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Claudine Normand

Françoise Gadet, Michel Pêcheux, La langue introuvable


In: Mots, octobre 1983, N°7. Cadrage des sujets et dérive des mots dans l'enchaînement de l'énoncé. pp. 166-173.

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Normand Claudine. Françoise Gadet, Michel Pêcheux, La langue introuvable. In: Mots, octobre 1983, N°7. Cadrage des sujets
et dérive des mots dans l'enchaînement de l'énoncé. pp. 166-173.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1983_num_7_1_1131
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— L'article énumère les vocables formés à partir d'un nom, puis montre les enjeux, les
stratégies discursives qui se sont attachés à ce nom dans son histoire. L'article marxisme est, à ce
titre, exemplaire.
— L'article se résume à la présentation du champ lexical d'une notion dont l'appartenance
au champ du marxisme n'est pas d'emblée évidente. Ainsi en est-il de l'article mysticisme: «Le
substantif "mysticisme" et l'adjectif "mystique" sont chez Marx au centre d'une riche
constellation sémantique ... où se rencontrent des termes tels que...» (p. 615).
— Enfin, une série d'articles (abondance/rareté, abstrait/concret, agitation/propagande, etc.)
se termine par un index chronologique des références de la notion dans les textes marxistes
classiques.
La partie problématique du Dictionnaire, la plus importante, n'échappe pas totalement aux
préoccupations d'ordre linguistique. Nous pensons bien sûr et avant tout à l'article langue/
linguistique qui fait l'historique d'une question, à la fois présente et absente, dans la tradition
marxiste, celle du signifiant linguistique. Une prochaine chronique de la revue Mots s'efforcera
de présenter un bilan sur «la question langage dans le marxisme».
Autre article à signaler dans notre optique : traductibilité. Nous entrons là dans l'univers du
seul théoricien marxiste influencé prioritairement par la discipline linguistique: A. Gramsci. En
passe de devenir un spécialiste de linguistique historique, Gramsci choisit la vie militante.
Cependant, il gardera de sa formation universitaire une attention particulière aux problèmes de
langage. Le dirigeant communiste italien désigne un lieu de formation des concepts : l'espace de
traduction entre le langage politique français, le langage de l'économie politique anglaise et le
langage de la philosophie classique allemande. La comparaison des articles jacobinisme et
féodalisme avec ceux d'égalité et de rente permet d'appréhender le mouvement concret de
traductibilité propre à la tradition marxiste. Le problème classique des sources du marxisme est
abordé sous un angle linguistique. Le rôle de la question langage dans le marxisme n'est plus
annexe.

Jacques Guilhaumou

Françoise GADET, Michel PÊCHEUX, La langue introuvable, Paris, Maspero, 1981, 246 p.
(Théorie).

Le lieu de parution de l'ouvrage de F. Gadet et M. Pêcheux l'inscrit dans un projet


théorique globalement assez connu pour qu'il n'ait pas paru nécessaire aux auteurs d'en expliciter
la problématique. Cette discrétion dans les points de départ théoriques leur permet aussi bien
d'alléger leur propos de l'exposé de préalables et définitions, que de faire intervenir notions
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nouvelles et hypothèses sans justification (pesamment) démonstratives, en les faisant directement


«travailler» sur des cas concrets. Ce changement notable par rapport aux travaux précédents, en
particulier ceux de M.P. \ ne nous paraît pas seulement un effet de rhétorique et de mode (un
discours théorique compact semble devenu insupportable); cette tentative d'une écriture autre,
même si elle ne répond pas dans chaque cas à une nécessité interne de la démarche, l'effort pour
théoriser un nouvel objet, en refusant la disjonction forme/contenu, c'est ce qui nous retiendra
ici.
S'inscrivant dans le paradigme: langue maternelle, naturelle, artificielle, logique, universell
e... le titre — La langue introuvable — désigne, d'une façon d'abord assez énigmatique, les
difficultés de penser l'objet-langue, variablement construit et (illusoirement?) maîtrisé au cours
de l'histoire. Il nous dit que, à ce jeu de colin-maillard qu'est la science linguistique, on a pu
jusqu'ici en être au plus près sans jamais le trouver, car même ce qu'on croit étreindre n'est
jamais qu'un autre objet. La quête de cet objet autre, échappant toujours par quelque feinte au
maître le plus rusé comme au plus puissant, ne peut prendre — sauf à se leurrer — la forme
d'un parcours linéaire, progressivement assuré et se refermant dans un système compact ; où l'on
comprend que se trouve ici questionnée, autant que la linguistique, la façon d'en raconter
l'histoire, et que cette histoire ne se déploie pas sur un sol purement théorique.
Travail d'histoire de la linguistique donc, inscrit dans une préoccupation déjà ancienne de
théorie des idéologies, tôt orientée vers les problèmes linguistiques2; mais ici les problèmes
théoriques sont généralement passés sous silence et le cadre marxiste, dans sa version
althussérienne, à peu près effacé3, moins par abandon, semble-t-il, que par nécessité actuelle de
travail : stratégie dans la conjoncture sans doute — pour désigner la discontinuité, « révolution »,
rendu curieusement familier par Kuhn4, sera préféré à «rupture», par exemple — souci
également d'élaborer, en restant sur les mêmes positions fondamentales, de nouveaux concepts,
de nouvelles hypothèses pour penser «le noyau matérialiste» d'une théorie, la contradiction
comme moteur, les relations intriquées de la linguistique scientifique et du politique, qui
contribuent à faire l'histoire5. Dans cette optique, des hypothèses, souvent très générales, sont
lancées dès l'introduction, de façon abrupte, sous la forme d'affirmations à peine argumentées

1. Voir en particulier, dans la même collection, Les vérités de La Palice, 1975.


2. Voir en particulier F. Gadet et al., Les maîtres de la langue, Paris, Maspero, 1979, (coll. Action poétique) et
M. Pécheux, «Analyse du discours: langue et idéologie», Langages, 37, 1975.
3. Ce qui n'est pas le cas dans les contributions de F.G. et M.P. aux deux colloques tenus à Nanterre en 1980. Voir
Les sciences humaines: quelle histoire?/! (Ed. CRL, Paris X-Nanterre, 1981) et Matérialités discursives (Lille, Presses
universitaires de Lille, 1981).
4. Th. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad, française, Paris, Flammarion, 1972.
5. Ces préoccupations s'étaient clairement exprimées au cours des deux colloques de Nanterre en 1980 (cf. note 3) ;
sur la nécessité de trouver de nouveaux concepts, cf. C. Normand, «Comment faire l'histoire de la linguistique?» in Les
sciences humaines: quelle histoire?!! (Ed. CRL, Paris X-Nanterre, 1981, p. 271-288).
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dans ce premier temps; par exemple, celle des «deux axes du Droit et de la Vie» qui
orienteraient «les origines préscientifiques de la linguistique», ainsi que la formation des langues
nationales, thème qui ne sera développé qu'aux chapitres 2 et 3; ou cette affirmation de la
première page, à cet endroit peu lisible, sur: «l'étrange propension de la linguistique à s'enliser
dans la bêtise. Cette surdité interne gagne du terrain chaque fois que la linguistique cède sur le
réel de la langue, son objet propre, pour s'abandonner aux réalités psychosociologiques ...»
(p. 9) ; proposition dont les termes, repris dans les chapitres suivants de façon aussi allusive, ne
commenceront à être éclairés qu'au chapitre 5, intitulé: «Le réel de la langue c'est l'impossible».
Ce parti-pris d'accrochage sans précaution pourra irriter de prime abord et parfois bloquer
la lecture. Il faut savoir accepter cette démarche en spirale, qui reprend sans cesse, dans un
approfondissement concret, des thèmes d'abord rapides et trop généraux ; l'accepter comme, dans
le prélude, les thèmes de l'amour de Tristan, de la mort d'Isolde, d'emblée souverains, qui ne
prennent toute leur ampleur et signification que dans les actes suivants. De même le réel,
Y impossible, Y absurde..., lancés brusquement dans le texte, prendront force persuasive au fur et
à mesure que les reprises les rendront familiers.
Le même soin d'échapper à la démonstration compacte apparaît dans la forme, en quelque
sorte fragmentée, qu'adopte le développement: trente-cinq chapitres, souvent très minces,
exhibant sur un mode assez journalistique des titres souvent aguichants : « Ligne droite, pendules,
spirales»; «Dieu infini a créé le monde fini»; «Le système mis à nu par ses failles»... Seuls les
lecteurs irrémédiablement sérieux auraient le mauvais goût de trouver importun ce jeu un peu
mondain d'allusions culturelles... De fait, le genre fragments6 relève ici d'une volonté délibérée
d'inachèvement; si G. et P. réussissent ainsi à éviter généralement l'aspect de clôture
dogmatique, la cohérence et la continuité du propos restent tout à fait lisibles dans
l'enchaînement très articulé des chapitres (reprises par anaphoriques, conjonctions, résumés
conclusifs, etc.). Le discours se veut inachevé; il reste construit, et la dispersion des thèmes
majeurs n'est qu'un des moyens par lesquels on essaie de donner à penser leur intrication, sous
ce nouvel objet désigné par le réel de l'histoire.
Le projet que l'on pointait naguère7 sous le terme «articulation» de la linguistique, du
marxisme et de la psychanalyse, et dont on s'obstinait à chercher les préalables théoriques,
fantasme ambitieux et progressivement abandonné, refait surface ici sous une figure plus
productive. Débarrassé des questions préalables, il est mis en œuvre directement à partir de ce
nouveau concept (le réel de l'histoire), produit d'une filiation complexe. Emprunté à Lacan
6. Genre emprunté surtout à une certaine tradition allemande, récemment remise en honneur par des traductions
françaises. Outre Nietzsche, évidemment, voir la présentation de l'Athenaeum (les frères Schegel, Novalis,...) par
J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe (L'absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978) et T. Adorno, Minima moralia, trad, française,
Paris, Payot, 1980.
7. Voir M. Pécheux, 1975 et passim ; J. Kristeva, Théorie d'ensemble, 1968 et passim ; pour un bilan programmatique
de ces travaux, D. Maldidier, С Normand, R. Robin, «Discours et idéologie: quelques bases pour une recherche» (Langue
française, 15, 1972).
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(rapidement évoqué en note, p. 27), le terme réel occupe une place centrale dans la réflexion de
J.-C. Milner, sous l'expression «réel de la langue», défini par rapport à l'impossible8. Désignant
à la suite de Lacan «ce par quoi, d'un seul et même mouvement, il y a de la langue (ou ce qui
revient au même des êtres parlants) et il y a de l'inconscient ..., Milner attache ainsi entièrement
la possibilité de la linguistique à ce que la langue recèle de l'impossible, impossible de dire,
impossible de ne pas dire d'une certaine manière ...» (p. 49). Faire de la linguistique c'est alors
poser que ce réel est «représentable» par une écriture, parce qu'il est répétable et «forme un
réseau autorisant la construction de règles».
S'appuyant sur cette thèse («en appui contradictoire»?) F.G. et M.P. avancent à leur tour
une proposition: «Nous avons tenté de faire travailler le réel de l'histoire comme une
contradiction d'où l'impossible ne serait pas forclos» (p. 49).
Si cet énoncé n'est pas absolument éclairant, il dit au moins, me semble-t-il, qu'il s'agit de
penser la contradiction, en prenant en compte les effets de l'inconscient que la linguistique
évacue (au prix d'une forclusion). Cette forclusion, dont on verra les effets, par exemple, dans la
démarche chomskyenne, réduirait sans doute l'histoire à un «espace imaginaire» (position de
Milner?), en tout cas signerait le renoncement à la penser.
Plutôt que de s'attarder sur l'obscurité de ce concept mi-importé, mi-fabriqué, il faut le voir
à l'œuvre dans les analyses concrètes qui suivent. La mise en rapport de la langue (et de sa
théorie), de l'inconscient et du politique, s'y opère selon une double démarche: celle, devenue
classique, de la lecture de la philosophie dans une pratique scientifique («la philosophie
chomskyenne» par exemple), s'appuyant sur la discontinuité des processus (exemple, «la
révolution saussurienne ») et s'efforçant de distinguer, dans chaque conjoncture, la contradiction
agissante et méconnue, de l'opposition apparente ou proclamée («Deux Saussure?». «Deux
Chomsky?»). Se combinant avec ce type d'analyse, une démarche nouvelle décalque les
préoccupations analytiques d'attention aux «failles», aux ratés, à tout ce qui ne se laisse pas
réduire au rationalisable ni représenter dans le système d'« écriture galiléenne»; à partir de là,
naît une réflexion autre sur «la science» (en particulier le domaine des sciences sociales) et une
critique de l'idéologie techniciste de maîtrise9.
Ainsi les moments de «vacillation» de la théorie linguistique, indices des effets de
l'inconscient, se repèrent comme les points de rencontre du linguistique et du politique ; y rester
aveugles et sourds10 conforte une illusion de maîtrise dans le maniement des modèles
scientifiques comme politiques. Pas de disjonction possible ici: c'est à la fois dans les domaines

8. Cf. F.G. et M.P., chap. 5, et J.-C. Milner, L'amour de la langue, Paris, Seuil, 1978.
9. Désignée par F.G. et M.P. sous le terme ď« idéologie WASP» (White, Anglo-Saxon, Protestant).
10. Les deux métaphores alternent dans le texte.
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inévitablement liés du scientifique et du politique que se révèlent les positions fausses11, du


moins quand le scientifique prend la forme de la théorie linguistique12.
Le domaine traité concrètement est vaste, trop sans doute pour qui attendrait dans chaque
cas une analyse minutieusement argumentée. L'inachèvement reste de règle, qu'il s'agisse de
Jakobson et des différents cercles (Moscou, Prague, Vienne, Copenhague, New York), des
«protagonistes de l'Octobre linguistique et littéraire» et de leur enlisement dans «-la grande
Méthode», ou des péripéties de la théorie chomskyenne sur vingt-cinq ans. Pour simplifier la
présentation, je me permettrai de rétablir (très classiquement) une cohérence plus ou moins
disloquée.
Une première partie (chap. 1 à 5) 13 met en place le cadre théorique qui pose la conjonction
de l'ordre linguistique et de l'ordre politique. S'y entrecroisent plusieurs thèses plus ou moins
explicites : la théorie linguistique n'échappe pas à l'histoire de la langue ; l'histoire de la langue
est liée à l'histoire de l'Etat; une position matérialiste, en linguistique comme en histoire,
rencontre la théorie psychanalytique sur la notion fondamentale de division (le possible et
l'impossible dans la langue) désormais liée à celle de clivage (constitutive de l'inconscient). La
contradiction (dans chaque conjoncture concrète) apparaît alors comme effet historique de la
méconnaissance de ces partitions, dans la théorie et la politique.
Les deuxième et troisième parties développent ces thèses sur des cas concrets. Du chapitre 6
au chapitre 18, la «révolution saussurienne », dans ses incertitudes, est analysée comme ayant
soupçonné au plus près le réel de la langue (théorie de la valeur), intuition plus ou moins
recouverte par le fonctionnalisme du Cercle de Prague ; cependant que, se combinant avec ceux
de Jakobson et des formalistes russes, les travaux saussuriens développaient des effets
théorico-politiques dans la conjoncture liée à Octobre 17. Toute cette longue partie russe, qui
débouche sur le stalinisme comme forclusion mortelle de la contradiction, dans les questions liées
de la politique et de la langue, est centrale dans la mise en œuvre de l'hypothèse précédente.
«La métaphore aussi mérite qu'on se batte pour elle».
La troisième partie, consacrée à l'histoire de la grammaire generative transformationnelle
(GGT), en particulier dans ses relations conflictuelles, peu analysées jusqu'ici, avec le «sérieux»
(néo)positiviste, réaffirme, de façon cette fois plus argumentée, que le recouvrement de la
contradiction a partie liée avec «la machine d'Etat».
Les thèmes majeurs, d'abord énoncés sans précaution ni argumentation, se développent
donc et s'entrecroisent au cours des chapitres. Dans ce réseau se détache un fil, plus rouge que
les autres, celui de l'interprétation juridique : les premières réflexions sur l'ambiguïté des termes

11. Dans cet emploi de faux opposé à juste et non à vrai, (cf. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des
savants, Paris, Maspero, 1967), je ne suis pas exactement la terminologie des auteurs mais je pense ne pas les trahir.
12. Si le «réel de la langue» semble privilégié dans son rapport intime au «réel de l'histoire», il semble bien que
toutes les sciences sociales, dans leur aveuglement à l'inconscient comme à l'histoire, sont visées au même titre.
13. Ces parties ne coïncident pas exactement avec la grande division proposée par F.G. et M.P.
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juridico-linguistiques de code et règle se précisent et se compliquent avec le schéma qui oppose le


Droit continental et le Droit anglo-saxon; à cette dichotomie se superpose, d'une façon suggestive
mais rapide14, une autre dichotomie concernant la grammaire; la tradition continentale
d'enseignement grammatical opposée à la tradition anglo-saxonne d'apprentissage pratique de la
langue sans ce type d'enseignement. Les thèmes s'enchevêtrent pour déboucher, d'une part, sur
la question des évidences de la sémantique chomskyenne, qui supposent un sens préexistant se
fondant sur des « évidences juridiques qui ne tirent leur évidence que des pratiques spécifiques du
droit» (p. 171), d'autre part, sur les problèmes posés par l'histoire d'une théorie grammaticale,
née en dehors des traditions philosophiques et grammaticales classiques et reconstruite
(« imaginairement ») par Chomsky, à la recherche de ce genre de caution15.
A ces ancêtres imaginaires (Port-Royal, Humboldt), aux trajets réinterprétés par Chomsky
selon les exigences du moment, F.G. et M.P. opposent un autre type d'analyse historique.
Mettant en œuvre ce qu'ils ont défini comme position matérialiste, ils dégagent, à travers les
remaniements et développements de la GGT, un invariant dont ils affirment qu'«il s'énoncera
philosophiquement et non techniquement» (p. 175).
Sans pouvoir ici l'expliciter de façon suffisante, j'insisterai un peu sur cette histoire, en
particulier sur l'analyse du rapport, jusqu'ici peu interrogé, de la GGT et des thèses de
l'empirisme logique. Sans s'opposer à l'interprétation, courante en France, de l'origine de la
GGT16, qui voit dans la rupture avec un structuralisme behaviouriste et empiriste le point de
départ d'une théorie enfin rationaliste et scientifique, F.G. et M.P. éclairent les conditions de
cette prise de position et s'attachent à montrer les ambiguïtés de Chomsky par rapport au
logicisme. La polémique, en 1954, avec Bar-Hillel, situe alors Chomsky dans les adversaires
décidés du logicisme; cette position est corrélative de l'élaboration du noyau de sa théorie:
l'autonomie de la syntaxe, autonomie par rapport à la sémantique, mais aussi, en tant que
syntaxe de langue naturelle, par rapport à tout langage formel artificiel. Autrement dit, le
recours méthodologique, indispensable, à la formalisation logico- mathématique n'est pas
corrélatif, à ce moment-là, de ce que F.G. et M.P. appellent «l'ontologie logico-grammaticale
des carnapiens » 17 et il s'agit «d'assurer l'existence autonome d'un fonctionnement grammatical
de la langue» (p. 136).
Tout en affirmant fortement la clarté de Chomsky sur cette question («refus initial du
logicisme pur»), ils parlent cependant du «rapport ambigu que la logique symbolique entretient

14. Rapidité reconnue en quelque sorte par les auteurs eux-mêmes, lorsque (n. 83, p. 203), ib remarquent qu'aucun
travail n'a été fait sur cette question qui mériterait «une étude systématique».
15. Voir ch. 10, 2e partie, «Stratégies phagocytaires » ; sur cette reconstruction, cf. en particulier Noam Chomsky,
Mitsou Ronat, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977.
16. Cf. N. Ruwet, Introduction à la grammaire generative, Paris, Pion, 1967.
17. La présentation des thèses de Carnap et du Cercle de Vienne, ainsi que de leurs relations avec l'épistémologie de
Popper, est beaucoup trop rapide, à mon avis, pour qui ne serait pas déjà familier de ces théories. La bibliographie,
évidemment, est là pour compléter.
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avec la théorie linguistique» et reconnaissent que Chomsky ne met pas en cause «l'idée même
de l'existence de droit d'une logique adéquate à la langue», qui pourrait un jour être le produit
d'un système logique suffisamment sophistiqué. Malgré ces réserves, ce serait dans ce point de
départ, qualifié de matérialiste, que Chomsky toucherait au plus près le réel de la langue,
refusant de la réduire, de par sa nature, au pur rationalisable ; en même temps, les nécessités
mêmes d'une écriture scientifique «homogène» l'installent dans la contradiction. L'enjeu est
alors: cette contradiction sera-t-elle ou non recouverte dans la théorie?
J'essaierai de résumer ainsi cette difficulté constitutive: dans la mesure où les séquences
«grammaticales» sont de «même nature que les séquences agrammaticales», c'est-à-dire définies
par les mêmes tests empiriques (recours au jugement de grammaticalité, soit à l'intuition du sujet
parlant), le système de représentation linguistique (son «écriture») devrait pouvoir intégrer
«l'absurde» qui, s'il s'oppose, par nature, à la logique, ne s'oppose pas au grammatical. Mais
comment une écriture logico-mathématique, écriture de «règles», pourrait-elle intégrer ce qui
subvertit les règles et, par là-même, «fait sens»: la métaphore, le lapsus, l'équivoque...? Or, à
méconnaître obstinément l'insistance de ce réel de la langue, irreprésentable, immaîtrisable (dans
une écriture logique), à vouloir intégrer «ces points d'échecs de la théorie» dans une
problématique de la déviance (écart) et/ou par la multiplication de règles ad hoc et de
«subterfuges», la contradiction agissante qui préservait le réel de la langue sera recouverte au
profit de la sauvegarde d'un système de représentation homogène.
Dans l'histoire compliquée des procédures mises en place pour résoudre les difficultés ainsi
rencontrées dans le maniement du formalisme, ce qui se règle c'est la question du sens, au
bénéfice d'une logique naturelle et, selon F.G. et M.P., au détriment du «niveau central» de la
théorie, la syntaxe autonome. La caution de la biologie conforte ce déplacement du point
central: l'affirmation d'une «autonomie de la syntaxe» se disant, désormais, en termes de
«noyau fixe universel du langage humain», propriété d'un «organe mental»18.
Ainsi se règle, sans que l'affrontement ait jamais eu lieu, le rapport à l'inconscient. L'objet
de la linguistique est devenu une «langue introuvable», naturelle et logique, conforme et
imaginaire. La contradiction s'est refermée sur une unité fantastique, une totalisation philosophi
que (qui se veut cautionnée par la Science). Les effets de sens liés à l'absurde ne peuvent
rencontrer que surdité complète, opaque, de la part du système de règles de l'organe mental. Il
s'ensuit pour la théorie des «dilemmes» (dont l'énoncé touche aussi à l'absurde), ceux, par
exemple, qui sont liés à l'expression du «fonctionnement grammatical ambigu des parties du
corps »y du type: la jambe de John. Ce syntagme fait-il référence à sa jambe ou à celle d'un
autre qu'il porterait sous son bras? Les acrobaties qu'impose une écriture homogène de ces cas
difficiles évoquent pour les auteurs une casuistique qui révèle «les failles» mêmes du système,

18. Sur cette thèse, voir Jacob et Pollock, «Parlons-nous grâce à un organe mental», Critique, 387-388, 1979.
CHRONIQUES 173

toujours poussé plus loin dans la nécessité de réassurer ses «certitudes dignes d'une nouvelle
théologie» (p. 123).
Là se rejoignent le linguistique et le politique, dans cet aveuglement à un certain réel, dans
cette soumission au «sérieux», qui a son répondant dans une idéologie politique techniciste, mais
aussi peut-être dans celle qui prétend combattre, en Chomsky même, la précédente : l'anarchisme
libertaire, fondamentalement régulateur et normalisant. Dans les deux cas, la raison souveraine
ne veut rien savoir de ses «failles»; dès lors quelle place pour «la résistance et la révolte qui
supposent que le langage humain soit autre chose qu'un organe mental?» (p. 231).
On pourrait faire à ce livre beaucoup de critiques, globales ou de détail; j'en ai suggéré
certaines; je préfère ici ne retenir que son caractère stimulant et la façon dont il ouvre des
hypothèses de travail nombreuses, aussi bien aux historiens de la linguistique qu'aux
générativistes. Reste à lui poser, pour terminer, la question (qui était aussi au départ) de son
rapport à la psychanalyse. Au-delà de ce que j'ai essayé d'analyser (de comprendre...) à propos
du réel de l'histoire, j'aimerais attirer l'attention sur la présence diffuse, disséminée, de la théorie
analytique, visible, naturellement, dans le vocabulaire devenu classique (refoulement, symptôm
e...), mais surtout dans l'organisation du discours, ou plutôt, cet essai de se laisser aller à ne
pas (trop) l'organiser; dans ces rappels, ces insistances, ces retours, ces répétitions, dans cette
sorte de trouble de la quête, l'acceptation de ce qui troue (doit trouer) les certitudes; elle
«affecte» tout le discours selon une métaphore constante dans le texte, métaphore redoublée de
celle, non moins insistante, de «l'espace»19.
L'analyse de la complexité historique tend à se figurer dans une topique diffuse: grandes
voies stratégiques et réseau de chemins de traverse, lieux privilégiés de retour, comme les nœuds
enchevêtrés des lignes d'erre20, circulation de l'affect.

Claudine Normand

Benoît HABERT, Les résolutions générales des congrès de la CFTC-CFDT (1945-1979), Thèse de
3e cycle, Paris III, novembre 1982, 365 p. Directeur : Maurice Tournier.

D'emblée une évidence s'impose : Benoît Habert a pour la centrale syndicale dont il étudie
les textes une sympathie manifeste, qu'il juge superflue de dissimuler. Au fil de la lecture, on
découvre cependant que ceci n'empêche nullement l'auteur de faire sur cette organisation, ses
19. «Espace idéologique... théorique... homogène... logico-mathématique... imaginaire»: «lieu», «frontière», «traver
sée»,etc. ; «affecter le concept de langue», «affecter l'être parlant», etc.
20. Bien qu'il ne soit ici jamais nommé, Deligny et ses descriptions de trajets à déchiffrer («lignes d'erre») semble
jouer un rôle dans cette traduction actuelle de la complexité temporelle en enchevêtrement spatial (cf. «Au défaut du
langage», Recherches, 24, 1974).

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