réaction policière.
Le second point de vue, politique, croit que la non-vio-
lence serait à privilégier car elle offre de nombreux avantages.
Elle préserverait une image plus légitime du mouvement aux
yeux des élites politiques, des médias et de l’opinion publique.
Elle serait plus démocratique, car elle augmenterait la capacité 107
de mobilisation du mouvement par la participation d’individus
rebutés par le recours à la force. Elle diminuerait les risques
que le mouvement subisse de la répression. C’est ainsi que des
porte-parole du mouvement altermondialiste, comme Susan
George, d’ATTAC, ont régulièrement dénoncé en des termes
très durs les activistes qui font appel à la violence, les accu-
sant de détourner le sens des manifestations et de miner
les chances que les voix plus raisonnables (dont la sienne)
soient entendues. Les grandes organisations ont toujours
mis en place, en accord avec les policiers, des services d’ordre
dont l’une des tâches consiste à repérer, à isoler et à expul-
ser les manifestants dont on craint des gestes violents. Dans
quelques cas, des membres de ces services ont même neutra-
lisé des activistes pour les livrer à la police. Des partisans de la
non-violence ont aussi protégé à plusieurs reprises des maga-
sins que voulaient cibler d’autres activistes, allant jusqu’à atta-
quer ces derniers à coups de poing.
Dans l’autre camp, divers arguments sont avancés pour
justifier le recours à la force lors de manifestations. Un premier
argument consiste à relativiser la violence des manifestants, en
la comparant à la «violence» des États et du capitalisme.
Quelques vitrines fracassées ne représentent pas un bien
grand mal en comparaison des guerres menées par des pays
du G8 en Irak et en Afghanistan. En fait, le mouvement alter-
mondialiste en Occident n’a tué personne jusqu’à ce jour. On
affirme aussi que l’approche non violente est inefficace, car
elle attire peu l’attention des médias. C’est sans doute à cause
du recours à la force que les médias se sont intéressés à l’en-
semble du mouvement et que sa visibilité a été accrue, offrant
aux porte-parole modérés plus d’occasions de s’exprimer
publiquement. De plus, la non-violence ne permettrait pas de
constituer un rapport de force avantageux avec les élites et
condamne celles et ceux qui la pratiquent à être des victimes
passives de la répression policière. Admettre la légitimité du
recours à la force en certaines occasions, comme lorsque les
policiers chargent la foule, permet d’éviter d’éventuelles arres-
tations. On prétend également que la critique — et la colère
— contre un système injuste et destructeur doit pouvoir s’ex-
primer de diverses façons. Lancer un caillou contre la vitrine
108 d’une banque serait alors tout à fait légitime: il s’agit claire-
ment d’un geste politique.
De plus, l’égalité, le pluralisme et la solidarité impliquent
d’accepter que divers moyens de lutte et de contestation
soient privilégiés selon les analyses et les sensibilités des uns et
des autres. Imposer la non-violence est antidémocratique;
celles et ceux qui ont recours à la force n’obligent personne
à les imiter, et protègent souvent des foules pacifiques des
charges policières. Enfin, on insiste pour rappeler que l’histoire
des mouvements sociaux s’est écrite à coups de bâton, de tirs
de cailloux et souvent de cocktails Molotov. Tous les mouve-
ments sociaux comptaient des groupes ayant recours à la
force, même parmi les suffragistes au début du XXe siècle, les
indépendantistes indiens avec Mahatma Gandhi et les Afro-
américains avec Martin Luther King. Il n’est pas certain que la
seule utilisation de la non-violence eût permis à ces mouve-
ments d’obtenir les mêmes succès.
C’est pour dénouer la tension entre les deux camps que la
Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC) de Montréal a
formalisé, en 2000, la notion de «respect de la diversité des
tactiques», qui devait en principe permettre aux activistes non
violents et à ceux voulant recourir à la force de participer
en même temps et dans la même ville à des manifestations, en
solidarité les uns avec les autres. Cela dit, le «respect de la
diversité des tactiques» n’a pas résolu tous les débats. Le
recours à la force est parfois vécu dans le milieu militant
comme un rituel qui exprimerait la pureté idéologique des
activistes, une manière de concevoir le militantisme qui
implique deux catégories d’activistes: les vrais, qui ont recours
à la force et confrontent les policiers, et les mous. À l’inverse,
des militants non violents prétendent que les «casseurs»
ne sont intéressés que par la violence et ne sont pas politisés,
ne sont pas de vrais acteurs politiques.
Il convient de noter que de très nombreuses manifesta-
tions altermondialistes ne se sont signalées par aucun geste de
violence de la part des manifestants. Des activistes ayant par-
fois recours à la force lors de manifestations défilent, en
d’autres occasions, de manière tout à fait paisible, par choix
tactique ou politique. Enfin, ce débat est particulier aux
régimes libéraux des pays surdéveloppés, où la violence est de
plus en plus discréditée au sein des mouvements sociaux et de 109
l’opinion publique en général (sauf quand il est question
de guerres «officielles»). Dans les pays plus pauvres, des acti-
vistes du mouvement altermondialiste n’ont pas les mêmes
conceptions de la violence et de la non-violence. Des pay-
sannes et paysans d’Amérique latine, par exemple, manifes-
tent souvent avec de longs bâtons ou des machettes pour
défendre leurs droits et leur dignité.

La répression policière

Le XXe siècle a été marqué en Occident par une certaine pacifi-


cation des conflits de rue entre les mouvements sociaux et les
forces policières. Les policiers ont eu tendance, surtout après
la turbulence des années 1960, à vouloir négocier avec les
organisateurs des manifestations qui, pour leur part, promet-
taient un service d’ordre pour discipliner leurs troupes. Les
années 1990 ont toutefois connu un certain durcissement des
pratiques policières.
Le mouvement altermondialiste en Occident est l’objet
d’une répression qui se présente sous diverses formes: inter-
ception des activistes aux frontières; utilisation d’un arsenal
d’armes dites «non létales», soit des gaz lacrymogènes et des
balles de caoutchouc, parfois des tirs de vraies balles; arresta-
tions de masse et interpellations de leaders, ce qui entraîne les
activistes dans le processus judiciaire; infiltration du mouve-
ment accompagnée de provocations policières; et enfin mani-
pulation de preuves. Les policiers vont également procéder à
des assauts contre des centres de médias alternatifs, arrêtant
les activistes présents et saisissant ou détruisant le matériel
électronique.
Ainsi, la police procède à 603 arrestations à Seattle en
1999, à 859 arrestations à Prague, en septembre 2000, lors
de manifestations contre une réunion du FMI et de la Banque
mondiale (mais seulement 20 mises en accusation), à 481 arres-
tations au Sommet des Amériques à Québec, à 539 arresta-
tions à Göteborg, à environ 700 arrestations lors du som-
met du G8 en Écosse, en 2005. La tactique des arrestations
de masse va essaimer dans les années suivant la bataille de
110 Seattle, les policiers de New York procédant par exemple à l’ar-
restation de 1 821 manifestants en marge de la convention
du Parti républicain à la fin du mois d’août et au début du mois
de septembre 2004.
Dans presque tous les cas de grandes manifestations
contre des sommets officiels, les activistes mettent sur pied des
comités légaux pour assurer le suivi juridique en cas d’arresta-
tions, recommander des avocats pour la défense et faire pres-
sion pour la tenue d’enquêtes publiques. Lorsque les autorités
acceptent finalement d’en tenir une, comme à Seattle et à
Gênes, la conclusion est toujours la même: les policiers ont
exagéré dans leur volonté de maintenir l’ordre, leur violence a
été démesurée et ils ont tenté de manipuler les preuves. Des
officiers de la police doivent alors démissionner et, dans le cas
de Seattle, les activistes reçoivent une indemnité.

Pour suivre les réflexions de Martin Breaugh sur l’expé-


rience plébéienne, il y a bien ici quelque chose de politique qui
se joue, peut-être même la part la plus lourde de la significa-
tion des mobilisations altermondialistes, soit une mise en jeu
du politique et de ses frontières, de l’expérience commune du
consensus et du conflit. En prenant la rue, en principe espace
public mais de plus en plus privatisé, le grand nombre s’invite
bruyamment dans le politique. Désir de liberté et de dignité,
rejet de l’autorité et du mépris, l’expérience plébéienne ne
peut se juger par sa durée, souvent brève. Elle s’exprime sous
la forme de l’insurrection, ouvrant des «brèches» dans la
vie policée des sociétés. Le choix des moments d’insurrec-
tion et les cibles de sa colère indiquent bien tout le sens poli-
tique — et même moral — de cette expérience. Nicolas Tava-
glione, un observateur suisse des manifestations contre le
sommet du G8 à Évian, en 2003, déclarait que les agitateurs
des Black Blocs «sont les meilleurs philosophes politiques du
moment», car ils posent par leur geste, sur la place publique,
la question qui a déchiré l’Occident depuis des siècles, soit le
choix entre l’ordre et la sécurité ou la liberté et l’égalité. Que les
puissants, en termes économiques, politiques et militaires,
répliquent en se sauvant dans des lieux inaccessibles ou ripos-
tent par le feu et le fer indique aussi que le peuple alter-
mondialiste, malgré sa grande faiblesse, vient tout de même
inquiéter les élites, ou à tout le moins perturber la mise 111
en scène de leur grandeur.
La répression contre le mouvement altermondialiste est
encore plus brutale dans les pays hors de l’Occident. Au Para-
guay, par exemple, les opposants à l’industrie agricole, qui
favorise la monoculture du soja et qui a poussé des milliers de
familles hors de leurs terres, ont été la cible d’une violente
répression, avec plus de 3 000 arrestations à la suite de l’occu-
pation illégale de terres. En Équateur, en février 2001, quatre
personnes sont mortes (dont un jeune de 14 ans) lorsque l’ar-
mée a dispersé une manifestation d’Autochtones qui partici-
paient à la campagne contre le plan de restructuration du FMI
(50% du budget national consacré au remboursement de la
dette). En Argentine, en 2001, environ 30 manifestants sont
tués lors de la vague de protestations contre la crise écono-
mique et financière. Au Pérou, en juin 2002, au moins un
manifestant est tué lors d’une manifestation contre la privati-
sation de compagnies publiques d’électricité (Egasa et Egesur),
vendues à une filiale belge de la compagnie française Suez-
Lyonnaise des eaux. Dans plusieurs cas, comme après le soulè-
vement des zapatistes au Mexique, c’est l’armée qui est dépê-
chée pour mater la révolte, ou encore des paramilitaires. En
Guinée, en 2007, à l’occasion d’une grève générale illimitée de
trente-deux jours lancée «contre la vie chère» et pour dénon-
cer le «capitalisme de copinage», l’armée intervient: 125 per-
sonnes sont tuées. L’année précédente, plus de 20 personnes
étaient mortes lors d’une première grève générale.
CONCLUSION

Bilan provisoire

Après une dizaine d’années de mobilisation altermondialiste,


il est possible de dresser un bilan contrasté de cette agitation.
Au final, à quoi pouvait-on s’attendre en quelques années
d’un mouvement qui demandait à la fois l’annulation de la
dette des pays les plus pauvres, une réforme de la fiscalité
internationale, la démocratisation d’institutions internatio-
nales, un changement de mode de vie pour assurer la préser-
vation de l’environnement, la fin des guerres et, pour certains,
l’abolition du capitalisme et l’éradication du racisme et du
sexisme? Devant de telles attentes, il est un peu vain de tenter
de déterminer le succès ou l’échec du mouvement.
Le jugement peut être très pessimiste ou très optimiste,
selon les critères adoptés et les attentes envers le mouvement.
Sur l’écran radar des médias, le mouvement altermondialiste
semble en déclin, et plusieurs en parlent maintenant au passé.
C’est que les médias carburent, entre autres choses, à la nou-
veauté, et les manifestations apparaissent maintenant plus
répétitives que spectaculaires. Leur traitement ne fait plus sou-
vent les grands titres. Par ailleurs, la guerre se poursuit en
Afghanistan et en Irak, et le mouvement contre la guerre n’est
plus que l’ombre de ce qu’il a déjà été.
Les effets de l’altermondialisme paraissent modestes: les
grandes institutions comme la Banque mondiale et le FMI
poursuivent plus ou moins sans modification les mêmes poli-
tiques qu’à la fin des années 1990, les grandes puissances
réunies au sein du G8 également. Leurs discours a bien intégré
114 quelques préoccupations altermondialistes, au sujet des pays
pauvres ou de l’environnement, par exemple, mais il ne s’agit
généralement que de vœux pieux, sans impact sur leurs déci-
sions et leurs actions. Ainsi, le G8 promet d’année en année
une aide massive pour l’Afrique. Face à la mobilisation sous la
bannière Live8, les grands de ce monde réunis en Écosse
en 2007 ont encore déclaré qu’ils allaient aider l’Afrique. Des
spécialistes ont toutefois remarqué qu’il n’y avait dans ces pro-
messes aucun dégagement de fonds nouveaux, et que cer-
tains pays riches réduisaient en fait leur aide globale à l’égard
des pays les plus pauvres.
En Occident, ce sont en général les forces et les partis
de droite qui sont au pouvoir dans plusieurs pays, dont le
Canada et la France, où le Front national a toujours beau-
coup plus d’influence électorale que les partis d’extrême
gauche, associés au mouvement altermondialiste. José Bové,
qui s’est porté candidat aux élections présidentielles, n’a pas
même récolté 2% des suffrages; au Québec, le parti Qué-
bec solidaire, issu de la mouvance altermondialiste, ne récolte
que 4% aux élections provinciales, et n’a fait élire en 2008
qu’un seul député (l’Assemblée nationale en compte 125). Les
partis de gauche, de tendance sociale-démocrate, paraissent
encore sur la défensive, tout comme les syndicats.
Quelques activistes placent de grands espoirs dans le nou-
veau président brésilien Luis Inacio Lula da Silva, issu du milieu
syndical, mais il est contesté par des mouvements sociaux qui
lui reprochent de jouer le jeu des élites économiques natio-
nales et internationales. En Inde, aussi, la gouvernance de par-
tis communistes marxistes-léninistes dans certains États a été
pour le moins ambiguë. La police a ouvert le feu sur des foules
manifestantes et tué plusieurs participants d’une fronde popu-
laire organisée par la National Alliance of People’s Movements
dans l’État du Bengale-Occidental, après la décision du gou-
vernement marxiste de transférer des terres à Tata, la plus
grande firme industrielle nationale. Les partis communistes
indiens se justifient en disant vouloir plaire à leur base électo-
rale en adoptant le modèle chinois de libéralisation du marché.
Pour la gauche, prendre le pouvoir ne permet toujours pas
de changer le monde, mais cela change souvent son orienta-
tion politique…
Plus d’une quinzaine d’années après le soulèvement des 115
zapatistes au Mexique et une dizaine d’années après la bataille
de Seattle et le premier Forum social mondial, le mouvement
altermondialiste est encore actif sur divers fronts, et cela
constitue une victoire en soi. Les mobilisations spectaculaires
et la production et la diffusion d’un contre-discours ont permis
la remise en question de la mondialisation néolibérale (alors
que le discours néolibéral laissait entendre qu’il s’agissait d’un
processus naturel) et de la légitimité d’institutions élitistes
comme le G8, l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds
monétaire international et la Banque mondiale.
Selon une étude des politologues italiens Mario Pianta et
Duccio Zola, le nombre d’événements associés à l’altermon-
dialisme est en hausse constante depuis 1997 (avec une faible
baisse en 2003). Même si elles ont été relativement moins cou-
vertes par les médias internationaux que les manifestations
des années 1999 à 2001, les mobilisations contre le sommet
du G8 en Écosse, en 2005, et en Allemagne, en 2007, ont
réuni des dizaines de milliers de contestataires. En 2009, les
mobilisations contre le sommet du G8 seront difficiles: l’évé-
nement se déroulera sur l’île italienne de Maddalena, entre la
Sardaigne et la Corse, qui abrite une base navale des États-
Unis. Au Canada, les campagnes de mobilisation ont déjà
commencé en prévision de manifestations contre le sommet
du G8 en 2010, en Ontario.
Quelques éléments du mouvement ont marqué plus de
points que d’autres. Des structures et des institutions sont
devenues permanentes, comme le réseau de médias alterna-
tifs Indymedia, qui compte maintenant plus d’une centaine
d’antennes dans le monde. Le mouvement féministe s’est
doté sur la scène internationale d’une structure autonome
de coordination et de communication, la Marche mondiale
des femmes, qui compte des milliers de groupes affiliés et dont
le bureau de coordination est passé de Montréal au Brésil. Le
mouvement social transnational panafricain se construit
peu à peu au gré des rencontres internationales, comme le
Forum social mondial de Nairobi, au Kenya (2007), le premier
Forum mondial sur la souveraineté alimentaire à Nyéléni, au
Mali (2007), et les forums sur la migration qui se sont tenus à
Bamako, au Mali (2006 et 2007). Ces événements ne sont pas
116 chaque fois qu’une répétition des expériences précédentes. Le
Forum social mondial de Belém, au Brésil, en 2009, a prévu
une innovation démocratique, nommée «Belém élargie», qui
permet aux activistes ne pouvant se rendre au Brésil de partici-
per au forum par téléphone et par Internet.
Le succès du mouvement se constate également dans l’es-
saimage de ses principes, de son mode d’organisation et d’ac-
tion (c’est le processus de «contamination», selon le Direct
Action Network [DAN] de New York). Par exemple, le mouve-
ment étudiant du Québec a hérité d’expériences (et d’acti-
vistes) du mouvement altermondialiste, ce qui explique en par-
tie le dynamisme exceptionnel de la grève étudiante de 2005,
la plus importante de l’histoire de la province. À ce titre, l’anar-
chisme, qu’il soit explicitement revendiqué par les activistes ou
qu’il relève plutôt d’une sensibilité diffuse, a connu un regain
important en participant à l’altermondialisme, comme l’in-
dique la reprise un peu partout de pratiques et de modes
d’organisation qui favorisent l’autogestion et le fonctionne-
ment non autoritaire et non hiérarchique, ainsi qu’un certain
engouement pour l’action directe.
C’est sans doute encore hors de l’Occident que le plus
grand potentiel existe pour des expériences politiques d’une
grande portée subversive. On imagine mal au Canada ou en
France, par exemple, des activistes parvenant pendant des
mois à contrôler une ou plusieurs villes. Or c’est ce qui est sur-
venu avec les zapatistes au Mexique, en 1994, et dans l’État de
Oaxaca en 2006. L’Asamblea Popular de los Pueblos d’Oaxaca
(APPO) a été fondée à l’occasion d’une grève des enseignants.
L’APPO a organisé de grandes manifestations, des assemblées
publiques, des blocages routiers, l’occupation de postes de
radio et de télévision, et elle a même mis sur pied sa police
autonome. Voilà qui est improbable en Occident, dans des
sociétés qui se pensent pourtant plus libres et égalitaires que le
Mexique. L’APPO, cela dit, est parfois dépassée par les actions
directes menées en marge de l’organisation par des acti-
vistes qui lui reprochent la dérive autoritariste de membres de
sa direction.
On accuse souvent le mouvement altermondialiste de ne
pas parler d’une voix unifiée et de ne pas proposer un pro-
gramme clair et homogène. Or le mouvement est hétérogène
et ne peut donc parler d’une seule voix. Pourquoi reprocher au 117
carré de n’être pas un cercle? En fait, l’un des succès du mou-
vement a précisément été d’établir des ponts entre divers
sujets de préoccupation et de proposer des analyses qui inté-
graient plusieurs problématiques à la fois. Le mouvement est
aussi régulièrement critiqué parce qu’il ne serait pas «poli-
tique». Mais il propose, précisément, d’autres façons de pen-
ser et de vivre le politique.
Et pour l’avenir? Rappelons les mots du révolutionnaire
britannique William Morris, qui écrivait au XIXe siècle que les
activistes «combattent et perdent la bataille, et la chose pour
laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle
advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé,
et d’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils
avaient visé, sous un autre nom».
Remerciements

Je tiens à remercier Marcos Ancelovici pour plusieurs discus-


sions stimulantes au sujet de la mondialisation et de l’alter-
mondialisme, ainsi les nombreux activistes au Canada, aux
États-Unis et en France avec qui j’ai discuté et milité. Je remer-
cie également le Conseil des arts du Canada, le Programme
d’aide financière à la recherche et à la création (PAFARC) de
l’Université du Québec à Montréal, le Fonds québécois
de recherche sur la société et la culture (FQRSC), le Conseil
de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Centre de
recherche en éthique de l’Université de Montréal (CRÉUM)
pour avoir financé, au cours des dernières années, mes divers
projets de recherche sur le mouvement altermondialiste.
Chronologie

Années 70 et 80 Premières «émeutes de la faim» dans les pays du


Sud auxquels le FMI et la Banque mondiale impo-
sent des politiques d’austérité

1984 The Other Economic Forum contre le sommet du


G7, en Grande-Bretagne

1985 Manifestations contre le sommet du G7 à Bonn


(Allemagne de l’Ouest)

1988 Manifestations à Berlin-Ouest contre le FMI et la


Banque mondiale

1989 «Sommet alternatif» et manifestations à Paris


contre le sommet du G7

1994 Soulèvement des zapatistes au Mexique

Sommet alternatif à Madrid contre le FMI et la


Banque mondiale

1995 Manifestations contre la Banque mondiale à


Madrid

Grèves «antimondialisation» en France

1996 Rencontre intergalactique de l’humanité au Chia-


pas (Mexique)

Manifestations contre le sommet du G7 à Lyon

1997 Campement de l’Assemblée des pauvres en Thaï-


lande
122 Marche contre le chômage à Amsterdam
Manifestations contre le sommet de l’APEC à Van-
couver
1998 Mobilisation contre l’AMI
Manifestations contre le sommet du G8 à Birmin-
gham (Grande-Bretagne)
Fondation de l’Action mondiale des peuples et
manifestations à Genève contre l’OMC
Fondation d’ATTAC
1999 Rencontres internationales de Paris
Manifestation anarchiste et anticapitaliste à
Londres
Assemblées des peuples de l’ONU à Pérouse (Italie)
et marche pour la paix
Marche contre le chômage et manifestations
contre le sommet du G8 à Cologne
Manifestations à Seattle contre l’OMC
2000 Parution de No Logo, de Naomi Klein
Parution de Empire, de Michael Hardt et Antonio
Negri
Manifestations à Washington contre le FMI et la
Banque mondiale
Manifestations à Prague contre le FMI et la Banque
mondiale
Marche contre le chômage et manifestations
contre l’Union européenne à Nice
Manifestations contre le FMI au Costa Rica
Manifestations contre la privatisation de l’eau en
Bolivie
Manifestation contre le G20 à Montréal
Marche mondiale des femmes
Grève de 20 millions de travailleurs en Inde contre
le FMI
2001 Premier Forum social mondial à Porto Alegre, au 123
Brésil
Manifestations en Équateur contre le FMI
En Argentine, émeutes et manifestations contre le
FMI, reprises autogestionnaires d’entreprises
Manifestations contre le Sommet des Amériques à
Québec
Manifestations contre l’Union européenne à Göte-
borg (Suède)
Manifestations contre le sommet du G8 à Gênes
Manifestations contre le FMI et la Banque mon-
diale à Ottawa
Manifestations contre l’Union européenne à
Bruxelles
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie
2002 Manifestations contre le Forum économique mon-
dial à New York
Manifestations contre l’Union européenne à Bar-
celone
Manifestations à Ottawa et à Calgary contre le
sommet du G8 de Kananaskis (Canada)
Forum social mondial à Porto Alegre
Forum social africain au Mali
Forum social européen à Florence et manifestation
contre la guerre
Forum social panamazonien au Brésil
2003 Manifestations mondiales contre la guerre contre
l’Irak
Manifestations à Genève contre le sommet du G8
d’Évian (France)
Manifestations contre l’Union européenne à Thes-
salonique (Grèce)
Manifestations contre l’OMC à Cancún (Mexique)
Manifestations à Miami contre la ZLÉA
124 Forum social mondial à Porto Alegre
Forum social africain en Éthipoie
Forum social asiatique en Inde
Forum social européen et Forum social libertaire à
Paris
Forum social panamazonien au Brésil
2004 Forum social mondial à Mumbai (Inde)
Forum social européen à Londres
Forum social méditerranéen à Barcelone
Forum social panamazonien au Venezuela
2005 Manifestations contre l’OMC à Hong Kong
Manifestations contre le sommet du G8 en Écosse
Forum social européen à Athènes
2006 Forum social mondial polycentré (Bamako, Cara-
cas, Karachi)
Forum social européen à Paris
Forum social maghrébin à Bouznika
Forum sur la migration à Bamako (Mali)
2007 Manifestations à Rostock contre le sommet du G8
en Allemagne
Forum social québécois à Montréal
Forum social mondial à Nairobi (Kenya)
Forum mondial sur la souveraineté alimentaire à
Nyéléni (Mali)
Forum sur la migration à Bamako (Mali)
Manifestations contre le Partenariat sécurité et
prospérité à Montebello (Québec)
2009 Forum social mondial à Belém (Brésil)
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Plusieurs revues ont proposé des dossiers spéciaux


sur l’altermondialisme:

Agone, nos 26-27 (2002): «Revenir aux luttes».

Anthropologie et Sociétés, vol. 29, no 3 (2005): «Altermon-


dialisation: quelles altérités?».

Mouvements, no 25 (2003): «Seattle, Florence, Porto Alegre:


l’autre mondialisation».

Politix, vol. 17, no 68 (2006): «Militants de l’altermondialisa-


tion».

Possibles, vol. 32, nos 3-4 (2008): «L’altermondialisme: une


utopie créatrice».

Recherches féministes, vol. 17, no 2 (2004): «Féminisme,


mondialisation et altermondialisation».

Revue du MAUSS, no 26 (2005): «Alterdémocratie, alteréco-


nomie: chantiers de l’espérance».
Imprimé sur du papier contenant 30%
de fibres postconsommation, certifié ÉcoLogo
et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE:


LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D’IMPRIMER EN FÉVRIER 2009


SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE GAUVIN
À GATINEAU (QUÉBEC).

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