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POINT DE COMMENCEMENT
La Bible rejoint l’expérience humaine en ce qu’elle montre le caractère insaisissable du
commencement. Elle nous fait sortir de la fatalité mythique. L’histoire est une aide précieuse
qui permet de ne pas retomber dans la perpétuelle répétition du passé.
Genèse 1,1.
Au regard du vocabulaire courant et donc des multiples termes que le concept recouvre,
l’évidence s’impose : toute réalité, au nom de sa propre existence, n’est et ne peut être que
parce qu’elle a commencé ! La situer précisément dans le temps de son début ou de son
origine, quoi qu’il en soit de l’absolu de celle-ci ou de la relativité de celui-là, c’est faire
d’elle-même tomber la question. Le vocabulaire est là pour signifier une évidence selon
laquelle aucune réalité ne pourrait même recevoir une désignation si elle n’avait eu un
commencement. Du début de n’importe quelle histoire au commencement du monde, de
l’origine de l’univers à la fondation d’une institution, abonde le vocabulaire à la mesure de
l’évidence qu’il prétend affirmer et assurer. Mais précisément, qu’affirme-t-il ? ou si l’on
préfère, qu’est-ce qui est assuré par la multiplicité de ces termes qui sont censés marquer
l’évidence de ce qui est advenu alors qu’il n’y avait rien, ou de ce qui s’est passé entre ce qui
n’était pas et ce qui est ?
Outre le fait que cette première affirmation biblique relève plutôt du genre « confession de
foi » que de l’ordre du récit, elle se trouve pour une large part contredite par un second
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« récit » qui la suit immédiatement : « Au temps où YHWH Dieu fit la terre et le ciel il n’y
avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore
poussé, car YHWH Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour
cultiver le sol. » (Genèse 2,4b-5) À moins d’un chapitre d’intervalle, il est difficile de faire
plus différent sinon opposé sur un « moment » qui par nature devrait être absolument unique,
tout commencement impliquant cette exclusive unicité de propos1 !
Pourtant la Bible, à ce propos justement, ne va pas s’en tenir là. Au terme de la rédaction de
l’Ancien Testament, à un siècle et demi environ de l’avènement du Christ, un nouveau récit,
d’ordre historique celui-là, va prêter à une femme une troisième « version » de la création
divine. Invitant son plus jeune fils, au moment d’être exécuté pour sa foi, à confesser le Dieu
unique et vrai, la mère des sept frères commence ainsi son exhortation : « Je t’en conjure, mon
enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de
rien, et que la race des hommes est faite de la même manière. » (2 Maccabées, 7,28)
Ainsi, au seuil de l’ère chrétienne, une sorte d’ultime version de ce commencement absolu
vient recouvrir les deux précédentes en les annulant. Ce caractère confère à l’Écriture biblique
une dimension libératrice : elle dégage l’humanité de la fatalité qui est le lot de tous les
mythes. Ce qui précède l’humanité et en fixe le commencement n’est en rien déterminant pour
sa destinée ultime. À quoi le Nouveau Testament, dans le quatrième évangile, apportera sa
confirmation. En reprenant les termes et le mouvement du premier chapitre de la Genèse, il va
pour ainsi dire le recouvrir d’une autre proclamation de foi : « Au commencement était le
Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… » (Jean 1,1)
L’information qui peut être donnée ne dit toujours rien du commencement comme tel, sinon
à évoquer ou rappeler des actes posés par d’autres, soit par les géniteurs, soit par les
adoptants, soit par quelques témoins. Cette information sera reçue par un être d’aujourd’hui,
au risque d’affects nouveaux. Outre qu’elle ne créera pas la conscience de la réalité du
commencement par le sujet concerné, pour les acteurs de ces différentes actions et
responsabilités comme pour les auditeurs, il s’agira en fait de tout autre chose : pour le moins
d’un drame au présent, sur fond d’informations multiples, la révélation d’un âge de
conscience et de mémoire, permettant l’intégration à un passé plus ou moins lointain, plus ou
moins complexe, mais qui n’a en soi aucun statut de commencement, et ce, d’autant moins
qu’il y a multiplication plus ou moins arbitraire de ces informations.
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Aussi, en conclusion provisoire, disons que c’est une continuité qui s’impose ici, une
continuité sur laquelle il sera plus ou moins loisible de détecter, discerner, choisir ou
simplement désigner, et plus ou moins au choix, de possibles commencements.
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de ce qu’il fonde en excluant non seulement tout changement conséquent, mais surtout toute
idée de fin, et plus encore de substitution par une réalité équivalente ou a fortiori supérieure…
À bien des égards le christianisme, en tant que religion, semble s’inscrire dans une telle
logique. Les Écritures chrétiennes, surtout si elles prétendent s’appuyer sur les « propos
authentiques » de leur « fondateur », ne sont-elles pas absolument normatives ? À regarder de
plus près, ce n’est pas si simple, car l’Église est fondée sur une absence : du « tombeau vide »
à l’Ascension, elle s’inscrit à l’ombre d’un départ. « Il est bon pour vous que je m’en aille »,
fait dire à Jésus l’évangéliste Jean. Déjà l’ « Ancien » Testament interdisait tout retour vers le
passé, comme l’atteste, par exemple, le livre d’Isaïe : « Ne vous souvenez plus des premiers
événements, ne ressassez plus les faits d’autrefois. Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà
bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ? » (Isaïe, 43,18-19)
Mémoire et tradition
Faire mémoire, commémorer, mémoriser, autant de termes qui disent d’abord la conscience
d’une durée du passé, de son importance, des fondations et des fondements qu’il porte,
garantis par cette durée justement. Aucune religion, aucune nation, aucune institution, voire
aucune famille ne peut manquer de mémoire sous peine de perdre non seulement son identité,
mais toutes ses légitimités de références et de forces. Par-delà le point de commencement,
la mémoire dit cette durée avec ce qu’elle implique de garanties par rapport à toutes les
fragilités de la vie des humains comme des communautés. Est-elle pour autant perception et
intelligence de l’histoire ? Rien n’est moins sûr. Quand on considère l’usage qui en est fait
dans les institutions à fortes mémorisations et célébrations, il est difficile d’échapper à ce qui
a tous les airs de la conservation dans l’implication de références qui ne peuvent être
qu’exclusives de tout changement important, de toute évolution sérieuse. Elles tiennent à ce
point de commencement qui a provoqué et prolongé dans la durée des références qui ne
peuvent qu’être refus et rejet de tout changement ou évolution. En ce sens, non seulement la
mémoire n’est pas l’histoire, mais peut même en être la négation.
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Corrélative tout en étant différente, la tradition confirme et renforce ces mêmes références
au passé, et donc ces refus et rejets de tout ce qui impliquerait ou entraînerait des
changements et des nouveautés. Induisant une importante répétitivité en confirmation de sa
fidélité, elle contribue à assurer une uniformité du tissu temporel, jouant exclusivement de
références assurées dans et par le passé. Plus que la mémoire qui se réfère plus ou moins au
point de commencement, la tradition risque toujours de finir par l’oublier en le réduisant à sa
propre répétitivité. Paradoxalement, l’évocation de la tradition dans cette répétitivité, et
davantage que la mémoire et la mémorisation, tend à négliger puis à oublier le point de
commencement pour se réduire paradoxalement à un présent qui n’a d’autre antériorité que ce
que la mémoire présente peut garder, deux ou trois générations.
Ici, l’histoire dit son exigence sinon son originalité. Pas seulement mémoire, pas seulement
récit, elle est aussi, et peut-être surtout, intelligence et donc acceptation et soumission à ce qui
peut d’abord étonner, voire choquer ou scandaliser. Pour elle, partir en quête d’origines et de
toute forme de commencements, c’est accepter le paradoxe de ne jamais les saisir en termes
de vérité et d’objectivité, définitives ou provisoires, et de ne jamais les exclure dans sa même
quête tant pour le passé que pour l’analyse du présent et les perspectives d’avenir, aussi
hypothétiques soient-elles dans le cadre d’une intelligibilité sans exclusion.
Dès lors, sans rien renier de ce qui peut être tenu pour légitime ou respectable, que ce soit
dans le domaine religieux, national ou institutionnel, l’ouverture, bien loin d’être destructrice,
même si elle ne cesse de relativiser tout point de commencement, acceptera avec sympathie le
renouvellement et la nouveauté. Comment ne pas évoquer ici, par-delà toute question
d’adhésion personnelle et de conviction de foi, une des ultimes paroles du Christ ? « Quand
viendra l’esprit de vérité, il vous introduira à la vérité tout entière. » (Jean 16,13)
Autrement dit, la vérité, loin d’être en quelque point originel, ou dans un passé plus ou
moins considérable, se trouve dans l’avenir. Qu’avons-nous dès lors à nous inquiéter du point
de commencement, de son caractère insaisissable et du réflexe de la négation conservatrice
qu’il peut engendrer ? Rappelons-nous l’invitation d’Isaïe : « Voici que moi je vais faire du
neuf. »
Note
1. Cf. Pierre Gibert, « La pluralité des concepts de création », Études, juin 1992, p.
811-818.