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INTERNATIONAL POLITICS /

THE WORLD AND AFRICA

06/2016
ROSA LUXEMBURG STIFTUNG
WEST AFRICA

‘AFROTOPIA’ – PENSER L’AFRIQUE AUTREMENT.


ENTRETIEN AVEC FELWINE SARR

Foto : Odile Jolys

FELWINE SARR est écrivain, agrégé d’économie et enseignant à l‘université Gaston Berger à
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Saint-Louis au Sénégal. Dans son dernier essai « Afrotopia » , il pose avec clarté et finesse un cadre pour pen-
ser autrement l’Afrique et son avenir. Dans cet entretien, il revient sur la nécessité et le cheminement de cette
pensée et les perspectives qu’elle offre.

Fewine Sarr est également organisateur et participant aux « Ateliers de la pensée » qui se tiendront à
Dakar et à Saint-Louis fin octobre 2016 avec l’appui entre autres de la Fondation Rosa Luxemburg. L’objectif
de ces “Ateliers” est de faire le point sur la production intellectuelle, littéraire et artistique d’expression fran-
çaise et de son apport à la compréhension du monde contemporain.

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Editions Philippe Rey, 2016.
INTERVIEW
Dans votre dernier essai « Afrotopia », vous invitez vos lecteurs à penser l’avenir de l’Afrique autrement.
En quoi consiste cet autrement ?

Le continent africain est l’objet d’un discours depuis plusieurs siècles. On parle à sa place, on pense à
sa place. On lui prescrit des chemins à suivre, des téléologies sociales, des modèles économiques, sociaux et
politiques. Ce sont des discours qui sont projetés sur le continent, plus qu’ils n’émanent de lui. La première
invitation que je propose dans mon livre est donc celle-ci : mener une réflexion propre sur l’équilibre entre le
politique, l’économique, le culturel, le symbolique et l’écologique dans nos sociétés africaines. Il s’agit d’avoir
un discours à portée civilisationnelle, réfléchir au type de sociétés que l’on souhaite édifier et aux valeurs à
mettre au cœur de ces sociétés.

Il nous faut donc d’abord penser ces sociétés. Après, la discussion technique peut être lancée : quelles
sont les politiques à mettre en place pour y arriver, pour la construire ?

Arrêtons, nous Africains, d’être à la remorque des grandes modes ou des grandes injonctions venues
de l’extérieur. Le continent est quand même celui qui a la plus longue histoire ! Il est assez adulte pour savoir
ce qu’il veut pour lui-même et ce qu’il souhaite devenir.

Quels sont les chantiers prioritaires ?

Nous devons accéder à une importante autonomie intellectuelle. L’idée, c’est que tous les peuples
s’inscrivent dans une singularité historique - toute histoire est singulière. A partir de leur géographie, de leur
historicité, les peuples apportent des réponses différentes aux défis qui se posent à eux.

Nous devons donc être capables d’apporter des réponses originales aux questions qui sont
universelles comme la santé, l’éducation, la participation démocratique, les modes d’organisation sociale. Il
faut penser des cadres qui font sens par rapport à l’histoire et à la culture des peuples et des individus.

Tout au long de sa riche histoire, l’Afrique a connu de nombreuses innovations sociétales qui ont permis le
vivre-ensemble. C’est dans cet héritage qu’il faut aller chercher ce qui a fonctionné et le réactiver et le
dépoussiérer s’il le faut. Il s’agit de sociétés millénaires !

Les sociétés africaines ont été affectées par des chocs extérieurs comme la colonisation par exemple
et elles ont fini par adopter des formes d’organisation sociale sous la contrainte. Et jusqu’à présent, on est
toujours sur le mode du mimétisme et du décalque.

Dans votre livre vous déplorez la « disjonction entre les formes institutionnelles greffées et les cadres
mentaux. » Qu’est-ce qui pourrait être différent, plus africain dans le fonctionnement des institutions?

Nos institutions démocratiques ne représentent pas les groupes, les collectivités et les individus
qu’elles sont censées représenter. Par exemple pour le référendum sur la Constitution au Sénégal (en mars
2016 ndrl), on n’a pas pris le temps de faire de la pédagogie et de permettre l’appropriation. On sacrifie le fond
à la forme.

Des anthropologues et chercheurs en sciences politiques ont étudié les formes de gouvernement qui
ont existé dans les sociétés africaines avant la colonisation. Ils ont établi que les différentes catégories de la
population participaient, à travers des conseils, à des formes de gouvernement qui permettaient l’alternance
entre les uns et les autres et qui ont pensé des contre-pouvoirs.

Prenons l’exemple récent du Burkina Faso : c’est l’autorité morale du Moro Naba (le roi des Mossi,
ndrl) qui a permis à la révolution de 2014 de ne pas dégénérer. Cette autorité traditionnelle a convoqué la
garde présidentielle et l’armée régulière pour éviter un affrontement. Dans beaucoup de pays, ces autorités
ont encore un poids. Leur légitimité aux yeux de la population peut être plus importante que celle du pouvoir
en place.

2 Rosa Luxemburg Stiftung


Il y a aussi des sources d’inspiration à aller chercher dans les modes de gestion de conflits qui
existaient au cœur des sociétés traditionnelles. Ces solutions ont fonctionné sur la durée, sinon on ne serait
pas là ! Prenons l’exemple au Rwanda qui s’est inspiré des tribunaux traditionnels, les gacacas, pour juger les
milliers de complices du génocide. Les Rwandais ont trouvé des solutions dans leur histoire.

Il faut sortir du mimétisme absolu et s’autoriser à réinventer…

Vous parlez de réinvention. Vous vous autorisez donc un regard critique sur les traditions africaines.
Qu’est ce qui ne doit plus être ?

Tout ce qui réduit l’humain, tout ce qui l’anéantit, tout ce qui lui nuit. Une tradition figée n’existe pas.
Elle sert un temps, mais quand elle n’émancipe plus les individus, il faut la changer et produire autre chose, du
neuf. Toute tradition doit être interrogée.

Au Sénégal, à l’instar de la grande majorité de pays africains, l’homosexualité est criminalisée au nom
des valeurs africaines et religieuses. Vous en pensez quoi ?

Il me semble que les sociétés africaines anté-musulmanes, pour prendre l’exemple du Sénégal,
étaient plus tolérantes. Elles avaient trouvé des espaces pour accueillir et intégrer la différence sexuelle et
religieuse par exemple. La question est délicate aujourd’hui parce qu’on est dans le schéma que je critique,
celui des injonctions qui viennent de l’extérieur et celui qui souhaite que toutes les sociétés marchent au
même rythme dans la même direction.

J’ai envie de dire, laissez-nous le temps de nos métabolismes internes et de la maturation du


processus. Ce n’est pas parce que cette question-là a abouti en Europe qu’il faut nous plaquer le résultat.

Mais je suis fondamentalement d’avis que toutes les forces qui œuvrent de l’intérieur pour plus de
libertés et plus d’acceptation de la différence sont à encourager. Nos sociétés doivent être plus ouvertes sur la
liberté des individus et renouer avec la tolérance et l’ouverture qui furent la leur.

Vous dénoncez dans votre livre « un enfermement des populations dans un système de valeurs qui n’est
pas le leur ». Pourtant si on observe la société sénégalaise, par exemple l’importance de la religiosité
dans la vie des gens, ce n’est pas l’impression qui en ressort. N’exagérez-vous pas ce phénomène ?

Le Sénégal est une société schizophrénique. Les valeurs de la société sénégalaise empruntent à
plusieurs héritages qui sont parfois contradictoires, ce qui est un phénomène normal. Les individus ne se
reconnaissent pas dans certaines formes institutionnelles. Il y a par exemple toujours cette distorsion entre les
langues locales et la langue officielle, le Français, qui n’est parlée que par 20% de la population. Quand on
veut mobiliser les gens autour d’enjeux nationaux, dans quelle langue leur parle-t-on ? A qui parle la politique
quand elle s’exprime en Français, si ce n’est qu’aux élites.

Et puis les institutions devraient s’adapter à la sociabilité des gens. Prenons l’exemple de
l’urbanisme : certes, les gens ne devraient pas occuper l’espace public en installant des tentes, des bâches sur
la voie publique. Mais a-t-on pris en compte leur besoin qui fait déborder la convivialité dans la rue parce
qu’aucune maison de quartier n’a été prévu pour accueillir les cérémonies…

En Afrique du Sud, des professeurs et des étudiants discutent de la « décolonisation de l’université ».


Dans votre livre, vous plaidez, pour votre part, pour une « désacadémisation du savoir » afin de se
« défaire de l’odeur persistante du père », donc du colonisateur. Où en est-on de la transformation du
savoir aujourd’hui au Sénégal ?

On en est tout au début. L’Université Gaston Berger à Saint-Louis a fait des innovations, sur les
institutions et les contenus. Elle a monté en 2011 une UFR, le CRAC (Civilisation Religions Arts et
Communication) qui intègre l’enseignement des langues et civilisation africaines dans le cursus ainsi que des
religions, des arts et de la culture.
L’UCAD (Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ndrl), quant à elle, reste une université presque
française, avec cependant des innovations ponctuelles. Mais ce qui manque, c’est la réinjection d’idées et de
perspectives nouvelles en phase avec nos sociétés et leurs réalités dans nos curriculums universitaires.

Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) a fait un


travail sur le curriculum des sciences sociales et humaines avec un bilan critique et des recommandations.
Mais il me semble que celles-ci mettent l’accent surtout sur la professionnalisation des cursus universitaires,
pour répondre au besoin du monde du travail. C’est une tout autre question que de se demander si les
sciences sociales telles qu’elles sont apprises font sens, sont en relation avec les réalités sociales du pays.

Mais je pense que cela va arriver, il y a une jeune génération d’universitaires qui réfléchit. Mais il n’y a
pas encore de mobilisation étudiante sur ces questions.

Pourquoi avoir attendu presque 60 ans depuis les indépendances pour réfléchir à ces questions ?
Pourquoi l’Afrique n’a-t-elle pas pris plus tôt son destin en main ?

C’est un processus de décolonisation psychologique et mental dont il s’agit et ce dernier est long. La
colonisation a duré un peu plus d’un siècle ici au Sénégal. Je distingue la traite des esclaves qui était un
processus de ponction des hommes et des richesses de la colonisation qui a elle imposé les cadres mentaux
avec lesquels nous pensons aujourd’hui. Depuis donc plus d’un siècle, nous utilisons les cadres mentaux de la
France et de l’Europe.

Nos élites, qui ont fait accéder nos pays à l’indépendance, n’ont pas été assez ambitieuses. Elles ont
adopté la forme de l’Etat-nation qui n’existait pas en Afrique et puis il s’est agi de rattraper et de se mouler
dans les formes sociétales existantes et pas de les penser. Au bout de cinq décennies, on s’est aperçu que ça
ne fonctionnait pas. Les forces sociales résistaient parce qu’elles étaient mues par des déterminations
profondes qui viennent d’une histoire culturelle plus longue que celle de la colonisation. Donc, on a
commencé à se dire qu’il fallait peut-être repenser un certain nombre de cadres et mieux intégrer ce que les
gens sont, mieux intégrer leur histoire et leur culture.

C’est le temps nécessaire qu’il a fallu pour interroger le modèle donné par le colonisateur. Et puis
chez nos intellectuels, il y a eu une certaine lenteur, parce qu’il y a un travail à faire contre ses propres
généalogies, contre sa formation universitaire. Nous avons pris du temps à nous rendre compte qu’il y avait
une différence entre ce que l’on est censé transmettre comme capital intellectuel et la vie des gens. Il a fallu
tout interroger. Et je le dis dans « Afrotopia », certains intellectuels africains le font depuis les années 1970.
Mais ces nouvelles interrogations ont du mal à irriguer l’université et le corps social de manière profonde au
point de déclencher les changements.

Il y a une prise de conscience, mais elle reste trop souvent théorique parce qu’il y a les habitudes, le
confort de ce qui est usuel et les différentes rentes. Interroger son capital intellectuel exige des efforts pour le
questionner et le remettre en cause, c’est plus simple d’être dans la répétition du même.

Lors d’une crise profonde qui remet en cause le lien social, les sociétés sont amenées à s’interroger.
Par exemple, le génocide au Rwanda (en 1994, 800 000 Rwandais, principalement Tutsis sont massacrés, ndrl) a
rebattu les cartes. Les femmes ont éliminé le patriarcat. Elles ont dû reconstruire, les hommes étant décédés
ou en prison. Les ressorts de leur vivre-ensemble ont été fondamentalement réinterrogés. Les Rwandais
n’avaient pas le choix, ils avaient touché le fond. Lors d’une crise, les gens sont obligés de faire le point, sinon,
dans l’entre-deux, c’est l’inertie qui règne dans toutes les sphères.

4 Rosa Luxemburg Stiftung


Vous évoquez dans votre livre la résilience des sociétés africaines à la colonisation, et à toutes les
injonctions au changement qui ont suivi. Est-ce cette résilience qui explique que les projets menés par les
organisations non gouvernementales (ONG), par exemple, se succèdent sans vraiment s’enraciner et
amener des changements?

C’est un grand problème, il y a une multitude d’ONG qui occupe l’espace avec des actions dont on ne
sait pas à terme comment elles agissent sur la vie des gens et dont les effets peuvent être contradictoires et
s’annihiler. Ces actions prennent place dans un espace public non normé que l’Etat leur laisse.

Il devrait y avoir une réflexion préalable sur ce que nous voulons, et après on pourrait encourager les
initiatives qui entrent dans le cadre. Or, on a une politique d’ouverture au tout venant et chacun arrive avec
son petit complexe du bon samaritain, qui sait ce qui est bon pour les gens sans même connaître leur histoire,
leur anthropologie ! Les Africains ne les ont pas attendus pour trouver des réponses à leurs problèmes.

Il faut de l’humilité avant de prétendre aider les autres. On oublie trop souvent que l’Autre a aussi une
densité, une épaisseur qu’il faut traverser. Sinon, des modèles sont mis en place qui fonctionnent peut-être
ailleurs mais que les gens ici ne s’approprient pas.

Comment vous situez-vous par rapport aux intellectuels pour qui le capitalisme occidental est la cause de
tous les problèmes de l’Afrique ?

Je suis un économiste hétérodoxe. Je n’ai pas de vision binaire des choses. Je suis en plus un écrivain,
et c’est la complexité existentielle qui m’intéresse. Je cherche à révéler les complexités des situations. Je ne
me satisfais pas des lectures manichéennes du réel. Je vois bien que le capitalisme néolibéral dominant en
dépit des progrès qu’il a permis, pose des problèmes environnementaux, d’équité, d’allocation des ressources.
Mais je ne crois pas que nous soyons absolument dépendants des dynamiques qu’il nous impose et que celles-
ci nous dépassent. Regardez le Botswana, la Ghana, l’île Maurice, l’Ethiopie ou le Rwanda ! Ces pays s’en
sortent mieux. Ils essaient de tirer leur épingle du jeu en apportant des solutions alternatives qui me semblent
intéressantes. Nous avons donc des marges de manœuvres que nos gouvernements n’utilisent pas. C’est vrai
que les relations sont asymétriques et contraintes, mais nos gouvernements ne sont pas pieds et poings liés
soumis aux ordres du capitalisme global qui ne leur laisserait pas d’espaces. Ils désertent plutôt leur
responsabilité alors qu’ils pourraient œuvrer à changer les choses.

Entretien mené par Odile Jolys (Journaliste freelance)

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Les points de vue et opinions exprimées par l'auteur ne reflètent pas nécessairement ceux de la Fondation Rosa Luxemburg.

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