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Actes COUV 01/06/06 15:56 Page 1

LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : QUELS PROGRÈS, QUELS OUTILS, QUELLE FORMATION ?


Sous la direction
de Claude Villeneuve
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE :
QUELS PROGRÈS,
C ’est du 9 au 11 mai 2005 que se tenait à l’Université du Québec à
Chicoutimi (UQAC) dans le cadre du 73e congrès de l’Association
francophone pour le Savoir (ACFAS) le premier colloque organisé par
QUELS OUTILS,
la Chaire de recherche et d’intervention en Éco-Conseil en collabora- QUELLE FORMATION ?
tion avec l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la
Francophonie (IEPF). Plus de deux cents participants y ont discuté du
développement durable, des outils qui sont à la disposition de ceux
qui veulent y contribuer et des défis de former des professionnels
pour accompagner les projets qui veulent intégrer les préoccupations
diversifiées et les objectifs multiples du développement durable dans
leur planification et leur réalisation.
Ce colloque était placé sous le patronage du professeur Francesco di
Castri, président d’honneur de la Chaire en Éco-Conseil et grand ami de
la Francophonie. Malheureusement, son état de santé au moment du
colloque ne lui a pas permis d’y assister et il est décédé peu après.
Les Actes du colloque regroupent vingt-quatre textes divisés en sept
chapitres qui tentent de répondre aux questions du thème. Les
auteurs sélectionnés parmi les conférenciers nous apportent un éclai-
rage sur les derniers développements liés à l’application du dévelop-
pement durable. L’ouvrage a été réalisé sous la direction du profes-
seur Claude Villeneuve, directeur de la Chaire de recherche et d’inter-
vention en Éco-Conseil (UQAC).

6
COLLECTION A C T E S

Chicoutimi, 9 au 11 mai 2005

6
INSTITUT DE L’ÉNERGIE ET DE L’ENVIRONNEMENT DE LA FRANCOPHONIE (IEPF)
56, RUE SAINT-PIERRE, 3e ÉTAGE, QUÉBEC (QUÉBEC) G1K 4A1 CANADA
L’IEPF est un organe subsidiaire de l’Agence intergouvernementale
de la Francophonie, opérateur principal de l’Organisation internationale
Les publications de l’IEPF
de la Francophonie.
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE :
QUELS PROGRÈS,
QUELS OUTILS,
QUELLE FORMATION ?
Mise en page: Communications Science-Impact
ISBN 2-89481-033-4
©Institut de l’énergie et de l’environnement
de la Francophonie (IEPF), 2005
56, rue Saint-Pierre, 3e étage
Québec G1K 4A1 Canada
Téléphone: (418) 692-5727
Télécopie: (418) 692-5644
Courriel: iepf@iepf.org
Site Internet: www.iepf.org

Cette publication a été imprimée avec des encres végétales sur du papier recyclé.

IMPRIMÉ AU CANADA/PRINTED IN CANADA


Sous la direction
de Claude Villeneuve
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE :
QUELS PROGRÈS,
QUELS OUTILS,
QUELLE FORMATION ?

6
C O L L E CTION A C T E S

Chicoutimi, 9 au 11 mai 2005

Les publications de l’IEPF


Préface

C
’est à la demande du Professeur Claude Ce document rend compte de toutes ces initia-
Villeneuve, Directeur de la Chaire en Éco- tives et des vécus divers et variés exposés pendant le
conseil de l’Université du Québec à colloque. Il fait ressortir, en creux dans certains cas,
Chicoutimi, que l’Institut de l’énergie et de l’environ- les nombreux défis qui restent à relever dans un
nement de la Francophonie (IEPF), Organe subsidiaire domaine en pleine évolution.
de l’Organisation internationale de la Francophonie, Le politique reste insuffisamment présent dans
s’est associé aux travaux du Colloque «Le développe- toute cette dynamique où son intervention structu-
ment durable: Quels progrès, quels outils, quelle rante aurait fait toute la différence, en termes de délais
formation?» organisé en mai 2005 dans le cadre du et de participation, dans le changement de paradigme
73e Congrès de l’association francophone pour le savoir en cours. Les voix du Sud et des Autochtones sont par
(ACFAS). trop inaudibles dans une quête qui, pourtant, les
Le colloque se voulait un espace d’échanges sur le concerne au premier chef. En n’accordant pas la place
développement durable, sur la vision que les différents qui convient à la diversité culturelle comme socle sur
acteurs réunis en avaient, sur les outils à la disposition lequel bâtir le nouveau paradigme, on se prive de ces
des professionnels et les défis qui sont les leurs quant voix et de ces cultures qui auraient, et qui ont, tant à
au passage de ce concept à la prosaïque réalité. dire dans ce rendez-vous du donner et du recevoir1.
Attention à toutes ces bibliothèques qui brûlent2 sous nos
L’IEPF y a fait part de sa propre expérience et de yeux, dont nous ignorons tout le contenu et que nous
la place que tient désormais le nouveau paradigme ne faisons rien pour préserver!…
dans le discours et la pratique de l’Organisation
internationale de la Francophonie dont, rappelons- L’IEPF est heureux de s’associer à la Chaire en
le, il est l’Organe subsidiaire. Mais il a surtout Éco-conseil de l’Université de Québec à Chicoutimi
écouté, son objectif étant de s’informer de ce qui se pour faire connaître tous ces enseignements, en
fait, de repérer les réseaux actifs sur les questions en publiant les actes du colloque Éco-conseil dans sa
débat pour mieux orienter, demain, ses choix Collection ACTES et en les diffusant dans
d’intervention dans le domaine. l’ensemble de son réseau. Puissent-ils aider à nourrir
la réflexion et pousser à l’action.
Un travail remarquable se fait actuellement dans
les universités sur ces sujets pour mieux cerner le
concept et déterminer les bases de son opération- El Habib Benessahraoui
nalisation. Sur le terrain, des expériences concrètes se Directeur exécutif, Institut de l’énergie
multiplient en ce qui concerne notamment le rodage et de l’environnement de la Francophonie
des outils, la participation des différents acteurs aux
processus, la résolution des conflits induits, l’éduca-
tion… L’entreprise privée, mais aussi les agences
gouvernementales se prennent au jeu et apportent
leurs pierres à l’édifice. Les Éco-conseillers appa-
A c t e s

raissent dans cette dynamique comme des passeurs 1. Léopold Sedar Senghor.
dont le talent et le professionnalisme sont de précieux 2. « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une biblio-
atouts pour franchir le gué. thèque qui brûle». Amadou Hampâté Bâ.

vii
Avant-propos

Pour les chercheurs et les étudiants qui s’inté-

C
’est avec une immense fierté que l’équipe de
la Chaire de recherche et d’intervention en ressent au développement durable, on trouvera ici des
Éco-Conseil de l’Université du Québec à réflexions et des exemples d’application, des études
Chicoutimi a mis la touche finale aux Actes du de cas et des essais, chacun jetant un éclairage sur le
Colloque «Le développement durable: Quels progrès, défi de vouloir faire le développement autrement,
quels outils, quelle formation?» tenu dans le cadre du dans le respect de l’équité intergénérationnelle et
73e congrès de l’ACFAS. Cette réalisation n’aurait pas internationale, sur des territoires où la science ne
été possible sans la contribution de l’Institut de nous offre que des réponses parcellaires et l’économie,
l’énergie et de l’environnement de la Francophonie, des motivations éphémères. Il y a certes là à boire et
mais surtout la participation enthousiaste des auteurs à manger pour les appétits les plus exigeants. Il s’agit
qui nous ont fourni des textes d’une grande qualité, d’un outil qui pourra servir encore plusieurs années
au contenu pertinent, quelquefois provocateur et tant pour les penseurs que pour les acteurs du
toujours inspirant. Le produit final, dans sa forme, ne développement durable dans toute la Francophonie.
respecte pas la structure du programme que les À titre de directeur de la Chaire de recherche et
participants ont pu vivre en mai 2005. Dans les faits, d’intervention en Éco-Conseil, je suis très heureux
il nous est apparu plus utile de regrouper les textes en de remercier les auteurs de leur précieuse collabo-
fonction des réponses recherchées par les participants. ration et j’espère que notre travail aura permis de
Le résultat répond donc plus aux interrogations de mettre en valeur les contributions qu’ils ont bien
fond qui ont justifié le colloque. Cet exercice a voulu nous faire. Pour le réseau des éco-conseillers,
demandé au responsable de la publication de ce livre sera d’une grande utilité. Il leur est dédié.
questionner les auteurs et de produire des textes
liminaires pour chacun des chapitres qui constituent
l’ouvrage. Claude Villeneuve
Directeur de la Chaire en Éco-Conseil

A c t e s

ix
Présentation du colloque

Le développement durable : Contexte et objectifs du colloque


Quels progrès, quels outils, Le colloque « Le développement durable : Quels
quelle formation ? progrès, quels outils, quelle formation?», organisé par
C’est du 9 au 11 mai 2005 que se tenait à l’Université la chaire en Éco-conseil, vise à explorer le cadre de
du Québec à Chicoutimi dans le cadre du 73e congrès référence du développement durable et à identifier les
de l’Association francophone pour le Savoir (ACFAS) outils nécessaires pour gérer la complexité des enjeux
le premier colloque organisé par la Chaire de et favoriser la participation du public.
recherche et d’intervention en Éco-Conseil en parte- Le colloque veut identifier des outils qui sous-
nariat avec l’Institut de l’énergie et de l’environnement tendent la pratique de l’écoconseil et des pistes qui
de la Francophonie (IEPF). Plus de deux cents enrichiront la mise en œuvre du développement
participants y ont discuté du développement durable, durable. Trois thèmes principaux ont orienté les
des outils qui sont à la disposition de ceux qui veulent exposés et les discussions:
y contribuer et des défis de former des professionnels
pour accompagner les projets qui veulent intégrer les 1. Quelle vision du développement durable devrait
préoccupations diversifiées et les objectifs multiples du animer l’éco-conseiller? Comment penser la mul-
développement durable dans leur planification et leur tidisciplinarité propre au concept dans une
réalisation. formation universitaire?
Ce colloque était placé sous le patronage du 2. Quels outils (analyse multicritère, grilles d’ana-
professeur Francesco di Castri, président d’honneur lyse, analyse de cycle de vie, indicateurs) peuvent-
de la Chaire en Éco-Conseil et grand ami de la ils être mis à la disposition des professionnels du
Francophonie. Malheureusement, le professeur développement durable pour l’aide à la décision?
di Castri est décédé peu après et son état de santé au 3. Quels défis attendent les professionnels du déve-
moment du colloque ne lui a pas permis d’y assister. loppement durable ? Quels nouveaux modèles
sont en émergence?
Les Actes du colloque regroupent vingt-quatre
textes divisés en sept chapitres qui tentent de ré-
pondre aux questions du thème. Les auteurs sélec-
tionnés parmi les conférenciers nous apportent un
éclairage sur les derniers développements liés à
l’application du développement durable. L’ouvrage a
été réalisé sous la direction du professeur Claude
Villeneuve, directeur de la Chaire de recherche et
d’intervention en Éco-Conseil.
A c t e s

xi
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Les responsables Financement

Comité scientifique Chaire


Claude Villeneuve
Nicole Huybens
Vincent Grégoire
Sibi Bonfils

Comité organisateur
Claude Villeneuve
Nicole Huybens
Jean-Robert Wells
Simon Gaboury
Sibi Bonfils

Comité des Actes


Claude Villeneuve
Vincent Grégoire
Sibi Bonfils
Louis-Noël Jail

Révision linguistique
Sylvie Bouchard
A c t e s

xii
Table des matières

Avant-propos ........................................................................................................................................ ix
La Francophonie et le développement durable – Enjeux, stratégies et outils....................................... 1
Sibi Bonfils, Directeur adjoint Institut de l’énergie et de l’environnement
de la Francophonie
Première partie:
LE TÉMOIN ......................................................................................................................................... 7
La fascination de l’an 2000 ............................................................................................................. 11
Les conditions gagnantes du développement durable....................................................................... 17
Développement dans la société de l’information.............................................................................. 29
Francesco DI CASTRI
Deuxième partie:
LES DIMENSIONS DU DÉVELOPPEMENT DURABLE .............................................................. 43
C’est le pas qui trace le chemin – Histoire du développement durable et conceptions actuelles ........ 49
Claude VILLENEUVE, directeur de la Chaire de recherche et d’intervention en Éco-Conseil,
Département des sciences fondamentales, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Éthique et développement durable.................................................................................................. 57
André BEAUCHAMP, théologien et environnementaliste
Le développement durable entre durabilité et développement.......................................................... 63
Corinne GENDRON, Chaire de responsabilité sociale et de développement durable,
École des sciences de la gestion, UQÀM
Troisième partie:
INTERDISCIPLINARITÉ, OUVERTURE ET PERTINENCE ........................................................ 69
Quelle recherche pour un développement durable?......................................................................... 75
Olivier THOMAS, Observatoire de l’Environnement et du Développement durable,
Université de Sherbrooke
De développement dit «durable» et d’écovigilance .......................................................................... 83
Dominique FERRAND
Innovation et acceptabilité sociale dans une perspective de développement durable ......................... 95
A c t e s

Vincent GRÉGOIRE, M.Sc., Éco-conseiller, Nicole HUYBENS, Professeur DESS


Éco-Conseil et Chaire en Éco-Conseil

xiii
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Quatrième partie:
DES PISTES POUR LA MISE EN ŒUVRE
DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ............................................................................................ 103
Tous les savoirs au service du développement durable: 15 ans de formation en éco-conseil ............ 109
Nicole HUYBENS, professeure au DESS Éco-Conseil et Chaire en Éco-Conseil
Réflexion sur le processus de participation de la communauté dans le cadre de la gestion
du territoire .................................................................................................................................. 121
Michel MONGEON, conseiller en aménagement du territoire et développement régional
Pistes de solution pour relever le défi de la mise en œuvre du développement durable au sein
des processus d’analyse de projets au Saguenay–Lac-Saint-Jean...................................................... 127
Denis DORÉ, étudiant au doctorat en développement régional, Université du Québec
à Chicoutimi
L’écologie industrielle: utopie d’aujourd’hui ou réalité de demain? ................................................ 137
Carole C. TRANCHANT, École des sciences des aliments, de nutrition et d’études familiales,
Université de Moncton, Moncton, Nouveau-Brunswick et Ibrahim OUATTARA,
Département de philosophie, Université de Moncton, Moncton, Nouveau-Brunswick
Cinquième partie:
DES OUTILS .................................................................................................................................... 149
L’aide multicritère à la décision comme instrument de mise en œuvre du développement durable...... 153
Jacques PICTET, Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger, Lausanne, Suisse
Gérer le contenu et le processus au moyen de l’aide multicritère à la décision ................................ 159
Jacques PICTET, Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger, Lausanne, Suisse,
Nicole HUYBENS, Université du Québec à Chicoutimi, chaire Éco-Conseil
L’analyse du cycle de vie, un outil du développement durable........................................................ 167
Jean-François MÉNARD, analyste au CIRIAG (Centre interuniversitaire de référence
sur l’analyse, l’interprétation et la gestion du cycle de vie des produits, procédés et service),
département de génie chimique de l’École Polytechnique de Montréal
Sixième partie:
INDICATEURS ET TABLEAUX DE BORD................................................................................... 177
Mise en place d’indicateurs de développement durable pour les pays membres
de la Francophonie ....................................................................................................................... 181
Boufeldja BENABDALLAH, Institut de l’énergie et de l’environnement de la Francophonie –
A c t e s

IEPF et Kouraichi Said HASSANI, Chaire de recherche et d’intervention en Éco-conseil


Le Tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean........................................................................... 189
Annie BRASSARD, B.A. psychologie, M.Env., Coordonnatrice des services d’aide à la décision,
Centre québécois de développement durable
xiv
Ta b l e d e s m a t i è r e s

L’Agenda local 21, un outil bien adapté pour le développement de communautés durables
et en santé .................................................................................................................................... 195
Louis POIRIER, coordonnateur du Réseau québécois de Villes et Villages en santé
Indicateurs de performance environnementale pour les industries des aliments et boissons:
cadre de développement................................................................................................................ 203
Dominique MAXIME, Michèle MARCOTTE, Yves ARCAND, Agriculture et Agroalimentaire
Canada, Centre de Recherche et de Développement sur les Aliments. Saint-Hyacinthe (Québec)
Septième partie:
ÉTUDES DE CAS............................................................................................................................. 213
La grille de développement durable en Éco-conseil – une application en milieu autochtone
au Costa Rica ............................................................................................................................... 217
Raymond LORD, B.Ing., éco-conseiller, Université du Québec à Chicoutimi
Enjeux de la gestion sociale de l’eau – un peu de l’expérience brésilienne....................................... 225
Daniel José DA SILVA, enseignant du Département d’ingénierie sanitaire et environnementale
de l’Université fédérale de Santa Catarina. Florianópolis, SC, Brésil. En stage postdoctoral
au GREIGE/ISE/UQÀM
La multinationale du pétrole Shell et le développement durable: perspectives du concept
de responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise.......................................................... 233
Patrick LAPRISE, étudiant à la maîtrise en sciences de l’environnement, Institut des sciences
de l’environnement. Assistant-chercheur à la Chaire de responsabilité sociale
et de développement durable, École des sciences de la gestion, UQÀM
Annexes
Programme................................................................................................................................... 247
Lise des auteurs............................................................................................................................. 251

A c t e s

xv
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Liste des figures


Figure 1 Définition tripolaire du développement durable............................................................... 65
Figure 2 Définition tripolaire hiérarchisée du développement durable............................................ 66
Figure 3 Les acteurs du développement local et leurs relations........................................................ 79
Figure 4 Poids moyen, minimum et maximum des thèmes .......................................................... 163
Figure 5 Exemple de résultat ....................................................................................................... 163
Figure 6 Cadre d’une ACV (ISO 14 040, 1997) .......................................................................... 168
Figure 7 Frontières et processus élémentaires d’un système de produits ........................................ 169
Figure 8 Procédure de calcul de l’inventaire (adaptée de ISO 14041, 1998) ................................. 170
Figure 9 Éléments de la phase d’ÉICV (adapté de ISO 14042, 2000) .......................................... 171
Figure 10 Mécanisme environnemental pour la catégorie d’impact «Changements climatiques» .... 172
Figure 11 Illustration du Tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean.......................................... 191
Figure 12 Modèle conceptuel de communauté en santé ................................................................. 196
Figure 13 Flux des intrants et sortants des frontières du système et catégories d’indicateurs ............ 205
Figure 14 Les dimensions de la gestion de l’eau ............................................................................. 225
Figure 15 Les défis pour la gestion sociale de l’eau ......................................................................... 228

Liste des tableaux


Tableau 1 Modèles et phases dans le passage de la société agricole à la société industrielle,
puis à la société de l’information et de la connaissance ..................................................... 36
Tableau 2 Piliers et signaux du développement durable
dans la société de l’information et de la connaissance ....................................................... 38
Tableau 3 Comparaison des modèles du développement durable selon les auteurs ............................ 46
Tableau 4 Les éléments suivants proposent un mode d’application. ................................................ 124
Tableau 5 Le Plan d’action de Wendake......................................................................................... 125
Tableau 6 Tableau des évaluations pour le scénario «Avec Bardonnex fluide» ................................. 161
Tableau 7 Tableau des évaluations pour le scénario «Sans Bardonnex fluide».................................. 161
Tableau 8 Interprétation des résultats par paire et par scénario ....................................................... 164
Tableau 9 Interprétation des résultats par paire .............................................................................. 164
Tableau 10 Catégories d’impact ....................................................................................................... 172
Tableau 11 Les indicateurs présélectionnés....................................................................................... 184
Tableau 12 Calcul des indicateurs proposés, à l’échelle de l’établissement ......................................... 206
A c t e s

xvi
La Francophonie et le développement durable
Enjeux, stratégies et outils
Sibi Bonfils
Directeur adjoint
Institut de l’énergie et de l’environnement de la Francophonie
sibi.bonfils@iepf.org

Introduction pour le développement durable. Des exemples con-


e
Le 10 Sommet de la Francophonie, celui tenu à crets tirés du vécu des opérateurs viendront fixer les
Ouagadougou en novembre 2004, marque, pour la idées quant aux contenus de cette action. J’évoque
Francophonie, un tournant décisif en ce qui brièvement les approches et les outils mis à contri-
concerne le développement durable. Le thème du bution pour agir, mobiliser les acteurs et les engager
Sommet, Francophonie, un espace solidaire pour le dans l’action, mesurer les progrès et redéployer les
développement durable, la Déclaration finale [1] et le efforts. Médiaterre est un de ces outils qui seront
cadre stratégique décennal [2], adoptés à cette occa- présentés en guise de conclusion.
sion, assoient les bases d’une action résolument
tournée vers la réalisation des objectifs de déve- Quelques points de repère
loppement durable. C’est par la gestion des ressources naturelles que la
Les enjeux majeurs sous-tendant cette orien- Francophonie a abordé les questions de dévelop-
tation sont ceux que la Francophonie partage avec la pement durable. Elle fait de l’énergie un secteur
Communauté internationale dont elle est partie. La d’intervention prioritaire dès son premier sommet en
pauvreté est au cœur de ses préoccupations. Et la 1986 [4]. Le sommet suivant, celui de Québec, voit
Francophonie souscrit pleinement aux Objectifs du la création de l’Institut de l’énergie des pays ayant en
Millénaire pour le développement (OMD) [3] qui commun l’usage du français (IEPF). Le Sommet de
font de la réduction de la pauvreté une priorité. Dakar, en 1989, fait de même pour l’environnement
Comme l’indique clairement la Déclaration de et prend deux décisions majeures : la création de
Ouagadougou, le 10e Sommet marque une étape l’Université Senghor avec un enseignement de
décisive dans la mise en œuvre du plan d’action de 3e cycle en environnement et la programmation
Johannesburg, notamment en ce qui concerne l’élabo- d’une conférence des ministres responsables de
ration et l’application de stratégies nationales de déve- l’environnement des États et gouvernements mem-
loppement durable. bres de la Francophonie. La Conférence ministérielle
se tient à Tunis en 1991, un an avant le Sommet de
L’engagement en faveur du développement du- la Terre, à Rio de Janeiro. Si les préoccupations qui
rable n’a pas toujours été aussi net. C’est par étapes ressortent des conclusions et de la Déclaration de
successives, comme du reste pour l’ensemble des Tunis sont essentiellement environnementales, la
acteurs du développement, que la Francophonie en Conférence de Tunis a produit un Plan d’action [5]
est venue à s’intéresser à ce concept et à en faire le en cinq axes principaux suivant lesquels l’essentiel de
cadre conceptuel de son action. l’action de la Francophonie en matière d’environ-
A c t e s

Dans l’exposé qui suit, je donne quelques points nement a été conduit par la suite : information,
de repère qui permettent de mieux appréhender le sensibilisation, formation, concertation et dévelop-
chemin parcouru. Je présente ensuite les grandes pement de partenariat.
lignes du cadre conceptuel de l’action francophone

1
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

La Francophonie prend une part active au La Francophonie est allée à Johannesburg avec
processus préparatoire du Sommet de Rio suivant les toutes ces préoccupations, mais aussi ses valeurs. Elle
orientations données à Tunis. Elle met activement en participe activement aux travaux, comme à Rio dix
œuvre, à cette occasion et pendant le Sommet, l’outil ans plus tôt, et créé l’événement en organisant avec
de concertation francophone qui deviendra, au cours l’UNESCO et le PNUE une conférence au sommet
des négociations internationales qui suivront, dans sur la diversité culturelle, qui débouche par la suite
le cadre des Comités intergouvernementaux de sur l’élaboration par l’UNESCO d’une convention
négociations, de la Commission du développement internationale sur la protection de la diversité des
durable et des Conférences des Parties des conven- contenus et des expressions artistiques [7]. Ses pays
tions issues de Rio, un mode privilégié d’interven- membres ont été de toutes les commissions pour la
tion qui ira se renforçant… On sait aujourd’hui que préparation du Plan d’action de Johannesburg qui
la Francophonie a pesé de tout son poids et fait jouer définit aujourd’hui les bases de l’action de la
différents réseaux et cercles de solidarité pour faire communauté internationale en faveur du dévelop-
accepter à Rio l’idée d’une Convention de lutte pement durable. C’est véritablement à Johannesburg
contre la désertification. que la Francophonie a pris le tournant de ce para-
L’environnement entre dans la programmation digme. Son 9e Sommet, celui de Beyrouth qui s’est
tenu un mois plus tard, devait prendre la décision de
de la Francophonie dès 1990. Sa place ira se
faire du 10e Sommet une étape décisive dans la mise
renforçant. Et, en 1996, il est décidé de transférer la
en œuvre du Plan d’action de Johannesburg.
fonction à l’Institut de l’énergie des pays ayant en
commun l’usage du français qui devient de ce fait
l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la Le cadre conceptuel de l’action
Francophonie (IEPF). L’IEPF s’engage alors dans une francophone pour
action d’intégration de ses deux domaines d’inter- le développement durable
vention, l’énergie et l’environnement. En même Comme on l’a indiqué ci-dessus, c’est progressi-
temps qu’il organise des concertations francophones vement que la Francophonie en est venue au déve-
dans ces domaines et plus particulièrement autour loppement durable dont elle et les pays membres
des conventions issues de Rio, il participe activement cherchent à faire le cadre de leur action pour le
aux travaux de la commission du développement développement. Son approche s’est affinée au fil des
durable… C’est à son initiative qu’est adoptée et années et intègre aujourd’hui les multiples dimen-
présentée à la conférence Rio+5 une déclaration sions du paradigme. Elle travaille ardemment pour
réaffirmant l’engagement de la Francophonie et sa en réaliser les conditions préalables. Elle associe
solidarité en faveur d’un développement durable. plusieurs grands groupes à son action. Elle a mis en
La Francophonie fait, à ces différents niveaux de place des programmes de développement écono-
fréquentation de la Communauté internationale, mique et social fonctionnels. Elle est activement
l’apprentissage du nouveau paradigme qu’elle intègre présente aux enjeux portant sur la gestion des
progressivement dans son discours et dans ses ressources naturelles et de l’environnement et milite
pratiques. C’est la période où elle développe elle- pour faire de la diversité culturelle le 4e pilier – si ce
même le concept de diversité culturelle face à une n’est le socle – sur lequel devrait se bâtir le dévelop-
mondialisation tendant à marchandiser les biens pement durable.
culturels et à gommer les identités [6]. Elle prend
Créer les conditions préalables
aussi conscience du rôle de la paix et de la démo-
A c t e s

cratie comme conditions préalables du développe- La démocratie et la paix sont les conditions de base
ment et du développement durable. et préalables du développement durable.

2
La Francophonie et le développement durable. Enjeux, stratégies et outils

Sur la démocratie, la Déclaration de Bamako [8] espace scientifique mondial en français; les « gens
est le point de repère. Et la Francophonie est active d’affaires», actifs au sein du Forum francophone des
sur différents fronts pour que s’imposent les bonnes affaires (FFA) [11] ; les Organisations non gouver-
pratiques et se diffuse la culture démocratique. nementales (ONG), consultées sur une base régu-
L’Association parlementaire francophone, les parle- lière et mises à contribution dans le cadre d’un
ments Jeunesse sont au cœur de cette stratégie. collectif.
L’accompagnement des processus électoraux, en
amont des élections, par l’information, la formation, Appuyer les efforts de développement
les échanges d’expérience et la surveillance des économique et social
scrutins sont les principaux outils. Des prises de À travers ses programmes de coopération économique,
position fortes et courageuses, comme celles inter- de développement social et de solidarité, d’éducation et
venues quelques mois plus tôt en ce qui concerne le de formation technique et professionnelle, programmes
Togo, ont une valeur éducative sans précédent. portés par des directions spécialisées, la Franco-
L’appui à la modernisation de la justice participe phonie contribue à l’effort de ses pays membres
aussi des conditions qui confortent la démocratie. visant à asseoir les bases d’un développement écono-
La paix est le deuxième préalable et la chose la mique et social continu et inclusif. On connaît aussi
moins partagée actuellement dans plusieurs pays son action en faveur de l’harmonisation du droit des
membres, notamment en Afrique. La Francophonie affaires et du partenariat d’entreprises avec notam-
est de toutes les médiations dans les pays concernés ment le Forum francophone des affaires. Les règles
et joue sur tous ses cercles de solidarité pour prévenir qu’elle s’est données à la Conférence de Monaco
les conflits ou ramener la paix. Elle est étroitement (1999) [12] ainsi qu’à celle des ministres de l’éco-
associée aux actions des Nations Unies en faveur de nomie et des finances de ses pays membres visaient à
la paix pour ce qui concerne ses pays membres. renforcer la solidarité économique pour le dévelop-
pement. Le forum sur le financement du développe-
Associer tous les acteurs ment qu’elle a organisé récemment à Paris (2004)
La Francophonie conduit un travail assidu de [13] avait pour principal objectif la détermination
mobilisation de certains acteurs du développement, des stratégies de mobilisation de cette ressource rare
souvent insuffisamment associés aux processus pour les pays membres en développement.
décisionnels dans les pays membres, comme pour
Créer les conditions d’un développement
rappeler à ces derniers leurs intérêts : les jeunes, à
respectueux de l’environnement et soucieux
travers le programme Jeunesse et ses volets mobilité,
de la conservation des ressources naturelles
jeunes experts francophones ou nouvelles technologies de
l’information [9]; les femmes, qui ont fait l’objet, ces Le mandat qu’exerce l’Institut de l’énergie et de
dernières années, en tant que groupe, d’un accom- l’environnement de la Francophonie (IEPF) [14],
pagnement spécifique sur des conférences interna- créé comme organe subsidiaire de l’Agence inter-
tionales les concernant, comme à la conférence de gouvernementale de la Francophonie, s’inscrit dans
Beijing [10] ; les collectivités locales, actives au sein ce cadre. La mission de l’IEPF est de contribuer, par
de l’Association internationale des maires franco- son action, à renforcer les capacités humaines et
phones(AIMF) ; les parlementaires, militants de la institutionnelles des pays membres dans les do-
démocratie au sein de l’Assemblée parlementaire de maines de l’énergie et de l’environnement et de
la Francophonie (APF) ; les universitaires, qui ont développer les partenariats utiles à l’atteinte de ces
A c t e s

leur propre opérateur, l’Agence universitaire de la objectifs. Cette action multiforme se déploie à
Francophonie (AUF) chargée de l’enseignement différents niveaux:
supérieur, de la recherche et de la construction d’un

3
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

– la veille stratégique, pour comprendre les enjeux Œuvrer pour une mondialisation maîtrisée
et les facteurs d’évolution, anticiper ces évo- et à visage humain
lutions et adapter en conséquence les modes et Une mondialisation mal maîtrisée est facteur
les contenus des interventions. Les concertations d’exclusion, voire de destruction des plus fragiles, de
sur objectif, les groupes ad hoc de travail et autres laminage des identités et d’uniformisation. On lui
séminaires de réflexion prospective en sont les impute à juste titre les multiples conflits identitaires
principaux outils; de ce début de millénaire [15]. C’est consciente de
– les concertations francophones en lien avec les ses enjeux que la Francophonie a ouvert un ensemble
négociations internationales sur l’environnement de chantiers visant à atténuer ces effets pervers de la
et le développement sont un mandat spécifique. mondialisation pour mieux en faire profiter ses pays
Elles permettent à la fois d’assurer une veille membres. Le programme d’intégration économique
stratégique sur ces questions et d’appuyer les pays des pays francophones à l’économie mondiale avec
membres dans ces arènes où l’on débat des ses activités de renforcement de l’expertise en
problèmes clefs de développement et où se négociation commerciale [16] est l’un de ces chan-
définissent les mécanismes de leurs résolutions. tiers. L’engagement de la Francophonie en faveur de
Les négociations internationales sont en effet en la démocratisation de l’accès aux technologies de
train de redéfinir les relations entre les Nations, l’information en est un autre dont l’importance se
d’où ce mandat d’y assurer une présence active mesure avec la mise en place du Fonds francophone
des pays membres; des inforoutes et la création de l’Institut des nou-
– la dissémination de l’information pertinente et des velles technologies de l’information et de formation
bonnes pratiques par différents stratagèmes utilisant (INTIF). La Francophonie milite activement, depuis
les approches traditionnelles (guides et mono- plusieurs années déjà, pour que la diversité culturelle
graphies; bulletins de liaison, LEF et Objectif Terre soit prise en compte dans les choix de dévelop-
notamment; colloques et séminaires d’échanges…) pement que se donne la communauté internationale.
et les nouvelles technologies de l’information (sites La diversité culturelle est en effet à la base de la cul-
et portails Internet, fora de discussion…). Le ture de la paix et la clef de l’adéquation des politiques
développement des communautés de pratique reste de développement aux réalités du terrain [17]. Voilà
cependant l’approche adaptée pour certains outils pourquoi la Francophonie soutient ardemment
comme l’évaluation environnementale et l’éco- l’UNESCO dans le processus d’élaboration et
nomie de l’environnement; d’adoption d’une convention internationale contrai-
– le développement des compétences et des capa- gnante sur le sujet. La Francophonie est présente à
cités, pour concevoir et mettre en œuvre les travers ses pays membres, mais aussi comme partie à
politiques sectorielles nécessaires, dans les do- la Communauté internationale, à toutes les tribunes
maines de l’énergie et de l’environnement notam- où se discute l’avenir du monde. Elle était au
ment; pour appliquer des approches et des tech- Sommet du millénaire à New York, elle était à
niques appropriées (efficacité énergétique, énergies Monterrey où était abordé le financement du
renouvelables, évaluation environnementale, développement, à Doha pour discuter sur le com-
économie de l’environnement…); pour tirer avan- merce et l’environnement, à Genève au Sommet
tage, au profit du développement national, des mondial sur la société de l’information et à
stratégies d’action et des mécanismes développés Johannesburg au Sommet mondial pour le déve-
au plan international, notamment pour la mise en loppement durable. Elle s’y informe et contribue aux
A c t e s

œuvre des Conventions de Rio (MDP, …). débats. C’est une organisation qui est de son temps
et de son monde dont elle partage les ambitions, les
défis et les enjeux. Elle participe à ces rendez-vous du

4
La Francophonie et le développement durable. Enjeux, stratégies et outils

donner et du recevoir [18] avec ses limites mais aussi Internet et source d’information, il contribue acti-
avec un savoir-faire acquis dans le feu de l’action, vement au développement des échanges d’infor-
grâce aux outils qu’elle a su faire évoluer et adapter mation en français sur Internet. Avec son système de
au fil du temps. dépêches et ses fora de discussions entre acteurs clefs
du développement, il permet de fédérer et partager
Des outils au service les ressources informationnelles disponibles en
du développement durable : français sur différentes thématiques de l’Agenda 21.
cas de Médiaterre Ses relais régionaux, au Sud et notamment en
Afrique, renforcent l’accès des pays de ces régions à
Plusieurs des approches et outils mis au service de
Internet et surtout leur permettent de mettre leurs
l’action francophone en faveur du développement
informations en ligne. La structure du Réseau qui se
durable ont été brièvement évoqués dans ce qui
renforce d’année en année avec l’intégration de nou-
précède, qu’ils tiennent de la prospective et de la
velles ressources et de nouveaux acteurs, comprend:
concertation sur objectifs, de la mise en réseau et du
développement des communautés de pratique, de la – un Comité d’orientation international pilotant
mobilisation de l’expertise et de la participation aux politiquement l’évolution du réseau et regrou-
négociations internationales, de la dissémination de pant les responsables des portails régionaux et
l’information pertinente et du développement des thématiques, les organismes fondateurs (AUF,
compétences sur des techniques et des pratiques. Le INTIF, IEPF) et les bailleurs de fonds. L’IEPF en
vécu de l’IEPF permet d’illustrer par des exemples assure le secrétariat;
concrets les approches développées et les outils mis à – un Comité technique responsable du déploie-
contribution. L’évaluation environnementale et ment technique du système. Présidé par
l’économie de l’environnement participent de ces Agora 21, il est composé des acteurs qui assurent
outils qui permettent d’intégrer l’environnement au le fonctionnement technique du système. L’AUF
stade des processus de décision, dans les projets, et l’INTIF en font partie;
programmes, plans et politiques de développement.
– les portails régionaux et les portails thématiques les
L’IEPF a mis au point, à travers son programme
plus importants sont pilotés par des comités régio-
MOGED, une stratégie de développement de capa-
naux ou thématiques, coordonnés par un acteur de
cité pour la maîtrise de ces outils, une stratégie utili-
niveau 4. Le Comité régional facilite l’intégration
sant différentes approches: formation de formateurs,
du système Médiaterre dans l’espace régional.
pour démultiplier rapidement les bonnes pratiques;
domiciliation de modules de formation spécialisée Une nomenclature en quatre niveaux d’impli-
dans des centres de formation au Sud; création et cation a été arrêtée en ce qui concerne le fonction-
développement de communautés de pratique. nement d’ensemble. Les acteurs de niveau 4 sont les
responsables de portails (géographiques et théma-
C’est le lieu d’évoquer Médiaterre [19], le système tiques), ils ont une tâche d’animation. Les acteurs de
mondial d’information francophone pour le développe- niveau 3 ont une compétence particulière et animent
ment durable. Médiaterre est une initiative partena- une problématique (qui ne fait pas l’objet d’un
riale de type II1, conçue en 2002, à l’occasion du portail). Les acteurs de niveau 2 sont modérateurs.
Sommet de Johannesburg. À la fois réseau, site Le niveau 1 regroupe les acteurs qui n’ont pas le
pouvoir de modération.
1. Il s’agit des partenariats divers et des initiatives visant la Médiaterre est aujourd’hui un outil de première
A c t e s

mise en œuvre de l’Agenda 21 portés au crédit du Sommet importance, incontournable pour les acteurs du
de Johannesburg au même titre que les décisions qui sont développement durable qui consultent le site et ce, à
formellement adoptées par l’ensemble des gouvernements
(dites initiatives de type I). un niveau plus que satisfaisant pour les promoteurs.

5
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

L’IEPF est peu présent au niveau des outils [8] Déclaration de Bamako sur la démocratie :
novateurs de mise en œuvre du développement http://www.francophonie.org/doc/txt-reference/
durable même s’il a organisé des activités autour des decl_bamako_2000.pdf
Agendas 21 locaux et sur les Commissions nationales
[9] Actions de la Francophonie en faveur de la
du développement durable. C’est tout récemment
jeunesse: http://www.jeunesse. francophonie. org/
qu’il a lancé, avec la collaboration de la Chaire en
Éco-conseil de l’Université de Chicoutimi, la prépa- [10] Femmes et développement: http://www.franco
ration d’indicateurs de développement durable pour phonie.org/actions/developpement/ini-femmes.cfm
la Francophonie. Il prépare un premier colloque sur [11] AIMF (http://maires.francophonie.org/), AUF
la responsabilité sociétale des entreprises pour (http://www.auf.org/) ; APF (http://apf.franco
l’automne prochain. Il n’est pas du tout présent sur phonie.org/); FFA (http://www.ffa-i.org/)
le plan des outils comme les indicateurs d’éco-
efficacité, l’analyse du cycle de vie des produits ou [12] Conférence des ministres de l’Économie et des
l’analyse multicritère. Finances, Monaco, 1999 : http://agence.franco
phonie.org/doc/txt-reference/decl_monaco_1999.
C’est là tout l’enjeu de sa participation à ce pdf
colloque. Il s’agit de s’informer de ce qui se fait, de
repérer les réseaux actifs dans ces domaines pour [13] Voir espace économique francophone : http:
mieux orienter, demain, ses choix d’intervention //www.espace-economique-francophone. com/
[14] IEPF : http://www.iepf.org/; INTIF: http:
Références //intif.francophonie.org/
[1] Déclaration du Sommet de Ouagadougou, [15] Déclaration Universelle de l’UNESCO : http:
Burkina Faso 2004 : http://www.sommet-fran //unesdoc.unesco.org/images/0012/001271/127
cophonie.org/ouaga2004/article.php3?id_article 160m.pdf
=393
[16] Intégration des pays francophones dans l’éco-
[2] Cadre stratégique décennal adopté au Sommet nomie mondiale: http://www.francophonie.org/
de Ouaga : http://www.sommet-francophonie. actions/economie/ini-economie-mondiale.cfm
org/ouaga2004/IMG/pdf/Cadre_strategique_de
[17] Déclaration du Sommet de Ouagadougou,
cennal.pdf
Burkina Faso 2004 : http://www.sommet-
[3] Objectif du Millénaire pour le développement: francophonie.org/ouaga2004/article.php3?id_art
http://www.un.org/french/millenniumgoals/ icle=393
[4] Pour les Sommets de la Francophonie voir : [18] Léopold Sédar Senghor, tiré de Présence
http://www.francophonie.org/doc/txt-reference/ Senghor : 90 écrits en hommage aux 90 ans du
recueil_declarations.pdf poète-président. Coordonné par Édouard J.
[5] Plan d’action de Tunis établi par la Réunion Maunick. Profils. Paris, Éditions UNESCO,
Ministérielle d’avril 1991: http://www.iepf.org/ 1997.
docs/publication/contribution.pdf [19] Réseau Médiaterre : http://www.mediaterre.
[6] Cf. Déclaration de Ouagadougou. org/climat/

[7] Recueil documentaire sur Diversité culturel et


A c t e s

instrument juridique: http://www.francophonie.


org/diversiteculturelle/recueil.cfm

6
Première partie

Le témoin
I
l y a un an, Francesco di Castri m’écrivait dans un sort des plus petits et recherchait l’authenticité. Il
courriel qu’il ne pourrait malheureusement pas détestait par-dessus tout le conformisme et les idées
venir comme à l’habitude donner le cours qu’il reçues qu’il remettait en question sans cesse avec
préparait à chaque année pour les éco-conseillers. acuité et clairvoyance.
Rien au monde toutefois ne pourra m’empêcher de Parmi ces idées envers lesquelles il se montrait
participer à ce magnifique colloque que vous organisez critique, le concept de succession écologique, qu’il
en mai, me rassurait-il aussitôt. Jusqu’au dernier jugeait déterministe, a justifié le cœur de ses
moment il a été avec nous, commentant ma présen- recherches en écologie. Ses travaux sur les écosys-
tation et celle de RéjeanGagnon quelques jours avant tèmes de type méditerranéen ont fait école. On lui
le colloque. Il ne devait plus revenir dans ce Québec doit le concept de Réserves de la biosphère qui a
qu’il aimait tant. La mort nous l’a enlevé le 6 juillet donné naissance à ce réseau unique de laboratoires
2005. vivants de l’UNESCO dans tous les grands écosys-
Né en 1930, Francesco s’est éteint à moins d’un tèmes mondiaux. Témoin de l’âge d’or de la science
mois de son soixante-quinzième anniversaire. Scien- écologique, il a contribué à intégrer l’homme au
tifique d’une vigueur intellectuelle exceptionnelle, il cœur de la conservation.
aura été le témoin de son siècle; infatigable voyageur, Le développement durable, concept qu’il a vu
il privilégiait les relations directes avec les gens de naître et se répandre dans le discours à la grandeur
terrain et son œuvre porte la marque de ceux qui ont de la planète, ne trouvait de grâce à ses yeux que sur
eu à la fois des racines et des ailes. Témoin, parce le terrain. Ce «bricolage» dans le sens le plus noble
qu’il a visité tous les pays, travaillé avec les plus du terme passait selon lui par la capacité des commu-
grands comme les plus humbles dans une recherche nautés de se prendre en main : « l’empowerment ». Il
constante de la réconciliation entre l’humain et les portait une attention particulière à leur capacité de
écosystèmes à travers la culture et la communication, communiquer, de se brancher à la société de l’infor-
Francesco di Castri a réalisé la synthèse entre la mation et s’émerveillait de la diversité des solutions
science écologique et l’humanisme. Adolescent qu’elles pouvaient trouver pour résoudre leurs
pendant la Seconde Guerre mondiale, il quitte problèmes en utilisant de façon durable les ressources
Venise en 1948 pour un tour du monde dont la de leur environnement.
première escale fut Péribonka, sur le bord du lac
Saint-Jean, lieu mythique qu’il aimait revoir à Pourtant, Francesco avait participé à diffuser l’idée
chacun de ses passages. Les pages de Louis Hémon au plus haut niveau : responsable scientifique de la
avaient créé dans son imaginaire un point d’ancrage. préparation de la Convention cadre sur la biodiversité
L’île de Pâques et Tahiti étaient deux autres de ses et de la Convention cadre sur les changements
escales obligatoires. Il se définissait comme Vénitien climatiques qui ont été adoptées à Rio lors du
mais habitait à Montpellier. Il était un fin obser- Sommet de la Terre en 1992. Il a dirigé l’Union
vateur de la nature, un photographe remarquable, un internationale des sciences biologiques, la division des
homme d’une culture encyclopédique, un orateur sciences écologiques de l’UNESCO tout en publiant
A c t e s

brillant, un cavalier chevronné et il aimait la pêche à des centaines d’articles scientifiques. Il a aussi initié
la ligne. Partout où il se trouvait, il s’intéressait au des projets concrets de développement à l’île de

9
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Pâques, en Argentine et au Chili en plus de participer au suivant, Francesco nous a confié la responsabilité
activement à la mise en place de la Chaire de recher- de continuer son travail. Dans le dernier texte qu’il a
che et d’intervention en Éco-Conseil à Chicoutimi, écrit, quelques jours avant sa mort, voici ce qu’il
au Québec. Déjà, en 1989, il applaudissait à l’idée de disait de la formation des éco-conseillers à
faire de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean un Chicoutimi:
laboratoire de développement durable. Nos dialogues, Dans mes activités d’enseignement, qui ont couvert
depuis 1984, ont enrichi plus que toute autre la plupart des pays du monde, je n’ai jamais eu l’occa-
influence mon propre cheminement. sion de constater une telle organisation originale et
un groupe d’une telle qualité. Ces cours d’éco-
La première section des actes du colloque fait une
conseillers devraient être recommandés et visités par
place à trois textes de Francesco di Castri. Ceux-ci, les responsables de tous les cours internationaux, y
écrits entre 1998 et 2004, montrent la perspicacité de compris l’UNESCO, pour voir comment les étu-
sa vision du développement durable. Le premier, «La diants étrangers et locaux arrivent à une aussi grande
Fascination de l’An 2000», est la préface de mon livre convivialité, comment les notions théoriques ne sont
Qui a peur de l’An 2000 ? publié en 1998. C’est à que la base pour couvrir les réalités du terrain. C’est
cette époque que la dimension culturelle du déve- un cours à base locale qui atteint les limites de
loppement durable émerge avec force, bien avant que l’universalité.
la Francophonie ne reprenne ce thème dans ses Les actes du colloque sont dédiés à sa mémoire.
représentations internationales. Le second, « Les « Le développement durable : Quels progrès, quels
Conditions gagnantes du développement durable», outils, quelle formation?»: ces questions ne trouvent
publié dans les actes du Colloque international aujourd’hui qu’une réponse partielle. Dans la course
Francophonie et développement durable « Quels à relais de ceux qui cherchent la durabilité, il reste
enjeux, quelles priorités pour l’horizon 2012 ? », tant à faire qu’il y a de la place pour tout un chacun
présente pour la première fois la triade « diver- qui voudra apporter sa contribution. Sachons être
sification, connectivité et autonomisation». Enfin, le dignes de ce qu’il pensait de nous. Il nous convie à
troisième, « Le Développement dans la société de porter collectivement le témoin du développement
l’information», a été publié dans le numéro 61 de la durable jusqu’à la prochaine génération.
revue Liaison Énergie-Francophonie de l’IEPF au
début de 2004. Francesco nous y donne dix pistes
pour le développement dans la société de l’infor- Claude Villeneuve
mation et cinq outils pour y accéder. Ces trois textes
nous éclairent sur les réponses qu’il aurait données
aux deux premières questions de notre colloque: Le
développement durable: Quels progrès, quels outils?
Reste la formation…
Le développement durable ne pourra jamais être
l’affaire d’une seule personne et le défi d’une inté-
gration harmonieuse de l’humanité sur sa planète
transcende les générations. Comme dans une course On trouvera à la fin de la paratie Le témoin la notice biogra-
à relais où chaque participant doit passer le témoin phique de Francesco di Castri publiée par l’UNESCO en août
2005.
A c t e s

10
La fascination de l’an 2000
Francesco DI CASTRI

L
e développement durable aspire à faire la Le développement durable est encensé presque
synthèse, dans la pensée et dans l’action, de par tout le monde. Sa formulation vague et floue
deux aspects également essentiels, voire trans- permet à toutes les logiques de clamer leur adhésion,
cendantaux, de la condition humaine si bien décrite leur appartenance à ce concept, de la logique poli-
par André Malraux. D’une part, le mot « dévelop- tique à la logique économique ou écologique. Ainsi,
pement» évoque l’esprit d’entreprise et d’initiative qui le discours politique, le jargon des Nations Unies ou
doit caractériser, au-delà des ensembles de l’industrie, de la Commission européenne, le marketing indus-
du commerce et des services, chaque individu tout au triel et la pensée écologiste sont tous également épris
long de sa vie s’il veut rester digne, et encore selon une de durabilité. Dans ce sens, le développement durable
expression inspirée de Malraux, d’avoir vécu jusqu’à sa a surtout une valeur d’alibi, de slogan ou de prétexte
mort. Le développement, c’est l’ouverture de nou- pour les uns, d’emblème et de récupération idéolo-
veaux espaces de liberté, le goût du changement et du gique pour les autres.
risque en tant que facteur de stimulation et d’inno- Par contre, il n’est pas aisé de trouver de par le
vation, la création artistique et scientifique. C’est tout monde des exemples vivants et concrets de dévelop-
le contraire de la stagnation, de la passivité, de la pement durable qui résistent à l’épreuve de la réalité
résignation. et du temps. Soit qu’ils sont à une échelle d’espace
D’autre part, le qualificatif «durable» recouvre les trop réduite pour permettre la diversification des
espaces de participation et de solidarité avec les autres, activités qui est la vraie clé de la durabilité, soit qu’ils
proches et lointains, connus et inconnus, les géné- s’essoufflent vite après un premier engagement com-
rations futures, la nature. C’est l’aspiration sécuritaire munautaire, soit qu’ils vivent sous la perfusion de sub-
et identitaire, la prévoyance et la défense du patri- ventions diverses qui ne peuvent qu’être éphémères.
moine naturel et culturel. Ses valeurs sont la dignité, Néanmoins, des exemples de durabilité dans le
le respect, l’équité et le droit social. C’est tout le développement ont existé et existent dans le monde,
contraire de l’indifférence et du mépris d’autrui. même si le plus souvent ils ne se réclament pas de ce
Il ne devrait pas y avoir d’antinomie entre ces terme. Ils existent lorsqu’ils épousent sans rejet ses
deux termes. Notre héritage du présent, notre poten- deux composantes transcendantales : les espaces de
tiel de durabilité sont surtout les fruits du dévelop- participation et de solidarité, bien sûr, mais aussi les
pement du passé, de l’évolutif au culturel et à espaces de liberté avec le goût de l’entreprise et la
l’économique, avec tous les changements successifs quête de l’innovation qu’ils comportent. Dans ces cas,
qu’il a comportés et qu’il faut savoir assumer. Notre le patrimoine culturel et naturel n’est pas considéré
organisation sociale ne peut qu’être la synthèse de comme une entité figée à protéger, mais comme
A c t e s

deux forces puissantes et nécessairement compatibles: l’élément essentiel à valoriser pour pouvoir s’adapter
l’élan libéral (voire libertaire) de recherche de la chaque fois à des changements successifs. Il n’y aura
liberté individuelle et l’élan égalitaire (voire commu- point de durabilité par une culture de la maintenance,
nautaire) de recherche de la justice. de la résistance ou du refus du changement. C’est
11
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

seulement par l’adaptation aux changements que la l’innovation en tant que facteur de décloison-
durabilité est possible. C’est la culture qui donne une nement de nouvelles ressources.
spécificité à cette adaptation et qui module ainsi le 4. L’hypothèse sous-jacente au développement
développement. Pour maintenir un pouvoir adaptatif, durable serait celle de l’équilibre entre popula-
cette culture du changement, tout en restant enracinée tions, ressources et environnement dans un terri-
dans sa propre identité, devra être largement ouverte toire délimité et circonscrit. Or, les territoires sont
aux mille diversités des autres, aux mille sentiers de de plus en plus ouverts, voire virtuels. Populations
l’avenir; elle devra être une culture de la diversité. et ressources migrent toutes les deux. Le dévelop-
Dans ce contexte d’encensement général, il n’est pement actuel devient de plus en plus indépen-
pas facile d’émettre des critiques du concept de dant de la disponibilité de ressources naturelles
développement durable, même si elles ont pour objet locales; il est surtout déterminé par le dynamisme
d’éclaircir des ambiguïtés et des contradictions afin et l’adaptabilité des ressources humaines.
de rendre ce concept plus fort et surtout plus opé- 5. La notion de ressource est totalement anthropo-
rationnel. Contre les critiques, s’élèvent de tout temps centrique, variable dans l’espace et dans le temps.
les rideaux de fumée et la censure de ceux qui Ce qui est une ressource pour certains pays ou
préfèrent les formules faciles du prêt-à-penser à collectivités ne l’est pas pour d’autres. Ce qui a
l’analyse toute relative des réalités, les effets aux faits, été une ressource dans le passé peut ne plus l’être
les rejets aux projets, les idées reçues à la controverse; à présent ou dans l’avenir. Par contre, de nou-
de ceux qui aiment surtout prêcher à des convertis velles ressources apparaissent.
plutôt que de discuter des opinions diverses librement 6. Intrinsèquement, la durabilité d’un système,
ventilées et impulsées par le doute mobilisateur. Les d’une espèce, d’une population ou d’une collec-
dix critiques les plus courantes du développement tivité se fait aux dépens de la durabilité des
durable sont les suivantes. autres. Durabilité et solidarité seraient donc
1. Les deux termes seraient, au point de vue métho- incompatibles. En outre, la durabilité aussi est un
dologique, parfaitement incompatibles. Le déve- concept anthropocentrique et relatif: elle ne peut
loppement est dynamique, non linéaire, se dérou- être appréciée qu’empiriquement, par rapport à
lant dans des conditions d’ouverture et dans un une situation antérieure ou par comparaison avec
état de non-équilibre, basé sur les discontinuités ceux qui ont choisi une autre stratégie.
et les cycles, en constante adaptation. La dura- 7. Plus qu’un projet, le développement durable
bilité s’applique à un univers statique et linéaire, constituerait un rejet de la société industrielle,
un univers d’équilibre en systèmes fermés, de celle de l’intensification, de l’uniformisation, du
continuité ou de progression sans gros écarts, protectionnisme et de la consommation. Dans ce
résistant aux changements. cas, il serait sans raison d’être et déjà obsolète,
2. Le développement durable serait fondé sur la parce qu’une autre société est en train d’émerger,
prétention fixiste de pouvoir figer l’environne- la société ouverte de l’information, de plus en plus
ment, les espèces et les ressources à un état précis immatérielle, postindustrielle quant aux patrons
et statique de leur histoire évolutive, pour les de consommation, avec une tendance intrinsèque
transmettre ensuite aux générations futures, celles vers la qualité et la diversification. Les critiques se
qui ne sont pas encore apparues. tromperaient donc de cible et de temps.
3. Les tenants du développement durable interpré- 8. La réponse à l’imprévisibilité et au long terme ne
A c t e s

teraient les besoins des générations futures sur la consisterait pas à essayer de maintenir des
base de la simple projection de la situation ac- conditions durables, mais à assurer la plus grande
tuelle, sans considérer la très haute imprévisibilité diversité d’options adaptatives face aux change-
inhérente à des systèmes complexes et le fait de ments, une souplesse évolutive.

12
Le témoin

9. Si deux des hypothèses du développement échelle cosmique, ils constituent pourtant le moteur
durable, soit celle du caractère fini de certaines existentiel de l’action humaine.
ressources au niveau de la biosphère et celle de
D’ailleurs, cette conclusion n’empêche pas
l’irréversibilité dans la récupération des
Claude Villeneuve d’œuvrer très fort en faveur du
écosystèmes après un impact trop intense ou
développement durable, non seulement par ses
trop prolongé, sont généralement acceptées, des
écrits, mais aussi par ses actions en tant que fon-
doutes sont émis sur leur portée opérationnelle.
dateur de la Région-laboratoire du développement
Les seuils d’épuisement et d’irréversibilité ne
durable du Saguenay–Lac-Saint-Jean au Québec,
sont pas clairs, tout comme ne le sont pas les
concepteur et projeteur du congrès international
possibilités et les outils de mesure.
Nikan sur les applications territoriales du dévelop-
10. Loin d’être neutre, le concept de développement pement durable, rédacteur en chef de la revue
durable faciliterait l’émergence de comporte- Écodécision et consultant de l’Unesco. Cela n’empê-
ments pervers, surtout parce que trop d’accent a chera pas l’engagement des autres, bien au contraire:
été mis sur le sens éthique du mot durable, et pas il sera stimulé, par la démonstration que le doute et
assez sur le fait que ce n’est qu’un qualificatif du l’esprit critique sont les piliers de l’action.
développement. La durabilité représenterait
donc une valeur absolue et intrinsèque, même Le titre que Claude Villeneuve a choisi pour son
en l’absence de tout développement, surtout par livre sur le développement durable est fait pour
opposition au changement. Parmi ces déviations éveiller la curiosité et la réponse. Qui a peur de l’an
idéologiques, on signale la fuite d’un présent 2000? Pas moi, devrais-je dire tout de suite, je suis
incommode pour se réfugier dans l’utopie du fasciné par l’an 2000. C’est seulement à l’aube de
futur et l’idéalisation du passé, la recherche de l’an 2000 que certains de mes rêves pour lesquels j’ai
boucs émissaires au lieu de l’interrogation sur ses lutté toute ma vie commencent à se réaliser. Certains
propres responsabilités, la promotion d’un pays qui appartenaient à ce que l’on appelait le Tiers-
besoin d’assistance, de conformisme et de fausses Monde montrent que leur développement est pos-
assurances sur l’avenir, l’appropriation abusive sible, qu’ils émergent plus rapidement que ne
du droit de représenter les générations futures, l’avaient fait les pays industrialisés du Nord, qu’ils se
et une dérive vers l’intégrisme écologiste ou décloisonnent en passant d’une situation de dépen-
l’esprit de secte et d’inquisition vis-à-vis de la dance à des relations d’interdépendance. Le taux
pensée des autres. En donnant l’impression qu’il d’augmentation de la production alimentaire dans le
est possible de garder les avantages du passé et monde dépasse enfin le taux d’incrément démogra-
ceux du présent, tout en éliminant les inconvé- phique. L’information peut potentiellement pénétrer
nients de l’un et de l’autre, ce concept amènerait dans les zones rurales les plus reculées. Les espaces de
donc à une mentalité d’enfants gâtés, le tout à la liberté pour l’action et la pensée se multiplient sans
fois, le tout ou rien. cesse. Ayant subi tour à tour les oppressions, le
totalitarisme, les guerres, et ensuite le conformisme
Vraisemblablement, la meilleure approche est et les rigidités suffocantes de la société industrielle,
celle de Claude Villeneuve lorsqu’il conclut que le je ne tolérerai pas que d’autres censures inter-
développement durable n’existe pas. Ce n’est qu’une viennent, qu’elles soient économistes ou écologistes.
construction humaine, un outil. C’est une façon dont
les humains ont essayé de définir leur besoin de conti- Assurément, l’ouverture actuelle du monde sur le
nuer d’exister. Besoin de durée, bien sûr, besoin de ne plan géopolitique, technologique, économique, social,
A c t e s

pas s’arrêter, ajouterais-je, comme des moyens de culturel, biologique et écologique ne produit pas que
laisser nos traces. Même si pérennité et progrès de des bienfaits. Il y a des exclusions inadmissibles,
l’homme sont des absurdités ou des futilités à une intolérables, il y a bien trop de perdants de ces

13
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

changements mondiaux sous l’angle économique, une réaction non spécifique, par définition, n’est pas
social et écologique. J’ai donc de la peur et beaucoup adaptative; seulement de cette manière, et du fait de
de compassion pour ceux qui seront les perdants de l’immense variété des spécificités, même des forces
l’an 2000, les exclus de l’ouverture, même si la con- sélectives uniformes pourront-elles amener à la diver-
dition de perdant n’est pas inscrite fatalement dans sification. L’adaptation ne pourra qu’être souple; une
leur destinée, n’est pas prédéterminée inéluctable- adaptation rigide, si appropriée soit-elle aux forces
ment, n’est pas un facteur intrinsèque du changement. actuelles, ne résisterait pas aux changements succes-
J’ai peur pour ceux – très nombreux – qui se sifs. Finalement, elle devra être diverse, comme un
conformeront aux changements dans la passivité, mécanisme de précaution face aux incertitudes du
dans l’apathie, pire dans la morosité, sans aucune présent, comme une source de nouvelles options
action de leur part, dépourvus des filtres individuels pour le futur. Aux adaptés de l’an 2000, leur destinée
qui pourraient leur permettre de discriminer le vrai leur appartiendra. Ils devront faire preuve d’initiative
du faux, le durable de l’éphémère, l’important du personnelle, de détermination, de courage, certes pas
futile dans la vague déferlante de l’information. J’ai d’agressivité.
peur, d’autre part, pour ceux qui ne voudront pas voir Je n’ai pas peur, mais beaucoup d’espoir, pour
le sens du changement, qui auront eux-mêmes trop ceux qui sauront adopter les deux principes de la res-
de peur pour le faire et qui se réfugieront ainsi dans ponsabilité et de la réalité. La responsabilité consiste
les paradis artificiels de la drogue, de l’utopie facile ou à prendre conscience que les humains sont déjà le
du fondamentalisme. J’ai de la peur, enfin, mais aussi facteur principal de l’évolution biologique ; il faut
un peu d’indignation, pour ceux qui refuseront qu’ils assument ainsi une responsabilité évolutive.
encore une fois de regarder les faits en face, qui Elle nous porte également à considérer la solidarité
essayeront de les contrefaire et de les plier selon leur entre les humains comme une valeur suprême, fon-
propre idéologie, qui ignoreront les faits qui ne la dée sur le partenariat et l’interaction plus que sur
confortent pas ; en persistant à vendre des espoirs l’assistance passive. La sécurité du monde dépend de
fallacieux, ils seront eux-mêmes responsables de faire ceci, la sécurité géopolitique et sociale bien sûr, mais
grossir considérablement les rangs des perdants. aussi la sécurité économique, qui ne doit pas porter
Je n’ai pas peur pour ceux qui sauront s’adapter à éliminer des parts de marché par l’exclusion com-
à l’ouverture et au changement, tout en donnant au pétitive, mais à en créer toujours de nouvelles par le
terme «adaptation» sa vraie connotation évolutive. partenariat.
S’adapter ne signifie pas subir passivement des forces Le principe de la réalité est encore plus difficile et
qui viennent d’ailleurs; c’est même la manière la plus douloureux à observer. Cette quête exige de placer la
expéditive d’être un perdant. L’adaptation doit être connaissance empirique et incessante des faits au-
une action volontaire, réalisée dans la splendeur de dessus de notre propre opinion sur ceux-ci, au-dessus
l’espérance, dans l’imaginaire aussi bien que dans le de notre propre interprétation biaisée par les idéo-
réel, en changeant certes soi-même mais en modi- logies et convictions personnelles. L’adoption de ce
fiant aussi les forces sélectives qui nous incombent et principe porte à l’abandon de positions commodes,
qui n’ont rien de prédéterminant. populaires, avantageuses, rassurantes ou de circons-
L’adaptation, pour qu’elle soit telle, doit être tance, voire médiatiques ou démagogiques, celles qui
opportune, en temps utile, même en anticipant le peuvent plaire à tout le monde ; elle conduit au
changement, et elle ne doit pas arriver trop tard pour renoncement très pénible à la simple utopie (certes pas
A c t e s

être efficace, à la traîne des autres qui sont partis à au rêve), pour se consacrer à la recherche non pas de
une autre vitesse. Elle se doit d’être spécifique, insérée l’absolu, mais du possible. En outre, la discipline rude
dans une trajectoire historique et culturelle propre: et inconfortable des réalités, avec toute la relativité

14
Le témoin

inhérente à celles-ci, est très loin de conduire à


l’autosatisfaction; elle mène plutôt à l’autocritique et
à une constante remise en question.
Je suis convaincu que ce livre de Claude Villeneuve,
par le sérieux de son approche scientifique ainsi que
par la sincérité et la passion de sa démarche humaine,
contribuera à augmenter la responsabilité et le sens des
réalités des lecteurs. Son but n’est pas d’assouvir les
curiosités, mais de les accroître. Comme tout ouvrage
réussi, loin de représenter un endoctrinement, il sera
un précieux instrument pour favoriser la diversité
d’opinions de tous ceux qui le liront, pour augmenter
ainsi leur propre pouvoir adaptatif.

A c t e s

15
Les conditions gagnantes du développement durable
Francesco DI CASTRI

J
’ai vécu les 30 dernières années de ma vie selon compréhensibles, viables et applicables par les autres,
les concepts et les actions du développement sur le terrain, dans la vie réelle de tous les jours, en
durable. On en parlait bien avant le Sommet de faisant face à des situations concrètes, en appliquant
Rio sur l’environnement et le développement en le principe qui m’est le plus cher et qui est le principe
1992. On en parlait déjà, par exemple vers la fin des du réalisme. C’est donc le terrain et les gens qui
années 1960, pendant le processus de préparation de l’habitent qui m’ont rendu la conviction que le
la Conférence de Stockholm sur l’environnement de développement durable peut devenir applicable, qu’il
l’homme en 1972. l’est déjà dans plusieurs circonstances, lorsque les
«conditions gagnantes» peuvent s’imposer.
Lorsqu’on vit pendant une si longue période selon
une idée et une action, on vit aussi toujours – et
inévitablement – des querelles, des désillusions, des Les faiblesses du développement
incompréhensions et des agacements. J’en ai vécu en durable
ce qui concerne l’évolution de la pensée et des inter- Ma confiance dans le caractère opérationnel et l’effet
prétations du développement durable. Rassurez-vous, d’entraînement du développement durable avait été
la confiance et la compréhension ont été rétablies assez ébranlée, il faut bien que je l’admette, par
entre le développement durable et moi. Elles sont certaines grandes messes institutionnelles, par le
revenues surtout lorsque j’ai constaté la force, la formalisme et l’hypocrisie de certains administra-
vitalité, la viabilité, l’applicabilité, et le pouvoir teurs, par la récupération du terme à des fins qui
d’entraînement et de persuasion de ce concept, sur le n’avaient que de lointains rapports avec les objectifs
terrain, dans des projets concrets de développement initiaux, par l’opportunisme intellectuel – le désir
de par le monde, que j’ai vécus moi-même intensé- d’être toujours « politiquement correct », dans un
ment et que je continue à vivre ainsi, avec des com- souci de faire carrière en suivant toujours le cou-
munautés locales, des peuples autochtones et parfois rant – d’une partie de mon propre milieu, les aca-
même des multinationales. démies et les universités.
Je suis un empirique, je ne crois pas aux dogmes Avant de parler de réalisations concrètes et vécues
idéologiques, moins encore aux slogans à la mode. Je en développement durable, des nouveaux outils,
suis inspiré et motivé plus par le doute que par les ouvertures, approches et occasions qui nous amènent
certitudes. D’ailleurs, c’est le propre de la recherche vers ce développement, et du contexte général qui
scientifique, de la quête du nouveau, de l’innovation. peut le favoriser et le promouvoir, « les conditions
Mes propres idées et conceptualisations, mes propres gagnantes», permettez-moi donc de vous présenter
convictions et les résultats de mes recherches n’ont aussi mes incompréhensions et mes doutes vis-à-vis
A c t e s

pas grande valeur pour moi, si je ne peux pas du développement durable.


constater moi-même qu’elles ont une existence D’ailleurs si, après plus de 30 ans de discussions
propre et réelle en dehors de moi, qu’elles sont sur le développement durable, et 10 ans après que les

17
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

pays ont accepté officiellement de l’appliquer, l’idée prétention que l’on a de s’arroger le droit de
et l’action entourant le développement durable sont représenter les générations futures, ne pouvant
encore si loin de la pratique de tous les jours, il paraît représenter les générations actuelles.
évident qu’il existe des faiblesses intrinsèques. J’ai
Or, le concept même de ressource est de caractère
recensé et présenté moi-même jusqu’à 24 objections
éminemment anthropocentrique et change dans
dans des discussions et débats sur le développement
l’espace et dans le temps. Ce qui est, a été ou sera une
durable dans un contexte décisionnel ou acadé-
ressource pour quelques-uns, ne le sera plus ou pas
mique. Je me limiterai ici à un petit nombre d’entre
nécessairement pour les autres. Et les ressources
elles.
bougent, depuis la nuit des temps, par le commerce,
• En premier lieu, les deux termes, « développe- qui a été la plus ancienne, la plus importante et la
ment » et « durable », sont assez incompatibles plus déterminante des innovations et des adaptations
entre eux dans la théorie, la méthodologie et de l’homme face à l’hétérogénéité, dans l’espace et
souvent aussi dans la pratique. Le développement dans le temps, des ressources, pour accroître ainsi la
est une notion dynamique, de système ouvert et durabilité du développement, sa « soutenabilité ».
en mouvement, à comportement non linéaire, en Comment ne pas se référer aux navigations des
état de non-équilibre, peu déterministe, avec des Phéniciens, au commerce des Grecs et des Arabes,
fluctuations, des surprises (au sens technique du aux grandes caravanes de dromadaires et de cha-
terme), des hauts et des bas, des événements meaux dans les déserts du monde, à la route de la soie
extrêmes, voire catastrophiques, avec enfin un et des épices, même au commerce des anciens
comportement de type chaotique. Le durable Polynésiens en dépit d’énormes distances entre les
évoque par contre une notion de stabilité, d’équi- îles? Par exemple, les échanges entre Madras, au sud
libre, de linéarité dans sa progression et ses ten- de l’Inde, et la Méditerranée, pendant la période
dances, de prévisibilité, typique plus des systèmes hellénique et romaine, ont été plus importants et
fermés que des systèmes ouverts. déterminants qu’à présent, en pleine ère de mondia-
lisation. Et avec les ressources bougent et migrent les
Ceux-ci, les systèmes ouverts, représentent la
hommes, et de plus en plus, sans parler des capitaux
réalité de ce monde. Ils l’ont toujours représentée, et
et de leurs expressions virtuelles, qui étaient déjà à la
de plus en plus avec la mondialisation et surtout l’avè-
base de la civilisation phénicienne, grecque, véni-
nement de la société de l’information. Les frontières
tienne, islamique, chinoise, indienne.
politiques, administratives, territoriales, écologiques,
biogéographiques, génétiques, culturelles, même en C’est vrai que le concept de développement
admettant qu’elles aient vraiment existé de la manière durable a évolué beaucoup, et continuera d’évoluer,
fixiste que quelqu’un imagine encore ou a imaginé, depuis cet accent initial mis sur le seul environnement
sont devenues plus perméables, ont même été naturel. Les considérations économiques, sociales,
bouleversées ou ont changé, et changent sans cesse, politiques et géopolitiques, décisionnelles et organi-
de limites et de repères. Elles peuvent s’imbriquer les sationnelles, historiques et surtout culturelles prennent
unes dans les autres et s’enrichir mutuellement. de plus en plus la place qui leur correspond dans la
formulation et la pratique du développement durable.
• Deuxièmement, on a trop mis l’accent, au
moment du lancement du concept de dévelop- D’ailleurs, une simple vue d’ensemble des condi-
pement durable, sur les ressources naturelles tions effectives de développement des divers pays et
locales, solidement en place, bien délimitées et à régions du monde montre que ce sont les ressources
A c t e s

circonscrire, sur la possibilité de les stabiliser, de humaines, leur autonomisation et l’innovation perma-
les geler pour les offrir telles quelles aux géné- nente, et non plus les ressources naturelles disponibles
rations futures. Et elle est même amusante, la localement, qui constituent les forces déterminantes

18
Le témoin

du développement actuel. C’est l’adaptation culturelle requises pour aujourd’hui même, et non pas pour un
au changement, ou, pour mieux dire, à des change- futur plus ou moins lointain quand l’état du monde
ments successifs, continuels et intrinsèquement et des sociétés aura peut-être changé, la démarche
imprévisibles, qui est à la base du développement prend une allure toute différente. Il s’agit alors de
durable, de la «soutenabilité». Les outils et les condi- faire du bricolage dans le sens le plus noble du terme,
tions préalables pour parvenir à cette capacité d’adap- un peu comme le «bricolage de la nature» qui a été
tation de la culture humaine à un changement et est encore la force et l’essence de l’évolution biolo-
permanent sont encore plus mal répartis dans le gique, qui a créé la diversité des gènes, des espèces et
monde que les mêmes ressources naturelles. D’où la des écosystèmes. Le bricolage implique la nécessité
brèche qui se creuse de plus en plus entre pays et d’être spécifique, d’avoir de l’initiative et un objectif
surtout, fait nouveau, à l’intérieur de chaque pays. précis, d’utiliser les potentialités et les éléments dont
on dispose, et de ne pas se forcer à imiter ce que font
• Troisièmement, on a souvent confondu, parfois
les autres. Les solutions de ce bricolage universel,
intentionnellement, le développement durable en
tout comme il est arrivé à l’évolution biologique et à
tant que modèle de rechange de société, qu’idéo-
l’évolution culturelle au cours de l’histoire de la
logie, et le développement durable en tant que
nature et de l’homme, ne peuvent qu’amener à la
démarche opérationnelle et de terrain pour
diversité et à l’innovation.
aboutir à des conditions de développement
relativement plus stables. Je n’ai rien contre le Il s’agit d’analyser soigneusement et sur le terrain
développement durable comme nouvelle idéo- ce dont on dispose et pourra disposer, en termes de
logie politique, mais dans ce cas, il faut qu’il soit ressources naturelles, de ressources humaines et de
traité dans l’arène qui lui correspond, celle du ressources technologiques, et de faire pour le mieux,
débat d’idées, de la confrontation politique et sans préjugés et par approximations successives, par
démocratique, des élections. interactions constantes entre tous les acteurs, les inté-
ressés, par la conviction, l’exemple et la démons-
En tant qu’idéologie, le développement durable
tration, et non pas par l’imposition ou le terrorisme
a nécessairement soif d’absolu, de simplification,
intellectuel. Il s’agit d’obtenir un développement au
d’opposition entre le bien (ce type de développe-
moins un peu plus stable qu’auparavant, plus stable
ment) et le mal (les autres développements). Il
que celui du pays ou de la communauté voisine, qui
prêche et donne des leçons, il ne peut pas ne pas
sont partis de conditions semblables. C’est le royaume
tomber dans des schémas manichéens, de blanc et de
des solutions relatives, bonnes par comparaison
noir – mais c’est le gris qui est la réalité du monde. Il
concrète avec d’autres solutions moins valables. C’est
évite de regarder de trop près les réalités du terrain,
n’est plus le royaume de l’absolu, c’est presque sa
car il risque d’être démenti par les faits. Cette
négation. Ce n’est pas la «pensée unique»; elle ne peut
tentation de faire le bien absolu, de découvrir des
qu’être plurielle, étant axée sur la diversité et sur une
solutions définitives, parfaites et bonnes pour tout le
histoire qui ne finira jamais. C’est comme faire de la
monde, conduit souvent à des intolérances, à des
recherche comparative, mais une recherche dont le
dogmatismes, à la négation ou l’ignorance de la
champ d’expérimentation est la vie réelle, qui
prodigieuse diversité des cultures et de leur droit
comprend autant les hommes, avec la diversité de
d’évoluer de la façon qui leur est propre.
leurs cultures et de leurs aspirations, que les écosys-
Cependant, lorsque l’on considère le dévelop- tèmes et les ressources.
pement durable comme une démarche concrète,
A c t e s

Ne pouvant pas comparer, dans ce contexte un


responsable et destinée à répondre aux aspirations
peu politique, le cas macroscopique des bonnes et
légitimes et pressantes des populations et des com-
mauvaises stratégies suivies par certains pays que je
munautés, aspirations et demandes formulées et
connais, je me limite à citer ici le cas assez exemplaire

19
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

et plutôt inhabituel de la Polynésie française. Elle 1% de ces recherches appliquées débouchent sur
représente – dans son énorme diversité de situations – quelque chose de concret – bien que la propor-
mon microcosme et mon jardin expérimental pour tion soit beaucoup plus élevée pour les recherches
tester tout genre d’action sur le développement en énergie et en hydrologie. Pour ce type de
durable. Le niveau de vie de la Polynésie est devenu recherches, l’ex-Ministre français de la Recher-
très élevé (se situant entre celui de l’Australie et celui che, René Curien, et moi-même avons forgé
de la Nouvelle-Zélande), tout ceci accompagné d’une l’acronyme RANA (Recherches Appliquées Non
extraordinaire renaissance de la culture et de la langue Applicables). Le terme est encore plus juteux en
polynésienne, et d’une plus grande prise de conscience italien, car rana, c’est la grenouille, qui se gonfle
des problèmes de l’environnement (à l’exception de et se gonfle pour se donner de l’importance, mais
peu d’îles, comme Tahiti ou Bora Bora). Or, chaque qui, en fait, ne représente pas grand-chose. C’est
archipel, voire chaque île de la Polynésie (au moins les la crise de la pertinence d’institutions fondamen-
28 îles que j’ai étudiées et suivies) a sa propre politique tales de la société, le choc de l’inadaptation
particulière de développement, ses propres aspirations, institutionnelle vis-à-vis de la transition en cours,
ses propres filtres culturels locaux vis-à-vis des forces qui dépassent les universités pour s’étendre aussi
globales de la mondialisation et de celles du tourisme à des parties de l’État et de grandes entreprises.
international. • Enfin, il y a bien des petites choses qui me
C’est, encore une fois, tout le contraire de la gênaient dans l’utilisation de l’expression de
fameuse «pensée unique» quant au développement et « développement durable », et que je vous livre
à la société. On trouve, dans quelques-unes de ces îles, pêle-mêle: l’utilisation du terme en tant qu’alibi,
plusieurs des meilleurs exemples de vrai dévelop- pour démontrer que l’on est en train de faire
pement durable, à la fois du point de vue énergétique quelque chose de nouveau, alors que rien n’a
(énergie solaire), hydrologique (systèmes de captation changé ; l’abus du terme et la dispersion de la
d’eau pluviale) et de la puissance de la beauté absolue. qualification «durable» ou «soutenable», un peu
Presque toujours, il s’agit de démarches différentes et comme du persil, dans des documents déjà faits
spécifiques de « bricolage », dans le sens noble et et immuables, aux Nations Unies, auprès de
constructif que j’ai donné à ce terme. Bien sûr, grandes entreprises et de multinationales, dans
l’expression « développement durable » et même le des ministères, pour être «politiquement correct»
terme «écotourisme» ne sont jamais évoqués dans ces ou opportuniste, sans bien comprendre ce que
lieux et ne seraient même pas compréhensibles pour l’on fait, et comme solution de facilité, presque
ces populations locales. Mais pourquoi devraient-ils comme une imposture. Tout ceci peut repré-
l’être? La démarche est tellement proche de celle qui senter une vraie stimulation à l’inaction et au
correspond aux traditions et aux actions actuelles de statu quo. La dérive aussi vers la démagogie, la
ces populations qu’elle n’a pas besoin d’être qualifiée banalité et l’irréalisme de certaines propositions,
par des adjectifs inutiles. la fuite en avant vers l’utopie du futur ou le
retour en arrière vers l’idéalisation du passé, et
• Quatrièmement – mais ce n’est pas la faute du tout ceci pour ne pas faire face aux réalités du
développement durable lui-même – la plupart présent. C’est trop dangereux de les affronter; on
des recherches appliquées sur l’environnement et pourrait se tromper, et les personnes concernées
le développement durable ne débouchent pas sur se rendraient bientôt compte de l’incompétence
des applications, et ceci pour des raisons inhé- subjacente.
A c t e s

rentes. Ces recherches sont hors contexte, et la


plupart des chercheurs ne connaissent pas la
nature des processus décisionnels. Pas plus de

20
Le témoin

Les conditions gagnantes bidirectionnelle, sans complexes, pleine d’espé-


du développement durable rance et d’initiatives. (On parle aussi de l’appro-
La possibilité d’être gagnant dans une action de priation de ses pouvoirs.)
développement durable dépend d’un certain nombre
de conditions. D’ailleurs, le mot «gagnant» pourrait Le contexte
impliquer qu’il faudrait aussi avoir ou produire des Le contexte qui marque d’une façon indéfectible la
perdants, dans un jeu de compétition à somme zéro situation actuelle est donné assurément par la
par rapport à la création de valeurs. C’est le contraire transition postindustrielle, le passage et le relais de la
qui est vrai, car la condition gagnante principale de société industrielle à celle de l’information, tout
ce développement, en termes économiques, sociaux comme la fin du XVIIIe et le début du XIXe avaient
et éthiques, est la solidarité (et la tolérance). été marqués par le passage de la société agraire à la
En plus de celle-ci, je voudrais subdiviser les société industrielle. J’ai beaucoup écrit sur cette
conditions gagnantes en trois catégories: transition, et elle est tellement complexe, que je n’en
pourrais pas dire plus ici. Seulement un fait mar-
1. Avant tout, savoir se placer dans le vrai contexte quant: la concentration de la population active, des
de la situation actuelle, et non pas donner des capitaux et des investissements ne porte plus sur des
batailles d’arrière-garde; activités industrielles, moins encore sur des activités
2. Utiliser pleinement les nombreux outils nouveaux agricoles, mais sur des activités de services. Dans une
qui sont apparus dans un foisonnement d’innova- société bien développée, 2 à 6 % de la population
tions, considérer toujours les nouvelles ouvertures active se retrouvent à présent dans les activités agri-
et les nouvelles opportunités qui se présentent – coles, contre 10 à 20 % dans les activités indus-
et qui dit opportunité implique nécessairement et trielles, et le reste, 70 à 80%, dans les services. Ceci
inévitablement un niveau de risque presque change complètement les schèmes du développe-
équivalent à éviter; ment – ceux aussi, en passant, de la lutte syndicale,
3. Ne pas négliger les trois conditions de base dans qui est de plus en plus importante, mais sur des bases
un monde imprévisible, ouvert et peuplé de plus interactives.
populations assoiffées d’une ardente aspiration Par exemple, avant les attentats du 11 septembre
pour une participation toujours plus active, et de 2001, à New York, le tourisme international, en tant
relations de proximité effectives et responsables. que service, représentait le secteur économique le
Il s’agit de la diversification dans toutes ses plus important dans le monde – et il reprendra
formes, de la connectivité ou de la capacité de probablement son rang. Il venait avant l’industrie de
communiquer, de créer et maintenir des liens, et l’automobile, les technologies de l’information, les
de l’autonomisation constante des gens, de plus produits chimiques, les produits agricoles, le pétrole,
en plus habilités à réaliser des choses eux-mêmes, les technologies de la communication, les textiles et
disposant de tous les instruments, des connais- les produits miniers. En outre, en termes de com-
sances et du pouvoir nécessaires à cette fin, et merce international, les technologies et services de
capables de s’en rendre compte et d’agir en l’information et de la communication – au sens
conséquence. C’est le local empowerment des large – représentent à elles seules plus que la somme
auteurs anglais, el empoderamiento des auteurs de l’industrie automobile, de l’agriculture et des
espagnols. Le mot français «habilitation» ne rend textiles, les symboles mêmes des sociétés antérieures.
pas tout à fait le même sens qu’empowerment. Il a
A c t e s

Ce passage aux services est aussi extrêmement rapide


une connotation plus paternaliste, unidirection- dans certaines sociétés postcoloniales, les îles de la
nelle et verticale, tandis que l’empowerment Réunion ou Maurice par exemple, où cette transi-
suppose une interaction constante et transversale, tion est particulièrement spectaculaire.

21
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Il faut souligner que « société de l’information » L’autre contexte que l’on ne peut pas ignorer –
ne veut pas dire seulement, ni même fondamen- en bien ni en mal – est celui de la mondialisation. J’y
talement, une plus grande utilisation des ordinateurs travaille – dans la conceptualisation, dans l’action et
et du réseau Internet. C’est tout le système d’infor- dans la régulation – depuis une douzaine d’années,
mation qui est transformé avec d’énormes répercus- depuis que la conjugaison de trois facteurs princi-
sions sur l’organisation de l’entreprise, surtout des paux, la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre
petites et moyennes entreprises, sur les systèmes froide, la libéralisation des marchés par les accords
d’éducation et de formation permanente, même à du GATT, et la montée de l’information numérique,
distance, sur les systèmes de participation et de le BIG (Berlin, Information, GATT), a déclenché ce
connexion de tous les acteurs en jeu. L’information phénomène dans toute son ampleur.
est devenue bidirectionnelle, donc active (ou
Cela vous surprendra, mais j’attache à la mondia-
interactive); elle se diffuse par des réseaux transver-
lisation et à ses effets une importance moindre qu’à
saux ou horizontaux, en surmontant les clivages
l’avènement de la société de l’information. Ce dernier
classiques, les cloisonnements de la verticalité et les
est un changement de nature profondément
hiérarchies dans le passage de la communication.
structurelle, qui nous marquera durant des dizaines
Cette nouvelle transmission de l’information laisse
et des dizaines d’années. La mondialisation, par
une place beaucoup plus importante aux initiatives
contre, est un phénomène éminemment conjonc-
individuelles, à celles de populations locales, de
turel. Et il y a eu tellement de «globalisations» et de
petites communautés et de petits entrepreneurs à
mondialisations, dans l’histoire de la Terre et de
taux élevé d’innovation.
l’humanité. La rencontre des Deux Mondes et la
Même le niveau de pauvreté (d’un pays ou d’une période des Grandes Découvertes, même la Belle
population) est défini à présent par le manque Époque au début du XXe siècle, ont été des mon-
d’accès à l’information. Accès ne signifie pas seule- dialisations qui ont eu des répercussions bien supé-
ment capacité de recevoir de l’information, mais rieures à ce que l’on vit maintenant et qui nous
aussi de pouvoir la transmettre librement, de se stimule et nous agace à la fois. Dans une approche
connecter à travers l’information pour pouvoir historique, les « globalisations » sont comme des
augmenter la force et la représentativité d’un groupe, pulsations cycliques entre des périodes de cloisonne-
étendre le spectre des initiatives. ment (les États-nations, tout récemment) et des
périodes d’expansion.
Outre la révolution numérique, il y a, dans cette
société de l’information, une révolution biologique Même les événements du 11 septembre 2001 ont
et génétique. Les biotechnologies médicales, indus- donné un fort coup d’arrêt à la mondialisation en
trielles et agricoles ont une portée et des prospectives cours, surtout dans ses aspects irrationnels de pensée
encore plus grandes. unique ou de nouvel ordre économique à suivre
d’une manière presque identique pour tous les pays
Je prends l’exemple de ma propre région, le nord-
du monde, quels que soient leur culture, leur histoire
est de l’Italie, un peu ce qui était la République de
et leur niveau de développement. Évidemment, cette
Venise et qui est passée, en une vingtaine d’années,
mondialisation a pris des caractères très idéologiques,
d’une région agricole pauvre et marginale, fortement
d’un côté comme de l’autre, mais mondialistes et
subventionnée par la Commission Européenne, à la
antimondialistes appartiennent, de la même
région la plus riche d’Europe, toute axée sur les
manière, au même titre et avec les mêmes moyens et
services, l’information, les biotechnologies et la haute
les mêmes outils, à la société de l’information.
A c t e s

technologie de précision, sans pour autant perdre sa


structure familiale et son implantation avant tout Il se crée, entre la mondialisation et les stratégies
rurale. de la plupart des pays, un étrange décalage. Tous les

22
Le témoin

pays du monde, à deux ou trois exceptions près, 3. L’accès à l’information culturelle et relationnelle,
axent leur économie sur la mondialisation. En dépit la valorisation de la diversité culturelle comme
des nuances linguistiques ou rhétoriques des divers ressource et comme service. Dans le monde
gouvernements, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. actuel, tellement mobile et ouvert, c’est le
Cependant, très peu de pays font quoi que ce soit de tourisme international qui a la forme la plus
concret pour que leurs citoyens aient vraiment la intense, potentiellement, parfois la plus explosive
possibilité de comprendre et de s’adapter aux et dangereuse, mais aussi la plus prometteuse,
nouvelles conditions, parfois très dures, et en tout cas d’échanges et de compréhension culturels entre
assez imprévisibles et très mobiles, requises pour une les peuples.
adaptation active et participative à la mondialisation. 4. L’accès à l’information économique du com-
Comme si le facteur humain ne comptait guère. Il y merce international, la plus vieille des adapta-
a, dans tout cela, une certaine hypocrisie de la part tions de l’homme, mais qui peut aussi devenir –
de quelques gouvernements. Et ces mesures existent : faute de régulations – la plus perturbatrice des
une formation permanente – tout au long de la vie – activités humaines.
et appropriée pour se recycler dans des activités de
5. L’accès à l’information et à l’innovation techno-
service, des aides conséquentes pour lancer des
logique. Ici je me réfère surtout à des techno-
initiatives personnelles, des assurances contre les
logies qui s’appuient sur la proactivité (intervenir
risques de telles reconversions, une information
au début du cycle de production et d’élaboration,
autocritique et qui ne tombe pas systématiquement
pour éviter autant que possible de générer des
dans la démagogie et la simple culpabilisation des
déchets), sur le qualitatif et le non-irréversible
autres pour tout ce qui se passe.
(par exemple, les énergies renouvelables), sur la
petite échelle et la précision (voire l’agriculture
Les outils et les ouvertures de précision ou, dans un autre registre, les
pour le développement durable informations satellitaires).
Quant aux outils, aux ouvertures opérationnelles, Pour chacun de ces « accès », je donnerai des
aux nouveaux accès et aux nouvelles opportunités exemples concrets tirés de mes propres expériences
qui nous sont offerts, et avec lesquels je travaille sur sur le terrain, car c’est un peu comme pour les
le terrain et un peu partout dans le monde en quête sciences naturelles : rien ne remplace l’intuition,
de développement durable, ils appartiennent à cinq l’instinct de perception et de captation des réalités de
catégories: terrain qu’a un bon naturaliste, qui aime le contact
1. L’accès à l’information numérique et à sa nou- direct avec les choses, avec les espèces et avec les
velle interactivité, à son énorme pouvoir de personnes – quelque chose, en passant, qui est en
stimulation et d’acceptabilité, surtout auprès des train de se perdre dans nos Facultés de sciences
populations pauvres, marginalisées, isolées ou naturelles. Il faut beaucoup de terrain et de contact
fragmentées à l’intérieur de leur propre contexte avec les gens – toujours du terrain et sans cesse du
culturel ou de leur propre pays. On peut ainsi terrain – pour savoir comment utiliser ces instru-
parfois vaincre le cycle infernal de la pauvreté. ments, dans quelles conditions spécifiques on peut le
2. L’accès à l’information biologique et génétique, faire, quelles sont les personnes qui peuvent com-
aux biotechnologies, ce qui n’est pas autre chose prendre, avoir confiance et apprécier ces instruments.
qu’un type, pas tellement nouveau, de gestion et Car il faut bien le dire, il y a presque une corres-
A c t e s

d’utilisation par l’homme de la biodiversité. C’est pondance totale entre l’ampleur des opportunités
la diversité naturelle, la biodiversité, comme (ou occasions) offertes par ces accès à différents types
ressource et comme service. d’information et l’ampleur et le danger des risques

23
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

qui les accompagnent. Ce sont presque les deux faces Hyderabad, avec un rôle fondamental et une
de la même médaille. C’est pour cela que la compré- maîtrise toute particulière de l’outil et des objectifs,
hension et la gestion du risque sont devenues un de la part des femmes. Dans ces cas, des systèmes
aspect déterminant et indispensable, non seulement simples de microcrédit et de microcapitalisation
des applications, mais aussi de la recherche elle- accélèrent le mouvement d’autonomisation, d’appro-
même. Je parle de gestion du risque, de contrôle du priation des pouvoirs pour définir et contrôler sa
risque, mais non pas de l’élimination totale du propre destinée, et réaliser ses propres aspirations.
risque. Même si cela était possible dans la vie réelle,
Toujours dans le même esprit et avec les mêmes
cela équivaudrait à l’élimination, en même temps, de
moyens, il faut souligner l’extraordinaire renaissance
toute occasion d’évoluer, à l’anéantissement de toute
culturelle, couplée souvent à un développement
opportunité, à la stagnation d’une société et à
économique très fort, d’îles ou de montagnes
l’extinction progressive d’une culture.
éloignées, fragmentées, marginalisées, dépendantes
Au sujet de ces cinq accès ou ouvertures à de pays divers, mais unies par une même culture et
l’information, je ne peux être que très schématique. une même aspiration de développement et de qualité
Un ou deux exemples concrets par rapport à une de vie. L’accès à cette information et l’élargissement
panoplie de possibilités. des échelles qui en résulte peuvent transformer une
Pour ce qui est de l’accès à ce nouveau type région géographique en un grand territoire culturel
d’information numérique, bidirectionnelle et inter- et économique, même lorsque ses frontières et ses
active, disponible presque en tous lieux, stimulante communications ne sont que virtuelles. On peut
d’initiatives et d’autonomisation, même à distance, constater le même genre de phénomène dans des
il jette un éclairage nouveau sur les rapports entre les régions arctiques et andines : l’union par l’infor-
villes et les milieux ruraux. Ceux-ci se dépeuplent et mation de peuples séparés et fragmentés, mais
se désertifient, surtout par manque d’occasions et soudés par une même culture.
d’information. Or, l’information devient disponible Quant à l’information génétique, les aspects les
dans l’espace rural presque dans les mêmes condi- plus importants sont les aspects industriels, pharma-
tions et au même prix que dans les villes. Une ceutiques et médicaux. Quant aux applications agri-
nouvelle colonisation du milieu rural devient coles et transgéniques, vous serez peut-être horrifiés et
possible, pas tellement par des activités agricoles – scandalisés d’apprendre que j’utilise parfois, moi aussi,
ou dans ce cas par une agriculture de haute qualité, ces cultures dans certains projets de développement.
d’origine contrôlée, de haut prix –, mais par l’intro- Il faut savoir prendre des décisions douloureuses et
duction des secteurs secondaire et tertiaire dans ce trancher entre deux risques : le risque très présent
milieu, en profitant aussi d’une meilleure qualité de d’appauvrissement du sol par excès de fertilisants
vie. C’est la nouvelle « révolution rurale », porteuse minéraux et de pesticides, de pollution des eaux
de diversité, tandis que – par contre – la «révolution superficielles et surtout des nappes phréatiques
agricole» avait entraîné à l’industrialisation de celle- utilisées aussi pour l’approvisionnement en eau
ci et l’homogénéisation du milieu. L’exemple que j’ai potable, et le risque d’envahissement biologique par
donné du nord-est de l’Italie correspond à cela. une nouvelle variété génétiquement modifiée. Il y a
Dans le cas de pays pauvres, c’est presque émou- aussi le risque d’uniformité biologique croissante,
vant de constater l’éveil – des initiatives, des espé- provoqué par certaines multinationales des semences.
rances, un renouveau culturel, de nouvelles formes Mais quelle occasion de monopole on leur offre
A c t e s

d’action et de développement – lorsque cette lorsqu’on délaisse ou boycotte les recherches natio-
information arrive dans des villages indiens pauvres, nales sur les biotechnologies, qui peuvent constituer
comme dans le triangle Madras-Bangalore- le meilleur atout en tant que source de diversification,
même commerciale!

24
Le témoin

Dans certaines zones de la province de Rosario et zones de l’Inde et de la Thaïlande, de l’Australie ou


du Paraná en Argentine, le printemps n’est plus l’île de Pâques sont autant d’endroits où les succès
silencieux comme celui décrit par Raquel Carson, du développement durable et les aspects favorables
mais le printemps est bien revenu, avec les insectes, se multiplient, toujours accompagnés d’une vraie
les chants des oiseaux, l’apparition des oiseaux renaissance culturelle, voire linguistique. La diversité
rapaces, voire des renards, sans compter les poissons biologique et la diversité culturelle sont ici la res-
du fleuve Paraná. Et le printemps a réapparu grâce source. Des systèmes de microcrédit et de micro-
aux cultures transgéniques, mêmes plus rentables et capitalisation, très communs surtout dans le sous-
compétitives, et aux systèmes de semis direct, sans continent indien, aident beaucoup.
labourage. La faune et les microbes du sol connaissent
Mais probablement l’information qui aide le plus
un nouvel essor (c’est mon propre domaine), et la
au développement durable est l’information écono-
substance organique du sol s’est accrue considé-
mique fournie par le commerce international. Nous
rablement, avec un effet important aussi comme
pensons ici à un développement durable qui remonte
puits et réservoir de CO2. Et que répondre à un
à la nuit des temps et qui était aussi axé sur les
paysan pauvre qui voudrait avoir des semences et des
échanges. Par le commerce international, bien sûr,
cultures plus résistantes à la sécheresse? De souffrir
dans la mesure où il est régi par des régulations équi-
des années de disette en attendant que la domination
tables, et ce n’est pas toujours ou pas souvent le cas,
de certaines multinationales soit surmontée?
on peut casser les systèmes de subventions perverses
Pour ce qui concerne l’information relationnelle ou les objectifs d’aboutissement à tout prix à une sorte
ou culturelle, j’ai déjà dit – et ceci aussi risque de d’autosuffisance alimentaire nationale ou régionale.
vous surprendre – qu’elle renvoie surtout au
La plupart des subventions sont perverses, car
tourisme. Le tourisme a été défini, par l’UNESCO,
elles ont aidé, en général, à favoriser le milieu urbain
comme le facteur potentiellement le plus important
par rapport aux milieux ruraux, ou à donner des
d’échanges culturels dans le monde, en plus de
primes aux agriculteurs les moins innovants, à ceux
représenter le secteur économique qui connaît la plus
qui créent le moins de valeur ajoutée et même à ceux
forte expansion et d’être la source de plus de 50 %
qui ont une action plus néfaste sur l’environnement.
des transferts de capitaux vers le pays du Sud. Bien
Particulièrement perverses sont les subventions à
sûr, il y a également peu de secteurs économiques qui
l’exportation de la Commission Européenne (mais
soient aussi peu durables et source d’uniformité que
aussi des États-Unis et du Japon), car elles pénalisent,
certaines formes de tourisme de masse. Par contre,
parfois d’une manière déterminante, le développe-
les exemples les plus beaux et les plus marquants de
ment de pays du Sud ou de l’Europe de l’Est.
développement durable, je les ai développés et
rencontrés précisément dans des activités touristiques Quant à l’autosuffisance alimentaire, elle a forcé
de moyenne et de petite taille, avec un engagement des écosystèmes agricoles fragiles à fournir des denrées
total des populations locales et surtout l’éveil de contre leurs propres aptitudes et potentialités de
l’esprit d’entreprise. Il y a des exemples pas seule- production, en extrayant des produits qui ont
ment dans des régions lointaines et nouvellement contribué à éroder les sols, surtout sur les pentes, à
ouvertes au tourisme, mais aussi dans des endroits puiser à l’extrême le peu d’eau disponible, des produits
très touristiques, comme dans les îles Canaries qui, en outre, reviennent beaucoup plus chers que les
(Palma et Hierro, qui contrebalancent les excès produits d’importation analogues. L’extrême diver-
négatifs de Grande-Canarie et de Tenerife). La sification du Chili, de l’Afrique du Sud et de la
A c t e s

Polynésie, les Andes, l’Arctique, la Patagonie, Nouvelle-Zélande au profit des produits d’exporta-
plusieurs parties de l’Afrique et de l’Amérique latine, tion, souvent vers l’autre hémisphère, en délaissant des
des cantons des Alpes suisses et autrichiennes, des cultures de prix bien moindres et pour lesquelles les

25
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

écosystèmes locaux n’avaient aucune aptitude, est un gènes ou d’écosystèmes, l’évolution culturelle de
bon exemple de développement durable réussi et axé paysages, de communautés, de sociétés ou de
sur le commerce et la diversification. nations, l’évolution économique d’industries ou
Enfin, en ce qui concerne l’information techno- simplement de portefeuilles d’actions. Par des indices
logique, j’attache une importance toute particulière de la rank analysis, j’essaye d’intégrer tous les aspects
aux technologies proactives, préventives, qui per- de la diversité : diversité biologique des gènes aux
mettent une utilisation presque complète de la res- écosystèmes, diversité culturelle, diversification des
source, car les déchets éventuels sont pris en compte activités économiques par opposition aux mono-
et élaborés au début même du cycle de production, et cultures, y compris celle du tourisme, aussi rentables
non pas rejetés à la fin du processus. Évidemment, on puissent-elles apparaître dans des conditions de
ne parviendra jamais à ne produire aucun déchet, mais stabilité. Diversification, aussi, à l’intérieur d’un
on se rapprochera de ce but. La nouvelle génération secteur déterminé, l’agriculture par exemple ; nous
des industries de traitement de la pâte à papier, qui voyons la catastrophe à laquelle une agriculture aussi
sont aussi beaucoup plus compétitives, montre jusqu’à efficace, avancée et moderne que celle de l’Argentine
quel point on peut réduire la pollution des eaux de a mené ce pays par son extrême uniformité et sa
rivière, pendant que les entreprises polluantes de la simplification. Diversification du tourisme surtout –
génération antérieure sont progressivement éliminées, et j’ai bien étudié ce phénomène après le 11 sep-
et ceci même dans les pays du Sud. Le bassin du fleuve tembre 2001 – qui oblige à une nouvelle réflexion
Bio-Bio au Chili en est un bon exemple. fondamentale sur ce secteur économique.

Il faut aussi signaler la très grande importance des Quant à la connectivité, elle renvoie à la capacité
technologies qui mettent l’accent sur la qualité d’un système d’entretenir des liens, des interactions à
des produits, de celles d’extrême précision qui l’intérieur de lui-même, les liens sociaux de la famille,
consomment aussi moins d’énergie et de ressources de l’école et de l’entreprise, par exemple. Mais la
et produisent moins de déchets, voire de l’agriculture connectivité renvoie aussi à la capacité du système
de précision. Il y a aussi toute la panoplie des nou- d’établir des liens avec d’autres systèmes, à distance,
velles techniques, peu consommatrices d’énergie, qui systèmes qui appartiennent à son propre domaine
nous viennent de la technologie satellitaire et qui géopolitique ou culturel, ou systèmes de toute autre
appartiennent, elles aussi, à la société de l’informa- origine, trajectoire historique et tendance évolutive.
tion. On les utilise dans des technologies lourdes, C’est la cohésion d’un côté, c’est l’ouverture de l’autre.
comme l’agriculture intensive, mais aussi dans le La durabilité ne peut exister que dans l’ouverture, et
positionnement satellitaire pour de simples touristes. non pas dans la fermeture ou le cloisonnement d’un
système fermé. Voir par exemple l’histoire de la
République de Venise, avec ses 1100 ans de «soute-
Les facteurs de base nabilité » (697-1797), qui s’est maintenue par
du développement durable l’ouverture de son commerce jusqu’à l’Extrême-Orient
Je reviens aux trois facteurs de base auxquels j’ai fait et par le multiculturalisme de sa société, en plus d’un
allusion au début de ce texte, facteurs qui constituent constant effort de diversification.
en même temps un fondement et un aboutissement
Enfin, l’aboutissement le plus important, le plus
du développement durable: diversification, connec-
opérationnel de tous, dans la marche vers la dura-
tivité et autonomisation (empowerment).
bilité du développement, est l’autonomisation, la
La diversification est la stratégie d’adaptation
A c t e s

possibilité de s’approprier les outils et les moyens


maîtresse dans les cas de conditions difficilement pour faire face à des situations inconnues et impré-
prévisibles, de systèmes complexes, et ceci dans tous visibles, la confiance de savoir comment les affronter
les domaines : l’évolution biologique d’espèces, de avec une initiative et une innovation constantes, la

26
Le témoin

réceptivité au changement et son acceptation, la une redéfinition du concept, et une ouverture


fierté de ses origines et de son identité, qui doit aller vraiment opérationnelle du développement durable.
de pair avec l’appréciation de l’histoire et de l’identité L’essentiel de la discussion, à Johannesburg, devrait
des autres. Il faut évidemment que tout ceci soit donc porter sur cela, sur la manière de repositionner
accompagné de mesures concrètes et appropriées de le développement durable dans ce nouveau contexte,
formation permanente, d’habilitation et d’enseigne- sur les outils et les approches à employer, sur les
ment, fût-ce à distance, de systèmes de microcrédit mécanismes de régulation à introduire.
(pas d’assistanat) pour favoriser les initiatives et en
Cependant, rien n’est acquis. Il pourrait y avoir,
limiter les risques.
et je crois qu’il y en aura dans une certaine mesure,
Cette conférence sur la francophonie est bien variable, des dérives scientifiques ou méthodolo-
l’exemple de ces trois éléments fondateurs : la giques, administratives ou bureaucratiques, et
diversification des langues et la viabilité des cultures idéologiques.
(c’est seulement par une langue propre qu’une
Bien sûr, il y a d’autres moyens d’aborder le
culture peut subsister); la connectivité de tous ceux
développement durable que ceux que j’ai essayé
qui partagent des valeurs culturelles, des systèmes de
d’illustrer par des exemples de terrain. Ils sont
valeurs qui leur sont propres, mais aussi la connec-
souvent plus stimulants du point de vue académique
tivité et l’ouverture vers les autres, le respect et
et méthodologique. Par exemple, il y a la méthodo-
l’appréciation de toutes les autres cultures. Enfin, la
logie de la capacité de charge, la carrying capacity,
confiance qui porte à l’appropriation de sa propre
encore assez courante en planification touristique.
culture, à son autonomisation où l’on peut trouver
Elle m’a donné de très bons résultats, depuis les
les sources du développement, le pouvoir de faire des
années 1960, même quand j’ai appliqué cette
avancées originales et appropriées.
approche à la mesure de la capacité de charge du
bétail ou d’animaux sauvages dans une réserve.
La route vers Johannesburg Quant aux humains, aux touristes par exemple, les
Les routes qui nous ont menés de Rio à résultats sont beaucoup moins fiables, tout comme
Johannesburg, et surtout leur analyse, pourraient être quand on prédit, par des modèles très sophistiqués,
très enrichissantes. C’est pratiquement le passage l’effondrement des ressources naturelles de l’île de
accéléré, une transition beaucoup plus rapide que Pâques pour l’année 2025, en oubliant le simple fait
toutes les transitions antérieures dans l’histoire de que les ressources naturelles de cette île ne sont
l’humanité, d’une société à l’autre, de la société presque plus touchées par les humains, qu’ils soient
industrielle à celle de l’information. À Rio, on a très résidants ou touristes. Toutes les ressources pour
peu parlé de mondialisation, encore moins de société l’alimentation et l’énergie de l’île arrivent à présent
de l’information, lorsque le problème du développe- du continent américain, surtout du Chili, parfois de
ment durable a été abordé. Et pourtant, mondia- l’Australie. Et c’est loin d’être un cas isolé.
lisation et société de l’information étaient déjà là, bien Il y a aussi les approches et les techniques des
présentes, mais ignorées par la plupart des parti- indicateurs de durabilité, ainsi que la modélisation
cipants. Tout s’est donc déroulé un peu hors contexte. qui les accompagne. Combien de livres passionnants
À présent, je crois que plus personne ne niera ont été publiés sur ce sujet ! Ils ne manquent pas
que, pour le meilleur ou pour le pire, la mondia- d’intérêt, surtout lorsqu’il s’agit de décrire une
lisation et la société de l’information sont les facteurs situation, plutôt que de la prédire. Ils sont aussi
A c t e s

fondamentaux à considérer dans le développement d’une grande utilité lorsqu’ils illustrent un rapport
durable. Ce serait aveugle ou suicidaire que de les ou un état des connaissances. Mais il est bien plus
ignorer dans une analyse, un repositionnement et difficile de les utiliser de manière opérationnelle,

27
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

pour des activités concrètes de développement, face foisonnement d’occasions de développement dura-
à l’extrême diversité de la nature et de la culture, des ble; mille et un sentiers peuvent nous conduire dans
ressources et des hommes, dont il est bien heureux cette direction. Il serait dommage de les ignorer pour
qu’ils soient divers. pratiquer la politique du pire, pour céder à la
Il y a aussi l’approche administrative et gouverne- tentation du catastrophisme, tellement à la mode.
mentale – inévitable pour des raisons géopolitiques Pour Johannesburg, j’espère donc – et surtout –
inhérentes – des Nations Unies. Elle est, de toute qu’il y aura au moins un espace et une place, aussi
évidence, dominante et nécessaire. On incite donc éloignée et marginalisée soit-elle, un peu comme
les pays membres à décrire soigneusement, par des l’était le Parque Flamenco à Rio de Janeiro, où des
rapports nationaux, leurs propres structures pour populations, des communautés locales, des petits et
assurer le développement durable, leurs propres moyens entrepreneurs, et même de grandes entre-
plans pour le mettre en œuvre, les programmes qu’ils prises et des multinationales avec leurs systèmes –
ont lancés, la quantité de régions, de municipalités parfois très performants – de contrôles volontaires,
ou d’organisations non gouvernementales qui, dans comme ISO 14000 et bien d’autres, puissent
un pays donné, ont accepté les principes du dévelop- montrer ce que l’on a fait vraiment, d’une manière
pement durable et de l’Agenda 21. Ces rapports concrète, sur le terrain, pour l’épanouissement d’un
nationaux constituent des matériaux utiles, indis- développement durable à travers le monde.
pensables, mais dont le degré de fiabilité est très
Car, en dépit du pessimisme ambiant, du sno-
variable pour des raisons intrinsèques. Il faudrait
bisme et du scepticisme de bon ton que suscite le
parfois être un devin pour pouvoir discerner parmi
développement durable, même dans des cercles
tous ces matériaux, qui en réalité ne peuvent être
officiels, ou de la méconnaissance du terrain, les
assujettis ni à une critique ni à une vérification, ce
progrès effectifs, opérationnels, concrets, visibles et
qu’il y a de vrai et de concret (car il y a certainement
tangibles en matière de développement durable, et en
beaucoup de cela), et ce qui relève de l’illusion, du
dépit des difficultés, ont été énormes (même s’ils n’ont
wishful thinking ou de l’improvisation.
pas été généralisés). Ces progrès constituent une réelle
Enfin, il est très probable, et même souhaitable, source d’espérance et d’optimisme pour le futur.
que des groupes antimondialistes seront présents et
actifs parmi les délégations non gouvernementales et
peut-être les manifestants à Johannesburg. Personne
ne nie que mondialisation, commerce international
et marché ne sont pas des phénomènes doués d’une
capacité d’autorégulation presque magique. Ce serait
une énorme naïveté, un manque d’expérience ou une
grave incompétence que d’affirmer de pareilles
choses. Cependant, la plupart des mouvements orga-
nisés d’antimondialisation sont – pour le moment –
plus imprégnés d’idéologie que d’expérience de
terrain, plus portés à voir les aspects négatifs de nos
sociétés (et c’est compréhensible, et il y en a certaine-
ment beaucoup et de bien criants) qu’à signaler des
occasions et des propositions de développement. Ils
A c t e s

sont plus générateurs de rejets que de projets. Par


contre, même dans les conditions actuelles, il y a un

28
Développement dans la société de l’information
Francesco DI CASTRI

A
vec l’avènement de la société de l’information avoir accès à tout type d’information en temps réel et
et dans la transition post-industrielle (di créer lui-même – et transmettre à qui il veut – tout
Castri 1998a, 1998b, 1999), le développe- type d’information et de connaissances qu’il souhaite.
ment économique et culturel s’est fait selon des Il s’agit là d’une vraie mutation sociétale.
caractéristiques, des modèles et des tendances qui ont Il serait aussi erroné de penser que la société de
très peu en commun avec ceux des décennies l’information est propre au monde déjà développé,
précédentes (di Castri 2000a). Le fait de les ignorer, économiquement, et que les pays pauvres en seraient
comme il arrive encore assez fréquemment, équivaut exclus, ou encore que le type de développement
à se condamner au sous-développement ou – tout au inhérent à cette société de l’information n’est pas
moins – à prendre un retard considérable par rapport encore opportun ou n’est pas approprié pour vaincre
à d’autres pays, régions, communautés et entreprises, le sous-développement. L’acceptation du change-
dans un contexte aussi compétitif que celui de la ment et de nouvelles modalités de développement
mondialisation. est souvent plus répandue dans des collectivités du
Sud que dans certains pays du Nord, notamment
Un changement de société d’Europe. En outre, le développement basé sur
Il serait aussi erroné de croire qu’il suffit de greffer l’information et la connaissance est moins coûteux
plus de technologies de l’information sur le substrat – et plus accessible. En fait, il constitue aujourd’hui
déjà obsolète – de la société industrielle, ou de créer presque le seul moyen de rompre le cercle vicieux de
de nouveaux systèmes d’information, ou d’élaborer la pauvreté.
de nouvelles normes pour la diffusion de l’informa- Il n’est pas possible, dans le cadre limité de ce
tion et la communication, ou d’introduire plus court article, d’expliquer les multiples facteurs qui
d’ordinateurs dans les établissements de recherche et ont contribué à l’émergence de la société de l’infor-
d’enseignement. Ces moyens sont sans doute néces- mation, ni d’en préciser les caractéristiques et les
saires, mais ils sont insuffisants. C’est à un véritable propriétés. On se reportera, à cette fin, aux travaux
changement de société qu’il faut songer désormais, cités plus haut, ainsi qu’à di Castri 2003a. Le
aussi bouleversant et beaucoup plus rapide que celui tableau 1 condense en 30 paramètres les principaux
qui a caractérisé jadis le passage de la société agricole modèles et phases des trois sociétés qui se sont
à la société industrielle. succédé à ce jour dans l’histoire de l’humanité et qui
Un tel changement de société devra toucher tous ont provoqué des ruptures et des discontinuités
les domaines, de la recherche et la formation au majeures dans la structure et le fonctionnement de
développement, de la sphère psychologique et sociale la société humaine (di Castri 2000b, 2002).
A c t e s

à la sphère culturelle et artistique, de la gouvernance Le développement qui entraîne et accompagne


locale à la gouvernance nationale et mondiale, et une telle société de l’information a toutes les carac-
jusqu’à l’individu dans sa propre intimité qui peut téristiques du développement durable, entendu

29
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

comme un constant processus d’adaptation à des collectivités de leur choix, qu’elles appartiennent
changements successifs et imprévisibles, ce qui ou non à la même culture qu’eux. L’information
représente l’unique fonctionnement possible dans un est désormais bidirectionnelle et active; elle n’est
monde ouvert et très complexe (di Castri, 1998c). plus verticale et hiérarchique, mais horizontale,
Le mot «durable» en devient presque un pléonasme. spontanée et libre. Cette prise de conscience, qui
Dans le tableau 2 sont résumées les trois principales survient très rapidement, de ne plus être exclu du
conditions qui mènent à une plus grande durabilité flux d’information, de pouvoir contribuer à la
et viabilité du développement, c’est-à-dire l’autono- création et à la diffusion de connaissances, de
misation des communautés locales (ce que les pouvoir aussi puiser ces connaissances dans ses
auteurs appellent en anglais le local empowerment), la propres traditions et son histoire, notamment de
connectivité entre les éléments du système, et la pouvoir les adapter librement pour les rendre plus
diversification économique, culturelle et environne- pertinentes à son propre milieu culturel et naturel
mentale (di Castri, 2003b). Ce sont les nouveaux et à ses propres aspirations, rend l’individu (et la
piliers du développement. collectivité) conscient de ce pouvoir et de sa nou-
velle force, le rend responsable de sa propre desti-
Dix pistes pour le développement née et en fait l’acteur principal de son propre
dans la société de l’information développement. Le cycle de la passivité, de la
fatalité dans la pauvreté et de l’assistanat est ainsi
Il est possible d’entreprendre plusieurs actions et
rompu, et la collectivité découvre le sens et la
d’atteindre de nombreux objectifs de développe-
beauté de l’initiative propre et la noblesse de
ment, dans le nouveau contexte de la société de
l’entreprise, et retrouve des points de repère et une
l’information, qui n’étaient même pas envisageables
motivation qui font si souvent défaut dans le
avant son avènement. Ces actions et objectifs ont
monde actuel.
tous deux points communs : le développement de
l’homme dans la dignité et le respect de la spéci- C’est le local empowerment qui est à la base du
ficité de sa culture; le refus de la marginalité dans développement régional et des collectivités.
la condition humaine. Je mentionnerai brièvement Des mesures d’accompagnement sont souvent
une dizaine de ces actions selon une approche nécessaires : micro-investissement et micro-
empirique, en me basant sur des expériences capitalisation, apprentissage à distance, forma-
concrètes et réussies sur le terrain, grâce à la pratique tion de réseaux avec des communautés similaires
du développement, au-delà de considérations théo- pour augmenter la taille critique des zones de
riques qui ne sont pas compatibles avec le cadre et production et des canaux de distribution. En
l’étendue limités d’un tel article. Il n’y a toutefois outre, dans un contexte de mondialisation, c’est
aucune contradiction entre les bases théoriques et les surtout la spécificité du développement, le plus
applications pratiques. Elles se nourrissent les unes adapté possible aux potentialités locales et à
des autres par une interaction continuelle. l’engagement réel des populations, qui permet
une plus grande compétitivité internationale.
1. Autonomisation des collectivités locales. L’accès C’est le passage d’une économie de quantité,
à l’information et à la connaissance signifie à uniforme et standardisée, à une économie de
présent non seulement qu’un individu, une popu- qualité, d’innovation constante, de spécificité
lation et une collectivité peuvent les recevoir – culturelle et écologique, et axée sur la confiance
même à grande distance, en temps réel et, de plus (trust economy). C’est là la révolution sociétale.
A c t e s

en plus souvent, dans leur propre langue – mais 2. Accès aux secteurs économiques riches en
surtout qu’ils peuvent les élaborer, les enrichir par information. Il s’agit de secteurs à forte valeur
leur propre expérience locale et finalement les ajoutée, par l’utilisation et la valorisation du
transmettre librement aux personnes et aux

30
Le témoin

travail créatif, de l’œuvre et de la culture de tialités. Dans l’espace rural, en effet, se juxta-
l’homme dans leur expression la plus vaste, des posent, comme une sorte de mosaïque, activités
paysages culturels et des traditions d’un terroir primaires (agriculture, aquaculture, agrofores-
avec ses cultures spécifiques, ainsi que des tech- terie), secondaires (élaboration industrielle de
nologies les plus avancées, celles de l’information produits locaux, voire petites entreprises de
génétique et de l’information digitale (numé- technologie de pointe) et tertiaires (tourisme,
rique). Les secteurs visés sont surtout le tourisme services culturels, éducatifs, financiers et informa-
international de micro-entreprise – culturel, tiques). L’apprentissage à distance (e-learning) et
rural, vert, écologique – (di Castri et Balaji, la formation permanente jouent un rôle primor-
2002), les produits du terroir et de l’agriculture dial dans cette recolonisation rurale.
de qualité, labellisés et certifiés, avec dénomi- 4. Désenclavement, ouverture et connexion de
nation d’origine contrôlée – le plus souvent collectivités marginales. Par l’information digi-
produits d’exportation – (di Castri, 2001a), les tale (numérique), qui ne connaît plus de con-
micro-entreprises de biotechnologie et l’artisanat traintes spatiales et temporelles, et qui ignore les
de haute qualité, voire d’exportation, ainsi que frontières et la censure, il est possible à présent de
les services culturels et informatiques. Parmi les désenclaver, d’ouvrir et de mettre en communi-
principaux facteurs de réussite on retrouve le cation des collectivités isolées, fragmentées et
marketing international et le benchmarking jusque-là vouées à la marginalité. Il peut s’agir
(l’étude des avantages comparatifs à travers le d’îles très éloignées mais appartenant à une même
monde), deux actions qui sont rendues possibles culture et utilisant une même langue (comme en
et facilitées – même pour les micro-entreprises Polynésie, où des îles indépendantes coexistent
familiales – par les nouvelles technologies de avec d’autres jouissant de statuts d’autonomie
l’information. et d’autres encore – comme l’île de Pâques
3. Colonisation, valorisation et diversification de – soumises à la stricte souveraineté d’un pays
l’espace rural. Avec la disponibilité de l’informa- continental), de communautés culturellement
tion et l’accès à cette dernière, qui peuvent être homogènes mais fragmentées et réparties dans des
comparables et se présenter à un prix équivalent zones montagneuses telles que les Andes ou dans
tant dans les espaces urbains qu’en milieu rural, les territoires arctiques, de communautés conti-
où la qualité de vie est par ailleurs souvent nentales enclavées, sans débouché sur la mer et
supérieure, l’exode vers les villes à la recherche de disposant de moyens de transport insuffisants, des
connaissances et d’emplois – et la perte de diasporas dispersées sur les divers continents,
culture rurale qui en résulte – ne constituent plus d’ethnies et de cultures morcelées dans les terri-
une fatalité (di Castri, 2001b). Les nouvelles toires d’États différents, voire de populations
conditions d’habitabilité de l’espace rural sont marginales habitant les si nombreux bidonvilles,
déjà une réalité dans plusieurs pays, même en squatter settlements, poblaciones callampas, villas
développement, particulièrement en Asie. Les miserias et favelas du monde entier. Des perspec-
paysages culturels entretenus par l’homme tives complètement nouvelles s’ouvrent pour ces
renaissent et de nouveaux paysages adaptés sont communautés, parfois délaissées, voire ignorées.
habilités. Cela ne veut pas dire que l’espace rural Elles peuvent désormais avoir accès, dans la
sera consacré à l’agriculture, dont l’étendue ne coopération et l’interaction à distance, aux mêmes
pourra que décroître du fait des énormes progrès secteurs économiques auxquels on a fait référence
A c t e s

technologiques et d’une productivité accrue dans au point 2. Le terme d’empowerment a, dans ce cas,
ce domaine. Espace agricole et espace rural se une double signification, impliquant à la fois une
superposent partiellement, mais sont deux entités communauté locale et une culture tout entière.
très différentes dans leur gestion et leurs poten-
31
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

5. Conservation du patrimoine naturel et culturel plusieurs activités inhérentes à la valorisation de


centrée sur l’homme. Il apparaît de plus en plus la biodiversité et aux biotechnologies peuvent
naïf et utopique de croire que la conservation des être développées à l’échelle d’une petite commu-
ressources, de l’environnement, des zones proté- nauté ou d’une micro-entreprise.
gées, des parcs nationaux, des écosystèmes, des 7. Stimulation de l’initiative individuelle dans les
espèces et des biens culturels pourra être planifiée grandes institutions. Il est presque inévitable que,
et achevée, si ces activités ne sont pas développées dans les grandes institutions, qu’elles soient de
dans le contexte d’un projet de développement nature publique (y compris la fonction publique)
précis et avec la pleine participation et l’enga- ou privée, nationale ou internationale (y compris
gement total des populations locales concernées. le système des Nations Unies), l’inertie et la
La conservation du patrimoine et de l’héritage bureaucratie engendrent une perte d’initiative et
naturel et culturel en l’absence de l’homme ne d’engagement d’une partie du personnel,
pourra qu’être fragile et aléatoire. C’est par dépourvu ainsi de responsabilité et d’imputabilité
l’autonomisation et l’empowerment, et par la res- (l’accountability des auteurs anglais). Le flux
ponsabilisation qui en découle, et dont on a parlé traditionnel hiérarchique et vertical de l’informa-
au point 1, que l’homme devient l’acteur prin- tion ne peut que conduire à ces phénomènes de
cipal à la fois du développement et de la conser- passivité et de manque de motivation. Mais
vation, ces deux aspects étant étroitement liés. l’information est maintenant bidirectionnelle et
6. Utilisation et valorisation de l’information peut devenir transversale et être constituée en
génétique et de la biodiversité. Seulement une réseaux. Les unités et les individus – même ceux
infime fraction de l’information génétique en périphérie, éloignés du centre de gravité insti-
engendrée au cours de la très longue évolution tutionnel – peuvent se trouver constamment dans
biologique (des gènes jusqu’aux espèces et aux le flux principal de l’information, voire être en
écosystèmes) et de la plus récente évolution mesure de l’échanger entre eux. Les initiatives
culturelle (création de paysages culturels, diffé- personnelles et le sens de responsabilité en sont
renciation de variétés végétales et de races d’ani- d’autant plus favorisés. Il suffit de comparer les
maux domestiques) est utilisée actuellement par entreprises qui ont mis en œuvre ce système de
l’homme. Pourtant, l’information génétique gestion et de formation permanente du personnel
contenue dans la biosphère – qui n’est autre avec celles (peu nombreuses désormais, car moins
chose que la biodiversité globale – dépasse de compétitives) qui sont restées cantonnées à la
plusieurs ordres de magnitude l’importance et le gestion obsolète d’avant, pour évaluer l’énorme
volume de l’information digitale, en dépit de potentiel de productivité d’une telle responsa-
l’accroissement exponentiel de cette dernière. bilisation. Cette gestion interactive et transversale
Une gestion et une valorisation appropriées de la est aussi parfaitement compatible avec la fonction
biodiversité, et toute une panoplie de nouvelles publique (et déjà appliquée dans nombre de pays),
techniques de génie génétique et de biotechno- laquelle acquiert de la sorte une vraie respon-
logie vont constituer l’essentiel du développe- sabilité de service citoyen, ainsi que de nouvelles
ment dans les années à venir, dans toutes les lettres de noblesse. C’est le principe de l’empower-
sphères de l’activité humaine, de la médecine, la ment déjà expliqué au point 1, mais appliqué –
santé humaine et la pharmacologie aux nom- dans d’autres conditions – au personnel public et
breuses activités industrielles et agricoles. C’est privé, plutôt qu’à l’échelle communautaire.
A c t e s

l’information, numérique (digitale), mais aussi 8. Réseaux d’information dans l’espace urbain
biologique, qui pénètre ainsi dans tous les pour surmonter la marginalité. C’est dans les
domaines couverts par les deux types de société villes, et surtout dans les mégapoles, qu’on
humaine précédents. Il faut aussi souligner que constate les plus grandes différences en ce qui
32
Le témoin

concerne la diffusion et la disponibilité de système des Nations Unies. Or, les diverses
l’information. Ceci est à l’origine, entre autres, possibilités de formation permanente à tous les
de graves problèmes sociaux d’exclusion, voire de niveaux, y compris à distance, ont pris une
chocs entre cultures dans des milieux de plus en ampleur et connaissent une diversification qui
plus multiculturels. L’information interactive est n’étaient pas même envisageables il y a quelques
très dense dans certains milieux urbains, mais années à peine. La nécessité, mais aussi la faisa-
presque absente des quartiers périphériques, des bilité de la formation permanente et de
bidonvilles, des milieux suburbains, sans compter l’apprentissage à distance à des coûts relativement
l’isolément et la marginalité presque totale de bas ont pris une toute nouvelle dimension dans
nombreuses personnes (surtout âgées) dans un la société de l’information.
espace pourtant si densément peuplé. Des 10. Renaissance culturelle. Les points précédents
réseaux d’information, bien conçus sur les plans représentent tous une démarche et une approche
psychosocial et culturel, peuvent surmonter ces humanistes, centrées sur l’homme, sa dignité et
situations de cloisonnement, de marginalité et ses aspirations, sur sa fierté à l’égard de sa culture
d’isolément, en permettant au moins – dans un et de sa langue, et sur la stimulation qui en
premier temps – de stimuler une connectivité et découle. Cette période de la société de l’informa-
une convivialité virtuelles. En outre, les nouvelles tion, comparée aux époques historiques de
technologies de l’information sont indispensables l’humanisme et de la Renaissance, est précisé-
à la rationalisation et à l’automatisation du trafic ment considérée comme la Nouvelle Renaissance
et du transport urbain, ainsi qu’à la définition et (di Castri, 1995). D’ailleurs, le développement
à la création, dans les villes trop grandes, économique actuel, dans le monde, est entraîné
d’ensembles viables et d’espaces de convivialité, par les cultures; nous sommes à l’ère du culture-
en interaction les uns avec les autres. driven development. La force, parfois excessive et
9. Formation permanente. Dans la société de envahissante, des cultures des États-Unis et de la
l’information, on estime que le taux de connais- Chine, par exemple, et leur succès économique
sances double tous les 4 à 6 ans. Ceci suppose en sont une illustration. Il n’y a pas de dévelop-
qu’une part considérable des vieilles connais- pement viable et compétitif, dans la société de
sances devient rapidement obsolète à des fins l’information, qui n’ait ses fondements et ses
pratiques d’application et de gestion. Sans une racines dans la force et l’originalité d’une culture,
formation permanente s’étendant sur toute une plutôt que dans l’imitation de celle des autres.
vie (et pas seulement à la vie professionnelle
active), la capacité et la volonté d’adaptation aux Cinq moyens et outils pour accéder
changements successifs s’effacent et disparaissent. à ce type de développement
En outre, le marché du travail est tellement
Les cinq outils de gestion, de recherche et d’orga-
volatil, pour ce qui est des connaissances et des
nisation institutionnelle susceptibles de conduire le
expériences requises, que, sans une formation
plus sûrement à un développement durable dans la
permanente, la possibilité de recyclage dans
société de l’information sont ébauchés ci-dessous.
d’autres activités – ou de renouvellement de la
formation professionnelle – est presque nulle, ce 1. Accès à l’information digitale bidirectionnelle
qui ne fait qu’aggraver la situation du chômage et interactive. Cet accès constitue la condition
et engendre toutes sortes de frustrations. Il en sine qua non aux dix points présentés dans la partie
A c t e s

résulte de plus une sorte d’incompétence inhérente précédente. S’il est vrai que l’information digitale
et croissante qui n’épargne parfois ni les univer- (celle des ordinateurs et d’Internet), qui suppose
sités, ni les grandes institutions de recherche, ni la présence d’une source d’énergie et d’une
les organismes internationaux, y compris ceux du connexion téléphonique (pour le branchement
33
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Internet), est de plus en plus accessible, même 4. Renforcement et renaissance des langues
dans des zones très éloignées et lointaines, elle n’est d’origine. Au cours de la brève période depuis le
pas pour autant présente partout. Cependant, début de la société de l’information, plus d’une
l’énergie nécessaire pour obtenir ce type d’infor- centaine de langues, que l’on estimait vouées à
mation ne requiert que des installations très peu l’extinction, ont connu une renaissance et repris
coûteuses comparativement aux exigences des le chemin de la viabilité. Un enseignement qui
projets de développement classiques et même à la débute par l’étude de la langue maternelle
simple construction d’une école, qui d’ailleurs prévient les distorsions dans la logique et la
n’assure pas l’accès à une information à jour et structuration mentale caractéristiques de toute
permanente. Il faudrait donc lancer, dans certaines culture, favorise l’autonomisation, stimule la fierté
régions du monde, des microprojets d’« énergie à l’égard de sa culture, mène à des solutions de
pour l’information ». Dans ce cas, les énergies développement originales et spécifiques, et
alternatives et renouvelables peuvent jouer un diminue ainsi l’attrait exercé par d’autres cultures
grand rôle. Quant au téléphone, il y a à présent ou systèmes de valeurs exogènes, voire les risques
une panoplie de possibilités, y compris les d’imitation de tels systèmes et cultures. Un tel
téléphones satellitaires. enseignement fondé sur la langue maternelle ne
2. Apprentissage à distance (e-learning). Dans limite aucunement l’individu dans l’apprentissage
plusieurs pays du monde, notamment des pays d’autres langues, de portée plus vaste, l’assimi-
développés ou des grandes villes, l’information lation des fondements de la technologie moderne
digitale représente l’unique moyen de maintenir de pointe et l’appréciation d’autres cultures dans
la connectivité, la formation à distance et, de ce le respect de la diversité. Pour avoir des ailes et
fait, la capacité d’adaptation au changement des pouvoir ainsi faire face à la mondialisation d’une
individus, des populations et des collectivités. façon appropriée et propre à sa culture, de fortes
D’énormes progrès ont été accomplis dans ce racines culturelles sont indispensables.
domaine, dont celui d’un apprentissage axé sur 5. Un processus de décentralisation et d’auto-
la langue locale. nomie administratives. Grâce à la société de
3. L’alphabétisation au développement. Les deux l’information, les décentralisations fonctionnelles
moteurs actuels du développement, lorsqu’ils sont et les statuts d’autonomie propres se multiplient
greffés sur une culture spécifique et originale, sont dans le monde, sans que cela n’entraîne une
le langage digital et le langage génétique (voir les double bureaucratie, comme c’était souvent le cas
points 1 et 6 de la partie précédente). La connais- auparavant, ni une perte de souveraineté pour les
sance des potentialités de l’information digitale et pays qui octroient ces autonomies. On assiste
de l’information génétique représente aujourd’hui plutôt au renforcement de cette souveraineté, dans
ce que l’on appelle l’«alphabétisation au dévelop- la dignité et le respect des diversités culturelles qui
pement», car, dans une comparaison mondiale de coexistent dans de tels pays. Un statut
la géopolitique du développement (di Castri, d’autonomie, différent et adapté aux circonstances
2003c), elle constitue le facteur qui distingue les (di Castri, 2003d), est souvent une condition
pays et communautés qui se développent de ceux indispensable pour forger l’autonomisation
qui restent en arrière. Contrairement à une mentionnée au point 1 de la section précédente,
impression largement répandue, les populations surtout en présence de collectivités très isolées dans
et collectivités des pays du Sud ont une grande l’espace (îles, montagnes, zones arctiques) ou
A c t e s

aptitude, voire font preuve d’initiative, en matière appartenant à une culture et à une civilisation
d’alphabétisation au développement par ces totalement différentes de celles de l’État-nation
moyens. Les résultats sont souvent spectaculaires. souverain (par exemple, l’île de Pâques, de
civilisation polynésienne et océanique, et le Chili –
34
Le témoin

l’État souverain dans ce cas –, de civilisation Di Castri, F. 1999, La société globale de l’information:
occidentale, latino-américaine et continentale). atout ou risque pour l’environnement ?, Groupe
Miollis, UNESCO, Paris, 75 p.
Vers une nouvelle gouvernance Di Castri, F. 2000a, Ecology in a context of
Si, dans la société de l’information, la gouvernance economic globalization, BioScience 50 (4): 321-
locale se trouve renforcée par l’autonomisation et le 332.
local empowerment, si, dans ce cadre, la gouvernance Di Castri, F. 2000b, La diversité comme ressource et
globale, qu’il faudrait nécessairement adapter à un comme service dans la société de l’information
monde globalisé, suppose une nouvelle dimension, (Biodiversité, Biotechnologie, Information). In:
d’autres modèles, d’autres outils et une échelle Nachhaltige Nutzung natürlicher Ressourcen,
appropriée, même la gouvernance nationale peut Schweizerischen Akademie der Naturwissen-
revêtir de nouvelles caractéristiques et occasionner de schaften 7, Luzern: 55-66.
nouvelles démarches. Di Castri, F. 2001a, Rural values and the European
Loin de minimiser son rôle, comme le préten- view of agriculture. In : Solbrig O.T., Paarlberg
dent quelques politologues, l’État doit assumer une R. et di Castri, F. (éd.), Globalization and the
fonction beaucoup plus noble et plus grande que Rural Environment, Harvard University Press,
celle d’une impossible planification stricte et unifor- Cambridge MA: 483-513.
me. Il doit donner à tous les citoyens, dans la Di Castri, F. 2001b, Urban-rural interactions.
diversité de leurs aspirations et de leurs potentialités, Introduction. In : Solbrig O.T., Paarlberg R. et
la possibilité de s’épanouir constamment, de donner di Castri, F. (éd.), Globalization and the Rural
le meilleur d’eux-mêmes, de comprendre le sens du Environment, Harvard University Press,
développement et de retrouver ainsi des repères et Cambridge MA: 413-417.
des motivations propres. Par l’accès incessant à la
Di Castri, F. 2002, The trilogy of the knowledge-
connaissance, l’État doit donner à la population les
based, post-industrial society : Information,
moyens de s’adapter sans cesse à des changements
Biodiversity and Tourism. In : di Castri, F. and
inévitables, en stimulant la force citoyenne, la
Balaji V. (éd.), Tourism, Biodiversity and
solidarité, la confiance et la responsabilisation active.
Information, Backhuys Publishers, Leiden: 7-24.
Di Castri, F. 2003a, Les relations multiformes entre
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Bouchard M.A. (éd.), Évaluation d’impacts et par- desarrollo y gobernabilidad, Power Point,
ticipation publique: tendances dans le monde fran- FLACAM, Buenos Aires et AAPRESID, Rosario.
cophone, IAIA et Université de Montréal: 21-61.
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et enjeu pour demain, Université du Québec à diversity and Information, Backhuys Publishers,
Chicoutimi: 87-104. Leiden, 502 p.

35
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Tableau 1
Modèles et phases dans le passage de la société agricole à
la société industrielle, puis à la société de l’information et de la connaissance
Société de l’information
Caractéristiques Société agricole Société industrielle et de la connaissance
1. Définition Concentration de la population Concentration de la population Concentration de la population
active, de la production et active, de la production et du capital active, de la production et du capital
du capital dans l’agriculture dans l’industrie et les activités de dans les services (biens immatériaux)
et les activités d’extraction traitement et de fabrication et les processus d’interaction
2. Secteur économique Dominance du secteur primaire Dominance du secteur secondaire Dominance du secteur tertiaire
3. Période dominante De la préhistoire au XVIIIe siècle XIXe et XXe siècle À partir de la fin du XXe siècle
mais avec des chevauche-
ments de sociétés)
4. Phases a) Agriculture de subsistance a) Proto-industrialisation a) Traitement et valorisation
b) Agriculture de troc et de marché b) Travail humain intensif, de l’information digitale (numérique)
c) Agriculture industrielle uniforme et à la chaîne b) Traitement et valorisation
et d’échanges internationaux c) Automatisation de la biodiversité et de
l’information génétique
5. Échelle spatiale Dominance du local Dominance du national Dominance du mondial
en interaction avec le local
6. Échelle temporelle Changements lents; Changements rapides; Changements simultanés;
époque traditionnelle ère moderne ère postmoderne
7. Système Fermé Protégé à l’échelle nationale Ouvert, mobile, très complexe et
(État «providence» et imprévisible (comportement
protectionnisme économique) chaotique, au sens technique
et non péjoratif)
8. Territoire principal Rural Urbain Culturel, y compris liens virtuels
9. Interaction rurale- Symbiose Exploitation urbaine, exode Interpénétration des deux espaces par
urbaine rural et urbanisation des flux d’information.
Vers une nouvelle symbiose
10. Occupation de l’espace Établissement humain localisé Concentration des humains, Diffusion dans l’espace, et mobilité
sur un temps long des machines et des capitaux fluctuante et dynamique
11. Degré de diversification Diversification à l’échelle locale Homogénéité et uniformité Diversification à l’échelle mondiale,
lorsque l’innovation
et la spécificité s’imposent
12. Facteur dominant Matière Énergie (atome, calories) Information (bits). Connaissance
13. Flux d’information Limité Vertical, hiérarchique, Horizontal, transversal, par réseaux.
et de communication filtré. Souvent censuré Transparent
14. Forme d’énergie Somatique (homme et animaux Extrasomatique à haute Extrasomatique à basse consommation
domestiques) consommation: matérialisation et haute efficience: dématérialisation.
Utilisation accrue d’énergies renouvelables
15. Interaction entre Indépendance Dépendance. Interdépendance
groupes et pays Colonialisme
16. Dominance De l’homme sur l’homme De la machine sur l’homme De l’homme sur la machine
17. Facteurs limitant Conditions du climat, du sol et des Ressources énergétiques Culture de l’homme, savoir-faire (know-how),
le développement écosystèmes. Disponibilité de l’eau et capitaux efficience des institutions.
Accès à l’information
18. Dépendance à l’égard Disponibilité de ressources Ressources naturelles, même Ressources humaines.
des ressources naturelles locales: extraction d’importation: leur traitement Renforcement des capacités
et processus de transformation (capacity-building) et formation
industrielle permanente
19. But Autosuffisance Productivisme Services (biens immatériaux),
récréation et temps libre. L’interaction
devient la propriété intrinsèque
A c t e s

36
Le témoin

Tableau 1 (suite)
Société de l’information
Caractéristiques Société agricole Société industrielle et de la connaissance
20. Démarche et approche Tradition locale, modification Intensification et manufacture Innovation et décentralisation
culturelle du milieu
21. Type de relations Communautaires (accent sur Collectivistes (accent sur Individualistes (accent sur l’initiative et
humaines la solidarité du groupe) l’assistance de l’État) la responsabilisation personnelle).
Convivialité mondiale virtuelle
22. Compétitivité Limitée Élevée et procédant par Élevée, mais avec création de
élimination: jeu à somme zéro valeurs: somme supérieure à zéro
(«Je gagne, tu perds») («Je gagne, tu gagnes aussi»)
23. Gouvernance Locale et régionale, à base État-nation Supranationale (grandes régions
culturelle, souvent ethnique économiques), vers une gouvernance
mondiale très imparfaite. Forces culturelles,
même à distance, par les liens virtuels.
Syndrome du «gagnant-perdant» (winner-loser
syndrome). Danger de choc des civilisations
24. Frontières Naturelles Politiques, administratives Virtuelles, sur des bases économiques et
et douanières culturelles
25. Nature des échanges Économie de troc et marché local Économie de marché, Mondialisation. Marché libre (mais avec
avec protectionnisme des distorsions de pouvoir). Contrôle de
qualité et certification
26. Coopération Faible, plutôt à un niveau régional Entre États-nations, mais souvent Dominance du développement de capitaux
entre les pays colonisation politique et économique. privés et des joint ventures. Coopération
Postérieurement, aide publique accrue au niveau de grands ensembles
au développement peu efficace régionaux et culturels
27. Culture dominante Artistique Scientifique et technologique Culture d’entreprise, axée sur l’innovation
et les réseaux interactifs
28. Problèmes Épuisement des ressources et Contamination de l’eau, des sols et Rupture des frontières génétiques, écologiques,
environnementaux dégradation des sols par les cultures de l’air. Surconsommation d’énergie. biogéographiques. Invasions biologiques.
en milieu défavorable ou Déforestation et désertification. Rupture et accélération de l’échelle
la pression démographique. Changements climatiques* temporelle des évolutions
Érosion, salinisation des sols planétaires. Érosion de la biodiversité. biologique et culturelle. Perturbation
Perturbation des paysages extérieurs des «paysages intérieurs» de l’homme
(fragmentation, uniformisation) (perte de repères, de mémoire, d’adaptabilité,
de gouvernance); marginalisation
29. Gestion de Cultures itinérantes (shifting Approche curative et normative Approche préventive et d’anticipation
l’environnement cultivation), rotation des cultures, de l’environnement. Restauration ou (proactive), innovation pour minimiser
jachère dédommagement et compensation impacts à la source. Gestion et valorisation
après impact et dégradation. de l’information, notamment génétique.
Principe du «pollueur payeur» Prise en compte et internalisation des
services écologiques. Gestion du risque et
principe de précaution. Stratégies de «tout le
monde gagne » (win-win strategies), où le
développement et l’environnement ont tout à
gagner de leurs interactions
30. Diversité biologique • Création de diversité biologique • Destruction de la diversité • Destruction de la diversité biologique
et culturelle par l’ouverture et le défrichage biologique par l’homogénéisation par la rupture des frontières naturelles et
(clearing) d’écosystèmes forestiers, des paysages, la pratique des la prolifération d’espèces et de variétés
la création de paysages culturels, monocultures et la contamination envahissantes.
et la sélection de variétés et de de l’environnement. OU Amélioration de la diversité biologique
races domestiques locales. • Destruction de cultures humaines par la diminution de certains impacts
• Différenciation de langues et liées au milieu rural, et création industriels.
de cultures liées au terroir de cultures urbaines plus • Diminution de la diversité culturelle par
uniformes et homogènes l’uniformisation de l’information et
l’imitation de modes de vie exogènes.
OU Renaissance, renforcement et
diversification des identités et des cultures
A c t e s

par une meilleure connectivité et


l’autonomisation des collectivités.
Du territoire naturel au territoire culturel

37
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Tableau 2
Piliers et signaux du développement durable
dans la société de l’information et de la connaissance
Autonomisation des populations locales • Accès à l’information digitale (numérique) bidirectionnelle
(local empowerment) • Renforcement des capacités (capacity-building), notamment par l’apprentissage à distance
• Fierté à l’égard de sa culture et mémoire des traditions. Renaissance culturelle (système de valeurs, langue locale,
arts, folklore)
• Sens de l’identité, basé sur le patrimoine et l’héritage naturel et culturel
• Acceptation, réceptivité et adaptation à l’égard de l’innovation et du changement
• Capacité et potentiel d’initiative des populations locales, et sens de l’entreprise
• Conditions administratives d’autonomie ou de décentralisation
Connectivité et ouverture du système • Éléments du système communautaire en étroite interaction, dans la coopération et la solidarité
• Capacité et volonté, de la part de la communauté, d’établir des liens avec d’autres communautés et pays,
et de s’ouvrir au système économique mondial
• Élargissement du système de production et des canaux de distribution par l’établissement de réseaux.
Capacité de marketing et de benchmarking internationaux
• Facilités de transport croissantes
• Facilités de communication interactive croissantes, du téléphone au réseau Internet
• Conditions de sécurité et de stabilité
• Infrastructures, particulièrement dans le domaine de la santé publique, y compris la télémédecine si nécessaire
Diversification • Diversification des activités économiques (tourisme, agriculture, pêche et aquaculture, foresterie, artisanat,
élaboration de produits locaux, en particulier pour l’exportation, services informatiques)
• Diversification dans chaque secteur économique (par exemple, en tourisme, le tourisme de plage, le tourisme
de montagne, le tourisme rural, le tourisme écologique, le tourisme sportif, le tourisme culturel
et le tourisme archéologique)
• Diversification des sources d’énergie et de leur utilisation, avec un accent particulier sur les énergies renouvelables
• Pleine utilisation à la fois de l’espace rural et de l’espace urbain, et interaction entre eux
• Conservation et valorisation de la diversité biologique, gérée autant que possible par les populations locales
elles-mêmes, dans l’emboîtement hiérarchique qui va des gènes aux espèces, aux écosystèmes, aux paysages
• Écologie et gestion des paysages naturels et culturels, y compris – si nécessaire – par la création de nouveaux
paysages terrestres et marins (côtiers)
• Diversification des activités et des attractions culturelles, des plus anciennes à celles dérivées d’interactions
culturelles successives. La culture n’est pas une entité figée; elle est forgée par un constant processus d’évolution
et d’interactions
A c t e s

38
Le témoin

Francesco di Castri (1930-2005) (Helsinki, 1966) et des méthodologies de recherche


Francesco di Castri est né le en écologie des sols (Paris, 1967).
4 août 1930 à Noale, dans la En 1971, l’UNESCO le nomme secrétaire du
région de Venise en Italie. Conseil international de coordination du Programme
Après avoir étudié à l’Uni- sur l’homme et la biosphère (PHB) puis, en 1974, il
versité de Milan, en Italie, assume les fonctions de directeur fondateur de la
et de Montréal, au Canada, nouvelle Division des sciences écologiques. De
il obtient, en 1958, un doc- novembre 1971 à janvier 1984, il modèle et dirige ce
torat en zootechnie de l’Uni- qui deviendra une des principales réalisations de
versité de Santiago, au Chili. l’UNESCO en ce qui a trait à la coopération inter-
Il poursuit ultérieurement, nationale sur les questions environnementales.
de 1958 à 1960, des études en sciences écologiques à Francesco di Castri s’occupera également du PHB tout
l’Université de Padoue, en Italie. au long de ses stades de planification régionale et
Dans les années 1960, Francesco di Castri élit internationale ainsi que durant le lancement de la
domicile au Chili et, tout au long de sa vie, il con- première génération d’activités sur le terrain. De concert
servera des liens étroits avec ce pays en particulier et avec Michel Batisse, il se consacre à l’élaboration et à la
avec la culture hispanique en général. De 1961 à mise en œuvre du concept de réserve de la biosphère
1969, il est, dans un premier temps, professeur de ainsi qu’à la désignation des premières réserves.
sciences écologiques et directeur de l’Institut de L’exploit de Francesco di Castri a été de donner
zootechnie de l’Université de Santiago puis directeur forme à un projet follement ambitieux, le PHB, dont
fondateur de l’Institut d’écologie de l’Université le but n’était rien de moins que d’«élaborer, à partir
australe de Valdivia. Durant son séjour au Chili, son des connaissances de l’époque en sciences naturelles
principal domaine de recherche est la faune des sols, et sociales, les bases permettant l’utilisation et la con-
plus particulièrement les collemboles, un ordre servation rationnelles des ressources de la biosphère
d’insectes aptères primitifs, et les pseudo-scorpions ainsi que l’amélioration, à l’échelle planétaire, des
dont son épouse, Valeria Vitali-di Castri, décédée en relations entre l’homme et son environnement ; de
2002, était une spécialiste. L’autre domaine de prédire les conséquences des actions d’aujourd’hui
recherche pour lequel Francesco di Castri est recon- sur le monde de demain et d’accroître, par le fait
nu est celui qui traite des divergences et des conver- même, les capacités de l’homme à gérer efficacement
gences relatives à la structure et au fonctionnement les ressources naturelles de la biosphère». D’ailleurs,
des écosystèmes dont le climat est du type comme le disait un de ses compatriotes, le professeur
méditerranéen. Les recherches qu’il effectue dans le Valerio Giacomini: «Le PHB représente un défi qui
cadre du Programme biologique international (PBI) se situe aux limites du possible».
incluent des études comparatives effectuées au Chili
En 1981, Francesco di Castri s’engage inten-
et en Californie.
sément, de concert avec l’UNESCO et le Conseil
C’est à la même époque que Francesco di Castri international des unions scientifiques (CIUS), dans
s’associe à l’UNESCO : il dirige alors le premier la planification et l’organisation d’une conférence
Programme régional latino-américain d’études de scientifique visant à faire l’inventaire des réalisations
biologie des sols de l’UNESCO, à Santiago en 1965. accomplies par le PHB durant ses dix premières
Par la suite, il contribue notablement à de nombreux années d’existence. On y identifie réussites et
A c t e s

symposiums organisés dans le cadre du Programme faiblesses, mais ce qui, dans cette évaluation, est
de recherche sur les richesses naturelles comme ceux implicite et non explicite, c’est le rôle que Francesco
traitant de l’écologie des zones subarctiques di Castri a joué dans la promotion d’un certain type

39
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

de coopération internationale, coopération qui À la suite de son retour à Montpellier au début


reconnaît non seulement l’universalité de la science, de l’année 1993 à titre de directeur émérite de la
mais qui tient également compte de la diversité recherche au CNRS, Francesco di Castri s’implique
culturelle et des réalités géopolitiques. Peu importe de plus en plus dans la refonte et la mise à jour des
les réalisations attribuées au PHB, elles sont en programmes de deuxième et troisième cycle dans des
grande partie tributaires du charisme, de l’esprit domaines comme l’aménagement du territoire et la
d’innovation ainsi que du dynamisme de son gestion des ressources. Ses recherches portent sur une
directeur fondateur. meilleure compréhension des liens qui existent entre
À la fin des années 1970 et dans les années 1980, les processus écologiques et la mondialisation
parallèlement au PHB, la Division des sciences économique. Au cours des années, il travaille
écologiques de l’UNESCO met sur pied le étroitement avec des scientifiques, des éducateurs et
Secrétariat visant la mise en œuvre de la Convention des groupes communautaires dans plusieurs pays,
du patrimoine mondial pour la protection du «volet dont l’Argentine, le Canada et le Chili, afin de
nature » de ce patrimoine. Sous la direction de trouver des solutions locales à des problèmes de
Francesco di Castri, la Convention commence ses nature mondiale. Par exemple, ses initiatives ont
opérations en jetant les bases de ce qui est aujourd’hui contribué à la mise sur pied d’un laboratoire régional
un des instruments juridiques les mieux connus et les voué au développement durable dans la région du
plus efficients en ce qui a trait à la conservation du Saguenay–Lac-Saint-Jean, au Québec.
patrimoine tant culturel que naturel. Les rapports qui se font de plus en plus
Au début des années 1980, travaillant toujours nombreux avec le secteur industriel le confirment
pour l’UNESCO, Francesco di Castri entreprend, dans sa certitude de longue date relativement au
pour le compte du gouvernement français, d’évaluer besoin des scientifiques et des environnementalistes
la condition de l’écologie en France. C’est à la suite de comprendre les motivations et les rouages du
de cette démarche que, au début de l’année 1984, il commerce en tant que moyen permettant d’influen-
quitte l’UNESCO pour renouer avec la vie univer- cer les actions de ceux qui produisent un impact si
sitaire à titre directeur de la recherche au Centre considérable sur l’environnement. La coopération
National de la Recherche Scientifique (CNRS). Il y avec des groupes tels que Total Foundation a porté,
dirige le prestigieux institut de recherches écolo- entre autres choses, sur l’évaluation des corrélations
giques à Montpellier et coordonne la transformation qui existent entre le tourisme, l’information et la
de ce dernier en ce qui allait devenir le Centre biodiversité. Le travail effectué avec les commu-
d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE). nautés s’est fait avec des populations de l’île de
Pâques et de la Polynésie en général dans le but de
En 1990, Francesco di Castri retourne travailler déterminer l’impact des technologies modernes de
pour l’UNESCO à titre de coordonnateur du l’information sur leur avenir. Les résultats de ces
Bureau de coordination des programmes environne- activités n’ont fait que confirmer l’obligation pour la
mentaux. L’organisme est responsable de la prise en science de participer, activement, au développement
main des contributions de l’Organisation à la durable, principe préconisé par Francesco di Castri
Conférence des Nations Unies sur l’environnement tout au long de sa carrière. Il ne se gênait pas par
et le développement (CNUED), qui a lieu à Rio, ailleurs pour critiquer les responsables des orien-
ainsi que des activités de suivi qui en découlent. tations politiques tout comme les scientifiques qui
M. di Castri occupe ce poste jusqu’à sa retraite de déformaient à leur propre avantage le concept du
A c t e s

l’UNESCO en décembre 1992, mais il préside développement durable.


néanmoins le Comité du suivi de la CNUED de
1993 jusqu’à 1998.

40
Le témoin

Durant sa carrière, Francesco di Castri est utile- défis que posent les récentes tendances sociétales
ment employé à titre de professeur de niveau univer- pour l’environnement. Le rôle que Francesco di
sitaire au Chili, de promoteur de la coopération Castri a joué dans l’élaboration des programmes du
scientifique internationale au sein d’un organisme SCOPE a été essentiel. Plus spécifiquement, il a
des Nations Unies basé à Paris et de directeur d’un parrainé le travail interdisciplinaire dans des do-
institut de recherche français. Pendant plus de maines relevant des sciences naturelles et humaines
quarante années, il est intimement associé à plusieurs et a favorisé une écoute plus attentive face aux déci-
des principaux programmes scientifiques interna- deurs et à leurs besoins de conseils éclairés en matière
tionaux affectés à la protection de l’environnement. d’environnement.
En plus de son implication dans le PBI et le PHB, il
Avec plus de quarante livres publiés à titre
s’engage, au milieu des années 1980, dans la plani-
d’auteur ou de coauteur, d’éditeur scientifique ou de
fication du Programme international concernant la
rédacteur adjoint, Francesco di Castri a été un auteur
géosphère et la biosphère (PIGP) et, au début des
très prolifique et créatif. Il a également rédigé
années 1990, dans le lancement de DIVERSITAS.
quelque sept cents articles scientifiques ou de vulga-
Francesco di Castri est du nombre des scientifiques
risation, monographies et chapitres de livres. Parmi
invités à prendre part à la planification de la
les sujets traités on trouve la biologie quantitative des
Conférence des Nations Unies sur l’environnement,
sols ; la théorie de l’information ; la structure des
tenue à Stockholm en 1972, et, dans ce contexte, il
communautés animales des tropiques à l’Antarc-
multiplie les démarches pour inciter les environne-
tique; la convergence des écosystèmes du type médi-
mentalistes des pays en développement à y participer.
terranéen ; la biogéographie et la biodiversité ; les
Durant toute cette période, Francesco di Castri stratégies et les contraintes relatives au dévelop-
s’engage directement dans les travaux de la commu- pement des ressources naturelles; l’organisation de la
nauté scientifique internationale, principalement par recherche interdisciplinaire en environnement sur le
l’entremise des membres du CIUS (maintenant plan international ; l’accroissement de la crédibilité
Conseil international pour la science). De plus, il est de la recherche écologique ; la complexité biolo-
pendant longtemps membre honoraire du comité gique ; les effets de la mondialisation sur l’environ-
exécutif de l’Union internationale des sciences nement et la société.
biologiques (UISB). En 1988, il en est élu secrétaire
De façon plus générale, sur le plan de l’infor-
général puis président, de 1991 à 1994. Il sert l’orga-
mation scientifique destinée à différentes clientèles,
nisme à titre de président sortant de 1994 à 1997.
Francesco di Castri a été la figure de proue du
Un des pères fondateurs du Comité scientifique Comité consultatif de rédaction de l’encyclopédie en
sur les problèmes de l’environnement (SCOPE), onze volumes Biosphera/Biosphere, publiée en catalan,
Francesco di Castri en est, de 1969 à 1972, le espagnol et anglais par Enciclopèdia Catalana de
premier vice-président. Il est, à nouveau, de 1985 à Barcelone, en Espagne. Il a aussi été membre du
1995, membre du comité exécutif et président de Conseil consultatif international et professeur
1988 à 1992. Durant les années 1980 et 1990, il titulaire de la Chaire d’études de l’UNESCO sur le
dirige également plusieurs projets du SCOPE, développement durable dans le cadre du Forum
notamment un projet conjoint avec l’UNESCO sur d’Amérique latine sur les sciences environnementales
les écotones, une étude préliminaire relative aux (FLACAM) à La Plata, en Argentine. Il a également
nouvelles technologies appliquées aux données été président honoraire de la Chaire de recherche et
scientifiques. Peu après, il participe à un projet
A c t e s

d’intervention en écoconseil à l’Université du


traitant, cette fois-ci, du rapport de l’environnement Québec à Chicoutimi, au Canada, donnant régu-
à la société de l’information mondiale. Ce dernier a lièrement des cours aux étudiants inscrits au pro-
pour but d’explorer les nouvelles opportunités et les gramme d’études. Il était un ardent défenseur de la

41
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Francophonie, principalement par l’entremise des essayer de nouvelles façons d’assurer la participation
liens qu’il entretenait avec l’Institut de l’énergie et de des scientifiques, des planificateurs et des popula-
l’environnement de la Francophonie (IEPF) qu’il tions locales à des projets conçus pour «le terrain».
conseillait en matière de développement durable. Il a fait de même en ce qui a trait à la vulgarisation et
Parmi les décorations et les titres honorifiques à la diffusion de l’information relative à l’environne-
que Francesco di Castri reçoit, il convient de ment : il a toujours préféré l’action concrète aux
mentionner celui de docteur honoris causa présenté dogmes et aux discours creux.
par l’Université de Kuopio en Finlande, en 1983. En Sur le plan individuel, Francesco di Castri était
1997, il est élu membre du « collège des quarante » un optimiste réaliste. En tant qu’optimiste, il était
de l’Académie nationale des sciences d’Italie et, un partisan d’une science écologique fondée sur les
an plus tard, il reçoit le titre de Commandeur de perspectives rassurantes et l’espoir plutôt que sur le
l’Ordre de la République italienne. Il a également été pessimisme et le désespoir. Il n’était pas de ceux qui
élu membre de l’Académie russe des sciences, de prêchaient l’imminence d’une apocalypse environne-
l’Académie française d’agriculture et de l’Académie mentale. Il mettait plutôt l’accent sur le rôle que la
italienne des sciences forestières. Les autres distinc- science avait à jouer dans l’atteinte de buts concrets
tions incluent la Medalla Rectoral de l’Université du comme la gestion plus rationnelle et durable des
Chili et, en 2000, il reçoit, des mains du président ressources naturelles. En tant que réaliste, il connais-
de la République chilienne, la Grande Croix de sait les limites de ce qui pouvait être accompli et de
l’Ordre de Libertador Bernardo O’Higgins, la plus ce qui ne pouvait pas l’être.
haute distinction que peut recevoir un non-
Francesco di Castri parlait quatre langues et était
ressortissant au Chili. Il fut aussi fait citoyen
estimé de tous, des administrateurs publics comme
honoraire de la municipalité de Mar Chiquita, en
des scientifiques, et ce, aux quatre coins de la planète.
Argentine, en tant qu’instigateur du projet Camino
Fidèle à la tradition de sa ville natale, il était un signore,
del Gaucho mis en œuvre dans cette région.
c’est-à-dire noble, complexe et grand érudit. Un peu à
Tout au long de sa carrière, Francesco di Castri l’image d’Umberto Eco, son proche contemporain, il
s’est fait un devoir de rapprocher des scientifiques vivait ses différentes passions pour le cinéma, le
issus de disciplines différentes, du domaine des football et la linguistique avec fougue. C’était un
sciences naturelles comme de celui des sciences débatteur habile et subtil qui possédait un superbe
sociales, afin d’entreprendre des recherches abordant sens de l’ironie et de la métaphore… hautement
les problèmes liés à la gestion des ressources apprécié de ceux qui ne se trouvaient pas dans sa ligne
naturelles et aux interactions sur l’environnement de tir ! Francesco di Castri était un motivateur
humain. Pour soutenir ces travaux, il s’appuie sur sa exceptionnel, un homme doué d’imagination, de
conviction que la diversité des conditions naturelles vision, de courage et de rigueur. Il a laissé sa marque.
et socioéconomiques qui existent à l’échelle plané- Beaucoup le regretteront et s’en souviendront.
taire constitue le fondement d’une coopération
scientifique fructueuse plutôt qu’un obstacle. Dans
le même ordre d’idées, il était convaincu que le
partage des responsabilités et le respect des diffé-
rences culturelles devaient constituer la base de toute
coopération internationale. Parallèlement, il savait
que la promotion de solutions innovatrices à des
A c t e s

problèmes nouveaux et complexes portait en elle le


risque de l’échec. Francesco di Castri a passé sa vie à

42
Deuxième partie

Les dimensions du développement durable


L
e terme «développement durable» a connu, au nécessité d’accompagner les projets à partir de
cours des trente dernières années, un succès l’expression des besoins par les acteurs du terrain et
considérable. Politiquement, il est devenu une de construire les savoir-faire en utilisant le déve-
valeur sûre. Ajouter le qualificatif « durable » donne loppement durable comme cadre de référence. Enfin,
de la profondeur et une apparente rectitude écolo- il décrit le rôle de l’éco-conseiller qui accompagne les
gique à un projet. Faire appel au développement acteurs qui s’engagent dans l’aventure de faire les
durable pour justifier une source d’énergie plutôt choses autrement, dans une vision plus large.
qu’une autre, réclamer des aires protégées au nom du Beauchamp, pour sa part, souligne l’importance
développement durable, parler de foresterie ou de l’éthicien, ce « nomade polyglotte » qui joue un
d’agriculture durables, voilà quelques phénomènes rôle d’interprète et de médiateur entre les parties. Il
qui n’étonnent plus. Le terme est entré dans notre doit donc connaître le langage propre à chacun des
vocabulaire à tel point que le gouvernement du pôles du développement durable et s’assurer, qu’au-
Québec étudie depuis novembre 2004 un projet de delà d’objectifs en apparence divergents, les acteurs
loi visant à appliquer à l’appareil de l’État une puissent participer ensemble à des projets dont la
stratégie et un plan d’action de développement réalisation dépasse leurs intérêts sectoriels et immé-
durable. La consultation publique sur l’avant-projet diats. Parlant des dimensions éthiques du dévelop-
de loi a donné lieu à plus de 500 mémoires provenant pement durable, il souligne la présence de plusieurs
de tous les secteurs de la société sur ce sujet. A-t-on éthiques : l’éthique de la satisfaction des besoins,
pour autant une idée claire de ce que signifie le donc de la production de l’entreprise, l’éthique de
développement durable? l’équité sociale et l’éthique de l’environnement. Ces
Les trois textes qui constituent cette partie traitent trois éthiques sont réunies par une éthique propre au
de la notion de développement durable. Claude développement durable, une éthique du processus
Villeneuve questionne la notion et les déterminants qui postule a priori la nécessité de tenir compte des
de la durabilité. À travers l’exemple des travaux de la trois dimensions– écologique, économique et sociale
Chaire de recherche et d’intervention en Éco- – et de la complexité, une éthique de l’inclusion qui
Conseil, il illustre l’application de la durabilité au va vers l’équité procédurale et tient compte des
développement. André Beauchamp examine la générations à venir. Il souligne, enfin, que chacun
position de l’éthique et de l’éthicien face au déve- des acteurs est en droit d’aborder les dimensions du
loppement durable et Corinne Gendron propose un développement durable à partir de ses préoc-
modèle hiérarchisé des dimensions associées au cupations propres, l’important étant que les trois
développement durable. dimensions soient abordées.
Les trois auteurs s’entendent sur la nature Gendron affirme d’emblée que, devant l’idéal
«processus» du développement durable. Villeneuve industriel qui est en train de s’effondrer, c’est à l’éche-
insiste sur le caractère adaptatif de la durabilité, donc lon du projet de société que se définit le développe-
de l’importance de prendre en compte le plus large ment durable. Elle situe le développement durable
A c t e s

éventail de connaissances et de préoccupations en dans le cadre théorique du développement dont elle


amont ainsi que de garder des marges de manœuvre rappelle les racines idéologiques et affirme que la
permettant l’ajustement des projets de développe- notion a émergé au cours de la crise économique qui
ment durable dans le temps. Il fait aussi ressortir la a amorcé l’accélération de la mondialisation au début

45
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

des années 1980. Elle propose trois définitions du modèle, ce qui en fait un cauchemar pour la
concept qu’elle identifie respectivement comme représentation graphique. Lors du colloque, Clifford
conservatrice, modérée et progressiste, cette dernière Moar, du Conseil territorial Mamuitun et ancien
étant la représentation tripolaire la plus connue. chef des Pekuagamiilnuatsh a présenté le modèle du
Cependant, selon qu’on y applique le postulat de la développement durable des Ilnus symbolisé par un
durabilité forte ou de la durabilité faible, ce modèle cercle dans lequel s’inscrivent les processus qui
peut encore se poser en plus ou moins grande modèlent la vie traditionnelle et qui permettent de
contradiction avec le modèle de développement comprendre la représentation du monde de cette
industriel suivant la définition qu’on lui donne. C’est culture. Ce cercle, incarnant la terre-mère, les
pourquoi elle propose un nouveau modèle où saisons, les phases de vie des humains est une cons-
l’intégrité environnementale est une condition, tante chez les Amérindiens du subarctique. Associé
l’efficacité économique est un moyen et le déve- à une culture traditionnelle qui alloue à la décli-
loppement social un objectif, l’équité s’avérant à la naison du verbe « regarder » deux définitions –
fois une condition, un moyen et un objectif. supposant qu’on accorde plus de respect aux êtres
Dans une étude réalisée en 2003 pour le gouver- vivants qu’aux objets inanimés –, ce modèle du
nement du Canada, la Chaire en Éco-Conseil a développement durable fait place à l’équité intergé-
recensé et analysé plusieurs modèles de développe- nérationnelle à travers la préoccupation des sept
ment durable qui se réclament d’un nombre plus ou générations à venir. Pour les Ilnus, le développement
moins grand de dimensions, la majorité faisant durable nécessite l’adaptation dans la continuité
référence aux trois pôles environnemental, social et culturelle et partant, c’est dans la culture que se
économique. Comme l’indique le tableau 3, on trouvent les réponses aux nouvelles situations qui se
retrouve jusqu’à cinq pôles différents dans un même présentent.

Tableau 3
Comparaison des modèles du développement durable selon les auteurs
Modèles / éléments Socioculturel Social Culturel Économique Environnement Équité Éthique Gouvernance Spatial
Env. Canada X X X
GIFDD (Table DDC) X X X
Claude Villeneuve X X X X
Sadler/Jacobs X X X
Benoît Gauthier X X X
M. Pellaud X X X X
Sachs X X X X X
Jacobs/Monro X X X X
IIED X X X X
La Suisse X X X
La France X X X
V.V.S. X X X X
O.C.D.E X X X
A c t e s

Pierre Dugas X X X X
Source : Villeneuve Claude (dir.), 2004, Fonctionnement du groupe interministériel fédéral régional en développement durable du Québec
et mise en place d’indicateurs de performance, Rapport de recherche de la Chaire en Éco-Conseil pour Environnement Canada,
accord de financement KM-6210-3-5325, 73 pages + annexes.

46
Les dimensions du développement durable

Ces modèles et ces tentatives d’explications dans l’exploitation des ressources et d’efficacité dans
diversifiées montrent bien le malaise que le concept leur transformation pour satisfaire les besoins
de développement durable génère dans notre société humains. Les dimensions à prendre en considération
où la vision du progrès est déterministe. Il faudrait seront toujours multiples et l’interprétation des
être capable de prévoir, de mesurer, de pondérer la données se fera toujours en fonction des con-
durabilité alors que le système dans lequel nous naissances et des acquis culturels. Ainsi, faire du
évoluons n’est pas déterministe. La dynamique du développement durable, c’est faire participer le plus
développement durable en est donc une de processus grand nombre à la prise de décisions et aux
plutôt que de résultats qu’on peut prévoir d’où retombées d’un projet. Les modèles sont des ten-
l’importance du dialogue des acteurs, de l’acquisition tatives d’explications et chacun peut légitimement y
de connaissances tout au long du projet, de prudence apporter sa contribution.

Claude Villeneuve

A c t e s

47
C’est le pas qui trace le chemin
Histoire du développement durable et conceptions actuelles
Claude VILLENEUVE
Directeur de la Chaire de recherche et d’intervention en Éco-Conseil,
Département des sciences fondamentales, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Claude_Villeneuve@uqac.ca

Idée généreuse, le développement durable est encore économique. L’humanité faisant partie des espèces
aujourd’hui trop souvent confondu avec la protection vivantes, la satisfaction de ses besoins est intimement
de l’environnement, pour les uns, et avec un dévelop- liée à l’exploitation des écosystèmes et des ressources
pement économique qui n’est pas foncièrement différent naturelles renouvelables et non renouvelables qui lui
de celui qui a caractérisé la société industrielle, pour les fournissent l’énergie et les matières premières, mais
autres. On semble ignorer sa finalité sociale pour se aussi le cadre de vie dans lequel elle peut s’épanouir.
confiner dans l’opposition économie-écologie. Comme le Les besoins de sécurité, de partage culturel, le besoin
démontrent les discussions autour de l’avant-projet de d’un sentiment de liberté et de reconnaissance sont
loi sur le développement durable du Québec, ce débat beaucoup plus difficiles à cerner que les besoins
est loin d’avoir atteint sa maturité et le développement biologiques. Ils relèvent des interactions entre les
durable comme objectif semble s’éloigner à mesure qu’on humains et de la représentation culturelle propre à
essaie de l’atteindre. Cela reflète la nature floue du une société. Il est donc infiniment périlleux de
concept, mais aussi sa valeur heuristique. proposer des solutions globales ou universelles à la
satisfaction de ces besoins et surtout de présumer
Dans cet article, nous étudierons la nature de la
pour les générations à venir de la façon dont ceux-ci
«durabilité» et tenterons, à travers les travaux actuels
seront adéquatement satisfaits.
de la Chaire de recherche et d’intervention en Éco-
Conseil, de voir comment il est nécessaire de disposer Les cinq dernières décennies ont vu une accélé-
d’outils et de professionnels entraînés à l’intervention ration sans précédent de l’impact de l’humanité sur
interdisciplinaire pour améliorer nos chances de nous la biosphère, reliée en particulier à l’ubiquité de
approcher de l’idéal fuyant du développement durable. notre espèce, au quasi-triplement de ses effectifs en
moins de trois générations et à l’augmentation de la
Des racines anciennes quantité d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses
besoins. Les prévisions qualifiées d’alarmistes des
L’idée d’un développement qui permette de satisfaire
scientifiques commencent à s’avérer dans la réalité
aux besoins humains sans détruire la capacité des
comme nous le montrent la croissance de la concen-
générations à venir de satisfaire les leurs n’est pas
tration des gaz à effet de serre et son influence sur le
récente. Les notions de pérennité des ressources,
climat planétaire (Villeneuve et Richard, 2001,
d’héritage matériel et culturel, d’investissement sont
2005), l’effondrement des pêcheries océaniques et la
autant d’éléments qui se retrouvent dans toutes les
perte accélérée de biodiversité, en particulier dans les
cultures à des degrés plus ou moins importants et qui
milieux humides, les forêts tropicales, les zones de
ont donné aux civilisations qui nous ont précédés
montagne, les estuaires et les récifs coralliens à
une certaine durabilité grâce à laquelle nous sommes
l’échelle planétaire. (Watson et Zakri, 2005).
A c t e s

ici. Celle-ci s’est traduite par une accumulation de


savoirs et du patrimoine qui a, d’une génération à C’est à la faveur des travaux des Nations Unies
l’autre, constitué un héritage culturel, social et toutefois que le terme sustainable development a

49
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

émergé en 1971 (Villeneuve, 1998, 2005 ; Guay, lutte aux changements climatiques ou pour la fabri-
2004). Les deux dernières décennies du vingtième cation de médicaments ou le diagnostic précoce de
siècle auront été celles de la «durabilité», du moins certaines maladies? Avec Kulshrestha (2004), on doit
dans le discours, puisque bien peu des changements admettre que la durabilité est un concept qui évolue
qui seraient nécessaires à infléchir les tendances qui selon les connaissances disponibles, les modes de
nous font qualifier aujourd’hui le développement de production, les pratiques, le degré de développement
non durable ont été mis en œuvre pendant que tout économique et les changements sociaux. Ce qui était
le monde se drapait dans la volonté affirmée de faire considéré durable il y a cinquante ans peut très bien
du développement durable (Viederman, 2003). ne plus l’être aujourd’hui et ce qui est qualifié de
durable aujourd’hui ne le sera pas nécessairement
Le concept de durabilité dans cinquante ans.
La « durabilité a été érigée en dogme par les Les choses qui durent ont du bon et on suppose
écologistes, comme si une société qui n’était pas que c’est la qualité de leur fabrication qui explique
durable pouvait, du jour au lendemain, devenir leur durée. Les idées et les comportements qui
durable par une meilleure protection de l’environ- durent ne relèvent pas nécessairement de la même
nement et par une répartition plus équitable des logique. On peut penser que leur durée ne relève pas
bénéfices du développement. Ce discours est aujour- simplement de leur qualité ou de leur pertinence,
d’hui passé dans le vocabulaire politique. Que ce soit mais simplement du rapport de force qu’entre-
par le tourisme durable, l’agriculture durable, la tiennent ceux qu’elles avantagent. Ainsi, il convient
foresterie durable et même la profitabilité durable de moduler la notion de durabilité selon les pôles
et – entendu à Radio-Canada le 2 avril 2005 – qu’on étudie, la durabilité écologique étant entendue
l’écologie durable (sic) et la compétitivité durable1, il comme le maintien de conditions écologiques à
semble que la faculté de se maintenir soit devenue l’intérieur desquelles les espèces et les écosystèmes
l’ultime vertu dans un monde en changement. peuvent continuer leur évolution et maintenir le
Di Castri (1998) souligne ce paradoxe et rappelle niveau des services écologiques qu’ils rendent à
que la seule chose qui soit durable dans l’histoire du l’humanité. La durabilité économique, quant à elle,
vivant, c’est le changement et l’adaptation. vise à maintenir les échanges qui permettent aux
sociétés humaines de satisfaire leurs besoins par des
Viederman (2003) définit la durabilité comme
échanges de leurs avantages comparatifs, tandis que
un processus participatif qui a un début, mais pas de
la durabilité sociale vise la cohésion des sociétés et
fin, une vision de l’avenir, un idéal et un but. Selon
l’efficacité de leurs mécanismes de gouvernance, alors
le même auteur, il s’agit d’une représentation sociale
que la durabilité éthique vise l’équité des termes de
qui ne pourra jamais être réalisée dans les faits,
l’échange économique, le partage des richesses et la
puisque la compréhension que nous en avons change
création de marges de manœuvre pour les géné-
à tout moment. Ainsi, les découvreurs de l’ADN,
rations à venir. Comme on le voit, ces quatre dimen-
Watson et Crick, avaient-ils le dessein de faire du
sions sont étroitement imbriquées et les décisions
développement durable en 1954? Pourraient-ils être
prises dans le but d’en favoriser une peuvent imposer
tenus responsables des dommages potentiels portant
une charge sur une autre. Comme trois de ces
atteinte à la biodiversité et que certains voudraient
dimensions sont essentiellement associées aux
attribuer aux OGM? Ou, au contraire, devrait-on les
sociétés humaines, la durabilité est un projet qui doit
féliciter de la possibilité qui nous est donnée de
être largement partagé et qui se construit sur l’envi-
A c t e s

préserver la diversité génétique et de l’utiliser pour la


ronnement local, régional et planétaire. La finalité
ultime de la durabilité n’est pas la conservation de la
1. Projet Vert du Gouvernement canadien pour la réduction nature, mais bien celle de l’humanité. Après tout, la
des gaz à effet de serre, 2005, p. 21.
nature n’a pas d’éthique ni de projet.
50
Les dimensions du développement durable

Les limites de la durabilité nouvelle répartition des richesses et de la consom-


Il est indéniable que le maintien des écosystèmes et mation. Pour notre part, nous croyons qu’il y a
des mécanismes entretenant la vie est une compo- d’immenses marges de manœuvre pour la création
sante incontournable de la durabilité. Lorsque le de richesses – et leur répartition plus équitable, mais
Millenium Ecosystem Assessment annonce que nous dans un contexte où on réussit à augmenter
sommes à la veille de ruptures importantes de la l’efficacité globale de la société, où on intègre au prix
capacité de support planétaire et d’une défaillance des biens les externalités environnementales et,
probable, d’ici les cinquante prochaines années, des surtout, où on dématérialise la croissance par
écosystèmes à continuer de rendre les services dont exemple en créant de la valeur ajoutée par la culture
l’humanité bénéficie aujourd’hui (Watson et Zakri, plutôt que par la consommation de biens matériels.
2005), on entrevoit très certainement l’une des Ainsi, durabilité n’égale pas stabilité, mais capa-
limites de la durabilité. Un effondrement des capa- cité d’adaptation. Selon le paramètre de l’équation
cités de support des écosystèmes se traduira par une auquel on s’adresse – croissance de la population,
difficulté croissante des populations à tirer leur variations climatiques ou cycles biologiques, crois-
subsistance des flux renouvelables des ressources, ce sance économique –, les sphères s’interpénètrent et
qui engendre des impacts tant dans la sphère se fécondent mutuellement. Elles peuvent aussi se
économique que dans la sphère sociale, comme nous détruire ou être cannibalisées par l’avidité de
le montre le drame de la surpêche à l’échelle quelques-uns qui, manquant de vision systémique,
mondiale (Académie des Sciences, 2003). mettent en péril l’ensemble sous prétexte de
La situation précaire de millions de personnes, s’approprier les avantages perçus à court terme de ce
même dans les pays industrialisés, montre bien, au- qu’on appelle le «développement».
delà des objectifs des Nations unies pour le millé- Pendant toute l’histoire de l’humanité et jus-
naire, que, sans intervention sociale, le «développe- qu’aux années 1970 dans les pays industrialisés,
ment » ne suffit pas à répartir les ressources « plus » a toujours été synonyme de « mieux ». C’est
naturellement. On imagine qu’à l’échelle planétaire, sur cette base que la société industrielle a été un
l’équité entre les populations ne suffit pas elle non succès, réussissant à dépasser, par sa capacité de pro-
plus à garantir un minimum vital et qu’il est peu duire, la croissance des besoins de base des popu-
probable que la délocalisation des activités de lations. Aujourd’hui, cette vérité est battue en
production industrielle intensives vers les pays en brèche, comme en témoignent l’épidémie mondiale
développement contribue réellement à résoudre ce d’obésité et la croissance des flux de matières rési-
problème. Cette pauvreté2 se traduit trop souvent duelles dans les pays industrialisés.
par une dégradation du tissu social et par une
Soulignons, enfin, des limites subjectives à la
détérioration de l’environnement liées à la précarité
durabilité: l’acceptabilité sociale, la pauvreté relative
des moyens d’existence.
entretenue par la publicité commerciale, l’impératif
Faut-il pour autant prôner la croissance zéro de de croissance érigé en vertu suprême, la mondia-
l’économie mondiale ou même une décroissance lisation des échanges, le sentiment d’insécurité lié au
comme le soutiennent plusieurs ? Cette option terrorisme international, le vieillissement de la popu-
signifierait qu’il faille, à l’échelle mondiale, une lation dans les pays industrialisés et la liberté sans
limite des médias combinée à leur devoir très relatif
de rigueur et d’indépendance.
A c t e s

2. N’oublions pas que la pauvreté est une mesure relative car


«là où il n’y a pas de richesse, il n’y a pas de pauvreté» mais
on peut penser que les populations obligées de vivre avec
moins de un dollar par jour sont pour le moins démunies
de moyens d’échange économique avec leurs voisins.

51
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Le développement durable emplois, notamment là où les besoins essentiels


Gendron (in Guay et coll., 2004), à la suite de ne sont pas couverts;
Gilbert Rist, nous rappelle que la notion de dévelop- – vivable pour les individus et les collectivités, donc
pement est née d’une métaphore biologique qui orienté vers la cohésion sociale et l’accès pour
suppose la réalisation d’un plan prédéterminé qui tous à une haute qualité de vie.
devrait amener une société «sous-développée» vers un Le professeur Francesco di Castri, directeur
niveau d’avancement jugé acceptable, à l’image des émérite de recherche au CNRS de Montpellier et
nations industrialisées dites aujourd’hui « dévelop- président d’honneur de la Chaire en Éco-Conseil,
pées». Cependant, on peut aussi considérer le déve- rappelle à juste titre que:
loppement comme une volonté de réaliser un projet,
une projection d’une idée dans le futur, un plan pour Le concept de développement durable vient surtout
du rejet du modèle de développement à ce jour, dans
changer des choses qui, à l’analyse, paraissent actuel- lequel la dégradation de l’environnement est trop
lement insatisfaisantes. Dans cette perspective, le intense, les injustices et les inégalités sociales et géo-
développement souhaité s’associe à des moyens mis politiques sont trop flagrantes, la motivation et
en œuvre pour satisfaire des besoins humains et non la compréhension des populations locales – des
pas globalement la réalisation déterministe d’un citoyens – sont trop négligées. Surtout, le mode de
«progrès»3. Il résulte de la prise en mains des acteurs développement actuel ne donne pas les points de
par un processus d’autonomisation, des gens de plus repère, les stimulations et le minimum de sécurité et
en plus habilités à réaliser des choses par eux-mêmes, de solidarité sans lesquels on ne peut plus percevoir
la raison d’être et de se développer.
disposant de tous les instruments, des connaissances
et du pouvoir nécessaires à cette fin et capables de s’en André et coll. (2003) analysent les raisons qui, à
rendre compte et d’agir en conséquence, ce qu’on la racine même de la notion de développement,
appelle l’empowerment (di Castri, 2002). Nous consi- expliquent sans doute la multiplicité des tentatives
dérerons ici le développement comme un processus qui ont été faites pour définir ce que tout le monde
visant à tester une hypothèse: celle de l’amélioration voudrait bien voir comme une forme différente de
des conditions de vie humaines par une action sur le développement, un nouveau paradigme destiné à
réel. Comment ce processus de changement, qui vise remplacer l’exploitation destructive des ressources
la durabilité dans un nouvel état du système, peut-il naturelles et humaines qui résulte des excès de la
se qualifier? société industrielle.
Brodhag et coll. (2004) présentent le dévelop- Le développement durable demeure donc un
pement durable comme un développement qui est à projet constamment réinventé, qui se veut inclusif et
la fois: généreux, mais qui se construit sur la controverse. Sa
viabilité reste une hypothèse à démontrer par l’his-
– supportable pour les écosystèmes dans lesquels
toire. Le rôle des éco-conseillers comme acteurs et
nous vivons, donc économe en ressources natu-
promoteurs du développement durable (Villeneuve
relles et aussi propre que possible;
et Huybens, 2002) ne doit pas être de faire « le »
– viable, autosuffisant à long terme, c’est-à-dire développement durable, mais plutôt d’accompagner
fondé sur des ressources renouvelables et auto- les acteurs intéressés à s’engager dans une démarche
risant une croissance économique riche en qui soit plus large, plus généreuse et plus inclusive,
en espérant que celle-ci nous ménage des marges de
manœuvre pour l’adaptation aux changements qui
A c t e s

3. Il ne faut pas ici accorder au mot «progrès» une connotation


idéologique. Il s’agit simplement de mesurer un déplace- ne manqueront pas de se produire dans l’avenir et de
ment dans l’espace ou dans le temps, sans égard à une corriger les erreurs qui ne manqueront pas de résulter
finalité. Ainsi, on peut progresser selon des coordonnées
cartésiennes même si on repasse par le point d’origine.

52
Les dimensions du développement durable

de l’insuffisance de nos connaissances actuelles. Par- objectifs communs, des indicateurs cohérents et
dessus tout, il convient que la démarche permette de des moyens conséquents pour y parvenir.
questionner et de hiérarchiser les besoins qui • La portée des projets qui se veulent du dévelop-
justifient le «développement». En effet, la définition pement durable se trouve être elle-même une
la plus citée qu’on veut lui donner, celle de la difficulté. En effet, comment des individus
Commission Brundtland, interpelle, au premier peuvent-ils imaginer s’attaquer à des problèmes
chef. la satisfaction des « besoins » de la génération globaux comme les changements climatiques ?
actuelle et des générations futures. Dans une société Les actions locales ont-elles une chance de
où la création de besoins est le moteur de la changer quelque chose ? Comment articuler la
croissance économique, il importe de se poser la satisfaction d’un besoin local et immédiat avec la
question de leur nécessité et des valeurs qui président préservation d’un futur incertain et global pour
à la décision de les satisfaire, question relevant donc des générations futures dont on ne connaît pas
de l’éthique. les besoins?
Dans la foulée de l’évolution biologique non • Le développement durable a beaucoup fait parler
déterministe de laquelle notre espèce est issue, il s’agit de lui sur les tribunes diverses, mais, sur le
donc plutôt d’un processus continu d’adaptation, terrain, on doit gérer des réalités qui sont d’abord
d’une façon de penser différente et qui fait place à des constructions sociales issues de représen-
l’innovation tout en se nourrissant de l’existant, que tations. Les décisions sont la plupart du temps
d’un objet concevable vers lequel on peut progresser éclairées par des connaissances très lacunaires,
systématiquement et atteindre sans coup férir. voire inexistantes, pour satisfaire des besoins
Il s’agit alors de faire du bricolage dans le sens le plus contextuels qui ne sont pas hiérarchisés par
noble du terme, un peu comme le « bricolage de la l’éthique. Le droit prédomine sur la connaissance
nature» qui a été, et est encore la force et l’essence de scientifique, le capital sur l’enracinement cultu-
l’évolution biologique, qui crée la diversité des gènes, rel, l’appât du gain sur la précaution, la logique
des espèces et des écosystèmes. Le bricolage implique marchande sur l’équité sociale, etc. Comment
la nécessité d’être spécifique, d’avoir de l’initiative, et réconcilier ou du moins gérer ces éléments dans
un objectif précis, d’utiliser les potentialités et les une recherche de la durabilité au nom du
éléments dont on dispose, et de ne pas se forcer à
développement?
imiter ce que font les autres. Les solutions de ce
bricolage universel, tout comme il est arrivé à Enfin, avec di Castri (2002), signalons trois
l’évolution biologique et à l’évolution culturelle au constats:
cours de l’histoire de la nature et de l’homme, ne
peuvent qu’amener à la diversité et à l’innovation. 1. Le développement est dynamique, le durable
(di Castri, 2002). statique, le système est conçu comme fermé et
déterministe alors que, dans la réalité, le système
Les difficultés d’application est ouvert et imprévisible;
Quand vient le temps de mettre en œuvre un 2. On met l’accent sur la conservation des res-
développement qui se veut durable, on se heurte à sources naturelles alors que ce sont les ressources
de nombreuses difficultés: humaines qui génèrent le développement au
moyen de l’adaptation culturelle au changement;
• De bien des façons, la nature floue du concept,
3. Le développement durable pensé comme idéo-
même s’il est rassembleur, pose problème quand
logie n’est pas garant d’une démarche pragma-
A c t e s

il s’agit de se donner une représentation com-


tique et responsable sur le terrain pour répondre
mune, et surtout lorsqu’on doit se fixer des
aux besoins légitimes des communautés au
présent.

53
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Sans prétendre résoudre ces paradoxes et répon- La grille d’analyse4 est composée de quatre
dre à ces questions, nous nous permettrons de sug- tableaux regroupant des principes, des lignes direc-
gérer quelques éléments porteurs issus de l’expérience trices et des critères issus de divers travaux et du
des éco-conseillers et des travaux de la Chaire de consensus des multiples personnes qui ont participé à
recherche et d’intervention en Éco-Conseil. son élaboration et qui l’ont utilisée au cours des
années. Elle peut être utilisée comme outil de plani-
Le modèle du tétraèdre et la grille fication, d’évaluation, de comparaison d’options et
d’analyse même pour faire émerger le modèle implicite ou
explicite de développement durable à la lecture d’un
Le thème du développement durable est enseigné à
ouvrage5.
l’UQAC depuis l’automne 1988 comme objectif de
cours explicite. Cette année-là, le cours «Biosphère, Chacun des critères peut être pondéré et ensuite
ressources et sociétés » était développé grâce à un évalué, de telle sorte qu’il est possible de comparer
contrat de recherche avec le Programme interna- entre eux des projets qui ont des fins semblables, par
tional d’éducation relative à l’environnement de exemple deux projets industriels en concurrence.
l’UNESCO. Cette subvention visait à développer un Chacune des quatre dimensions du développement
cours universitaire général pour l’éducation relative durable est ensuite évaluée par un indicateur compo-
à l’environnement. C’est au terme de ce cours qu’est site qui est intégré dans le tétraèdre. Cette figure est
née l’idée de faire du Saguenay–Lac-Saint-Jean une une représentation qui sert à illustrer les éléments les
région laboratoire pour le développement durable, plus faibles et les plus forts d’un projet. Cette
projet qui a connu un grand succès auprès des États approche permet de se questionner systématique-
généraux de l’environnement et qui, par la suite, a ment sur les impacts d’un projet et doit idéalement
été retenu lors de la Conférence socio-économique être utilisée dans un processus impliquant plusieurs
régionale de 1991. C’est ce projet qui a donné nais- acteurs, réunis autour d’un objectif commun, celui
sance au Centre québécois de développement de l’amélioration continue des projets.
durable (CQDD) en 2001.
L’analyse de projets s’inscrivant dans le paradigme La Chaire de recherche
du développement durable nécessitait une grille de et d’intervention en Éco-conseil
référence et un modèle qui ont été développés, en La Chaire de recherche et d’intervention en Éco-
particulier à travers les cinq éditions de l’Université conseil a été créée par l’Université du Québec à
d’été internationale sur le développement durable de Chicoutimi. Il s’agit d’une chaire privée financée par
1991 à 1996. Cette grille a ensuite été formalisée et les contributions de partenaires industriels ou
utilisée pour plusieurs projets, politiques ou pro- institutionnels et par des revenus résultant du travail
grammes et améliorée à l’usage par les suggestions des des professeurs qui y œuvrent. La Chaire fonctionne
éco-conseillers qui l’appliquent dans le cadre de leurs dans une approche qui fait place à la recherche
fonctions (Villeneuve, 2004). La grille est un outil comme à la pratique et qui maintient le lien avec le
permettant de se donner des repères pour l’analyse de réseau des éco-conseillers dont elle met en valeur les
projets. Elle permet de construire une représentation travaux. La Chaire reçoit des contrats de recherche
simple sous forme d’un diagramme barycentrique, le
tétraèdre, qui illustre la prise en compte relative des 4. Villeneuve, C. (2004), Comment réaliser une analyse de
quatre pôles d’intérêt que soulève la recherche du développement durable ?, UQAC, disponible sur le site
http://dsf.uqac.ca/eco-conseil section Cours 1 ECC 803
A c t e s

développement durable. Analyse et synthèse de projets de développement durable


5. Cette nouvelle utilisation a été imaginée par les étudiants
de la quatrième cohorte du DÉSS en Éco-conseil à la
session d’hiver 2005.

54
Les dimensions du développement durable

ou initie avec le milieu des travaux auxquels elle à celles du gouvernement du Québec sur l’avant-
associe les étudiants et les diplômés. Actuellement, projet de loi sur le développement durable6.
les trois professeurs principaux du programme de
DÉSS en Éco-conseil sont responsables de l’ensem- Les éco-conseillers
ble de projets de la Chaire, ce qui favorise leur et le développement durable
intégration dans les cours. Les travaux accomplis
Les travaux de la Chaire sont étroitement liés à la
jusqu’à maintenant par la Chaire permettent d’appli-
formation des éco-conseillers. Elle engage des éco-
quer l’approche éco-conseil et d’en formaliser les
conseillers diplômés, mais encadre les travaux de
caractéristiques en permettant la reconstruction de
terrain des éco-conseillers en formation. Tous les
savoirs existants pour répondre aux questions d’ordre
dossiers qui sont acceptés par la Chaire doivent
pratique que se posent divers intervenants.
pouvoir être utilisés à des fins de formation et on
L’approche de la Chaire est donc de faire émerger réalise ainsi un transfert d’expertise utile entre les
les besoins à partir des problèmes rencontrés par les générations d’éco-conseillers, ce qui raffermit les
intervenants qui s’adressent à elle, d’en étudier systé- liens du réseau.
matiquement les composantes et, à travers la grille
Les éco-conseillers se qualifient ainsi comme des
d’analyse, de trouver des pistes susceptibles d’amé-
acteurs et des promoteurs du développement durable
liorer la performance du processus sur plusieurs plans.
(Villeneuve et Huybens, 2002) parce qu’ils disposent
Par exemple, dans la conception d’un outil de gestion
d’outils pour en planifier la mise en œuvre, qu’ils
des matières résiduelles, la grille permet de se
bénéficient d’un savoir faire pour en communiquer
questionner non seulement sur l’efficacité écono-
les avantages sur différents plans, qu’ils savent gérer
mique du plan de gestion, mais aussi sur le cycle de
des groupes multidisciplinaires et faire émerger les
vie des produits, sur les aspects sociaux comme la
besoins d’un ensemble d’acteurs et qu’ils profitent
provenance régionale des îlots de tri et leur fabrication
d’un réseau professionnel riche d’expérience, de
par une entreprise d’économie sociale, sur la
formations diversifiées et efficace. La satisfaction des
sensibilisation et la formation des utilisateurs, mais
employeurs et les réalisations des trois premières
aussi sur les modifications des routines de travail des
cohortes démontrent que d’intégrer une démarche de
concierges, sans oublier, bien sûr, l’efficacité énergé-
développement durable dans son entreprise avec un
tique et les impacts écologiques évités. Dans le secteur
éco-conseiller n’est pas une expérience rédhibitoire.
agroalimentaire, pour analyser la filière bœuf, on
adopte une méthode qui nous permet de comparer
des circuits alternatifs (filière conventionnelle versus C’est le pas qui fait le chemin
filière régionale) et de tirer des conclusions sur les Nul ne peut savoir ce que l’avenir nous réserve.
émissions de gaz à effet de serre, mais aussi sur la Pourtant, l’humanité a la capacité de se projeter dans
sécurité économique des producteurs, le bien-être des le futur et d’imaginer des possibles qui sont
animaux et la fierté régionale. La Chaire produit aussi construits à partir de ses connaissances, de son
des travaux scientifiques plus conventionnels comme histoire et de ses rêves. L’idée d’un développement
la veille sur les changements climatiques ou le déve- durable résulte de ce processus. Comme nos ancêtres
loppement de grilles d’analyse et de tableaux de bord auraient difficilement pu concevoir ce que nous
d’indicateurs de développement durable, des projets vivons, il est peu probable que nous puissions
d’analyse environnementale ou des projets d’éduca- anticiper un avenir éloigné de plus de quelques
tion à l’environnement et à l’éco-citoyenneté. La décennies.
A c t e s

Chaire participe aussi aux consultations publiques


dans les domaines qui la touchent et, tout récemment,
6. On peut trouver les travaux de la chaire accessibles au
public sur le site http://dsf.uqac.ca/eco-conseil

55
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Le signal de la crise de l’environnement mondial Guay, L, Doucet, L., Bouthillier, L. et Debailleul, G.


et l’évidence de notre fragilité croissante comme (dir.) (2004), Les enjeux et les défis du dévelop-
société devraient interpeller notre instinct de conser- pement durable, Connaître, décider, agir, Presses
vation. Personne encore n’ayant connu dans l’histoire de l’Université Laval.
une situation qui ressemble à celle qui attend nos
Kulshreshtha, S. N. (2004), Agricultural Practices as
enfants, l’engagement de notre génération envers le
Barriers to Sustainability, dans Public Policy in
développement durable n’est pas garant de notre
Food and Agriculture, from Encyclopedia of Life
capacité d’éviter les crises qui ne manqueront pas de
Support Systems, Developed under the Auspices
nous affecter. Cependant, cet engagement ne peut que
of the UNESCO, Eolss Publishers, Oxford, UK.
s’avérer bénéfique, car il implique un développement
de meilleures connaissances, une plus grande efficacité Moreau, J.-F. (2004), L’environnement dans le processus
dans l’utilisation des ressources, un potentiel d’inno- d’hominisation, Cours aux éco-conseillers.
vation accru et une solidarité planétaire et intergéné- Viederman, S, (2003), Sustainability dans Journalism
rationnelle explicite. Nos descendants sauront dire si and Mass Communication, from Encyclopedia
nous avons fait du développement durable, en atten- of Life Support Systems (EOLSS), Developed
dant, c’est le pas qui trace le chemin. under the Auspices of the UNESCO, Eolss
Publishers, Oxford, UK.
Bibliographie Villeneuve, C. (1998), Qui a peur de l’An 2000 ?,
Académie des Sciences, (2003), Exploitation et UNESCO et Éditions MultiMondes.
surexploitation des ressources marines vivantes,
Rapport sur la science et la technologie no 17, Villeneuve, C. (2003), «La recherche pour le déve-
Éditions TEC et DOC, Lavoisier. loppement durable, à la recherche du développe-
ment durable », Liaison Énergie-Francophonie,
Acot, P. (2004), L’histoire du climat du Big Bang aux IEPF, no 61, 4e trimestre 2003, p. 14-19.
catastrophes écologiques, Éditions Perrin, Collec-
tion Tempus. Villeneuve, C. (2004), Comment analyser un projet
de développement durable, Chaire en Éco-conseil,
André, P., Delisle, C. et Revérêt, J.-P. (2003), L’éva- 54 pages + grille.
luation des impacts sur l’environnement, Presses
internationales Polytechnique. Villeneuve, C et Huybens, N. (2002), « Les éco-
conseillers, promoteurs et acteurs du développe-
Brodhag, C. Breuil, F., Gondran, N. et Ossama, F. ment durable », VertigO, revue en sciences de
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Éditions MultiMondes, p. 66.
Watson, R.T. et Zakri A.H. (2005) (co-chair), Mille-
Di Castri, F. (1998), «La fascination de l’An 2000», nium Ecosystem Assesment Report, United Nations
dans Villeneuve, C. (1998), Qui a peur de l’An Environment Program.
2000?, UNESCO et Éditions MultiMondes.
Di Castri, F. (2003). Éditorial, revue Liaison Énergie- Site Internet
Francophonie, Institut de l’énergie et de l’environ- http://dsf.uqac.ca/eco-conseil/
nement de la Francophonie (IEPF) no 61, 2003,
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A c t e s

Di Castri, F.(2002). Les conditions gagnantes du déve-


loppement durable, Actes du Colloque Interna-
tional Francophonie et développement durable,
p. 1-14.

56
Éthique et développement durable
André BEAUCHAMP
Théologien et environnementaliste
abeauchamp@cjf.qc.ca

Le développement durable s’articule sur trois dimensions convictions profondes qu’ils estimaient être la vérité.
bien connues: économique, sociale et écologique. Cha- Maintenant nous avons des idées, parfois des opi-
cune de ces dimensions se présente comme un champ nions et des sentiments, mais il n’y a plus consensus
conceptuel spécifique qui donne lieu à la constitution sur la nature humaine, sur ce que c’est que d’être un
d’un discours éthique lui-même diversifié. L’éthique du homme et une femme. Alors nous demandons des
développement durable ne peut pas se satisfaire de cette réponses à l’éthicien. Suffit-il qu’il cite Kant, Jonas
dispersion et doit creuser sa propre perspective. Elle se et Habermas ou Rawls et Ricœur pour nous rassu-
doit donc de constamment tenir ensemble ses trois rer? La demande éthique va croissant. Tant mieux en
dimensions, être inclusive de tous les acteurs, être une un sens. Voyons ici aussi une invitation à la vigilance
éthique du processus et s’efforcer de prendre en compte pour éviter toute mystification.
les générations à venir. L’éthique du développement en
Comme chacun sait, il y a dans le développe-
est encore à ses tout premiers balbutiements.
ment durable une triangulation : une dimension
économique, une dimension écologique, une dimen-
Éthique et développement durable sion sociale. Il y a pour chacune des pointes du
Il est dit de l’éthicien qu’il est un nomade polyglotte triangle une ou même plusieurs éthiques existantes.
(Malherbe, 2000). Mais c’est un éthicien qui dit cela.
En termes de tous les jours, cela veut dire qu’une des De l’éthique de développement
tâches de l’éthicien est d’aider les gens à se com- à l’émergence du développement
prendre. Chacun de nous vit dans une tribu où il durable
cultive et conforte ses convictions profondes, ce que Après la grande crise économique et la Seconde
l’auteur appelle sa morale. Dans la société postmo- Guerre mondiale de 1939-1945, la puissance indus-
derne où nous vivons, il y a ainsi une multitude de trielle a connu une expansion prodigieuse, ce que
mondes ou de tribus, des univers d’intérêts, de Jean Fourastié a appelé « Les Trente Glorieuses »
convictions, de pratiques, où l’individu risque de (Fourastié, 1979) et nous sommes entrés dans la
devenir sectaire. L’éthicien se voudrait un passeur. Il société d’abondance. Au Québec, nous sommes
cherche à comprendre la langue de chaque tribu et, sortis du spectre du manque et de la pauvreté pour
circulant d’une tribu à l’autre, il aiderait les gens à se avoir enfin accès au confort et à la sécurité. C’est
comprendre. Quel beau rôle n’est-ce pas ? Des alors qu’un peu partout on a commencé à creuser la
observateurs extérieurs pourraient aussi dire que distinction déjà soulevée depuis le XIXe siècle entre
l’éthicien est un fauteur de troubles, disons plus la croissance et le développement. La croissance
crûment un emmerdeur, moins un passeur qu’un renvoie à une représentation de l’accumulation. Le
A c t e s

attracteur qui nous fait transiter dans son propre développement est une métaphore de type
monde. Pour ma part, j’ai peur de la surenchère biologique. Par ailleurs, avec la fin de l’ère coloniale,
éthique dans la mesure où se crée un nouveau la réflexion sur le développement a donné lieu à une
créneau professionnel. Autrefois les gens avaient des

57
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

autre portant sur le sous-développement et sur la au sein de chaque société, justice internationale entre
manière de sortir de ce dernier. Pouvait-on définir les sociétés et les États ; la dimension humaine du
une stratégie efficace du passage de l’un à l’autre? développement intégral, thème très riche qui mènera
Aux États-Unis comme en Europe, il y eut beau- aux discours sur la qualité de la vie. Toujours ici la
coup de réflexions sur le développement, ses distinction entre l’être et l’avoir. Nos débats sur la
conditions, ses exigences. Je pense entre autres aux simplicité volontaire sont dans le prolongement de
travaux de l’économiste français François Perroux et ce courant.
à l’œuvre inlassable de Léon-J. Lebret, le fondateur La réflexion autour du développement s’est cons-
du groupe Économie et Humanisme. En 1967, le tituée à une époque où on ne percevait pas encore les
pape Paul VI lançait une encyclique intitulée « Le limites de l’écosystème et où les questions débattues
Développement des peuples», appel vibrant pour un étaient celles des blocs politiques de l’URSS et de
développement intégral, c’est-à-dire de tous les l’Occident. On s’interrogeait aussi sur le bon système
humains et de tout l’humain, appel à un dévelop- économique, capable d’atteindre les objectifs visés:
pement solidaire des nations, et donc à la prise en marxisme, capitalisme, troisième voie, socialisme à
compte de la justice et de l’équité, et appel à la visage humain, etc.
totalité de l’expérience humaine et non seulement
aux seuls processus de consommation. On disait L’éthique de développement
alors se centrer sur l’être plutôt que sur l’avoir. durable
Aujourd’hui, on parle dématérialisation de la C’est pourquoi, lorsque l’expression développement
richesse, mais on parle finalement de la même chose. durable est apparue, elle a été tout de suite perçue
Ricardo Petrella a relancé l’idée de bien commun comme une problématique d’abord écologique,
(Petrella, 1996). C’est une idée tout à fait tradi- puisque le développement durable pose a priori la
tionnelle qui nous vient de l’antiquité chrétienne. En question des limites et des contraintes, celles du
1967, Paul VI disait candidement: «Nul n’est fondé milieu écologique en regard de nos techniques et
de réserver à son usage exclusif ce qui passe son celles de l’organisation de nos sociétés.
besoin, quand les autres manquent du nécessaire »
(Paul VI, 1967, p. 73). Nous l’avons dit précédemment, à l’horizon de
l’éthique du développement durable, il y a toujours
Bien sûr, dans sa formulation un peu simpliste la trois autres champs éthiques qui se profilent, qui
thèse paraît bien naïve et le monde des affaires ne correspondent aux trois pointes du triangle et qui
partage pas ce radicalisme. Il y a d’autres éthiques ont donné lieu à des développements considérables :
possibles des affaires. Mais il faut comprendre qu’il y
avait déjà un débat éthique fort sérieux sur le déve- – une éthique de la satisfaction des besoins et donc
loppement et sur le sous-développement de même de la production et de l’entreprise;
que sur les affaires. L’arrivée du développement – une éthique de l’équité;
durable en ce sens n’est pas le prolongement de la – une éthique de l’environnement.
réflexion antérieure mais une rupture, car la thèse du
développement en soi vient se briser sur le problème L’éthique de la production et de l’entreprise fait
des limites écologiques du milieu. C’est pourquoi, il l’objet de nombreux développements, car elle pose
faut repartir la réflexion sur de nouvelles bases. entre autres les questions du profit, du management
interne, du rapport aux partenaires, du rapport aux
Au fond, la longue réflexion autour du dévelop- actionnaires et des relations de l’entreprise au milieu
A c t e s

pement et du sous-développement a conduit à un social1. De son côté, la réflexion sur la justice fait
mûrissement de la pensée dans au moins deux
dimensions: la dimension de la justice, justice sociale 1. Parmi une documentation abondante, retenons Mercier,
1999.

58
Les dimensions du développement durable

l’objet d’une recherche abondante, tant en ce qui avoir pour objectif de permettre aux sociétés très
touche la justice sociale, notamment autour de John pauvres de s’inscrire dans le développement durable.
Rawls et du concept d’équité, qu’en ce qui concerne C’est à mon avis dans ce contexte qu’il faudrait situer
la dimension proprement internationale. Que dire la pensée d’Ulrich Beck. Dans son ouvrage sur le
des débats récents et très vifs autour de la mondia- risque, Beck a d’abord construit son système sur le
lisation et de l’exploitation des ressources com- refus du risque et sur l’heuristique de la peur. À ses
munes2 ? Enfin l’éthique de l’environnement a connu, yeux, la tâche urgente serait le renversement de la
surtout aux États-Unis, un développement prodi- situation (Beck, 2001). Dans son ouvrage le plus
gieux, depuis les approches deep jusqu’aux approches récent, Beck plaide pour une transformation de la
carrément anthropocentriques (Beauchamp, 1993). société actuelle en voie de mondialisation et de
Fondamentalement, les divers courants de globalisation vers un État cosmopolitique (Beck,
l’éthique de l’environnement ont réintroduit la terre 2003). Sans cette transformation, à son avis, les
au sein de la communauté éthique. Cela est haute- contradictions actuelles ne se dénoueront pas. Ces
ment paradoxal puisque la terre et la nature sont perspectives sont intéressantes, car elles laissent
devenues des partenaires éthiques alors que la notion entrevoir l’ampleur du combat proprement politique
même de nature humaine s’est dissoute. La nature à livrer. Mais, entre-temps, il faut aussi agir ici et
tend à devenir un sujet de droit, l’être humain tend maintenant et la mise en œuvre du développement
à devenir une machine (voir, entre autres, Habermas, durable est probablement la meilleure stratégie
2001). disponible (Parizeau, 2004).

Chacun des champs éthiques évoqués ici, Y a-t-il des principes éthiques spécifiques du
appelons-les production-équité-environnement, se développement durable qui ne soient pas déjà inclus
développent au silo et nous fournissent une panoplie dans les éthiques sectorielles évoquées précédem-
de considérations éthiques du plus haut intérêt. Et ment ? Ces dernières constituent-elles un bassin de
que dire des champs annexes de la bioéthique et de principes ou de règles éthiques parmi lesquels il
l’éthique de la recherche! suffirait de choisir, par exemple le principe de
précaution, l’équité procédurale, la prise en compte
Mais le développement durable est un concept des autres générations, la libération animale, la
paradoxal, puisqu’il est plus un processus qu’un sauvegarde des espèces ou des critères à caractère
concept arrêté et qu’il pose comme postulat d’asso- technique de mise en œuvre comme l’absence de
cier constamment les trois pôles constitutifs de son perte nette d’habitats?
principe: satisfaire les besoins humains, respecter les
équilibres écologiques et assurer l’équité intra et Quand on participeà une audience publique sur
intergénérationnelle. Beaucoup de gens pensent, dès l’examen des impacts d’un futur projet, il est inté-
le point de départ, que le concept de développement ressant de voir les intervenants puiser abondamment
durable est une supercherie, que nous sommes déjà dans le stock des critères, principes et valeurs ample-
rendus trop loin et qu’en conséquence la seule ment mis en œuvre dans les éthiques sectorielles.
éthique possible et légitime est celle de la décrois- Cela montre à quel point l’être humain est un
sance. On parle ainsi « d’objecteurs de croissance ». animal éthique, un être inquiet du sens de ses gestes
Mais la décroissance ne devrait pas être un simple et de l’ampleur de ses responsabilités.
retour en arrière ni un renoncement à la rationalité Mais faisons un effort pour aller plus loin. En
(Aries, 2005). Il faut au moins postuler que la essayant de définir l’éthique du développement
A c t e s

décroissance dans les pays riches et développés devrait durable, je dirais que c’est d’abord une éthique
du processus. Le développement durable est un
2. Parmi là aussi une documentation pléthorique, retenons concept en mouvement qui dépend constamment
Van Parijs, 1991.

59
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

des meilleures connaissances que nous pouvons avoir à l’exclusion, la complexité à la simplicité, c’est là
sur le milieu écologique, de l’état de la société et des une épreuve profonde.
techniques dont cette dernière dispose, de la nature
Troisièmement, l’éthique du développement
des besoins humains, besoins de plus en plus condi-
durable est une éthique du processus qui se rap-
tionnés par la culture, les valeurs et le système de
proche de ce que Rawls appelle l’équité procédurale.
communication existant. L’éthique aime en général
Si plusieurs acteurs sont concernés, il faut agir de
les situations nettes et claires. Ici, au contraire, tout
manière à ce que chaque acteur ait des chances égales
est en mouvement.
d’être entendu, que les règles soient claires et les
L’éthique du développement durable, donc, mêmes pour tous et que le processus lui-même soit
postule a priori la nécessité de tenir constamment transparent et vérifiable par tous. L’expérience m’a
compte des trois dimensions : économique, sociale, appris que bien peu de gens consentent à cela. Les
écologique. Chacun de nous a sa sensibilité: la mienne militants, de droite ou de gauche, veulent toujours
s’inscrit dans la séquence suivante: sociale, écologique, empêcher les autres d’intervenir. Quand Sartre
économique. Il y a six permutations possibles en s’opposait à quelqu’un, il le traitait de salaud.
considérant que chacun de nous a des préférences pour Aujourd’hui, les épithètes pollueurs, anarchistes,
l’un des trois pôles du développement durable: sociale- oiseaulogues surgissent. Sur ce point, il me semble
économique-écologique; sociale-écologique-écono- que nous assistons à une radicalisation des acteurs et
mique; économique-écologique-sociale; économique- à un refus d’écouter les autres. Les écouter serait
sociale-écologique; écologique-sociale-économique; supposément entrer dans leur jeu et le compromis
écologique-économique-sociale. Mais il faut toujours apparaît comme une compromission. De toute
tenir les trois dimensions. À mon sens, il n’y a pas ou façon, on considère la position et les valeurs des
presque pas de dialogue possible avec les gens d’une adversaires comme illégitimes. J’ai vu beaucoup de
seule conviction menée à bout, écologique, sociale ou cela dans le débat sur la production porcine et, plus
économique. La condition de possibilité de l’éthique récemment, dans la grève des étudiants. Sur chaque
du développement durable est donc de tenir compte point de discussion, il suffirait de globaliser et de
de la complexité. Cela est vrai de toute démarche s’installer dans un discours idéologique toujours
éthique véritable. Dans le cas du développement irréfutable. Au contraire, l’éthique du processus nous
durable, cela est particulièrement vrai et doit être renvoie à une éthique de la discussion et à différents
inscrit méthodologiquement dans l’élaboration du codes procéduraux dont il faut convenir. C’est là une
discours éthique. Je n’ai pas vu d’ouvrage spécialisé en œuvre de grande ascèse (Hunyadi, 1995).
ce sens, bien que la réflexion progresse vite sur les
Enfin, un quatrième défi de l’éthique du déve-
indicateurs de développement durable.
loppement durable est la prise en compte des
Deuxièmement, l’éthique du développement générations à venir. Dans notre culture, la notion de
durable est une éthique de l’inclusion. En général, progrès est très profondément ancrée dans notre
nous préférons prendre les décisions entre nous, avec représentation du temps et il semble aller de soi que
nos proches et nos collègues. Or, le développement nous laisserons à nos enfants – à la génération
durable postule une inclusion des contraires à savoir suivante devrais-je dire – un héritage alléchant. Or
tous plutôt que quelques-uns, l’égalité plutôt que depuis les analyses du Club de Rome, ce postulat est
l’inégalité, la nature plutôt que l’humain seul. C’est contesté. Nous risquons de laisser des ressources
donc ramer à contre-courant. Il est relativement moindres et un milieu écologique dégradé. D’où le
facile de tenir compte de plusieurs rationalités. Il est
A c t e s

renversement du regard : le principe espérance qui


beaucoup plus complexe de tenir compte de suggérait que demain sera meilleur qu’aujourd’hui
plusieurs acteurs, car la rationalité des acteurs n’est laisse la place au principe responsabilité (selon le
pas celle des champs conceptuels. Préférer l’inclusion beau titre de Jonas, 1992). Dans toutes nos

60
Les dimensions du développement durable

discussions sur le développement durable, les autres Beck, U. (2003), Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de
générations sont convoquées (Blais, 2004). Or, elles la mondialisation, Paris, Alto Aubier, (édition
n’existent pas réellement et nous ne savons jamais si allemande 2002).
nous conditionnons en bien ou en mal leur propre
Blais, F. (2004), « Que devons-nous laisser aux
devenir. Bien sûr, la destruction du capital-nature les
générations futures? Justice intergénérationnelle
prive de biens possiblement essentiels. Nous avons
et développement durable », dans Guay L.,
donc une obligation de réserve ou de substitution à
Doucet L., Bouthillier L. et Débailleul G. (dir.),
cet égard. Mais ils disposeront par ailleurs de savoirs
Les enjeux et les défis du développement durable.
et de savoir-faire, de sciences, de techniques, d’adap-
Connaître, décider, agir, Québec, Presses de
tations institutionnelles et sociales qui leur per-
l’Université Laval, p. 347-362.
mettront potentiellement de régler plus facilement
ou autrement leurs problèmes. C’est ici toute la Habermas, J. (2001), L’avenir de la nature humaine.
question du principe de précaution et de sa mise en Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, nrf
œuvre qui est soulevée avec en arrière-fond les essais.
discussions sur la soutenabilité forte et la soutena- Hunyadi, M. (1995), La vertu du conflit. Pour un
bilité faible (Zacccai, 2001). La prise en compte de monde de la médiation, Paris, Cerf, Humanités.
tiers qui n’existent pas encore, mais que nous per-
cevons comme des partenaires dans l’aventure Jonas, H. (1992), Le principe responsabilité. Une
humaine, illustre une fois de plus la beauté et la éthique pour la civilisation technologique, Paris,
grandeur de la démarche éthique. Quand un enfant Cerf, (édition allemande 1979).
naît, il nous faut apprendre très vite à ne plus fermer Malherbe, J.-F. (1997), La conscience en liberté.
les portes de la même façon, à ne plus laisser traîner Apprentissage de l’éthique et création du consensus,
ses choses, à faire silence, à ne pas conduire sa voiture Montréal, Fides.
de la même façon. L’éthique intergénérationnelle
reflue maintenant sur notre façon même d’assumer Malherbe, J.-F. (2000), Le nomade polyglotte,
notre développement et de penser l’avenir. Montréal, Bellarmin.

Si l’éthicien est un nomade polyglotte, celui qui Mercier, S. (1999), L’éthique dans les entreprises, Paris,
s’intéresse au développement durable l’est à un La Découverte, Repères 263.
niveau encore plus radical. Il doit appréhender le Parizeau, M.-H. (2004), « Du développement au
futur et permettre à ce dernier de structurer déjà développement durable: l’environnement en plus.
notre présent. L’éthique de développement durable Analyse éthique et politique », dans Guay L.,
commence à peine à naître. Nous en sommes encore Doucet L., Bouthillier L. et Débailleul G., 2004.
aux balbutiements.
Petrella, R. (1996), Le bien commun. Éloge de la
solidarité, Bruxelles, Labor.
Bibliographie
Smouts, M.-C. (2005) (sous la direction de), Le
Aries, P. (2005), « La décroissance en débat », développement durable. Les termes du débat, Paris,
Relations, no 699, mars 2005, p. 15-18. Armand Colin.
Beauchamp, A. (1993), Introduction à l’éthique de Van Parijs, P. (1991), Qu’est-ce qu’une société juste ?
l’environnement, Montréal, Éditions Paulines et Introduction à la pratique de la philosophie
Médiaspaul, Interpellation 5. politique, Paris, Seuil.
A c t e s

Beck, U. (2001), La société du risque, Paris, Aubier Zaccaï, E. ( ), « Développement durable » dans
(édition allemande 1986). Hottois, G. et Missa, J.-N., Nouvelle encyclopédie
de bioéthique, p. 269-275.
61
Le développement durable entre durabilité
et développement
Corinne GENDRON
Chaire de responsabilité sociale et de développement durable,
École des sciences de la gestion, UQÀM
Corinne_gendron@uqam.ca

On l’a souvent dit, le développement durable est un durable est un développement qui tient compte de
concept flou dont l’opérationnalisation est difficile. l’environnement, de l’économie et du social, et celle
Il traduit un changement de cap revendiqué par des popularisée par le rapport Brundtland (1987) qui
acteurs, puis par des institutions, qui ont souhaité énonce que le développement durable est un
rompre avec le modèle de développement industriel développement qui permet de répondre aux besoins du
productiviste. C’est que ce modèle s’avère dépassé, présent sans compromettre la capacité des générations
non seulement en regard des enjeux environne- futures de répondre aux leurs. On peut dire de ces
mentaux actuels, mais aussi en regard des inégalités définitions qu’elles sont été non seulement largement
sociales et économiques qui perdurent et s’appro- diffusées mais aussi institutionnalisées comme en
fondissent. Si bien, que loin d’être un effet de mode, font foi de nombreux textes officiels. Ces définitions
la diffusion du concept de développement durable et les textes qui les commentent érigent générale-
traduit un véritable changement de perspective et de ment le développement durable en nouveau para-
valeurs. D’une part, l’activité économique doit digme de développement. Or les discussions entou-
désormais s’inscrire au sein des limites de la bio- rant le concept de développement durable réfèrent
sphère. D’autre part, le partage des richesses ne peut rarement à l’imposant corpus théorique du dévelop-
reposer uniquement que sur une dynamique de pement, comme si elles s’étaient tenues à sa marge.
croissance. Enfin, le progrès ne s’incarne plus tant Situer l’émergence du développement durable dans
dans une industrialisation à outrance que dans une les débats qui ont cours aujourd’hui au sujet du
économie fortement dématérialisée, c’est-à-dire à très développement apporte sans contredit un éclairage
faible intensité écologique. C’est donc à une échelle indispensable à la compréhension de la signification
de projet de société que se définit le développement et de la portée de ce concept.
durable. Le caractère flou du concept de dévelop-
Rappelons tout d’abord que même si on l’emploie
pement durable n’est pas étranger à son succès et à
souvent, le terme développement au sens où on
sa large diffusion. L’adhésion large dont il est l’objet
l’entend aujourd’hui est assez récent. Polysémique, sa
traduit la rupture qui s’opère actuellement au niveau
signification a changé au cours de l’histoire. Mais il est
de la conception du développement et du bien-être
intéressant de souligner à la suite de Rist, qu’à l’origine,
dans nos sociétés : l’idéal industriel est en train de
le concept de développement est construit sur une
basculer vers une autre conception du développe-
métaphore naturaliste, qui envisage l’évolution des
ment et du progrès qui inclut la préservation de
sociétés comme un cheminement inéluctable vers
l’environnement.
l’atteinte d’un potentiel déterminé. L’invention du
Au-delà des débats d’interprétation, deux défini- développement au sens social date de la période de
tions du développement durable sont reconnues
A c t e s

reconstruction de l’après-guerre ; au sortir de la


comme étant les définitions de référence: celle pro- Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont acquis
posée par l’Union mondiale pour la conservation de un poids politique qui leur permet de s’imposer face
la nature (1980), pour laquelle le développement aux anciennes puissances coloniales. Ils mettent de

63
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

l’avant un nouvel ordre mondial dans lequel la dicho- Mais c’est l’avènement de la crise économique
tomie colonisateur-colonisé cède le pas à un discours amorcée par le choc pétrolier des années 1970 et le
d’entraide en vue du développement de tous. Ainsi, la processus de mondialisation qui s’est ensuivi pendant
vision conflictuelle du monde est remplacée par une les décennies 1980-1990 qui marqueront une rup-
conception atomisée d’acteurs nationaux inspirée de ture fondamentale dans la conception du dévelop-
la microéconomie, où chacun peut aspirer à un niveau pement. Alors que les économies du Nord sont
de développement optimal. Théorisée par Rostow, déstabilisées et que la crise sonne le glas des Trente
cette vision du développement comme processus Glorieuses, le tiers-monde éclate en trois blocs : les
culmine dans l’ère de la consommation de masse, stade pays pétroliers, les nouveaux pays industrialisés et les
ultime de développement des sociétés. Les sociétés pays moins avancés. Les années 1980 sont qualifiées
sous-développées sont donc perçues comme étant «en de décennie perdue pour le développement, alors
retard» par rapport aux sociétés industrialisées qui, sur que les pays du Nord tentent de sauver les meubles
la lancée des Trente Glorieuses, sont érigées en modèle. et que les pays du Sud se voient imposer des poli-
Le sous-développement s’explique alors essentielle- tiques d’ajustement structurel drastiques. Le proces-
ment par des blocages internes à l’avènement de la sus de mondialisation économique et financière
société de consommation de masse, dus notamment à vient transformer l’ordre international et bousculer
des structures sociales archaïques. À la même époque les modes de régulation. Au cœur de cette mondia-
et en réponse aux thèses de la modernisation, s’est lisation, s’affrontent deux visions antinomiques du
développé le courant des dependentistas porté par Raul développement et de ses modalités. Héritière de la
Prebish de la CEPAL (Commission économique pour modernisation, la première prône un développement
l’Amérique latine et les Caraïbes). En opposition porté par l’intensification des échanges qui nie la
parfaite avec les thèses de la modernisation, les théories thèse des échanges inégaux, et repose sur des poli-
issues de ce courant réaffirment le caractère conflictuel tiques de libre-échange, de privatisation et de
des rapports Nord-Sud et avancent que le sous- déréglementation. La seconde est portée par l’idée
développement s’explique d’abord et avant tout par les d’une autre mondialisation reposant sur des contre-
liens historiques et le colonialisme subis par les pays pouvoirs issus d’une société civile de mieux en mieux
du tiers-monde. Il est donc attribuable aux rapports de organisée et à la source de partenariats Nord-Sud
domination et aux échanges inégaux entre les pays. inédits. Cette seconde vision s’inscrit dans la mou-
Bref, alors que les thèses de la modernisation sociale vance d’une réinterprétation du développement
envisagent les pays comme des entités individuelles à désormais dissocié de la croissance économique, de
des stades différents de leur développement et l’industrialisation et de la consommation, mouvance
expliquent le développement et le sous-développement à laquelle participent la littérature et les discours sur
par des facteurs internes, les théories de la dépendance le développement durable, mais aussi ceux sur le
insistent sur les interrelations existant entre les pays où développement local, le développement commu-
un centre exploite les pays de la périphérie. Au milieu nautaire, ou encore le post-développement. D’abord
des années 1970, une nouvelle génération de théories proposé par l’Occident dans le cadre d’une visée
prend forme autour de l’idée d’un Système Monde hégémonique, le concept de développement jadis
proposé par Wallerstein. Selon ce courant, le dévelop- industriel, planifié et centralisé est ainsi réinterprété
pement et le sous-développement s’inscrivent tous par une myriade d’acteurs sociaux à la faveur de
deux dans la dynamique d’expansion et d’intensi- projets de société alternatifs s’inscrivant dans une
fication du capitalisme à l’échelle mondiale. Le monde autre mondialisation.
A c t e s

est soumis à un processus auquel sont assujettis tous


Quelles significations l’émergence et la diffusion
les pays, et se subdivise en trois zones: centrale, semi-
du concept de développement durable peuvent-elles
périphérique et périphérique, alors que les échanges
prendre dans ce contexte de réinterprétation du
entres ces pays sont inégaux.

64
Les dimensions du développement durable

développement ? S’il se posait indubitablement institutionnalisée au point d’être reprise par la plupart
comme une alternative à la vision traditionnelle du des textes officiels et de servir de définition de
développement à ses premières heures, il n’est plus référence, comme l’illustre bien le Plan de développe-
possible aujourd’hui de faire l’économie d’une ment durable du Québec faisant actuellement l’objet
réflexion sur les définitions concurrentes qui sont d’une consultation.
proposées du développement durable. Les débats
entourant le développement durable s’articulent Figure 1
généralement autour de trois définitions qu’on peut, Définition tripolaire du développement
par commodité, qualifier de conservatrice, modérée durable
et progressiste. La première définition, conservatrice,
est courante dans les discours des gens d’affaires mais
aussi de certains responsables gouvernementaux. On
Social
y assimile croissance et développement en utilisant
notamment les expressions « croissance durable »,
« rentabilité durable », etc. Cette représentation du
développement durable s’appuie sur l’idée que
«rentabilité et environnement vont de pair», et nie la
contradiction possible entre l’intensification de
l’activité économique et la préservation de la bio- Dévelop-
sphère. La deuxième définition puise sa source dans pement
Économique durable
les travaux de plus en plus nombreux de l’économie Environnemental
environnementale et de l’économie écologique, pour
qui le développement durable nécessite un nouvel
arrimage entre l’économie et l’écologie. Pour les
tenants de l’économie environnementale, celui-ci
pourrait se réaliser grâce à l’internalisation des
externalités, alors que pour les adeptes de l’économie Toutefois, même si elle est souvent présentée
écologique, il passe par la refondation des principes comme la définition la plus progressiste, ou encore
économiques en regard des logiques écosystémiques la plus conforme à l’esprit du développement
qui caractérisent les régulations naturelles Mais en durable, nous avons montré ailleurs qu’en fonction
prônant la croissance zéro, cette seconde proposition des interactions qui sont postulées entre l’écono-
n’emporte pas une large adhésion, si bien que la mique, le social et l’écologique, la définition tripo-
définition modérée du développement durable laire peut se ramener à la perspective conservatrice,
s’articule surtout autour du projet d’internalisation modérée ou, au contraire, ouvrir la voie à une
des coûts, sans toutefois élaborer sur les dimensions véritable prise en compte du social. Ainsi, le postulat
politiques et sociales des stratégies de mise en œuvre d’une interaction fondée sur l’hypothèse dite de
d’une telle internalisation. La troisième définition, soutenabilité faible permet des substitutions entre le
dite progressiste, inclut la dimension du social capital «humain» et le capital naturel, de telle sorte
comme élément incontournable du développement que la dégradation écologique peut être compensée
durable et se traduit par une conception tripolaire où dans ce modèle par une avancée économique.
le social acquiert une importance égale à l’environ- L’hypothèse de soutenabilité forte interdit cette
A c t e s

nement et à l’économie. Popularisée par l’Union substitution et le modèle de développement durable


mondiale pour la conservation de la nature et qu’elle sous-tend repose sur le nécessaire maintien
explicitée par plusieurs chercheurs, la conception d’un capital écologique donné. Ces deux hypothèses
tripolaire du développement durable s’est aujourd’hui de soutenabilité confondent néanmoins les pôles

65
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

économique et social, alors qu’un pôle social indé- l’émergence des problèmes environnementaux glo-
pendant suppose la reconnaissance d’une dissocia- baux tels que les changements climatiques ou la pré-
tion entre la croissance économique et le développe- servation de la biodiversité consacre l’interdépendance
ment social. Ainsi, le développement durable se pose entre les pays, tout spécialement ceux du Nord et ceux
en plus ou moins grande contradiction avec le du Sud.
développement industriel traditionnel selon la défi-
Mais dans la mesure où l’on souhaite lui donner
nition qu’on lui donne.
un véritable contenu et traduire la rupture qu’ap-
Il n’en reste pas moins que, même dans ses défini- pellent les défis de la problématique environnemen-
tions plus conservatrices, la diffusion du concept de tale, le développement durable repose sur un agence-
développement durable traduit un renouvellement de ment hiérarchisé de ses trois pôles – environnemental,
la pensée sur le développement quant à quelques économique et social – à travers lequel le développe-
éléments clefs. D’une part, les ressources naturelles et ment respecte l’intégrité de l’environnement en pré-
la capacité de charge de la biosphère ne peuvent plus servant les grandes régulations écologiques (climat,
être ignorées et doivent être, d’une manière ou d’une biodiversité, eau, etc.), contribue effectivement au
autre, prises en compte dans la planification et les mieux-être des personnes et des sociétés et, à cette fin,
stratégies de développement. D’autre part, les irré- instrumentalise l’économie. Bref, l’intégrité écologique
versibilités introduisent le long ou le très long terme est une condition, l’économie, un moyen et le déve-
dans un processus décisionnel qui était jusqu’alors axé loppement social et individuel, une fin du dévelop-
sur le présent. L’environnement ne peut plus être pement durable, alors que l’équité en est à la fois une
totalement instrumentalisé dans un schéma de res- condition, un moyen et une fin. La mise en œuvre du
sources et acquiert le statut surdéterminant de support développement durable suppose par ailleurs un
à la vie (life support). De plus, en rupture avec les système de gouvernance qui assure la participation de
postulats rostowiens, la reconnaissance, même unique- tous aux processus de décision et permet l’expression
ment sémantique, d’un pôle social indépendant du d’une éthique du futur grâce à laquelle sont prises en
pôle économique illustre la dissociation aujourd’hui compte les générations à venir. Cela nous incite à
admise entre l’économie – et plus spécifiquement la proposer une représentation graphique du concept de
croissance économique – et le développement. Enfin, développement durable qui, si elle ne gagne pas en

Figure 2
Définition tripolaire hiérarchisée du développement durable

Fin Développement
individuel et social

Moyen Équité
Gouvernance
Économie
A c t e s

Condition Intégrité écologique

66
Les dimensions du développement durable

esthétisme, permet néanmoins d’appréhender la place Jodelet, D. (dir.). (1989), Les représentations sociales,
que doit occuper chacun des pôles économique, social Paris: PUF, 424 p.
et environnemental pour lui donner un véritable sens. Offe, C. (1985), « New Social Movements : Chal-
lenging the Boundaries of Institutional Politics»,
Bibliographie sans Social Research, vol. 52, no 4, hiver, p. 817-
Dumas, B. et Gendron, C. (1991), Culture écolo- 868, 910 p.
gique : étude exploratoire de la participation de Revérêt, J.-P. et Gendron, C. (2002), «Le développe-
médias québécois à la construction de représenta- ment durable, entre développement et environ-
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Collection monographie, vol. 1, no 3, mars 2001,
481 p.

A c t e s

67
Troisième partie

Interdisciplinarité, ouverture et pertinence


L
e développement durable implique deux acteurs et souligne l’importance de l’interdisci-
dimensions fondamentales : l’adaptation des plinarité pour saisir les liens entre la satisfaction des
pratiques et des acquis existants à de nouvelles besoins identifiés sur le terrain et la pertinence des
conditions et l’innovation pour faire face plus effica- solutions étudiées par les chercheurs. Dominique
cement à des défis actuels ou émergents. Les trois Ferrand propose sept pistes pour l’écovigilance dans
textes présentés dans ce chapitre nous ouvrent des les entreprises alors que Vincent Grégoire et Nicole
perspectives pour mieux saisir les frontières de ces Huybens illustrent le rôle de l’éco-conseiller dans
dimensions. Face aux pressions de la compétition l’acceptabilité sociale de l’innovation et situent la
dans un contexte de mondialisation des marchés et controverse comme élément moteur du dévelop-
des moyens de production, les gouvernements, les pement durable.
universités et les entreprises doivent trouver de Quelle recherche pour le développement durable?
nouvelles solutions à des problèmes inédits. Pour les En quelque sorte, Olivier Thomas la considère
populations, l’adaptation est toutefois souvent diffi- comme contre-culturelle par rapport à la façon dont
cile et perturbante. Depuis une vingtaine d’années, elle se pratique à l’université dans la plupart des cas.
l’émergence du principe de précaution et de ses Affirmant d’abord que la recherche en développement
multiples corollaires a permis d’alimenter des contro- durable ne peut s’appuyer sur une science centrale, il
verses sur un très grand nombre de projets de diverses nous rappelle que toute prise de décision dans le
envergures, ce qui oblige les uns et les autres à domaine de l’environnement et du développement
reconsidérer l’emploi de méthodes d’analyse ne durable doit s’appuyer non seulement sur une
tenant compte que d’une seule discipline ou, à plus connaissance préalable du problème, de manière à
forte raison, d’une seule logique, qu’elle soit écono- bien évaluer le risque de faire ou de ne rien faire, mais
mique ou écologique. aussi sur l’existence d’outils aptes à suivre sa mise en
Le développement durable allie la dimension œuvre. Il faut surtout miser sur la pertinence du projet
dynamique du changement à l’usage efficace des pour le milieu. Il plaide donc pour une recherche
ressources pour la satisfaction des besoins humains. appliquée complémentaire à la recherche fondamen-
Il construit à partir des acteurs du terrain et de leurs tale pour développer de tels outils, cette recherche
acquis matériels et culturels. C’est un processus «de devant s’appuyer sur des programmes interdisci-
bas en haut ». Les dérapages de la gestion « de haut plinaires trop rares aujourd’hui. Prenant le champ du
en bas» et des politiques qui découlent d’une volonté développement local comme exemple, il illustre que
centralisatrice du pouvoir et de la division des disci- même si la mission de l’université n’est pas l’aide au
plines et des tâches ont entraîné chez de nombreux développement local, il est de la responsabilité sociale
acteurs une certaine méfiance. Il faut donc, pour des institutions de recherche de participer à la mise en
rallier l’ensemble des acteurs, une nouvelle approche place d’actions de développement durable dans leur
plus participative, sans rejeter la controverse, mais en environnement immédiat. Il souhaite le dialogue des
construisant avec les acteurs des solutions qui soient acteurs et des chercheurs, tant à l’université que sur le
mutuellement acceptables. terrain, un dialogue entre les chercheurs de diverses
A c t e s

disciplines, mais aussi entre les chercheurs et les


Olivier Thomas discute de la nécessaire adapta- décideurs et ce, pour la mise en place d’une véritable
tion de la recherche aux besoins du terrain et des gouvernance environnementale. La recherche devrait

71
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

s’appuyer sur des réseaux d’intervenants locaux, analyse les raisons qui justifient la méfiance des
régionaux et globaux. Surtout, il faut que la recherche populations envers l’industrie et démontre que le
en développement durable permette aux acteurs de mouvement de responsabilité sociale des entreprises,
terrain de disposer d’un appui scientifique qui bonifie encouragé par le mouvement d’investissement res-
le projet, valorise les résultats et les rendent trans- ponsable, constitue un début de réponse à ce pro-
posables et qui, réciproquement, donne aux cher- blème. À l’évidence, selon l’auteur, l’enjeu n’est plus
cheurs l’occasion d’aborder de nouvelles questions de d’opérationnaliser le développement durable, mais de
recherche, de tester les outils développés et de fournir l’intégrer à la gestion des entreprises. Pour cela, il
aux étudiants qu’ils encadrent une formation de propose sept pistes de réflexion pour intégrer
terrain. l’écovigilance: innover, élargir les perspectives, faire
Dans le monde industriel aussi, la gestion se fait place à la communication entre les disciplines et les
par silos de compétences et c’est un des obstacles au parties à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise,
développement durable qu’identifie Dominique mieux évaluer le risque pour prévenir les controverses
Ferrand. À travers la multiplication des certifications évitables. Il recommande enfin de favoriser les modes
internationales dans le domaine de l’environnement, de décision plus collectives, d’intégrer plus largement
il fait état de l’émergence de l’éco-efficience, définie les faits, les valeurs et les incertitudes et de travailler
comme « la réduction progressive des impacts de avec des outils comme des grilles d’analyse permet-
l’intensité des ressources matérielles et énergétiques tant de réévaluer périodiquement les progrès accom-
et, à la fois, l’augmentation de la durée de vie utile et plis sans perdre de vue les objectifs larges du
de la recyclabilité des produits.» Phénomène encore développement durable.
peu répandu, l’éco-efficience, de même que l’analyse Selon Vincent Grégoire et Nicole Huybens: «le
de cycle de vie et l’écologie industrielle, sont toutes développement durable est une valorisation de la
trois des pistes de l’application du développement complexité pour prendre des décisions nuancées,
durable dans l’entreprise. Or, la mise en œuvre de ces adaptées à un contexte, une culture, des nécessités
nouvelles façons de faire demande un décloison- locales et des impératifs globaux». L’innovation dans
nement, à la fois, de la gestion et des frontières qui ce cadre est une nécessité, mais son acceptabilité
séparent l’entreprise de son milieu. Ferrand identifie sociale cause des problèmes. En effet, l’innovation,
l’origine du problème dans les écoles de gestion et de par définition, implique une part d’incertitude et de
génie dont la culture est dominée par les dimensions risque. Or, la médiatisation des risques amène une
technique, financière et juridique et ne prend en cristallisation des positions et les parties, qui estiment
compte l’environnement que de façon accessoire. On en subir les risques, réclament un droit de regard ou
tend à les traiter de façon opérationnelle, mesurable un droit de rejet sur l’innovation. Les définitions
et rassurante, alors qu’elles débordent quelquefois très multiples du principe de précaution n’aident pas à
largement ce cadre et que leur traitement demande l’acceptabilité sociale puisque chacune des parties
largeur de vue, échanges constants d’information et aborde le problème différemment et invoque ce
décisions collégiales. Il faudrait donc passer de la principe pour justifier sa position. Dans ce cadre, les
vision des enjeux environnementaux opérationnels auteurs proposent d’élargir le mécanisme de la prise
vers une vision stratégique. De même, Ferrand de décision et d’accepter que celle-ci se fasse sur la
dénonce les interprétations réductrices du développe- base de critères multiples, à l’intérieur d’une négo-
ment durable qui amènent des effets pervers dont les ciation démocratique, ouverte à la perspective
entreprises finissent par écoper, soit par manque de globale et aux conséquences à long terme. «L’accep-
A c t e s

compétitivité internationale, soit pour cause de tabilité sociale passe par l’instauration d’un échange
problèmes de réputation ou encore d’acceptabilité dans lequel l’objectif global est de se forger une
sociale au sein des communautés qui les font vivre. Il représentation commune d’une réalité complexe,

72
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

alimentée par les questions, les craintes, les réponses En somme, le développement durable doit se
et les recherches des uns et des autres.» Encore une construire sur le dialogue et dans le respect des
fois, c’est un appel à l’ouverture et au dialogue. Ici, besoins et des cultures locales, même si les projets
cependant, les auteurs précisent que ce dialogue doit ont une envergure qui dépasse souvent les stricts
permettre aux acteurs de maintenir leurs idées enjeux locaux. La connectivité essentielle entre les
fondatrices tout en favorisant l’émergence d’une acteurs, qu’il s’agisse d’universitaires, de gestionnaires
représentation commune du réel. Pour faciliter ce gouvernementaux ou d’entreprises, de syndicats ou
processus, l’éco-conseiller est une personne clé, de profanes, facilite la prise en compte des différentes
agissant aux interfaces et rendant l’information com- dimensions du risque lié à l’innovation et permet
préhensible pour les uns et les autres même quand d’en baliser l’acceptabilité sociale, indispensable. Il y
les positions sont cristallisées. a là un énorme travail d’adaptation de nos méca-
nismes de consultation, de règlement des litiges, de
planification et de gestion.

Claude Villeneuve

A c t e s

73
Quelle recherche pour un développement durable?
Olivier THOMAS
Observatoire de l’Environnement et du Développement durable
Université de Sherbrooke
olivier.thomas@usherbrooke.ca

Depuis la Conférence de Rio, en 1992, la recherche au Dans le chapitre 35, intitulé « La science au
service du développement durable a du mal à trouver service d’un développement durable », 25 para-
sa place. Les freins sont évidemment liés à la propre graphes précisent les recommandations et attentes
dynamique de la mise en pratique du développement des nations signataires, et certains points méritent
durable, mais surtout à l’organisation même de la d’être rappelés:
recherche et de son financement. Les thématiques abor- Les sciences devraient notamment fournir l’infor-
dées sont en phase avec la demande politique ou régle- mation nécessaire pour améliorer la formulation et la
mentaire – surtout environnementale mais encore peu sélection des politiques d’environnement et de déve-
pressante –, ou encore issues de la normalisation. Les loppement en vue de la prise de décisions. Pour
évolutions politiques récentes, plaçant le développement satisfaire cette exigence, il sera indispensable de
durable au cœur de la société, tendent à s’accompagner promouvoir l’intelligence des questions scientifiques,
d’une évolution des objectifs de la recherche publique et d’améliorer les évaluations scientifiques à long terme,
de renforcer les capacités scientifiques de tous les pays
privée vers le développement de projets interdiscipli-
et de faire en sorte que les sciences sachent s’adapter
naires et réalisés en partenariat, apportant des solutions aux besoins naissants. (35-1)
concrètes à des problèmes de terrain. Afin de concilier
les différents besoins, des changements doivent être Les sciences devraient continuer à jouer un rôle de
plus en plus important pour permettre d’utiliser plus
apportés dans l’organisation de la recherche et de son
efficacement les ressources et de trouver de nouvelles
financement. méthodes, ressources et modalités de développement.
Il faut que les sciences visent constamment à contrô-
La place de la recherche, ler l’utilisation des ressources et à favoriser les efforts
de l’Action 21 au plan tendant à les utiliser de façon moins intensive,
de Développement durable notamment à réduire la consommation d’énergie
dans l’industrie, l’agriculture et les transports. On
du Québec considère donc de plus en plus les sciences comme un
Publié dans le cadre de la Conférence des Nations élément indispensable pour découvrir les voies les
Unies sur l’Environnement et le Développement plus réalistes du développement durable. (35-2)
(UNCED) à Rio en 1992, l’Action 21 – ou Les sciences doivent fournir une contribution accrue
Agenda 21– a constitué un programme d’action qui afin d’élargir les connaissances et de faciliter l’interac-
s’avère encore une source d’inspiration pour de tion entre science et société. (35-3)
nombreuses actions (Vaillancourt, 2004). Parmi les
Parmi les grands objectifs du chapitre 35, il est
recommandations de ce rapport, deux chapitres
précisé qu’il faut renforcer la base scientifique d’une
soulignent la place nécessaire de la recherche dans la
gestion durable, notamment par:
A c t e s

mise en pratique du développement durable


(UNCED, 1992, Agora 21, 2005). L’interaction entre les sciences et la prise de décisions,
en appliquant, au besoin, le principe de la précaution,
pour modifier les schémas actuels de production et de

75
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

consommation et pour gagner du temps en vue de Brodhag, le diagnostic expert et le recul épistémo-
réduire l’incertitude concernant les options politiques logique appartiennent à ce que l’on peut appeler la
à retenir ; (35-6c) science éclairante, c’est-à-dire les activités scienti-
Le renforcement des connaissances, surtout des fiques orientées vers la connaissance du monde.
connaissances autochtones et locales, et leur applica- L’ingénierie pour le développement durable et les
tion aux capacités des différents milieux et cultures, savoirs sociopolitiques relèvent de la science agis-
afin d’atteindre des niveaux durables de développe- sante, c’est-à-dire les activités scientifiques orientées
ment, compte tenu des interactions aux échelons vers le changement du monde.
national, régional et international ; (35-6d)
L’amélioration de la coopération entre les scienti-
Récemment, le projet de plan de développement
fiques grâce à la promotion de programmes et durable soumis par le gouvernement du Québec a
activités de recherche interdisciplinaires. (35-6e) représenté une avancée importante, susceptible de
permettre au Québec de rejoindre les premiers rangs
Il faut également promouvoir l’intelligence des des pays conscients de l’impact de l’activité humaine
questions scientifiques et, en particulier: sur notre planète et soucieux d’apporter des solutions
Mettre au point et appliquer de nouveaux outils efficaces. Le document de consultation (MDDEP,
analytiques et prévisionnels permettant d’étudier avec 2004) ne cite qu’une seule fois le mot «recherche».
plus de précision l’influence croissante de l’inter- L’occurrence apparaît dans le premier point du
vention de l’homme […] ; (35-11b) chapitre concernant la stratégie de développement
Regrouper l’étude des phénomènes physiques, écono- durable intitulé « La connaissance préalable aux
miques et sociaux afin de mieux comprendre les effets actions»:
des comportements économiques et sociaux sur l’en-
vironnement, notamment la dégradation de l’envi- La connaissance est un outil privilégié permettant de
ronnement, tant au niveau des économies nationales susciter l’adhésion aux valeurs et aux principes du
qu’au niveau de l’économie mondiale. (35-11c) développement durable et de prendre des décisions
éclairées. Comme en témoignent plusieurs initiatives
Par ailleurs, le chapitre 34 propose des recom- gouvernementales et civiles, la société québécoise
mandations concernant le développement technolo- valorise la connaissance. Il est primordial de pour-
gique parmi lesquelles le point 34-13: suivre les efforts visant à documenter l’état de l’envi-
ronnement, de la société et de l’économie québécoise
Il est essentiel de pouvoir disposer d’une masse et à établir des liens entre ces dimensions pour en
critique de capacités en matière de recherche- suivre l’évolution. Le développement de la connais-
développement pour diffuser et utiliser efficacement sance fait appel à la recherche et à l’innovation. Elle
les écotechniques ainsi que pour en créer au plan doit faire l’objet d’une diffusion appropriée et d’un
local. Les programmes d’enseignement et de forma- partage équitable. Il s’agit donc de miser sur le déve-
tion devraient tenir compte des besoins en matière loppement, l’acquisition et la diffusion des connais-
d’activités de recherche axées sur un thème précis et sances et des expériences scientifiques, techniques,
contribuer à former des spécialistes familiarisés avec traditionnelles et populaires de manière à stimuler
les écotechniques et ouverts à l’interdisciplinarité. l’intérêt et l’engagement de la population pour le
Peu de travaux ont porté sur la définition du rôle développement durable. La connaissance doit être
de la recherche au service du développement mise à contribution de sorte que l’on puisse réduire
et mieux gérer les risques pour la santé et la sécurité,
durable. Le rôle le mieux défini est celui d’améliorer
dans un souci de prévention et de précaution.
la connaissance dans le domaine, par la mobilisation
de quatre champs complémentaires et interdépen- À la manière de l’analyse précédente, l’accent est
A c t e s

dants (Brodhag, 2003): le diagnostic expert, l’ingé- mis sur la recherche comme moyen privilégié d’amé-
nierie pour le développement durable, les savoirs lioration de la connaissance, nécessaire à la mise en
sociopolitiques et le recul épistémologique. Selon place et au suivi des actions de développement
durable.

76
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

Les besoins de recherche d’environnement et de développement durable


en développement durable comme dans pratiquement tous les domaines, doit
Le développement durable est passé en une vingtaine s’appuyer non seulement sur une connaissance
d’années de l’état de concept évolutif à celui d’une préalable du problème – la plus complète possible,
certaine réalité, par la mise en place d’actions de manière à pouvoir évaluer les risques de ne rien
concrètes encore trop peu nombreuses. Même si des faire –, mais aussi sur l’existence des outils aptes à
divergences subsistent à propos de la préséance suivre sa mise en œuvre et à en évaluer les bénéfices.
environnementale, un consensus social et politique La «mesure» des actions est une étape indispensable
est en train de s’établir sur la nécessité de placer le qui nécessite le développement d’outils adaptés
développement durable au cœur de la société. (pertinents, simples et acceptés).

Ce changement de paradigme s’accompagne Cette recherche appliquée ou finalisée ne doit


d’une évolution des objectifs de la recherche publique cependant pas exclure la recherche fondamentale dont
et privée vers le développement de projets apportant l’intérêt pour l’avancement des connaissances et les
des solutions aux problèmes de la société. Mais, développements futurs est majeur. Le retour d’expé-
contrairement aux autres grands domaines de la rience de bon nombre d’actions de terrain ne crée pas
recherche technologique (informatique, biotechno- de la connaissance en tant que telle et doit s’accom-
logies, matériaux avancés), la recherche en développe- pagner d’une réflexion permettant de fonder leur
ment durable ne peut s’appuyer sur une science évaluation sur des référentiels explicites et sur leur
centrale et, de plus, l’objet scientifique de la recherche transférabilité (Brodhag, 2003). Le retour d’investis-
ne possède généralement que peu de valeur écono- sement des actions de recherche doit donc être
mique (du moins à court terme). Enfin, outre la considéré à court, moyen et long terme, en supposant
complexité de certaines questions de recherche, que les moyens soient à la hauteur des enjeux.
l’incertitude scientifique accompagne encore trop En pratique, la recherche en développement
souvent les décisions économiques et politiques, alors durable doit s’appuyer sur des programmes inter-
que le besoin de connaissance est indispensable. disciplinaires, trop peu nombreux à l’heure actuelle,
Au-delà du besoin de connaissance, absolument intégrant au minimum les volets économiques,
indispensable, l’intérêt de développer et de disposer sociaux et environnementaux pour l’apport de solu-
d’outils simples et transposables (indicateurs, tions dans les différentes composantes sectorielles :
modèles, capteurs, pratiques, …) est particulière- eau, énergie, biodiversité, santé, agriculture, trans-
ment important dans le domaine du développement port, aménagement du territoire, changements cli-
durable et de ses composantes. Même si différentes matiques, éducation, emploi et pauvreté. Le Plan de
solutions existent déjà et qu’il convient de mieux les développement durable du Québec (MDDEP, 2004)
faire connaître et d’enseigner leur usage (Huybens, présente d’ailleurs en conclusion «une liste d’actions
2004), le développement de nouveaux outils concrètes dont les résultats sont mesurables » : une
s’impose afin d’optimiser la mise en pratique des application rigoureuse des lois et des règlements
actions de développement durable. D’ailleurs, la environnementaux, une réglementation environne-
connaissance évolue grâce aux validations de théories mentale renforcée, une conservation accrue de la
supportées notamment par le développement de biodiversité, une lutte efficace contre les change-
nouveaux moyens d’observation et de nouveaux ments climatiques et une gestion durable de l’eau.
modèles. Ces outils permettent donc l’amélioration Même si certains résultats associés à ces actions sont
A c t e s

des connaissances dans le domaine, mais aussi, et effectivement «mesurables», une recherche est néces-
surtout, d’appliquer mieux et d’évaluer les actions saire afin de disposer des outils et de la connaissance
nécessaires. Toute prise de décision en matière adaptés aux enjeux.

77
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

L’un des enjeux actuels est de compléter la une crise locale, environnementale ou économique,
recherche technologique et scientifique (au sens des ces acteurs s’organisent pour agir. Des opportunités
sciences physiques et de la nature) par les approches politiques ou d’affaires peuvent être également à
utilisées dans le domaine des sciences sociales et l’origine de ces actions.
humaines, voire d’inverser la tendance. Même si c’est
L’apport de la recherche dans ce cadre de déve-
une évidence, rappelons que le volet sociétal doit
loppement est essentiel. Outre l’accès à la connais-
prendre la place qui lui revient dans un projet de
sance, la recherche permet de faire évoluer les outils
développement durable. Par exemple, s’il est légitime
et les pratiques afin d’optimiser l’investissement
de se poser la question de l’acceptabilité d’une solu-
matériel et humain et d’apporter également une
tion technologique, il est aussi important d’associer
ouverture indispensable dans les processus d’inno-
le poids de résultats de mesure (physique) à des
vation et d’information. Les exemples sont nom-
processus de prise de décision notamment en situa-
breux où la recherche apporte une contribution
tion d’urgence. Des modes de fonctionnement
essentielle à la réussite de projets locaux tels que la
nouveaux sont donc indispensables pour la réalisa-
mise en place d’actions ou de politiques de
tion de projets de recherche interdisciplinaires. Par
développement durable ou la participation à des
exemple, une recherche sur la gouvernance de l’eau
structures de développement économiques comme
est une urgence au Québec, mais il faudra intégrer la
des incubateurs technologiques.
nécessité de faire évoluer certaines pratiques de suivi
de la qualité et d’usage de la ressource, afin La figure 3 présente les différents acteurs du
d’optimiser les actions et d’alléger les coûts. Dans le développement ainsi que leurs principales relations.
domaine du transport, la recherche doit servir à Outre le niveau gouvernemental qui tend à contrôler
l’élaboration de stratégies à long terme en intégrant, le cadre général d’action, les acteurs de terrain
outre l’aspect économique, l’évolution des impacts peuvent se retrouver dans une stratégie de partenariat
sur l’environnement (incluant la ville) et la santé gagnant-gagnant afin de mettre en œuvre des actions
humaine, les expériences sur les incitations de de développement durable. À titre d’exemple, à
réduction d’usage des véhicules personnels et les Sherbrooke, la mise en place d’une charte locale de
avancées technologiques sur les véhicules. développement durable, la décision visant à offrir
aux étudiants un accès gratuit au transport en
Le développement local, un moteur commun, la création d’un laboratoire public de
de la mise en pratique recherche et d’action de même que l’accueil de
du développement durable créateurs d’entreprises au sein de laboratoires de
recherche constituent autant d’actions associant les
Penser globalement, agir localement. Même si cette différents acteurs de terrain.
approche très répandue est nettement insuffisante
pour lutter contre des atteintes mondiales de notre Quels que soient les facteurs à l’origine de ces
environnement telles que la limitation des gaz à effet projets, les racines scientifiques et technologiques que
de serre (Guay, 2004), le développement local est un constituent les compétences et l’expérience des
formidable cadre d’application du développement chercheurs et de leurs réseaux sont une garantie de
durable. Les acteurs que sont les municipalités et les succès. La recherche bonifie les projets locaux dont les
régions d’une part, les entreprises et les organismes de résultats ont toutes les chances d’être innovants et
concertation et d’appui, d’autre part, n’ont pas transférables. Réciproquement, les projets locaux
attendu la mise en place de politiques nationales de constituent des terrains d’expérimentation où les
A c t e s

développement durable pour agir. Que ce soit sur une chercheurs peuvent travailler en interdisciplinarité et
base volontaire, dans le cadre d’Agendas ou d’Actions se dépasser afin d’apporter les meilleures solutions aux
21 locaux ou de politiques locales, ou en réponse à problèmes posés. De nouveaux projets deviennent

78
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

Figure 3
Les acteurs du développement local et leurs relations

Gouvernement
(politiques,
règlements)
Reddition comptes Conseils
Initiatives locales Expertise
Pression
Financement « Lobby » Financement
Subsidiarité
Réglementation Partenariat

Municipalités Recherche
Régions Conseils Partenariat Formation
(politiques, Expertise Terrain de jeu (projets,
règlements) Financement
programmes)
Pression Partenariat
Partenariat
Partenariat
Partenariats Terrain de jeu
Incitations
Réglementation Financement
Conseils
Mandats Expertise Financement Expertise
Innovation

Entreprises Organismes
Pression
(normes, Partenariat (concertation,
actions) actions)

ainsi des facteurs de développement de nouvelles entreprises, notamment les PME. Le développement
expertises et donc de nouvelles racines scientifiques et local en partenariat permet ainsi de répondre aux
technologiques. besoins locaux, tout en valorisant les résultats de la
Par ailleurs, les solutions disponibles ne sont pas recherche et en favorisant la création d’activités et
toujours envisageables compte tenu des moyens d’entreprises, lorsque les résultats s’y prêtent.
accessibles localement, généralement limités. L’inté- Enfin, et même si l’aide au développement local
gration de la recherche dans la plupart des projets de ne constitue pas la mission prioritaire des universités
développement durable peut permettre, par l’inno- et des centres de recherche, il est de la responsabilité
vation, d’atteindre l’efficacité économique des sociale des institutions de recherche de participer à
actions. Dans ce contexte, un partenariat judicieux la mise en place d’actions de développement durable
permet de créer les conditions optimales afin dans leur environnement immédiat. Cette ouverture
A c t e s

d’assurer le transfert de technologie et de connais- repose sur l’évolution sociale des chercheurs qui ont
sances issues de la recherche, en particulier vers les ainsi l’occasion de devenir des chercheurs citoyens.
organismes de terrain, les municipalités ou les

79
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Vers une organisation très légère, comme l’Observatoire de l’environnement


de la recherche en développement et du développement durable de l’Université de
durable Sherbrooke. L’initiation, le montage et le suivi de
Comme il a été précisé précédemment, la recherche projets de même que la fonction de guichet-vitrine
en développement durable ne repose pas sur une ou d’aide au développement local ne nécessitent pas
science centrale. Cependant, la recherche techno- une grosse structure, mais surtout un réseau organisé
logique et scientifique apparaît mieux adaptée et efficace. Un institut de recherche en dévelop-
a priori. L’apport des technologies environne- pement durable peut également jouer le rôle d’un
mentales pour le traitement de la pollution, la véritable observatoire et permettre de présenter les
réduction des rejets et émissions, la diversification actions exemplaires menées dans le domaine.
des sources d’énergie ainsi que pour le diagnostic Le réseau de recherche peut être local, intra-
écologique dans l’évaluation d’impacts environne- universitaire, mais aussi plus général avec des projets
mentaux est évident, mais la part des sciences interuniversitaires ou développés entre plusieurs
humaines et sociales (incluant l’économie) devient organismes de recherche. Certains projets fédératifs
de plus en plus importante, avec, par exemple, la existent déjà mais la création de nouveaux réseaux,
problématique de la mise en place de la gouvernance particulièrement dans une optique intégrée et donc
environnementale. L’intégration disciplinaire est très interdisciplinaire, est d’importance. Le réseau de
donc indispensable. De plus, l’intégration suppose recherche doit également être ouvert aux organismes
l’ouverture et le dialogue, non seulement entre les et professionnels, dès lors qu’une synergie supplémen-
chercheurs de différentes disciplines, mais aussi entre taire potentielle est décelée. Cependant, le réseau de
les différents acteurs de la recherche (universitaires, recherche en développement durable n’a pas l’exclu-
chercheurs d’organismes non universitaires, profes- sivité d’initiatives plus personnelles et des chercheurs
sionnels d’organismes de terrain orientés vers la isolés, détenteurs de compétences très pointues,
recherche-action, etc.) et les décideurs. continueront à valoriser leur expertise, seuls ou
Fort heureusement, les chercheurs, très majoritai- associés. À ce titre, la création de nouvelles chaires de
rement rattachés à une discipline, reconnaissent de recherche publiques et privées doit être favorisée.
plus en plus l’intérêt de s’associer dans le cadre de Dans ce contexte, les fonds de recherche existants
projets souvent complexes et faisant appel à des doivent évoluer en élargissant leurs champs d’inter-
approches multi-, trans-, ou interdisciplinaires, déve- vention, afin de prendre en compte la spécificité du
loppant des synergies indispensables à la créativité et domaine du développement durable, susceptible
à l’innovation. En fonction du projet associé à une d’associer, dans un même projet, les sciences phy-
demande précise, un «groupe projet» de chercheurs siques, de la vie, de la terre, du génie, de la santé ainsi
et de partenaires se constitue afin d’apporter une que les sciences sociales et humaines. Des pro-
solution adaptée tout en enrichissant leurs compé- grammes spécifiques permettront de financer des
tences et expertise mutuelles. projets en partenariat, à partir d’axes de recherches
À l’université, même si les structures adminis- définis par un conseil de la recherche en dévelop-
tratives (départements, facultés) constituent souvent pement durable.
des freins à une recherche intégrée dans le domaine Outre l’opportunité de solliciter des fonds inter-
du développement durable, la tendance est à la nationaux pour des projets précis, les fonds de
création d’instituts permettant d’initier et d’encadrer recherche en développement durable du Québec, tels
A c t e s

plus facilement des projets interdisciplinaires et inter- que le FAQDD (Fonds d’action québécois pour le
facultaires dans ce contexte. Un institut de recherche développement durable) et le futur Fonds vert,
en développement durable peut être une structure doivent permettre de financer des structures légères

80
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

comme les instituts interdisciplinaires en développe- qu’aux municipalités et PME, qui ont de la difficulté
ment durable, non seulement pour assurer leur à mettre en place des actions concrètes de dévelop-
fonctionnement, mais aussi pour leur permettre pement durable. Les résultats de la recherche doivent
d’investir à long terme en recherche fondamentale. également être valorisés, autant que possible, dans le
Ces fonds doivent également permettre de financer cadre d’actions de transferts de technologies et de
une partie du fonctionnement des organismes de connaissances. De fait, le métier même de chercheur
terrain engagés résolument dans la recherche-action dans le domaine du développement durable évolue
en partenariat avec un organisme de recherche. vers un comportement de chercheur citoyen,
Par ailleurs ces fonds doivent continuer à finan- soucieux d’éthique.
cer des projets de recherche-action plus locaux, Enfin, l’ensemble des actions de recherche,
portés par des organismes de terrain associés à des qu’elles soient structurantes, appliquées, fondamen-
organismes de recherche, sous condition qu’ils soient tales ou qu’elles relèvent de la recherche-action,
innovants, exemplaires et transposables (génériques). doivent être menées de préférence en concertation
Enfin, compte tenu des enjeux et de l’urgence de avec le ministère du Développement durable et tous
certains problèmes, le financement de la recherche les autres ministères concernés, dans un premier
en développement durable devrait être conséquent. temps, dans le cadre de l’aide à la mise en application
Concrètement, la recherche en développement du futur plan d’action.
durable doit être organisée dans le cadre de pro- Plus généralement, la recherche en développe-
grammes interdisciplinaires dont les résultats condi- ment durable doit permettre de répondre aux
tionnent la mise en place et la mesure du succès des besoins et attentes de la société et des citoyens
actions futures. Ces programmes pourraient, d’une soucieux de satisfaire leurs besoins fondamentaux et
part, concerner des projets de recherche appliquée, d’améliorer l’état de l’environnement actuel avant de
voire de recherche-action, qui associeraient les le céder aux générations futures.
chercheurs aux acteurs actuels ou futurs du dévelop-
pement durable (des professionnels d’organismes ou Bibliographie
de collectivités ou de PME aux citoyens) et, d’autre
Guay, L. (2004), « Les problèmes écologiques
part, des projets plus fondamentaux réalisés
globaux objets de science et enjeux socio-
également en interdisciplinarité de préférence.
politiques », dans Les enjeux et les défis du
Un point important est donc le partenariat entre développement durable, connaître, décider, agir, L.
les chercheurs et le milieu qui permette aux acteurs Guay, L. Doucet, L. Bouthillier, G. Debailleul
de terrain de disposer d’un appui scientifique qui éd., Les Presses de l’Université Laval, Québec,
bonifie le projet, valorise les résultats et les rend p. 173-216.
transposables et, réciproquement, qui offre aux
Huybens, N. et Villeneuve, C. (2004), « La
chercheurs l’occasion d’aborder de nouvelles ques-
professionnalisation du développement durable:
tions de recherche, d’appliquer des outils développés
au-delà du clivage ou de la réconciliation écologie
et d’offrir une formation de terrain aux étudiants
– économie», VertigO, revue électronique, vol. 5
qu’ils encadrent.
no 2, septembre 2004.
Dans ce domaine plus que dans d’autres, le
travail en partenariat avec les acteurs de terrain et les
décideurs est indispensable. En particulier, la
A c t e s

recherche en développement durable doit bénéficier


aux organismes de terrain, qui font souvent un
travail remarquable avec des moyens dérisoires, ainsi

81
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

UNCED, (1992), Agenda 21, The United Nations


Program of Action from Rio, United Nations
Development Program, New York.
Vaillancourt, J.-G. (2004), Action 21 et le dévelop-
pement durable: après Rio 1992 et Johannesbourg
2002, dans Les enjeux et les défis du développement
durable, connaître, décider, agir, L. Guay, L.
Doucet, L. Bouthillier, G. Debailleul éd., Les
Presses de l’Université Laval, Québec, p. 173-216

Sites Internet
Agora 21, site sur l’Agenda 21, 10 mars 2005.
http://www.agora21.org/bibliotheque.html
Brodhag, C., 3 février 2003, Contribution de la
communauté de la recherche au développement
durable. http://brodhag.nuxit.net/article.php
3?id_article=7
MDDEP, Ministère du Développement durable, de
l’Environnement et des Parcs, 10 mars 2005,
Plan de Développement durable du Québec,
document de consultation. http://www.menv.
gouv.qc.ca/developpement/2004-2007/plan-
consultation.pdf
A c t e s

82
De développement dit «durable» et d’écovigilance
Essai (de sensibilisation)
Dominique FERRAND
ECO+
dferrand@eco-plus.com

Il y a dix ans, en 1995, on parlait d’opérationnaliser le deux dernières années (2002-2004) regroupent
développement durable. Le véritable enjeu ne serait-il environ 45 % du total des certificats émis depuis
pas plutôt son intégration à la gestion des entreprises ? 1997. Durant cette période, les zones géographiques
C’est du moins ce qu’indiquent, dans les sociétés civiles ont maintenu les positions respectives qu’elles avaient
et au cours de la dernière décennie, divers signes de en 2002. La zone asiatique (Inde incluse) reste en
changement. Pour accompagner et éclairer la réflexion tête, avec environ 40 % des certificats et une
de dirigeants, cet essai passe en revue de nombreux croissance de 25% de 2002 à 2004. Elle est suivie de
exemples, établit des liens entre eux, lesquels sont, pour l’Europe, avec environ 37 % des certificats et une
la plupart, convergent. L’auteur propose ensuite sept croissance de 40 % sur deux ans. Dans la zone de
pistes permettant d’en approfondir les dimensions et les l’Accord nord-américain de libre-échange (ALENA)2,
incidences stratégiques. En somme, une évaluation du la croissance est de 7,5 % sur deux ans. Cette zone
besoin et de la pertinence de l’écovigilance, c’est-à-dire la maintient une très lointaine troisième place, avec
capacité d’anticipation et d’adaptation des entreprises environ 8% du total des certificats, chiffre auquel on
aux changements environnementaux, sociaux et peut imputer quelque 5 % aux États-Unis. Enfin,
éthiques, en parallèle aux dimensions techniques, toutes zones confondues, le Japon est le premier pays
financières et juridiques de la gestion. (22% du total des certificats émis) et la Chine arrive
au troisième rang, après l’Angleterre3.
D’entreprises, d’environnement Une bonne partie de ces avancées peut être
et de progrès mondialisé attribuée à l’effet d’entraînement des exigences de
À travers le monde et en ce qui les concerne, la prise grandes entreprises déjà certifiées vis-à-vis de leurs
en charge de l’environnement par les entreprises fournisseurs, comme les équipementiers du secteur
progresse depuis presque quarante ans et le mouve- de l’automobile et du transport ou les fournisseurs
ment s’accélère. Un des signes les plus clairs qui en de l’industrie électronique. On peut estimer que la
témoignent est la croissance de la certification à la croissance des deux dernières années est aussi due,
norme ISO 14001. Cette dernière atteste de l’exis- très probablement en plus faible part, à des
tence et de la mise en œuvre d’un système de gestion renouvellements de certificats dont la proportion
environnementale dans une organisation1. À la fin de exacte est difficile à déterminer.
l’année 2004, on peut estimer que le nombre de certi-
ficats émis à travers le monde dépassait largement Gestion Responsable, certification répandue
75 000. Accélération significative, à elles seules les depuis 1989 dans le secteur de la chimie et dans
plusieurs industries connexes ou clientes, dépasse le
cap des cinquante pays où l’on applique cette norme.
A c t e s

1. ISO 14001 (publiée en 1996 et révisée en novembre 2004)


est la norme de gestion environnementale la plus répandue
dans le monde. Les chiffres qui suivent sont une estimation 2. Canada, États-Unis, Mexique.
de l’auteur d’après les chiffres d’Isoworld (74 004 certificats 3. Notre propos est de décrire un phénomène et non de
émis de 1997 à octobre 2004). soulever un débat hors de la perspective de cet essai.

83
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

D’autres, comme celles en usage dans les secteurs de l’aide discrètement mais systématiquement
forestiers et papetiers, sont en expansion4. Enfin, des critique, de donner l’exemple en «écologisant» (sic) les
entreprises d’Europe de l’Est ou de pays émergents activités nombreuses et souvent polluantes de
sont de la partie. Elles veulent inclure la crédibilité l’appareil de l’État. Et elles le sont, ne serait-ce qu’à
internationale d’une certification dans le carquois de cause de sa taille, de son pouvoir d’achat ou de la
leurs arguments de vente, surtout lorsqu’elles pro- pollution due aux armées. On note une seconde
viennent de pays ou de régions dévastés par la forme de progrès, celui de l’intervention gouverne-
pollution. mentale. Par exemple, l’utilisation de la fiscalité
appliquée à l’environnement, ou écofiscalité, se répand
De progrès qualitatifs et s’améliore. D’une part, les États savent mieux en
manier les volets incitatifs et dissuasifs, notamment en
On assiste parallèlement à des progrès qualitatifs
Europe et dans certains pays de l’Organisation de
dans les entreprises. Les interventions de dépollution
coopération et de développement économique
dites « en bout de tuyau » sont peu à peu délaissées
(OCDE); d’autre part, on commence à savoir doser
pour intervenir en amont, de façon plus préventive,
l’utilisation d’instruments économiques de ce type,
pour plusieurs raisons. Par exemple, l’expérience
associés à des mesures législatives et réglementaires
acquise, l’innovation et l’accès à des technologies
ainsi qu’à des programmes volontaires.
propres. Autre raison : la législation qui visait à
l’origine le contrôle de la pollution s’oriente davan- La gestion environnementale semble donc
tage vers les résultats à obtenir. L’adage voulant que atteindre maturité et pérennité. C’est à la fois une
la prévention ait meilleur coût est une troisième spécialité en expansion et un mode de gestion
raison confirmée dans bien des cas mais qu’on ne évoluant vers des formes plus raffinées et plus effi-
saurait généraliser. Autre progrès, le raffinement de caces sur le plan opérationnel. Diverses études dont,
la mesure de la performance environnementale des au Québec, celle du Comité sectoriel de main-
entreprises dans les grands secteurs d’activité. d’œuvre de l’environnement, ont montré qu’elle a
un impact notable sur les ressources humaines, parti-
L’écoefficience, que l’on peut présenter comme la
culièrement sous forme d’embauche, de réaffectation
réduction progressive des impacts, de l’intensité en
de tâches et bien sûr de formation, au fur et à mesure
ressources matérielles et énergétiques et, à la fois,
des progrès6.
l’augmentation de la durée de vie utile et de la
recyclabilité des produits, reste toutefois un phéno-
mène peu répandu à l’échelle de l’ensemble des De formation, de vision et
industries et des commerces5. Il en va de même de d’apprentissage à la dure
l’analyse du cycle de vie des produits, qui progresse, Tant la formation initiale – du collège à l’université –,
mais ne se généralise pas encore. Quant à l’écologie que la formation continue à la gestion environne-
industrielle, dont on a fait grand cas à partir d’un mentale se sont développées. Cette forme de gestion
premier exemple concret, elle en est encore à ses ayant une fonction « transversale », la formation de
balbutiements et reste complexe à mettre en place. praticiens a contribué à percer quelques cloisons dans
de nombreuses entreprises. Mais des questions
Dans le monde gouvernemental, certains milieux
politiques occidentaux et asiatiques ont décidé, avec
6. Comité sectoriel de main-d’œuvre de l’environnement
4. On en compte plus d’une douzaine, applicables dans les
A c t e s

(1999), La gestion environnementale des entreprises au


diverses facettes des secteurs forestier et papetiers. Québec : engagement, pratiques et impact sur les ressources
5. Même s’il en existe des exemples en nombre croissant, la humaines et l’industrie de l’environnement. Cette étude
multinationale américaine 3M étant le plus connu et souligne aussi, pour la première fois, la contribution des
probablement le plus ancien. syndicats.

84
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

subsistent. A-t-on dépassé la vision fonctionnaliste de une forme d’écovigilance et d’intégration dont les
la gestion, initiée par Fayol en 1917 ? Aujourd’hui paramètres et les contours restent à définir9.
résumée dans le fameux PODC (planifier, organiser, Quelques grands secteurs industriels ont appris,
diriger, contrôler) qui en est la formulation classique parfois à la suite de crises, à formuler les enjeux
enseignée dans toutes les facultés et écoles de gestion environnementaux de leurs entreprises non plus
du monde, elle a le mérite d’avoir stimulé le uniquement en termes opérationnels, mais plus
développement d’un langage commun aux spécialités stratégiques. En voici quelques exemples. S’il est vrai
de la gestion. Vision mondialisée, mais traditionnelle qu’en environnement, le principal enjeu opéra-
et bientôt vieille d’un siècle, elle a aussi induit des tionnel de l’industrie agroalimentaire est générale-
silos de compétences et de responsabilités. Des ment la gestion de l’eau lors de l’exploitation des
cloisons entre les disciplines ou spécialités des écoles usines, l’enjeu stratégique est bien davantage la
de gestion en sont une illustration et la division du réduction du «risque alimentaire» grâce, par exem-
travail dans les structures organisationnelles des ple, à l’amélioration de l’écoefficience et de la
entreprises en est un reflet7. salubrité de la chaîne alimentaire. Dans le secteur de
L’un des effets pervers de cette vision est que la chimie et dans la même perspective, l’enjeu
l’environnement et sa gestion, aussi transversal que stratégique n’est pas la gestion de l’eau, du transport
soit leur rôle, restent trop souvent logés dans une de matières dangereuses ou encore la maîtrise
annexe du grand immeuble de la formation, et pour opérationnelle, mais l’amélioration de la compré-
cause. Trois dimensions, technique, financière et hension des substances, la gestion de leurs incidences
économique puis, en troisième lieu juridique, (dérivés du chlore, du benzène, phtalates, etc.) de
dominent la culture et une part de l’enseignement même que le droit du public à l’information ; c’est
des écoles de gestion et de génie8. Il va de soi que, si aussi l’assurance de l’innocuité d’éventuels produits
elles dominent dans l’enseignement, elles teintent de substitution. De plus, engager cette industrie dans
fortement les fonctions de gestion des entreprises. un véritable dialogue avec les parties prenantes,
Pour caricaturer, on s’attend à ce que chaque silo internes et externes, est plus qu’un enjeu, c’est un
s’occupe de son grain, connu des autres mais à peine défi de première importance. Dernier exemple: dans
partagé. Autrement dit, on constate très peu de le secteur de la fabrication, l’enjeu stratégique n’est
fertilisation croisée. C’est dire, au-delà de la carica- pas l’amélioration des procédés pour les rendre
ture, à quel point les enjeux environnementaux moins polluants, mais la gestion écologique des
peuvent être définis et traités dans une perspective produits au fil de leur cycle de vie. Avec, là aussi, un
opérationnelle, mesurable et rassurante. Or, ces défi à la clé: traiter l’exploitation des usines et leurs
enjeux débordent, parfois très largement, cette pers- incidences environnementales comme une seule et
pective et leur portée va bien au-delà de ces dimen- même préoccupation.
sions dominantes de la gestion. Ils exigent une
On ne saurait nier que bien des dirigeants et des
largeur de vues, des échanges d’information cons-
cadres sont conscients de ces enjeux et de leur
tants et des décisions plus collégiales. En somme,
importance. De même, il est vrai que les diplômés
d’écoles de gestion et de génie sont aujourd’hui
mieux formés à la gestion des enjeux opérationnels
7. Quoique celle-ci soit aussi partiellement due à la vision de l’environnement, mieux équipés intellectuelle-
mécaniste du travail en usine, dont le précurseur a été ment et pratiquement que leurs prédécesseurs. «Un
Taylor. pourcentage élevé d’entreprises jugent que […] les
A c t e s

8. Il faut cependant souligner l’intégration du développement compétences recherchées ne sont cependant pas les
durable aux programmes des divers cycles d’enseignement
et de recherche, par exemple à l’École polytechnique de
Montréal. 9. Nous y reviendrons à la fin de cet essai.

85
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

techniques environnementales elles-mêmes, visible- ment. Le passage de l’un (soutenable) à l’autre


ment satisfaisantes, mais plutôt un ensemble de (durable) a conduit à un détournement de sens et à
compétences de base et d’habiletés de gestion »10. une récupération politique et économique. Avec six
Quant à la portée et à l’impact stratégique de conséquences. La première, c’est qu’on laisse souvent
l’environnement, c’est une autre histoire. Combien croire que la primauté du développement écono-
de dirigeants et de cadres peuvent faire en sorte que mique est consacrée par le rapport Brundtland. Rien
non seulement la compréhension en soit partagée n’est plus faux. Jamais la Commission n’a écrit que
dans l’entreprise, mais qu’elle donne un sens de la le développement devait d’abord être économique et
direction à prendre et du geste quotidien que cela ensuite, mais ensuite seulement, durable (elle le
exige des cadres et des employés ? Combien sont voulait soutenable ou viable sous toutes ses formes).
formés et préparés à des approches plus collégiales, Il y a là une interprétation abusive prévalant fré-
prenant en compte d’autres points de vue, internes quemment, autant dans les milieux économiques et
(notamment syndical) et externes ? Devrait-on financiers que dans les cercles politiques ou la
conduire l’analyse au-delà de la définition usuelle de fonction publique. Seconde conséquence: en toute
l’environnement? Devrait-elle inclure le développe- logique, on a subordonné les enjeux environne-
ment dit durable? mentaux aux enjeux économiques. Troisième consé-
quence: on a du même coup focalisé une bonne part
De développement durable du développement sur des enjeux locaux et immé-
et d’interprétation insoutenable diats13 et évacué toute référence à l’interrelation
planétaire des enjeux, par exemple entre la pollution
Le développement dit durable est un concept qui a
maritime et la surpêche que l’on peut résumer par:
connu une immense popularité et les avatars, pour
« pas de pêche sans poissons ». Ce type d’enjeux et
ne pas dire les dérives, du vedettariat. C’est un cadre
d’interrelations étaient pourtant à la source même du
d’analyse, d’aide à la décision et d’intervention
mandat de la Commission. Quatrième conséquence:
comportant non pas trois pôles, comme on le dit ou
on a, au pire, permis d’évacuer des préoccupations
l’écrit souvent, mais quatre: environnemental, éco-
sociales – et éthiques – des analyses économiques et
nomique, social et éthique11. Nous ne reviendrons
des décisions politiques ou administratives ; au
pas sur la partie la plus connue – la seule vraiment
mieux, on les a transformées en annexes facultatives.
connue ? – de sa définition, mais il convient d’en
Cinquième conséquence: on a transformé un cadre
dénoncer la récupération associée à des interpré-
d’analyse, d’aide à la décision et d’intervention – le
tations abusives et… insoutenables12.
développement durable – en objectif élusif, repous-
Le rapport Brundtland énonçait pourtant claire- sant sine die la prise en compte de considérations ou
ment les conditions à réunir pour que le développe- points de vue divergents. Dernière conséquence: on
ment soit soutenable ou viable. Mais la traduction et a transformé le résultat des travaux de la Commis-
l’usage ont consacré la « durabilité » du développe- sion en un slogan creux. Des organisations affichent
ainsi « le développement durable en marche ».
Compris et présenté ainsi, il ne peut que reculer. Et
10. Conseil de la science et de la technologie (Québec), 2001, ce n’est pas qu’une image.
Innovation et développement durable: l’économie de demain.
11. Voir Qui a peur de l’An 2000?, Villeneuve, Claude, 1998,
UNESCO et Éditions MultiMondes ainsi que Comment
réaliser une analyse de développement durable ? Villeneuve,
A c t e s

Claude, 2004, UQAC. 13. L’Histoire se répète. Dans les années 1960 en France, les
12. L’analyse qui suit a été développée à partir d’un commen- opposants à l’aide au développement scandaient « La
taire à Radio-Canada de Louis-Gilles Francœur, journaliste Corrèze avant le Zambèze!». L’une est un département de
au Devoir (Indicatif présent, 24 mars 2005). ce pays, l’autre un fleuve d’Afrique.

86
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

Le détournement de sens du développement Effets indirects sur les éco-industries locales, dont les
durable n’est ni un phénomène anodin ni un débat marchés sont plus restreints et le développement plus
théorique. Le concept d’origine visait en effet lent. Effets indirects encore, lorsque des entreprises
l’inclusion et le partage. Inclusion, pour cause sont démunies face à la controverse parce que ni elles
d’interdépendance d’acteurs multiples et d’enjeux ni les groupes qui les représentent n’ont su anticiper
interreliés. Partage, tant de l’information que d’une et interpréter les signes de changement des sociétés
partie des décisions et des pouvoirs. Or, le qui les font vivre. Effets indirects enfin, lorsque des
détournement de sens conduit à l’inverse: l’exclusion journalistes, une partie du public et des cadres de
(d’enjeux, de groupes sociaux, etc.) et le privilège certains ministères en arrivent à ne plus percevoir les
(maintien du «droit de polluer», d’avantages fiscaux, entreprises que comme des pollueurs implicites,
etc.). C’est une fraude intellectuelle et, comme toute voire impénitents16. Des entreprises de l’industrie de
fraude, elle impose ses conséquences sur l’ensemble l’environnement sont même perçues par certains
du corps social, entreprises incluses14. représentants administratifs et politiques de divers
Par exemple, la définition dévoyée du développe- ministères de l’environnement comme une source de
ment durable a été utilisée par divers groupes problèmes alors qu’elles contribuent à la dépollution
d’intérêts pour opposer l’économie ou l’emploi à ou à la prévention.
l’environnement. C’est d’autant moins crédible que Il est préoccupant de noter que, dans des écoles
«les analyses d’un organisme comme l’Organisation de gestion et de génie, la définition tronquée du
de coopération et de développement économique développement durable puisse être utilisée dans
(OCDE) montrent que cette opposition n’est pas l’enseignement. Si l’environnement est logé dans une
fondée et que la croissance économique va généra- annexe du grand immeuble de ces formations, le
lement de pair avec des pratiques durables, lesquelles développement durable serait-il dans une petite
offrent un potentiel de développement élevé. Cer- vitrine de la même annexe, et en modèle réduit17 ?
tains coûts du développement économique actuel Enfin, dans une entreprise, la définition dévoyée
sont par contre élevés, notamment ceux découlant du développement durable peut se conjuguer à une
de la pollution et du manque d’efficience dans vision daltonienne teintée par les dimensions tech-
l’utilisation des ressources et de l’énergie»15. nique, financière et juridique. Des dirigeants peuvent
À force d’opposer emploi et environnement, de alors justifier des décisions avec les arguments
freiner l’initiative réglementaire et de ne plaider que suivants: «Notre technologie – la meilleure, bien sûr
pour des programmes volontaires, aurait-on provo- – est sous contrôle, c’est rentable pour l’entreprise,
qué des effets pervers ? Effets directs sur des c’est positif pour l’économie et nous avons le droit
industries que des groupes d’intérêts croient « pro- pour nous ». L’obsession des résultats trimestriels
téger » alors que leurs concurrents internationaux, positifs s’y ajoute dans le cas d’entreprises cotées en
eux, s’adaptent à de nouvelles conditions du marché. bourse. Au daltonisme s’ajoute donc la myopie d’une

14. L’Histoire se répète encore. Assurer la préséance de l’éco- 16. Par exemple, la lecture du Plan de développement durable
nomie dans la chose publique (res publica) relève d’une du Québec, publié en novembre 2004, et celle de l’Avant-
idéologie dite «de droite». Paradoxe, on utilise à cette fin projet de loi sur le développement durable le laissent croire.
une forme de fraude inspirée de la doctrine communiste. Le programme environnemental du Parti libéral, publié en
La «fraude constitutionnelle» consistait en effet à faire élire février 2003 et plus œcuménique, prévoyait pourtant la
des militants sous d’autres bannières politiques ; une fois mobilisation des entreprises.
élus, ils faisaient adopter des amendements qui détour-
A c t e s

17. Ainsi, un cours sur la gestion de la qualité des projets,


naient les textes législatifs de leurs objectifs en les vidant de soumis à l’auteur pour commentaires, comportait neuf
leur contenu. Stratégie visant à paver la voie du pouvoir lignes sur l’environnement et deux sur le développement
pour le parti communiste… durable, tous deux présentés comme «considérations com-
15. Conseil de la science et de la technologie, op. cit. plémentaires»… dans un document de 140 pages.

87
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

vision à trop court terme, alors que l’environnement le téléspectateur? En bref, même si la charge symbo-
tolère mal les solutions instantanées. On comprend lique est forte, on «voit» et «comprend19 » que c’est à
mieux pourquoi certains projets aboutissent à une «l’autre» ou à la nature que l’on fait mal, pas à soi.
impasse et pourquoi «des présidents intelligents font Cependant, des crises comme celles des por-
des erreurs stupides », car « les chiffres ne racontent cheries (notamment en Bretagne et au Québec),
qu’une bien petite partie de l’histoire »18. Serait-il celles de zones militaires ou industrielles ayant pollué
possible que d’autres parties importantes de l’histoire
des zones résidentielles, ou celles d’installation de
puissent être tirées de signaux issus des sociétés
traitement de déchets ou de sols contaminés,
civiles? Si c’était le cas, quels signes de changement
modifient un peu le jeu. La menace – telle qu’on la
pourraient alors apparaître sur l’écran radar des
perçoit – est directe. On croit sa source connue
entreprises et des décideurs?
(«ils», «eux»), le risque est tangible et personnalisé
(ma santé, ma maison, notre quartier). La donne
De crises, de symboles et de signes change profondément lorsque surviennent la crise de
Dans les années 1970 et 1980, la dépollution et la l’encéphalite spongiforme bovine, symboliquement
prise en charge de l’environnement – l’intégration la «vache folle», celle des poulets contaminés par la
d’une partie des externalités, diraient les économistes – dioxine en Europe et divers autres cas de conta-
étaient aux premiers rangs des attentes du public face mination alimentaire. Sont venus s’y ajouter des
aux entreprises. Par la suite, et bien avant la contes- reportages dévastateurs sur les conditions de l’élevage
tation du mouvement dit altermondialiste, le change- industriel, par exemple des porcs et des poulets, et la
ment des attentes du public a été stimulé par des polémique autour des organismes génétiquement
accidents majeurs comme Bhopal, Tchernobyl ou modifiés, les fameux OGM. La médiatisation fait
l’Exxon Valdez. On trouvera ci-dessous un bref aperçu toujours choc, mais les images sont moins « natu-
de crises ayant eu un rôle similaire. De nature et de relles ». Le symbole est moins apparent, mais sa
portée différentes, toutes ont été abondamment charge émotionnelle plus forte. En fait, le public ne
médiatisées et sont fortement symboliques. perçoit plus une, mais des sources de menaces
diffuses, quotidiennes. Les risques sont tout aussi
D’abord les crises liées à la nature et au domaine
diffus, mais perçus comme réels – indépendamment
animal. Des contestations comme celles des pièges à
de leur possibilité ou de leur probabilité scientifique.
loup, de la chasse aux baleines ou aux phoques ont eu
Ce qui est en cause, c’est la personne, son intégrité
un impact grandissant et cumulatif. L’appui ou le
physique, son bien-être et le risque que «on», «ils»
leadership de vedettes a stimulé la médiatisation
et « eux » lui font courir avec la complicité ou la
d’une contestation utilisant des images puissamment
passivité des gouvernements. Ce sont, à tout le
symboliques. Le loup pris au piège, la baleine libre et
moins, une perception et des croyances répandues.
en plein « vol », le blanchon ensanglanté, le canot
rapide des manifestants contre le gros bateau-usine, Le risque est alors perçu par les citoyens comme
le pétrolier échoué perdant sa cargaison, l’oiseau une tragique loterie, dont on ne sait quand elle vous
englué dans le mazout, etc. La contestation de frappera pour vous faire tout perdre. On atteint le
l’exploitation des forêts tropicales et l’image des stade où le symbole s’intériorise profondément,
orangs-outangs indonésiens sont du même ordre. Fait intériorisation que renforce indirectement un phéno-
à souligner, ces images sont une représentation du mène moins médiatisé, mais réel : l’existence et la
monde extérieur, en ce sens que la personne qui les menace de maladies «environnementales». L’écotoxi-
cologie ne peut pas encore en inventorier l’ensemble
A c t e s

regarde, aussi émue soit-elle, en reste le spectateur –

18. Voir la revue Commerce de février 2004. 19. Du latin cum prehendere, au sens littéral «prendre avec».

88
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

avec précision, mais elle progresse20. Cependant, rare De formation et d’apprentissage


est celui qui peut aujourd’hui affirmer ne pas avoir, à la dure (bis)
dans sa famille, de personnes affectées par des Il en va des crises comme de l’environnement, elles
allergies à diverses substances et produits, par sont étudiées sous toutes leurs coutures sous l’angle
l’asthme ou diverses affections respiratoires, cutanées opérationnel. On ne compte plus les ouvrages spécia-
ou autres, que l’on associe, parfois trop vite, à « la lisés, les séminaires, colloques et congrès, traitant de
pollution » et à propos desquelles il serait rassurant gestion de crise, présentant leur typologie et leur
de pouvoir pointer du doigt les «on» et les «ils» qui anatomie. Cette matière est d’ailleurs incluse dans
en seraient les ultimes responsables. certaines formations universitaires en gestion ou en
En marge de ces crises, une vague de scandales génie. Combien traitent véritablement de prévention?
financiers a déferlé, elle aussi mondialisée. Nul doute Quant à la formation au risque, il en existe de
que c’en est une: à ne citer que les scandales majeurs multiples variétés dans de nombreuses disciplines,
de la dernière décennie sur les cinq continents, on spécialités et matières: risques alimentaire, chimique,
épuiserait l’alphabet. Leur impact sur des dizaines de climatique, commercial, démographique, environne-
millions de petits épargnants a été énorme, aggravant mental, financier, juridique, politique, de santé et
dans certains cas les inégalités sociales. Or, les charges sécurité, socio-industriel, technologique, etc., sans
symboliques associées à l’argent, à l’escroquerie oublier le dernier né, le risque terroriste. Les modèles
institutionnalisée et à la dépossession sont fortes, d’évaluation, d’analyse et d’aide à la décision visent à
elles aussi. « Ils » s’en prennent – impunément ? – à quantifier les risques (probabilité, occurrence,
«notre» argent, à celui des «petits». Et le symbole, là intensité, etc.) et sont de plus en plus sophistiqués22.
encore, est d’autant mieux intériorisé que le senti- La question de la prévention se pose là aussi, notam-
ment d’impuissance est fort. ment sous l’angle de la vulnérabilité des entreprises
Quatrième et ultime forme de charge symbo- au risque… de crises, quelles qu’elles soient. La
lique, quatrième crise touchant pour l’instant moins prévention et la vigilance se manifestent dans les
d’entreprises mais des millions d’enfants, la lumière secteurs les plus vulnérables parce qu’ils ont fait le
crue jetée sur leur exploitation, par des sous-traitants dur apprentissage de crises à répétition (agroali-
de grandes entreprises nord-américaines, euro- mentaire, chimie, pharmaceutique, pétrochimie,
péennes et asiatiques21. Y a-t-il symbole plus puissant etc.). Ils ont aussi appris, d’une part, que le «risque
que l’image de l’enfance maltraitée? zéro» n’existe pas23 ; d’autre part, que le risque inclut
des dimensions qualitatives à ne pas négliger. Ce sont
ses dimensions humaines, sociales et multipartites.
Il reste pourtant rare que l’on traite les dimen-
sions qualitatives du risque comme un facteur
majeur ou déterminant, à commencer par le facteur
humain. Dans l’entreprise (valeurs, culture, compor-
20. Les progrès de l’écotoxicologie et de l’immunotoxicologie
tements individuels et organisationnels, croyances et
ainsi que les échanges scientifiques s’intensifient suffisam-
ment pour que des liens apparaissent entre le développe-
ment de pathologies allergiques, respiratoires ou cutanées 22. « L’analyse […] est souvent tronquée parce qu’elle a ten-
avec des familles de substances, des combinaisons de sub- dance à se restreindre à des faits ou phénomènes proba-
stances et leurs effets cumulatifs, pour ne citer que ces bilisables ». Abouy, François-Xavier, Le temps des
A c t e s

exemples. Mais la liste est encore longue. catastrophes, 2002, Descartes & Cie, p. 54.
21. On pourrait y ajouter les conditions de travail des employés 23. C’est particulièrement vrai en matière de santé. Cela peut
de sous-traitants d’entreprises multinationales, notamment l’être moins dans d’autres domaines surtout si on élimine
dans la région de Shenzhen, en Chine. la source même du risque.

89
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

préjugés, etc.), chez ses fournisseurs (idem), dans le subversive doctrine »26. Grâce à ce très talentueux
public et dans les collectivités (valeurs, cultures, provocateur, le débat a fait rage. La responsabilité
perceptions, croyances et préjugés), dans le milieu sociale des entreprises a par la suite connu une évo-
politique et dans les médias. À l’inclusion des lution inégale, la dernière décennie étant la plus active
dimensions qualitatives du risque, on oppose à la fois du fait des crises évoquées plus haut.
l’argument de leur intangibilité et celui de l’irra-
Si, dans les années 1970 et 1980 la dépollution
tionalité des comportements du public, auxquels
et la prise en charge de l’environnement – l’intégra-
serait opposable la rationalité de la science et du
tion d’une partie des externalités, diraient les écono-
savoir en gestion et en génie. Le déni est révélateur.
mistes – étaient aux premiers rangs des attentes du
Les symboles et les peurs sont-ils rationnels, y com-
public face aux entreprises, on ne perçoit pas
pris chez les dirigeants ? Le génie, la gestion et le
toujours à quel point ces attentes ont profondément
droit sont-ils des sciences? Les crises, les perceptions
évolué depuis. Du dernier tiers des années 1990 à ce
ont-elles des fondements scientifiques ? Quand des
jour, divers sondages internationaux soulignent des
«présidents intelligents font des erreurs stupides»24,
attentes beaucoup plus larges27.
c’est probablement qu’il leur manque une grosse
partie d’une histoire que personne n’a voulu ou pu En résumé, le public attend des entreprises
leur raconter, ou encore qu’ils n’ont pas su écouter. qu’elles élargissent leurs horizons et aillent au-delà
du profit pour contribuer à une meilleure société.
Dans l’esprit du public, les images et les symboles
Phénomènes frappants, ces attentes sont aujourd’hui
laissent des marques, et l’on peut penser que leurs
similaires dans les pays développés, dans les pays dits
effets se cumulent et convergent. Certes, l’environ-
«en émergence» et même dans le tiers-monde28. Les
nement dépasse, et de loin, les murs des usines et des
contestataires de la mondialisation ont très vite su
entreprises. On pourra néanmoins arguer que bien
capter ces signes, quelle que soit l’interprétation
des crises évoquées ici n’ont rien à voir avec l’envi-
qu’ils en font et malgré le côté brouillon de leurs
ronnement. Dont acte. Mais y aurait-il des liens avec
interventions. Contestation de Davids tapageurs
la responsabilité sociale des entreprises et l’éthique
contre les Goliaths que sont de grandes institutions
des dirigeants25 ? Cela ramènerait en grande partie le
et entreprises; discours pas toujours cohérent, mais
débat dans la perspective du développement durable.
incarnation d’un malaise diffus et polymorphe que
l’opinion publique perçoit, ressent et comprend.
De responsabilité sociale,
d’attentes et de débuts Les attentes du public se doublent d’une surveil-
de réponses lance constante et croissante, exercée par des groupes
d’actionnaires minoritaires, d’investisseurs puissants
Le rôle social des entreprises a été beaucoup débattu et militants (fonds de retraite et d’investissement,
au cours des années 1965-1975. Milton Friedman, fonds syndicaux, groupes religieux, etc.) et d’organi-
économiste américain et Prix Nobel en 1976, a sations non gouvernementales sur de nombreuses
contribué au débat en 1970. Dans un article reten-
tissant, il affirmait que « the business of business is
26. New York Times Magazine, 13 septembre 1970. La formu-
business » et que, dans cette perspective, toute lation anglaise étant explicite et compréhensible, nous avons
considération sociale s’apparentait à «a fundamentally préféré l’original à la traduction. Voir aussi : Friedman,
Milton, Capitalisme et liberté (1971) Laffont.
27. Sondages d’Environics (Canada) avec divers partenaires
dans le monde (23000 personnes interrogées en 2004), de
A c t e s

Price Waterhouse Coopers, etc.


24. Cf. notes 14 et 15. 28. Signe que ce que l’on peut appeler l’interconnectivité
25. Responsabilité: du latin respondere, au sens de répondre «à» populaire se mondialise aussi (Afrique, Amérique du Sud
et aussi de répondre «de». et Asie incluses).

90
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

grandes entreprises. Parallèlement, la croissance et de reddition de comptes. Elles sont appuyées par
remarquable de ce que l’on a appelé l’investissement diverses autres instances et par les associations comp-
socialement responsable (ISR) ou investissement tables internationales. Et les marchés financiers ne
éthique, est un signe de changement des attentes sont pas en reste. Les Principes de l’investissement
d’une partie du public investisseur. En Angleterre, de responsable, initiative lancée en 2005 par les Nations
1997 à 2003, l’ISR est passé de 1,465 million £ à Unies via deux de ses organisations, le PNUE et le
4,200 millions £. Aux États-Unis, il est passé de Global Compact, visent à définir des critères inter-
1185 milliards $ US en 1997 à 2 164 milliards $ US nationaux de l’ISR, avec la collaboration de la com-
en 2003. En France, en 2003, il représente 5 mil- munauté financière mondiale. Les premiers résultats
liards? et au Canada, 51 milliards $ CA. Cela reste sont prévus pour 2006.
un marché «de niche» dont la croissance récente est
Voilà par ailleurs plus d’une dizaine d’années que
cependant significative29. L’actionnariat militant de
le PNUE, la Coalition pour une économie respon-
certains groupes pendant les assemblées annuelles et
sable ou CERES, le World Business Council for
dans les médias se double de l’actionnariat engagé
Sustainable Development (Conseil mondial des entre-
d’institutions financières qui se sont dotées de poli-
prises pour le développement durable), pour ne
tiques, plus mesurées, d’exercice de leurs droits de
nommer que ceux-ci, ont organisé divers projets que
votes. Aux États-Unis, en 2003-2004, lors d’assem-
certains disaient prématurés, voire idéalistes. Un de ces
blées générales, les fonds éthiques ont voté deux fois
projets est la Global Reporting Initiative ou GRI, qui
plus de résolutions d’actionnaires renforçant la
vise à mettre en place, à l’échelle mondiale et dans de
gouvernance d’entreprises cotées en bourse que les
grandes entreprises des principaux secteurs industriels,
fonds conventionnels. Leur score est plus élevé
une grille de mesure du développement durable et de
encore sur les résolutions portant sur les enjeux
reddition de comptes. En avril 2005, plus de 350 très
environnementaux et sociaux30.
grandes entreprises (secteur financier exclu) qui y ont
L’ISR devient aussi le fait d’institutions finan- souscrit produisent un rapport annuel31.
cières. Par exemple, plus de 300 grandes institutions Le Forum mondial des entreprises, plus connu
financières dans le monde sont engagées, sous l’égide sous le nom de Davos, ville suisse qui en est l’hôte,
du programme des Nations Unies pour l’environ- s’est joint au mouvement. En 1999, le secrétaire
nement (PNUE), dans un mouvement touchant à la général de l’ONU, Kofi Annan, y lançait le Global
fois l’amélioration des pratiques d’investissement, de Compact qui compte environ 1 400 grandes entre-
financement des entreprises, de développement de prises de pays membres32 et tient en dix principes.
produits « éthiques » et « verts », et enfin l’établisse-
ment de mécanismes de surveillance, d’information 1. Soutenir et respecter la protection internationale
des droits de l’homme de leur sphère d’influence.
29. Sources: Social Investment Forum (US), UKSIF, Eurosif et 2. Être sûr que leurs propres entreprises ne se
Canadian Social Investment Review. Ces chiffres ne
donnent qu’un ordre de grandeur. Le calcul de parts de
rendent pas complices de violations des droits de
marchés par rapport à l’investissement traditionnel serait l’homme.
approximatif, du fait des définitions différentes de l’ISR 3. Respecter la liberté d’association et reconnaître le
selon les pays. Une chose est sûre, partout le rendement
comparatif est similaire ou meilleur, selon les périodes. droit à la négociation collective.
30. Source : Social Investment Forum. Mutual Funds, Proxy
Voting and Fiduciary Responsibility: How do Funds Rate on
Voting Their Proxies and Disclosure Practices? (2005). Il est 31. Ce nombre inclut à la fois des entreprises multinationales et
A c t e s

probable que ce soit un facteur de changement significatif, de grandes entreprises nationales de divers pays. En tout,
car l’analyse portait sur la première année d’application de la plus de 600 entreprises participent au projet en 2005.
législation américaine obligeant les fonds mutuels à divul- 32. Ce nombre inclut le même type d’entreprises que dans la
guer leurs votes lors d’assemblées annuelles d’actionnaires. note précédente.

91
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

4. Éliminer toutes formes de travail forcé ou entreprises, les autorités et les élus de nombreux pays
punitif. mettent à mal les thèses de Milton Friedman?
5. Abolir réellement le travail des enfants.
6. Éliminer toute discrimination dans le recru- De convergence des signes
tement ou l’affectation des postes. et d’écovigilance
7. Adopter une approche de précaution face aux Il est clair que la responsabilité sociale d’entreprise et
défis environnementaux. l’investissement responsable ne sont pas, s’ils l’ont
8. Mener des initiatives pour promouvoir une meil- jamais été, le fait d’adeptes de la subversion sociale ou
leure responsabilité sociale. de rêveurs en sandales. Il y a dix ans, en 1995, on
parlait « d’opérationnaliser le développement dura-
9. Encourager le développement et la diffusion de ble»34. À l’évidence, l’enjeu est aujourd’hui son inté-
technologies respectueuses de l’environnement. gration à la gestion des entreprises. Aussi imparfaite
10. Lutter contre la corruption. qu’elle soit, elle est tout de même en cours en ce qui
Réunir mondialement des entreprises et des concerne la gouvernance de grandes entreprises, de
parties prenantes pour s’engager, non plus en faveur professions et d’institutions. Dans les décisions
de l’environnement, mais en faveur du développe- publiques et les législations, elle s’amorce. La gestion
ment durable, et parvenir ainsi à une masse critique et environnementale des entreprises progresse rapide-
à un effet d’entraînement semblent une initiative ment. Bien des crises se sont résorbées ou sont sorties
fructueuse. Et, si l’on en juge par les signes que l’on du champ médiatique, d’autres surgiront ou resur-
perçoit aujourd’hui, les promoteurs de ces projets ont giront inévitablement. Il semble que les signes de
toutes les justifications pour persister dans cette voie. changement convergent et apparaissent au coin de
Il existe un mouvement convergent d’entreprises, l’écran radar d’entreprises, d’associations industrielles
d’associations industrielles et d’organisations engagées et de professions, particulièrement celles qui ont été
en faveur du développement durable, prêtes à franchir affectées par des changements et des crises. Ailleurs, la
le pas de la responsabilité sociale et de la « bonne résistance est parfois forte, en dépit des effets pervers
gouvernance », incluant la reddition de comptes et que cela peut induire. Dans le monde de la gestion et
l’information des parties prenantes et intéressées. du génie, les changements forcent peu à peu – trop
peu ? – les dimensions dominantes (technique,
L’OCDE a publié des lignes directrices sur la financière et économique ainsi que juridique) à
gouvernance des entreprises multinationales33. Au cohabiter, pas toujours harmonieusement, avec des
Canada, l’Institut canadien des comptables agréés a dimensions plus qualitatives. Il faut enfin souhaiter
publié, dès 1995, un guide étoffé sur la gouvernance que l’interprétation dévoyée du développement
et le contrôle, incluant l’éthique et les communica- durable soit en recul, sans pour autant que l’on
tions. Enfin, divers pays ont déjà légiféré ou encadré s’achemine vers une forme de pensée unique.
une partie de la responsabilité sociale d’entreprise,
notamment via «l’obligation d’informer» ou de rendre Autant de changements et de signes, autant de
compte, par exemple l’Angleterre, les États-Unis et la raisons d’être vigilant. Autrement dit, autant de
France. La Norvège a lancé un projet-pilote. D’autres raisons de comprendre les dimensions stratégiques et
pays et organisations internationales se préparent à les incidences opérationnelles des changements et
agir dans le même sens. On pourrait multiplier les des signes, de les intégrer à la gouvernance et à la
exemples. Se pourrait-il que le public, les institutions
A c t e s

financières, les investisseurs «éthiques», les grandes 34. Voir notamment Entreprises et développement durable-
Opérationnaliser de développement durable au sein de l’entre-
prise, (1996), Corinne Gendron, Michel Provost et alia.
Actes du colloque tenu le 26 mai 1995 lors du 63e congrès
33. Avec l’appui de la GRI et du Global Compact. de l’ACFAS, Les cahiers scientifiques de l’ACFAS.

92
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

gestion afin de renforcer la capacité d’anticipation et doivent se renforcer mutuellement. Les enjeux
d’adaptation des entreprises. On aborde ainsi les sont majeurs: c’est de leur convergence que sera
paramètres et les contours de l’écovigilance35. Elle est faite l’économie de demain»36. Des méthodes de
une forme de veille stratégique sur les enjeux les plus mesure et de reddition de comptes comme la
concrets du développement durable (environne- Global Reporting Initiative sont des innovations qui
mentaux, sociaux, économiques et éthiques), qui ont valeur d’exemple. Peut-être est-il temps
aide au « décodage » des interfaces et de l’intercon- d’innover aussi en acceptant de modifier ou
nectivité entre acteurs, enjeux et parties prenantes ou changer quelques paradigmes afin de pousser la
intéressées. En somme, l’écovigilance permet aux vision fonctionnaliste de la gestion – qui a ses
décideurs de lire « les autres parties de l’histoire », mérites – au-delà de ses limites.
notamment en matière de risque et de vulnérabilité, 2. Connectivité. La connectivité matérielle se
et de pratiquer ainsi une gestion plus préventive. développe à des échelles et degrés divers37. Mais
Formation initiale et formation continue devront, elle ne sera qu’un accessoire pratique et mal
elles aussi, se nourrir de l’écovigilance requise par une exploité si on ne prend pas en compte d’autres
saine gouvernance des entreprises intégrant le déve- connectivités, déterminantes comme on l’a vu
loppement durable. On imagine sans peine la qualité dans cet essai. Celle des collectivités, des groupes,
de formation qu’il faudra atteindre pour disposer, dans des syndicats et celles des fonctions et des disci-
les entreprises et les groupes d’intérêts qui les plines (indispensables). La capacité de compren-
représentent, des compétences individuelles et orga- dre et d’interpréter la nature, la portée et les
nisationnelles nécessaires. On imagine la détermi- interrelations de ces connectivités sera fort proba-
nation et la constance des efforts à consentir pour les blement un atout maître. Connectivité, aussi, des
intégrer, non pas uniquement aux programmes, mais silos de la gestion : percer quelques cloisons,
aux dimensions dominantes de l’enseignement. ajouter quelques fenêtres et surtout relier les silos
Pourtant, les formations initiale et continue, bien par de larges corridors ne nuiraient pas à une
conçues et bien exploitées, peuvent constituer des nécessaire fertilisation croisée.
outils extraordinaires – au sens littéral – de trans- 3. Risque. L’évolution des enjeux environnementaux
formation de mentalités. Peut-on, partout où ils sont et des crises illustre que les analyses et les compré-
mal lotis, déloger l’environnement de l’annexe du hensions traditionnelles du risque ont atteint des
grand immeuble de la formation et le développement limites dues à leurs lacunes. Sans doute le mo-
durable de sa vitrine de la même annexe. On aura ment est-il venu d’en venir à une analyse et à une
compris qu’il s’agit d’une tâche à court, moyen et long lecture plus qualitatives et multipartites, que les
termes. Le développement n’est-il pas dit «durable»? analyses traditionnelles peuvent aussi intégrer. Par
exemple, dans le domaine environnemental ou
D’écovigilance, de gestion dans le domaine financier. Le risque de crise
et de responsabilité demande évaluation et suivi, incluant la vulné-
rabilité à certains types de crises et sous l’angle de
Nous proposons ci-dessous quelques pistes de
la légitimité et de la crédibilité de l’entreprise.
réflexion pour développer l’écovigilance, pistes
Ainsi, il deviendrait possible de prévenir bien des
résumées à partir de quelques mots-clés.
1. Innovation. Elle « est indispensable au dévelop- 36. Conseil de la science et de la technologie, op. cit. Selon le
pement durable et le développement durable Journal de l’environnement du 21 janvier 2005, le rapport
A c t e s

indique la direction que doit prendre l’innovation. « Pour une nouvelle politique industrielle » au premier
Loin de s’opposer, ces démarches peuvent et ministre de France, pointe dans la même direction.
37. Peut-on, par exemple, comparer l’équipement d’HEC
35. Voir le paragraphe se terminant par la note 7. Montréal à celui des universités africaines?

93
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

controverses «évitables». Ou encore, savoir quand 7. Grille d’analyse. La complexité et la transversalité


et comment réagir rapidement à l’une d’elles, des éléments à prendre en compte pour considérer
plutôt que de la fuir… puis de s’y faire entraîner dans une vision large les enjeux d’un développe-
tant la pression devient forte. ment durable appliqué à un projet, une politique
4. Parties. On les dit prenantes ou intéressées selon ou un plan d’action demande de se doter d’un
qu’elles ont un intérêt direct ou indirect dans les guide qui soit plus qu’un simple check-list. Des
enjeux environnementaux, sociaux, etc. La bonne grilles d’analyse peuvent être d’une grande utilité
gouvernance dans la perspective du développe- pour maintenir le cap, fixer des priorités, suivre des
ment durable inclut un échange avec elles, c’est-à- indicateurs et réévaluer périodiquement les progrès
dire les institutions, organisations, groupes ou accomplis. Une telle grille est disponible auprès de
individus qui ont un intérêt, de leur point de vue. la Chaire en Éco-conseil38. Ouverte et accessible à
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler, d’une part, qui veut s’en inspirer, elle comprend un guide
que l’expression de ces points de vue est légitime d’utilisation et permet de caractériser les dimen-
dans une démocratie; d’autre part, que les prendre sions sociale, économique, éthique et environne-
en considération n’est pas une perte de pouvoirs et mentale du développement durable. Comme elle
encore moins une cession de droits, mais un des peut être calibrée en fonction d’un type de projet
volets de l’exercice de la responsabilité sociale. Ne ou d’un autre, on peut y recourir pour les définir
vaudrait-il pas mieux, a priori, une attitude pré- ou les comparer entre eux. Cette grille est notam-
ventive de proposeur qu’une attitude de pro- ment utilisée par les éco-conseillers diplômés.
moteur assortie de conflits à résoudre a posteriori?
L’éthique utilitariste peut avoir des mérites… De la nécessité de conclure
5. Décision. Les quatre premières pistes supposent Ces pistes ne se veulent qu’un moyen d’accompagner
une réévaluation des processus de décision, voire une réflexion préalable. Si, d’aventure, celle-ci
une remise en cause, particulièrement quand ils indiquait que la connectivité, le risque, les parties et la
touchent de multiples interfaces, par exemple décision (pistes 2, 3, 4 et 5) soulèvent des questions
entre l’entreprise (ses activités ou ses produits), la sur des enjeux pouvant affecter l’entreprise, peut-être
collectivité ou le public, les écosystèmes, les serait-il utile de pousser la démarche plus loin.
autorités, les médias, etc. Certains modes de prise Autrement dit, transcrire de façon plus continue, dans
de décision font très mauvais ménage avec les la réalité, ce qui n’est qu’un début d’écovigilance et
symboles et les signes ayant laissé des marques d’exercice de la responsabilité «sociale» d’entreprise39.
dans l’esprit du public. La capacité de lecture et de Cette transcription ne semble possible que si l’on
compréhension des dimensions écologiques et intègre les quatre pôles – environnemental, écono-
sociopolitiques liées à des enjeux peut éclairer d’un mique, social et éthique – du développement durable.
jour très différent les autres dimensions et les Soit l’intégration « des autres parties de l’histoire »,
décisions à prendre. intégration qui, en elle-même et en pratique, est une
6. Intégration. Enfin, intégration des faits, des valeurs autre histoire… à suivre.
et des incertitudes, bref, des « autres parties de
l’histoire» aux réflexions préalables à la décision.
L’écovigilance aide à les identifier. Intégration aussi
des diverses facettes du développement durable à 38. Villeneuve, Claude, Comment réaliser une analyse de
la gestion. Intégration encore, d’autres visions et développement durable ?, UQAC, disponible sur le site
A c t e s

dimensions de la gestion. On peut penser et agir http://dsf.uqac.ca/eco-conseil, section Cours 1 ECC 803
Analyse et synthèse de projets de développement durable.
différemment tout en restant rentable.
39. Corporate social responsibilty en anglais ou responsabilité
corporate (prononcer corporète) en franglais.

94
Innovation et acceptabilité sociale dans une perspective
de développement durable
Vincent GRÉGOIRE, Éco-conseiller
vincent_gregoire@uqac.ca
Nicole HUYBENS, Professeur DESS Éco-Conseil et Chaire en Éco-Conseil
nicole_huybens@uqac.ca

L’implantation d’une nouvelle activité industrielle issue cette même période, la population mondiale est
de procédés innovateurs et potentiellement anxiogènes passée de 1 à 6,4 milliards.
pour le milieu suscite des débats publics, souvent par Cette « réussite fulgurante » d’un point de vue
médias interposés, peu propices à la mise en place de réels biologique entraîne une pression accrue sur le milieu
processus de consultation. Le forum imaginé est basé sur environnant. Par sa rapidité et l’incertitude qu’elle
la science alors que le problème est politique et social. génère, elle modifie nos rapports sociaux (valeurs et
Les différents processus d’évaluation des impacts sur modèles) de même que les règles qui les encadrent.
l’environnement identifient l’acceptabilité sociale Dans un monde devenu incertain, les règles du jeu
comme condition sine qua non pour l’obtention de changent ainsi que les joueurs (Turpin, 1996).
certificats divers. Cependant, les processus menant à Dans cet article, nous traiterons brièvement des
l’identification de cette acceptabilité sociale sont lacu- conséquences des besoins grandissant des sociétés
naires et entraînent l’adoption, par les acteurs, de industrialisées dans un monde aux ressources limitées,
comportements stratégiques liés à leurs objectifs parti- sans toutefois aborder la nécessaire remise en question
culiers. Le caractère polysémique du principe de précau- de la croissance économique. Dans cette optique,
tion n’aide pas les acteurs impliqués à tourner leurs l’innovation technologique est envisagée comme un
énergies vers des solutions acceptables. Ce contexte est élément majeur de solution à nos problèmes de crois-
défavorable à l’innovation technologique dans une sance effrénée. Grâce à la technologie, nous connais-
perspective de développement durable. sons mieux les impacts de notre développement et la
Par ses compétences acquises en communication, le complexité de la réalité mais, en même temps, nous
caractère multidisciplinaire de sa formation et la place les connaissons moins.
essentielle qu’il donne à tous les acteurs qu’ils soient Nous verrons comment ce paradoxe s’inscrit dans
scientifiques, politiques, économiques ou profanes, l’éco- l’application d’un nouveau paradigme, celui du déve-
conseiller possède les outils de base pour imaginer des loppement durable, et comment les éco-conseillers,
nouvelles façons d’aborder ces controverses sociotech- dans le contexte des controverses environnementales
niques dans une perspective de partenariat. inhérentes à ces nouvelles valeurs sociétales, jouent
leur rôle.
Introduction
Historiquement, la science et l’innovation sont des Innovation et acceptabilité sociale
moteurs pour le développement des sociétés. L’espé- L’implantation de nouvelles activités industrielles,
rance de vie de nos sociétés industrialisées en même de taille modeste, suscite aujourd’hui débats
constitue un exemple éloquent: de moins de 30 ans
A c t e s

voire oppositions. Celles-ci sont d’autant plus


il y a 200 ans, inférieure à 50 ans au début du paroxystiques que le projet est innovateur. En effet,
20e siècle, elle frôle actuellement les 80 ans. Durant l’innovation, par définition, implique une part

95
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

d’incertitude et de risque et la méconnaissance de ses Une telle situation de crise se manifeste dans le
conséquences induit des réactions anxiogènes. caractère désormais inopérant des deux justifications
jadis toutes puissantes : celle qui consiste à dire que
Les exemples sont nombreux, des plus innova- l’on agit conformément au droit, celle qui consiste à
teurs aux plus controversés: les OGM, le port méth- dire que le risque encouru était considéré comme
anier Rabaska, l’usine de déchiquetage de pneus acceptable par les meilleurs experts du domaine
Unisphere, l’usine de traitements de sols contaminés concerné. Dans les deux cas, l’argument est rejeté. Le
à Belledune au Nouveau-Brunswick, le Suroît, etc. premier parce que le droit n’est plus considéré comme
un critère suffisant pour déterminer la légitimité
Les incertitudes face au risque sont souvent d’une action, le second parce que plus personne ne
alimentées ou trouvent naissance dans des événe- croit que les experts scientifiques détiennent la vérité
ments précis tels la crise de la vache folle, la décla- ne serait-ce que parce qu’ils ont beaucoup de mal à
ration publique d’un ordre professionnel (médecin, établir un consensus entre eux. […] Du point de vue
agronome, ingénieur) contre un projet, les accidents juridique comme du point de vue scientifique l’on est
confronté aux menaces de l’« indescriptible » et des
environnementaux. Ces événements ou accidents
conflits sans fin qui lui sont associés.
sont alors récupérés par les médias. Il faut pleine-
ment prendre en compte le rôle des médias, non plus Ainsi, suivant la nature du projet, sa taille et le
comme une simple caisse de résonance, un filtre ou lieu d’implantation, des conflits importants peuvent
un intermédiaire, mais comme un acteur du jeu perturber sa réalisation; dans certains cas même, les
global et il en va de même pour les organisations non décisions arrivent à ne plus être exécutables devant
gouvernementales (ONG) (Cahen, 2002). Force est les oppositions qu’elles soulèvent.
de constater que, dans nos sociétés occidentales où Ces oppositions n’ont plus pour cadre la science
les processus de décision sont de plus en plus diffus, ou la loi, elles se fondent sur des revendications
les médias jouent un rôle important (Maillebois, sociales, d’égalité, de droit au partage de la décision
2004) au même titre que l’opinion publique. ou du droit au rejet d’une activité dont le risque
En effet, la médiatisation des risques réels ou méconnu est « inacceptable ». Dans la « société du
appréhendés entraîne une cristallisation des positions risque», le risque est vécu comme un rapport social
avant même la tenue des processus de concertation asymétrique. Nous ne sommes pas égaux devant les
prévue par le législateur. Les règles du jeu changent risques. Certains font courir des risques aux autres,
ainsi que les joueurs (Turpin, 1996). quand d’autres sont en situation d’avoir à les subir
(Ewald, 2001).
Depuis la fin des années 1970, la protection de
l’environnement fait partie du paysage social et Ces derniers revendiquent probablement par
politique. Le droit et la science encadrent son inté- tous les moyens à leur disposition un droit de regard
gration dans la prise de décisions et notamment dans sur l’innovation ou un droit de rejet de celle-ci. Il
l’implantation de projets innovants. Ce sont les deux n’est plus question d’être spectateur mais de devenir
composantes majeures du système de règles permet- acteur. Dès les années 1980, les revendications
tant de définir un risque acceptable (Laufer, 2005): la sociales portaient sur les besoins d’une information
science établit les protocoles de recherche sur l’évalua- crédible et indépendante afin de juger du caractère
tion du risque pour approbation alors que les règles de acceptable ou inacceptable d’un projet. Des pro-
droit régissent l’attribution formelle des certificats cessus légaux ont alors été imaginés et appliqués un
d’autorisation par le ministère de l’Environnement. peu partout dans les pays industrialisés.
A c t e s

Or, ce système de légitimité (basé sur le droit et la


science) est en crise. Romain Laufer (2001) résume
ce constat de la façon suivante:

96
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

L’évaluation des impacts «risque» sur des problèmes politiques et sociaux. […]
sur l’environnement C’est-à-dire que l’on joue d’une incertitude pour faire
passer des messages, faire valoir des positions et on se
Au Québec, un processus prévu par le législateur retrouve donc dans un jeu d’acteurs, un jeu où les
permet une consultation publique en amont des intérêts, les représentations, etc. sont hétérogènes et
grands projets. Il s’agit d’une instance permanente et où, finalement, se jouent autour des questions de
indépendante, chargée d’encadrer le débat et ayant nature scientifique des enjeux qui ne se réfèrent pas
la possibilité de faire effectuer des contre-expertises. strictement à cela1.
Le Bureau d’audiences publiques sur l’environne- Depuis les années 1990, l’un des incontournables
ment (BAPE) a un pouvoir de recommandation. dans l’évaluation des risques environnementaux et
Le BAPE utilise une grille d’analyse qui traite, toxicologiques est le principe de précaution.
entre autres, des trois pôles du développement
durable. Aux niveaux environnemental et écono- Le principe de précaution
mique, celle-ci est relativement objective et permet En 1992, lors du Sommet de la Terre sous l’égide de
de quantifier les impacts. Les évaluations du risque l’ONU, la Déclaration de Rio lie principe de précau-
exprimées en probabilité et issues de modèles mathé- tion et développement durable de la façon suivante:
matiques sont des projections établies par des experts
scientifiques. Pour protéger l’environnement, des mesures de
précaution doivent être largement appliquées par les
L’information issue des analyses économique et États selon leurs capacités. En cas de risques de dom-
environnementale est passée à travers une grille mages graves ou irréversibles, l’absence de certitude
d’évaluation sociale et mène à la qualification des scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour
impacts et ipso facto des risques. Cet exercice vise à remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives
visant à prévenir la dégradation de l’environnement2.
statuer sur l’acceptabilité du risque encouru par la
population concernée. En science, ce qui est difficile n’est pas de
Un risque est conséquemment une anticipation. montrer qu’il existe un danger mais de démontrer
Sa définition et sa quantification supposent l’exis- qu’il n’y en a pas. Toute innovation a sa part d’incer-
tence d’un cadre de référence dans lequel on imagine titude. On trouvera toujours des scientifiques ou, à
l’ensemble des événements qui peuvent résulter de plus forte raison, des non scientifiques pour pré-
l’action envisagée et leurs conséquences, un calcul du senter des scénarios alarmistes (Ngô, 2002).
nombre de cas possibles et de leurs valeurs respec- Le principe de précaution, disent les uns, exprimerait
tives. Ce calcul permet de définir une espérance les valeurs d’une société qui refuserait l’innovation et
mathématique, une variance, etc. (Laufer, 2005). voudrait le «risque zéro». Le principe de précaution,
plaident les autres, serait l’expression d’une philo-
Mais, c’est un jugement de valeur qui définit in fine
sophie générale de la responsabilité que l’on devrait
le caractère acceptable ou inacceptable d’un risque. opposer à toute personne qui fait courir un risque à
Ces seuils d’acceptabilité sont variables. Par d’autres. Pour d’autres encore, le principe de précau-
exemple, au Nouveau-Brunswick, il correspond à un tion serait moins un principe d’abstention que
cas de cancer augmenté sur cent mille habitants d’action. Il invite à agir, à innover, mais selon des
règles qu’il faudrait préciser. Au bout du compte, le
tandis qu’au Québec, il est de un cas sur un million. principe de précaution est devenu un homonyme au
Ce jugement de valeur est décrit par Pierre-Benoît
Joly, directeur de recherche à l’INRA (Institut national
A c t e s

de recherche agronomique, France) comme: 1. Joly, Pierre-Benoît, 2002, Politisation des risques, Actes de
la Journée du club Prospective SITEF, Ecrin: http://www.
[…] un processus de politisation des risques ou, on ecrin.asso.fr
peut le dire autrement, du fait que l’on met l’étiquette 2. ONU, 1992, Compte-rendu du Sommet de la Terre, RIO.

97
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

sens d’Aristote: il y aura bientôt, entre les différentes Le développement durable


significations du principe de précaution, autant de
ressemblance qu’entre le chien animal aboyant et le Les innovations technologiques présentent autant de
chien de la constellation céleste3. promesses que de menaces, sans qu’il soit facile de
distinguer entre les deux. Conjuguée au principe de
Le principe de précaution est donc polysémique. précaution, la notion de développement durable
Interprété comme un cadre permettant d’empêcher comporte, selon François Ewald (2001), deux
une action, il est un frein à l’innovation (Ngô, dimensions principales:
2002). Pourtant dans son acception initiale, il est
d’abord un incitant à prendre des mesures pour a) elle change d’abord le statut du droit de l’envi-
ronnement : de droit sectoriel des pollutions, il
permettre cette innovation dans un cadre sécuritaire. devient une composante essentielle des politiques
Le principe de précaution et le développement publiques;
durable appartiennent au même système de pensée. b) elle introduit le souci des générations futures. Elle
Ces deux notions se renforcent et renvoient l’une à oblige à actualiser les conséquences potentielles de
l’autre, car elles introduisent un concept commun et toute décision ; elle fait de la préoccupation du
nouveau: la prise en compte des effets à long terme. long terme une obligation.
Au Québec, et dans l’ensemble du Canada, le Donc, dans une perspective de développement
principe de précaution n’est pas enchâssé de façon durable, toute décision économique doit être évaluée
explicite dans les textes juridiques, contrairement à la au regard de ses conséquences pour la vie sur Terre
France, par exemple. Cependant la signature, par le et cela, sur le long terme (Ewald, 2001). Les déci-
Canada, d’accords internationaux l’incluant, recon- sions qui favorisent un développement durable sont
naît de façon implicite l’adhésion à la notion du à la fois scientifiques, économiques, anthropo-
principe de précaution. centrées et balisées par des lois.
Presque inconnu il y a à peine 20 ans, le principe Le développement durable est une valorisation de
de précaution est devenu une expression populaire. la complexité pour prendre des décisions nuancées
Les gouvernements l’utilisent de plus en plus dans adaptées à un contexte, à une culture, à des nécessités
les contextes de controverse, et même récemment locales et à des impératifs globaux. Il valorise la
dans certains documents légaux, lors de constats de diversité et fonde sa légitimité sur l’existence de
contamination. controverses publiques qui orientent les décisions. Le
Québec effectue présentement une large consultation
Par exemple, dans son préavis d’ordonnance
dans le but de définir le développement durable, son
visant l’entreprise Récupère Sol inc., le ministre de
application dans les actes administratifs et les poli-
l’Environnement du Québec en fait la mention.
tiques publiques afférentes.
Cette utilisation du principe de précaution sans
cadre légal peut avoir des effets pervers pour l’inno-
vation. C’est ainsi qu’en Europe, au cours des années Concilier les notions
1990, face à des menaces appréhendées ou réelles, on de développement, de durabilité
va qualifier de précaution des mesures, – extrême- et de précaution dans un contexte
ment fortes et brutales – prises par les États et leurs d’innovation
administrations visant à mettre un terme à la menace Les critères économiques ou environnementaux
et à rétablir la confiance, telles la suspension d’acti- utilisés seuls permettent de prendre des décisions
vités et la fermeture d’usines (Ewald, 2001). univoques, simples et logiques, mais aussi parfai-
A c t e s

tement irréalistes. Le raisonnement lié au développe-


ment durable fait place à la complexité, à la relativité
3. Ewald, François et al., 2001 Le Principe de précaution,
Presse Universitaires de France, Coll. Que sais-je?. et au réalisme, ce qui lui vaut d’ailleurs bien des

98
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

critiques. Il rend inacceptables des décisions basées divergents, l’éco-conseiller envisage les problèmes
sur un seul critère, qu’il soit économique ou écolo- environnementaux non pas à partir d’une définition
gique. Pour faire du développement durable, il faut unique nécessitant une réponse unique, mais plutôt
accepter de prendre des décisions sur la base de comme une problématique globale incluant les
critères multiples, dans le cadre d’une négociation lectures sociales, individuelles, économiques, juri-
démocratique, et réfléchir aux conséquences de nos diques et scientifiques des acteurs en présence.
actions, non seulement au niveau local, mais aussi au
La pratique professionnelle des éco-conseillers se
niveau planétaire, sur les hommes d’ici et ceux
caractérise par la capacité à agir comme interfaces
d’ailleurs, sur la nature d’ici et sur celle d’ailleurs.
entre les disciplines, entre les acteurs de terrain et les
L’acceptabilité sociale passe par l’instauration d’un détenteurs d’autorité ou de savoir pour le développe-
échange dans lequel l’objectif global est de se forger ment durable.
une représentation commune d’une réalité complexe
alimentée par les questions, les craintes, les réponses Rôle des éco-conseillers
et les recherches des uns et des autres. Associer les dans la gestion participative
acteurs aux décisions pour prendre en considération des controverses environnementales
les valeurs et les enjeux qu’ils portent est bien plus
Notre monde est devenu incertain (Callon, 2001),
réaliste et efficace – en autant que ces acteurs sont
non seulement par l’avancement technologique mais
d’accord pour participer – que de les diaboliser parce
surtout par la variété, l’ampleur et la précision de nos
qu’ils ne partagent pas l’avis dominant.
savoirs. Nous connaissons mieux les impacts de
Pour certains, les éléments constitutifs du notre développement et la complexité de la réalité
développement durable sont irréconciliables et ses mais, en même temps, nous les connaissons moins.
trois pôles ne peuvent être poursuivis en même Ce paradoxe émergent apparaît aux limites des
temps. Il faut choisir. Pour d’autres, ce changement certitudes scientifiques. Il est encore plus évident si
de paradigme relatif à la conception du développe- les disciplines sont prises isolément.
ment est porteur du meilleur comme du pire. Notre
Face aux inévitables incertitudes, tous les acteurs
position est plus pragmatique et demande une
(profanes, industriels, scientifiques, experts, pouvoirs
réflexion sur les pratiques et les outils permettant des
publics, etc.) reconstruisent dans leurs discours une
applications professionnelles.
représentation de la réalité qui leur permet de la
Le développement durable ne fait pas tomber les comprendre et de la maîtriser. Cette reconstruction
controverses : il est un cadre dans lequel elles sont donne un sens à leurs convictions et légitime leurs
même souhaitables. Ce nouveau paradigme nécessite revendications.
de promouvoir des décisions et des actions porteuses
Devant l’ensemble de ces représentations qui
d’une complexité qui dépasse largement le clivage ou
paraissent irréconciliables, l’éco-conseiller adopte une
la seule réconciliation entre économie et environne-
éthique particulière. Il favorise les décisions prises en
ment (Huybens et Villeneuve, 2004). Il exige des
concertation en s’appuyant sur les enjeux et certitudes
professionnels une formation multidisciplinaire imbri-
de tous les acteurs et en évitant l’imposition d’un
quant sciences fondamentales et sciences humaines.
point de vue sur un autre, incluant le sien. L’éco-
Depuis 1989 en France, 1990 en Belgique et 2002 au
conseiller n’est pas un enviro-manipulateur et encore
Québec, il existe un programme de formation de
moins un enviro-menteur.
professionnels du développement durable, appelés
A c t e s

éco-conseillers. L’acceptabilité sociale de projets industriels sus-


citant des controverses n’émergera pas de processus
Interface entre des acteurs aux compétences
dans lesquels un acteur tentera d’imposer la «Vérité»
diverses, issus de disciplines multiples et aux intérêts

99
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

par la force d’un argumentaire basé sur la loi, la agriculteurs, CAL, Potvin & Simard, etc.),
science ou des impératifs économiques. Elle passe par projets d’écologie industrielle, aménagement
l’instauration d’un dialogue (Bohm, 1996) dans lequel paysager et séminaire horticole (Centre jeunesse
l’objectif est de forger une représentation commune de Saint-Ambroise).
d’une réalité complexe alimentée par les questions, les
Toutes ces actions ont déjà favorisé un rappro-
craintes, les certitudes des uns et des autres.
chement des acteurs et devraient, au fils du temps,
Le dialogue doit permettre aux acteurs de main- réconcilier et harmoniser les perceptions et ainsi
tenir leurs idées fondatrices tout en favorisant l’émer- permettre d’élargir les représentations afin d’aborder
gence d’une représentation commune du réel (Dionne une question fondamentale dans l’optique d’un
et Ouellet, 1990). Ce processus d’élargissement des développement durable: comment éliminer des sols
représentations fonctionne de manière efficiente contaminés par des activités industrielles passées?
surtout pour les personnes qui s’y investissent.
Tout en reconnaissant à l’ensemble des acteurs le Conclusion
droit de choisir une autre voie (contestation, La «réussite» de l’espèce humaine au plan biologique
militantisme ou retrait), l’éco-conseiller favorise, est récente et fulgurante. Elle n’est pas sans consé-
appuie et gère les forums de discussion dans une quence. Historiquement, la science et l’innovation
perspective de développement durable. sont des moteurs pour le développement des
Pour certains dossiers, les positions des acteurs sociétés. Elles portent également leur lot d’effets
sont tellement cristallisées que l’éco-conseiller doit pervers entraînant, par un effet de balancier, des
envisager une série d’actions avant d’espérer la reprise modifications rapides dans les systèmes de valeurs
d’un dialogue constructif. sociétales et dans les écosystèmes.

Dans ce contexte, le travail réalisé par deux éco- L’une de ces valeurs émergentes est la notion du
conseillers chez Récupère Sol s’inscrit dans cette développement durable, notion à laquelle est intime-
perspective et peut se résumer brièvement ainsi: ment lié le principe de précaution. L’implantation
d’une nouvelle activité industrielle issue de procédés
• recherche d’information concernant les activités de innovateurs et potentiellement anxiogènes pour le
l’entreprise (procédés, impacts sur l’environne- milieu suscite des débats publics, souvent par médias
ment et la santé humaine), synthèse, vulgarisation interposés, peu propices à la mise en place de réels
et diffusion à l’interne (employés, dirigeants et processus de consultation. Le forum imaginé est basé
parties intéressées) et à l’externe (site Internet, sur la science alors que le problème est politique
dépliant, pochette, journées portes ouvertes, col- et social.
loques, etc.);
Les différents processus d’évaluation des impacts
• consultation des différents acteurs, mise à niveau sur l’environnement identifient l’acceptabilité sociale
du vocabulaire, identification des craintes et préoc- comme condition sine qua non pour l’obtention de
cupations (foire aux questions, sondages récur- certificats divers. Cependant, les processus menant à
rents, revue de presse, etc.), réalisation d’un por- l’identification de cette acceptabilité sociale sont
trait regroupant les pôles du développement lacunaires et entraînent l’adoption par les acteurs de
durable et qui a permis d’orienter des actions comportements stratégiques liés à leurs objectifs
concrètes; particuliers. Le caractère polysémique du principe de
• réalisation de projets de recherche relatifs à la précaution n’aide pas les acteurs impliqués à tourner
A c t e s

valorisation agricole et géotechnique des sols leurs énergies vers des solutions acceptables. Ce
décontaminés avec les acteurs locaux (Centre de contexte est défavorable à l’innovation technologique.
recherche en agriculture d’Alma, Solution 3R,

100
Interdisciplinarité, ouverture et pertinence

Par ses compétences acquises en communication, Huybens, N. et Villeneuve, C. (2004), La profes-


le caractère multidisciplinaire de sa formation et la sionnalisation du développement durable : au-
place essentielle qu’il donne à tous les acteurs qu’ils delà du clivage ou de la réconciliation entre
soient scientifiques, politiques, économiques ou économie et environnement, VertigO, vol. 5,
profanes, l’éco-conseiller possède les outils de base no 2, 26 p.
pour imaginer des nouvelles façons d’aborder ces Joly, P.-B. (2002), Politisation des risques, Actes de la
controverses sociotechniques dans une perspective de Journée du club Prospective SITEF, Ecrin :
partenariat. http://www.ecrin.asso.fr

Bibliographie Laufer, R. (2005), L’art de la gestion des risques,


http://www.lesechos.fr/formations/risques/article
Bohm, D. (1996), On dialogue, London, New York, s/article_12_11.htm
Routldege, p. 6 à 47.
Maillebouis, C. (2004), Acceptabilité sociale de
Brundtland, G. H. (1988), Notre avenir à tous, l’électricité verte, Comité de liaison Énergies
Commission mondiale sur l’environnement et le renouvelables, CLER Infos no 44, nov.-déc. 2004
développement, Montréal.
Ngô, C. (2002), Science, innovation et société: quelle
Cahen, A. (2002), Technologies émergentes et nou- acceptabilité pour le management des risques ?,
veaux défis pour l’innovation, Actes de la journée Actes de la Journée du club Prospective SITEF,
du club Prospective, Commission européenne Ecrin: http://www.ecrin.asso.fr
SITEF.
ONU, (1992), Compte-rendu du Sommet de la Terre,
Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001), Agir Rio.
dans un monde incertain, essai sur la démocratie
technique, Seuil, La couleur des idées. Turpin, M. (2005), L’entreprise et l’environnement :
gérer les incertitudes, http://www.x-environnement.
Dionne, P. et Ouellet, G. (1990), La communication org/Jaune_Rouge/JR96/turpin.html
interpersonnelle et organisationnelle : l’effet Palo
Alto, Ed d’Organisation, et Gaëtan Morin. Villeneuve, C. et Huybens, N. (2002), Les éco-
conseillers, promoteurs et acteurs du dévelop-
Ewald, F. et al. (2001), Le principe de précaution, pement durable, VertigO, vol. 3, no 3, 8 p.
Presse Universitaires de France, Coll. Que sais-
je?, 128 p.
A c t e s

101
Quatrième partie

Des pistes pour la mise en œuvre


du développement durable
D
e l’idée généreuse, discutée dans les conven- bien qu’elles ne respectent pas toujours l’optimum
tions internationales et inscrite dans les scientifique sont acceptables et peuvent faire évoluer
déclarations de principe, du vœu partagé au le système de l’intérieur. Ces professionnels, formés
niveau local et régional, de l’intention de mieux faire depuis la fin des années 1980 en Europe et depuis
déclarée par un dirigeant d’entreprise à la mise en 2001 au Québec, ont fait leurs preuves. Les éco-
œuvre de projets concrets, il y a loin de la coupe aux conseillers sont des gestionnaires qu’on retrouve
lèvres. Comment identifier et réunir les parties autant dans les institutions publiques que privées.
prenantes autour d’un projet, obtenir leur adhésion, Proches des gens et des décideurs, ils ont pour
respecter leurs attentes culturellement diversifiées et mission de démocratiser la prise de décision, tout en
leurs droits, gérer les controverses et faire avancer les donnant des fondements plus explicites du point de
choses en satisfaisant les besoins du plus grand vue du développement durable. L’auteure nous
nombre dans le respect de l’environnement et des explique comment l’ensemble de la formation des
générations futures? éco-conseillers les amène à devenir des agents de
changement. Du recrutement des cohortes aux con-
Les quatre textes qui composent ce chapitre nous tenus des cours et aux travaux scolaires, tout est
indiquent des pistes pour la mise en œuvre du orienté vers la prise en compte de points de vue
développement durable. Nicole Huybens dévoile les multiples et la prise directe sur le réel. Sachant que le
secrets de la formation des éco-conseillers, ces réalisme des décisions augmente avec la complexité
spécialistes du développement durable, rassembleurs acceptée et explicite, l’éco-conseiller doit faire place à
des bonnes volontés et capables de faire évoluer les la créativité, à la responsabilisation et à l’adaptation
projets au-delà de la controverse. Michel Mongeon aux fluctuations de situations complexes pour saisir
rappelle qu’il ne peut y avoir de développement les occasions d’avancer. Porteurs du paradigme du
durable à l’échelle du territoire sans la participation développement durable, ces professionnels disposent
des autochtones et le respect de leurs droits. Denis d’une grille d’analyse qui leur permet de recadrer les
Doré présente une réflexion sur la mise en œuvre du actions, d’évaluer les progrès et de redéfinir les
développement durable à l’échelle du territoire. Pour objectifs au besoin. La formation généraliste des éco-
leur part, Carole Tranchant et Ibrahim Ouattera conseillers les incite à travailler en réseau de compé-
présentent leurs réflexions sur l’écologie industrielle. tences complémentaires au service d’un paradigme
Au-delà de la mythique réconciliation économie commun: le développement durable. Les acquis des
et écologie, Nicole Huybens affirme que le dévelop- uns et des autres peuvent ainsi profiter à l’ensemble
pement durable est d’abord une question sociale et du réseau et facilitent la compétence de l’éco-
éthique. Or, ces dimensions du développement conseiller de communiquer avec des experts de toutes
durable sont souvent mises en arrière-plan par les les disciplines.
militants qui tendent à opposer économie et écologie Aucun développement durable n’est possible sans
au premier chef. Pour mettre en œuvre le dévelop- qu’on prenne en compte les droits et la culture des
pement durable, il faut des personnes formées pour autochtones affirme Michel Mongeon. Dès lors, il
A c t e s

faire place à la complexité, à la relativité et au réalisme faut inventer un nouveau mode de consultation
; des personnes qui peuvent construire avec les parties respectueux de la culture autochtone et de sa vision
prenantes des solutions incrémentales, solutions qui, holistique du territoire. En discutant de la situation

105
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

actuelle des Premières Nations du Québec et du pour objet l’exploitation de matières premières et de
Canada, il constate que les modes de consultation sources d’énergie de même que la transformation en
mises de l’avant par le gouvernement fédéral ne sont biens et services de production et de consommation.
pas appropriés te qu’il faudrait instaurer un Pourtant, ce sous-système diffère des systèmes
mécanisme permanent de consultation au niveau des écologiques naturels. On le considère comme un
communautés permettant à chacune de celles-ci de système immature qui pourrait être rendu mature et
développer sa propre approche d’aménagement et de se rapprocher du fonctionnement des écosystèmes,
développement global qui respecte ses droits. Il notamment en refermant les boucles de recyclage des
propose de mettre en place ce nouveau mécanisme matériaux. Les auteurs décrivent les principales
de consultation en fournissant aux communautés les caractéristiques de l’écologie industrielle (ÉI) qui
moyens et les ressources humaines nécessaires. Ce demandent un changement de paradigme dans la
type de démarche s’inscrit dans la Déclaration de façon d’appréhender les activités industrielles, la
Wendake signée en 2003 par des représentants nature étant considérée comme un modèle et non
autochtones de 34 pays. plus comme un simple fournisseur de ressources ou
De façon similaire, Denis Doré, après avoir étudié une limite biophysique. Au-delà des bénéfices sur le
la mise en œuvre du développement durable dans la plan environnemental et économique auxquels on
région du Saguenay–Lac-Saint-Jean au Québec, peut s’attendre, les auteurs rappellent les aspects
conclut que, malgré une volonté affirmée des sociaux et éthiques souvent négligés de l’écologie
décideurs depuis le début des années 1990 de s’enga- industrielle. La mise en œuvre de l’ÉI suppose l’éla-
ger dans le développement durable, l’application du boration de politiques de promotion fondées sur l’édu-
concept y est relativement peu répandue. Il attribue cation, la formation et la sensibilisation du public pour
ce fait à l’absence de grille d’analyse de projets puisque donner naissance à des valeurs, normes et règles culturelles
les processus d’analyse actuellement en vigueur com- sociales et politiques menant au développement d’une
portent des lacunes importantes qui empêchent les conscience citoyenne capable de transformer durablement
collectivités d’induire un véritable changement dans leur les habitudes de production et de consommation. L’éco-
trajectoire de développement. Il présente ensuite une logie industrielle n’est pas sans controverse ni critiques,
grille d’analyse développée et expérimentée dans deux lesquels sont rapportés par les auteurs. Soulignons ici
projets par le Centre québécois de développement les éléments qui s’appliquent plus généralement au
durable. Par ailleurs, il recommande aussi de créer un développement durable : modèle flou, effet rebond
mécanisme régional de consultation ayant pour but associé à une augmentation de la consommation qui
de favoriser l’acceptabilité sociale de projets contro- annule les effets d’efficacité, fragilité des systèmes
versés. Ce Bureau régional de développement durable complexes et interdépendants, absence de vision à
(BRDD) permettrait de combler les lacunes de long terme, nécessité d’une plus grande multi-
consultation du Bureau d’audiences publiques sur disciplinarité, manque d’information des acteurs
l’environnement (BAPE) pour les projets de moindre locaux. Malgré tout, la mise en œuvre d’une approche
envergure ou qui ne sont pas couverts par la loi québé- systémique et participative semble indispensable à un
coise et par la loi canadienne de l’environnement. Ce système de production et de consommation viable
BRDD agirait en complémentarité avec le BAPE, en dans les pays industrialisés comme dans les pays en
amont des projets ou encore en son absence. voie de développement.

Rappelant que pour réunir les conditions d’un Beaucoup de travail en perspective pour les éco-
développement authentique et durable, il est indispen- conseillers ! En effet, on ne peut penser le système
A c t e s

sable de prendre en compte la sphère industrielle, Carole industriel sans inclure le système de consommation
Tranchant et Ibrahim Ouattara nous présentent cette qui le justifie. Or, les choix de consommation sont
sphère comme un sous-système de la biosphère qui a en lien direct avec la satisfaction des besoins réels ou

106
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

perçus des populations dans les zones de production imaginer que, tant dans les communautés locales, de
comme ailleurs dans le monde où sont exportés les culture autochtone ou non, qui entretiennent une
produits de l’industrie. Or, on a souvent tendance à relation culturelle avec le territoire, que dans les
proposer des projets de développement qui entreprises qui doivent limiter leurs impacts et
provoquent la controverse dans le milieu récepteur augmenter l’acceptabilité sociale de leurs activités,
sans prendre en compte, de façon prioritaire, la voire faire la promotion de l’éco-efficacité de leurs
satisfaction des besoins des populations locales et, produits et ce, aussi bien auprès des consommateurs,
souvent, en leur faisant courir des risques réels ou il y a place pour ces professionnels.
perçus, d’où la controverse et les blocages. On peut

Claude Villeneuve

A c t e s

107
Tous les savoirs au service du développement durable:
15 ans de formation en éco-conseil
Nicole HUYBENS
Professeure DESS Éco-Conseil, UQAC

Le caractère multidisciplinaire, multicritère, multicul- placent l’être humain au cœur des processus de développe-
turel et multiacteur du développement durable le rend ment et proposent de conjuguer l’efficacité économique,
peu familier aux professionnels qui n’auraient pas appris les équilibres sociaux et la préservation des ressources.
à réfléchir dans le cadre d’un paradigme aussi complexe. Loin d’être un facteur contraignant, le développement
Favoriser l’apprentissage de l’interaction entre les savoirs durable correspond à une évolution nécessaire des poli-
pour prendre en compte tous les pôles du développement tiques, traduisant à la fois les inquiétudes des milieux
durable est un défi dans les universités où expertises et scientifiques sur la dégradation des écosystèmes et la
savoirs sont élaborés et enseignés assez indépendamment demande des citoyens d’une plus grande participation
les uns des autres. Enseigner cette complexité nécessite aux décisions qui engagent l’avenir »1. Le développe-
une idée plutôt claire du cadre dans lequel elle pourra ment durable, sans sa dimension sociale, est tout au
s’actualiser. Il importe que les professeurs se concertent plus de la simple efficacité économique. Utiliser moins
pour enseigner de manière imbriquée les savoirs suppor- de ressources pour fabriquer les produits sert à la fois
tant les différents pôles du développement durable. Il est l’économie et l’environnement. Mais est-ce un «déve-
capital que la formation au pôle social ne se réduise pas loppement » et est-il « durable » ? Nous pourrions
à la portion congrue c’est-à-dire quelques cours option- plutôt appeler cela de la «croissance» plus supportable
nels qui complètent un programme essentiellement pour les écosystèmes qui maintiennent la croissance
tourné vers la gestion de problématiques relevant de de la consommation. Monétariser les services de la
l’environnement. Il faut aussi aider les étudiants à faire nature en internalisant tous les coûts ou mettre sous
des liens entre les disciplines en privilégiant une cloche des parties de territoire pour faire du rende-
pédagogie par projet et basée sur l’expérience. ment forestier soutenu ailleurs, c’est prendre en
compte deux dimensions seulement du développe-
Il faut enfin soutenir les étudiants qui s’engagent
ment durable. Et s’il s’agit d’un premier pas indis-
dans ce programme. La dissonance cognitive induite
pensable, il ne faut pas oublier que la réflexion sur le
par les apprentissages est palpable et il importe de les
développement durable va au-delà (Huybens et
aider à retrouver une cohérence interne suffisante pour
Villeneuve, 2004). La mise en œuvre du développe-
qu’ils puissent s’engager dans un métier indispensable à
ment durable nécessite donc la prise en compte d’une
l’heure où le développement durable commence, dans les
complexité qui dépasse largement le clivage ou la seule
faits, à se distancer de son ancrage mythique : la
réconciliation entre économie et environnement.
protection de l’environnement.
Le pôle social du développement durable doit
Introduction par conséquent faire l’objet d’une investigation et
d’une formation spécifique. Les exigences du para-
À Rio de Janeiro, en 1992, la communauté inter-
digme du développement durable nécessitent des
A c t e s

nationale adopte un plan d’action pour le développe-


ment durable au XXIe siècle (Agenda 21). «Les prin-
cipes de l’action pour un développement durable […] 1. Comité 21, Territoires et développement durable: http://
www.comite21.org

109
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

professionnels à la formation multidisciplinaire économiques et scientifiques des acteurs en présence.


imbriquant sciences fondamentales et sciences hu- Nous ne parlerons dans cet article que de la forma-
maines et pas seulement une juxtaposition de savoirs tion des éco-conseillers, tant en Belgique, qu’en
issus de ces sciences. Les valeurs associées au France ou qu’au Québec. Cela ne veut pas dire qu’il
développement durable doivent aussi être mises de n’y ait pas d’autres professionnels du développement
l’avant, c’est pourquoi il est capital que la formation durable, mais la spécificité de l’Éco-conseil depuis sa
des futurs professionnels comprenne un volet création se situe dans l’importance accordée à
éthique. Dans un souci purement pratique, les l’humain autant dans la formation que dans l’exer-
critères économiques ou environnementaux utilisés cice du métier.
seuls permettent de prendre des décisions univoques,
Les éco-conseillers sont des gestionnaires que l’on
simples et logiques, mais aussi parfaitement irréa-
retrouve autant dans des institutions publiques que
listes. Le raisonnement lié au développement durable
privées. Proches des gens et des décideurs, ils ont pour
fait place à la complexité, à la relativité et au réa-
mission de démocratiser la prise de décision tout en
lisme. Ce qui ne veut pas dire que le développement
lui donnant des fondements plus explicites du point
durable est l’art du compromis pauvre (tout le
de vue du développement durable. Ils gèrent des
monde perd un peu). C’est plutôt l’art de la synergie,
projets habituellement liés à l’environnement (nature,
la logique du ET et du POUR. Cette logique ne
eau, air, déchets, agriculture, forêt, consommation
peut prendre place que dans des processus de prise
responsable…) en induisant ou en menant des
de décision démocratique, valorisant les cultures et
analyses multidisciplinaires des problèmes à résoudre.
tous les savoirs : homologués et vernaculaires
Ils tentent de rendre les acteurs moins inégaux, de
(Huybens, 2002).
permettre l’émergence de solutions négociées et de
Cet article est divisé en quatre parties. Après avoir comportements éco-citoyens dans le cadre du déve-
rapidement décrit la fonction de l’éco-conseiller, nous loppement durable. Les éco-conseillers informent,
nous pencherons ensuite sur le développement forment, sensibilisent selon les organisations profes-
durable comme paradigme et sur l’importance des sionnelles et le contexte, ils négocient et jouent un rôle
enseignements nécessaires à la prise en compte de son de médiateur, ils contribuent à mettre en place des
pôle social. Ensuite, nous aborderons l’expérience de politiques et analysent des projets. Le plus souvent, ils
formation des éco-conseillers sous l’angle de ont un rôle d’aide à la décision et de gestionnaire
l’enseignement de la complexité. Enfin, en nous de projet.
penchant sur les étudiants eux-mêmes, nous verrons
Ils ont aussi un rôle important dans la vulga-
ce qu’implique l’apprentissage d’un mode de pensée
risation des savoirs, non pas pour transmettre un
lié à la complexité pour les éco-conseillers eux-mêmes.
savoir hégémonique, mais plutôt pour donner un
éclairage multipolaire à une prise de décision qui
Les éco-conseillers relève du développement durable avec les certitudes
Il existe depuis 1989 en France, 1990 en Belgique et et incertitudes d’aujourd’hui.
2001 au Québec, un programme de formation à Ainsi, leur formation doit être multidisciplinaire,
destination de professionnels du développement généraliste et doit porter le paradigme du développe-
durable, appelés éco-conseillers. Interface entre des ment durable. Elle doit aussi être multiculturelle et
acteurs aux compétences diverses, issus de disciplines centrée sur l’action (Huybens, 2002). La vision du
multiples et aux intérêts divergents, l’éco-conseiller développement durable élaborée au cours de la for-
A c t e s

envisage les problèmes environnementaux non pas à mation et dans la pratique de l’Éco-conseil est évolu-
partir d’une définition unique nécessitant une tive et sensible à un monde varié et en mouvement.
réponse unique, mais comme une problématique
globale incluant les lectures sociales, individuelles,

110
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

Le développement durable n’existe que dans les prennent en compte tous ces éléments simultané-
projets et les actions des personnes qui agissent dans ment, de façon peu ou pas compensatoire et de
le cadre d’une représentation sociale qui lui est propre manières diverses en fonction des ancrages culturels
et dont le noyau central (Bonardi et Roussiau, 1999) des projets mis en œuvre. Pour les tenants de la
est constitué de son éthique: la démocratie, l’équité, conservation et pour les économistes, la représen-
la solidarité inter et intragénérationnelle, le principe tation du développement durable, tel qu’il structure
de précaution, la justice, le respect de la vie. L’éthique la formation des éco-conseillers, est peu habituelle.
est donc centrale dans la représentation sociale du Pour devenir éco-conseiller, il faut abandonner l’idée
développement durable tel qu’il est enseigné aux éco- d’une « bonne » décision prise sur la base d’un seul
conseillers. critère: la nature sacralisée ou le roi dollar et libérée
L’éco-conseiller se définit comme un profession- de toutes les contingences des contextes particuliers
nel du développement durable. Il s’appuie sur des liés aux cultures, aux besoins humains, à l’époque,
relations humaines supportant des actions plus que aux différents écosystèmes.
des contestations. Se situer dans un paradigme aussi Le pôle économique du développement durable
peu habituel pour des personnes qui souhaitent tel qu’il a été défini à Rio ne remet pas en question
engager leur vie professionnelle dans un combat pour l’économie de marché ni la nécessité du commerce
un environnement préservé est le défi que nous international. Il s’agit de ne plus « considérer l’envi-
demandons à nos étudiants. ronnement comme une entrave au commerce, mais au
contraire à faire du commerce la solution du dévelop-
Le pôle social du développement pement soutenable. Le paradigme de Rio repose sur cet
durable : un oublié des axiome» (Damian et Graz, 2000).
programmes de formation À Rio, on parle de gérer des ressources naturelles
Loin de la seule gestion raisonnée des ressources dans le respect des écosystèmes et sous leur seuil de
naturelles, le développement durable s’ancre dans un renouvelabilité, mais au profit des collectivités
paradigme de la complexité qui fonctionne en marge humaines. Le pôle environnemental implique une
des approches trop universelles ou trop absolues. Ni dissociation homme-nature, contrairement à certaines
économiste, ni écologiste, le développement durable thèses écologistes qui ne voient en l’homme qu’un
s’appuie pourtant sur ces modèles de pensée pour élément de la nature devant se soumettre à ses lois.
imaginer une nouvelle vision du monde anthropo- Dans le paradigme de Rio, économie et écologie
centrée dans laquelle la nature n’est pas un simple réconciliées deviennent garantes d’un développe-
instrument, mais n’est pas sacralisée non plus, et où ment plus durable. Toutefois, l’augmentation des
l’économie de marché n’est pas hégémonique, mais échanges commerciaux et la conservation de la
n’est pas décriée non plus… C’est la dimension nature n’auront de véritables effets sur une plus juste
sociale et le caractère éthique de son utilisation qui répartition des bénéfices des activités humaines que
feront du développement durable un paradigme si le pôle social et l’éthique du développement
voué à réfléchir nos décisions et nos actions avec plus durable sont centraux. L’indispensable réconciliation
de conscience. entre l’économie et l’écologie n’est pas à elle seule
une garantie de développement durable.
Dépasser la rivalité économie-
environnement Militantisme et Éco-Conseil
A c t e s

Non seulement scientifiques, non seulement écono- Comment envisager le pôle social du développement
miques, non seulement anthropocentrées, les déci- durable sans sa composante militante? Les sciences
sions qui favorisent un développement durable humaines et la sociologie en particulier ont souvent

111
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

été associées au changement social. En prenant pour discours militants. C’est une évolution «tranquille».
objets d’études les réalités sociales, la tentation était Les éco-conseillers doivent donc travailler comme
grande (surtout avec la recherche-action) de tenter agents de changement à l’intérieur même des organi-
d’agir sur cette réalité sociale d’autant plus quand elle sations plutôt que comme acteurs externes. L’éco-
apparaît injuste pour les plus faibles. Par exemple, «en conseiller n’a pas d’«ennemi» à abattre, il recherche la
anthropopédagogie, le chercheur va plus loin […] au collaboration avec les autres acteurs internes. Il doit
niveau de l’observation participante car il intervient s’efforcer de comprendre l’existant et les forces qui
activement dans un but de changement » (Morin, l’ont façonné pour le faire évoluer avec les parties
1990). Mais si le développement durable tel que nous prenantes.
venons de le décrire s’appuie bien sur des change-
En Europe comme au Québec, les racines de la
ments dans les prises de décision, il s’accommode mal
formation des éco-conseillers s’ancrent dans l’idée
de discours militant pour l’un ou l’autre des pôles. Il
que l’économie peut servir l’homme sans desservir
faut le concevoir comme une pensée favorisant une
l’environnement et que l’homme fait partie de la
«évolution multipolaire» (sur tous les pôles à la fois)
nature tout en étant séparé puisqu’il est la seule
plus qu’une révolution ou une simple évolution.
espèce qui peut la gérer avec la conscience de le faire
L’éco-conseiller est un expert intégrateur. Son (Huybens, 2004a). L’éco-conseiller contribue à tracer
parti pris est le développement durable, pas un le chemin du développement durable en foulant le
acteur ou un autre, pas un enjeu ou un autre. Son sol des prises de décision multiacteurs, multidisci-
éthique est faite de valeurs liées à l’équité et à la plinaires et multicritères pour servir cette évolution
démocratie, mais son action ne s’inscrit pas dans le multipolaire tranquille, qui, selon l’expression
courant militant. Non pas que ce mouvement soit utilisée par quelques anciens étudiants, « se répand
inutile ou malvenu. Au contraire, il ne peut y avoir comme un virus» (Huybens, 2004 c).
de développement durable sans controverse et les
Les éco-conseillers devraient être capables de
mouvements sociaux et environnementaux portent
prendre, non pas le parti de la contestation
ces controverses. L’éco-conseiller se démarque de
environnementale ou sociale, mais plutôt celui de la
l’action militante en tentant d’agir avec tous les
créativité sociale au service d’un environnement
acteurs pour trouver des solutions ad hoc. Il n’est pas
investi sous son seuil de renouvelabilité par une
une girouette tergiversant au gré des situations.
économie moins gourmande en ressources, elle-
L’éthique est le noyau central (Bonardi et Roussiau,
même au service du bien-être de tous les hommes.
1999) de la représentation du développement
durable qui sert de base à l’action de l’éco-conseiller
et qui le maintient dans une avenue parsemée de L’éco-conseiller
chemins de traverse mais néanmoins circonscrite. et la communication

L’action militante nécessite une cause principale Les cours


explicable de manière simple et identifiant un pro- Être un professionnel du développement durable,
blème ou même un « ennemi ». Le développement c’est parvenir à actualiser l’ensemble des pôles dans le
durable est trop complexe pour se laisser porter par cadre d’une gouvernance participative. Ajouter la
une action et un discours militants. L’éco-conseiller diversité humaine au développement durable
porte donc le développement durable comme un nécessite le recours aux cultures. L’éco-conseiller
ensemble de changements incrémentaux (Mintzberg, exerce un métier dont l’objectif est de mettre en
1994) ou de type I (Watzlawick, 1975) à décider et à
A c t e s

œuvre à l’échelon local des projets s’inscrivant dans


mettre en œuvre avec les acteurs. Cette perspective des cultures en favorisant un partage des représen-
induit l’acceptation de changements moins specta- tations, des pouvoirs, des connaissances et des déci-
culaires et plus réalistes que ceux repris dans les sions. Les éco-conseillers doivent donc apprendre à

112
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

faire partager le pouvoir, l’expertise, les compétences, La vraie vie…


l’information pour induire des prises de décision Il n’existe pas de démocratie sans contre-pouvoir. Il
multicritère. faut des acteurs aux représentations différentes et qui
La prise en compte des différents critères rend acceptent de les dire et de les discuter pour faire du
nécessaire la prise de décision à plusieurs. Personne développement durable. L’éco-conseiller doit appren-
ne porte au même degré tous les pôles du dévelop- dre à gérer cette complexité et à la valoriser. Pour les
pement durable. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire. acteurs impliqués, il n’est pas «de mauvaise foi» de se
Ce qui l’est, c’est que tous les pôles soient repré- centrer sur ses propres intérêts, sauf si, dans les
sentés. Et comme les acteurs n’ont pas forcément décisions prises à plusieurs, ils dénient ce droit aux
comme objectif de laisser de la place aux autres, autres acteurs. L’éthique de la discussion «a plus à voir
qu’ils veulent surtout défendre leurs points de vue, avec une commune participation où le jeu ne se joue
l’éco-conseiller devra permettre l’émergence de pas contre des adversaires, mais avec chacune des
représentations qui donnent de la place à tout le autres personnes » (Bohm, 1996). La vision élargie
monde (Huybens, 2004 c). apportée par des acteurs aux intérêts divergents
permet à l’éco-conseiller d’induire une reconstruction
L’acceptation de la complexité ne peut pas originale des problématiques. Les acteurs s’enri-
signifier une acceptation de l’inertie et, quand les chissent des visions des autres acteurs. À partir du
situations sont complexes, elles sont aussi souvent caractère subjectif des points de vue de chacun, le
conflictuelles. Les éco-conseillers sont donc formés en processus de prise de décision en commun géré par
vue de l’accompagnement en gestion participative, en un conducteur compétent permet la reconstruction
gestion des controverses et en aide à la décision, parce de représentations « intersubjectives » de la réalité
que reconnaître la complexité ne simplifie évidem- (Pictet 1996, Maystre et Bollinger, 1999) propices à
ment pas les processus de prise de décision, ni la l’élaboration de solutions complexes et généralement
gestion des projets. Par contre, cette reconnaissance bien plus réalistes que les positions initiales des
est indispensable pour la mise en œuvre d’un déve- acteurs. Les controverses sont souvent considérées
loppement plus durable (Huybens, 2004 b). comme un frein à la prise de décision. Mais, en
Pour ces raisons, la communication a pris de plus matière de développement durable et parce qu’il faut
en plus de place dans la formation des éco-conseillers. concilier des enjeux qui ne vont pas forcément dans le
Aujourd’hui, elle comporte des cours de commu- même sens, les controverses sont fréquentes, inévi-
nication interpersonnelle (comprendre, écouter, tables et surtout souhaitables (Callon, 2001).
convaincre, vulgariser, synthétiser l’information), de La gouvernance participative est idéologique-
communication interculturelle, de gestion des ment liée au développement durable. Mais elle est
controverses environnementales, d’aide à la décision aussi fondée sur l’efficience des décisions prises par
multicritère, de psychosociologie des groupes res- les individus directement intéressés à leur mise en
treints et de psychosociologie des organisations. Les œuvre ou impliqués dans ses effets. « Un individu,
étudiants reçoivent aussi un cours sur la motivation, défini comme origine de ses opinions, s’engagera
l’analyse systémique, la conduite de changements, plus fortement dans une conduite choisie qu’un
l’évaluation des actions et le «changement de men- individu dont les idées sont attribuées à des contin-
talité ». Le programme comporte enfin un grand gences extérieures» (Clémence, in Doise, 1993). Une
nombre d’exercices de communication orale et écrite. prise de décision basée sur des échanges d’informa-
C’est à travers cette importance accordée aux relations tion rend chacun un peu plus «responsable» de son
A c t e s

humaines que le pôle social du développement contenu. L’éco-conseiller doit faire accepter l’idée
durable est particulièrement mis en lumière dans la qu’une rationalité mieux partagée se construit dans
formation des éco-conseillers. le processus de prise de décision et surtout que ce

113
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

type de rationalité explicitée est plus souhaitable que Le développement durable


celui de n’importe quel acteur pris séparément. Ainsi ne se réduit pas à une discipline,
les controverses deviennent un haut lieu d’appren- ni à la science, il est rebelle
tissage pour toutes les parties. De cet apprentissage à l’optimum scientifique
croisé émergent des solutions intéressantes pour le La complexité des problématiques environnementales
développement durable si les acteurs qui peuvent (les multiples causes et effets et boucles de rétroaction
porter des intérêts divergents ne sont pas exclus ou dans la problématique des gaz à effet de serre en sont
ne s’excluent pas eux-mêmes. Mais encore là, l’exis- sans doute un excellent exemple, Villeneuve et
tence d’un contre-pouvoir est une nécessité pour le Richard, 2005) rend inadéquat le recours à une seule
fonctionnement démocratique. discipline pour décrire et interpréter les phénomènes
en jeu. Par ailleurs, les sciences sont capables d’expli-
Enseigner la complexité quer et parfois de prédire, mais elles cherchent avant
Les réalités auxquelles doit faire face un éco- tout à démêler le vrai du faux. Et le développement
conseiller sont complexes pour plusieurs raisons: le durable c’est surtout une question d’éthique et de
rôle des humains dans le développement durable est jugement: il s’agit de déterminer ce qui est bon ou
primordial; le développement durable ne se laisse pas mal pour l’époque et la situation. Il est donc fait de
expliquer par les savoirs d’une seule discipline et ne décisions que la science éclaire au même titre que
peut pas être lié à la science uniquement; il nécessite d’autres approches (cultures, besoins et sentiments
souvent de choisir une autre voie que l’optimum humains…), mais qu’elle ne peut prendre. Ce sont
scientifique pour les décisions ; et son processus de toujours des humains qui prennent des décisions.
mise en œuvre peut sembler incohérent et chaotique. Le réalisme des décisions augmente avec la
complexité acceptée et explicite. Mais l’intégration
Ce sont les humains qui ont des acteurs dans les processus. y compris au stade de
des problèmes de développement la définition des problèmes à résoudre est indispen-
durable sable pour atteindre cet objectif. Mais des acteurs aux
Les représentations de la réalité sont des traductions intérêts divergents, même de bonne volonté, n’ont
de cette réalité. Nous décodons une réalité, nous ne aucune raison d’abandonner les enjeux qu’ils portent
la répliquons pas dans un langage (Breton, 1992). Les pour se conformer à une décision de groupe. Le
nombreux décodages d’une même réalité dépendent développement durable, valorisant au moins trois
des cultures, mais aussi de l’appartenance organi- mégacritères qui ne se compensent pas ou peu (social,
sationnelle, des intérêts et enjeux des groupes d’appar- environnemental et économique), rend impossible la
tenance ou de facteurs plus individuels: l’information découverte de l’unique meilleure solution (l’optimum
dont dispose une personne sur un sujet, ses scientifique) (Shärlig, 1985). Il nécessite la recherche
sentiments, son histoire, ses convictions, etc. Tous les de la plus grande prise en compte possible des intérêts
acteurs impliqués dans un projet de développement et enjeux des acteurs, y compris des acteurs absents.
durable n’ont donc pas la même réalité dans la tête. Le développement durable ne se planifie pas sans
Cela rend les problèmes de développement durable ancrage dans une réalité locale. Difficile d’imaginer
complexes, non seulement parce que le problème lui- un développement durable qui signifie au point de
même est complexe, mais aussi parce qu’il n’existe pas vue décision ponctuelle la même chose au Caire ou
nécessairement de consensus au départ sur la à Montréal.
A c t e s

définition même du problème.

114
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

Le processus de mise en œuvre Organiser une formation


du développement durable paraît multidisciplinaire
incohérent et chaotique La gestion du complexe devient une nécessité pour la
Le développement durable peut être perçu comme mise en œuvre du développement durable, mais elle
incohérent du point de vue scientifique et il est induit la maîtrise et l’utilisation de compétences
chaotique dans sa mise en œuvre parce que c’est le appropriées. Pour les futurs professionnels du déve-
pôle social qui lui donne sa spécificité et qu’il est loppement durable, une formation centrée unique-
aussi diversifié qu’il existe d’humains. ment sur les sciences de la nature est insuffisante. Une
Les savoirs homologués (Schön, 1994) qui don- formation centrée sur l’efficacité économique ne
neraient une cohérence au développement durable permettra pas d’intégrer les aspects sociaux et de
n’existent pas. Il exige une réappropriation particu- gouvernance et fera le plus souvent l’impasse sur
lière par des acteurs locaux des savoirs dont ils ont l’équité. Une formation en éthique sera lacunaire et
besoin pour prendre des décisions. Si l’on regarde une formation en silo sera paradoxale. Par contre, une
l’ensemble des projets qui s’en réclament, le dévelop- formation qui intègre ces différents éléments autour
pement durable peut paraître hétéroclite et peu d’apprentissages liés à la gestion de projets complexes
cohérent. Par contre, du point de vue des acteurs, il préparera les futurs professionnels à l’exercice d’un
est très raisonnable. métier dans lequel la créativité, la responsabilisation
et l’adaptation aux fluctuations d’un contexte seront
Des projets dont la rationalité dépasse ou exclut valorisées et permettront de saisir les occasions offertes
les personnes concernées par leur mise en œuvre sont par les politiques publiques et les changements
souvent irréalistes, même si leurs fondements scienti- intervenant dans les perceptions des acteurs.
fiques sont impeccables au vu d’un expert issu d’une
culture où la science fait consensus social. Accepter Pour porter des problématiques de développe-
la pluralité des acteurs et leurs vérités complexifie les ment durable, par essence multidisciplinaires, une
visions du monde. Cette vision n’acquiert une cohé- collaboration entre spécialistes est requise. Ainsi le
rence suffisante à la prise de décision en commun programme Éco-Conseil en Europe et au Québec
que si elle fait l’objet de dialogues. Mais le dialogue forme des généralistes aux ancrages disciplinaires
se laisse mal enfermer dans une procédure et il peut multiples et centrés sur les relations humaines. Le
paraître chaotique et peu efficient à certaines per- programme ne se contente pas de juxtaposer des
sonnes plus habituées à trouver un cadre de référence contenus issus de disciplines différentes et les étu-
extérieur à elles-mêmes pour prendre « la bonne diants sont encouragés à reconstruire l’interdiscipli-
décision». Si la science a raison, les acteurs ne sont narité de manière formalisée. Déjà, pendant leur
pas seulement des êtres raisonnables. D’autres cadres formation théorique, les éco-conseillers doivent gérer
de référence déterminent souvent leurs décisions. des projets en lien avec le terrain. Leur formation
Nous n’aimons pas avec raison, nous haïssons sans intègre de manière marquée la dimension humaine et
raison, la loi n’est pas toujours adaptée à l’époque, les induit l’apprentissage de disciplines scientifiques
technologies s’adaptent, la beauté n’est pas raison- rendues complémentaires grâce à leur articulation
nable… Nous pouvons prendre des décisions éclai- dans des projets complexes et des thématiques
rées par la science ou la loi. Mais nos décisions sont éclairées par des acteurs de terrain.
aussi soumises à toutes sortes d’autres impératifs qui Au Québec, nous utilisons aussi une grille de déve-
échappent à la raison. loppement durable initiée par Claude Villeneuve2,
A c t e s

mais qui continue à se construire par et avec la

2. Cette grille est disponible sur le site Internet d’Éco-Conseil


de l’UQAC: http://dsf.uqac.ca/dept/eco-conseil

115
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

pratique des éco-conseillers en poste et par et avec les 6. Les travaux des cours «Approfondissement multi-
réflexions menées par les étudiants dans le cadre de disciplinaire », « Thèmes du conseil en environ-
leurs travaux. Cette grille est un cadre de référence nement », « Applications du conseil environne-
structurant pour lire une réalité, penser et évaluer des ment », « Mentorat » et « Stage » sont évalués
projets. conjointement par un professeur issu des sciences
Les différents dispositifs mis en place dans la fondamentales et un professeur issu des sciences
formation favorisent les représentations multidisci- humaines (Québec seulement).
plinaires intégrées des réalités ou au moins l’ouver- 7. Le travail de groupe est favorisé pour que le
ture aux autres disciplines que celle qui fonde la dialogue entre les étudiants issus de disciplines
formation initiale de l’étudiant. Les dispositifs différentes enrichisse les feed-back et les
suivants favorisent aussi l’intégration de savoirs apprentissages. Ces travaux vont du plus théorique
théoriques dans la pratique: (synthétiser une information abondante sur un
sujet de développement durable) au plus pratique
1. Les cohortes sont multiculturelles et hétérogènes: (réaliser une action pour un promoteur externe à
les étudiants sont issus de formations initiales l’université) et du plus petit groupe (2 à 3 per-
différentes ou ont des expériences de travail sonnes) au plus grand (toute la cohorte). Outre
variées. l’efficience de la pédagogie par projet dans
2. Le programme est très intensif : entre 35 et l’apprentissage, elle induit aussi une reconstruction
40 heures par semaine annoncées, mais dans les personnelle et ad hoc des savoirs utilisés pour
faits, les étudiants y consacrent plus de temps réaliser le travail demandé : « c’est la continuité
encore. Cette intensité, rendue nécessaire par la entre la pratique professionnelle et l’interrogation
somme des connaissances à acquérir, permet « théorique » directement enclenchée par cette
également des relations sociales très étroites entre pratique qui permet la « fixation » des appren-
les étudiants. tissages » (Aumont et Mesnier, 1992). La péda-
3. Un cours d’approfondissement multidisciplinaire gogie par projet implique en plus une appro-
permet à chaque étudiant de donner aux autres priation particulière des liens à établir entre les
membres de la cohorte un cours sur une matière disciplines pour réaliser le travail.
dans laquelle il est à l’aise. Les sujets changent 8. Les éco-conseillers sont encouragés à travailler en
chaque année et sont choisis par le professeur sur réseau dès le début de la formation avec des pairs
la base d’une analyse des représentations des mais aussi avec les éco-conseillers en poste. Leur
étudiants à partir de dix phrases inductrices sur réseau s’amorce aussi dès l’université grâce aux
lesquelles une dissertation est demandée tout au nombreux conférenciers invités. Ce sont des pra-
début du cursus (Québec seulement). ticiens qui communiquent des savoirs pratiques
4. L’organisation du cursus autour de thèmes, et pas sur le développement durable.
autour de savoirs disciplinaires, entraîne l’acqui- 9. Sur certaines problématiques très controversées,
sition de savoirs au service de problèmes à des conférenciers présentant des avis différents
comprendre ou à résoudre. sont invités à venir expliquer leur point de vue.
5. La pédagogie utilisée fait place à la formation par Cela permet d’élargir les représentations des
les pairs, aux études de cas et aux jeux de rôles. étudiants.
Les examens ne sont pas de simples restitutions 10. Les étudiants doivent faire un stage supervisé de
de connaissances : les étudiants doivent fournir
A c t e s

600 heures au minimum. Un cahier des charges


des réponses complexes et éclairées par l’ensem- fait l’objet d’un accord signé entre l’employeur,
ble de l’information reçue aux cours (théories et l’université et l’étudiant pour l’obtention de son
conférences). diplôme. Ces stages permettent une mise en

116
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

pratique et donc une appropriation de savoirs nature. Ils n’ont pas toujours pensé aux procédures
théoriques et procéduraux acquis en formation. de prise de décision et sont souvent persuadés qu’il
Ils sont très importants pour l’insertion au existe une vérité qu’il convient de faire connaître
marché du travail et ils permettent aussi de faire parce qu’elle explique les dysfonctionnements du
connaître le métier. monde actuel et qu’il existe une solution à tous ces
problèmes. Souvent leur ancrage est militant. De
Cheminer dans l’apprentissage plus, en Europe surtout, le développement durable
d’un paradigme complexe est perçu par les éco-conseillers en début de forma-
tion comme un cadre édulcoré et sans ambition voué
Les personnes connaissent, pensent, agissent selon
à reverdir un fonctionnement économique et social
des paradigmes qu’elles n’explicitent pas très souvent
qui devrait fondamentalement être remis en question
et qui sont inscrits en elles par leur appartenance
pour préserver la nature.
culturelle et leur éducation, par la succession de leurs
choix personnels au fil de la vie. Le paradigme Or, le paradigme du développement durable,
permet de distinguer ce qui est juste ou faux, ce qui c’est subtilement autre chose : c’est investir de
est acceptable ou pas, ce qu’il faut faire ou ne pas manière plus rationnelle les écosystèmes sous leur
faire, ce qui est bien ou mal. S’inscrire dans un seuil de renouvelabilité chaque fois que c’est possible
paradigme, c’est sélectionner des concepts maîtres de et faire mieux fonctionner l’économie pour favoriser
l’intelligibilité (ceux qui sont choisis et ceux qui sont le bien-être des humains sur toute la Terre. Dans
rejetés) et déterminer les opérations logiques cette transformation des causes et effets, certains
maîtresses (Morin, 1999). Dans ce sens, le dévelop- étudiants ont parfois des difficultés à se situer.
pement durable est un paradigme: il fait vaciller des
systèmes de pensée centrés seulement sur l’économie Surmonter la dissonance cognitive
ou sur l’écologie en y intégrant une dimension Face au caractère très réaliste du développement
humaine et en rendant logique l’idée qu’il faut se durable, la question est de savoir comment garder
préoccuper des trois en même temps. C’est le para- l’idéalisme qui motive l’inscription à la formation,
digme de l’évolution multipolaire tranquille. Centré sans lequel rien ne peut changer, et embrasser un
sur l’action beaucoup plus que sur la contestation développement durable qui, dans sa réalité quoti-
(concept maître : POUR, opposé à CONTRE), dienne, est si pragmatique et peut paraître si dénué
s’appuyant sur tous les savoirs (concept maître: ET, d’utopie. Même si sa finalité est une utopie, les
opposé à OU) et intégrant tous les acteurs (AVEC, moyens du développement durable ne tiennent pas
opposé à SANS), le développement durable a une de la lutte enthousiaste pour un monde meilleur.
visée pragmatique avec toute la créativité, tout le C’est dans l’ombre que travaillent les éco-conseillers.
réalisme et toutes les imperfections que l’on retrouve
dans n’importe quelle décision contextualisée, Les stages des étudiants les aident à mettre leur
particulière et acceptant les compromis s’il y a lieu. idéal au service d’un projet. Mais, en classe, la
dissonance cognitive (Doise, 1993), induite par la
Transformer une logique de pensée différence entre le modèle de pensée qui a incité
l’étudiant à s’inscrire au programme Éco-Conseil et
Travailler dans ce paradigme n’est pas d’emblée le paradigme du développement durable tel que
familier aux étudiants qui s’inscrivent au DÉSS Éco- nous l’utilisons, est parfois forte.
Conseil. Nos étudiants sont idéalistes, ce qui est une
Certains étudiants s’approprient le paradigme du
A c t e s

nécessité pour devenir éco-conseiller. Mais un grand


nombre d’entre eux sont opposés à l’économie, développement durable au fil des cours, pas seule-
représentée par les multinationales, et surtout ment parce qu’il est en adéquation avec leur engage-
opposés farouchement à « l’exploitation » de la ment social, mais surtout parce qu’il permet une

117
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

action professionnelle. Mais pour d’autres, le chemi- qu’ils s’accrochent aux représentations qui les ont
nement est plus difficile. Quand on veut acquérir des incités à s’inscrire à la formation. À la suite de la
connaissances pour changer le monde et qu’on vous deuxième session et après avoir été confrontés aux
apprend à faire des petits pas avec des milliers travaux que nous appelons «le projet» où ils doivent
d’autres qui ne feront aussi que des petits pas… c’est réaliser un travail pour un commanditaire extérieur à
parfois difficile à avaler ! Et certains étudiants l’université, leurs représentations soutiennent le
traversent des crises identitaires peu évidentes. développement durable de manière plus réaliste. Ce
Retrouver une cohérence interne peut-être difficile n’est pas seulement dans une dissertation pour un
quand on ne peut plus être un environnementaliste, examen, mais dans un projet réel comportant des
un syndicaliste ou un économiste mais quand même acteurs sociaux que le développement durable
un peu de tout ça à la fois. Ainsi, il est vraiment s’actualise dans leurs réflexions. Le développement
important de présenter en début de formation les durable devient un paradigme pour l’action autant
concepts clés du paradigme du développement que pour la réflexion.
durable, son histoire, son évolution et surtout son La nécessité de travailler en groupe aide les étu-
éthique. Nous tentons, également, de mettre en diants, tout comme la nécessité de tenir compte de
place un dispositif de formation centré sur les contingences de la réalité, et rend plus acceptable
échanges multiculturels et multidisciplinaires pour cette sorte d’édulcoration des prises de position
permettre aux étudiants de faire des liens entre leurs initiales. Celles-ci deviennent en effet peu défen-
représentations plus idéalistes ou plus militantes et dables, du moins de manière acharnée, quand vient
leur choix de devenir des éco-conseillers, profes- le temps des prises de décision réelles engageant plus
sionnels du développement durable. d’une personne, quand les acteurs sont des personnes
Le cours «approfondissement multidisciplinaire» avec un visage et une voix et non pas «la compagnie»
comporte un dispositif de travail sur les représen- ou «le politique» et quand les enjeux qu’elles portent
tations. En début de formation, au Québec, les étu- deviennent autre chose que des mots sur une feuille
diants doivent faire une dissertation sur dix phrases de papier.
clés souvent entendues (les forêts sont les poumons Le cours «approfondissement multidisciplinaire»
de la planète, la nature est en équilibre et doit le et le cours « projet » sont des moments clés pour la
rester…). Après le cours, une partie de l’examen cristallisation de nouvelles représentations, mais c’est
consiste à disserter à nouveau sur ces mêmes phrases. l’ensemble de la formation qui participe à cette
Cet effort de mémorisation et surtout de restruc- évolution de la pensée chez les éco-conseillers. Les
turation de l’information reçue pendant les cours représentations ont besoin d’information pour
nous permet de voir que la plupart des étudiants s’élargir. L’éducation et la formation en sont des
élargissent leurs représentations et que le dévelop- pourvoyeurs de premier ordre!
pement durable leur est plus familier en décembre
qu’en septembre. Ainsi, pour la plupart d’entre eux,
après la session d’hiver, les grandes idées maîtresses du Être un agent de changement
développement durable font partie de leurs outils de Tout le monde ne doit pas embrasser le paradigme
réflexion. Ceux qui sont le plus à l’aise sont ceux qui du développement durable. Il est beaucoup plus
y parviennent sans gommer leurs anciennes repré- fécond et créatif que les acteurs définissent leur
sentations. Mais certains étudiants n’y parviennent paradigme structurant en fonction de leurs insertions
pas aussi bien. Ils réussissent l’examen parce que, institutionnelles, de leurs croyances, de leurs enjeux,
A c t e s

placés dans une situation de contrainte, ils restituent etc. Le développement durable s’appuie sur des
l’information exigée. Mais en discutant avec eux, on controverses! Mais les éco-conseillers, professionnels
s’aperçoit qu’ils restent en dissonance cognitive ou du développement durable, doivent se retrouver

118
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

dans ce paradigme de la complexité, de la nuance et diverses et pas toujours très propices qu’ils vont
de l’action. rencontrer. Ils acquièrent en formation un mode de
Lors de la formation théorique, le recul demandé pensée fondateur pour leurs futures actions
aux étudiants favorise l’esprit critique (non pas l’esprit professionnelles.
de critique). Dans le cadre d’un cours appelé Entre la conformité à une pensée économique
«ateliers», ils sont amenés à faire une recherche et il dominante et son rejet, il y a une marge. Entre la
leur est demandé d’avoir une vue globale et multi- conservation de la nature et sa destruction à des fins
acteur du sujet à traiter. Il s’agit de recherches d’infor- commerciales, il y en a une autre. Habituellement,
mation. Il n’est donc pas très difficile de prendre du les agents de changement se situent de manière plus
recul et de présenter une synthèse d’information cohérente pour eux-mêmes et pour les autres quand
nuancée et venant de plusieurs sources. Mais dans la ils peuvent s’associer à un des extrêmes. Mais les éco-
vie professionnelle, la prise de recul est plus difficile. conseillers doivent se situer en dehors des extrêmes
Toujours un peu en porte-à-faux, voulant toujours pour favoriser une créativité sociale plurielle et des
quelque chose qui n’est pas là, toujours avec de décisions plus humaines, c’est-à-dire prises avec
l’incertitude, ces professionnels doivent être bien conscience.
convaincus de leur «cause» puisqu’ils ne pourront la
Les éco-conseillers sont organisés en réseaux tant
défendre avec les armes habituelles des militants. La
en Belgique, qu’en France ou au Québec. Il est en
gouvernance dialogique (Callon, 2001) ou partici-
effet plus aisé de maintenir un rôle d’agent de
pative est leur moyen privilégié. Ils ne défendent pas
changement quand on peut s’appuyer sur un groupe
un point de vue au sens habituel du terme mais un
de pairs, pour de la formation continue mais aussi
paradigme, une éthique de la prise de décision.
pour la recherche de la certitude toujours à
Parce que le développement durable est un renouveler que le chemin choisi est pertinent par
paradigme et aussi une utopie, il est capital que les rapport aux changements souhaités.
professionnels soient bien outillés pour le défendre
Un merci tout spécial à Céline Lecomte, étudiante
dans des institutions qui ne le portent pas néces-
au DESS Éco-Conseil pour la relecture attentive et les
sairement, ni comme but lié à la mission, ni comme
corrections pertinentes apportées à ce texte.
but lié au système (Mintzberg, 1994). Ils doivent le
porter aussi dans des organisations qui l’utilisent de Merci aussi aux éco-conseillers qui ont accepté de
manière tout à fait opportuniste (sans sens péjoratif), relire ce texte et d’y apporter leurs commentaires: Jacques
c’est-à-dire en valorisant le pôle le plus habituel ou Blanchet, Danny Bouchard, Marianne Gagnon-
le plus important pour l’heure. C’est leur formation Duchesne, Raymond Lord
approfondie du pôle social du développement
durable qui fait des éco-conseillers des agents de Bibliographie
changement différents des autres conseillers en Aumont, B et Mesnier, P.M. (1992), L’acte
environnement (Villeneuve et Huybens, 2002). d’apprendre, Paris Presses universitaires de France.
Bonardi, C. et Roussiau, N. (1999), Les représen-
Conclusion
tations sociales, Dunod.
Tout le monde ne doit pas apprendre le paradigme
du développement durable. Il est centré sur des Bohm, D. (1996), On dialogue, London/New York,
solutions contingentes et s’appuie le plus souvent sur Routledge, traduction de Anne Marie Chapleau,
A c t e s

des controverses. Mais les éco-conseillers doivent p. 6-47.


recevoir une formation qui les prépare à maintenir le
cap du développement durable dans les situations

119
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001), Agir Morin, A. (1990), Principes d’un modèle de formation
dans un monde incertain, essai sur la démocratie à la recherche-action ou la mise en opération d’une
technique, Seuil, La couleur des idées. grille conceptuelle sur la recherche-action, Revue de
Damian, M., Graz, J.C. (2000), Commerce inter- l’association pour la recherche qualitative, vol. 3,
national et développement soutenable : les grands p. 79-100.
paradigmes, Institut d’Économie et de Politique Morin, E. (2004), La méthode 6, Éthique, Seuil.
de l’Énergie, cahier de recherche n° 22. (http:
Morin, E. (1999), Les sept savoirs nécessaires à
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Pictet, J. (1996), Dépasser l’évaluation environne-
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Genot, J.C. (2003), Quelle éthique pour la nature ?, romandes.
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Schärlig, A. (1985), Décider sur plusieurs critères :
Huybens, N. et Villeneuve, C. (2004), La profes- panorama de l’aide à la décision, Presses polytech-
sionnalisation du développement durable: au-delà niques et universitaires romandes.
du clivage ou de la réconciliation écologie –
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Huybens, N. (2004a), Devons-nous imiter la nature?, Éditions Logiques inc.
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Villeneuve, C. et Huybens N. (2002), Les éco-
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acceptabilité sociale des travaux de récolte en forêt durable, VertigO, vol. 3, n° 3.
boréale, Conférence prononcée lors du colloque
Villeneuve, C. et Richard F. (2005), Vivre les
sur le savoir forestier, Gaspé, octobre.
changements climatiques, quoi de neuf?, Éditions
Huybens,N. (2004c), Passer à l’acte du développement MultiMondes.
durable: l’importance de professionnels formés à la
Watzlawick, P et al. (1975). Changements, paradoxes
gestion participative des controverses environne-
et psychothérapie, Éditions du Seuil.
mentales, Conférence prononcée lors du colloque
«écocitoyenneté» à Marseille, novembre.
Huybens, N. (2002), Prise en compte d’une approche
multidisciplinaire, multiacteur et multiculturelle
dans le cadre d’une formation universitaire de
deuxième cycle pour des professionnels du dévelop-
pement durable, dans les Actes du colloque
« environnement, culture et développement »,
Niort, 7 et 8 novembre.
Maystre, L.Y. et Bollinger, D. (1999), Aide à la
négociation multicritère, pratique et conseils, Presses
polytechniques et universitaires romandes.
A c t e s

Mintzberg, H. (1994), Structure et dynamique des


organisations, Éditions d’Organisation.

120
Réflexion sur le processus de participation
de la communauté dans le cadre de la gestion du territoire
Michel MONGEON
Conseiller en aménagement du territoire et développement régional
m.mongeon@sympatico.ca

Les récentes décisions de la Cour suprême donnent la droits territoriaux collectifs et le rôle de chaque
responsabilité à la couronne de consulter les Autochtones individu dans la gestion du territoire. Certaines
pour tous projets susceptibles de porter atteinte à leurs décisions de la Cour suprême renforcent ce rôle des
droits. Les Autochtones ont alors la possibilité de faire consultations dans la protection des droits collectifs
connaître leurs préoccupations et de se voir offrir des de la communauté mais y apportent certaines limites.
accommodements devant minimiser les impacts.
La multitude de consultations imposées aux com-
Par ailleurs, le processus consultatif au sein des com- munautés exerce une charge énorme sur ces dernières,
munautés joue un rôle déterminant dans leur gouver- compte tenu des divers champs de gouvernance et des
nance et dans l’identification de la portée de leurs droits. divers enjeux qui sont abordés. Pourtant, ces consul-
Il importe donc que les communautés puissent bénéficier tations sont essentielles à l’efficacité de l’approche de
d’un cadre de fonctionnement englobant les consultations cogestion et de développement durable, mais encore
afin, d’une part, de leur permettre de bien cerner la faudrait-il que les communautés bénéficient des
portée de leurs droits et, d’autre part, de leur permettre retombées du développement.
de participer de façon efficace à la gestion de leur
À l’heure actuelle, les consultations qui se
territoire et au développement durable.
multiplient au sein des communautés autochtones
leur demandent de se prononcer sur les accommo-
Introduction dements qu’elles souhaitent afin de poursuivre le
L’approche consensuelle est une valeur fondamentale développement. Cependant, rien n’est prévu pour
chez les communautés autochtones et le mode de leur assurer une participation significative. L’articula-
participation des individus est un élément détermi- tion et le support au processus consultatif deviennent
nant de la validité de ce consensus. des outils essentiels à la saine gestion du territoire, à
la protection des droits des communautés et au
Les consultations qui se réalisent au sein des com-
développement durable.
munautés autochtones s’inscrivent dans cette ap-
proche consensuelle et, de ce fait, peuvent collaborer Est-il pensable d’arrimer le support aux struc-
de façon significative à l’équilibre et au développement tures permanentes de consultations propres aux
social de la communauté, particulièrement lorsqu’il est Autochtones au devoir fiduciaire de la couronne res-
question de prendre des décisions qui touchent leur ponsable de la protection des droits? Faut-il utiliser
territoire. Par ailleurs, le consensus social condition- le concept de responsabilité sociale tel qu’on l’aborde
nant les règles de conduite de leur société, il importe dans les processus de certification CSA (Canadian
que les consultations soient un élément constituant du Standards Association) et FSC (Forest Stewardship
pilier de la gouvernance de leur communauté. Council)?
A c t e s

En ce qui regarde la gestion du territoire, les En fait un élément reste essentiel : il ne peut y
consultations régissent l’équilibre sensible entre les avoir de développement durable sans participation
significative des Premières Nations.
121
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Des consultations légalement assurer une consultation significative. La communauté


requises doit disposer de l’information suffisante, avoir les
Les processus de consultation jouent un rôle essentiel outils d’analyse qui lui permettront de prendre une
dans la démarche d’une communauté et sont un décision, négocier le processus à mettre en place,
pilier de l’équilibre social au sein de celle-ci. De plus, mettre en œuvre ce processus, compiler les données,
dans cette approche traditionnelle, les consultations rédiger les recommandations qui lui conviennent,
sont intimement associées à la gestion du territoire. soumettre le rapport et, enfin, assurer le suivi des
résultats des consultations.
De récentes décisions de la Cour suprême, parti-
culièrement dans les arrêts Nation Haida et Première
Nation Tlingit, renforcent l’importance du rôle des
Le rôle des consultations
consultations et l’associent directement à la protection
dans la gestion (gouvernance)
des droits des communautés. Ainsi, on fait référence Étant donné que les consultations jouent un rôle
à l’obligation de consulter les autochtones pour tout essentiel dans la gestion de la communauté, il
projet qui peut porter atteinte à leurs droits et à importe que ces dernières soient bien encadrées dans
l’obligation d’offrir à la communauté des accommo- une structure de fonctionnement efficace. Les consul-
dements visant à réduire les impacts. «[…] La juris- tations permettent la recherche de ce consensus social
prudence de la cour énonce que l’État, lorsqu’il porte qui apportera toute la force aux décisions collectives.
atteinte à un droit, doit consulter les autochtones à ce Cela est d’autant plus nécessaire en raison de
sujet et leur offrir une compensation adéquate […].» l’augmentation de l’implication des communautés
(Otis, 2004 p. 92) Cette obligation de consulter vise dans la cogestion de leur territoire et des efforts
particulièrement le domaine de la gestion du territoire supplémentaires de gestion qui doivent être consentis.
et des ressources. Les consultations sont ainsi une des activités de
Bien que ces décisions précisent les obligations la gouvernance des communautés qui assument leur
ou les responsabilités de la couronne face aux consul- rôle de gestionnaire comme gouvernement auto-
tations et au principe d’accommodement, elles nient nome et, par surcroît, elles s’inscrivent dans le pro-
aux Autochtones un droit de veto en ce qui concerne cessus de protection des droits autochtones.
le développement du territoire et des ressources. On constate donc que la protection des droits
Les autorités judiciaires semblent s’en remettre aux s’inscrit dans la gouvernance territoriale et de quelle
Autochtones afin qu’ils identifient la portée de leurs manière elle est liée intimement à l’efficacité du
droits. Ainsi, par l’entremise de processus de consul- processus de consultation.
tations qui restent non déterminés, les Autochtones
doivent assurer eux-mêmes la protection de leurs Un embourbement inconsidéré
droits. Cependant, aucune précision n’est suggérée Les communautés font face à des centaines de
quant aux moyens financiers, aux outils et à l’infor- consultations toutes abordées à la pièce, que ce soit le
mation nécessaires, ni en ce qui concerne les délais plan annuel, le plan général d’aménagement forestier,
raisonnables pour que les consultations soient la politique de développement, etc. En même temps,
significatives. on nie aux Autochtones la possibilité qu’ils se dotent
En réaction, les Premières Nations se sont donné d’une structure permanente de gestion basée sur leur
un protocole de consultation qui, définit certains mode de gouvernance. Chaque communauté a
besoin de se donner une vision globale qui baliserait,
A c t e s

principes et propose une démarche qui peut servir de


balises pour que chaque communauté définisse la dans une certaine mesure, l’ensemble de la gestion du
façon d’aborder une consultation. Les éléments sui- territoire et le développement des ressources.
vants expriment les principales étapes qui pourront

122
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

Ces consultations fragmentées n’offrent pas les afin de prendre en compte les dispositions exprimées
conditions minimales de gérance aux nations autoch- par les communautés concernées à l’étape de la
tones en matière de gestion de leur milieu et de leur planification des projets.
territoire, car leur vision est holistique, cette carac-
Une approche cohérente impliquerait que
téristique étant une composante majeure de leurs
chaque communauté, par le biais de consultations,
valeurs fondamentales. Il est toujours possible de
élabore un plan d’affectation illustrant la vision
répondre à des préoccupations spécifiques sans toute-
qu’elle a de son territoire.
fois répondre à la vision globale qui est la nature
même du droit collectif. Ainsi, chaque communauté ou nation pourrait
développer sa propre approche d’aménagement et de
On sait très bien que les nations autochtones
développement global qui respecterait ses droits. Cette
n’ont pas les moyens de répondre à ces multiples
vision établirait comment la communauté aspire à
demandes ni d’assurer le respect et le suivi de leurs
protéger ses droits, comment elle entend répondre à
préoccupations. Ce traitement à la pièce refuse
ses besoins et intérêts et inclurait, pour chaque partie
volontairement aux nations autochtones la possibi-
de son territoire, des prescriptions de protection ou
lité de développer cette vision globale exprimant au
d’approches particulières d’aménagement.
moins la portée de leurs droits. Cette stratégie reste
une défaillance grave de la responsabilité fiduciaire
de la couronne quant à la protection des droits des Une autre vision de la gouvernance
Premières Nations, compte tenu du fait que la Ce concept de gouvernance souvent défendu par
charge qui leur est imposée dépasse énormément les l’État tend à renforcer la domination de la couronne
capacités des ressources humaines, financières et et nie les aspirations d’autonomie gouvernementale
organisationnelles des communautés. des Premières Nations. Cette notion de gouvernance
s’adresse beaucoup plus aux notions de gestion des
On esquive la responsabilité et l’obligation du
fonds qu’au processus décisionnel qui se rattache à la
respect des droits autochtones en confiant la respon-
gérance des terres autochtones. Cette stratégie
sabilité aux Premières Nations de protéger elles-
s’inscrit malheureusement dans une mouvance
mêmes leurs droits par un processus de consultation
internationale qui vise à neutraliser toute collectivité
inadéquat, en ne leur donnant pas les moyens de le
qui aspire à plus de pouvoir décisionnel, particu-
mettre en place convenablement. En prime, on leur
lièrement en ce qui regarde la gestion du territoire et
fait porter l’odieux de l’échec.
des ressources. Dans le présent cas, on vise à limiter
l’application des droits territoriaux des Autochtones.
Analyse de conformité
Le modèle de développement dominant ne
Les promoteurs, quels qu’ils soient, devraient réaliser
semble pas vouloir être contraint d’arrêter sa logique
un exercice de conformité préalablement au dépôt
néolibérale ni même la réviser. Parmi les rares choix
de tout projet, de toute politique ou de tout
qui s’offrent aux tenants du développement durable
programme devant être soumis à la consultation.
il y a celui qui consiste à l’assujettir au respect des
Cette analyse de conformité pourrait référer à un
droits des Autochtones.
devis dans lequel on retrouverait en général les
obligations qui découlent du respect des droits en Ces derniers devront toutefois développer leurs
vertu d’une position prise collectivement par chaque critères et indicateurs et être inscrits dans un
communauté. Bien qu’il importe de ne pas limiter la processus de certification où ils joueront un rôle
A c t e s

portée des droits des Premières Nations, il y a lieu de prépondérant.


développer des outils de gestion globale efficaces,

123
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Un exercice de gouvernance C’est par l’entremise d’un consensus général sur


à mettre en place les implications individuelles ou familiales que le
Cette stratégie de gestion territoriale, par le biais de droit collectif prendra toute sa force d’application.
consultations significatives, permettrait de se référer Par ailleurs, la protection du droit collectif repose de
aux valeurs fondamentales, aux connaissances éco- façon déterminante sur l’implication individuelle
logiques traditionnelles, à un code d’éthique ainsi dans un processus de gestion de chaque territoire
qu’aux pratiques traditionnelles, tout en se confor- familial ou individuel.
mant aux objectifs de la Cour suprême. Cette stratégie Ainsi, les objectifs, les stratégies générales de
permettrait également de répondre aux aspirations des conservation, les grandes affectations et les orienta-
communautés autochtones et de les protéger en tions de mise en valeur du territoire pourraient relever
prenant en compte leurs préoccupations. du domaine collectif. Il en va de même pour la vision
de la gestion et du développement du territoire. Ces
Gestion du processus consultatif éléments de la planification de l’aménagement per-
Les Premières Nations doivent de leur côté déter- mettent de statuer sur le processus consensuel, les
miner le processus de consultation qui convient à grands principes permettant d’assurer que le territoire
chaque enjeu soumis à un processus décisionnel. supporte le mode de vie en vertu du seuil de tolérance
assurant ainsi le maintien de sa qualité.
Il leur faut également identifier la structure et le
processus par lesquels les décisions relatives au res- La localisation des éléments de l’occupation, les
pect des droits individuels et collectifs pourront être correctifs pour restaurer le seuil de tolérance, l’appli-
identifiées, appliquées et respectées. cation des stratégies d’aménagement, le respect des

Tableau 4
Les éléments suivants proposent un mode d’application.
1. Atelier sur l’arrimage des droits collectifs et des droits individuels au sein de la communauté.
2. Mise en place d’un processus de consultation et d’un processus décisionnel.
3. Détermination du zonage des territoires familiaux incluant les seuils de tolérance du développement, la localisation
des éléments à protéger et la modulation des stratégies d’aménagement.
4. Élaboration d’un plan d’affectation sur la base de la vision de la communauté relativement à la gestion du territoire.
5. Identification du porteur du dossier incluant les pouvoirs nécessaires.
6. Mise en place d’un processus d’échange officiel avec les compagnies forestières.
7. Mise en place d’un forum d’échange avec les autres acteurs forestiers du territoire (compagnies, ministères, universitaires,
etc.).
8. Identification d’un processus de règlement des litiges entre les membres de la communauté et entre la communauté
et les autres acteurs sur le territoire.
9. Mise en place des ressources humaines et garantie des ressources financières nécessaires afin d’assurer la pérennité
du processus de consultation.
Exemple des ressources humaines à mettre en place :
• responsable politique du dossier avec les pouvoirs et le financement nécessaires,
• équipe technique en gestion du territoire et multiressources (forêt-faune),
– responsable en aménagement de la faune,
A c t e s

– responsable des communications et des liens avec les familles,


– organisateur communautaire assurant le suivi des processus décisionnels,
– forestier.

124
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

affectations dans chaque territoire familial, l’applica- Une question de responsabilité


tion de mesures d’harmonisation pourraient être du sociale
domaine individuel ou familial une fois que les res- Dans le cadre de la certification du Forest Steward-
ponsables sont dûment mandatés par la commu- ship Council, la question du respect des droits et de
nauté, nation ou collectivité. la nécessité de consultation est abordée sous l’angle
d’une responsabilisation sociale. Le recueil des
Une démarche à l’échelle mondiale Normes boréales fait référence au principe no 3 qui
On retrouve ces principes de gouvernance dans un touche particulièrement la question autochtone. On
important plan d’action rédigé dans une approche y spécifie l’obligation du respect des droits des
consensuelle par des représentants autochtones de Autochtones et on exige la mise en place d’un pro-
34 pays. Ce document, appelé le Plan d’action de cessus de consultation adéquat.
Wendake, a été élaboré en marge du Congrès forestier
mondial, en septembre 2003, lors du Sommet des Conclusion
Peuples autochtones. Ce document rassemble des aspi- La mise en place d’un processus efficace de
rations des peuples autochtones à travers le monde. consultation répond à plusieurs enjeux. D’une part,
Le tableau 5 présente certains éléments du Plan la cogestion du territoire et des ressources exige des
d’action de Wendake qui font référence à cette modalités de réalisation des consultations, un
nécessité d’approche adaptée et au soutien des processus décisionnel efficient et, d’autre part, il
capacités de gestion.
Tableau 5
Le Plan d’action de Wendake
Prémisses
• Droit à l’autodétermination des Peuples autochtones.
• Droit de gouvernance sur l’utilisation des ressources naturelles.
• Maintien de l’intégrité des cultures et des écosystèmes en concordance avec la vision respective du monde des Peuples
autochtones.
• Mesures plus efficaces de suivi et de vérification de la participation des Peuples autochtones dans l’élaboration
des politiques forestières et de gestion durable de la forêt.
• Support financier qui permet aux Peuples autochtones d’avoir accès aux services juridiques et techniques afin d’assurer
la défense et la réalisation de nos droits dans nos pays respectifs.
Droits aux ressources
• Les États Nations développeront, avec l’entière participation des Peuples autochtones, des mécanismes pour assurer
la distribution équitable des ressources.
Consentement, capacité et participation significative
• Mesures transparentes pour garantir que le consentement libre, préalable, entier et informé des Peuples autochtones
a été obtenu avant la mise en œuvre de toutes activités ou décisions qui peuvent affecter leurs territoires et leurs droits
traditionnels.
• Mécanismes garantissant la pleine participation des Peuples autochtones dans le processus de formulation des politiques
publiques sur la gestion, la protection et le développement des terres et des forêts.
• Développer des mécanismes légaux et institutionnels qui renforceront nos propres modèles communautaires de gestion
A c t e s

intégrée de la forêt.
• Financement nécessaire pour soutenir les initiatives des Peuples autochtones aux fins de développement de leur capacité
de gérer les forêts en concordance avec leurs propres traditions et priorités.

125
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

importe que les gestionnaires autochtones aient les Bibliographie


moyens de faire appliquer les décisions prises. Assemblée des Premières Nations du Québec et du
Il importe que les décisions de gestion relatives Labrador (2003), Protocole de consultation des
au droit collectif, et particulièrement en ce qui Premières Nations du Québec et du Labrador,
concerne le territoire et les ressources, s’abritent sous 3 annexes, IDDPNQL, 17 p.
la protection des dispositions de la Cour suprême. À Assemblée des Premières Nations du Québec et du
cet effet, cette cour a établi que tout projet ayant un Labrador (1997), Stratégie de développement
impact sur les droits des communautés autochtones durable des Premières Nations du Québec et du
doit être soumis à un processus de consultation au Labrador, 46 p.
sein même des communautés autochtones. On
confie donc la responsabilité d’identifier la portée des Cassen, B. (2001), «Le piège de la gouvernance», Le
droits autochtones par l’entremise d’un processus de Monde Diplomatique, juin 2001, p. 28.
consultation qui leur est particulier. On peut donc Dionne, P. (2004), Les arrêts Nation Haida et
assumer que, si les communautés doivent disposer Première Nation Tlingit de Taku River Cour
d’outils permettant une gestion efficace et l’identifi- suprême du Canada, Conseil de la Nation
cation des préoccupations reliées à la protection de Atikamekw, 11 p.
leurs droits en termes d’aménagement, dans ces
circonstances, les décisions prises auraient une plus Forest Stewardship Council, groupe de travail du
grande force de droit. Canada, version 3 (2003), Normes Boréales
nationales, 207 p.
Même si les Autochtones n’ont pas de droit de
veto sur le développement de leur territoire, leur Mongeon, M. (2004), Support aux structures locales
implication efficace, supportée par des outils de de cogestion, Commission d’Étude sur la gestion
gestion adéquats, augmenterait de beaucoup leur de la forêt publique québécoise, 7 p.
capacité à mieux aménager leur territoire et leur Nations Unies, Développement durable, Session
accès à des occasions de développement. extraordinaire de l’Assemblée générale sur les
Enfin, étant donné que l’efficacité de la protec- petits États insulaires en développement,
tion des droits des Autochtones repose en fait sur New York, 27-28 septembre 1999, Action 21,
l’efficacité du processus de consultation et que la chapitre 26.
couronne a le devoir fiduciaire d’assurer la protection Otis, G. (2004), Droit, territoire et gouvernance des
de ces droits, peut-on se permettre de penser que la peuples autochtones, Les Presses de l’Université
couronne a également la responsabilité d’assurer Laval, 197 p.
l’efficacité de ces processus par lesquels ces mêmes
droits peuvent être protégés?
Par ailleurs, on ne peut concevoir un dévelop-
pement durable sans une participation significative
des Autochtones et cette participation est rattachée
au processus consultatif.
A c t e s

126
Pistes de solution pour relever le défi de la mise en œuvre
du développement durable au sein des processus d’analyse
de projets au Saguenay–Lac-Saint-Jean
Denis DORÉ
Étudiant au doctorat en développement régional, Université du Québec à Chicoutimi
denis_dore@uqac.ca

Au moment où le gouvernement du Québec s’apprête à encore de vastes discussions. Or, si la plupart des
lancer son Plan de développement durable, le défi de leaders mondiaux semblent désormais d’accord pour
la mise en œuvre du concept refait surface avec insis- que les principes du développement durable guident
tance. À la lumière de nos travaux de recherche, menés les collectivités dans leur choix de développement1, un
à l’échelle de la région Saguenay–Lac-Saint-Jean, il ne défi de taille reste à relever: passer du concept général
fait nul doute que l’opérationnalisation des principes du aux applications concrètes sur le terrain.
développement durable au sein des processus d’analyse Jusqu’à présent, force est de constater que la mise
de projets a encore beaucoup de chemin à parcourir. Si en œuvre du développement durable aux échelons
l’attitude plutôt neutre des acteurs régionaux semble y local et régional apparaît tel un vaste chantier à peine
être pour quelque chose, tout indique que l’absence entamé. Ici même, au Québec, l’engouement pour ce
d’outil efficace y joue un rôle primordial. La situation concept novateur est en voie de se répandre à
pourrait toutefois changer avec l’élaboration d’outils l’ensemble de la société alors que le gouvernement
apparaissant plus séduisants aux yeux des acteurs, s’apprête à déposer un projet de loi visant à placer son
comme une grille d’analyse de développement durable avenir sous le signe du développement durable2.
tenant compte du degré de faisabilité des pistes d’action Cette transition forcera inévitablement les collec-
proposées et un mécanisme d’acceptabilité sociale des tivités, à l’échelle notamment des régions, des MRC
projets controversés répondant aux besoins spécifiques et des municipalités,à revoir leurs outils et leurs pra-
des participants. tiques en matière de gouvernance afin d’atteindre cet
objectif ambitieux. Au cours de cet exercice, les pro-
Passer de la conception cessus assurant l’analyse des projets de développement
à l’application : un défi seront particulièrement questionnés, ne serait-ce que
toujours d’actualité pour vérifier qu’ils s’appuient désormais sur des
C’est sur une toile de fond particulièrement agitée, critères multisectoriels tout en assurant l’acceptabilité
secouée par les soubresauts d’une société en processus
accéléré de mondialisation et animée par un 1. C’est ce qu’a réitéré le Secrétaire général de l’Organisation
mouvement de reconquête démocratique aux niveaux internationale de la Francophonie à l’occasion des travaux
local et régional, que s’inscrivent les travaux de préparatoires du Sommet de Johannesburg: «Il faudra donc,
recherche que nous avons menés au cours des trois par des engagements fermes et des échéanciers précis, prendre
toutes les dispositions pour la mise en œuvre complète des déci-
dernières années. En observant ce paysage socio- sions de Rio, dans leurs composantes économiques, sociales et
politico-économique en mutation, nous nous sommes environnementales ». Agence intergouvernementale de la
posé la question suivante: les collectivités disposent- francophonie, Numéro spécial Sommet de Johannesburg;
Message du Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali.
A c t e s

elles des leviers nécessaires pour être en mesure de


Québec, Liaison Énergie-Francophonie, nos 55-56-57, août
placer leur développement sous le signe de la durabi- 2002, 241 p. + 1 cd-rom.
lité? Un peu partout dans le monde, sous des formes 2. Voir le site Internet du ministère du Développement
diverses, cette même interrogation a suscité et suscite durable, Environnement et Parcs: www.menv.gouv.qc.ca

127
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

sociale des dossiers controversés. Mais quelle est élaboré un cadre de recherche s’articulant autour de
l’ampleur réelle du travail à accomplirpour mettre en cinq principes d’application du développement
œuvre le développement durable au sein des pra- durable et avons ensuite procédé à cinq enquêtes.
tiques des acteurs? Dans quelle mesure les principes Celles-ci nous ont permis de recueillir des données
qu’il sous-tend sont-ils opérationnalisés sur le terrain, auprès de 25 organismes du milieu et de cinq analystes
là où le véritable changement peut et doit s’opérer? de projets, en plus de fouiller 147 articles de presse
entourant le dossier de la filière porcine de Nutrinor.
Ce sont ces quelques interrogations qui ont
En outre, nous avons pu examiner le contenu des
orienté nos travaux de recherche, menés dans le
documents relatifs à deux audiences publiques menées
cadre du programme de doctorat en développement
par le Bureau d’audiences publiques sur l’environne-
régional offert conjointement par l’Université du
ment4 (soit 41 mémoires issus des participants et deux
Québec à Chicoutimi et l’Université du Québec à
rapports produits par les commissaires), en plus de
Rimouski. Afin de structurer notre intervention,
mener une entrevue téléphonique avec le chef de
nous avons tenté de répondre à trois questions pré-
l’expertise environnementale de cet organisme.
cises issues de cette réflexion. Il est à noter que nous
avions comme objectif premier d’explorer ces ques- Les résultats obtenus nous ont révélé que, tel que
tions en regard d’un élément en particulier, à savoir nous le craignions, le degré d’opérationnalisation des
les processus d’analyse de projets de développement. principes du développement durable au sein des
Bien que nous ayons en général gardé le cap sur cet processus d’analyse de projets ayant cours au
objectif, l’étude de ces processus nous a parfois Saguenay–Lac-Saint-Jean est généralement faible5.
contraints à explorer un contexte plus large, englo- En fait, tout porte à croire que la mise en œuvre du
bant de nombreux autres éléments touchant l’opéra- concept se heurte à certains obstacles qui ralen-
tionnalisation du développement durable dans son tissent, voire empêchent sa progression.
ensemble, à l’échelon régional.
(PSR 1996-2001 et 2001-2006) et réaffirmée au Rendez-
Des principes peu opérationnalisés vous des régions, à l’automne 2002. Nous entendons par
leaders régionaux, les représentants élus sur le territoire du
La première question à laquelle nous avons tenté de Saguenay–Lac-Saint-Jean (maires, conseillers et députés) de
répondre est fort simple : dans quelle mesure les même que les représentants des organismes œuvrant au sein
principes du développement durable sont-ils des divers secteurs d’activités, regroupés autour des
opérationnalisés au sein des processus d’analyse de commissions sectorielles de l’ancien Conseil régional de
concertation et de développement (CRCD), maintenant
projets ayant cours au Saguenay–Lac-Saint-Jean? En devenu la Conférence régionale des élus (CRÉ).
d’autres termes, lorsqu’un projet de développement 4. Les deux cas ayant fait l’objet de l’étude sont: 1. Le projet
voit le jour, quel regard la collectivité porte-t-elle sur d’implantation d’une usine de traitement de la brasque usée
lui pour juger de sa qualité et de sa pertinence? à Saguenay, arrondissement Jonquière, par Alcan Métal
primaire (11 mémoires examinés); 2. Le projet d’aménage-
D’entrée de jeu, nous avons émis l’hypothèse selon ment hydroélectrique de la Péribonka par Hydro-Québec
laquelle les principes du développement durable n’y (30 mémoires examinés).
sont que faiblement opérationnalisés et ce, malgré la 5. La réflexion entourant le choix et la définition des principes
utilisés dans notre étude de même que les résultats détaillés
volonté exprimée par les leaders régionaux depuis de notre analyse pourront être consultés en 2006 dans une
19913. Afin de vérifier notre hypothèse, nous avons thèse de doctorat récemment déposée dans le cadre du
programme de doctorat en développement régional de
l’UQAC-UQAR: Doré, D, L’Opérationnalisation des prin-
3. La volonté à laquelle nous faisons référence ici est celle qui
A c t e s

cipes du développement durable au sein des processus d’analyse


a été exprimée par les leaders régionaux une première fois
de projets au Saguenay–Lac-Saint-Jean: obstacles et pistes de
en 1991, lors de création de la Région laboratoire de
solution. Chicoutimi, Université du Québec à Chicoutimi,
développement durable (RLDD). Elle fut réitérée au sein
Thèse de doctorat – Développement régional, 605 p.
des deux dernières planifications stratégiques régionales
+ Annexes.

128
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

Des obstacles freinant la mise reconnaissent la pertinence de certains principes


en œuvre dont le développement durable fait la promotion,
À la suite de ce constat, nous nous sommes demandé leur implication dans sa mise en œuvre apparaît
quelle pouvait être la nature de ces obstacles. Nous conditionnelle à un rapide retour sur l’investisse-
avons alors dirigé nos recherches sur deux pistes bien ment. Entre les deux, mais beaucoup plus près du
précises : l’attitude des acteurs et l’absence d’outil profil des décideurs, on retrouve la population
efficace. Nous avons émis l’hypothèse selon laquelle régionale. Même si sa connaissance du concept n’est
ces deux facteurs freinent la mise en œuvre du que partielle, elle croit fermement en la pertinence
développement durable à l’échelon régional. Pour des principes portés par le développement durable.
explorer ces deux avenues, nous avons décidé de Si la population régionale se dit prête à s’impliquer
mener deux nouvelles enquêtes qui nous ont permis dans leur mise en œuvre, les expériences passées
de recueillir le point de vue de nombreux acteurs du (notamment celles entourant le BAPE) montrent
développement en région, à savoir la population clairement que cet engagement doit être considéré
régionale (à partir d’un échantillon de 230 répon- avec modération, la participation citoyenne étant
dants), les décideurs (16 élus et 11 dirigeants d’orga- affectée par de nombreux impondérables (comme le
nismes), les promoteurs (24 petites, moyennes et temps et l’intérêt pour le sujet traité). De leur côté,
grandes entreprises) et les analystes de projets (5). les analystes de projets présentent un profil plutôt
neutre. Ils avouent mal connaître le développement
Dans un premier temps, les résultats de notre durable et, même s’ils sont plutôt en accord avec les
démarche nous ont révélé que l’attitude des acteurs, si principes proposés par le concept, leurs pratiques
elle constitue véritablement un obstacle, ne peut quotidiennes ne favorisent pas leur mise en œuvre.
toutefois être tenue pour seule responsable de la faible Les analystes semblent toutefois ouverts à jouer un
opérationnalisation des principes du développement rôle plus proactif dans la mesure où l’organisation au
durable observée. Du même coup, nos travaux nous sein de laquelle ils œuvrent leur procure la marge de
ont permis de constater que l’attitude de chacun des manœuvre et les outils nécessaires.
quatre acteurs enquêtés comporte des caractéristiques
qui lui sont propres. Par conséquent, puisque chaque En explorant ainsi l’attitude des acteurs face au
acteur possède un profil particulier, les conclusions processus de mise en œuvre des principes du déve-
que nous pouvons en tirer se doivent d’être nuancées. loppement durable, nous avons pu observer que la
Alors que chez un certain groupe d’acteurs, l’attitude grande majorité d’entre eux ne disposent pas d’outil
semble un obstacle de taille, chez un autre, il n’est efficace pour mener à bien la transition vers la
qu’un écueil pouvant facilement être évité. durabilité. En y regardant de plus près, nous avons
constaté que les outils utilisés ne permettent pas
Nous avons ainsi remarqué que les décideurs sont l’intégration d’éléments fondamentaux comme la
ceux qui affichent les caractéristiques les plus favo- prise en compte de critères multisectoriels (social,
rables en matière d’opérationnalisation des principes environnemental, économique), l’adoption d’une
du développement durable. Ils sont assez familiers vision à long terme, la prise en compte de la diversité
avec le concept, en reconnaissent la pertinence et se des contextes, la concertation des divers partenaires,
disent prêts à poser un certain nombre de gestes pour y compris la population, et l’articulation des éche-
supporter sa mise en œuvre. Toutefois, ceux-ci lons d’intervention, du local à l’international. En
semblent hésitants à assumer un réel leadership outre, nous avons remarqué que la région du
susceptible d’entraîner une responsabilisation accrue Saguenay–Lac-Saint-Jean ne peut compter sur une
A c t e s

de leur part. À l’autre bout du spectre, se trouvent planification stratégique régionale (PSR) articulée
les promoteurs. Ces derniers avouent n’avoir qu’une autour des principes du développement durable et
connaissance très faible du concept. En outre, s’ils n’a pas adopté un cadre de référence régional

129
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

pouvant constituer, en quelque sorte, un projet de Or, pour que ce coffre à outils puisse s’avérer
société mobilisateur. Pire encore, les mécanismes efficace, tout indique que deux conditions doivent
d’évaluation des progrès effectués nous sont apparus être remplies : d’une part, les principes qui sous-
partiels, voire inexistants. Bref, une bonne partie des tendent le concept de développement durable
outils régionaux nécessaires pour assurer une doivent être transposés au sein d’outils capables de
véritable mise en œuvre du développement durable prouver leur efficacité sur le terrain et, d’autre part,
nous ont semblé désuets ou carrément inopérants6. ces outils doivent susciter l’adhésion des divers
Nous en sommes parvenus à la conclusion que le acteurs régionaux (décideurs, promoteurs, citoyens,
faible degré d’opérationnalisation du développement analystes, etc.). Une fois ces conditions réunies,
durable observé était non seulement imputable à l’attitude des acteurs devrait progressivement se
l’attitude des acteurs régionaux, mais aussi, et transformer, passant de neutre à proactive et per-
surtout, à l’absence d’outil efficace permettant l’inté- mettant à la mise en œuvre tant attendue de se
gration de ses principes au sein de leurs pratiques matérialiser. Bien entendu, cette dernière hypothèse
quotidiennes. n’est valide que si nous sommes en mesure de
démontrer que de tels outils d’opérationnalisation, à
la fois gardiens des principes du développement
Des outils repensés pour provoquer durable, efficaces sur le terrain et capables de séduire
un changement d’attitude les acteurs régionaux, peuvent réellement être créés.
À la lumière de ce second constat, nous nous Nous avons conclu nos travaux de recherche en
sommes alors demandé s’il existait un moyen de tentant l’expérience avec un outil central en matière
contourner ces obstacles pour assurer une pleine d’analyse de projets, soit la grille d’analyse de déve-
opérationnalisation du concept de développement loppement durable.
durable au sein des processus d’analyse de projets
ayant cours au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Étrange- L’exemple de la grille d’analyse
ment, la réponse à cette question nous est apparue de développement durable
relativement simple. En fait, nos travaux nous ont
Les travaux de recherche que nous avons menés dans
clairement démontré que, malgré les lacunes
la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean tendent à
observées, il n’existe pas d’obstacle incontournable.
démontrer que les critères et les mécanismes carac-
Le problème n’est donc pas tant de savoir si la région
térisant les pratiques d’analyse actuellement en
peut réussir une véritable opérationnalisation des
vigueur ne s’articulent pas autour des principes du
principes du développement durable sur son terri-
développement durable7. Les résultats de nos
toire, mais plutôt de trouver le moyen de lui
enquêtes indiquent qu’il n’y a qu’une faible inté-
procurer ce dont elle a besoin pour y arriver. Le
gration multisectorielle des critères utilisés au sein
moment apparaît bien choisi pour entamer cette
des grilles d’analyse existantes, ceux-ci étant majori-
réflexion, compte tenu de la démarche amorcée par
tairement de nature financière ou économique. Les
le gouvernement québécois dans le cadre de son Plan
pratiques d’analyse sont, quant à elles, marquées par
de développement durable. Il nous semble évident
des échanges polarisés entre les acteurs d’un même
que la réussite d’un tel plan repose sur la capacité de
secteur d’activités, l’interdisciplinarité étant pratique-
chacune des régions du Québec de se doter d’un
ment absente.
coffre à outils performants capables d’assurer la mise
en œuvre du développement durable à l’échelle de En ce qui concerne l’adoption d’une vision à
A c t e s

son territoire. long terme, le principe de précaution n’est que rare-


ment évoqué alors que la notion d’acceptabilité
6. Il s’agit d’une conclusion tirée de l’étude doctorale men-
tionnée précédemment(note 5). 7. Idem note 6.

130
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

sociale est quasi inexistante, ne faisant surface apparaît donc limité. En l’absence d’un processus
qu’après le déclenchement d’une crise (comme ce fut local ou régional d’analyse des projets controversés,
le cas pour le dossier de la filière porcine de les collectivités se tournent instinctivement vers le
Nutrinor). L’analyse ne semble se préoccuper que Bureau d’audiences publiques sur l’environnement
très sporadiquement de l’arrimage des projets aux (BAPE). Or, le simple recours au BAPE ne procure
objectifs issus des divers exercices de planification. pas aux acteurs régionaux le pouvoir d’intervenir sur
Quand au suivi et à l’évaluation des projets, en la nature des mandats qui lui sont confiés.
dehors d’un examen des performances financières,
Bref, nos recherches nous indiquent que les pro-
exigé pour connaître l’évolution des investissements
cessus d’analyse actuellement en vigueur comportent
consentis, aucun mécanisme n’est prévu8.
des lacunes importantes qui empêchent les collec-
Par ailleurs, les processus d’analyse semblent tivités d’induire un véritable changement dans leur
centrés autour de l’analyste, faisant parfois référence à trajectoire de développement. Dans le but de pallier
un comité œuvrant au même niveau d’intervention, aux lacunes observées et de valider notre hypothèse,
soit très localement. Très peu de contacts semblent nous nous sommes lancés dans l’élaboration d’une
avoir lieu entre l’échelon local et l’échelon régional. toute nouvelle grille d’analyse ayant un double
Les impacts sont, pour leur part, analysés selon un objectif: assurer l’intégration des principes du déve-
cadre spatial relativement restreint, ne dépassant que loppement durable tout en demeurant applicable sur
très rarement les frontières régionales et cela, même le terrain et apte à séduire les acteurs régionaux.
si le projet fait partie d’une filière qui rayonne aux
Aux termes de nos travaux, bien que certaines
échelons national et international. En outre, la
améliorations doivent encore être apportées, nous
faiblesse des échanges intersectoriels animant le
croyons être parvenus à élaborer un outil relevant ce
milieu ne permet pas de croire en l’existence, dans la
défi de manière satisfaisante. La nouvelle grille de
région, d’un mécanisme de détection des projets
développement durable élaborée constitue désormais
potentiellement controversés ou structurants9.
la pierre angulaire du Programme vision offert par
Aucune pratique en ce sens n’a été détectée chez les
le Centre québécois de développement durable
analystes et aucune allusion à l’existence d’un tel
(CQDD), se voulant une démarche d’analyse et de
mécanisme n’a été faite. D’ailleurs, la crise associée au
bonification de projetsqui permette de mettre le cap
dossier de la filière porcine de Nutrinor est venue
sur le développement durable10.
confirmer cette lacune, le caractère potentiellement
controversé du projet n’ayant pas été détecté en En matière d’application des principes du dévelop-
amont malgré des indices évidents. Enfin, si les pement durable, la grille d’analyse de développement
analystes semblent disposer d’une importante latitude durable met d’abord l’accent sur l’intégration de
lors de l’analyse des dossiers, le contrôle semble critères multisectoriels. Ceci se matérialise par l’élar-
s’exercer à l’interne sans un apport conséquent de la gissement des critères utilisés pour juger de la valeur
collectivité. Le degré réel d’adaptabilité et de d’un projet de développement. Il ne s’agit plus
flexibilité des outils et des mécanismes d’analyse seulement de procéder à une analyse financière. Au
total, le projet est scruté selon cinq angles de vue à
8. L’étude que nous avons menée nous a permis d’examiner partir de questionnements correspondants à 22 enjeux
le processus d’évaluation et de suivi des projets en incontournables en matière de développement
application dans cinq organismes de soutien au développe-
ment en opération au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Pour plus
de détails concernant la méthodologie et les conclusions de
A c t e s

10. Ce Programme Vision est destiné à accompagner les entre-


notre analyse, consulter la référence mentionnée à la note 5. prises, organismes et institutions. Voir : CQDD et Doré,
9. L’étude menée par Forget et Aubin et (2003) semble D., (2004). Une trousse d’analyse et de bonification de
démontrer que cette constatation est valide pour l’ensemble projets pour mettre le cap sur le développement durable –
du Québec. 22 questions et 5 angles de vue. Alma, CQDD, 4 pages.

131
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

durable. Chaque enjeu est supporté par une question projet examiné selon les cinq aspects du cadre
d’analyse. Des éléments supplémentaires, présentés d’analyse. Mais elle ne s’arrête surtout pas là. Elle
dans un guide d’accompagnement, viennent préciser invite le promoteur à initier un processus d’amélio-
chaque question et en faciliter le traitement. L’intégra- ration continue en identifiant des pistes d’action au
tion de critères multisectoriels entraîne les promoteurs sein d’un plan de bonification. Afin de tenir compte
à élargir leurs horizons. En outre, plus de la moitié des des contraintes avec lesquelles les promoteurs doivent
enjeux traités par la grille sont des enjeux externes qui composer au quotidien (ressources humaines et
dépassent le cadre du fonctionnement interne de financières limitées, manque de temps, manque
l’entreprise (ex.: les questions d’équilibre rural-urbain d’expertise, etc.), ces pistes sont évaluées et priorisées
et d’arrimage aux enjeux collectifs). En les confrontant en fonction de leur degré de faisabilité et de leur
à des enjeux de nature collective auxquels ils ne sont pertinence. Cette approche réaliste est essentielle au
pas habitués, la grille d’analyse amène les promoteurs succès de l’opération, sans quoi il est pratiquement
à se questionner quant au nécessaire partage des impossible d’obtenir l’adhésion du promoteur.
responsabilités en matière de développement.
Enfin, la mécanique propre à la grille d’analyse
Outre l’intégration de critères d’analyse multi- que nous avons élaborée vise à assurer un développe-
sectoriels, la grille d’analyse met en application ment basé sur la concertation des divers acteurs du
d’autres principes du développement durable. Telle développement, notamment les citoyens. Pour ce
qu’elle a été élaborée, la grille favorise l’articulation des faire, en plus de l’introduction de questionnements
différents niveaux d’intervention en questionnant le liés à la notion de gouvernance, la grille permet
projet en regard de son arrimage avec les exercices de l’identification des enjeux potentiellement contro-
planification effectués localement et régionalement. versés. Un projet comportant un nombre important
Elle intègre aussi la notion de vision à long terme en d’enjeux controversés ou un seul enjeu d’une grande
questionnant l’avenir du projet au-delà de sa seule sensibilité, pourra être aiguillé vers une démarche
rentabilitéà court terme, essentielle mais insuffisante alternative (médiation ou examen public, par
dans une perspective de développement durable. Par exemple) visant à assurer son acceptabilité sociale.
ailleurs, la grille d’analyse se veut souple en recon-
Afin de tester ce modèle théorique, nous avons
naissant la valeur de la diversité: d’abord économique,
procédé, au cours de l’année 2004, à deux analyses
par la diversification des filières, des formes et des
pilotes au sein d’entreprises du Saguenay–Lac-Saint-
tailles d’entreprises, puis sociale, en assurant le respect
Jean (soit Spectube et CJ-Lac)11. Cette expérimen-
des droits de chaque individu et en favorisant la tation en situation réelle, effectuée en collaboration
participation active de tous les acteurs du dévelop- avec le Centre québécois de développement durable
pement, enfin territoriale, par la reconnaissance de (CQDD), s’est avérée concluante12. Les résultats obte-
l’apport des différents milieux, qu’ils soient ruraux ou nus nous indiquent que la grille d’analyse de projets
urbains, petits ou grands.
En plus de ces éléments, la grille d’analyse, de par 11. Les rapports d’analyse rédigés par l’équipe de recherche
sa mécanique novatrice, vise aussi à mettre en œuvre contiennent certaines données confidentielles. Des de-
le caractère dynamique inhérent à la définition du mandes de consultation effectuées auprès du CQDD pour-
raient cependant être acceptées avec le consentement des
concept de développement durable. L’idée n’étant pas entreprises concernées.
d’atteindre un état d’équilibre qui entraînerait une 12. Cette partie de notre recherche a aussi reçu le soutien
éventuelle stagnation, mais bien de proposer un financier du Centre québécois de recherche et de dévelop-
processus de changement continu porté par une pement de l’aluminium (CQRDA) et celui du Regrou-
A c t e s

pement action jeunesse – 02 (RAJ-02). Les deux analyses


vision collective elle-même constamment revisitée. La pilotes ont été effectuées au sein d’entreprises œuvrant dans
grille permet donc l’établissement d’un diagnostic le secteur de la seconde transformation de l’aluminium,
mettant en évidence les forces et les faiblesses du l’une étant bien établie et l’autre en phase de démarrage.

132
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

peut s’appliquer sur le terrain, les deux promoteurs moteurs ont affirmé mieux connaître le concept de
impliqués dans la démarche ayant trouvé l’expérience développement durable et ses implications. Il s’agit
très positive. d’un premier pas fondamental permettant de croire
En effet, une rencontre de clôture ainsi qu’un à l’avènement d’un véritable changement dans les
questionnaire d’évaluation de la démarche nous ont pratiques de développement.
permis de constater que, dans les deux cas, les Notre expérience avec la grille d’analyse de déve-
promoteurs se sont déclarés très satisfaits de leur loppement durable nous permet donc de croire en la
participation à cette expérience pilote puisqu’elle a validité de notre dernière hypothèse. Tout indique
entièrement répondu à leurs attentes. Selon eux, le que des outils visant à la fois la mise en œuvre des
temps investi par les répondants de leur entreprise principes du développement durable et l’efficacité
respective en valait réellement la peine. Par ailleurs, sur le terrain peuvent être élaborés. De plus, ces
les promoteurs se sont dits tout à fait satisfaits de la outils peuvent être conçus de manière à séduire les
durée de la démarche, de la première rencontre à la acteurs régionaux pour susciter leur intérêt et les faire
production du rapport final. En ce qui concerne passer d’une attitude neutre à une attitude proactive.
l’outil, en l’occurrence la grille d’analyse, celui-ci leur Sur ce point toutefois, nos travaux ont permis de
est apparu globalement très satisfaisant. Les cinq mettre en lumière le fait que certains éléments
aspects et les 22 questions le constituant leur ont doivent absolument être pris en compte, de manière
semblé pertinents et le langage utilisé facilement très concrète, pour espérer voir les promoteurs
compréhensible, les termes employés concordant (surtout ceux dirigeants des entreprises de petite
tout à fait avec ceux utilisés à l’intérieur de leur taille) emboîter le pas. Le temps à consacrer, les coûts
entreprise. Les promoteurs se sont aussi dits très engendrés et l’expertise requise risquent de s’avérer
satisfaits du contenu et de l’aspect graphique du des freins pour mener à bien les changements
rapport qui leur a été remis, le diagnostic leur appa- nécessaires. Dans ce contexte, l’assurance d’un rapide
raissant conforme à la réalité vécue dans l’entreprise. retour sur l’investissement constitue une condition
Par ailleurs, les promoteurs ont affirmé que le de mise en œuvre primordiale. Ce dernier point
diagnostic effectué leur serait utile. Les pistes constitue d’ailleurs un incitatif dont un outil d’inter-
d’action apparaissant pertinentes à leurs yeux, ils ont vention comme la grille d’analyse ne peut se passer
affirmé qu’ils prévoyaient mettre en application un dans le cadre d’une approche «volontariste», misant
certain nombre d’entre elles à court ou moyen terme. sur l’intérêt de l’acteur pour le produit plutôt que sur
Tout bien considéré, les analyses pilotes ont la coercition. Cette vision se distingue de celle pro-
permis de confirmer l’applicabilité de l’outil proposé. posée par les approches traditionnelles s’appuyant
Il semble que son efficacité provienne de l’utilisation sur le recours à la loi.
d’un langage propre aux entrepreneurs qui mette à
leur portée le concept de développement durable. En Le Bureau régional
outre, le fait de tenir compte du degré de faisabilité de développement durable
des pistes de bonification apparaît un élément majeur Cela dit, afin de tenter à nouveau l’expérience, cette
démontrant aux promoteurs que les contraintes fois-ci avec un outil différent, nous avons complété
auxquelles ils doivent faire face, quotidiennement, notre démarche de recherche en amorçant l’élabo-
sont considérées dans l’analyse. Enfin, le système de ration d’un mécanisme régional ayant pour but de
priorisation des pistes de bonification apparaît lui favoriser l’acceptabilité sociale des projets contro-
aussi un atout de taille puisqu’il permet d’établir un
A c t e s

versés. En écho au Bureau d’audiences publiques sur


plan d’action réaliste, à court, moyen et long terme. l’environnement (BAPE), nous avons nommé cet
Néanmoins, le gain le plus important réside peut-être outil le Bureau régional de développement durable
dans le fait qu’au terme de la démarche, les pro- (BRDD).

133
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Ce dernier, s’appuyant sur la grille d’analyse de eu aucun gagnant. En l’absence d’outil efficace, ce qui
développement durable, lui ajoute une dimension aurait pu être une occasion de développement est
publique. L’objectif est de soumettre les projets devenu le théâtre d’un « contre-développement »,
controversés à un processus d’examen ouvert à tous les entraînant la région dans une crise dont elle aurait
acteurs régionaux, dont les citoyens, dans le but de les bien voulu se passer.
bonifier, le tout en vue de favoriser leur pleine
Pour éviter que cela ne se reproduise et pour faire
acceptabilité sociale. Nos recherches ont révélé une
de l’ensemble des principes du développement
problématique importante à ce niveau au Saguenay–
durable un véritable levier capable d’entraîner un
Lac-Saint-Jean. Nous avons remarqué que, lorsqu’un
développement structurant, nous avons élaboré, sous
projet controversé n’est pas traité sous l’égide du
les traits du Bureau régional de développement
Bureau d’audiences publiques sur l’environnement
durable (BRDD), un outil novateur destiné à
(BAPE), les collectivités ne semblent pas outillées pour
combler ce vide. Ce BRDD aurait pour mission de
assurer l’acceptabilité sociale du projet en question. Il
faciliter l’acceptabilité sociale des projets de dévelop-
semble d’ailleurs que les lacunes observées ici soient
pement proposés en région. En se servant de la grille
aussi présentes ailleurs au Québec13. L’exemple du
d’analyse de projets présentée précédemment, il
projet d’implantation d’une filière porcine par la
établirait des règles claires servant à encadrer une
coopérative Nutrinor est des plus éloquents à ce
démarche de concertation visant à permettreà tous
sujet14. Les échanges houleux qui ont eu lieu laissent
les intervenants intéressés d’exprimer leur point de
croire que les collectivités n’ont pas su prévoir et
vue. S’appuyant sur l’expertise régionale, il per-
orchestrer la participation des divers acteurs du
mettrait une analyse objective du projet et fournirait
développement, tout spécialement la population
aux décideurs régionaux les éléments dont ils ont
régionale, au sein des processus décisionnels. Les
besoin pour accompagner adéquatement le promo-
multiples comités de citoyens s’étant constitués
teur dans un processus de bonification. Tel qu’il a été
spontanément pour tenter de se donner voix au
conçu, le BRDD se veut un complément au BAPE,
chapitre en l’absence d’un véritable lieu de débat, sont
agissant aussi bien en son absence qu’en amont des
même allés jusqu’à demander au gouvernement, à
audiences publiques. Nous croyons que les régions
deux reprises et en vain, la tenue d’audiences
du Québec pourraient tirer profit d’un tel outil en
publiques. La crise, qui a duré plus de 15 mois, a laissé
comblant un besoin évident qui risque de croître
de profondes cicatrices, notamment entre les acteurs
avec les préoccupations de plus en plus nombreuses
des milieux rural et urbain. Cet épisode a coûté temps,
émises par les acteurs régionaux dans le cadre de la
énergie et argent, autant à l’ensemble de la collectivité
mondialisation. Le mécanisme proposé offre par
qu’au promoteur lui-même. En bout de ligne, il n’y a
ailleurs aux régions l’occasion de se donner une
emprise supplémentaire sur leur devenir15.

13. Lire à ce sujet: Forget et Aubin (2003) Étude exploratoire en


Cela dit, nous n’avons pas eu l’occasion, dans le
vue de mettre au point un ou des processus d’implantation et cadre de ce projet de recherche, de pousser le
de suivi des sites en production porcine adapté(s) à la situation développement du modèle jusqu’à l’expérimentation
québécoise. Mandat confié par l’Association québécoise des en situation réelle, comme nous l’avons fait avec la
industries de nutrition animale et céréalière (AQINAC),
140 p. grille d’analyse. Nous avons néanmoins pu discuter
14. Lire à ce sujet: Doré, D., (2002). «Le projet d’implantation de sa pertinence avec certains décideurs, promoteurs
d’une filière porcine au Saguenay–Lac-Saint-Jean sous le et citoyens. L’intérêt que suscite le BRDD semble
regard du développement durable : Autopsie d’un fiasco
A c t e s

collectif ». dans Dufour J. (dir.) Recueil de textes sur le


développement durable. Chicoutimi, GRIR, UQAC, (Coll.: 15. Les réflexions ayant mené au choix du modèle de fonction-
Travaux et études en développement régional), 43 pages + nement du BRDD sont explicitées en détail dans l’étude
2 annexes. doctorale précédemment évoquée (voir référence à la
note 5).
134
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

partagé par tous. Nous savons toutefois que le Doré, D. (2005), L’opérationnalisation des principes
véritable défi demeure la confrontation à la réalité du développement durable au sein des processus
sur le terrain. Les travaux d’expérimentation du d’analyse de projets au Saguenay–Lac-Saint-Jean:
modèle se poursuivent en ce sens dans le cadre des obstacles et pistes de solution, Chicoutimi,
activités du Centre québécois de développement Université du Québec à Chicoutimi, Thèse de
durable. Nos travaux ont permis de jeter les bases de doctorat – Développement régional, 605 p. +
deux outils de mise en œuvre du développement Annexes.
durable à l’échelon régional, reste maintenant à
Forget, J.-F. et Aubin, M. (2003), « Étude explo-
espérer qu’ils sauront susciter un débat constructif
ratoire en vue de mettre au point un ou des
permettant de pousser plus loin la démarche
processus d’implantation et de suivi des sites en
d’appropriation par les différents acteurs concernés.
production porcine adapté(s) à la situation
québécoise », Mandat confié par l’Association
Bibliographie québécoise des industries de nutrition animale et
Agence intergouvernementale de la francophonie, céréalière (AQINAC), 140 p.
dans le Numéro spécial Sommet de Johannesburg; Gagnon, C. (1995), «Les communautés locales face
Message du Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali, aux défis du développement viable », dans
Québec, Liaison Énergie-Francophonie, nos 55-56- Dufour J. et al. (dir.), L’éthique du développement:
57, août 2002, 241 p. + 1 cd-rom. entre l’éphémère etle durable, Chicoutimi, UQAC,
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le regard du développement durable : Autopsie Kuzminski, A. (1998), « L’inscription sociale des
d’un fiasco collectif », dans Dufour J. (dir.), marchés », dans Dupuis, J.P. et A. Kuzminski,
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développement durable – 22 questions et 5 angles Laval, 195 p.
de vue, Alma, CQDD, 4 p.
A c t e s

Lemieux, V. et al. (1999), Rapport sur l’appropriation


par les communautés locales de leur développement,
Québec, Conseil de la santé et du bien-être,
124 p.

135
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Prades, J.A. (1994), «Environnement et développe- Vaillancourt, J.-G. (1995), «Penser et concrétiser le
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Proulx, M.-U. (dir.) (1996), Le phénomène régional
au Québec, Québec, PUQ, 1996, p. 187-210.
Vachon, B. et Lemieux, A. (1998), « Mutations
structurelles et déconcentration économique: des
perspectives nouvelles pour le développement
économique», dans Proulx, M.-U. (dir.), Terri-
toires et développement économique, Paris et
Montréal, L’Harmattan (Coll. : Villes et entre-
prises), p. 67-90.
A c t e s

136
L’écologie industrielle: utopie d’aujourd’hui ou réalité
de demain?1
Carole C. TRANCHANT, École des sciences des aliments, de nutrition et d’études
familiales, Université de Moncton, Moncton, Nouveau-Brunswick, tranchc@umoncton.ca
Ibrahim OUATTARA, Département de philosophie, Université de Moncton, Moncton,
Nouveau-Brunswick, ouattai@umoncton.ca

La démarche de l’écologie industrielle (EI) est guidée niveau des intrants (ressources naturelles limitées) et
par l’idée que les concepts et les méthodes de l’écologie au niveau des extrants (production importante de
sont transposables à l’étude des sociétés industrielles. déchets). Plusieurs caractéristiques de ce système
L’EI considère les activités industrielles comme des contrastent singulièrement avec celles des systèmes
écosystèmes particuliers, caractérisés par des flux de écologiques naturels ou écosystèmes:
matière, d’énergie et d’information, et, en s’inspirant des
• le Soleil est la source d’énergie (illimitée à
connaissances sur les écosystèmes biologiques, elle vise à
l’échelle de temps humaine) qui fait fonctionner
réorganiser le système industriel afin de le faire évoluer
les écosystèmes;
vers un fonctionnement compatible avec celui de la
biosphère et de le rendre viable à long terme. La vision • une fraction importante du flux énergétique y est
systémique (globalisante) et évolutionnaire de l’EI peut utilisée par les processus de décomposition qui
constituer un paradigme éclairant pour l’évolution des permettent de rendre les éléments nutritifs
sociétés industrielles, surtout si les efforts de restruc- disponibles;
turation du système industriel se poursuivent dans le • il y a peu de gaspillage, c’est-à-dire peu de
cadre de démarches intégrées qui prennent pleinement matières ne pouvant être recyclées ou absorbées
en compte les dimensions sociales, politiques et éthiques, de façon utile;
notamment aux niveaux local et régional. • les substances toxiques concentrées sont générées
et utilisées localement;
Introduction • chaque individu d’une espèce dans un écosystème
Pour réunir les conditions d’un développement peut agir indépendamment, mais ses activités sont
authentique et durable, il est indispensable de prendre en interaction avec celles des autres espèces
en compte la sphère industrielle. Le qualificatif (interdépendance);
«industriel» désigne ici les activités humaines ayant • les écosystèmes sont résilients, souvent résistants,
pour objet l’exploitation de matières premières et de et relativement stables grâce à la diversité des
sources d’énergie, de même que leur transformation espèces qui sont organisées en réseaux complexes
en biens et services de production et de consom- d’interrelations, incluant d’innombrables sym-
mation. Or, le système industriel actuel (l’ensemble bioses et solidarités qui atténuent ou équilibrent
des activités industrielles, y compris l’agriculture et la les comportements agressifs et compétitifs;
chaîne agroalimentaire, la foresterie, le transport, le • les relations sont entretenues par des processus
logement, les services médicaux, le tourisme et la autorégulés et non par des processus contrôlés à
restauration) pose une double problématique : au des niveaux supérieurs.
A c t e s

Plusieurs chercheurs considèrent donc que le


1. Ce texte est une version remaniée d’une contribution parue système industriel actuel est immature ou primitif
dans les actes du colloque «Développement durable: leçons
et perspectives», Ouagadougou, Burkina Faso, 2004. dans sa relation avec la nature. Ce système doit par

137
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

conséquent être mené à maturité pour le rendre Le concept d’EI repose sur trois idées principales
compatible avec le fonctionnement des écosystèmes (Erkman et al., 2001):
naturels (Erkman, 1997; Pizzacaro, 1998). Il s’agit de
• une vision d’ensemble, systémique et intégrée, de
trouver de meilleures façons d’utiliser les ressources de
toutes les composantes du système économique
la planète, notamment en transformant les activités
industriel et de leurs relations avec la biosphère
industrielles en processus cycliques (boucles fermées)
est nécessaire;
pour en diminuer au maximum les déchets nocifs.
C’est ce que préconise l’écologie industrielle (EI), • le substrat biophysique du système industriel,
champ d’étude émergent2 dont nous synthétisons ici c’est-à-dire la totalité des flux et stocks de
les principales caractéristiques, méthodes et premières matières et d’énergie liés aux activités humaines,
réalisations, et le potentiel comme stratégie de constitue le champ d’étude de l’EI. Cette façon
développement durable. Nous soulignerons quelques- de considérer l’économie générale du système
uns des enjeux économiques, politiques, législatifs, industriel se distingue des approches courantes
sociaux et éthiques de cette approche ainsi que ses qui l’appréhendent en termes d’unités monétaires
liens de complémentarité avec d’autres approches du abstraites;
développement durable telles que l’économie • une dynamique technologique intégrative cons-
écologique et l’éducation environnementale. titue un facteur crucial – mais non exclusif – pour
favoriser l’évolution du système industriel actuel
Principales caractéristiques vers un système viable, c’est-à-dire un écosystème
de l’écologie industrielle industriel inspiré par le fonctionnement de la
biosphère.
L’hypothèse fondatrice de l’EI est qu’il est opéra-
tionnel d’envisager le système industriel comme un L’EI cherche donc, en prenant les écosystèmes
cas particulier d’écosystème (Billen et al., 1983 ; naturels comme modèles, à déterminer les transfor-
Frosch et Gallopoulos, 1989). En effet, le système mations susceptibles de rendre le système industriel
industriel peut être décrit comme une configuration compatible avec le fonctionnement des écosystèmes
particulière de flux et de stocks de matière, d’énergie planétaires (Allenby et Cooper, 1994; Ayres et Ayres,
et d’information. De plus, le système industriel tout 1996 ; Graetel, 1996). Pour cela, l’étude du méta-
entier repose sur les ressources et services fournis par bolisme industriel, c’est-à-dire de l’ensemble des
la biosphère, dont il constitue un sous-système. composantes biophysiques du système industriel, est
Précisons qu’il existe un large spectre d’écosystèmes un préalable indispensable. Cette démarche essen-
industriels en interaction plus ou moins directe avec tiellement analytique et descriptive (application des
la biosphère, depuis certains écosystèmes agricoles, principes de bilan de matière et d’énergie) vise à
aquatiques ou forestiers, presque « naturels », comprendre la dynamique des flux et des stocks de
jusqu’aux écosystèmes les plus artificiels comme les matière et d’énergie liés aux différentes activités
vaisseaux spatiaux (Erkman, 1998). humaines, depuis l’extraction et la production des
ressources jusqu’à leur retour dans les processus
biogéochimiques (Ayres et Simonis, 1994 ; Agence
2. L’EI a émergé dans les années 1980 et s’est constituée
comme champ disciplinaire à l’époque du Sommet de Rio, environnementale européenne, 2000).
à l’intersection de l’ingénierie, de l’écologie et du droit La perspective de l’EI correspond à un change-
environnemental, de la gestion des ressources et de la
bioéconomie. Elle s’est dotée d’une première revue scien- ment de paradigme dans la façon d’appréhender les
activités industrielles, puisque la nature est utilisée
A c t e s

tifique spécialisée, le Journal of Industrial Ecology (MIT


Press) en 1997, puis d’une société savante, l’International comme un modèle dont on imite les cycles et les
Society for Industrial Ecology, en 2001. Une seconde revue a
vu le jour en 2004, Progress in Industrial Ecology – An
écosystèmes, et non comme un simple «fournisseur»
International Journal (Interscience). de ressources ou une limite biophysique (Isenmann,

138
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

2003). On comprend mieux l’originalité de l’EI en la Mais l’EI ne se réduit pas à une meilleure gestion
comparant à l’approche conventionnelle qui sépare le des déchets. Elle vise aussi à modifier les modes de
monde de l’industrie de la biosphère et qui traite les production et de consommation, en diminuant la
impacts des activités humaines selon l’approche «end quantité de matière et d’énergie utilisée dans les
of pipe ». Dans cette approche (insuffisante pour processus industriels (dématérialisation et décarboni-
pallier les problèmes environnementaux et coûteuse à sation de la production) et en intégrant, dès la con-
long terme), les pollutions sont traitées de façon ception des produits, l’objectif de maîtrise des déchets
cloisonnée et linéaire, en bout de chaîne, par des et la réutilisation de leurs composants (principe de
dispositifs techniques appropriés. Les idées de cycle et l’éco-conception). Certains auteurs vont plus loin et
d’interdépendance y sont négligées. estiment que l’EI nécessite une modification radicale
L’exemple historique de la symbiose industrielle de la pensée économique : à la valeur d’échange, il
de Kalundborg au Danemark a permis de montrer le faudrait substituer la valeur d’utilisation. Cette
caractère opérationnel de l’EI. Depuis les années stratégie se fonde sur la fiabilité, l’entretien, la main-
1960, les principales entreprises de Kalundborg se tenance et l’adaptation technologique des produits:
sont rapprochées en commençant à échanger leurs on ne remplacerait plus un produit, on l’adapterait.
déchets respectifs: eau, vapeur d’eau et autres sous- Une autre stratégie est de cesser de concevoir les pro-
produits. Ce mode particulier d’organisation indus- duits comme des objets (biens matériels) pour les
trielle, baptisé symbiose industrielle, a résulté d’un considérer comme des services (immatériels)
processus spontané et graduel qui s’est mis en place (McDonough et Braungart, 2002 ; Thomas et al.,
sur la base commerciale classique des intérêts bien 2003).
compris et par le jeu de négociations séparées et La mise en œuvre de l’EI – ou éco-restructuration
confidentielles. Les échanges ont toujours obéi aux – comprend quatre étapes principales: 1) optimiser
lois du marché (vente directe ou échanges de bons l’usage des ressources; 2) fermer les cycles de matière
procédés). Kalundborg est le prototype du concept de et minimiser les émissions vers l’extérieur (émissions
parc ou réseau éco-industriel, apparu au début des toxiques en particulier); 3) dématérialiser les activités,
années 1990 et basé sur l’idée que la coopération est c’est-à-dire minimiser la quantité totale de ressources
plus importante que la compétition comme moteur nécessaires pour un résultat donné3 ; et 4) réduire la
d’évolution et d’innovation (Ehrenfeld et Gertler, dépendance par rapport aux sources d’énergie non
1997 ; Côté, 2001 ; Indigo Development, 2003 ; renouvelables.
Symbiose Institute, 2004). Le succès de ce type de Les méthodes et outils associés à l’EI incluent
partenariat croisé repose sur la confiance, la coopé- l’analyse de cycle de vie (ACV) (approche soutenue
ration, la proximité et la complémentarité des entre- par le PNUE et la SETAC à la suite du Sommet de
prises associées. Johannesburg), l’éco-conception (Design for Environ-
Cet exemple montre que l’EI est une discipline ment ou DfE), l’analyse des flux de matière (AFM) et
intégrative qui privilégie les relations entre systèmes, l’Input-Output. DfE, ACV et P2 (prévention de la
comme le fait l’écologie des paysages (on pourrait pollution) correspondent à une application de l’EI à
considérer l’EI comme l’écologie des paysages l’échelle «micro» (échelle du produit ou du service).
industriels). Allenby (1998) a souligné les liens qui Les symbioses industrielles et les tableaux physiques
existent entre l’EI d’une part, et les systèmes naturels,
les systèmes technologiques et les systèmes socio-
économiques et culturels d’autre part, ainsi que les 3. Il est probable que les nouvelles technologies de l’infor-
A c t e s

rétroactions avec ce qui constitue la matrice du mation et de la communication (la 3e révolution indus-
trielle selon certains auteurs, Lester Thurow, par exemple)
développement durable. auront un impact sur la dématérialisation et les flux de
matière mais celui-ci n’est pas encore connu.

139
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Input-Output (TPIO) correspondent à l’échelle TIOP, AFM, AFE, ACV), le système intégré de
« méso » (régionale) de l’EI. Les TPIO sont aussi comptabilité environnementale économique (SEEA)
utilisés à l’échelle «macro» (nationale et globale). fournit l’information requise pour améliorer les
politiques économiques selon les grandes lignes
Aspects économiques, politiques suivantes : 1) évaluation des performances écono-
et législatifs de l’EI miques; 2) réforme des politiques économiques; et
3) évaluation des effets de l’action des pouvoirs
L’éco-restructuration industrielle ne touche pas
publics. La SEEA influence aussi l’élaboration des
seulement la question du design technique et envi-
politiques environnementales (via les comptes envi-
ronnemental, elle exige de tenir compte des dimen-
ronnementaux), en permettant l’identification des
sions économiques, politiques, sociales, culturelles et
priorités environnementales et des points soumis à
éthiques qui déterminent le cadre structurel, les
des pressions. Elle permet aussi d’évaluer les effets de
modalités et la dynamique du fonctionnement
l’action des pouvoirs publics et de développer des
industriel.
initiatives facilitant la gestion environnementale au
La dimension économique de l’EI est essentielle, niveau international (PNUE, 2001).
parce que la plupart des choix liés à la restructuration
Aux plans légal et politique, l’EI a le mérite de
du dispositif industriel comportent des coûts élevés,
contribuer à la mise au point d’outils d’analyse et de
qui doivent être pris en compte dans une politique
planification précis (via l’économie écologique) qui
économique générale afin d’inciter les entreprises, les
aident les gouvernements à prendre des décisions
régions et les individus à prendre la voie de l’éco-
fondées non plus sur des options idéologiques ou
industrialisation. Pour qu’une telle politique soit en
politiques, mais sur des données scientifiques et des
phase avec les principes de viabilité, l’EI doit interagir
objectifs en lien direct avec le cadre de la stratégie
avec l’économie écologique et la comptabilité
mondiale de développement durable. Ceci permet
environnementale. Il faut en effet développer un
une plus grande rigueur dans la pratique législative et
cadre théorique rigoureux qui établisse la nécessité du
une meilleure cohérence des politiques gouverne-
point de vue économique de tenir compte des effets
mentales à l’échelle mondiale. En complétant les
de l’activité économique sur l’environnement, c’est-
instruments traditionnels de planification publique4,
à-dire faire une évaluation plus complète de la
les outils de l’EI permettent de concevoir des normes
viabilité de la croissance incluant les actifs naturels
et des règlements spécifiques, fondés sur une
non marchands et les pertes de revenus qui résultent
connaissance des flux réels de matière, d’énergie et
de l’épuisement et de la dégradation du capital
d’émission, c’est-à-dire sur une connaissance précise
naturel (Bartelmus, 1999 ; PNUE, 2001). À la
des risques, enjeux et défis de la gestion durable des
différence du système d’évaluation actuel, qui mesure
ressources (Bringezu et Moriguichi, 2002; Thomas
la croissance d’après l’activité du marché et qui omet
et al., 2003). On peut ainsi procéder d’une manière
donc d’appliquer aux actifs naturels l’ajustement
systématique, holiste et prospective pour: 1) catalyser
destiné à tenir compte de la dépréciation, les avancées
le développement durable en développant des sys-
récentes en économie environnementale ont permis
tèmes d’information et des réseaux d’échanges ; 2)
non seulement d’améliorer les outils et les indicateurs
promouvoir des synergies en finançant la création
classiques, mais aussi d’amorcer une transformation
de réseaux d’entreprises, la recherche et le dévelop-
importante du cadre conceptuel et méthodologique
pement ; 3) sensibiliser et former les acteurs
de l’économie du bien-être (Duchin, 1991, 1996,
A c t e s

1998; Suh et Huppes, 2000; Haberl, 2001; Duchin


4. P.ex.: système de comptabilité nationale (SNC), PIB, PNB,
et Hertwich, 2003; Gowdy, 2003). Grâce aux nou- tableaux entrées-sorties (TES), tableaux économiques
veaux concepts et outils développés (p. ex. : méta- d’ensemble (TEE), tableaux d’échanges inter-industriels
bolisme sociétal, éco-produit intérieur net ou EPI, (TEI), analyse entrées-sorties (AES).

140
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

économiques et sociaux et promouvoir les pro- question (Hartwick, 1977 ; Chambers, 1992 ;
grammes d’éco-restructuration aux niveaux municipal Ackerman et al., 2000; Goodwin, 2003).
et gouvernemental; 4) supprimer les barrières légales,
De fait, si les développements demeurent
institutionnelles, financières et fiscales; 5) définir de
modestes dans le domaine éthique, c’est sans doute,
nouvelles politiques de conservation, de gestion des
d’une part, que les questions de valeurs sont plus
ressources naturelles et des terres, de réduction des
difficiles à traiter et, d’autre part, à cause de la
émissions, de transport, d’utilisation de l’énergie et de
tendance, malheureusement trop répandue dans
substitution des matières rares ou en voie d’épui-
notre société, consistant à penser que le progrès
sement (PNUE, 2001; Wall, 2002).
technique finira par rendre ces questions obsolètes
(Daly, 1980). Pourtant, l’analyse des problèmes
Aspects sociaux, culturels pouvant résulter de l’éco-restructuration révèle que
et éthiques de l’EI les questions éthiques sont tout aussi importantes
La dimension sociale et culturelle, souvent négligée, que les questions techniques (Daly, 1980). Si l’on
est également essentielle, puisque l’activité indus- accorde en effet l’évidence qu’une telle éco-
trielle prend naissance et s’insère toujours dans un restructuration implique une transformation du
contexte socioculturel qui l’informe. La mise en système industriel actuel, alors force est de constater
œuvre de l’EI suppose donc l’élaboration de poli- qu’il faudra aussi résoudre une série de problèmes
tiques de promotion fondées sur l’éducation, la redoutables, dont les plus évidents sont les suivants:
formation et la sensibilisation du public pour donner 1) la modification des habitudes de production et de
naissance à des valeurs, normes et règles culturelles, consommation6 ; 2) l’interdépendance perverse
sociales et politiques menant au développement existant entre pays pauvres et pays riches7 ; 3) la
d’une conscience citoyenne capable de transformer réduction des externalités et leur intégration dans les
durablement les habitudes de production et de coûts de production8 ; et, enfin, 4) le problème de la
consommation (Goodwin, 2003). Au problème de
production et de reproduction des valeurs culturelles
via une éducation appropriée, il faut ajouter la ques-
tion de l’éthique sociale, et notamment la nécessité 6. Notamment la réduction de la consommation des biens à
durée de vie limitée au profit d’une consommation des
de prendre en compte les exigences d’équité sociale5, biens à longue durée de vie, la transformation de la manière
puisqu’en l’absence d’une redistribution équitable de rétribuer le travail ou de mesurer la croissance de
des richesses produites (et d’une répartition équitable l’économie.
des contraintes et des coûts), l’objectif de durabilité 7. La structure actuelle de l’économie mondiale étant telle
ne pourra être atteint. Cette exigence d’équité (intra- qu’il existe une relation presque directe entre les recettes des
pays pauvres et la surconsommation de biens manufacturés
et intergénérationnelle), essentielle au développe- à faible durée de vie dans les pays riches, il apparaît que
ment durable, est prise en compte par l’EI par le toute réduction des habitudes de consommation dans les
biais de l’économie écologique, mais les développe- pays riches aura un impact négatif sur les revenus des pays
ments actuels restent modestes étant donné les pauvres, risquant ainsi d’engendrer au Sud des effets pervers
pouvant remettre en cause les gains qui auraient pu résulter
problèmes pratiques et les passions que soulève cette de la transformation salutaire des habitudes de vie au nord.
8. On entend par «externalité» le fait que les coûts environ-
5. En effet, si l’intérêt bien compris peut modifier les compor- nementaux liés à la production et à la consommation de
tements individuels, il ne peut stabiliser ce changement. Il certains biens soient supportés par tout le groupe social, et
faut pour cela que l’engagement politique et le volonta- non pas seulement par ceux qui tirent un bénéfice de ce
A c t e s

risme éthique viennent renforcer l’intérêt. Or, un tel bien. Ici le problème consistera à trouver la manière juste de
volontarisme normatif est plus difficile à obtenir lorsque les répartir ces coûts entre les différents acteurs sociaux, ce qui
considérations portent sur l’avenir ou lorsque les personnes pose non seulement un problème de justice économique,
concernées n’ont pas les moyens d’une vie décente mais aussi un problème d’équité sociale et de gestion à long
(Goodwin, 2003). terme des conditions de maintien de la vie sur terre.

141
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

valorisation du temps de travail non productif9. propre, elles doivent faire l’objet d’une considération
Autant de problèmes qui, est-il besoin de le signaler, morale sinon équivalente, du moins relative à une fin
requièrent moins des solutions techniques qu’une non instrumentale (Naess, 1986).
transformation des valeurs qui sous-tendent le cadre Partant de ces deux principes, il est possible de
structurel de la société. réaménager les deux principes de la théorie de la
À cet égard, et si l’on comprend que l’éthique justice comme équité de John Rawls, principes dont
vise aussi à proposer des arguments susceptibles de il n’est pas exagéré de dire qu’ils constituent l’ex-
faire évoluer de cadre structurel, il est possible pression la plus cohérente du système actuel. Le
d’indiquer ici des principes qui, intégrés au cadre de premier principe de cette théorie, ou principe de
l’écologie industrielle, permettraient à celle-ci de liberté, stipule que chaque personne a un droit égal au
mieux prendre en compte la dimension humaine de système le plus étendu de libertés de base égales pour
l’innovation sociale. Tout d’abord, il y a le principe tous qui soit compatible avec le même système pour
de précaution, qui préconise que des mesures tous (Rawls, 1987)10. Aussi intéressant soit-il, ce
(réduction ou interdiction) doivent être prises principe conduit néanmoins à une indétermination
lorsqu’il existe des raisons suffisantes de croire qu’une des fins de l’activité humaine : il ne dit rien, par
activité ou un produit peut causer des dommages exemple, des finalités qui doivent guider ou limiter la
graves et irréversibles à la santé ou à l’environnement libre entreprise, la propriété privée ou la libre dispo-
(Godard, 1997). Un tel principe s’avérerait utile non sition des choses, etc.; indétermination qui complique
seulement pour inciter à la prudence ceux qui voient les discussions sur les externalités, la pollution ou la
dans le pan-recyclage une solution miracle, mais surexploitation des ressources. Alors qu’on pourrait
également pour mettre en lumière le lien étroit éviter ces conséquences en assujettissant le principe de
unissant le principe de précaution au principe de liberté aux principes de précaution et de révérence. Ce
révérence (respect) pour la vie (la biodiversité) qui permettrait, de surcroît, d’envisager une applica-
(Naess, 1986; Shiva et al., 1991): car, à l’évidence, tion plus étendue du second principe de la théorie de
le principe de précaution n’acquiert toute sa force Rawls, le principe de différence, selon lequel les
que parce que, selon le principe de révérence, toutes inégalités sociales et économiques doivent être orga-
les formes de vie ayant une valeur intrinsèque nisées de façon à ce qu’elles soient à l’avantage des
moins nantis (Rawls, 1987). Principe qui impli-
querait, dans le cadre de l’éco-restructuration indus-
9. Problème qui est bien mis en lumière ainsi par Russell, cité trielle, que les inégalités sociales et économiques soient
par Daly (1980) : « Suppose that, at a given moment, a organisées de manière à favoriser: 1) les membres des
certain number of people are engaged in the manufacture générations futures; 2) les efforts d’éco-restructuration
of pins. They make as many pins as the world needs, des systèmes industriels du Sud; et 3) les moins nantis
working (say) eight hours a day. Someone makes an
invention by which the same number of men can make de nos sociétés actuelles. Ces indications, certes très
twice as many pins as before. But the world does not need générales, visent essentiellement à donner une idée des
twice as many pins. Pins are already so cheap that hardly principes qui pourraient servir de base pour élaborer
any more will be bought at a lower price. In a sensible
world, everybody concerned in the manufacture of pins
des outils d’aide à la décision.
would take to working four hours instead of eight, and
everything else would go on as before. But in the actual
world this would be thought demoralizing. The men still
work eight hours, there are too many pins, some employers
go bankrupt, and half the men previously concerned in
A c t e s

making pins are thrown out of work. There is, in the end, 10. Par « libertés de base égales pour tous », il faut entendre :
just as much leisure as on the other plan, but half the men libertés politiques, liberté d’expression, de pensée et de
are totally idle while half are still overworked (…) Can conscience, liberté de la personne, la liberté de propriété
anything more insane be imagined?» personnelle, la liberté d’entreprendre, etc.

142
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

Critiques, contraintes part11. Pour plusieurs auteurs, la décroissance


et développements requis matérielle devra nécessairement passer par une crois-
pour promouvoir et appliquer l’EI sance relationnelle sociale et spirituelle, incluant une
Les critiques de l’EI concernent autant son statut et distribution différente des préférences de consom-
sa valeur épistémologique que sa capacité à mener au mation, c’est-à-dire des choix portant davantage sur
développement durable. Certains considèrent que des biens immatériels basés sur les relations humaines
l’idée d’utiliser la nature comme modèle pour que sur des biens matériels.
réorganiser le système industriel n’est pas assez L’EI pourrait aussi engendrer une dépendance aux
précise et structurée et devrait être clarifiée afin de déchets ou sous-produits. Ceci pourrait s’avérer
renforcer le profil scientifique de l’EI et la valeur particulièrement dangereux si des barrières analogues
heuristique et épistémologique de ce paradigme aux barrières entre espèces ne sont pas développées
(Boons et Roome, 2001; Isenmann, 2003). pour éviter le recyclage et la propagation de com-
Bien que plusieurs projets soient en cours (y posants indésirables. L’exemple de la propagation
compris plusieurs parcs éco-industriels en opération), d’agents transmissibles non conventionnels, respon-
les données permettant de montrer que l’EI peut sables des maladies à prion (encéphalopathie spongi-
mener à la viabilité font défaut. La notion même de forme bovine, ou « maladie de la vache folle », et
développement durable est de plus en plus contestée, maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’homme), dans
puisqu’il est possible que le développement, tel qu’il une partie de la chaîne agroalimentaire illustre ce
est défini par la croissance, ne soit pas compatible propos (dans cet exemple, le recyclage de sous-
avec l’objectif de viabilité. Plusieurs critiques produits animaux sous forme de farines carnées et
soulignent que l’EI ne réduit pas nécessairement les l’absence de mesures de protection adéquates sont à
flux de matière, notamment à cause de l’effet rebond. l’origine du problème que l’on connaît). L’EI pour-
Ce concept exprime le constat que l’amélioration des rait aussi rigidifier les infrastructures et le fonction-
procédés industriels en termes d’efficacité écologique nement industriels, étouffer l’innovation et encou-
se traduit, paradoxalement, par une augmentation de rager la dépendance aux combustibles fossiles (à
la consommation matérielle parce que la baisse du moins que les émissions gazeuses ne puissent être
prix de revient dégage un revenu supplémentaire comptabilisées). Ces craintes ne pourront être dissi-
disponible pour de nouvelles consommations (un pées que lorsque les données manquantes auront été
phénomène analogue est observé en nutrition, appelé réunies et que les coûts véritables de l’EI auront été
compensation, lorsque la consommation d’aliments déterminés, ce qui suppose le développement de
allégés résulte en la consommation de quantités méthodes de mesure adéquates. Il faudra également
accrues, ce qui fait que l’apport calorique reste que les réglementations soient élaborées d’un point
inchangé ou augmente). Dans le même ordre d’idées, de vue réellement systémique et que la société dans
on peut reprocher à l’EI de participer de la même son ensemble adopte un mode de fonctionnement
logique industrielle qui est à l’origine de la crise véritablement écologique.
environnementale et sociale actuelle, c’est-à-dire que,
loin d’inciter à la réduction de la production et de la 11. Dans un marché mondial compétitif où les seules sources
consommation, l’EI conduirait, au contraire, à possibles de profit proviennent de l’optimisation des
procédés de production, soit par la réduction des pertes (en
renforcer le cadre de valeurs problématiques du leur trouvant d’autres débouchés), des coûts (p. ex. :
système industriel issu de la révolution industrielle. dépenses énergétiques) ou des externalités (moins de
Ces critiques font une autre interprétation de l’EI : pollution, donc moins de taxes), les principes de l’EI
A c t e s

dénaturation de l’écologie d’une part, et instrument deviennent une des « recettes » du succès économique.
Ainsi, loin de correspondre à un nouveau référentiel,
d’une nouvelle mutation du capitalisme d’autre l’approche proposée est en fait une nécessité et constitue
une nouvelle mutation du capitalisme.

143
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Un facteur important qui limite l’adoption de l’EI pays dits développés ou dans les pays en dévelop-
est sa vision à long terme, les acteurs économiques et pement (Erkman et Ramaswamy, 2001; Saur et al.,
sociaux étant principalement motivés par des résultats 2003; Kituyi, 2004; PNUE, 2004). Tous doivent en
à court terme (Christesen et al., 1999). Aussi, effet tirer le meilleur parti de ressources naturelles
l’approche multisystémique qui caractérise l’EI pousse limitées et vulnérables. Soulignons que les principes
à une forte interdisciplinarité qui n’est facilitée ni par de l’EI peuvent aussi renforcer les stratégies de plani-
la culture scientifique actuelle ni par l’organisation des fication du développement économique, notamment
structures institutionnelles et économiques qui aux niveaux local et régional (Burström et Korhonen,
demeurent très sectorisées et compartimentées. Les 2001 ; Erkman et Ramaswamy, 2001 ; Korhonen,
développements requis pour promouvoir et appliquer 2001), ce qui s’intègre bien aux stratégies de
les idées de l’EI concernent : 1) les mécanismes de développement basées sur des approches par région ou
mise en œuvre de l’EI (notamment via les quatre par terroir privilégiées dans certains pays. Plusieurs
étapes de l’éco-restructuration) ; 2) la recherche ; auteurs ont recommandé que l’ACV, constituant
3) l’éducation – aux niveaux universitaire et pré- majeur de la gestion du cycle de vie (GCV) des
universitaire; 4) la communication (information et produits et services dont les procédures sont décrites
formation); 5) le cadre politique et réglementaire; et dans les normes ISO 14040, soit intégrée aux pro-
6) l’économie et les finances (Erkman et al., 2001 ; grammes de développement national des pays du Sud
Thomas et al., 2003). Le besoin d’une meilleure et qu’elle soit utilisée pour élaborer les réglementations
intégration entre l’EI et l’éducation environnementale environnementales de ces pays, même si la GCV et les
a été souligné par Filho (2002). Cette analyse abonde dispositifs qui s’y rattachent ne sont pas mis en œuvre
dans le sens de la nécessité d’une plus grande dans leur totalité (Saur et al., 2003 ; Kituyi, 2004 ;
multidisciplinarité (alliance des disciplines telles que PNUE, 2004). Les programmes de développement
le génie industriel, la biologie, l’écologie, la national et régional des pays du Nord pourraient aussi
géographie, l’économie, l’administration et la être conçus en ce sens. Dans tous les cas, les impacts
politique, entre autres). Un concept intéressant, celui ont plus de chances d’être tangibles et bénéfiques si
de BioSoMa (Biologie, Société et Machines), a été cette approche s’intègre dans des programmes de
développé par Bugliarello (2001) pour inciter les développement qui ciblent des domaines clés de
jeunes à penser en termes d’interactions et d’inté- l’économie tels que l’énergie, l’agriculture, la pêche et
gration des dimensions biologiques, socioécono- l’aquaculture, la production alimentaire, le bois et le
miques et techniques. papier, la sidérurgie et les mines et la gestion des
déchets. Les activités économiques «informelles» qui
Application des idées de l’écologie occupent une place importante dans les pays en
industrielle développement doivent aussi être prises en compte, ce
qui nécessite des approches et des outils adaptés
La pertinence des idées et des outils de l’EI dans
(Erkman et Ramaswamy, 2001).
différentes régions du monde est matière à débat,
notamment en ce qui concerne leur perception et leur Plusieurs initiatives et publications récentes
potentiel d’adoption par le plus grand nombre, en soulignent les besoins et les possibilités d’application
particulier les acteurs locaux qui ne disposent pas des concepts inhérents à l’EI (p. ex.: ACV) dans le
toujours d’information et de moyens suffisants pour contexte des pays africains ainsi que les principaux
passer à l’action. On s’accorde cependant pour dire facteurs qui en limitent l’utilisation (Saur et al.,
que la mise en œuvre d’une approche systémique 2003 ; Kituyi, 2004 ; PNUE, 2004). Ces facteurs
A c t e s

intégrée, telle que celle de l’EI, est indispensable pour limitants ne sont pas exclusifs à ces pays. Le manque
créer des conditions de production et de de sensibilisation, de personnel qualifié (industries et
consommation viables, que ce soit dans les régions ou gouvernements en particulier), de données de base

144
Des pistes pour la mise en œuvre du développement durable

et de collaboration entre les rares experts locaux dans Finalement, la vision de l’EI, qui préconise l’utili-
le domaine sont des obstacles non négligeables. La sation des systèmes naturels comme modèles pour
formation des principaux intervenants, le leadership l’ensemble des activités industrielles, suppose une
institutionnel, la recherche pour générer les données autre vision économique du monde : celle que pré-
nécessaires et développer des outils adaptés, la conise l’économie écologique et celle qui découle de
création de réseaux de collaborations et d’échange l’écologie scientifique qui sert de cadre conceptuel à
d’information et de données, et le commerce avec l’EI. Cette vision prend en compte le long terme,
des états, provinces, régions ou pays qui utilisent les l’échelle globale et la complexité dans le but de mieux
principes de l’EI sont appelés à jouer un rôle majeur comprendre et respecter les capacités et les limites des
pour promouvoir l’adoption des concepts et systèmes écologiques qui hébergent et alimentent
méthodes de l’EI. Il semble important de mettre l’activité industrielle. Les analyses de flux, de cycles et
l’accent sur les aspects sociaux, culturels, institu- d’interdépendance sont privilégiées afin de redéfinir
tionnels et politiques plutôt que sur les aspects (aux plans quantitatif et qualitatif) les interrelations
purement techniques des approches préconisées. entre systèmes industriels et systèmes naturels. Dans
Il est intéressant de noter que l’évolution du cette perspective évolutionnaire originale (elle sous-
système industriel souhaitée par l’EI (évolution vers entend une co-évolution mutuellement bénéfique des
la viabilité) pourrait suivre une trajectoire similaire à systèmes industriels, socioéconomiques et écolo-
celle qui a mené à l’élaboration des idées modernes giques), les agents de production sont appelés à
sur la qualité des produits et services et à leur devenir des acteurs essentiels pour atténuer les impacts
adoption par de nombreuses entreprises depuis les de l’activité humaine sur l’environnement en imitant
années 198012. Initialement contrôlée en fin de la sagesse de la nature. Il est certain qu’il faudra
chaîne, la qualité était la responsabilité de quelques d’autres catalyseurs car l’EI n’a pas pour vocation de
personnes (approche « end of pipe » non intégrée à définir toutes les conditions d’une insertion viable des
l’ensemble des activités de l’entreprise et de la êtres humains dans l’écosystème planétaire, notam-
société). La démarche est devenue plus systématique ment parce qu’elle ne se préoccupe essentiellement
et systémique avec l’avènement de la qualité totale ou que de deux des six facteurs du développement
management par la qualité (démarche intégrée visant authentique (facteurs économiques et environne-
la maîtrise et l’assurance de la qualité à l’échelle de mentaux). Elle n’en demeure pas moins un élément
l’entreprise et de ses partenaires). Le parallèle existe de solution prometteur, surtout si les efforts de
déjà en matière de référentiels et de normes: normes reconversion du système industriel se poursuivent
de la famille ISO 9000 (systèmes de management de dans le cadre de démarches intégrées de sensibilisation
la qualité) et normes ISO 14000 (systèmes de et de développement qui prennent pleinement en
management environnemental). Plusieurs exemples compte les dimensions sociales, culturelles, politiques
commencent à tracer le chemin en matière de et éthiques.
« management par la viabilité » (p. ex. : Anderson,
1998). Reste à éviter la dérive du «Green washing» Bibliographie
(« lavage au vert », principalement pour entretenir Ackerman. F., Goodwin, N., Dougherty, L. et
l’image de marque de l’entreprise). Gallagher, K. (eds), (2000), The Political
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12. La qualité n’est pas nécessairement la performance maxi- Allenby, B.R. (1998), « Earth systems engineering :
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ajustée à un ou des besoins donnés. L’EI contribuerait à
répondre au besoin impératif de viabilité des modes de world», Journal of Industrial Ecology, 2:73-93.
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Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

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148
Cinquième partie

Des outils
L
a volonté de mettre en œuvre le développe- l’ajout de critères et les experts chargés de l’analyse
ment durable suppose qu’on dispose d’outils doivent en tenir compte et justifier leurs évaluations.
pour y arriver. Dans ce chapitre, deux outils La pondération des critères favorise l’expression des
nous sont présentés : l’analyse multicritère comme valeurs des participants alors que leur évaluation doit
support à la décision et l’analyse de cycle de vie être justifiée par des faits. Les résultats sont ensuite
permettant de faire des choix plus éclairés pour soumis à une agrégation qui détermine un ordre
réduire les impacts environnementaux de la satis- auquel les participants n’ont pas à se plier nécessai-
faction des besoins humains par la fourniture de rement. Finalement, la décision doit être formulée
biens et services. de manière à être acceptable pour tous les acteurs.
Ceux-ci ayant participé tout au long du processus et
Jacques Pictet présente d’abord l’aide multicritère leurs propositions ayant été prises en compte, ils
à la décision comme un instrument de mise en peuvent difficilement s’opposer à la décision. Il s’agit
œuvre du développement durable. Cette technique d’un outil intéressant de participation et de gestion
d’analyse a été développée à l’origine pour favoriser de situations potentiellement controversées.
la prise de décision entre plusieurs variantes en les
éclairant selon plusieurs angles à la fois. Pour servir le Le texte de Jacques Léonard se situe dans un tout
développement durable, cette technique doit être autre registre. L’analyse de cycle de vie (ACV) est
adaptée et passer d’un outil servant à un seul aussi un outil d’aide à la décision, mais, pour le
décideur vers un outil collectif de prise de décision moment, elle ne tient compte que de paramètres
et doit également élargir sa base d’expertise nécessaire environnementaux. Identifiée par les Nations Unies
en adéquation avec la complexité des dossiers. comme un des outils de mise en œuvre du dévelop-
L’analyse multicritère permet, selon l’auteur, de tenir pement durable, cette technique permet de fournir
compte des trois dimensions (sociale, environne- l’information couvrant l’ensemble des étapes du
mentale et économique) du développement durable, cycle de vie d’un produit ou d’un service, de l’extrac-
favorise la participation des acteurs et permet tion des ressources à la disposition des déchets.
également de prendre en compte les intérêts des À l’instar de l’analyse multicritère, l’ACV permet
générations futures. En ce sens, elle représente un d’examiner plusieurs variantes. D’abord utilisée pour
véritable outil de développement durable. la conception de produits, l’ACV est maintenant
considérée comme un intrant de stratégies d’entre-
Jacques Pictet et Nicole Huybens illustrent prises ou de politiques publiques et pourrait même,
ensuite comment l’analyse multicritère a été appli- dans certains cas, éclairer les décisions des consom-
quée dans le cas du choix du tracé d’une route dans mateurs si l’information était rendue disponible de
le canton de Genève en Suisse. Parmi les avantages façon simplifiée. Régie par la série de normes ISO
que les auteurs identifient, le choix de plusieurs 14040 et les suivantes, l’ACV fait l’objet d’un effort
variantes à analyser et le fait de laisser la possibilité mondial de standardisation. Malheureusement, il est
aux participants de proposer d’autres variantes difficile, dans un contexte mondialisé des entreprises,
évitent la cristallisation du débat sur LA solution, d’obtenir des données transposables, compte tenu
A c t e s

favorisant ainsi la prise en compte des opinions et des modes de production qui diffèrent d’un pays à
intérêts des parties prenantes et leur adhésion à une l’autre et de la sensibilité de l’environnement qui
solution commune. Le processus est aussi ouvert à varie d’une région ou même d’une localité à l’autre.

151
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Notamment, pour certains critères, les émissions ont La complexité des questions de développement
les mêmes impacts, par exemple l’émission de gaz à durable ne trouvera jamais de réponses simples et
effet de serre et leur impact sur le changement clima- uniques. Il faudra toujours faire face à cette
tique. Au contraire, le prélèvement de ressources en complexité et les outils mis à disposition de ceux qui
eau peut avoir des effets insignifiants dans certaines veulent s’engager dans ce paradigme devront refléter
localités situées près d’un grand fleuve et des impacts cette complexité et l’incertitude qui en résulte. Que
très importants dans une zone semi-aride. Le poten- ce soit pour favoriser la participation des parties
tiel de l’ACV comme outil d’analyse du développe- prenantes ou pour obtenir des réponses sur les
ment durable est fort intéressant pour l’aspect envi- impacts environnementaux et sociaux dans le temps
ronnemental et il serait probablement facile de et dans l’espace, trouver des réponses claires demeure
l’adapter pour le pôle économique. Dans le cas du un défi. Cependant la prise en compte d’une vision
pôle social, toutefois, la tâche est beaucoup plus plus large et plus inclusive est un gage de succès.
complexe encore que pour l’aspect environnemental.
Par contre, des recherches sont en cours pour
améliorer cette méthodologie et en faire un véritable Claude Villeneuve
outil de développement durable.
A c t e s

152
Des outils

L’aide multicritère à la décision comme instrument


de mise en œuvre du développement durable
Jacques PICTET
Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger, Lausanne, Suisse
jpictet@aide-decision.ch

L’aide multicritère à la décision (AMCD) a été déve- L’enjeu majeur consiste à assurer la cohérence de
loppée à l’origine pour permettre la comparaison de cet ensemble, de manière à ce que le résultat de la
variantes sur plusieurs critères. Elle constitue un instru- comparaison traduise bien les intentions du ou des
ment privilégié de mise en œuvre du développement décideurs. Comme nous allons le voir ci-dessous, la
durable, au travers de ses grands principes: manière d’utiliser l’AMCD a connu des évolutions
importantes au cours du temps, notamment pour en
• parité entre les trois piliers : l’AMCD propose une
faire un outil privilégié de mise en œuvre du
méthodologie permettant leur prise en compte
développement durable.
simultanée de manière neutre (sans attache à l’un
ou l’autre de ces piliers);
• participation : l’AMCD peut s’adapter aux diffé-
Des origines à nos jours
rentes formes de participation, même les plus Les origines de l’AMCD sont multiples. Par exem-
poussées (codécision); ple, la théorie économique a conduit à la théorie de
l’utilité multi-attribut (Keeney, Raïffa, 1976), la
• respect des générations futures: l’AMCD peut inté-
recherche opérationnelle, notamment la théorie des
grer des scénarios susceptibles au moins de limiter
graphes, aux méthodes de surclassement (Roy,
l’utilisation de ressources rares.
Bouyssou, 1993 ; Maystre et al., 1994) et l’algèbre
linéaire, à la méthode Analytical hierarchy process
En guise d’introduction (Saaty, 1980). D’autres influences, notamment des
L’aide multicritère à la décision (AMCD) a été déve- sciences humaines, se font aussi sentir, comme la
loppée à l’origine pour permettre la comparaison de psychosociologie, la science politique et le droit
variantes sur plusieurs critères (Roy, 1985; Bouyssou (Pictet, Simos, 1996).
et al., 2000; Belton, Stewart, 2002). Elle est carac-
C’est au début des années 1970 que différents
térisée par ses principales composantes:
chercheurs ont commencé à s’organiser en commu-
• variantes: actions potentielles qui font l’objet de nauté pour échanger leurs vues sur le sujet. Conçue
la comparaison; par certains comme une réponse aux excès de
• critères : caractéristiques ou conséquences des l’optimisation (Schärlig, 1985), l’AMCD était pour
variantes; la plupart le moyen de mettre l’accent sur le déci-
deur – réel ou supposé – censé choisir concrètement
• évaluations : performances des variantes sur les
parmi plusieurs actions potentielles. En cela, elle
critères;
renonçait à l’objectivité – en mettant l’accent sur les
• pondération : importance accordée à chaque préférences du décideur – et troquait au passage la
A c t e s

critère; rationalité de la décision au profit de la rationalité de


• agrégation : synthèse mathématique des évalua- la procédure pour y parvenir, au sens d’Herbert
tions et des pondérations. Simon (Bourgine, Le Moigne, 1992).

153
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Peu à peu, l’AMCD s’est affirmée comme une cas pour la composante sociétale, qui est difficile-
alternative crédible par rapport à d’autres méthodes ment dissociable de la participation des acteurs
de comparaison de variantes telle l’analyse coûts concernés (voir ci-dessous), voire d’une critique
avantages et ses variantes (Bouyssou et al., 2000 ; politique des projets analysés.
Damart, Roy, 2005).
Cela dit, il ne faut pas ignorer le fait que la
La montée en puissance de la problématique «vague verte» a été à la fois portée et accompagnée
environnementale, puis de celle du développement par la montée en puissance des partis écologistes
durable, a nécessité plusieurs adaptations dans la dans de nombreux pays et que la partie «molle» de
manière d’utiliser l’AMCD, qui seront développées l’évaluation environnementale (impacts) a constitué
dans la suite de l’article: le fer de lance de la contetation d’une certaine tech-
nocratie, notamment du fait des jugements de valeur
• Le principal changement porte, à notre avis, sur
implicite induits. La difficulté de représentation de
la transition d’un modèle du décideur unique –
la composante sociétale au niveau politique – étant
qui peut vouloir tenir compte de l’avis d’autres
partiellement contradictoire avec les évolutions de la
acteurs – à un modèle de décideurs multiples qui
social-démocratie et empêtrée dans la dualité social –
doivent chercher ensemble une solution accep-
société – a contribué à empêcher une polarisation
table par tous.
autour de chacun des piliers au profit d’une accep-
• Un autre développement porte sur le nécessaire tation «molle» de la nécessité de les intégrer. Il serait
élargissement de la base d’expertise, au fur et à sans doute intéressant d’analyser le positionnement
mesure de la complexification des études ; des altermondialistes sous cet angle.
l’AMCD renforce ainsi son caractère de disci-
pline d’interface (Pictet, Bollinger, 2004a). L’avantage majeur de l’aide multicritère à la déci-
sion porte sur le fait qu’elle ne présente pas ce
Prise en compte des trois piliers caractère de « bricolage » des méthodes d’analyse
du développement durable économique – voire parfois environnementale
(Pictet, 1996) – pour les «étirer» de manière à inté-
Le développement durable est une approche multi-
grer ces nouvelles dimensions, avec souvent une
critère par excellence, de par la présence de trois
arrière-pensée hégémonique. L’AMCD permet vrai-
piliers: économie, environnement, société (Faucheux
ment une analyse conjointe et équitable des trois
et al., 1998). Elle poursuit et renforce l’élargissement
piliers du développement durable. En se contentant
du champ de l’analyse amorcée par l’arrivée en force
de réfléchir à la manière d’intégrer de façon cohé-
de la dimension environnementale depuis les années
rente ces éléments d’information aux caractéristiques
1970, en commençant par l’étude d’impact sur l’envi-
souvent très différentes, elle laisse à chaque discipline
ronnement (Keeney, Robillard, 1977; Simos, 1990).
la place nécessaire pour utiliser les méthodes spéci-
Même si l’environnement est venu gripper la méca-
fiques à leur domaine de validité.
nique bien huilée des études technico-économiques,
il faut admettre que l’intégration du troisième pilier
pose des problèmes supplémentaires. Potentiel pour une participation
formelle
Il y a plusieurs raisons à cela dont la principale
À côté de la parité des trois piliers, le développement
tient, selon nous, au fait que la partie « dure » de
durable a ancré le principe de la participation des
l’évaluation environnementale (effets directs) peut se
acteurs concernés à la préparation des décisions
couler relativement facilement dans les procédures
A c t e s

(Froger, Oberti, 2002). Encore faut-il s’entendre sur


classiques d’analyse. Il est encore loisible de réaliser
la signification de ce terme et sur les moyens de sa
des études entre spécialites, même s’il faut pour cela
mise en œuvre.
ajouter des sièges autour de la table. C’est moins le

154
Des outils

Sur ce sujet également, la «vague verte» a ouvert plusieurs manières (Belton, Pictet, 1997 ; Pictet,
la voie en conquérant plusieurs formes de participa- Bollinger, 2004b). Reste toujours posée la question
tion, plus ou moins directement liées au processus de de savoir qui prend place ou non autour de la table
décision (Pictet, 1996 ; Pictet, 1999). Parmi les de négociation (Vodoz, 1992), ne serait-ce que pour
formes d’implication forte, citons le droit de recours des raisons pratiques.
des associations de protection de l’environnement en
matière d’étude d’impact, même s’il constitue une Les générations futures
forme tardive et négative de participation. Malgré ce
Le troisième principe du développement porte sur le
handicap, le recours a fait ses preuves, au point que
respect dû aux générations futures. C’est sans doute
certains milieux demandent sa suppression ou sa
le plus difficile à respecter et ce, pour au moins deux
limitation. À l’autre extrême, mentionnons le résumé
raisons. La première porte sur la difficulté d’anticiper
non technique de l’analyse des variantes, toujours en
et d’évaluer le futur (Van Pelt et al., 1990). Laisser
lien avec l’étude d’impact. Dans ce cas, il s’agit plutôt
aux générations futures de quoi satisfaire leurs
d’information, mais elle donne au moins l’accès à
besoins signifie que l’on est capable de définir ces
l’argumentaire en faveur de la variante retenue (et un
besoins et de connaître l’environnement (au sens
potentiel pour le remettre en cause). Quelle que soit
large) dans lequel ils devront être satisfaits. Le plus
la forme retenue, les difficultés de l’exercice dans ce
souvent, on en est réduit à chercher une solution qui
domaine ont été relevées depuis longtemps, pouvant
minimise l’utilisation de ressources, en espérant que
même venir de ceux qui sont censés en être les
ce sera suffisant…
bénéficiaires (Parenteau, 1988 ; Sadar, Cressman,
1991). L’AMCD permet au moins la prise en compte, au
travers de scénarios, d’hypothèses quant au contexte
Sur la base de ce qui précède, on peut donc dire
dans lequel les générations futures évolueront. Ces
que la participation peut être pensée sous – et
scénarios cherchent à identifier les éléments non
prendre – des formes très différentes. Une des
maîtrisables (p. ex. : prix des matières premières,
difficultés tient au fait qu’elle vient interférer avec les
évolution du climat) qui influencent le plus les
modes de fonctionnement de la démocratie représen-
performances des variantes. Il est ainsi possible de
tative : même dans un pays fortement décentralisé
voir dans quelle mesure les variantes sont sensibles à
comme la Suisse, il n’est pas rare de voir un déni ou
ces inconnues et autres imprécisions (Roy, 1989). La
une remise en cause de la légitimité des représentants
seconde difficulté porte sur l’absence de représentants
institutionnels (Bollinger, Pictet, 2003). Une autre
clairement identifiés de ces générations futures. Face
dimension de cette problématique porte sur l’impact
aux besoins exprimés par les générations actuelles,
– souvent jugé négatif a priori – de la participation sur
peu de voix s’élèvent pour exprimer ceux de nos
l’efficacité du processus de décision. Penser la place de
descendants. Cependant, il serait assez facile d’ins-
la participation dans les différentes phases du proces-
taurer une protection institutionnelle des générations
sus de décision est donc bien une question centrale de
futures, comme cela se fait pour les personnes inca-
la mise en œuvre du développement durable.
pables de défendre elles-mêmes leurs droits (p. ex.
L’AMCD offre la souplesse nécessaire pour envi- défenseur des enfants en France).
sager différentes formes de participation, y compris
les formes les plus proactives et en amont de la déci- Exemples concrets
sion. Par exemple, il est tout à fait possible de réaliser
Des exemples concrets peuvent être trouvés dans la
une participation concrète au pilotage du projet ou
A c t e s

littérature, sans que le développement durable soit


de tenir compte de points de vue multiples dans la
nécessairement mentionné explicitement:
comparaison des variantes, notamment au travers de
la pondération des critères, ce qui peut être réalisé de

155
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

• agriculture, pêche (Arondel, 2000; Chiou et al., Bibliographie


2005); Arondel, C. (2000), Grille d’aide multicritère à
• aménagement, urbanisme (Plottu, 2000; Rotmans, l’analyse et à la conception de mécanismes incitatifs
Asselt, 2000; Pictet, 2004); destinés à promouvoir une agriculture durable. Dans
• déchets (Maystre, Bollinger, 1998); A –MCD – A (Aide multicritère à la décision –
• eaux (Raju et al., 2000 ; Balkema et al., 2001 ; Multiple criteria decision aiding), Colorni, A.,
Bromley et al., 2001); Paruccini, M., Roy, B. (Eds), Joint research centre,
EUR report, The European Commission: 1-12.
• énergie (Bose, Anandalingam, 1996 ; Haldi,
Pictet, 2003); Balkema, A.J., Preisig, H.A., Otterpohl, R., Lambert,
• patrimoine historique (Oberti-Baltolu, Oberti, A.J.D. et Weijers S.R. (2001), Developing a model
2000). based decision support tool for the identification of
sustainable treatment options for domestic waste-
Un état de l’art sur la thématique « Aide multi- water, Water Science and Technology 43(7): 265-
critère à la décision et développement durable » est 270.
récemment paru (Munda, 2005).
Belton, V. et Pictet, J. (1997), « A framework for
group decision using a MCDA model: Sharing,
Conclusion aggregating or comparing?», Journal of Decision
Ce bref survol avait pour objectif de montrer en quoi Systems 6(3): 283-303.
l’aide multicritère à la décision apporte des éléments
concrets de mise en œuvre des trois grands principes Belton, V. et Stewart, T.J. (2002), Multiple criteria
du développement durable: decision analysis, An integrated approach, Kluwer
academic publishers, Dordrecht.
• parité entre les trois piliers : l’AMCD propose
Bollinger, D. et Pictet, J. (2003), «Potential use of e-
une méthodologie permettant leur prise en
democracy in MCDA processes. Analysis on the
compte simultanée de manière neutre (sans
basis of a Swiss case », Journal of Multi-criteria
attache à l’un ou l’autre de ces piliers);
decision analysis 12: 65-76.
• participation: l’AMCD peut s’adapter aux diffé-
rentes formes de participation, même les plus Bose, R.et Anandalingam, G. (1996), Sustainable
poussées (co-décision); urban energy-environment management with
multiple objectives, Energy 4: 305-318.
• respect des générations futures : l’AMCD peut
intégrer des scénarios susceptibles au moins de Bourgine, P. et Le Moigne, J.-L. (1992), Les «bonnes
limiter l’utilisation de ressources rares. décisions» sont-elles optimales ou adéquates?, dans
L’administration et les nouveaux outils d’aide à la
Cela dit, l’AMCD n’est pas une panacée, étant
décision, Systèmes experts et SIAD, Bourcier, D.,
frappée de limites, comme toute méthodologie. De
Costa, J.-P. (Dir.), Ed. STH, Paris: 87-101.
plus, elle ne peut suppléer à l’engagement des acteurs
à faire du développement durable une réalité. Bouyssou, D., Marchant, T., Pirlot, M., Perny P.,
Tsoukiàs A., Vincke, P. (2000), Evaluation and
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A c t e s

156
Des outils

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158
Gérer le contenu et le processus au moyen de l’aide
multicritère à la décision
Jacques PICTET, Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger, Lausanne, Suisse
jpictet@aide-decision.ch
Nicole HUYBENS, Université du Québec à Chicoutimi, chaire Éco-Conseil
nicole_huybens@uqac.ca

L’aide multicritère à la décision (AMCD) a été déve- des transports, de l’agriculture, des milieux
loppée à l’origine pour permettre la comparaison de naturels et de l’aide multicritère à la décision.
variantes sur plusieurs critères. C’est sa dimension de
gestion du contenu. Elle peut également servir à gérer le Les composantes d’une analyse
processus de recherche de consensus pour un groupe. Cet multicritère
article présente les regards croisés d’une psychosociologue
L’aide multicritère à la décision a été développée à
et d’un ingénieur sur l’intérêt de l’aide multicritère à la
l’origine pour permettre la comparaison de variantes
décision pour identifier des solutions qui ont de bonnes
sur plusieurs critères (Schärlig, 1985 ; Belton,
caractéristiques et sont acceptables pour les acteurs. Cela
Stewart, 2002). Elle est caractérisée par ses princi-
se fera sur la base d’un exemple concret.
pales composantes qui sont les suivantes:

Présentation du projet • variantes: actions potentielles qui font l’objet de


la comparaison;
Le plan directeur du canton de Genève (Suisse) pré-
voit une densification importante (env. 10000 habi- • critères : caractéristiques ou conséquences des
tants ces prochaines années) au sud de la ville de variantes;
Genève. Le projet est centré sur le réseau routier • évaluations : performances des variantes sur les
pour absorber le trafic généré, en plus de celui exis- critères;
tant. Une première étape terminée en 2004 a permis • pondération : importance accordée à chaque
d’identifier les principaux problèmes ainsi que des critère;
éléments de solution qui seront présentés par la suite • agrégation : synthèse mathématique des évalua-
(Urbaplan et al., 2004). tions et des pondérations.
Les acteurs du projet peuvent être répartis en Ces composantes sont détaillées dans la suite de
trois groupes: cet article.
• le comité de pilotage: l’Administration cantonale
(aménagement, transports, protection de l’envi- Les variantes
ronnement) et les six communes concernées
(Bardonnex, Carouge, Lancy, Plan-les-Ouates, Gestion du contenu
Troinex, Veyrier); Les variantes sont les actions potentielles qui vont
• les parties prenantes: les habitants et les associa- faire l’objet de la comparaison. Dans ce projet, cinq
tions (transport, protection de l’environnement, variantes ont été analysées:
A c t e s

intérêts économiques…); • tracé direct: construire un pont pour relier deux


• le groupe d’experts qui comprend des spécialistes parties du réseau au cœur du secteur;
de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, • tracé intermédiaire: améliorer l’existant;

159
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

• tracés Sud, Sud-ouest et Troinex : routes de • Effets sur l’environnement


contournement (à créer ou à aménager). 2.1 Bruit
2.2 Nombre de kilomètres parcourus (comme
Gestion du processus indication de la pollution atmosphérique)
Le fait d’analyser plusieurs variantes évite de se 2.3 Impact sur les milieux naturels
concentrer sur LA solution et permet plutôt d’envi- • Effets sur l’aménagement du territoire
sager plusieurs options aux caractéristiques parfois
fort différentes. Charge à l’analyse multicritère 3.1 Emprise totale
d’identifier les meilleures. 3.2 Nombre de bâtiments et de logements
touchés
Les acteurs peuvent proposer de nouvelles va-
riantes, puisque la liste est ouverte. Leurs propositions 3.3 Morcellement de la zone agricole
ne constituent pas nécessairement des variantes com- 3.4 Impact sur le patrimoine
plètes; dans ce cas, c’est le rôle des experts de finaliser • Conséquences financières
ces propositions pour en faire des variantes. Dans ce 4.1 Investissements
sens, ils ont une réelle influence sur le déroulement du
4.2 Coûts d’entretien
projet. C’est eux qui définissent la liste des projets à
analyser. Cela garantit la prise en compte formelle de 4.3 Possibilité de réalisation par étapes
leurs propositions. • Acceptation politique
Dans le projet, certaines variantes avaient été 5.1 Solidarité intercommunale
identifiées par les experts dans la première étude. Par 5.2 Soutien politique
contre, la variante Troinex a été proposée par la com-
mune du même nom (le nom de la variante découle Gestion du processus
de son tracé qui traverse le territoire de cette Comme il a été fait pour les variantes, les acteurs
commune). peuvent ajouter autant de critères qu’ils le jugent
nécessaire. Par exemple, le critère « Possibilité de
Les critères réalisation par étapes» a été demandé par un service
de l’Administration.
Gestion du contenu
Les critères représentent les caractéristiques et les Charge aux experts de formaliser ces propositions
conséquences des variantes sur lesquelles ces der- sous forme de critères qui pourront être utilisés. Par
nières seront analysées. Dans le projet, vu le nombre exemple, la manière d’évaluer le critère « Soutien
important de critères, ceux-ci ont été regroupés en politique» a fait l’objet de discussions nourries.
cinq thèmes:
Les évaluations
• Effets sur les déplacements
1.1 Desserte du secteur Gestion du contenu
1.2 Attractivité pour le trafic de transit L’ensemble des évaluations peut être synthétisé dans
deux tableaux, l’un pour le scénario «Avec Bardonnex
1.3 Compatibilité avec une offre attractive de
fluide» (tableau 6) et l’autre «Sans Bardonnex fluide»
transports en commun
(tableau 7). Ces scénarios correspondent à des
A c t e s

1.4 Sécurité pour les usagers1 éléments de la décision non maîtrisables par les acteurs
(ici les modifications de fonctionnement d’une
1. Pour les besoins de l’évaluation, ce critère a été séparé en douane autoroutière). Ces tableaux peuvent être
deux composantes. interprétés en tenant compte de ce qui suit.
160
Tableau 6
Tableau des évaluations pour le scénario « Avec Bardonnex fluide »
Critères
Déplacements Environnement AT Finances Politique
1.1 1.2 1.3 1.4.1 1.4.2 2.1 2.2 2.3 3.1 3.2 3.3 3.4 4.1 4.2 4.3 5.1 5.2
Direct 219 47 82 –22 1 –126 –292 90 –5.5 –10 140 –5 –21,4 –169 0 –16,6 % –15
Intermédiaire 188 61 82 –24 1 –119 –293 160 –1,8 –3 140 –1 –6,5 –47,8 1 –16,8 % –21
Sud-Ouest 199 39 66 –22 7 –87 –292 70 –11 0 70 –3 –5,5 –88,7 2 –16,5 % –16
Sud 177 25 66 –25 3 –88 –299 20 –19 0 20 –6 –10,3 –164 0 –15,8 % –20
Troinex 177 29 50 –24 1 –94 –305 0 –7,4 0 0 –5 –10,3 –65,5 0 –15,3 % –20

Tableau 7
Tableau des évaluations pour le scénario « Sans Bardonnex fluide »
Critères
Déplacements Environnement AT Finances Politique
1.1 1.2 1.3 1.4.1 1.4.2 2.1 2.2 2.3 3.1 3.2 3.3 3.4 4.1 4.2 4.3 5.1 5.2
Direct 219 –3 77 –26 –2 –165 –318 90 –5,5 –10 140 –5 –21,4 –169 0 –14,7 % –15
Intermédiaire 188 11 77 –28 –5 –191 –321 160 –1,8 –3 140 –1 –6,5 –47,8 1 –15,0 % –21
Sud–Ouest 199 –11 56 –27 0 –151 –320 70 –11 0 70 –3 –5,5 –88,7 2 –15,0 % –16
Sud 177 –25 56 –30 –4 –141 –331 20 –19 0 20 –6 –10,3 –164 0 –14,4 % –20
Troinex 177 –21 40 –29 –2 –144 –341 0 –7,4 0 0 –5 –10,3 –65,5 0 –14,1 % –20
Des outils

A c t e s

161
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Les évaluations ont été adaptées pour que la ces acteurs, puisque l’évaluation des variantes est
valeur la plus élevée corresponde toujours à la réalisée par les mandataires. Vu le nombre élevé de
meilleure performance2. critères, la pondération a été réalisée en deux étapes:
Les cases surlignées en vert correspondent aux • pondération des thèmes;
meilleures évaluations, critère par critère, et celles • pondération des critères de chaque thème.
surlignées en rouge aux moins bonnes3.
Le poids global de chaque critère s’obtient en
multipliant son poids partiel (au sein de son thème)
Gestion du processus
par le poids du thème en question. On évite ainsi
L’évaluation des performances constitue la partie la que la pondération ne soit biaisée par le nombre de
plus factuelle de l’analyse. Encore faut-il que les critères par thème.
experts acceptent de se plier à quelques règles:
Les poids moyen, minimum et maximum de
• Le travail d’évaluation porte sur l’analyse des chaque thème ont été calculés (figure 4). Ces poids ne
variantes sur les critères; il s’agit donc d’un travail sont fournis qu’à titre d’information; ce sont bien les
de commande réalisé pour le compte des acteurs. poids individuels qui ont été utilisés dans les calculs.
• Ils doivent être en mesure d’expliquer, si ce n’est
de justifier, leurs évaluations. Gestion du processus
• Les évaluations doivent être formulées d’une La pondération des critères permet l’expression du
manière qui soit compatible avec l’usage qui en système de valeur de chaque acteur (ici les membres
sera fait dans l’analyse multicritère. du COPIL). Contrairement aux évaluations, qui
Ces règles modifient de manière sensible les rela- devraient être aussi factuelles que possible, la pondé-
tions entre spécialistes et non-spécialistes. Les pre- ration des critères relève de la subjectivité de chacun.
miers ne reçoivent plus un « chèque en blanc » des Les résultats individuels seront donc également
seconds. Il est de la responsabilité des spécialistes influencés par cette subjectivité.
d’expliquer de manière compréhensible ce qu’ils font. Cette manière de faire permet de voir l’effet de
Ce changement renforce les pouvoirs des décideurs, chaque jeu de poids sur les résultats.
et donc leur responsabilité quant aux résultats.
L’agrégation
Pondération des critères
Gestion du contenu
Gestion du contenu L’agrégation est l’opération qui permet de faire la
La pondération des critères permet de définir synthèse de l’information disponible. Dans le projet,
l’importance des critères. Dans ce projet, elle a été le mandant a souhaité que la méthode Electre III soit
réalisée par les membres du COPIL4, ce qui a utilisée (à la suite d’une précédente étude). L’expli-
conduit à des résultats individuels, mais qui ne cation de cette méthode dépasse le cadre du présent
correspondent pas nécessairement aux préférences de article; le lecteur est renvoyé à la littérature (Schärlig,
1985; Maystre et al., 1994).
2. Autrement dit, pour les critères à minimiser, la valeur
inverse (inversion du signe) a été utilisée. La combinaison des deux jeux d’évaluation, des
3. Dans les deux cas, le seuil d’indifférence est pris en compte: douze jeux de poids et de deux jeux de paramètres
par exemple, si l’écart d’une variante avec la meilleure est
A c t e s

propres à Electre III donne 48 résultats différents,


inférieur à ce seuil, elle est aussi marquée en vert (p. ex.
variante Intermédiaire pour le critère 2.2). dont un exemple est fourni (figure 5). Ce résultat
4. D’autres manières de faire sont possibles (Belton, Pictet, s’interprète comme suit:
1997).

162
Des outils

Figure 4
Poids moyen, minimum et maximum des thèmes

0,0 % 10,0 % 20,0 % 30,0 % 40,0 % 50,0 % 60,0 %

Déplacements

Environnement

Minimum
Aménagement territorial Moyenne

Maximum

Finances

Acceptance

• Les variantes Intermédiaire et Sud-ouest sont (tableau 8), puis, plus globalement (tableau 9), en
indifférentes: elles sont trop semblables pour être reprenant la dernière colonne du tableau précédent.
valablement différenciées. De ces tableaux, il est possible de ressortir trois
• Ces deux variantes sont respectivement préférées groupes de variantes:
à Troinex et Direct, qui sont elles-mêmes préfé- • Les variantes Intermédiaire et Sud-ouest sont très
rées à Sud. souvent préférées aux autres ; par contre, il est
• Les variantes Troinex et Direct sont incompa- difficile de les différencier entre elles.
rables: elles sont trop différentes pour être valable- • La variante Direct est souvent en milieu de classe-
ment comparées. ment; dans un cas, elle occupe la tête de celui-ci.
Figure 5 • Les variantes Sud et Troinex occupent très
Exemple de résultat souvent la queue du classement; par contre, il est
difficile de les différencier entre elles.
Intermédiaire
Sud-ouest
Gestion du processus
Pour l’aide multicritère à la décision, les résultats de
l’agrégation et la décision sont distincts. Les acteurs
Troinex Direct
conservent leur liberté d’accepter une solution de
consensus ou non jusqu’à la fin du processus. Cette
liberté étant reconnue, il convient de relever
Sud plusieurs points:
• Pour l’aide multicritère à la décision, les résultats
A c t e s

Pour synthétiser tous ces résultats, la solution de l’agrégation et la décision sont distincts.
retenue consiste à indiquer le nombre de fois qu’une • Le fait d’avoir participé au processus jusqu’à la fin
variante est préférée à une autre, d’abord en détail rend plus difficile un retrait au vu des résultats.

163
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

L’acteur qui agirait ainsi pourrait passer pour un C’est donc l’art avec lequel la décision proposée
«mauvais perdant». sera conçue qui va conditionner son acceptabilité:
• La décision doit être formulée de manière à être • si elle est trop éloignée du résultat, la crédibilité
acceptable pour tous les acteurs. Dans le cas du de sa qualité en sera d’autant diminuée;
projet décrit ici, une décision consistant à
• si elle heurte trop les préférences de certains
« forcer » l’une des variantes arrivées en tête du
acteurs, elle risque d’être refusée par certains.
classement risquerait de braquer certains acteurs,
vu l’absence de fondement.

Tableau 8
Interprétation des résultats par paire et par scénario
AA AS SA SS T
(12) (12) (12) (12) (48)
Sud-ouest est préféré à Troinex 12 12 12 12 48
Sud-ouest est préféré à Sud 12 12 12 12 48
Sud-ouest est préféré à Direct 12 6 12 6 36
Sud-ouest est préféré à Intermédiaire 3 3 12 4 22
Intermédiaire est préféré à Troinex 12 12 12 12 48
Intermédiaire est préféré à Sud 12 12 12 12 48
Intermédiaire est préféré à Direct 12 10 12 7 41
Intermédiaire est préféré à Sud-ouest 6 6 0 4 16
Direct est préféré à Sud 12 11 12 12 47
Direct est préféré à Troinex 0 12 12 12 36
Direct est préféré à Sud-ouest 0 4 0 5 9
Direct est préféré à Intermédiaire 0 1 0 2 3
Troinex est préféré à Sud 12 3 2 2 19
Troinex est préféré à Direct 1 0 0 0 1
Troinex est préféré à Sud-ouest 0 0 0 0 0
Troinex est préféré à Intermédiaire 0 0 0 0 0
Sud est préféré à Troinex 0 5 0 6 11
Sud est préféré à Intermédiaire 0 0 0 0 0
Sud est préféré à Direct 0 0 0 0 0
Sud est préféré à Sud-ouest 0 0 0 0 0
Légende: AA: Avec Bardonnex fluide et veto; AS: Avec Bardonnex fluide sans veto; SA: Sans Bardonnex fluide avec veto; SS: Sans
Bardonnex fluide et veto; T:Total.

Tableau 9
Interprétation des résultats par paire
Sud-ouest Intermédiaire Direct Troinex Sud Total
Sud-ouest 22 36 48 48 154
Intermédiaire 16 41 48 48 153
Direct 9 3 36 47 95
A c t e s

Troinex 0 0 1 19 20
Sud 0 0 0 11 11
Total 25 25 78 143 162 433

164
Des outils

On aura donc tout intérêt à retenir une ou des • Différencier les personnes et le problème: toute
variantes se trouvant dans le haut du classement la procédure centre la discussion sur le problème
pour tous les acteurs, même si elles ne sont pas en et la recherche d’une solution; la discussion entre
tête pour tous. Le fait d’en retenir plusieurs peut être les acteurs est donc orientée dans cette direction,
vu comme un inconvénient, car cela éloigne la permettant d’intégrer leurs propositions d’une
perspective d’une mise en œuvre rapide. Cet incon- manière acceptable pour les autres.
vénient doit être mis en regard d’une absence de • Se concentrer sur les intérêts en jeu (plutôt que
décision ou d’une décision majoritaire qui risquerait sur les positions) : les intérêts sont directement
de créer une opposition au projet (Pictet, 1996). pris en compte dans les variantes, les critères et
Dans le projet, la présentation des résultats n’a leur pondération ; idéalement, la position des
pas encore eu lieu au moment de terminer le présent acteurs quant à leur préférence n’est jamais
article. Il est donc impossible de se prononcer sur la abordée en tant que telle !
possibilité d’un consensus au sein du COPIL. • Imaginer un grand nombre de solutions possi-
bles : la définition des variantes permet ce tour
Conclusion d’horizon des options possibles.
Le présent article a cherché, sur la base d’un exemple • Chercher des critères explicites pour juger de la
réel, à mettre en parallèle l’intérêt de l’aide multi- qualité de la solution : ce point se passe de
critère à la décision pour gérer les deux composantes commentaire.
d’une décision en groupe. D’un point de vue plus politique, elle peut
L’AMCD constitue un cadre structurant pour la contribuer à la gestion démocratique des débats
gestion du contenu du projet et permet d’aborder les publics (Bollinger, Pictet, 2003 ; Damart, Roy,
différents aspects en temps et en heures. Elle fournit 2005).
aussi des règles permettant d’assurer la cohérence de Cela dit, sa mise en œuvre n’est pas aisée et
l’ensemble, pour garantir que les variantes qui sorti- nécessite un ensemble de compétences que peu de
ront en tête de classement sont bien celles qui formations – pour ne pas dire aucune – n’offrent à
méritent de l’être. ce jour.
L’AMCD constitue aussi un cadre structurant
pour la gestion du processus en donnant à chaque Bibliographie
décideur l’occasion de voir ses propositions prises Belton, V. et Pictet, J. (1997), « A framework for
formellement en compte lorsque c’est possible et group decision using a MCDA model: Sharing,
d’assurer la transparence et la reproductibilité de aggregating or comparing », Journal of Decision
l’analyse, évitant que celle-ci n’échappe à leur contrôle Systems 6(3): 283-303.
au profit des experts. Ce pouvoir s’accompagne de la
responsabilité du résultat du processus, qu’un consen- Belton, V. et Stewart, T.J. (2002), Multiple criteria
sus soit atteint ou non. decision analysis. An integrated approach, Kluwer
academic publishers, Dordrecht.
Pour reprendre les termes de Déry et al. (1993),
elle répond aux canons de la validation – au sens des Bollinger, D. et Pictet, J., (2003), «Potential use of e-
sciences de la nature – et de la légitimation – au sens democracy in MCDA processes. Analysis on the
des sciences sociales (Pictet, 1999). Notons encore basis of a Swiss case », Journal of Multi-criteria
decision analysis 12: 65-76.
A c t e s

qu’elle met en œuvre les quatre grands préceptes de


la négociation raisonnée de Fischer et Ury (1981):

165
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Damart, S. et Roy, B. (2005), Débat public et Pictet, J. (1999), Légitimation du processus de décision
expertise. Entre rationalité et légitimité, Cahiers du auprès des acteurs internes et externes au processus
LAMSADE, Université de Paris Dauphine, Paris. de décision, Conférence invitée, Colloque « La
Déry, R., Landry, M. et Banville, C. (1993), gestion de projets au service de l’environne-
«Revisiting the issue of model validation in OR. ment», Lévis (Québec), 7 mai.
An epistemological view », European journal of Schärlig, A. (1985), Décider sur plusieurs critères.
operational research 66:168-183. Panorama de l’aide à la décision multicritère,
Fischer, R. et Ury, W. (1981), Getting to yes. Nego- Presses Polytechniques Romandes, Lausanne.
tiating agreement without giving in, Houchton Urbaplan, RGR, ACADE, GREN, UOM, Hüssler,
Mifflin company, Boston. Ott & Uldry, (2004), Genève Sud. Rapport
Maystre, L.Y., Pictet, J. et Simos, J. (1994), Méthodes d’étude, Direction de l’aménagement du terri-
multicritères Electre. Description, conseils pratiques toire, Genève.
et cas d’application à la gestion environnementale,
Presses polytechniques et universitaires romandes, Site Internet
Lausanne. Mousseau, V., Bibliographie AMCD, http://l1.
Pictet, J. (1996), Dépasser l’évaluation environne- lamsade.dauphine.fr/mcda/biblio
mentale. Procédure d’étude et insertion dans la
décision globale, Presses polytechniques et univer-
sitaires romandes, Lausanne.
A c t e s

166
L’analyse du cycle de vie, un outil du développement durable
Description de l’outil d’analyse environnementale et son lien
avec le développement durable
Jean-François MÉNARD, analyste au CIRIAG (Centre interuniversitaire de référence
sur l’analyse, l’interprétation et la gestion du cycle de vie des produits, procédés
et service), département de génie chimique de l’École Polytechnique de Montréal
jean-francois.menard@polymtl.ca
L’analyse du cycle de vie (ACV) a explicitement été D’abord, il faut noter qu’un produit ou un
identifiée par les Nations Unies comme étant un des service répond avant tout à un besoin, par exemple le
outils de mise en œuvre du développement durable. Cela besoin de boire de l’eau. De façon générale, plusieurs
tient du fait qu’il s’agit d’un outil d’analyse environ- options se présentent pour remplir ce besoin ou
nementale qui fournit une information couvrant accomplir cette fonction et, pour reprendre le même
l’ensemble des impacts environnementaux découlant du exemple, on pourra utiliser un verre et faire appel au
cycle de vie d’un produit ou d’un service. Cette approche réseau de distribution mis en place par la munici-
dite « du berceau au tombeau » permet de comparer, palité, ou boire directement à la bouteille de l’eau de
d’un point de vue environnemental, plusieurs avenues source qu’on aura achetée du détaillant du quartier.
fournissant le même service tout en faisant apparaître les La question qui peut alors être posée est : « laquelle
cas de déplacement d’impacts. D’abord utilisée à des fins des options disponibles présente les conséquences
de développement de produits, l’ACV est maintenant de environnementales les moins grandes?»
plus en plus intégrée à l’élaboration de stratégies d’entre-
L’analyse de cycle de vie peut être considérée
prises et de politiques publiques. La méthodologie de
comme l’outil d’analyse environnementale le mieux
mise en œuvre de cet outil a fait l’objet d’une normalisa-
adapté pour comparer différentes options dispo-
tion par l’International Organization for Standard-
nibles pour accomplir une fonction donnée. En
ization (ISO).
effet, elle fournit, pour chaque option, l’information
relative à l’ensemble des processus impliqués et des
L’analyse du cycle de vie impacts qui en découlent. Une telle vision holistique
et le développement durable permet d’identifier les cas où, d’une option à l’autre,
Lors du Sommet mondial pour le développement les impacts sont simplement déplacés dans le temps
durable tenu à Johannesburg en 2002, l’analyse du ou l’espace ou changent de nature.
cycle de vie a explicitement été identifiée comme étant
un des outils disponibles pour l’élaboration de poli- Description de l’analyse du cycle
tiques de production et de consommation visant la de vie
réduction des impacts sur l’environnement et sur la
L’objectif de l’analyse du cycle de vie (ACV) est
santé des produits et services (Nations Unies, 2002).
l’évaluation des impacts environnementaux associés
Pourquoi avoir ainsi placé l’analyse du cycle de vie à
au cycle de vie d’un produit ou d’un service. Les pre-
l’avant-scène de la mise en œuvre d’un des objectifs
mières applications de l’ACV, faites au cours des
ultimes et d’une des conditions essentielles du déve-
années 1990, étaient principalement liées au dévelop-
A c t e s

loppement durable, soit la modification des modes de


pement et à la commercialisation de produits1, mais
production et de consommation non viables? Quelles
sont les caractéristiques de cet outil d’analyse environ- 1. Le terme produit employé dans le texte peut aussi bien faire
nementale qui lui donnent cette place? référence à un produit, c’est-à-dire un bien, qu’à un service.

167
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

elle est de plus en plus utilisée à un niveau stratégique les processus à prioriser dans une optique de réduc-
dans le développement d’entreprises et l’élaboration tion des impacts.
de politiques publiques.
La méthodologie de l’analyse du cycle de vie
L’objet d’une ACV est un système de produits, détaillée est régie par l’International Organization for
c’est-à-dire l’ensemble des processus impliqués dans Standardization (ISO), dans sa série de normes
l’accomplissement d’une fonction donnée, qu’elle 14040 et suivantes. La figure 6 présente le cadre
construit en suivant une approche dite «du berceau d’une ACV suggéré par l’ISO. Comme l’indique
au tombeau », soit de l’extraction et du traitement cette figure, l’ACV est un processus itératif et les
des matières premières, en passant par les processus choix effectués au cours de l’étude peuvent être
de fabrication, de transport et de distribution, les modifiés à la suite de l’acquisition de nouveaux
étapes d’utilisation et de réutilisation des produits éléments d’information.
finis, jusqu’au recyclage et à la gestion des déchets en
fin de vie. Cette définition du système de produits La définition de l’objectif
peut se faire suivant un mode simplement descrip- et du champ de l’étude
tif – jusqu’à maintenant, le plus courant – ou suivant
La première phase de l’ACV, appelée définition de
un mode prédictif (cherchant à décrire les effets d’un
l’objectif et du champ de l’étude, présente essentiel-
changement).
lement la raison de l’étude et la façon dont celle-ci
Il existe plusieurs variantes de l’analyse du cycle sera conduite afin d’atteindre cette fin. L’application
de vie selon le niveau de détail désiré. D’études envisagée et le public cible doivent d’abord être
quantitatives détaillées qui requièrent une quantité clairement définis puisqu’ils vont fixer la profondeur
plus ou moins importante de données (selon le et l’ampleur de l’étude.
nombre de processus et de mécanismes environne-
L’ISO définit qu’un processus élémentaire est la
mentaux considérés) et de ressources (temps, argent,
plus petite partie d’un système de produits pour
logiciels spécialisés, expertise spécifique) à des études
laquelle sont recueillies des données (c’est-à-dire qu’il
simplifiées, de nature qualitative et qui permettent
peut représenter un procédé chimique spécifique ou
tout de même d’identifier les étapes du cycle de vie et
une usine complète incluant de nombreux sous-
procédés) et est caractérisé par ses entrants et

Figure 6
Cadre d’une ACV (ISO 14 040, 1997)
A c t e s

168
Des outils

sortants. Les processus élémentaires sont liés les uns Une fois que la liste des processus élémentaires
aux autres par des flux de produits intermédiaires inclus dans le système de produits est complétée et
(matière ou énergie) et sont également liés à d’autres afin de construire l’inventaire du système et de
systèmes de produits par des flux de produits de poursuivre avec l’évaluation des impacts potentiels,
même qu’à l’environnement par des flux élémen- les données pertinentes concernant ces processus
taires (figure 7). Chaque processus élémentaire est (c’est-à-dire les entrants et les sortants) doivent être
inclus au système de produits selon sa contribution à collectées. Cependant, avant de faire cette collecte,
une unité fonctionnelle spécifiée. Cette dernière les exigences relatives à leur qualité (couvertures
permet la comparaison de produits qui n’ont pas la temporelle, géographique et technologique, préci-
même performance fonctionnelle par unité de sion et complétude), à leurs sources (spécifiques ou
produit (p. ex. une tasse de styromousse à usage génériques), à leur type (mesuré, calculé ou estimé),
unique et une tasse en céramique réutilisable) en à leur nature (déterministe ou probabiliste) et à leur
servant de référence pour cette comparaison (p. ex.: niveau d’agrégation doivent être déterminées afin de
boire 2 tasses de café par jour durant un an). respecter les objectifs de l’étude.
Selon l’ISO, idéalement, il convient de modéliser
le système de produits de telle sorte que les entrants L’analyse de l’inventaire
et les sortants à ses frontières soient des flux élémen- La seconde phase de l’ACV, appelée l’analyse de
taires. Dans de nombreux cas, il n’y a cependant ni l’inventaire, est la quantification des flux élémentaires
assez de temps ni assez de données ni assez de pertinents qui traversent les frontières du système de
ressources pour effectuer une étude aussi complète. produits. La procédure de calcul utilisée pour
Des décisions doivent être prises concernant les compléter l’inventaire est présentée à la figure 8.
processus élémentaires et les flux élémentaires2 qui
doivent être inclus dans l’étude.

Figure 7
Frontières et processus élémentaires d’un système de produits

Flux de produit(s) entrant

Processus
Flux élémentaires entrants élémentaire 1
Flux élémentaires sortants

Flux de produits intermédiaires entrants


F r o n t iè r e s
• P r o d u it s in t e rm é d ia ir e s
du systèm e
• M a t é ria u x a u x ilia ir e s
• É n e r g ie
• D é c h e t s à t r a it e r

Processus
Flux élémentaires entrants Flux élémentaires sortants
élémentaire 2
• R e s s o u r c e s n a t u r e lle s • É m is s io n s d a n s l’a ir
• É m is s io n s d a n s l’e a u
• É m is s io n s d a n s le s o l
• A u t r e s é m is s io n s d a n s
Flux de produit(s) sortant l’e n v ir o n n e m e n t
A c t e s

2. Puisque les flux élémentaires quantifiés sont les données


d’entrée de l’évaluation des impacts, le choix des impacts à
évaluer va affecter le choix des flux élémentaires à suivre.

169
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Figure 8
Procédure de calcul de l’inventaire (adaptée de ISO 14041, 1998)

Recueil
Recueil des
des données
données

Données recueillies

Validation
Validation des
des données
données

Données validées

M
Mise
ise en
en rapport
rapport des
des données
données avec
avec le
le processus
processus élémentaire
élémentaire Im
Imputation
putation

Données validées par processus élém entaire

M
Mise
ise en
en rapport
rapport des
des données
données avec
avec l’unité
l’unité fonctionnelle
fonctionnelle

Données validées par unité fonctionnelle

Agrégation
Agrégation des
des données
données

Inventaire calculé

Selon la complexité du système de produits en relation avec les exigences déterminées durant la
étudié (c’est-à-dire le nombre et la nature des pro- définition de l’objectif et du champ de l’étude quant
cessus élémentaires inclus dans ses frontières), la à leur qualité ; 2) réalisant des bilans de masse ou
quantité de données qui doivent être recueillies est d’énergie ou des analyses comparatives des facteurs
souvent considérable. Le recours à des bases de d’émission. Si des anomalies évidentes sont identi-
données d’inventaire commerciales facilite ce pro- fiées, des données alternatives conformes aux exi-
cessus, en fournissant des données sur plusieurs gences préalablement établies sont nécessaires.
processus élémentaires (p. ex.: production de maté-
La disponibilité et la qualité des données perti-
riaux et d’énergie, transports). Malheureusement, ces
nentes (p. ex.: lacunes dans les données, moyennes
bases de données sont majoritairement européennes
génériques au lieu de données spécifiques) vont
et ne sont donc pas vraiment représentatives du
limiter l’exactitude de l’ACV. Il y a présentement un
contexte canadien. Elles peuvent toutefois s’y adapter
manque de données d’inventaire spécifiques nord-
si les données qu’elles contiennent sont suffisam-
américaines, ce qui va affecter les résultats d’études
ment désagrégées et si l’information nécessaire pour
faites au Canada.
le faire est disponible3.
L’absence d’un format de documentation unique4,
Les données recueillies pour chaque processus
pouvant parfois résulter en une très faible docu-
élémentaire peuvent être validées en: 1) les évaluant
mentation accompagnant l’information provenant des
bases de données d’inventaire commerciales, peut
3. Des données décrivant la production de certains matériaux aussi entraver la collecte et la validation des données
en Europe peuvent faire référence à d’autres processus de en rendant difficile l’évaluation de leur qualité et leur
production de matériaux (p. ex. pour des produits
intermédiaires ou auxiliaires) ou d’énergie ou des processus capacité à satisfaire aux exigences établies.
de transport. Les données décrivant ces autres processus
A c t e s

élémentaires peuvent être remplacées par des données 4. Un tel format permettrait un niveau de documentation
décrivant les mêmes processus, si disponibles, provenant suffisant et uniforme pour les données génériques pro-
d’une source plus spécifique au contexte canadien ou nord- venant des bases de données d’inventaire commerciales. La
américain, augmentant ainsi la représentativité norme ISO 14048, traitant de cette question, est un pas
géographique des données européennes. dans la bonne direction.

170
Des outils

Une fois que les entrants et les sortants de chaque présente des éléments obligatoires et des éléments
processus élémentaire ont été identifiés, ils sont quan- optionnels (figure 9).
tifiés par rapport à un flux de référence déterminé
La première étape est la sélection de catégories
pour chacun des processus (p. ex. 1 kg de matière ou
d’impact représentant les points environnementaux
1 MJ d’énergie).
considérés durant l’étude. Chaque catégorie est
Les entrants et les sortants de tous les processus identifiée par un impact final (c’est-à-dire, un
élémentaires inclus dans le système de produits sont attribut ou aspect de l’environnement naturel, de la
alors normalisés par rapport à l’unité fonctionnelle santé humaine ou des ressources naturelles). Un
et agrégés. mécanisme environnemental (c’est-à-dire une chaîne
de causalité) est alors établi pour relier les résultats
Évaluation des impacts d’inventaire aux impacts finaux et un indicateur de
catégorie est choisi à un endroit quelconque du
La troisième phase de l’ACV, appelée l’évaluation des
mécanisme pour agir comme une représentation
impacts du cycle de vie (ÉICV), est l’interprétation
quantifiable de la catégorie. Par exemple, la figure 10
des résultats de l’analyse de l’inventaire du cycle de vie
illustre le mécanisme environnemental pour la
du système de produits étudié afin d’en comprendre
catégorie d’impact « Changements climatiques ».
la signification environnementale. L’analyse de
l’inventaire permet la quantification des échanges Un modèle de caractérisation est alors développé
entre le système de produits et l’environnement. Selon afin d’en tirer des facteurs de caractérisation, qui
le champ d’étude, l’information obtenue sera plus ou seront ensuite utilisés pour convertir les résultats
moins importante (des centaines de flux de ressources d’inventaire pertinents en résultats d’indicateur de
naturelles et d’émissions dans l’environnement catégorie selon leur contribution relative à la
peuvent être quantifiés) et son utilisation pratique catégorie d’impact. Par exemple, pour la catégorie
peut s’avérer difficile. Durant la phase d’ÉICV, « Changements climatiques », les facteurs de carac-
certains enjeux environnementaux, appelés catégories térisation représentent le potentiel de réchauffement
d’impact, sont modélisés et des indicateurs de global de chacun des gaz à effet de serre (en kg de
catégories sont utilisés pour condenser et expliquer les CO2- équivalents/kg de gaz) et peuvent être calculés
résultats de la phase d’inventaire (ISO 14 042, 2000). à partir du modèle de l’Intergovernmental Panel on
Selon l’ISO, le cadre méthodologique de l’ÉICV Climate Change (IPCC). Les résultats d’inventaire

Figure 9
Éléments de la phase d’ÉICV (adapté de ISO 14042, 2000)

Éléments obligatoires
Sélection des catégories d’impact, indicateurs de catégories et modèles de caractérisation

Affectation des résultats d’inventaire (Classification)

Calcul des résultats d’indicateur de catégories (Caractérisation)

Résultats d’indicateur de catégories (profil d’ÉICV)


A c t e s

Éléments optionnels
Calcul des résultats d’indicateur de catégories par rapport à une information de référence (Normalisation)
Groupement et Pondération

171
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Figure 10
Mécanisme environnemental pour la catégorie d’impact « Changements climatiques »

Émission de gaz Augmentation de


à effet de serre Forçage radiatif température, changements Maladies, extinction
(GES) infrarouge climatiques, etc. d’espèces, etc.

convertis en une unité commune peuvent alors être n’existe pas de liste de catégories d’impact unique,
agrégés en un seul résultat d’indicateur de catégorie généralement reconnue et utilisée. Couramment, un
pour chaque catégorie d’impact. Les catégories compromis doit être atteint entre les applications
d’impact souvent considérées sont présentées au envisagées des résultats et l’applicabilité et la prati-
tableau 10. cabilité du choix des catégories et des modèles
Les premières méthodes ÉICV (EDIP, Ecoindi- associés. Comme pour les bases de données d’inven-
cator 95) considéraient des indicateurs de catégorie se taire, la plupart des méthodes ÉICV sont euro-
situant au début du mécanisme environnemental, péennes et introduisent un biais lorsque le contexte
couramment appelés «midpoints», et adoptaient ainsi canadien est considéré, cela est particulièrement
une approche dite « par problèmes ». D’autres important pour les catégories d’impact aux échelles
méthodes ont plus tard été développées (Ecoindicator régionale et locale5. Pour ces impacts, le CIRAIG
développe présentement une méthode ÉICV cana-
99, LIME) suivant plutôt une approche dite « par
dienne, basée entre autre sur la nouvelle méthode
dommages» et qui utilisent des indicateurs de caté-
américaine TRACI (Tool for the Reduction and Assess-
gorie situés plus loin dans le mécanisme environne-
ment of Chemical and other environmental Impacts)
mental, alors appelés « endpoints ».
(Bare et al., 2003). Cette méthode a l’avantage d’uti-
Cependant, puisqu’il n’y a pas encore une seule liser des modèles de caractérisation adaptés au
méthode ÉICV qui soit généralement acceptée, il contexte nord-américain.

Tableau 10
Catégories d’impact
Échelle d’impact Catégorie d’impact
Globale Potentiel de réchauffement global
Potentiel de destruction de la couche d’ozone stratosphérique
Régionale Potentiel d’acidification
Potentiel d’eutrophisation
Potentiel de création d’ozone photochimique
Locale Écotoxicité
Toxicité humaine
Autres impacts Utilisation des terres
Épuisement des ressources abiotiques
Épuisement des ressources biotiques
A c t e s

Source: Adapté de Udo de Haes et al., 1999.

5. Les modèles de caractérisation utilisés pour les impacts à destruction de la couche d’ozone stratosphérique) sont
l’échelle globale (c’est-à-dire le réchauffement global et la acceptés internationalement et sont généralement utilisés.

172
Des outils

Une fois que les catégories d’impact ont été sélec- de chaque résultat d’indicateur du système de pro-
tionnées, les flux élémentaires inventoriés sont duits étudié. L’information de référence peut être,
affectés (c’est-à-dire, classés) à ces catégories selon les par exemple, les émissions ou l’utilisation de res-
effets prédits. Certains peuvent être exclusivement sources totales pour une zone géographique donnée
affectés à une seule catégorie alors que d’autres (mondiale, régionale ou locale) par habitant ou une
peuvent être affectés à plus d’une catégorie lorsque mesure similaire. Cette étape optionnelle peut s’avé-
sont considérés des mécanismes d’effets parallèles ou rer utile pour un contrôle de cohérence par exemple.
en série. Les résultats d’inventaire affectés sont Elle présente également l’avantage de convertir tous
ensuite convertis grâce aux facteurs de caractérisation les résultats d’indicateur de catégorie dans une même
appropriés et aux unités communes des indicateurs unité (p. ex. : l’équivalent personne), un pré-requis
de catégorie, et les résultats convertis pour chaque pour les éléments optionnels suivants.
catégorie sont agrégés pour obtenir un résultat Selon l’ISO:
d’indicateur sous forme numérique. L’ensemble des
résultats d’indicateur forme le profil d’ÉICV. 1. le groupement consiste à affecter les catégories
d’impact en une ou plusieurs séries, telles qu’elles
Concernant ce profil, trois éléments doivent être
sont prédéfinies dans la définition de l’objectif et
spécialement notés:
du champ de l’étude, et il peut impliquer un tri
1. seuls les impacts connus et pour lesquels il existe sur une base nominale (p. ex.: par caractéristiques
des modèles qui en permettent une certaine telles que les émissions et ressources ou échelles
quantification dans le cadre d’une analyse du spatiales mondiales, régionales et locales) et/ou un
cycle de vie sont considérés; classement par rapport à une hiérarchie donnée
2. l’amplitude calculée des impacts considérés ne (p. ex.: priorités élevée, moyenne et basse);
représente qu’une potentialité, puisqu’elle est 2. la pondération est le processus de conversion des
basée sur des modèles décrivant les mécanismes résultats d’indicateur des différentes catégories
environnementaux, qui ne tiennent compte géné- d’impact en utilisant des facteurs numériques
ralement ni du lieu (aucune spécificité géogra- (notamment basés sur le concept de «distance à
phique) ni du moment (système en régime per- la cible», sur la monétisation des impacts et sur
manent) où les extractions et les émissions ont la consultation de panels). Elle peut inclure
lieu. Ces modèles correspondent donc à une l’agrégation de résultats d’indicateur pondérés en
simplification de la réalité et ne peuvent être un score unique.
utilisés pour évaluer les dommages environne- Ces éléments optionnels impliquent des choix de
mentaux réels, les occurrences de dépassement des valeurs et ainsi, différents individus, organismes et
normes en place ou les risques encourus; sociétés peuvent avoir des préférences différentes et
3. les substances non définies (c’est-à-dire celles qui peuvent, par conséquent, obtenir des résultats de
n’ont pas de facteur de caractérisation dû à un groupement et de pondération différents à partir des
manque d’information, comme les données mêmes résultats d’indicateur caractérisés.
(éco)toxicologiques par exemple) qui ne sont pas
incluses dans les calculs augmentent l’incertitude
Interprétation
des résultats.
Les objectifs de la quatrième phase de l’ACV, appelée
Selon l’ISO, l’objectif du calcul de l’amplitude interprétation, sont d’analyser les résultats, d’établir
des résultats d’indicateur de catégories par rapport à
A c t e s

des conclusions, d’en expliquer les limites, de fournir


l’information de référence (c’est-à-dire la normali- des recommandations en se basant sur les résultats
sation) est de mieux comprendre l’amplitude relative des phases précédentes de l’étude et de rapporter les

173
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

résultats de l’interprétation du cycle de vie de ci empêche l’analyse statistique et quantitative de


manière transparente de façon à respecter les exi- l’incertitude des résultats associée à l’utilisation de
gences de l’application telles qu’elles sont décrites telles données. Ceci affecte le niveau de confiance que
dans l’objectif et le champ de l’étude (ISO 14043, l’on peut avoir en ces résultats déterministes ; les
2000). Idéalement, l’interprétation se fait interac- conclusions et recommandations qui en seront tirées
tivement avec les trois autres phases de l’ACV, avec pourraient manquer de nuance, voire être erronées,
les phases de définition de l’objectif et du champ de du fait qu’il est impossible de quantifier la variabilité
l’étude et d’interprétation du cycle de vie formant le de ces résultats ou de déterminer s’il y a une
cadre de l’étude et les phases d’analyse de l’inventaire différence significative des impacts entre deux
et d’évaluation des impacts fournissant l’information alternatives.
relative au système de produits.
Selon l’ISO, l’interprétation du cycle de vie Un outil très utile mais à améliorer
comporte trois éléments: Ainsi, l’analyse du cycle de vie possède de nombreux
attributs (prise en compte du cycle de vie complet
1. l’identification des points significatifs à partir des
des produits et services et de l’ensemble des
résultats des phases d’analyse de l’inventaire et
problématiques environnementales associées) qui lui
d’évaluation des impacts en liaison avec les
donneront une place privilégiée dans la mise en place
objectifs et le champ de l’étude;
de modes de production et de consommation plus
2. la vérification, qui prend en compte les contrôles propices à un développement durable, mais des
de complétude, de sensibilité et de cohérence; obstacles de taille demeurent dans son application
3. les conclusions, les recommandations et la rédac- dans toutes les régions du monde et par tous les
tion d’un rapport. acteurs économiques impliqués. En effet, il existe un
La vérification a pour objectifs d’établir et de manque important de données (d’inventaire et
renforcer la confiance dans les résultats de l’étude pertinentes à l’évaluation des impacts) de qualité et
ainsi que leur fiabilité. Le contrôle de complétude a spécifiques aux différents contextes géographiques et
pour objectif de garantir que toute l’information et technologiques, ce qui limite la validité des études
toutes les données pertinentes nécessaires à l’inter- réalisées. Ce manque de données facilement dispo-
prétation sont disponibles et complètes. Le contrôle nibles fait également en sorte que les études peuvent
de sensibilité a pour objectif de vérifier la fiabilité des devenir très coûteuses en termes de temps et de
résultats et des conclusions en déterminant s’ils sont ressources. La normalisation de la méthodologie doit
affectés par des incertitudes dans les données et les également se poursuivre afin d’unifier les approches,
divers choix méthodologiques (p. ex. : les critères ce qui facilitera la communication et l’acceptation
d’inclusion, les méthodes d’imputation ou les indi- des résultats par les différentes parties prenantes. Le
cateurs de catégorie). Le contrôle de cohérence a pour CIRAIG travaille présentement au développement
objectif de déterminer si les hypothèses, les méthodes d’une base de données d’inventaire (CIRAIG-
et les données sont cohérentes avec l’objectif et le DBASE) et d’une méthode d’évaluation des impacts
champ de l’étude et si elles ont été appliquées de (LUCAS) adaptées au contexte canadien et fait
façon constante durant toute l’étude et, dans le cas partie de nombreux groupes de travail dans le cadre
d’une comparaison entre diverses alternatives, aux de l’initiative ACV conjointe de l’UNEP et du
systèmes de produits comparés. L’interprétation des SETAC qui coordonne les efforts des différentes
résultats est également entravée par la nature unités de recherche dans le monde et ?uvre à la
A c t e s

déterministe des données d’inventaire et d’évaluation diffusion de l’outil ACV.


des impacts généralement disponibles, puisque celle-

174
Des outils

Bibliographie ISO 14043 (2000), Management environnemental –


Bare, J., Norris, G.A., Pennington, D.W. et Analyse du cycle de vie – Interprétation du cycle de
McKone, T. (2003), «TRACI – The Tool for the vie, International Standard Organisation.
Reduction and Assessment of Chemical and Nations Unies (2002), Rapport du Sommet mondial
other environmental Impacts », Journal of pour le développement durable Johannesburg
Industrial Ecology, 6(3-4), p. 49-78. (Afrique du Sud), 26 août-4 septembre 2002,
ISO 14040 (1997), Management environnemental – Nations Unies.
Analyse du cycle de vie – Principes et cadre, Udo de Haes, H.A., Jolliet, O., Finnveden, G.,
International Standard Organisation. Hauschild, M., Krewitt, W. et Muller-Wenk, R.
ISO 14041 (1998), Management environnemental – (1999), Best Available Practice Regarding Impact
Analyse du cycle de vie – Définition de l’objectif et Categories and Category Indicators in Life Cycle
du champ d’étude et calcul de l’inventaire, Impact Assessment – Part II, Background docu-
International Standard Organisation. ment for the Second Working Group on Life
Cycle Impact Assessment of SETAC-Europe, Int.
ISO 14042 (2000), Management environnemental – J. LCA, 4(3), p. 167-174.
Analyse du cycle de vie – Évaluation de l’impact du
cycle de vie, International Standard Organisation.

A c t e s

175
Sixième partie

Indicateurs et tableaux de bord


L
e développement durable évolue dans la com- À l’échelon régional, le Centre québécois de déve-
plexité. Ciblant des objectifs à court comme à loppement durable du Saguenay–Lac-Saint-Jean au
long terme, cherchant à maximiser les avan- Québec a développé un Tableau de bord composé de
tages locaux tout en minimisant les impacts négatifs 40 objectifs mesurés par un ou deux indicateurs et
locaux, régionaux et globaux, soucieux de la culture classés en sept domaines. Annie Brassard nous décrit
comme de l’équité, le développement durable, on la démarche ayant conduit à élaborer cet outil qui a
l’aura compris, ne peut se limiter à un seul critère. comme objectifs de connaître les enjeux locaux et
Comment alors s’assurer que ce projet évolue dans le régionaux de développement durable et de suivre leur
bon sens ? Quels indicateurs, quelles catégories évolution, de faciliter l’évaluation de l’impact des
d’indicateurs, quelle agrégation, à quelle échelle ? projets, de stimuler la participation démocratique et
Voilà des questions pertinentes auxquelles les auteurs de suggérer des actions positives aux citoyens,
des quatre textes présentés dans ce chapitre tentent promoteurs et organismes du milieu. La première
de répondre. édition du Tableau de bord a été publiée en 2003,
mais plusieurs difficultés d’interprétation, de
Dans un premier texte, Boufeldja Benabdallah et
compilation des données et de mise à jour périodique
Kouraiche Saïd Hassani présentent la première phase
ont été rencontrées et en diminuent l’efficacité.
d’un projet de mise en place d’indicateurs de
L’auteure conclut que le Tableau de bord n’est pas un
développement durable pour les pays membres de la
instrument suffisant pour soutenir la prise de décision
Francophonie qui a été réalisé par la Chaire en Éco-
mais qu’il peut être un élément de sensibilisation, à
Conseil pour l’Institut de l’énergie et de l’environ-
condition qu’il constitue un projet partagé par les
nement de la Francophonie (IEPF). Devant le constat
acteurs locaux et par ceux des autres régions du
que la grande majorité des pays de la Francophonie se
Québec et qu’il soit mis à jour sur une base régulière
classent dans la moyenne inférieure ou dans les pays à
de manière à pouvoir faire des comparaisons utiles.
faible score de l’indicateur de développement humain
des Nations Unies (IDH), l’IEPF a imaginé suivre les Agenda 21, le programme mondial d’actions
progrès accomplis par ces pays en termes de déve- pour le développement durable adopté lors du
loppement durable en mettant en place un tableau de Sommet de la Terre en 1992, a donné naissance à
bord composé d’une quinzaine d’indicateurs. Ceux- une appropriation par des acteurs de la base et à la
ci devaient être faciles à documenter, notamment version Agenda 21 local, dont Louis Poirier évalue
parce que les données sont déjà compilées par les pays l’utilité pour la gestion du développement durable à
ou par des organisations internationales. Le travail de l’échelle des communautés. Son article traite du
sélection a permis de recommander un ensemble mouvement Villes et villages en santé (VVS) et des
d’indicateurs cohérents avec le cadre d’action de la Agendas 21 locaux et fait ressortir les éléments de
Francophonie et tirés de travaux des Nations Unies. complémentarité entre ces deux approches et la
Cette batterie d’indicateurs a par la suite été exposée gouvernance du développement durable à l’échelle
aux représentants des pays de la Francophonie lors du des communautés. Prenant comme acquis qu’une
Sommet de Ouagadougou en 2004. Selon les auteurs, communauté en santé est un résultat qui se
A c t e s

le suivi des indicateurs permettra aux pays de la rapproche des objectifs du développement durable,
Francophonie de se fixer des objectifs, de mesurer l’auteur constate que l’Agenda 21 local met l’accent
leurs actions et de remonter au classement de l’IDH. sur un processus de planification stratégique et sur la

179
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

réalisation d’un plan d’action concret. Cette complé- L’analyse de ces quatre textes nous amène
mentarité a d’ailleurs été identifiée rapidement en quelques réflexions sur les indicateurs et les tableaux
Europe où l’on a assisté à un rapprochement des de bord. D’abord, la nécessité de disposer d’indi-
deux mouvements, ce qui pourrait aussi se produire cateurs n’est plus à discuter. Di Castri présentait le
au Québec, malgré les différences importantes dans développement durable comme une activité cyber-
l’organisation des responsabilités locales constatées nétique (di Castri, 1996). Pour garder le cap sur
entre les deux continents. Dans le cadre de la l’objectif, il faut constamment corriger le tir et c’est
consultation publique sur le Plan de développement grâce aux indicateurs et à leur évolution qu’on peut
durable du gouvernement du Québec, le réseau VVS se situer dans le temps. Cependant, plusieurs pro-
a soumis une série d’indicateurs locaux de déve- blèmes restent à régler pour faire le choix de bons
loppement durable qui traduiraient mieux l’avance- indicateurs.
ment de celui-ci dans les communautés en accord
Les textes présentés dans ce chapitre nous
avec le modèle du tétraèdre de la Chaire en Éco-
montrent que le nombre d’indicateurs doit être assez
Conseil. L’auteur conclut à la nécessité d’une harmo-
restreint pour que ces derniers soient interprétables
nisation des fonctionnements des divers paliers de
et pour limiter les coûts de collecte des données. Par
gouvernance, à la pertinence de l’éducation des
ailleurs, il faut choisir des indicateurs pour lesquels
intervenants et de l’animation des processus: un rôle
il est facile de trouver des données qui sont remises à
parfait pour les éco-conseillers.
jour à intervalles rapprochés, de manière à les voir
Le texte de Dominique Maxime, Michèle évoluer en temps utile. Enfin, les indicateurs doivent
Marcotte et Yves Arcand présente le cadre de dévelop- être bien connus quant à leur portée et aux
pement d’une série d’indicateurs de performance pour mécanismes qui expliquent leur évolution afin de
l’industrie des aliments et boissons. Ces indicateurs refléter des relations de causalité et non seulement
d’éco-efficacité sont surtout des indicateurs d’intensité des corrélations ou des causalités multiples non
qui caractérisent l’utilisation d’énergie et d’eau, dissociables.
l’émission de gaz à effet de serre, d’eaux usées et de
matières résiduelles d’emballage. Permettant à
l’industrie et aux organismes réglementaires de com- Claude Villeneuve
parer les entreprises et les secteurs selon les régions, les
secteurs d’activités et la taille des entreprises, ils
pourront servir à promouvoir et à mettre en œuvre des Di Castri, Francesco (1996), «Maintenir le cap entre
initiatives de production plus propre. L’article décrit, mondialisation et diversités», ÉCODÉCISION,
pour chacun des impacts sélectionnés, les méthodes 21:17-22
privilégiées et le mode d’évaluation. Les données
nécessaires proviendront de trois sources: des bases de
données existantes, d’une enquête spécifique per-
mettant de combler les bases de données et d’audits
d’usines. Enfin, les auteurs examinent les limites des
indicateurs. Le premier rapport devrait être présenté
en 2008.
A c t e s

180
Mise en place d’indicateurs de développement durable
pour les pays membres de la Francophonie
Boufeldja BENABDALLAH
Institut de l’énergie et de l’environnement de la Francophonie – IEPF
Kouraichi Said HASSANI
Chaire de recherche et d’intervention en Éco-conseil

E
n 1992, lors de la Conférence des Nations L’IDH est un indicateur composite qui a pour
Unies sur l’environnement et le développe- objectif de mesurer le niveau de développement des
ment tenue à Rio, la communauté interna- pays. Il intègre des données qualitatives et fait la
tionale a adopté à l’unanimité le Plan d’action 21 synthèse de trois paramètres:
(Agenda 21). Ce document fixe les objectifs à • l’espérance de vie à la naissance (qui donne une
atteindre pour faire du développement durable une idée de l’état sanitaire de la population du pays);
réalité pour le 21e siècle.
• le niveau d’instruction mesuré par le niveau moyen
En 2000, avec l’adoption de la Déclaration du de scolarisation et le taux d’alphabétisation;
Millénaire, la communauté internationale s’est de • le P.I.B. réel (c’est-à-dire corrigé de l’inflation)
nouveau engagée à atteindre un ensemble d’objectifs par habitant, calculé en parité de pouvoir d’achat
de développement visant entre autres à réduire la (c’est-à-dire en montant assurant le même
pauvreté dans le monde, à garantir des conditions de pouvoir d’achat dans tous les pays), le P.I.B. par
vie saines pour les populations et à préserver l’inté- habitant donnant une indication sur le niveau de
grité des écosystèmes ainsi que l’utilisation durable vie moyen du pays.
des ressources naturelles.
L’IDH est calculé par le Programme des Nations
À l’occasion du Sommet de Johannesburg en Unies pour le développement (P.N.U.D.). Il se
2002, les États membres des Nations Unies ont présente comme un nombre sans unité compris
réaffirmé que l’élément central de l’agenda interna- entre 0 et 1. Plus l’I.D.H. se rapproche de 1, plus le
tional est le développement durable. Ils ont, par la niveau de développement du pays est élevé. Le calcul
suite, établi des pistes d’actions globales pour lutter de l’I.D.H. permet l’établissement d’un classement
contre la pauvreté et protéger l’environnement. Les annuel des pays.
gouvernements ont adopté un ensemble d’engage-
ments afin de mettre en œuvre les principes de L’IDH est souvent considéré comme un
développement durable. Le plan d’application de indicateur plus pertinent que le P.I.B. pour évaluer
Johannesburg réaffirme, de ce fait, l’importance des le niveau de développement d’un pays. En effet, en
indicateurs de développement durable et insiste sur intégrant le niveau d’éducation et l’espérance de vie,
la nécessité pour les pays de disposer de ces indica- il contrebalance en partie les iniquités liées au P.I.B.
teurs au niveau national. Ainsi, un pays ayant un haut P.I.B. et un faible IDH
produira beaucoup de richesses mais elles seront très
Au niveau de la Francophonie, le Rapport inégalement réparties.
mondial sur le développement humain 2003 montre
A c t e s

que la majorité des pays de la Francophonie se classe


à un niveau faible à moyen selon l’indice de
développement humain (IDH).

181
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Le classement de plusieurs pays de la Franco- Ces champs d’action s’articulent avec la diversité
phonie selon l’IDH permet de faire les constatations culturelle, dimension du développement durable
suivantes1 : dont la Francophonie s’est faite l’un des principaux
porteurs auprès de la Communauté internationale.
• 10 pays dont un seul en Afrique (les Seychelles)
présentent un développement humain élevé (0,8 Le Xe Sommet des chefs d’État et de gouverne-
à 1); ment de la Francophonie, placé sous le thème Une
• 22 pays ont un développement humain moyen Francophonie solidaire pour un développement durable,
(0,5 à 0,8); qui s’est tenu à Ouagadougou en novembre 2004, a
placé le développement durable au cœur du plan
• 18 pays sont classés à faible développement
stratégique de la Francophonie pour les dix pro-
humain (0 à 0,5).
chaines années.
Un tel constat devait interpeller l’Organisation
Dès lors, l’élaboration d’un outil de mesure des
internationale de la Francophonie (OIF), étant
efforts accomplis devient indispensable pour orienter
donné que les paramètres mesurés par l’IDH cor-
la stratégie d’intervention de la Francophonie et
respondent aux besoins essentiels des humains
cadrer les actions à mettre en œuvre. Pour cela,
(santé, éducation, économie) et que le développe-
l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la
ment durable doit répondre à ces besoins.
Francophonie (IEPF), organe subsidiaire de l’Agence
Dans ce contexte, et en guise de contribution au intergouvernementale de la Francophonie (AIF), a
Sommet mondial sur le développement durable, la confié à la Chaire en Éco-Conseil de l’Université du
Francophonie s’est engagée à atteindre, par des Québec à Chicoutimi (Québec – Canada) le mandat
mesures concrètes, les objectifs fixés par le Sommet, de proposer une dizaine d’indicateurs de dévelop-
et souligne le caractère central de la lutte contre la pement durable pertinents pour les pays membres.
pauvreté. Le projet consiste à:
La Francophonie a recommandé, lors du • sélectionner et faire approuver un ensemble
«Colloque international Francophonie et développe- d’indicateurs de développement durable qui
ment durable » de Dakar en 2002, de prendre les constitueront une base d’analyse de la situation
moyens pour faire de la lutte contre la pauvreté, et actuelle et de la tendance dans l’espace franco-
en particulier contre la pauvreté extrême, une phone (une dizaine environ). Ceux-ci devront
priorité pour le développement durable. être pertinents, réalistes et facilement mesurables
Le cadre d’action francophone pour le dévelop- (techniquement et financièrement) ;
pement durable adopté à Tunis, en guise de la prépa- • établir un tableau de bord de la situation actuelle
ration du Sommet de Johannesbourg, comprend afin d’informer les décideurs et de disposer d’une
quatre champs d’action: situation de référence pour permettre des analyses
ultérieures et pour mesurer l’évolution de la
• aspects économiques du développement durable; situation.
• lutte contre la pauvreté et équité sociale;
Le but ultime de ce projet est de disposer d’un
• gestion durable des ressources naturelles et des outil permettant de mesurer les efforts réalisés dans
écosystèmes; l’espace francophone dans une perspective de déve-
• gouvernance et cadres institutionnels. loppement durable. Cet outil, élaboré à la lumière
A c t e s

des travaux réalisés par les institutions et organismes


internationaux et par la Francophonie, se veut
1. Source PNUD, http://hdr.undp.org/reports/global/2003/ simple, facile d’accès et non coûteux.
français/index.html

182
Indicateurs et tableaux de bord

Francophonie et développement • économie (aspects économiques du développe-


durable ment durable);
• social (lutte contre la pauvreté et équité sociale);
Définition du concept
• environnement (gestion durable des ressources
La définition la plus universelle de la notion du
naturelles et des écosystèmes);
développement durable est celle de la Commission
Brundtland : « Un développement qui permette de • gouvernance et cadres institutionnels.
répondre aux besoins de la génération actuelle sans Ce modèle de la Francophonie tient compte des
remettre en cause la capacité des générations futures trois pôles universels du développement durable
à répondre aux leurs» (CMED, 1988). Cependant, (environnement, société, économie) en intégrant
cette définition demeure vague, puisqu’elle ne l’équité dans la dimension sociale. Il accorde plus
permet pas de créer des grilles d’analyse. Par leur d’importance à la gouvernance qui devient un pôle
objet même, les besoins humains sont multiples et à part entière. C’est une vision logique étant donné
changent, ce qui rend l’objectif du développement que les principaux partenaires de l’organisation sont
durable difficile à appréhender. les gouvernements nationaux.
Dans un article publié en 2002, Francesco di
Castri décrit «les conditions gagnantes» du dévelop- La démarche poursuivie
pement durable comme étant «la diversification, la L’élaboration de la liste d’indicateurs présentée ici
connectivité et l’autonomisation. Ces trois conditions s’est appuyée sur le cadre d’action de la Franco-
sont garantes de la souplesse adaptative nécessaire aux phonie qui repartit les objectifs du développement
constants réajustements que supposent l’adaptation au durable en quatre champs d’action. Chaque champ
changement et l’enracinement culturel » (di Castri, d’action a été subdivisé en différents thèmes et des
2002). La diversification permet d’élargir la base indicateurs ont été identifiés pour chaque thème. De
d’utilisation des ressources et constitue un gage de nombreux travaux réalisés par les institutions inter-
stabilité dynamique permettant d’éviter les impacts nationales sur les indicateurs ont également été
négatifs de fluctuations dans les conditions des milieux consultés, notamment les travaux de la Commission
naturel et humain. La connectivité, par la formation du développement durable des Nations Unies, du
de réseaux, permet de partager l’information et les Plan bleu pour le développement durable de la
avantages de la culture ou de la production. Enfin, Méditerranée ainsi que ceux des autres organismes
l’autonomisation (empowerment) constitue le moteur des Nations unies comme l’UNICEF, l’UNESCO,
du développement, car elle permet aux populations et la FAO, le PNUD, le PNUE, etc.
aux collectivités de croire en leur capacité d’influencer
le réel, donc de se prendre en main pour se donner un
Les sources
avenir à la hauteur de leurs aspirations.
Dans un premier temps, une recherche biblio-
graphique a été effectuée à partir des travaux des
Modèle de développement durable institutions internationales sur le thème des indica-
de la Francophonie teurs de développement durable :
La Francophonie utilise un modèle à cinq pôles,
dont quatre sont représentés par les champs d’action • Rapport mondial sur le développement humain;
pour le développement durable énoncés dans le • Déclaration du Millénaire (ONU, 2000);
A c t e s

cadre d’action de Tunis. Un cinquième pôle est • Objectifs de développement du Millénaire (ONU,
attribué à la diversité culturelle qui est une 2000);
prérogative centrale de la Francophonie. Les quatre • Rapport du Sommet mondial pour le développement
champs d’action définis à Tunis sont: durable de Johannesburg (ONU, 2002);
183
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

• Rapport du colloque de Dakar de la Francophonie La sélection des indicateurs


sur le développement durable (OIF, 2002); Le choix des indicateurs a été effectué en suivant les
• Rapport de la contribution des États et gouver- étapes suivantes:
nements membres de l’OIF au Sommet mondial sur
• justification de la pertinence du thème retenu;
le développement durable (OIF, 2002) comprenant
la Déclaration de Tunis (OIF, 1991); • énumération des indicateurs établis par différents
organismes internationaux;
• Plan d’action 21;
• présélection des indicateurs qui ont un sens à
• Plan bleu pour l’environnement et le développe-
notre avis;
ment durable de la Méditerranée;
• sélection de 15 indicateurs, les plus pertinents
• Bilan de mise en œuvre de l’Agenda 21 des pays
pour la Francophonie, selon des critères précis
francophones.
parmi les indicateurs présélectionnés.
Par ailleurs plusieurs sites Internet ont été con-
sultés, notamment ceux des institutions suivantes: Liste des indicateurs
• Organisation des Nations Unies; présélectionnés
• Organisation de coopération et de développe- Le tableau 11 présente la liste des indicateurs
ment économique (OCDE); présélectionnés classés par thème et selon le cadre
• Programme des Nations Unies pour le dévelop- d’action de la Francophonie. Les 15 indicateurs
pement (PNUD); retenus sont marqués en caractères «gras».
• Institut français de l’environnement…

Tableau 11
Les indicateurs présélectionnés
Cadre d’action de
la Francophonie Thèmes Indicateurs
Économie et niveau Produit intérieur brut réel par habitant
Aspects de vie
économiques Taux d’épargne vrai
du développement Taux d’électrification rurale
durable Énergie
Niveau de consommation d’énergie commerciale par source d’énergie
Indicateur de la pauvreté humaine
Pauvreté
Population vivant en deçà du seuil de pauvreté monétaire
Taux de scolarisation
Éducation Indice de parité entre les sexes pour l’éducation
Lutte contre Nombre de diplômés universitaires et techniques qui se trouvent au chômage
la pauvreté Nutrition des enfants
et équité sociale Taux d’utilisation de la contraception
Taux d’utilisation de préservatifs
Santé Taux de prévalence du VIH parmi les femmes enceintes âgées de 15 à 24 ans
et chez les adultes
A c t e s

Estimation du nombre de personnes vivant avec le VIH/SIDA


Taux de mortalité infantile
Espérance de vie

184
Indicateurs et tableaux de bord

Cadre d’action de
la Francophonie Thèmes Indicateurs
Indice de développement relatif au genre
Genre Pourcentage de sièges occupés par des femmes au parlement
Nombre de femmes ayant accès au crédit et le montant moyen de ce crédit

Eau et Proportion de la population ayant accès à l’eau potable


assainissement Proportion de la population ayant accès à un meilleur système d’assainissement
Utilisation de pesticides
Agriculture Terres arables par habitant
Dégradation des terres
Gestion durable Taux d’irrigation
des ressources et
des écosystèmes Pourcentage des espèces menacées comparativement au nombre total
connu des espèces indigènes
Biodiversité
Superficie de reboisement par habitant
Taux d’émission de CO2 par habitant
Niveau de décentralisation
Évolution des Agendas 21 locaux
Gouvernance
État de la démocratie et des droits de l’homme
Indice de perception de la corruption
Pourcentage des Aides publiques au développement (APD) des pays
Solidarité francophones du Nord vers ceux du Sud
Gouvernance Pourcentage du PIB dédié par les pays (Nord et Sud) à la coopération
et cadres francophone
institutionnels
Ratification accrue des droits universels de la personne par
les parlementaires (nombre de projets de loi, de statuts ; évaluations
par des experts, par les citoyens, etc.)
Démocratie et droits Pourcentage de la population croyant à l’égalité des droits
de l’homme Augmentation des médias à propriété privée (sans monopoles ou cartels privés)
Présence de deux partis indépendants ou plus dans les élections
Sondages d’opinion révélant que les élections sont libres, justes, ouvertes
Accroissement des mesures législatives prises après débat public
Poids de l’industrie culturelle dans l’économie
Nombre de créations culturelles
Culture Diversité culturelle
Langues parlées
Sites du patrimoine culturel

Liste des 15 indicateurs • de préférence, de mesurer des actions concrètes


sélectionnés de la Francophonie;
La sélection de 15 indicateurs a été réalisée selon les • possibilité d’être documenté;
A c t e s

critères suivants: • indicateurs diversifiés entre eux et dans les quatre


• en relation avec les Objectifs de développement du catégories du cadre d’action de la Francophonie.
Millénaire et les champs d’action de la Francophonie;

185
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Sur la base de ces critères les indicateurs suivants Culture


ont été retenus: 14. Poids de l’industrie culturelle dans l’économie
(diversité culturelle)
Aspects économiques 15. Taux annuel de créations culturelles (diversité
du développement durable culturelle)
1. Produit intérieur brut réel par habitant (éco-
nomie et niveau de vie) Conclusion
2. Taux d’électrification rurale (énergie) La mise en place des indicateurs de développement
3. Niveau de consommation d’énergie commerciale durable constitue un outil indispensable sur lequel
par source d’énergie (énergie) la Francophonie pourra s’appuyer pour arrêter les
orientations en matière de développement durable.
Lutte contre la Pauvreté et équité Le suivi des indicateurs permettra aux pays de
sociale l’espace francophone de se fixer des objectifs, de
4. Population vivant en deçà du seuil de pauvreté mesurer leurs actions en matière de développement
monétaire durable et de remonter au classement de l’IDH.
5. Taux de scolarisation (éducation) Parmi les avantages d’un tel suivi, il y a un potentiel
de sensibilisation des intervenants au développement
6. Indice de parité entre les sexes pour l’éducation durable et une émulation entre les pays de la
(éducation) Francophonie.
7. Nombre de diplômés universitaires et du secon-
daire qui se trouvent au chômage (éducation) Les indicateurs retenus pourront donc constituer
une base de comparaison entre les pays membres eu
8. Estimation du nombre de personnes vivant avec égard à l’atteinte des objectifs de la Francophonie en
le VIH/SIDA (santé) matière de développement durable.
9. Proportion de la population ayant accès à l’eau
potable (eau) Cependant, chaque pays devrait intégrer, dans
son plan d’action, des indicateurs complémentaires
Gestion des ressources naturelles en fonction de ses caractéristiques et des actions
et des écosystèmes spécifiques qu’il a projetées d’entreprendre.
10. Pourcentage des espèces menacées comparative-
ment au nombre total connu des espèces indi- Bibliographie
gènes (biodiversité) ACCRA, (2002), La Déclaration d’Accra sur l’eau et
11. Superficie de reboisement par habitant (bio- le développement durable en Afrique, Ghana, 15 au
diversité) 17avril.
ACDI, (1996), Les indicateurs de rendement des pro-
Gouvernance et cadres grammes de promotion des droits de la personne et
institutionnels de la démocratie: étude préliminaire.
12. Évolution des Agendas 21 locaux (décentrali- Agence intergouvernementale de la Francophonie
sation) (2004), Éléments de réflexion sur la thématique du
13. Pourcentage des APD des pays francophones du Xe Sommet.
A c t e s

Nord vers ceux du Sud (solidarité)

186
Indicateurs et tableaux de bord

Banque mondiale (2003), Genre et développement OIF (2002), Rapport du colloque de Dakar de la
économique, Rapport de la Banque mondiale sur Francophonie sur le développement durable.
les politiques de développement, Éditions St-
OIF (2002), Rapport de la contribution des États et
Martin, Montréal.
gouvernements membres de l’OIF au Sommet mon-
Banque mondiale et le gouvernement italien en dial sur le développement durable, comprenant la
coopération avec l’UNESCO (1999), « La déclaration de Tunis (OIF, 1991).
culture compte », La mesure de la culture et du
OIF (2002), Bilans de mise en œuvre de l’Agenda 21
développement : perspectives et limites de la
des pays francophones.
construction d’indicateurs culturels, Florence.
OIF (2002). Actes du Colloque International –
CNUCED (2001). Le développement économique en
Francophonie et développement durable, Dakar,
Afrique: Bilan, perspectives et choix des politiques
Sénégal 11, 12 et 13 mars.
économiques.
Oldeman, L.R., Hakkeling, R.T.A. et Sombroek,
Di Castri, F. (2003), Développement dans la société de
W.G. (1990), World map of the status of human
l’information, OIF, Recherche et développement
induced soil degradation : An explanatory note,
durable, # 61, CNRS, Montpellier, France.
International Soil Reference and Information
Di Castri, F. (2002a), «Le développement durable, Centre UNEP, Wageningen, Hollande.
entre théorie et pratique, entre rêve et réalité »,
ONU (2002), Rapport du sommet mondial pour le
Liaison Énergie-Francophonie.
développement durable de Johannesburg.
Di Castri, F. (2002b), Les conditions gagnantes du
ONU (2000), Déclaration du Millénaire.
développement durable, Actes du colloque de
Dakar, Francophonie et développement durable, ONU (2000), Objectifs de Développement du
quels enjeux, quelles priorités, IEPF. Millénaire.
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comment atteindre l’harmonie, p. 132-163 dans (2000), Guide de planification stratégique de la
De Koninck, M.-C. Forêt verte, planète bleue, biodiversité dans une perspective de développement
Musée de la civilisation, Fides, Collection Voir et durable, PNUD, PNUE, IEPF.
Savoir. UNESCO (2001), Éducation et la diversité culturelle.
FAO (2003), Élaboration d’un cadre de bonnes UNESCO (2000), Rapport mondial sur la culture :
pratiques agricoles, 17 sessions du Comité de diversité culturelle, conflit et pluralisme.
l’agriculture, 31 mars au 4 avril.
Villeneuve, C. (1998), Qui a peur de l’an 2000 ?
Gauthier, B. (2003), Les trois pôles du développement Guide d’éducation relative à l’environnement pour
durable, Le Naturaliste canadien, volume 127, le développement durable, Éditions MultiMondes.
no 2, 89-97.
Villeneuve, C. (2003), Comment réaliser une étude de
Jabine, T.B. et Richard, P. (1992), Human Rights développement durable? Et Grille de développement
and Statistics : Getting the Record Straight, durable, UQAC.
Philadelphie, University of Pennsylvania Press.
Weinstock D. (2003), Étude et recommandations de
OCDE (2001), Indicateurs environnementaux pour la Commission mondiale d’éthique des connais-
A c t e s

l’agriculture, vol. 3, Méthodes et résultats, Paris, sances scientifiques et technologiques.


France.

187
Le Tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean
Des indicateurs pour un développement durable
Annie BRASSARD
Coordonnatrice des services d’aide à la décision, Centre québécois
de développement durable – annieb@cqdd.qc.ca

Entre 2000 et 2002, le Centre québécois de dévelop- conscience de l’importance de la mesure du dévelop-
pement durable (CQDD) a élaboré un outil permettant pement durable. La région connaît en effet depuis
de mesurer les progrès d’un territoire vers un dévelop- plusieurs années des problématiques communes à
pement plus efficace économiquement, plus juste plusieurs régions éloignées: taux de chômage supé-
socialement et soutenable écologiquement. Le Tableau rieur à ceux des grands centres, exode des jeunes,
de bord sur l’état de la région du Saguenay–Lac- économie concentrée, bilan de santé préoccupant, etc.
Saint-Jean donne un aperçu de l’état du développement Certaines études suscitent aussi un questionnement
durable selon sept domaines : développement humain, sur la qualité de l’air et de l’eau en région (Environ-
environnement, social, économie, gestion des ressources, nement Canada, 1999). D’autre part, l’existence
territoire et culture. L’évaluation annuelle de chaque même du CQDD, un organisme voué au développe-
domaine est faite en interprétant un bassin d’indicateurs ment, à l’expérimentation et à l’adaptation d’appli-
de référence. Chaque indicateur a été choisi pour cation du développement durable, soulevait la néces-
mesurer un objectif de développement durable. Pour les sité de mesurer les progrès obtenus et à venir.
décideurs, cette information s’avère essentielle car elle
Il est donc apparu important aux intervenants
leur permet de s’ouvrir à toutes les dimensions des
régionaux de mieux connaître l’état général de la
impacts qu’ont ces domaines sur le développement et,
région sur les plans social, économique et environne-
conséquemment, de prendre des décisions plus éclairées.
mental, d’agir et de suivre les progrès de la région
Le Tableau de bord a aussi une fonction d’information
vers un développement qui maximise la qualité de
et de sensibilisation aux enjeux de développement
vie des générations actuelles et futures.
durable et aux actions à mettre en œuvre.
C’est en 1996, lors de la Planification stratégique
Mesurer pour mieux progresser régionale, que le CQDD s’est engagé à élaborer un
indice de qualité de vie. Cet engagement se réalisait
Depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992, il est dans une conjoncture favorable alors que, pour la
entendu que le concept de développement durable première fois, le Conseil régional de concertation et
englobe généralement les valeurs d’une société juste de développement (CRCD) statuait que «le concept
et équitable et d’un développement socioéconomique de développement durable demeure la toile de fond
orienté vers les besoins fondamentaux humains et la qui soutient l’ensemble de la démarche de la Planifi-
perpétuation de l’environnement. Or, mesurer le cation stratégique régionale» (CRCD, 1996).
développement durable est devenu une nécessité afin
que les communautés se définissent des objectifs Le projet du Tableau de bord qui a découlé de cet
clairs et, surtout, soient capables d’évaluer les progrès engagement vise les objectifs suivants:
A c t e s

accomplis pour les atteindre. • connaître et mettre en relief les enjeux locaux ou
Le CQDD, dénommé autrefois Région Labora- régionaux en termes de développement durable
toire du développement durable (RLDD), a tôt eu et suivre leur évolution;

189
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

• faciliter l’évaluation de l’impact des projets, des 3. déterminer le public cible, l’objet auquel servi-
programmes et des politiques envisagés; ront les indicateurs et le nombre relatif d’indica-
• stimuler la participation démocratique et l’enga- teurs requis;
gement des citoyens envers l’avenir de la collec- 4. choisir un cadre convenable d’indicateurs;
tivité; 5. définir les critères de sélection des indicateurs;
• suggérer des actions positives aux citoyens, 6. repérer un ensemble d’indicateurs potentiels et
promoteurs et organismes du milieu. les évaluer par rapport aux critères de sélection;
7. choisir un ensemble définitif d’indicateurs et
Une démarche en deux temps vérifier leur efficacité.
Cette démarche fut abordée en deux temps, soit une Pour le projet, deux comités ont été formés: un
première phase s’échelonnant du printemps 2000 à comité consultatif et un comité scientifique. D’autre
l’automne 2001, et une deuxième, de l’automne part, la base de la consultation a été élargie à
2001 à l’automne 2002. plusieurs personnes-ressources des milieux scienti-
La première phase a été dédiée à la sélection et à fique, public et privé sur une base plus ou moins
l’interprétation des indicateurs pour rendre compte ponctuelle.
de l’avancement du développement durable pour le La définition de la durabilité est issue de la
territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Diverses pos- réflexion et de l’expérience pratique du CQDD. Un
sibilités au niveau de la réalisation ont été observées. format d’environ 40 objectifs, mesurés par un ou deux
Les approches de réalisation y varient en fonction des indicateurs et classés en sept domaines, a paru per-
objectifs visés, du public cible et de l’échelon de la tinent pour atteindre les objectifs présentés plus haut.
communauté visée : local, provincial, national ou
international. La sélection des indicateurs a été faite sur la base
des critères suivants:
De près ou de loin, les approches de réalisation à
l’échelon local (Sustainable Seattle, 1997; Jacksonville, • adéquation pour mesurer l’objectif de dévelop-
1996 ; SCHL et Environnement Canada 1996) pement durable ;
rejoignent la démarche type proposée par Maclaren et • contrôle : ce critère vise à discriminer le degré
al. (1996). L’élaboration du Tableau de bord du d’influence que des individus ou une collectivité
Saguenay–Lac-Saint-Jean a été inspirée par quelques peuvent avoir sur l’indicateur en raison de la
expériences menées à l’échelon de collectivités sensibilité ou de l’échelle des facteurs causaux de
locales. Comptent parmi celles-ci Hamilton- l’indicateur;
Wenthworth en Ontario et Jacksonville en Floride. • comparabilité : le critère vérifie l’occurrence de
Mais le programme Sustainable Seattle, gagnant chaque indicateur dans des bassins effectifs
d’une citation des Nations Unies en 1996 pour Best d’indicateurs de développement durable;
Practices in Community Indicators à la Conférence
• compréhension par les usagers: le critère donne
Habitat II à Istanbul, est sans doute celui qui fut le
la préséance aux indicateurs déjà compris ou
plus marquant. La démarche de sélection de la
facilement compréhensibles par le grand public;
première phase s’est déployée globalement selon les
étapes suivantes: • attrait pour les usagers : le critère priorise les
indicateurs qui touchent une priorité ouverte-
1. former un groupe de travail; ment exprimée par la population ou susceptible
A c t e s

2. définir et conceptualiser la nature de la durabilité de les préoccuper.


et les buts à atteindre;
Cette première phase a permis la rédaction et la
mise en forme du document intitulé «Tableau de bord

190
Indicateurs et tableaux de bord

sur l’état de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean: 6. Conception d’une illustration synthèse des


des indicateurs pour un développement durable ». résultats.
Rapidement, il est apparu que l’utilisation des indica-
Pour des considérations pratiques, le comité des
teurs par les publics cibles, les décideurs et les citoyens
évaluations globales a été scindé en quatre groupes
nécessitait une autre étape de communication.
de travail : Groupe Social, Groupe Économie,
La deuxième phase du projet a été consacrée à Groupe Environnement et Groupe Territoire. Les
l’agrégation des indicateurs en évaluations globales travaux ont débuté par l’élaboration d’un document
afin d’offrir à l’utilisateur une image qui pourrait de travail par l’équipe du CQDD. Ce document
rapidement et simplement résumer les forces et proposait et étayait un barème d’évaluation de
faiblesses du territoire en termes de développement l’indicateur sur une échelle de 1 à 5. Les barèmes
durable. L’utilisation même du terme « tableau de d’évaluation ont été construits sur la base:
bord», pour certains, impliquait une telle phase. • de la comparaison des données aux échelons
Les étapes suivantes ont mené aux évaluations local, régional, national et international;
globales des domaines du Tableau de bord: • de certaines normes scientifiquement ou sociale-
1. Documentation des indicateurs; ment acceptées;
2. Conception de barèmes d’évaluation; • d’objectifs publics ou de la société civile.
3. Formation de groupes de travail;
L’édition 2003 du Tableau de bord :
4. Validation et bonification des barèmes d’évalua- une photo de départ
tion;
La figure 11 présente l’édition 2003 du Tableau de
5. Application des barèmes et compilation des bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean, résultat des trois
résultats; années de travail.
Figure 11
Illustration du Tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean

A c t e s

191
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Le Tableau de bord sur l’état de la région donne un comprendre, à promouvoir et à mettre en œuvre
aperçu de l’état du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de sa pour progresser vers le développement durable.
progression vers le développement durable selon sept
domaines: développement humain, environnement, Avenir et compléments au Tableau
social, économie, gestion des ressources, territoire et de bord
culture. L’évaluation annuelle de chaque domaine est
La lecture du Tableau de bord est intéressante, certes,
faite en interprétant un bassin d’indicateurs de réfé-
mais elle permet de constater certaines lacunes
rence spécifiquement sélectionné. Chaque indicateur
actuelles de l’outil. Huit indicateurs ne possèdent,
a été choisi pour mesurer un objectif de développe-
pour l’instant, aucun barème d’évaluation et ce, pour
ment durable. Par exemple, l’indicateur «Participation
l’une ou l’autre des raisons suivantes:
aux élections municipales» mesure l’objectif «Partici-
pation des citoyens aux affaires publiques par le biais • les discussions avec les organismes publics n’ont
de processus collectifs de prise de décision». pas abouti à une proposition d’indicateur de leur
Un seul coup d’œil au Tableau de bord permet part (21. Services de santé et 23. Préparation
d’en apprendre beaucoup sur la situation du des citoyens et des municipalités aux situations
Saguenay–Lac-Saint-Jean en 2002. À première vue, d’urgence);
la région semble dans un état que l’on peut qualifier • l’indicateur est mesurable, mais les données
d’inquiétant, mais il faut nuancer ce constat. régionales manquent à l’appel (31. Consomma-
tion d’énergie, 34. Consommation d’eau et 35.
Le domaine « Système sociaux » constitue notre Étalement du milieu habité);
point fort, avec un résultat «Encourageant». Cela est
dû en partie à une distribution plus équitable de la • la façon de mesurer l’indicateur n’est pas adé-
richesse (indicateur 19) et à nos bons résultats au quate et est en cours de modification (8. Taux
niveau de la diplomation au secondaire (indicateur 20). d’emploi chez les Autochtones, 27. Travailleurs du
secteur privé protégés par une convention collective,
À l’opposé, notre point faible se retrouve au niveau 32. Pourcentage des résidences chauffées avec un
de la gestion du territoire. La qualité de vie dans les foyer certifié).
centres-villes (36), la concentration de l’agriculture
(37) et la situation du transport collectif (40) sont les Le Tableau de bord sur l’état de la région fournit à
enjeux les plus préoccupants relevés. l’intention du grand public et des décideurs des
indications sur les tendances dynamiques d’impor-
Entre ces extrêmes, deux domaines se retrouvent tants aspects du développement durable. Il met
dans un état fragile : le développement humain, et clairement en évidence ses limites afin d’éviter d’en
l’environnement. Enfin, trois autres domaines se tirer des conclusions erronées.
trouvent dans un état inquiétant: ceux de la culture,
des systèmes économiques et de la gestion des En raison de son caractère synthétique, il ne
ressources. dresse pas un portrait exhaustif de la situation. Cet
outil risque donc de s’avérer insuffisant pour l’usage
Le Tableau de bord, en révélant certaines grandes que les décideurs et les gestionnaires souhaitent en
tendances de notre développement en termes de faire, d’autant plus que ceux-ci œuvrent souvent
durabilité, est essentiel aux décideurs pour la dans des secteurs particuliers. À tout le moins, des
planification et la prise de décision éclairée. Le bassins d’indicateurs complémentaires devront être
Tableau de bord a aussi une fonction d’information mis à la disposition des décideurs pour compléter
A c t e s

et de communication plus large, auprès des médias leur information.


et des citoyens. Les indicateurs, en effet, sont for-
mulés comme des enjeux et des comportements à

192
Indicateurs et tableaux de bord

Le Tableau de bord sur l’état de la région, quel qu’il Bibliographie


soit, ne peut pas non plus, à lui seul, servir à Conseil régional de concertation et de développe-
l’évaluation de la performance ou à l’évaluation de ment (1996), Planification stratégique régionale
projets, ce qui est plutôt le rôle des indicateurs du Saguenay–Lac-Saint-Jean, document non
d’impact et de gestion. édité.
Le Tableau de bord permet: Jacksonville Community Council (1996), Life in
• d’améliorer la connaissance que nous avons de Jacksonville: Quality Indicators for Progress, dans
notre région; Indicateurs de durabilité urbaine: gros plan sur
• de conscientiser la population et d’encourager l’Expérience canadienne, Presse du CIRUR,
l’action; Toronto, 1996, 177 p.
• l’aide à la décision aux différents exercices de Maclaren, V. (1996), Les indicateurs de durabilité
planification stratégique. urbaine : gros plan sur l’expérience canadienne,
Presses du CIRUR.
Afin d’atteindre ses objectifs, le Tableau de bord
se doit d’être un projet partagé collectivement, Sustainable Seattle (1997), The Community Indica-
diffusé et mis à jour sur une base régulière. Collec- tors Handbook, Mesuring progress toward
tivement veut dire, dans le cas présent, partagé par healthy and sustainable development, Redefining
les principaux acteurs régionaux, mais également Progress.
partagé globalement par l’ensemble des régions du
Québec. L’appréciation de cette information, pour Sites Internet
être juste, exige en effet que le lecteur puisse se Centre québécois de développement durable, 2004,
référer à d’autres points de comparaison. Les efforts Tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean,
du Centre québécois de développement durable http://www.tableaudebord.org.
(CQDD) sont donc dédiés à sa diffusion, à son
arrimage avec les expériences actuelles et futures, et à Centre québécois de développement durable, 2004,
sa pérennisation. Bienvenue sur le site du Centre québécois de
développement durable, http://www.cqdd.qc.ca.
De plus, le projet collectif que propose le Tableau
de bord doit être partagé entre les acteurs du déve-
loppement et les citoyens qui auront à concentrer
leurs efforts pour le mettre en œuvre. Ce projet de
société, le cadre conceptuel du Tableau de bord, doit
être discuté et on doit se l’approprier collectivement.
A c t e s

193
L’Agenda local 21, un outil bien adapté pour
le développement de communautés durables et en santé
Louis POIRIER
Coordonnateur du Réseau québécois de Villes et Villages en santé
louis.poirier@inspq.qc.ca

Encore très peu présent au Québec, le modèle de l’Agenda 21 local. Certains documents de référence
l’Agenda 21 local pourrait apporter une contribution tels que le guide produit en 1996 par l’International
significative au développement global des communautés Council for Local Environmental Initiatives
locales québécoises. Il pourrait s’inscrire en ce sens en (ICLEI)1, s’acquittent déjà très bien de cette tâche.
parfaite complémentarité avec la stratégie des Villes et Ce texte se limitera donc davantage aux principes
Villages en santé présente depuis 1986 sur le territoire qui sous-tendent l’Agenda 21 local plutôt qu’au
québécois. Deux défis demeurent cependant à relever: contenu que l’on peut retrouver dans des Agendas
convaincre les municipalités de s’engager dans le 21 locaux actuellement en application.
processus de planification prévu par l’Agenda 21 local La présentation traitera du mouvement des Villes
et maintenir jusque dans l’action concrète une et Villages en santé et de celui des Agendas 21
définition du développement durable qui englobe locaux, dans la perspective de faire ressortir les
réellement toutes les dimensions d’un tel développement. éléments de complémentarité entre ces mouvements.
Il y sera également discuté de la place du développe-
Introduction ment durable dans la gouvernance des municipalités
D’abord une mise en garde. Le texte qui suit ne se et du rôle que les éco-conseillers pourraient y jouer.
veut pas une contribution savante ni rigoureuse à un
éventuel débat scientifique sur le développement Villes et Villages en santé :
durable. Son auteur n’est pas un chercheur univer- une stratégie de développement
sitaire ni un spécialiste du développement durable; durable
il se considère plutôt comme un intervenant de Bien que l’on parle avant tout, dans le cas du mou-
terrain, qui s’active, avec d’autres, auprès des muni- vement des Villes et Villages en santé, d’une stratégie
cipalités québécoises pour amener celles-ci à déve- de promotion de la santé, cette stratégie peut faci-
lopper des initiatives favorables à la santé et à la lement être assimilée au développement durable.
qualité de vie de leurs citoyens.
Hancock et Duhl, dans le document fondateur
Le contenu de cette présentation part par ailleurs du mouvement2, développent en effet un modèle de
d’une conviction de l’auteur à l’effet que le dévelop- la ville où cette dernière est vue comme un système
pement durable est aujourd’hui le concept le plus vivant, à la fois organisme et à la fois écosystème.
utile et le plus universellement reconnu pour intégrer Comme organisme, elle se compose d’un nombre de
les différentes composantes du bon développement sous-systèmes – des artères pour le transport des
des communautés humaines tels le développement
économique et le développement culturel et social.
A c t e s

1. ICLEI, (1996), The local Agenda 21 planning guide, an


Un autre élément qui pourrait faire l’objet d’une introduction to sustainable development planning, 212 p.
mise en garde, est le fait que, malgré son titre, le 2. Hancock, T. et Duhl, L. (1988), Promoting health in the
présent texte ne traitera pas en profondeur de urban context, The WHO Healthy cities papers, no 1, 54 p.

195
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

matériaux et des aliments, un système nerveux pour Pour les municipalités qui adhèrent à ce mouve-
le transport des messages, un système d’élimination ment, l’atteinte et le maintien de ces caractéristiques
des déchets, un système respiratoire – et comme passent avant tout par un processus de mobilisation
organisme elle doit apprendre de ses erreurs, s’adap- de la communauté, fondé sur la concertation et sur
ter au changement, se réparer en cas de dysfonction- la participation et animé par la municipalité.
nement et communiquer et échanger avec ses sem-
Poursuivant sa réflexion, Trevor Hancock en vient
blables. Comme écosystème, elle est composée d’une
à développer un modèle conceptuel des communautés
variété de groupes qui sont à la fois en compétition
en santé qui s’inscrit de façon encore plus évidente
et en collaboration dans un état de balance dyna-
dans la logique du développement durable3, reprenant
mique. Il s’agit en réalité, selon les auteurs, d’un en cela les éléments de modèles similaires inspirés de
écosystème social mais il s’agit en même temps, d’un cette même logique.
élément important de la compréhension de l’écosys-
tème humain global.
Figure 12
Pour Hancock et Duhl, une ville en santé doit se Modèle conceptuel de communauté en santé
reconnaître aux caractéristiques suivantes:
– un environnement physique propre, sans danger
et de qualité (y compris la qualité de l’habitat); COMMUNAUTÉ
habitable
ENVIRONNEMENT
conviviale viable
– un écosystème stable dans le présent et qui puisse
le rester à long terme;
SANTÉ
– une communauté forte, dont les membres se
soutiennent et ne s’exploitent pas mutuellement;
équitable durable
– un degré élevé de participation et de contrôle de la
part de la population en ce qui concerne les dé-
cisions influant sur sa vie, sa santé et son bien-être; suffisamment prospère
ÉCONOMIE
– la satisfaction des besoins fondamentaux (nourri-
ture, eau, toit, revenu, sécurité et travail) pour
tous ses habitants; Dans un autre texte, préparé à la demande de la
– l’accès à une vaste gamme d’expériences et de Direction générale de santé publique du ministère de
ressources ainsi que la possibilité d’une grande la Santé et des Services sociaux, Trevor Hancock
variété de contacts, d’interactions et de modes de définit ainsi la communauté:
communication;
Le concept de communauté concerne le réseau de
– une économie diversifiée, dynamique et novatrice; relations sociales (l’équivalent social du concept
– la promotion de liens avec le passé, avec le écologique de chaîne de la vie) et inclut des concepts
patrimoine culturel et biologique des habitants tels que la cohésion sociale, la communauté civique
ainsi qu’avec d’autres groupes ou individus; et la solidarité sociale. La communauté a besoin de
réseaux de soutien social, ses membres ont besoin de
– des choix d’urbanisme compatibles avec les carac- vivre ensemble en harmonie et de participer pleine-
téristiques précitées et susceptibles de les améliorer; ment à la vie de leur communauté. De plus, l’envi-
– un niveau optimal de services appropriés de santé ronnement bâti doit être habitable, c’est-à-dire que la
A c t e s

(et d’éducation) accessibles à tous;


3. Hancock, T., Labonte, R et Edwards, R. (2000), Indicators
– une bonne situation sanitairedes individus (niveaux that Count! – Measuring Population Health at the Commu-
élevés de santé et faible fréquence de maladies). nity Level, Centre for Health Promotion, University of
Toronto.

196
Indicateurs et tableaux de bord

structure urbaine doit être conçue de manière à favo- suivante, avec le projet de Ville en santé de Rouyn-
riser la convivialité et à constituer un environnement Noranda. Cette municipalité devenait ainsi la
humain viable. Finalement, la communauté doit être première en Amérique à s’engager formellement dans
équitable, c’est-à-dire que ses membres doivent être cette voie. Rapidement, de nombreuses autres lui
traités avec équité et justice, leurs besoins essentiels
satisfaits et qu’ils doivent avoir le maximum de
emboîtèrent le pas, bénéficiant pour ce faire du
chances de réaliser leur potentiel4. soutien d’un centre d’information dont le finance-
ment est assuré depuis 1988 par le ministère de la
Dans cette définition, Hancock présente une Santé et des Services sociaux du Québec. En mai
vision avant tout écosystémique de la communauté, 1990, était créé, à l’instigation des premières muni-
une vision qui repose sur la présence de réseaux cipalités à avoir adhéré au mouvement, le Réseau
sociaux tricotés serrés, sur la capacité des membres de québécois de Villes et Villages en santé. Ce Réseau
la communauté d’être solidaires les uns des autres. Un comptait alors 31 municipalités. Il en compte aujour-
modèle qui implique aussi l’existence d’un fort senti- d’hui 140 et rejoint ainsi plus de 60% de la popula-
ment d’appartenance à la communauté et qui rejoint tion du Québec.
en cela d’autres définitions qui associent la commu-
nauté à un territoire spécifique, un territoire partagé, Ces municipalités réalisent des projets très nom-
délimité par des frontières physiques ou sociales5. breux et très divers, qui améliorent réellement la
qualité de vie de leurs citoyens, en s’adaptant aux
Le modèle écosystémique a par ailleurs l’avantage besoins et aux ressources spécifiques de leur milieu.
de pouvoir faire image. Ainsi, on peut facilement On peut y retrouver autant des projets touchant la
imaginer que certains événements peuvent favoriser protection ou l’amélioration de l’environnement
le bon fonctionnement d’une communauté (par physique naturel (plantation d’arbres, nettoyage de
exemple l’implantation d’une entreprise, lorsque berges ou collecte sélective de déchets) ou bâti (pistes
celle-ci respecte les principes du développement cyclables, espaces verts, places publiques), que des
durable), alors que d’autres peuvent le perturber (par projets à caractère social (lutte contre la pauvreté et
exemple la fermeture d’un petit centre d’hébergement l’exclusion, accueil des nouveaux arrivants, services
ou de la dernière école dans un village ou le passage aux personnes âgées, maisons des jeunes) ou écono-
d’une autoroute entre deux quartiers d’une ville). mique (sommets locaux, création d’entreprises d’éco-
nomie sociale, promotion de l’achat local).
Villes et Villages en santé L’originalité de ce mouvement ne tient pas tant à
au Québec ces réalisations, que l’on retrouve en fait dans de
Démarré en 1986, le Mouvement des Villes et nombreuses autres municipalités. Elle tient davantage
Villages en santé s’est implanté au Québec dès l’année au processus qui les rend possibles: réunir les forces
vives d’une communauté, convaincre les organisa-
4. Hancock, T. (1999), Des gens en santé, dans des communautés tions de travailler ensemble, consulter les citoyens et
en santé, dans un monde en santé : un défi pour la santé
publique au 21e siècle. Texte préparé pour la session des les amener à participer et à contribuer de leurs capa-
Journées annuelles de santé publique 1999 intitulée «Com- cités, de leurs ressources, de leurs talents. Réaliser des
ment maintenir les activités en promotion et en prévention ». projets puis, à la fin, en entreprendre des nouveaux
5. Dans : Blakely, Edward J. et Snyder, Mary Gail (1997), en allant chercher encore plus de partenaires.
Fortress America : Gated Communities in the United States,
Washington (D.C.), Brookings Institution Press, 209 pages. Au début de 2001, on dénombrait déjà plus de
Les auteurs ajoutent comme critères: des valeurs partagées, à 1 100 projets réalisés par les membres du Réseau
A c t e s

partir d’une identité construite par les membres de la commu-


nauté; des espaces publics partagés permettant l’interaction; des québécois de Villes et Villages en santé.
dispositifs de soutien permettant l’entraide et la participation;
un destin partagé se reflétant par des dispositifs communs
d’orientation et de protection.

197
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

L’Agenda 21 local Ainsi, la Charte des villes européennes pour la


Comme le rapporte l’International Council for Local durabilité (Charte d’Aalborg)7 identifie huit étapes
Environmental Initiatives (ICLEI)6, l’idée de pour la réalisation d’un Agenda 21 local:
l’Agenda local 21 est née du Sommet de Rio et du 1. tenir compte des méthodes de planification et des
constat qui y était fait que plusieurs des problèmes et mécanismes financiers existants, ainsi que des
des solutions discutés au Sommet trouvaient leurs autres plans et programmes;
racines au niveau des activités locales, ce qui faisait de 2. repérer systématiquement les problèmes et leurs
la participation et de la coopération des autorités causes par une vaste consultation de la population;
locales un facteur déterminant de l’atteinte des 3. classer les actions par ordre de priorité pour traiter
objectifs de ce Sommet. L’Agenda de Rio interpellait les problèmes repérés, définir le concept de localité
d’ailleurs directement les municipalités, en prévoyant, durable avec la participation de tous les partenaires;
pour 1996, que la plupart des autorités locales des pays 4. concevoir une philosophie assurant la viabilité de
présents devraient avoir entrepris un processus de la localité grâce à un processus participatif asso-
ciant tous les secteurs de la localité;
consultation avec leur population et avoir atteint un
consensus sur un Agenda 21 local. 5. examiner et évaluer les différentes stratégies de
développement possibles;
Les municipalités se sont donc mises à l’œuvre 6. établir un plan local d’action à moyen et à long
dans plusieurs pays du monde, avec le support de terme, qui comportera des objectifs mesurables;
différentes associations et de leurs gouvernements 7. planifier la mise en œuvre du plan, en préparant
supérieurs. un calendrier et en précisant les responsabilités
attribuées à chacun des partenaires;
Dans un communiqué de presse, daté du 23 fé-
vrier 2005 et annonçant l’implantation d’un projet 8. mettre en place des systèmes et des procédures
d’évaluation et de comptes rendus sur la mise en
d’Agenda local 21 à Sorel-Tracy, projet mené en colla-
œuvre du plan.
boration avec le Centre québécois du développement
durable, l’UQAM et l’UQAC et impliquant égale- Deux ans après la Conférence d’Aalborg, les villes
ment la Ville de Saint-Félicien, le Conseil régional de associées à la Campagne européenne pour des villes
l’environnement de la Montérégie rapporte que: durables se réunissaient cette fois à Lisbonne pour
À l’échelle mondiale, plus de 6 000 collectivités se
adopter un plan d’action dans lequel elles s’enga-
sont engagées dans une démarche d’Agenda 21 local. geaient, entre autres, à intégrer le développement de
Toutefois, au Canada les démarches d’Agenda 21 l’environnement au développement social et économique
local sont encore marginales et au Québec, on ne pour améliorer la santé et la qualité de vie de leurs
connaît aucun Agenda 21 local déclaré. citoyens8.
Au-delà du fait qu’il repose sur une vision très Le plan d’action de Lisbonne prévoit également
globale et à long terme du développement, l’intérêt que, si l’autorité locale doit être le principal moteur
de l’Agenda 21 local est qu’il met l’accent sur un pro- de la démarche, elle ne peut pas le faire de façon
cessus de planification stratégique devant mener à souveraine. Dans un document publié en 2000 et
l’adoption et à la réalisation d’un plan d’action intitulé : Plan d’action des villes pour la santé et le
concret, et faisant appel à une participation très large
des citoyens et des partenaires à la réalisation d’un
diagnostic et à l’élaboration du plan et à son
évaluation. 7. Campagne pour des villes européennes durables (1994),
A c t e s

Charte des villes européennes pour la durabilité (Charte


d’Aalborg).
6. ICLEI, (1996), The local Agenda 21 planning guide, an 8. Campagne pour des villes européennes durables (1996),
introduction to sustainable development planning, 212 p. Plan d’action de Lisbonne, de la Charte à l’action.

198
Indicateurs et tableaux de bord

développement durable9, le bureau européen de peuvent aborder, suivant des réalités propres à chacune
l’Organisation mondiale de la santé précise que pour des collectivités locales, l’une ou l’autre ou l’ensemble
bien planifier des initiatives locales Agenda 21, il faut des dimensions du développement de la communauté.
adhérer à la démarche du partenariat et du travail Cette caractéristique propre aux municipalités
intersectoriel. Il faut faire participer activement la québécoises ne devrait cependant pas exclure un
population, les organismes et les associations à la rapprochement entre Villes et Villages en santé et le
création d’un Agenda 21 local. mouvement des Agendas 21 locaux. Au contraire, les
Il s’agit en fait d’une vision de processus qui projets de Villes et Villages en santé s’inscrivant déjà
rejoint en tous points celle qui sous-tend le Mouve- dans un processus global de développement, et
ment des Villes et Villages en santé, mais qui est l’Agenda 21 local proposant un outil pertinent pour
appliquée dans ce cas à un objectif spécifique, soit la la mise en place de la vision du développement et la
réalisation d’un plan d’action global de développe- planification des actions qui s’y rattachent, les deux
ment durable. démarches deviennent complémentaires et leurs
promoteurs ont alors tout intérêt à travailler ensem-
Des traits communs importants ble, ce qu’ils ont d’ailleurs déjà entrepris de faire.
et une complémentarité évidente Il faudra sans doute compter sur les résultats des
Villes et Villages en santé et l’Agenda 21 local premières expériences qui débutent à Saint-Félicien et
semblent donc faits pour se rejoindre. Ce fait a à Sorel-Tracy pour répandre le modèle de l’Agenda 21
d’ailleurs été reconnu depuis longtemps en Europe, local au Québec. Mais il faudra également que, de
où les deux mouvements se sont rapidement rappro- façon plus générale, les municipalités acceptent l’idée
chés, à l’initiative de l’Organisation mondiale de la de recourir, davantage qu’elles ne le font, à des pro-
santé et de la Commission européenne. cessus de planification stratégique, en même temps
que les porteurs du message du développement
Le document de l’OMS-Europe cité précédem-
durable auront avantage à maintenir une vision très
ment préconise en fait que soit intégré à l’Agenda 21
globale de ce développement, vision qui a trop
local un plan de santé municipal qui comprendra des
souvent tendance, dans l’action concrète, à se rabattre
éléments comme une description de l’état de santé
sur le seul volet environnemental du développement.
de la population, l’identification des facteurs favo-
rables ou nuisibles à la santé et qui prévoira des
actions précises pour corriger les problèmes et Développement durable
améliorer la santé. et gouvernance
Si on exclut les plans d’urbanisme des municipalités
On notera toute de suite une différence impor-
et les schémas d’aménagement des municipalités
tante dans l’organisation des responsabilités locales
régionales de comté (MRC), qui peuvent cependant
entre l’Europe et le Québec, où les éléments prévus
constituer des exceptions très importantes, le recours
dans le plan de santé sont plutôt du ressort du réseau
à la planification stratégique globale semble encore
de la santé et des services sociaux. Cette réalité se
peu répandu dans le monde municipal québécois. Le
transpose également au niveau des projets développés
modèle en force demeure encore l’approche par
par les Villes en santé européennes, qui correspondent
projets, en réponse à des problèmes qui surviennent
davantage à des initiatives de santé publique, alors que
ou à des besoins exprimés par la population et qui
les projets québécois de Villes et Villages en santé
peuvent être réalisés à court ou moyen terme.
A c t e s

C’est également une tendance que l’on observe


9. Organisation mondiale de la santé (2000), Plan d’Action
des villes pour la santé et le développement durable, Collection dans une majorité des projets québécois de Villes et
européenne Développement durable et santé, no 2. Villages en santé, qui adoptent souvent par ailleurs,

199
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

du moins au moment du démarrage, la couleur des bâtiments, le transport, les éco-quartiers ou les
champs d’intérêt de leurs instigateurs, suivant que centres de formation en entreprise et récupération.
ces derniers sont davantage tournés vers la protection
De la même façon, le Rapport national sur l’état
de l’environnement, l’aménagement d’équipements
de santé de la population, paru le 7 avril 200511,
de loisir, la lutte contre la pauvreté, les besoins des aborde le développement durable de la façon suivante:
jeunes, la famille, le développement économique ou
autre chose. Ce n’est alors qu’avec le temps et la Le Plan de développement durable du Québec cons-
réalisation d’un certain nombre d’activités concrètes titue un pas important de la part du gouvernement.
Mais le développement durable suppose aussi l’enga-
que la démarche pourra graduellement élargir ses gement de tous: les producteurs de biens et services,
horizons et tendre vers une véritable vision de qui verront à adopter des modes de production
développement durable. davantage éco-efficients, les municipalités, qui se
Qu’un projet de municipalité en santé émane donneront une politique de gestion rationnelle des
déchets et des plans d’aménagement urbain qui
d’un instigateur interne ou externe à la municipalité,
permettront de restreindre les déplacements en
ou encore qu’il résulte d’un mandat formel confié par automobile, les consommateurs, qui verront à
le conseil municipal à un conseiller ou à une conseil- diminuer leur consommation d’énergie et à réviser
lère, à un fonctionnaire ou à un comité de la muni- leur façon d’utiliser les ressources.
cipalité, on se retrouve le plus souvent face à un
Dans le mémoire qu’il a soumis dans le cadre de
phénomène de délégation qui rend difficile, du
la consultation sur le Plan de développement
moins à court terme, la possibilité d’en étendre la
durable12, le Réseau québécois de Villes et Villages
portée à l’ensemble du développement de la commu-
en santé recommande au gouvernement de se doter
nauté. On se retrouve avec le même problème lorsque
d’indicateurs et il propose, à titre d’exemple, les
l’on confie le développement durable ou la réalisation
indicateurs suivants.
d’un Agenda 21 local, comme c’est souvent le cas en
Europe, au service municipal responsable de la D’ici 10 ans:
protection de l’environnement. – le nombre d’usagers des transports en commun
En fait, on observe au Québec une tendance très se sera accru de X%;
forte à associer le développement durable au seul – X% des sites contaminés auront été nettoyés;
volet ou pôle – si l’on se réfère au modèle du – les sources d’énergie solaire et éolienne repré-
tétraèdre de Claude Villeneuve – de l’environnement senteront X % de la production énergétique du
physique. Le message vient d’ailleurs de haut car, si Québec;
on regarde le document de consultation du
gouvernement du Québec sur le projet de Plan de – X% des déchets domestiques feront l’objet d’un
développement durable du Québec10, qui présente recyclage;
par ailleurs une définition très pertinente du – la superficie des espaces verts et des lieux pro-
développement durable, les exemples qui y figurent tégés, accessibles à la population aura augmenté
concernent essentiellement des projets touchant de X%;
l’environnement, comme la Stratégie et le Plan
d’action sur la diversité biologique, la Stratégie
québécoise sur les changements climatiques, la 11. Gouvernement du Québec (2005), Produire la santé :
gestion par bassin versant, l’efficacité énergétique des Rapport national sur l’état de santé de la population du
Québec, 121 p.
A c t e s

12. Réseau québécois de Villes et Villages en santé (2005), Une


stratégie de développement durable pour le Québec : Une
10. Gouvernement du Québec (2004), Briller parmi les ambition légitime, dont il faut se donner et s’approprier les
meilleurs, Plan de développement durable du Québec, 43 p. moyens, 11 p.

200
Indicateurs et tableaux de bord

– aucune région du Québec n’aura un taux de Conclusion et perspectives


chômage supérieur à X%; pour le développement durable
– X % des ressources extraites des régions- et le travail des éco-conseillers
ressources du Québec feront l’objet d’une Pour le Réseau québécois de Villes et Villages en
deuxième transformation dans la région même santé et pour bon nombre de ses membres, le
qui les produit; développement durable apparaît être le modèle
– X% des enfants de moins de 6 ans auront accès intégrateur par excellence pour tenir compte de
à des services éducatifs et de stimulation au l’ensemble des composantes du développement des
développement; communautés locales. L’implantation d’Agendas 21
– X % de la formation collégiale et X % des locaux représente dans ce contexte une opportunité
activités de recherche prendront place dans les réelle pour le développement de communautés
régions-ressources; durables et en santé.
– le taux d’activité physique de la population aura Il importe, cependant, que les concepts soient
augmenté de X%; compris de la même façon par tous les intervenants
– dans chaque région du Québec, X% des citoyens concernés. Cette question, comme on l’a vu
auront accès aux services d’un médecin de famille précédemment, interroge le fonctionnement même
à proximité de leur milieu de vie. de nos structures gouvernementales nationales et
locales, comme elle pourrait le faire pour d’autres
Un tel choix illustre mieux, à notre point de vue, types d’organisations telles les entreprises privées ou
comment on peut pousser, jusque dans l’action publiques.
concrète, la définition retenue du développement
durable. Il nous apparaît par ailleurs plus conforme Il y a sans doute, derrière ces constats, un important
au modèle du tétraèdre développé par Claude besoin d’éduquer les intervenants concernés et
Villeneuve, qui a du reste reçu un accueil très positif d’animer les processus nécessaires à la réalisation des
des membres du Réseau québécois de Villes et changements requis. Dans cette perspective, la
Villages en santé, lors de sa présentation au colloque fonction d’éco-conseiller apparaît donc vouée à un
annuel de 2002 de ce Réseau. avenir très prometteur.

Dans un modèle de gouvernance adapté à la


vision du développement durable que l’on retrouve
dans le Plan de développement durable du Québec
ou dans le modèle de l’Agenda 21 local, le dévelop-
pement durable devrait se trouver au sommet de la
hiérarchie. Si on reprend le modèle du tétraèdre, ce
dernier devrait pouvoir se retrouver entre les mains
de personnes en mesure de le faire pivoter, de
l’aborder tour à tour à partir de chacun de ses quatre
pôles. Mettre la gestion du développement durable,
ou encore celle de l’Agenda 21 local, entre les mains
d’un ministère ou d’un service municipal nous
apparaît correspondre à un choix de n’utiliser le
A c t e s

modèle du tétraèdre qu’avec la perspective d’un seul


de ses quatre pôles.

201
Indicateurs de performance environnementale
pour les industries des aliments et boissons:
cadre de développement
Dominique MAXIME, Michèle MARCOTTE, Yves ARCAND
Agriculture et Agroalimentaire Canada, Centre de Recherche et de Développement
sur les Aliments, Saint-Hyacinthe (Québec), Canada
maximed@agr.gc.ca, marcottem@agr.gc.ca, arcandy@agr.gc.ca

Dans son effort pour construire un système de production et de rapport en matière de santé agro-environ-
durable pour l’industrie des aliments et boissons, Agri- nementale (PNARSA) (AAC, 2004) et le secteur de
culture et Agroalimentaire Canada développe des l’industrie des aliments et boissons (IAB) est doré-
indicateurs d’éco-efficacité (IEE). Le projet aborde les navant pris en compte. Nous présentons ici le travail
problématiques environnementales suivantes: l’utilisation ébauché depuis 2003 sur les indicateurs d’éco-
de l’énergie, l’émission de gaz à effet de serre, l’utilisation efficacité, les lignes directrices du développement des
de l’eau, la génération d’eaux usées, de matières résiduelles indicateurs ainsi que les objectifs futurs.
organiques et de matières résiduelles d’emballage. Les IEE
L’éco-efficacité est un concept développé par le
proposés sont principalement des indicateurs d’intensité
World Business Council on Sustainable Development
et des taux et certains sont modulés pour tenir compte de
au début des années 1990 (Schmidheiny, 1992) et
la pression environnementale exercée. Les IEE seront
répandu à travers le monde, notamment au Canada
développés à l’aide de données collectées et de niveaux
grâce à la Table ronde nationale sur l’environnement
d’impact connus ou estimés et seront publiés agrégés en
et l’économie (NRTEE, 1999). Ses objectifs sont de
fonction du sous-secteur d’activité, de la taille d’établis-
réduire la consommation de ressources et de réduire
sement et de la situation géographique. Une analyse
l’incidence sur la nature tout en maintenant ou
comparative des IEE et leur lien avec des procédés spéci-
rehaussant la valeur du produit manufacturé (produire
fiques et les pratiques de gestion environnementales
tout autant, voire plus). Les indicateurs d’éco-efficacité
aideront les organismes réglementaires et l’industrie elle-
(IEE) forment les métriques de l’éco-efficacité. Ils sont
même à promouvoir et à mettre en œuvre des initiatives
des outils qui condensent l’information et aident à la
de production plus propre. Un gain sur les coûts opéra-
décision.
tionnels et un accroissement de la capacité d’innovation Valeur de la production
et de la compétitivité sont attendus. Les premiers résultats Indicateur d’éco-efficacité =
influence environnementale
seront publiés en 2008.
1
=
Indicateur d’intensité
Introduction
Depuis 1993, Agriculture et Agroalimentaire Canada Dans cette équation, la valeur de la production
(AAC) développe des indicateurs agro-environne- quantifie le volume de produits manufacturés alors
mentaux pour le secteur de la production agricole que l’influence environnementale chiffre l’effet sur
(McRae, 2000). Pour poursuivre le travail, en ligne l’environnement en termes de quantité de ressources
directe avec le Cadre stratégique agricole de 2001, utilisées ou de pollution émise. Le ratio inverse cor-
A c t e s

dont un des principes clés est le développement respond à un indicateur d’intensité (par exemple,
durable de la chaîne de valeur alimentaire, AAC a mis ressources consommées par unité physique ou
en place, en 2003, le Programme national d’analyse financière de production) (Verfaillie, 2000).

203
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Objectifs Enjeux environnementaux


L’approche que nous avons choisie est basée sur une et spécificités des industries
analyse porte-à-porte par laquelle les flux d’intrants des aliments et boissons
et de sortants sont considérés (grâce à des bilans) via Les IAB utilisent une part notable de ressources
les frontières du système défini par l’établissement (matières premières sous forme de produits agricoles
industriel. Notre but est d’être le plus près possible de ou ingrédients, énergie, eau) et génèrent des émis-
la réalité industrielle des IAB, de ses opérations et sions gazeuses, des effluents liquides et des résidus
procédés, afin de tenir compte de ses spécificités et organiques solides. De plus, bien que les déchets
d’être capable, en retour, de fournir un outil d’éva- d’emballages soient majoritairement générés à la
luation des performances environnementales le plus consommation, ceux-ci proviennent presque en
fidèle et efficace possible. Le public cible de cet outil, totalité de l’IAB. Les IAB se doivent d’observer les
c’est-à-dire les décideurs utilisant l’information normes requises par les lois fédérales, provinciales et
condensée dans les IEE, est varié et implique diffé- municipales en matière de protection de l’environ-
rents niveaux d’agrégation (c’est-à-dire de synthèse) nement qui contrôlent et restreignent de plus en plus
des indicateurs. L’utilisateur premier de l’information les sortants de chaque établissement.
est AAC, pour qui des IEE agrégés à l’échelle d’un Afin d’aborder ces enjeux, cinq catégories d’IEE
sous-secteur d’activité ou du secteur des IAB dans son ont été définies dans le cadre du projet : 1) l’uti-
ensemble, ou encore au niveau d’une province ou du lisation de l’énergie ; 2) la génération de gaz à effet
pays serviront pour l’élaboration de politiques et de de serre (GES); 3) l’utilisation de l’eau et la produc-
programmes environnementaux (AAC, 2004) à tion d’eaux usées; 4) la génération de résidus solides
l’égard de l’IAB. Le rôle du ministère est aussi, en organiques; et 5) la génération de déchets d’embal-
retour, d’informer les citoyens sur la performance lage. Les interconnections qui existent entre ces
environnementale des IAB canadiennes et de fournir catégories (figure 13) justifient l’approche systé-
aux industriels ces mêmes outils. Chacun d’eux sera mique utilisée pour développer de front les IEE de
alors capable de rapporter ses propres performances façon intégrée. Les risques de double comptage
selon un cadre et une méthode standardisés, de se seront évités et tout déplacement de pollution sera
situer par rapport à une référence sectorielle et de pris en compte. Il est entendu que les indicateurs
suivre, au fil du temps, son rendement quant aux proposés doivent être sans équivoque, simples à
ressources consommées et à la dispersion de sub- mesurer et sensibles aux bonnes pratiques opératoires
stances polluantes. Nous avons défini un nombre qui sont – et seront – adoptées par les IAB pour
limité d’IEE visant les effets environnementaux des améliorer leur performance environnementale
IAB les plus significatifs pour un cadre de rapport
environnemental unifié, simple et fiable, utilisable
aussi bien à un niveau macro (AAC) qu’à un niveau Méthode de calcul et limites
micro (management et opérations de chaque établis- De manière générale, une série de cinq étapes
sement) (Thoresen, 1999). Les IEE permettront de standardisées est suivie pour l’élaboration des indica-
fixer des objectifs personnalisés d’éco-efficacité teurs: 1) l’identification de l’objectif de l’indicateur;
(Olsthoorn, 2001; Lehni, 2000), atteignables par la 2) la sélection des frontières du système dans lequel
mise en œuvre de bonnes pratiques opératoires ou de seront considérés les intrants et sortants; 3) la sélec-
gestion environnementale, pour chercher à décou- tion de la période de rapport des indicateurs (par
pler – positivement – la production industrielle de la exemple, annuellement) ; 4) l’identification et la
A c t e s

consommation de ressources naturelles ou de la quantification des intrants et sortants pertinents; et


génération de déchets. 5) le calcul stricto sensu de l’indicateur.

204
Indicateurs et tableaux de bord

Figure 13
Flux des intrants et sortants des frontières du système et catégories d’indicateurs

INTRANTS FRONTIÈRES DE L’IAB EXTRANTS

MATÉRIAUX AGROALIMENTAIRES

NETTOYAGE – DÉSINFECTION
RÉCEPTION PRODUITS EMBALLÉS
• matières premières ET PRÉPARATION • produits alimentaires
DES MATIÈRES PREMIÈRES
• ingrédients • sous-produits alimentaires ou non

ÉMISSIONS GAZEUSES
RESSOURCES NATURELLES TRANSFORMATION
• énergie
• eau EFFLUENTS LIQUIDES
EMBALLAGE
MATÉRIAUX NON AGROALIMENTAIRES
• emballages RÉSIDUS SOLIDES ORGANIQUES

• autres* STEL**
RÉSIDUS SOLIDES D’EMBALLAGE

* Substances non incorporées aux aliments (ex.: produits de nettoyage)


** Système de traitement des effluents liquides (si présent)

Les indicateurs développés seront tout d’abord au « chef de file » en éco-efficacité du secteur sera
testés, évalués et validés à l’aide de données dont la établie, selon une méthode qui reste encore à définir.
source est décrite plus loin. Les indicateurs seront Ce sera une classification relative, forcément tribu-
agrégés et rapportés selon un plan de couverture des taire de la distribution statistique des données des
IAB comprenant trois classes de variables: huit sous- établissements.
secteurs d’activité, cinq localisations géographiques et
Le tableau 12 présente un premier formalisme des
trois tailles d’établissement. Ils permettront des
indicateurs développés pour chaque catégorie. Nous
comparaisons à l’intérieur d’un secteur pour des
nous y réfèrerons au cours des sections suivantes.
procédés typiques, dans le temps et en fonction des
variables du plan de couverture. Il sera ainsi possible
de mettre en évidence l’amélioration des perfor- Utilisation de l’énergie
mances d’un secteur donné ou les meilleures perfor- L’énergie est l’intrant essentiel pour assurer le bon
mances d’une région à l’autre, dans le même secteur. fonctionnement des procédés et garantir l’innocuité,
À cause des différences inhérentes à chaque secteur la conservation des aliments et boissons de même que
d’activité, la comparaison intersectorielle des indica- leur entreposage en conditions contrôlées. Pour
teurs n’est pas recommandée, sauf si l’indicateur n’est autant, les IAB ne sont pas des consommateurs
pas basé sur l’unité physique de production, auquel majeurs d’énergie: 3,1% (98 PJ) de la consommation
cas une unité économique de production pourra être du secteur manufacturier en 2002. Malgré des
utilisée. Les indicateurs devront être rapportés an- différences mineures selon les sous-secteurs, la com-
nuellement de façon à atténuer l’effet de la variabilité position de la demande en énergie est relativement
saisonnière de la fabrication dans certains sous- constante: 62% de l’énergie consommée provient du
secteurs des IAB. gaz naturel, 26,5% de l’électricité, 4,2% du mazout
et 7,3% d’autres sources. Les procédés «chauds» (par
Un objectif de performance désirée (ou cible)
exemple, séchage, cuisson, friture, évaporation, pas-
pour chacun des indicateurs doit être déterminé
A c t e s

teurisation, stérilisation) utilisent comme sources le


pour chaque secteur, à partir des meilleurs résultats
gaz naturel, les dérivés du pétrole et, dans une
observés au Canada et ailleurs. Une classification
moindre mesure, l’électricité, alors que les procédés
statistique en fonction de l’éloignement par rapport
«froids» (par exemple, congélation, refroidissement,

205
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Tableau 12
Calcul des indicateurs proposés, à l’échelle de l’établissement
Nom Équation Nomenclature
Utilisation de l’énergie
Intensité énergétique IE = ∑Q s Y Qs : quantité d’énergie de source s
s (TJ);Y: volume de production (unité physique)
Pression environnementale PESE = ∑ (Qs × PECE s ) ∑Q s
PECEs : facteur de pression de la source environ-
d’énergie s s nementale d’un TJ de la source d’énergie s (-)
Génération de gaz à effet de serre (GES)
Intensité d’émission de GES IEG = ∑M j Y Mj : masse de gaz à effet de serre j (t eq. CO2);
j Y: volume de production (unité physique)
Intensité de GES IGES = ∑M ∑Q j
j
s
s

Utilisation de l’eau
Intensité du prélèvement
en eau
IPE = ∑V o
o Y Vo : volume d’eau prélevée de la source o
(Mm3)
Taux de recyclage de l’eau TRE = 100 × V r ∑V o
Vr : volume total d’eau recyclée dans
o l’établissement (Mm3)
Production d’eaux usées
Intensité de pollution ⎡ ⎤ DBOj, ⌬t : DBO représentative de l’effluent j pour
organique ∑ ⎢⎣∑ (DBO Δt
j ,Δt × W j ,Δt × Δt )⎥

la période ⌬t (kg O2/m3 d’effluent); Wj, ⌬t : débit
IPO =
j
représentatif de l’effluent j pour la période ⌬t
Y (m3/j); ⌬t: intervalle de temps sur lequel chaque
mesure de DBO et de débit est effectuée (j)
Génération de résidus solides organiques
Intensité de résidus IRO = M mro Y Mmro : masse sèche totale des matières
organiques résiduelles organiques (t)
Intensité de déchets IDO = M do Y Mdo : masse sèche totale des déchets organiques
organiques (matières résiduelles qui sont destinées à
l’élimination) (t).
Taux de diversion
TDO = 100 × (IRO − IDO ) IRO
des matières organiques
Génération de déchets d’emballage

∑ (M + M ide )
Intensité d’emballages requis Meri : masse sèche des emballages requis de
(mis sur le marché avec ∑M i
er
i
em
type i (t); Memi : masse sèche des emballages
IER = i
= i
les produits et déchets Y Y mis sur le marché de type i (t); Mdei : masse
générés sur site) sèche des déchets d’emballages de type i
générés sur site par l’établissement (t)
Pression environnementale
des emballages requis
PEE = ∑ (Mi
i
er
× PEM i ) ∑Mi
i
er PEMi : pression environnementale d’une t
d’emballage de type i (-)
Taux de diversion
des emballages
∑M i
de

IER − i

TDE = Y × 100
A c t e s

IER

206
Indicateurs et tableaux de bord

réfrigération) sont presque complètement dépendants Émission de gaz à effet de serre (GES)
de l’électricité. Conséquemment, il est impératif que Les émissions atmosphériques ponctuelles des IAB
la plupart des IAB ait accès à une source d’électricité. proviennent soit des opérations de combustion
Au Canada, le processus de fabrication de l’électricité d’énergies fossiles et sont alors principalement des
varie fortement d’une province à l’autre (National GES (CO2, CH4 et N2O), soit des procédés eux-
Energy Board, 2001) et cela entraîne des impacts sur mêmes et sont en ce cas les particules en suspension,
l’environnement, tout comme sur le coût de l’intrant les composés organiques volatils (COV), les solvants
énergétique pour l’IAB et, par conséquent, sur les (par exemple, pour l’extraction d’huile), l’ammoniac
technologies qu’elle choisira d’utiliser. Nous pensons et les halogènes que contiennent les réfrigérants
donc que le suivi de l’indicateur d’intensité (U.S. EPA, 2004). Mais cette deuxième catégorie
énergétique doit se faire au plus près des étapes de existe en plus faible quantité. La génération de GES
fabrication. Le moment est également propice pour est directement liée, à l’instar des principales activités
développer un indicateur spécifique permettant de industrielles, à l’utilisation de l’énergie pour 82,6%
quantifier l’ampleur du problème lié à la nature et à (Agriculture and Agri-Food Table on Climate
l’origine de l’énergie utilisée comme intrant et Change, 1999). Une proportion de 5,4 % est pro-
d’identifier la part de responsabilité de l’IAB sur duite par la perte de réfrigérants (par exemple, HFC-
l’impact environnemental associé à ses besoins 134a) et 12% par la dégradation des résidus solides
énergétiques et ce, même s’il s’étend au-delà des organiques qui se retrouvent, la plupart du temps,
frontières de l’usine. soit à la ferme, soit dans les sites d’enfouissement et
Un premier indicateur d’intensité énergétique donc hors des frontières des IAB.
(IE, voir tableau 12), semblable à celui utilisé par Un indicateur principal d’intensité d’émissions de
l’Office de l’efficacité énergétique de Ressources GES (IEG, voir tableau 12) est d’abord proposé pour
naturelles Canada (2004) et le CIEEDAC (Nyboer, rendre compte de la quantité totale de GES émis par
2004), est proposé. L’IE est cependant limité du unité physique de production. Un indicateur auxiliaire
point de vue de l’impact environnemental qu’il ne d’intensité en GES (IGES, voir tableau 12) est proposé
traduit pas. On définit alors un indicateur de pour qualifier l’énergie utilisée en fonction de sa
pression environnementale de la source d’énergie propension à générer des GES, excluant ceux liés à la
(PESE, tableau 12) qui mesure l’effet global de la production d’électricité puisque cette dernière se situe
nature et de l’origine de celle-ci sur l’environnement. en dehors des frontières des IAB. Ces deux indicateurs
Ce second indicateur permet donc de coupler la sont déjà utilisés par l’Office de l’efficacité énergétique
source et l’origine de la ressource énergétique au de Ressources naturelles Canada, mais ne couvrent pas
besoin et d’en évaluer l’impact environnemental. Le tous les sous-secteurs visés par notre projet et ne sont
PESE fractionne l’énergie utilisée en fonction de ses pas établis par région. Puisqu’il s’affranchit de l’unité
composantes (électrique, gaz, mazout, etc.) et, pour physique de production, l’IGES permet la compa-
chaque fraction, un facteur qualitatif module l’effet raison entre les sous-secteurs des IAB et également avec
de cette composante sur l’environnement. L’indica- d’autres secteurs manufacturiers. L’utilisation de ces
teur PESE devient donc une pondération environne- indicateurs permettrait d’optimiser les émissions de
mentale de la quantité totale d’énergie consommée GES des IAB, en fonction de l’approvisionnement en
et est indépendant de l’unité de production. Cet énergie et de faire pression pour l’obtention d’énergie
indicateur permettra des comparaisons intra- et électrique de moins en moins polluante. L’IAB
intersectorielle. pourrait ainsi varier ses sources d’énergie comme elle
A c t e s

le fait présentement pour l’achat de matières pre-


mières, à condition que les étapes de fabrication soient
suffisamment flexibles pour accepter ces variations.

207
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Utilisation de l’eau et pollution réutilisation. La performance environnementale peut


organique des eaux usées être affinée par un indicateur auxiliaire tel que le taux
L’eau occupe une place majeure dans les procédés de de recyclage (TRE), lequel rapporte l’effort consenti
fabrication et dans la formulation même des aliments pour recycler l’eau en relation avec ce qui est prélevé.
(Kirby, 2003 ; Lameloise, 2002). L’industrie ne L’indicateur d’intensité de pollution organique
pourrait pas fonctionner si elle ne disposait pas d’eau (IPO, tableau 12) a été choisi pour faire état des
pour ces procédés ainsi que pour le refroidissement, effluents. L’IPO quantifie la masse totale de polluants
la condensation, la production de vapeur et l’éva- organiques rejetés soit directement dans l’environne-
cuation de certains déchets. Une des fortes particu- ment, soit dans les réseaux publics d’eaux usées, par
larités de l’IAB vis-à-vis de l’eau tient à ses exigences unité physique de produit fabriqué. L’IPO est basée
quant à la qualité de cette dernière, lesquelles sur la DBO totale des effluents qui quittent l’usine,
s’établissent en fonction de l’utilisation qui en est faite quelle que soit leur destination. C’est l’indicateur le
dans l’usine. Étant donné que la plupart des procédés plus direct en la matière et, surtout, le moins sujet à
génèrent des effluents, toute mesure pour optimiser la difficulté d’obtention de données sur les effluents
l’utilisation de l’eau aide à limiter la pollution. L’enjeu industriels.
est de restreindre à la source le transfert de la pollution
de l’usine vers la ressource hydrique afin que les usines Génération de résidus solides
ne soient plus à la fois la cause primaire et les victimes organiques
d’une réduction de la quantité d’eau disponible.
L’épuisement des réserves en eau de qualité supé- Les IAB produisent peu, sauf accident, de déchets
rieure, dans le sud du pays en particulier, a provoqué toxiques ou dangereux mais sont parmi celles qui
une augmentation des coûts de l’approvisionnement produisent beaucoup de matières résiduelles
industriel en eau, en plus d’obliger les services d’aque- organiques (MRO). Les MRO ont un faible pouvoir
ducs publics à trouver de nouvelles sources d’approvi- toxique mais leur putrescibilité en fait un milieu
sionnement (Environment Canada, 2004). En raison propice à l’apparition de divers types de nuisances
de leur forte diversification, les IAB génèrent des tant pour la santé publique que pour l’environne-
effluents très variables en quantité et en qualité. Ils ont ment. Les deux défis environnementaux majeurs que
cependant quelques caractéristiques communes telles doivent relever les IAB sont de limiter la production
qu’une haute teneur en matières organiques (pro- à la source des MRO et de faire en sorte qu’elles
téines, glucides et lipides), de fortes demandes chi- puissent, en sortie d’usine, trouver une voie autre
mique ou biochimique en oxygène (DCO ou DBO) que celle de l’élimination en sites d’enfouissement,
et, parfois, une importante concentration en azote. autrement dit qu’elles soient valorisées.
Ces effluents ont différents devenirs suivant les instal- Un indicateur d’intensité des résidus organiques
lations de traitement disponibles, en interne ou en (IRO, tableau 12) permet d’estimer la quantité de
externe, et les normes locales d’autorisation de rejet. matières organiques non vendues par unité physique
L’indicateur principal IPE permet de rendre de produit fabriqué. C’est une indication de l’effi-
compte du volume d’eau prélevée de l’environne- cacité du procédé à minimiser la quantité de résidus
ment par unité physique de produit fabriqué (voir générés. Il prend en compte toute la matière orga-
tableau 12), quel que soit le mode de prélèvement. nique qui entre à l’usine, moins celle qui est vendue
Ces prélèvements forment la majeure part du besoin (produit, co-produit ou sous produit). Toute matière
réel pour la production et le fonctionnement de que l’on doit donner ou pour laquelle on doit
A c t e s

l’usine. Ce besoin est complété par le volume d’eau débourser pour s’en départir est un résidu, ce dernier
recyclée (c’est-à-dire réutilisée au moins une fois dans étant un déchet s’il est envoyé à la disposition finale.
l’usine) quels que soient l’objectif et le lieu de la Théoriquement, on mesure cet indicateur par la

208
Indicateurs et tableaux de bord

quantité de résidus organiques produits par établis- Tout comme pour les déchets organiques, des
sement et sortant de ce dernier. Il est aussi possible indicateurs de la quantité d’emballage utilisé par
de calculer un indicateur d’intensité des déchets unité de produit fabriqué (IER) et des indicateurs de
organiques (IDO, Tableau 12) qui mesure la quan- la proportion d’emballage non envoyé à l’élimination
tité de MRO non valorisées (c’est-à-dire destinées à sont nécessaires. L’IER (tableau 12) reflète l’effort de
l’enfouissement ou à l’incinération). Enfin, le taux réduction à la source de l’établissement. Concernant
de diversion des matières organiques (TDO, le matériel réutilisé (telles les palettes ou les bouteilles
tableau 12) représente la fraction des MRO qui sont de bière), la fraction nette réutilisée sera soustraite
déviées de l’élimination. C’est une indication de pour éviter le double comptage. L’IER est cependant
l’effort de l’établissement à la faveur du dévelop- limité dans certains cas de substitution (par exemple
pement durable (c’est-à-dire à la valorisation rapide si l’établissement adopte un contenant plus léger
de la matière organique non utilisée). mais plus polluant). On définit alors un indicateur
de pression environnementale des emballages (PEE,
Génération de déchets d’emballage tableau 12) qui qualifie l’impact global de l’embal-
lage sur l’environnement: on fractionne l’emballage
L’emballage alimentaire consomme environ 56% de
en ses composantes matérielles et on adjoint à
tous les emballages produits et représente près de
chaque fraction un facteur modulant l’effet de cette
15 % de nos déchets. Il remplit trois fonctions
composante sur l’environnement, similairement aux
principales: protection et conservation des produits,
PESE et PECE pour l’énergie. Le PEE est une
affichage d’information et facilitation du transport.
indication plus adéquate de l’effort de l’IAB à la
Si les couples «aliment-emballage» sont générés au
cause du développement durable (la portion
niveau de l’IAB, les emballages, n’étant pas consom-
nécessaire de l’emballage doit avoir un impact mini-
mables, se retrouvent ultimement dans les sites
mal sur l’environnement). Enfin, afin de mesurer
d’enfouissement. En 1990, les emballages représen-
l’effort de l’établissement à minimiser ses propres
taient 30 % des déchets résidentiels et 40 % de ces
déchets d’emballage, on utilisera le taux de diversion
derniers provenaient de la chaîne alimentaire (Selke,
interne des emballages (TDE) qui indique la part des
1990). Malgré l’engagement du Canada sur les voies
résidus d’emballage de l’établissement qui ne va pas
de la réutilisation (consigne des contenants de verre)
à la disposition finale.
et du recyclage concrétisé par des législations obli-
geant la diversion des emballages des sites d’élimi-
nation (National Packaging Protocol) (CCME, Source de données
2000), force est de constater que les achats d’embal- Les données nécessaires seront collectées selon trois
lages par les IAB augmentent avec la croissance sources. La première est celle des bases de données
économique, et aussi à l’inverse de la taille des existantes compilées par Statistique Canada et Envi-
portions commercialisées qui diminue avec la taille ronnement Canada. Pour les facteurs de pression
des ménages. En conséquence, les sites d’enfouis- environnementale seront utilisées diverses banques
sement se remplissent de déchets d’emballage à un de données provinciales et de données d’analyse du
rythme accéléré. La population, les législateurs et cycle de vie et d’impact. Une deuxième source de
l’industrie reconnaissant le problème, le moment est données est le développement d’une enquête spéci-
propice au développement d’indicateurs spécifiques fique (ou de questions à insérer dans des enquêtes
permettant de quantifier l’ampleur du problème et existantes) pour combler le manque de données
la part de responsabilité de l’IAB, tant dans ses concernant les problématiques de l’eau, des effluents
A c t e s

processus internes que dans ce qu’elle transfère au et des matières résiduelles solides. Enfin, une
consommateur. troisième source de données sera l’audit d’établisse-
ments industriels, sélectionnés selon le plan de

209
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

couverture. Ces audits d’usine permettront de Conclusion


valider la qualité des données issues d’enquêtes et le Le projet des indicateurs d’éco-efficacité pour les
comblement de données inaccessibles autrement. IAB est en plein développement depuis le milieu de
2003. Il s’intègre à l’engagement qu’ont pris le
Limitations des indicateurs gouvernement du Canada et Agriculture et Agro-
d’éco-efficacité alimentaire Canada de poser des actions en faveur du
Par limites ou frontières du système, on désigne développement durable et il constitue le premier
l’usine de transformation des aliments et boissons et effort national en ce sens pour l’industrie des
toutes les installations de l’établissement comme aliments et boisson. Nous avons résumé ici les
telles. À ce titre, les indicateurs ne tiendront pas premières étapes du travail qui détermine, par le biais
directement compte des effets environnementaux liés d’un jeu d’indicateurs d’éco-efficacité simples et
à la chaîne de valeur alimentaire hors de ces robustes, les enjeux environnementaux relatifs aux
frontières. Cependant, comme il a été explicité plus industries des aliments et boissons. Une première
haut, des pondérations qualitatives sont envisagées formalisation des indicateurs est présentée. À la
pour certains indicateurs afin de responsabiliser ou lumière de celle-ci, nous constatons le manque de
de dédouaner les établissements indirectement données adéquates sur l’IAB canadienne qui per-
responsables ou non. Les indicateurs ne seront pas, mettraient d’en dresser le portrait environnemental,
non plus, couplés à la disponibilité des ressources selon les objectifs de représentativité du plan de
(comme le permettent les écozones ou les bassins couverture présenté. Les prochaines étapes du travail
versants pour l’eau). De telles limitations sont, certes, consisteront à colliger les données, à valider les
restrictives quant à la considération des impacts indicateurs présentés et à publier un premier portrait
environnementaux, mais vouloir les dépasser relève des performances environnementales des IAB.
d’une tout autre démarche bien plus complexe et Dans un premier temps, elles serviront de réfé-
laborieuse. Une autre limite significative de ces rence pour la définition d’objectifs de performance à
indicateurs tient, et tiendra, dans la disponibilité et court ou moyen terme. Puis, elles seront mises en
dans la qualité des données nécessaires aux calculs. regard de bonnes pratiques opératoires et de mana-
Nous nous efforcerons de la combler par une série gement environnemental afin de pouvoir fournir en
d’audits et ainsi satisfaire les besoins du plan de retour aux IAB, non seulement un outil d’évaluation
couverture et compléter les données issues d’en- de l’éco-efficacité, mais aussi des moyens d’agir sur les
quêtes. Nous sommes conscients de toutes ces opérations pour améliorer leurs performances. Elles
limitations et espérons pouvoir à l’avenir intégrer pourront en conséquence faire valoir leur image de
plus d’information significative au sein des indica- marque et accroître leur compétitivité internationale
teurs, sans en multiplier le nombre cependant, (AAC, 1996).
comme le permettent des indicateurs composites.
Enfin, une limitation notable de l’agrégation de Remerciements
résultats d’indicateurs à l’échelle sectorielle ou tem- Les auteurs remercient le Programme national
porelle est le masquage, au sein d’un même sous- d’analyse et de rapport en matière de santé agro-
secteur, de différences significatives en fonction de environnementale d’AAC pour son soutien ainsi que
l’activité et de la forte variabilité saisonnière notoire le partenariat d’Environnement Canada, de
dans l’IAB. Ressources naturelles Canada, de Statistique Canada
A c t e s

et de Recyc-Québec.

210
Indicateurs et tableaux de bord

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A c t e s

efficiency: a guide to reporting company performance,


Canada, Ottawa. World Business Council on Sustainable Develop-
ment, Geneva.

211
Septième partie

Études de cas
U
ne démarche de développement durable trois réalités, écologique, sociale et juridique, l’auteur
devrait toujours s’incarner dans l’action. décrit chacune d’elles: corpus de lois, organismes de
Dans ce dernier chapitre, nous avons réuni gestion communautaire et bassins hydrographiques.
trois travaux qui relatent des applications d’outils ou Selon da Silva, la gestion de l’eau par bassins versants
de démarches de développement durable dans trois au Brésil mobilise plus de 40000 personnes grâce à la
champs très différents : à l’échelle du micro-projet, Politique nationale des ressources hydriques de 1997
dans la gestion de l’eau et dans l’évolution de la qui donne à l’Agence nationale des eaux le rôle de
responsabilité sociale et environnementale d’une très structure nationale intégrative. La dimension écolo-
grande entreprise. gique de la gestion de l’eau comprend les formations
géologiques, les formations écologiques et la forma-
Le premier travail a été réalisé au Costa Rica par tion hydrologique. Le déboisement, l’irrigation, la
deux éco-conseillers. L’auteur, Raymond Lord, relate pollution par les rejets domestiques, industriels et
comment il a tenté avec sa collègue d’appliquer la agricoles, en plus de la pollution des fleuves et des
grille de développement durable de la Chaire en Éco- nappes aquifères sur tout le territoire causée par
Conseil dans le contexte d’un projet de coopération l’industrie minière constituent un ensemble d’agres-
internationale dans la réserve autochtone de Boruca. sions qui contribuent à la dégradation écologique des
Cette réserve est affectée à la fois par l’acculturation réseaux hydrographiques. L’auteur identifie trois défis
de ses habitants et par la dégradation de l’environne- pour une gestion sociale de l’eau au Brésil : un défi
ment. Pour lutter contre ces deux phénomènes, le pédagogique, un défi politique et un défi civilisateur.
projet sollicite l’aide de coopérants internationaux qui Le premier consiste à permettre aux personnes parti-
viennent sur place, financent leur séjour et travaillent cipant à la gestion sociale des eaux d’incorporer la
bénévolement pendant une période plus ou moins complexité des sujets et l’information spécifique dans
longue sous les ordres d’un contremaître local. Les leurs arguments et intérêts; le second à rendre efficace
éco-conseillers qui étaient sur place comme bénévoles le processus sur le terrain, dans un pays aux politiques
lambda ont intéressé les promoteurs du projet à centralisatrices; le troisième, enfin, consiste à utiliser
explorer, à l’aide de la grille, divers aspects de leur le processus de gestion sociale de l’eau pour contri-
projet où ils avaient perçu un certain dysfonction- buer à la consolidation d’une culture de développe-
nement. Malgré les difficultés d’ajustement de la grille ment durable au pays. Trois éléments apparaissent
liées au contexte linguistique et culturel, les éco- incontournables: la notion de limite des écosystèmes
conseillers ont réussi à diagnostiquer certains pro- et du seuil de renouvelabilité, la mise en place d’une
blèmes et à proposer des éléments de solution adaptés. nouvelle pratique du pouvoir et une approche
Toutefois, il n’a pas été possible de savoir si les gagnant-gagnant et transdisciplinaire dans les pro-
recommandations avaient été appliquées par la suite. cessus de gestion des conflits. L’auteur est convaincu
Le second cas, exposé par Daniel José da Silva, qu’il existe des similitudes entre la situation au Brésil
A c t e s

présente les résultats d’une recherche en cours portant et celle qui existe au Québec et que l’expérience
sur les dimensions de la gestion de l’eau au Brésil et pourrait être transposée dans le cadre de la mise en
sur les défis du processus de gestion de l’eau dans ce œuvre de la Politique nationale de l’eau.
pays. Postulant que la gestion de l’eau se définit par

215
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Le dernier article présente une analyse de l’appli- plus en plus affichées pour le développement durable
cation du principe de la responsabilité sociale de les porte à s’engager, même si la responsabilité sociale
l’entreprise dans le cas de la multinationale du et environnementale n’est pas leur mission première.
pétrole Royal Dutch/Shell. Patrick Laprise étudie la
À la lumière de ces trois travaux, on peut mieux
relation de l’entreprise avec le développement
comprendre combien le développement durable est
durable et l’environnement à la lumière des théories
multiforme et comment ce processus itératif part de
de la responsabilité sociale et environnementale des
bonnes intentions dans une réalité rebelle. Les hu-
entreprises (RSEE). Ce groupe, qui se distingue par
mains travaillent en fonction de leurs intérêts perçus
l’importance de sa démarche vers la responsabilité,
dans l’immédiat, dans un cadre culturel et environne-
est néanmoins critiqué, car plusieurs considèrent que
mental donné. Les gouvernements appliquent sur des
le discours et les pratiques liés à la RSEE sont
territoires et des populations des modèles et des idées
instrumentaux et servent une stratégie commerciale
qui se confrontent à la réalité de terrain et à la satis-
visant spécifiquement à augmenter les profits de
faction des besoins des populations occupant ces
l’entreprise. Marqué par une crise de crédibilité en
territoires. Sans leur motivation, leur éducation et leur
1995, le groupe a décidé de repartir sur de nouvelles
participation, le développement aura plus d’impacts
bases et de s’engager résolument, entre autres, dans
négatifs sur l’environnement, sur les ressources et sur
la lutte aux changements climatiques et la communi-
les plus démunis. Les entreprises répondent aux
cation avec les citoyens. Cette nouvelle approche
impératifs du marché et de la compétition mais, pour
était convaincante selon l’auteur et a permis à
éviter les risques de controverse, les problèmes de
l’entreprise de se hisser au premier rang en termes de
réputation et d’image, elles doivent intégrer de plus en
RSEE. Enfin, il analyse les arguments des critiques
plus d’intrants dans la conduite de leurs affaires, donc
et ceux de la compagnie pour conclure que la démar-
gérer la complexité dans la société de l’information.
che de Royal Dutch/Shell en est une qui se fait par
Ces évidences rejoignent les aspects plus théoriques du
étapes successives et qui table sur les principes du
développement durable traités dans les chapitres
développement durable. C’est à travers les conflits
précédents et illustrent bien la clairvoyance des textes
qu’émergent les interprétations que s’en font les
choisis de Francesco di Castri réunis au chapitre 1.
différents acteurs. La recherche de légitimité de ce
type d’entreprises dans une société aux valeurs de
Claude Villeneuve
A c t e s

216
La grille de développement durable en Éco-Conseil
Une application en milieu autochtone au Costa Rica
Raymond LORD
Éco-conseiller, Université du Québec à Chicoutimi
Raymond_Lord@uqac.ca

Cet article relate les expériences et les leçons de deux d’élevage. La culture Brunka est reconnue pour son
étudiants au DÉSS en Éco-Conseil de l’Université du festival des diablitos (petits diables), une pièce de
Québec à Chicoutimi à la suite de leur implication théâtre communautaire d’une durée de trois jours
bénévole dans un projet d’éco-développement au sein soulignant la victoire mythique des autochtones aux
d’une réserve autochtone au Costa Rica. Dès la première dépens des conquistadores.
occasion, ils ont proposé aux dirigeants d’analyser leur
projet avec une équipe multidisciplinaire selon une Problématique
grille conçue par leur professeur. L’analyse leur a permis
La réserve de Boruca vit deux grandes probléma-
de faire quelques constats. D’abord, que la communi-
tiques : l’acculturation et la dégradation de son
cation interculturelle est plutôt difficile. Puis, que le
environnement.
projet présente des valeurs compatibles avec les principes
du développement durable. Ensuite, que son accepta- L’acculturation est due à l’influence de la culture
bilité sociale est précaire à cause d’une mauvaise prise dominante, soit celle des Blancs. Selon les aînés, elle
en compte des besoins actuels de la population et du aurait débuté dans les années 1950 avec la cons-
manque de disponibilité des dirigeants. Finalement, truction de la route panaméricaine qui nécessita la
l’absence de suivi de ceux-ci soulève de nombreuses division des terres communes en terrains privés.
questions: «Ne se sont-ils pas approprié la grille? Celle- Depuis, ils ont noté une augmentation de l’indivi-
ci est-elle mal adaptée à la culture locale?» dualisme au détriment de la mano vuelta ou aide
mutuelle. La perte du dialecte traditionnel et la substi-
Contexte tution des habitations traditionnelles ou ranchos par
des constructions en béton et en tôle, subventionnées
À l’été 2004, Marianne Gagnon Duchesne et moi-
par le gouvernement et inadéquates au climat local,
même, étudiants au DÉSS en Éco-Conseil de l’Uni-
sont aussi des signes d’une acculturation croissante.
versité du Québec à Chicoutimi, désirions nous
impliquer bénévolement dans un projet de dévelop- La dégradation de l’environnement est manifeste
pement international, vivre une immersion culturelle depuis l’intégration de la réserve à la vie économique
dans un village et, si possible, acquérir de l’expérience du pays. Le passage du mode d’agriculture d’auto-
en Éco-Conseil. Nous passâmes deux mois dans une suffisance à un mode d’agriculture commerciale et
communauté autochtone au Costa Rica à travailler l’augmentation importante de la production artisa-
sur un projet d’éco-développement et de revitalisation nale ont provoqué une surexploitation des ressources
de la culture locale. naturelles locales. De plus, l’augmentation de la
consommation de biens a généré des déchets qui,
La réserve de Boruca se situe en région monta-
sans une gestion adéquate, contaminent leurs rivières
A c t e s

gneuse et est localisée au sud du pays. Plus de quatre


et polluent leurs terres.
mille personnes y vivent d’artisanat, d’agriculture et

217
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Les acteurs Un peu d’histoire


Les gens avec qui nous avons le plus interagit sont: En 2003, les dirigeants ont invité les habitants de la
les deux dirigeants du projet, le coordinateur local, réserve à une réunion de lancement du projet. Du
les ouvriers, les familles, les experts internationaux, jamais vu: cent personnes se sont présentées. Curio-
les stagiaires et les bénévoles. sité peut-être, mais sans plus, puisque, quelques mois
plus tard, une réunion de suivi n’attire que quatre
Un des dirigeants est un autochtone Brunka. Il a
personnes. Très déçus, les dirigeants concluent que la
quitté son village il y a vingt ans pour devenir le
communauté n’a rien compris de leurs bonnes inten-
premier universitaire de sa réserve. L’autre dirigeant,
tions et convoquent une troisième rencontre pour y
son épouse, est une infirmière retraitée. Ils résident à
remédier. Catastrophe, plus que deux personnes se
San José, la capitale, soit à six heures d’autobus du
pointent le bout du nez. Ce déclin vertigineux aurait
village de Boruca. Un coordinateur local, un autoch-
dû leur signaler un problème d’acceptabilité sociale
tone de Boruca, supervise les travaux et les ressources
du projet.
humaines. Quelques familles hébergent les stagiaires et
les bénévoles. Les trois experts nord-américains, biolo- Qu’à cela ne tienne, les dirigeants sont convain-
giste, archéologue et docteur en cultures d’Amérique cus que leur projet est bien fondé et qu’ils doivent
centrale, sont invités à se prononcer sur le potentiel du aller de l’avant. Ils estiment, qu’à long terme, la
projet. Les deux stagiaires, ingénieur en environnement communauté saura reconnaître les bienfaits du projet
et professeure en éducation relative à l’environnement, et que ses membres imiteront les bonnes pratiques
exécutent leurs mandats académiques. Les quatre dont leur modèle d’éco-développement aura fait la
bénévoles (biologiste et étudiante en Éco-Conseil, démonstration.
ingénieur mécanicien et étudiant en Éco-Conseil, Force est de constater que les réunions organisées
professeure, anthropologue) réalisent les divers travaux par les dirigeants ne représentent pas des consul-
manuels requis (construire des maisons traditionnelles, tations publiques, mais plutôt des sessions d’infor-
semer, planter des arbres, inventorier des espèces, etc.). mation à sens unique. À travers nos lunettes de
Les experts ont été recrutés directement et aux frais des Blancs, nous serions tentés de dire que leurs efforts
dirigeants et ce, pour leurs compétences profession- ne s’inscrivent pas dans une démarche démocratique.
nelles. Dans le cas des bénévoles, ils l’ont été via des Cependant, il faut faire attention aux interprétations,
agences et ce, sur la base de leur motivation à car les intentions des dirigeants paraissent nobles et
s’impliquer et des objectifs inhérents au projet. Il est à sincères.
noter que ces derniers assument la totalité des frais
(transport, habitation, nourriture, etc.).
Acceptabilité sociale
Le projet Tel que vu précédemment, l’acculturation de la
réserve est partiellement attribuable à des projets
Le projet est administré par ses deux dirigeants via
bien intentionnés des Blancs. Or, les initiatives
un organisme sans but lucratif (OSBL).
provenant de l’extérieur du village ou de sources
Les objectifs généraux sont: individuelles ne sont pas facilement soutenues par la
– renforcer la culture autochtone: communauté issue d’une culture plutôt collectiviste
et risquent fort d’être mal perçu. Il est à noter que ni
– implanter un modèle de développement écolo-
le document officiel du projet, ni les rencontres
gique se conjuguant à la restauration de la Terre
d’information publiques explicitent les besoins
A c t e s

Mère:
actuels de la communauté.
– développer de nouvelles voies d’insertion de la
population autochtone à la vie économique du
pays.
218
Études de cas

La perception de plusieurs personnes du village – identifier les retombées et les bénéficiaires:


est donc que les objectifs de ce projet privé ne – générer un indicateur de soutenabilité:
répondent pas aux besoins des villageois puisque,
– transférer un outil de réflexion, de suivi et de
actuellement, seuls les dirigeants et quelques familles
bonification.
privilégiées en profitent. La communauté suspecte
des intentions cachées, suscitant des craintes et des
appréhensions. Somme toute, le projet n’est pas bien Application de la grille
vu par la communauté. On serait tenté de conclure Il est à noter que chaque rencontre d’équipe était
que certains autochtones manifestent de l’envie ou laborieuse puisqu’elle se déroulait en trois langues
de la jalousie ou que d’autres souffrent d’une vision (anglais, français et espagnol) et que les ressources
à court terme. Selon eux, il n’en est rien, c’est ce matérielles étaient très limitées (ordinateur, impri-
qu’ils appellent la méfiance indigène. mante, papier, photocopieur, etc.). Nous avons débuté
par un tour de table et demandé: «Selon vous, quels
Il faut donc plus qu’une origine autochtone, de
sont les objectifs du projet?» Toutes les réponses ont
l’intérêt et de la bonne volonté pour gagner la
été documentées et remises aux dirigeants en espérant
confiance des autochtones Brunka. Il faut les
qu’ils se fassent une tête sur les perceptions, exactes ou
impliquer dans l’élaboration du projet. Sinon, l’effet
erronées, de leurs collaborateurs étrangers.
domino que provoque l’insatisfaction est dévastateur
pour l’acceptabilité sociale puisqu’à travers ses réseaux Ceci nous a aussi fait réaliser qu’il y avait beaucoup
(clans, familles, amis, affaires, écoles, agences, etc.), d’interrogations et de perceptions erronées vis-à-vis le
une personne insatisfaite en parle à dix autres. La projet. Devant ce constat, il fallait mettre à niveau les
gestion participative est critique à cet égard. connaissances des analystes avant de pondérer les
objectifs de la grille. Pour y arriver, nous avons
Émergence de l’éco-conseiller d’abord, modifié la grille en lui ajoutant une colonne
intitulée «actions actuelles et futures» que nous avons
À la suite d’une visite de trois experts, les dirigeants
remplie préalablement aux rencontres en passant à
ont convoqué le coordinateur local et tous les colla-
travers les documents de référence du projet. La
borateurs étrangers à une rencontre d’évaluation du
pondération, l’identification des forces et des faiblesses
potentiel du projet.
du projet et la génération de pistes de bonification en
Outillés d’une grille de développement durable ont, par la suite, été grandement facilitées.
(Villeneuve, 1999, 2001 et 2003), nous avons pro-
Nous avons constaté qu’il était beaucoup plus
posé de faire l’analyse du projet avec les autres
délicat d’analyser le pôle économique que les autres
collaborateurs. Les dirigeants ont apprécié cette
pôles. Chaque analyste ressentait une injustice liée aux
suggestion et nous ont donné le feu vert. De plus,
attentes non comblées par les dirigeants. Nous avons
cette analyse nous donnait l’occasion d’œuvrer aux
réalisé que ces derniers faisaient face à des difficultés
interfaces de plusieurs disciplines, ce qui est parti-
de gestion «à distance» de leurs ressources humaines,
culièrement intéressant pour des éco-conseillers.
leur faible disponibilité locale générant des frustrations
Les objectifs de l’analyse sont: et du ressentiment au sein de leurs précieux colla-
– comprendre la perception des collaborateurs borateurs étrangers. En effet, ceux-ci donnent beau-
étrangers face au projet: coup de temps et d’argent pour participer à la
réalisation du projet et, lorsqu’ils sont mécontents, ils
– hiérarchiser les objectifs:
en parlent à la communauté qui se forge une opinion
A c t e s

– identifier les usagers et clarifier les usages du à partir de ces commentaires négatifs. Ce compor-
territoire: tement est nuisible à l’acceptabilité sociale essentielle à
la bonne réussite du projet.

219
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Il est aussi bon de noter que, bien que multidis- Communication interculturelle
ciplinaire, l’équipe d’analystes était constituée d’étran- À la suite de la rencontre de pondération du pôle
gers et s’est avérée relativement ignorante des besoins économique, le coordinateur local a qualifié l’équipe
de la communauté. N’étant pas du village et n’ayant d’analystes de «fermée et arrogante» et a qualifié la
pas accès à une analyse de vrais besoins, l’équipe grille, les réunions et les communications de méthodes
avançait à tâtons et, concours de circonstance, était de Blancs. Une délicate rencontre avec lui nous a
loin en aval. En fin de compte, la pondération permis de comprendre ce qu’il voulait dire. La grille
reflétait beaucoup plus les valeurs et les besoins des est linéaire (temps actuel et futur) versus cyclique,
étrangers que ceux de la communauté locale, d’où compartimentée (environnemental, social, écono-
l’importance d’inclure une majorité de villageois dans mique, éthique) versus intégrée (holistique) et indivi-
l’analyse. On se doit donc de reconnaître les limites dualiste (besoins) versus collectiviste. Les réunions
de rassembler des collaborateurs bien intentionnés étaient trop longues, disciplinées et compliquées. Les
mais qui restent tout de même des gringos. communications étaient ouvertes et directes. Les
Le concepteur de la grille décrit l’équipe comme discussions étaient, selon lui, empreintes de préjugés.
étant «un groupe d’analystes provenant de différents Ses commentaires ont fait réaliser à plusieurs analystes
horizons » (Villeneuve, 1999, 2001 et 2003). Il ne que les différences culturelles ne sont pas que
faudrait pas mal l’interpréter et ne rassembler qu’un folkloriques, mais qu’elles sont bien réelles.
groupe d’analystes provenant de différentes spécia- Dans une culture collectiviste, les individus
lités. La diversité et la représentativité de divers communiquent indirectement leurs idées. Elles sont
groupes d’intérêt sont essentielles dans une approche lancées dans la communauté, elles cheminent, elles
participative car la démocratie est au cœur de l’idéo- s’enrichissent et gagnent peu à peu du terrain. Le
logie même du développement durable. sujet ne fait surface en public que lorsqu’il est mûr.
L’analyse fut tout de même intéressante pour les C’est donc une approche de bouche à oreille et une
dirigeants puisqu’elle leur a permis de prendre forme de lobbying qui fait avancer les choses lente-
connaissance des perceptions et attentes particulières ment mais sûrement. Dans ce contexte, faire naître
des collaborateurs étrangers, soit un groupe d’intérêt des idées propres à chacun via des techniques et des
légitime. Les dirigeants pourront donc se servir du outils occidentaux de communication, tels les tours
fruit de l’analyse et la valider auprès de la commu- de table et les remue-méninges, s’avère maladroit,
nauté autochtone. Cependant, un danger les guette. mal adapté, voire offusquant. L’application de la
Convaincus du bien fondé de leur projet, les grille est difficile sans ces techniques, ce qui laisse
dirigeants risquent de n’utiliser ces connaissances que croire que cet outil est mal adapté à cette culture.
pour «embellir» leur vitrine et attirer plus de collabo- Par conséquent, l’éco-conseiller doit être cons-
rateurs étrangers, sans toutefois prendre conscience cient de ces importantes différences culturelles, il
que le projet d’éco-développement doit d’abord doit relativiser ses modes de pensée et s’adapter en
satisfaire les besoins réels et actuels du peuple brunka. conséquence.
Somme toute, même utilisée en aval, l’analyse du
projet avec la grille a permis d’identifier un malaise La fermeture
occulté jusque-là. Ce malaise a mis en évidence que Étant donné la nature délicate des constats et des
les attentes doivent être bien gérées, sinon l’accep- recommandations, la préparation de la présentation
tabilité sociale risque de dégringoler. Comme quoi, il de l’analyse finale aux dirigeants fut élaborée avec
A c t e s

n’est jamais trop tard pour analyser et bonifier un beaucoup de minutie. Elle était subtilement tissée
projet. d’un fil conducteur, soit la satisfaction des besoins.
Avec des gants blancs, nous leur avons présenté le

220
Études de cas

concept du développement durable, la grille pondérée, qui fait que le travail des bénévoles n’est pas juste-
les constats, les impacts et les recommandations. ment valorisé. En fin du compte, c’est le diablito qui
le sait et le gringoqui s’en doute…
Constats
• Les valeurs du projet sont compatibles avec la Bonification de la grille
démarche du développement durable. de développement durable
• La disponibilité locale actuelle des directeurs est La pyramide Abraham Maslow (1908-1970), psycho-
telle que la saine gestion des valeurs et des per- logue américain de renom, est une véritable référence.
sonnes est compromise. Cet outil est utilisé dans de nombreux domaines
(marketing, etc.) pour identifier les besoins et les
motivations des individus. La pyramide à cinq niveaux
Impacts n’est qu’une proposition qui, par sa simplification, est
• L’insatisfaction de plusieurs collaborateurs forcément schématique et doit être adaptée. Certains
entraîne un effet domino qui affecte négativement environnements1 ou cultures y rajouteront quelques
l’acceptabilité sociale du projet. niveaux plus ou moins concrets ou en changeront
certaines définitions. En bout de ligne, il n’y a que le
Recommandations premier niveau (respirer, boire, manger, survivre...) qui
reste incontournable. (Neau, 2003)
• Augmenter la disponibilité locale des décideurs
et/ou: Les objectifs de la grille sont catégorisés selon les
• jumeler un gestionnaire local de ressources quatre pôles du développement durable (éthique,
humaines au coordinateur actuel afin, qu’ensem- social, économique et environnemental). Cette façon
ble, ils identifient, comprennent et recherchent d’organiser les objectifs émane du besoin de calculer
des compromis pour satisfaire les besoins de tous un score par pôle et de le représenter graphiquement
les acteurs de la communauté ainsi que ceux des (indicateur de soutenabilité). Dans un objectif
décideurs. éthique, nous pourrions mélanger ces deux outils et
organiser les objectifs en fonction d’une culture ou
À notre grande satisfaction, les dirigeants ont d’un environnement1 spécifique. Au premier plan on
démontré une excellente réception. Ils étaient retrouverait les objectifs ayant le plus haut potentiel
souriants et ont formulé plusieurs commentaires de répondre aux besoins et, au dernier plan, ceux qui
positifs et constructifs dont celui de faire un suivi en ont très peu. Nous suggérerions ainsi une
dans un futur rapproché. séquence initiale de priorités à l’équipe d’analystes.
Évidemment, les analystes auraient toujours la
Le suivi possibilité d’en réorganiser l’ordre à volonté. De
Six mois plus tard, quelques courriels ont été envoyés plus, avec les chiffriers électroniques, le calcul des
aux dirigeants pour recueillir leurs commentaires scores et la génération de l’indicateur de soutenabi-
relatifs au contenu, à l’utilisation et à la valeur de la lité demeurent tout à fait possibles. Nous pourrions
grille pondérée, mais ils sont restés sans réponse. même penser à calculer un score pour chaque niveau
de la pyramide de Maslow.
Que faut-il en conclure? Un manque de dispo-
nibilité, un problème d’ordinateur, une barrière Au fait, le développement durable étant anthro-
culturelle, une prise de conscience gênante, un outil pocentré et devant satisfaire, entre autres, les besoins
A c t e s

trop complexe ou un manuel d’utilisation mal des plus démunis, les objectifs qui répondent aux
adapté ? On peut aussi penser bêtement qu’en
général les gens apprécient mieux ce qu’ils payent, ce 1. Pauvreté, industriel, intellectuel, etc.

221
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

besoins incontournables du premier niveau devraient preuve d’écoute et de compassion pour jeter des
se retrouver en priorité vers le haut la grille puisque: bases solides (besoins réels) à l’éventuelle prise de
«Ventre affamé n’a point d’oreille ! » Alors, pourquoi décision.
ne pas concevoir une série de grilles adaptées?
En aval, les éco-conseillers ont besoin d’outils
En ce qui a trait à la pondération des objectifs de dynamiques pour favoriser des décisions qui incluent
la grille, elle est actuellement constante avec une tous les critères locaux et globaux et qui s’adaptent à
valeur maximale de 3. Il serait intéressant de pouvoir la diversité des cultures. Gros défi s’il en est un!
la faire varier proportionnellement au niveau de la Actuellement, la majorité des décisions d’affaires
pyramide. Par exemple, les objectifs répondant aux sont justifiées à l’aide du business case économique.
besoins du premier niveau, dits primitifs, pourraient Il serait d’une grande aide aux professionnels du
avoir une pondération maximale de 5 ou 7, pour développement durable d’avoir accès à des modèles
ensuite diminuer graduellement jusqu’à 3 pour du business case à trois colonnes (économique, social
s’ajuster à ceux dits évolués (haut de la pyramide). et environnemental). S’ils n’existent pas, inventons-
les! S’ils existent vulgarisons-les!
Réflexion générale sur les outils À l’image du développement durable qui exige
disponibles aux éco-conseillers qu’on renonce à la vision linéaire, simpliste et irréaliste
On le répète, le développement durable est centré du développement basé sur l’optimisation d’un seul
sur l’homme et a pour but de satisfaire ses besoins critère (croissance économique), l’éco-conseiller doit
actuels et futurs. Mais qu’est-ce qu’un besoin? Selon renoncer à l’idée du super outil multi usage et doit
le Petit Larousse, un besoin est un désir, une envie, accepter celle d’un coffre rempli de plusieurs outils
naturelle ou pas, un « état d’insatisfaction dû à un facilitant la prise de décisions complexes. En recon-
sentiment de manque ». Un sentiment, c’est une naissant les forces et les faiblesses de chacun des outils,
« connaissance plus ou moins claire donnée d’une on se permet d’identifier ceux qui doivent être amé-
manière immédiate» (sensation, impression). liorés et ceux qui nous manquent afin de les inventer.
Un tel exercice mérite qu’on s’y attarde sérieusement.
De plus, le langage, le degré de collectivisme, le
contexte, la proxémie, le temps, la tolérance à l’incer- Pour espérer apporter une aide véritable à la
titude et les relations de pouvoir d’une culture ne sont décision, encore faut-il que la relation qui existe
que quelques-uns des concepts de communication entre l’aidé et l’aidant soit basée sur la confiance
interculturelle que considèrent les éco-conseillers. mutuelle. La crédibilité se mérite et prend du temps,
beaucoup de temps. L’éthique doit être le coffre à
Ainsi, les professionnels d’un développement
outils des éco-conseillers et doit être mise en valeur
durable, ou éco-conseillers, œuvrent dans des
par tous et en tout temps.
domaines de connaissances aussi flous qu’exacts.
L’homme est cœur, raison et d’une grande diversité Un exemple d’innovation durable se trouve dans
culturelle. J’ose croire que les éco-conseillers consi- le domaine des consultations privées via les tech-
déreront équitablement ces trois éléments lors de la nologies de l’information telle la toile du Web. Déjà
conception ou de l’utilisation d’outils. De plus, pour depuis quelques années, IBM invite tous ses em-
favoriser l’acceptabilité sociale de ces outils, ils ployés à se prononcer en ligne sur des thèmes impor-
devraient être conçus avec et pour les populations tants. Le plus récent, le WorldJam 2004, a duré
locales et ce, dans un langage adapté et vulgarisé. 54 heures et a recueilli plus de 32000 commentaires
qui se sont résumés en 191 propositions. Ensuite, les
A c t e s

En amont, les éco-conseillers ont besoin de


employés ont choisi les propositions prioritaires et la
connaissances relatives aux émotions, aux sentiments
haute direction s’est engagée à réaliser 35 des mieux
et à la psychologie de l’homme et doivent faire
cotées. Le web met en réseau la planète et offre un

222
Études de cas

potentiel incroyable de consultations publiques et de Pour compliquer le tout, le manque de disponi-


démocratie participative. Il ne reste qu’à l’exploiter bilité des dirigeants pour satisfaire les besoins des
en respectant des règles éthiques, ce à quoi les éco- intervenants locaux, a contribué à augmenter leur
conseillers peuvent contribuer grandement. frustration. La diffusion de cette insatisfaction au sein
de la communauté a saboté l’acceptabilité sociale du
Conclusion projet, c’est l’effet domino. D’ailleurs, les recomman-
dations découlant de l’analyse visent justement à
Il a été très facile pour deux étudiants en Éco-
solutionner cette difficulté de gestion des ressources
Conseil de se laisser séduire par ce projet d’éco-
humaines qui doit chercher à satisfaire les besoins
développement conçu pour des autochtones brunka,
actuels sans compromettre ceux des générations
dirigé par un autochtone brunka et cadré par des
à venir.
objectifs compatibles aux principes d’un développe-
ment durable. L’analyse en aval du projet via l’appli- Finalement, un outil technique d’aide à la
cation d’une grille de développement durable leur a décision, aussi simple et convivial soit-il, risque de ne
procuré une précieuse expérience. pas être adapté à toutes les cultures et à tous les
utilisateurs. Sa conception et/ou son application
On réalise qu’il faut plus que de la bonne
nécessitent une souplesse face aux données locales. En
volonté, des objectifs mesurables et un bon cadre de
ce sens, l’éco-conseiller incarne «techn’éthiquement»
référence. C’est l’exécution quotidienne d’actions
l’outil hybride par excellence.
concertées sur le terrain qui favorise l’atteinte du
succès. De plus, la partie se joue selon des règles
propres à la culture locale que l’on doit connaître et Bibliographie
respecter. Ce défi est au cœur de ceux et celles qui Huybens, et Villeneuve, C. (2004), «La profession-
travaillent à mettre en œuvre des actions porteuses nalisation du développement durable: au-delà du
d’un développement durable. clivage ou de la réconciliation écologie –
économie», dans: VertigO, vol. 5, n° 2.
Malgré la riche diversité professionnelle de
l’équipe d’analystes, la justesse de l’analyse était biaisée Huybens, N. (2003-2004), Cours de communication
étant donné une faible représentativité locale. Tout de et environnements, dans Cours ECC802 et
même, elle a le mérite d’avoir révélé l’absence d’une ECC815, DESS en Éco-conseil, UQAC.
étape préalable à l’exécution du projet et un malaise Morales, J.C., Garro Valverde, L. (2002), Ecodes-
au niveau de la gestion des ressources humaines. C’est sarrollo y conservacion global en terriotorio
bien la preuve qu’il n’est jamais trop tard pour indigena, Boruca, Costa Rica.
effectuer une analyse de développement durable, une
bonification quelconque risque fort d’en découler. Villeneuve, C. (1999, 2001 et 2003), Comment
analyser un projet de développement durable,
Pour augmenter les probabilités d’acceptabilité Chaire en Éco-conseil, en ligne http://dsf.uqac.
d’un projet au sein d’une communauté visée, une ca/Éco-Conseil.
étape préalable à l’exécution d’un projet qu’on
souhaite durable est requise. Celle de l’identification Villeneuve, C. et Huybens, N. (2002), « Les éco-
et de la hiérarchisation des besoins à court et à long conseillers, promoteurs et acteurs du dévelop-
termes avec les personnes impliquées. Dans le cas pement durable», VertigO, vol. 3, n° 3.
présent, cette étape essentielle a été escamotée. Ce Working Abroad Projects (2004), Ecological Develop-
projet apparaît donc aux villageois comme étant une
A c t e s

ment in Indigenous Territory, Boruca, Costa Rica.


initiative personnelle et privée, voire de Blanc,
contraire à leur culture collectiviste, induisant ainsi
leur méfiance. La démocratie reste incontournable!

223
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Sites Internet
Neau, Erwan (24 novembre 2003), La pyramide de
Maslow (le besoin) http://erwan.neau.free.fr/
Toolbox/Pyramide_de_Maslow_-_le_besoin.htm
Villeneuve, C. (3 mars 2005), Qu’est-ce que le
développement durable ?, http://dsf.uqac.ca/eco-
conseil/
A c t e s

224
Enjeux de la gestion sociale de l’eau:
Un peu de l’expérience brésilienne
Daniel José DA SILVA, enseignant du Département d’ingénierie sanitaire
et environnementale de l’Université fédérale de Santa Catarina. Florianópolis, SC,
Brésil. En stage postdoctoral au GREIGE/ISE/UQÀM (2004-2005). daniel@ens.ufsc.br

Cet article est divisé en deux parties. La première texte a constitué le principal instrument juridique
présente ce que nous appelons les dimensions de la fédéral de réglementation et de médiation de
gestion de l’eau au Brésil : la dimension juridique, l’utilisation publique et privée des eaux jusqu’en
stipulée dans la Loi fédérale 9.433, qui a institué la 1997, avec l’édition de la Loi fédérale 9.433, qui a
Politique brésilienne des ressources hydriques; la dimen- institué la Politique nationale des ressources
sion sociale, représentée par l’ensemble des participations hydriques. Cette loi constitue, aujourd’hui, le pilier
de la société via des comités, conseils et mouvements central de l’ensemble juridique de la gestion des eaux
sociaux en faveur de l’eau; et la dimension écologique, au pays. La création du Conseil national des
mise en évidence par la réalité des formations géolo- ressources hydriques et des conseils provinciaux,
gique, écologique et hydrologique du pays. La deuxième dotés des compétences normatives pour éditer des
partie s’articule autour des principaux défis du processus résolutions ayant force de loi, du Système national
de gestion sociale des eaux au Brésil : le défi pédago- de gestion des ressources hydriques, comme
gique, qui traite de la nécessité d’élaborer de nouveaux structure institutionnelle intégratrice, et de l’Agence
concepts indispensables à la gestion des eaux ; le défi nationale des eaux, comme exécutrice de la
politique, qui explore la nécessité d’une médiation des politique, représente la dimension juridique de la
conflits entre la gestion locale et la gestion nationale; et gestion de l’eau dans le pays.
le défi civilisateur, qui tente d’éclaircir les nouvelles
valeurs civilisatrices présentes dans le processus de Figure 14
gestion sociale de l’eau. Les dimensions de la gestion de l’eau
JURIDIQUE
Les dimensions de la gestion
de l’eau au Brésil
En utilisant l’épistémê transdisciplinaire, dans
laquelle chaque dimension de la réalité est donnée
par un ensemble de phénomènes dont les compor- ÉCOLOGIQUE SOCIALE
tements sont déterminés par des lois différentes,
résultant des forces, des temps et des mouvements
LA DIMENSION SOCIALE. Les premières
spécifiques de chaque réalité, nous pouvons pré-
études de planification des ressources hydriques ayant
senter la gestion de l’eau comme un phénomène
le bassin hydrographique comme unité, réalisées au
constitué de trois dimensions de la réalité : l’écolo-
début des années 1960, avec les travaux effectués par
gique, la sociale et la juridique.
la Surveillance de développement du nord-est
A c t e s

LA DIMENSION JURIDIQUE. La dimension (SUDENE) constituent un second moment


juridique de la gestion des eaux au Brésil a pour historique. Dans les années 1970, nous avons eu les
origine l’édition, en 1934, du Codes des eaux. Ce premières études nationales de planification des

225
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

bassins, réalisées par le Département national des eaux naturels associés à la circulation de l’eau dans la
et de l’énergie électrique (DNAEE), du ministère des nature. Les personnes et les organisations participant
Mines et de l’Énergie. Dans les années 1980, aux différents processus de gestion sont obligées
apparaissent les premières initiatives d’organisations d’utiliser de nouveaux concepts, de nouvelles lois et de
des sociétés locales, avec la constitution de consor- nouvelles notions d’espace et de temps dans l’argu-
tiums intermunicipaux pour la gestion des bassins. mentaire qu’elles utilisent pour présenter et défendre
Mais, c’est au cours des années 1990 que la gestion leurs intérêts.
sociale de l’eau a débuté dans les provinces, avec la
Les bassins hydrographiques brésiliens possèdent
promulgation des lois sur les ressources hydriques, la
une géographie définie par la formation géologique du
création de conseils et la formation des premiers
continent américain, déterminée à la base par les
comités de bassins. Ce mouvement s’est consolidé
mouvements tectoniques qui ont façonné la plate-
pendant les dix dernières années. Aujourd’hui, le
forme continentale atlantique, avec sa séparation du
Brésil possède près de 100 comités de bassins,
continent africain, il y a 130 millions d’années, et la
21 conseils provinciaux et un conseil national, cons-
côte du Pacifique, avec l’émergence de la cordillère
titués de 4000 participants, ce nombre correspondant
andine, il y a 60 millions d’années. C’est seulement à
approximativement au nombre d’organisations pu-
partir de ces dates que les lignes de partage des eaux
bliques, d’usagers de l’eau et de la société civile
ont été complètement définies et que les eaux du
impliquées dans la gestion de celle-ci. Dans une
continent ont finalement trouvé leurs chemins. La
proportion modeste, soit dix personnes directement
géologie de la source atlantique brésilienne est mar-
engagées pour chaque représentant, nous constatons
quée par la Serra Geral, au sud, et par la Serra do Mar,
un mouvement social de près de 40 000 personnes
dans le sud-est. C’est la période durant laquelle le cycle
travaillant de façon volontaire à la gestion de l’eau au
hydrologique s’est complété avec ses phases super-
Brésil. Outre la participation aux comités de bassins
ficielle et souterraine. La première, en prenant les
et l’implication dans les organismes supérieurs du
éléments nutritifs servant à la formation des écosys-
Système national de gestion de ressources hydriques, il
tèmes, et la seconde, en formant les aquifères présents
y a aussi la contribution de gens dans les forums
aujourd’hui sur le territoire national, à commencer par
sociaux formés par divers réseaux de participation
le plus grand de tous, l’aquifère Guaraní, s’étendant
citoyenne, entre autres, le Forum national de comités,
sur 1,2 million de km2 et dont plus de 80% appar-
le Forum national d’entités de la société civile dans des tiennent au Brésil.
comités de Bacias, le Mouvement national citoyenneté
par les eaux et le Réseau des eaux brésiliennes. Ces Le Brésil a une superficie de 8,5 millions de km2.
mouvements, constitués de centaines d’organisations Dans ce territoire, la nature s’est organisée en sept
sociales comptent des milliers de Brésiliens qui grandes formations écologiques:
interagissent de façon virtuelle ou conventionnelle. Ce – les écosystèmes côtiers, couvrant 2% du territoire,
bref résumé dresse un portrait réaliste de la dimension soit plus de 8000 kilomètres de côte atlantique,
sociale de la gestion de l’eau au Brésil. où se détachent les dunes, les falaises, les estuaires
LA DIMENSION ÉCOLOGIQUE. Aux dimen- et les marais, outre l’écosystème marin lui-même
sions juridique et sociale de la gestion de l’eau au de la plate-forme continentale;
Brésil s’arriment une dimension d’ordre écologique, – les champs méridionaux, occupant 3 % du terri-
dont les principales composantes sont: la formation toire, soit la moitié sud de l’État de Rio Grande
géologique, les écosystèmes et l’hydrologie des bassins Do Sul, à partir du bord de la Serra Geral, avec
A c t e s

hydrographiques brésiliens. Cette dimension écologique une morphologie de plaines présentant de douces
englobe l’information, la connaissance, les savoirs et ondulations. Ces champs méridionaux, peu fer-
la prise de conscience des principaux phénomènes tiles, sont formés par l’altération de sols profonds
et arénacés;
226
Études de cas

– la forêt atlantique, qui s’étale sur 15 % du terri- partage des eaux du bassin de Rio da Prata. Les eaux
toire, est l’écosystème qui possède la plus grande de ce bassin courent en direction sud, vers l’intérieur
biodiversité de la planète. Il s’élargit du sud au des terres. C’est la source de l’intérieur. Les eaux de
nord-est brésilien, agglomérant, dans un grand tous les autres bassins brésiliens s’écoulent du sud au
biome, des écosystèmes de montagnes, des forêts nord, vers l’océan Atlantique. C’est la source atlan-
d’araucarias, qui sont les conifères brésiliens, et la tique. Dans la source de l’intérieur, il y a trois régions
forêt « ombrófila » dense, qui occupe le littoral hydrographiques: celles des fleuves Uruguay, Paraná
brésilien et constitue le plus grand carrefour et Paraguay. La surface de cette source correspond à
écologique de la faune et de la flore du pays; 17% du territoire national et à 10% de son volume
– la Caatinga, constituant 7% du territoire, occupe total d’eau. Ces fleuves se trouvent sur le bassin sédi-
l’intérieur de la région du nord-est. Caractérisée mentaire du Paraná, où est situé l’aquifère Guaraní.
par un climat semi-aride, elle possède un sol La source atlantique comprend neuf régions hydro-
arénacé, avec une flore diversifiée de basse stature; graphiques, avec 83 % du territoire et de 90 % du
volume total d’eau. La région amazonienne représente
– le Cerrado, recouvrant 24% du territoire, occupe
46 % du territoire et 68 % du volume d’eau. Les
les terres du plateau central du pays, constitue le
précipitations moyennes annuelles varient de moins
principal écosystème de frontière et possède donc
de 1 000 mm dans les bassins nord-est et à plus de
des zones de transition avec l’Amazonie, la
2 500 mm dans l’Amazonie, avec une moyenne
Caatinga, la forêt atlantique et le Pantanal.
d’environ 1400 mm dans les autres bassins. À travers
Formé de sols plats, profonds et fertiles issus de
le Brésil, s’écoulent en moyenne 8000 km3 d’eau par
l’effusion basaltique qui a confiné l’aquifère
année, soit 20% du total des eaux qui transitent sur
Guarani, le «cerrado» est la savane qui a la plus
la planète.
grande biodiversité de la planète. C’est le grand
grenier de production agricole du pays; La dégradation des eaux et de l’environnement est
– le Pantanal, meublant 3 % du territoire, occupe présente dans tous les bassins. Le déboisement est
l’extrémité occidentale de la région centre-ouest généralisé et va en augmentant. Les chiffres concer-
du pays. Placé au coeur du continent latino- nant les superficies déboisées permettent de constater
américain, il est l’une des plus grandes plaines l’ampleur du problème: 15% pour l’Amazonie, 80%
d’inondation continue de la planète. C’est là que pour le Cerrado et la Caatinga et 83% pour la forêt
prend naissance le fleuve Paraguay. Son écologie atlantique. L’utilisation de l’eau varie de bassin en
est déterminée par le cycle hydrologique de bassin. L’irrigation consomme de 60 à 90% de l’eau
sécheresses et d’inondations, qui caractérise sa et, dans quelques cas, représente le plus grand conflit
riche biodiversité de faune, spécialement les d’usage avec l’approvisionnement urbain. La pollution
oiseaux, poissons et mammifères; via les égouts domestiques est la principale cause de
contamination des eaux, à l’exception des bassins du
– et l’Amazonie, totalisant 46 % du territoire,
sud et du sud-est où il y a une forte concentration
occupe la zone équatoriale brésilienne. Elle est
industrielle et agricole (élevage de porcs). L’exploi-
formée de plaines, avec des sols peu fertiles et un
tation minière, qui est présente dans tout le pays, tue
cycle hydrologique de haute précipitation, d’où
les fleuves et pollue les aquifères. L’utilisation des
l’exubérance de la faune et de la flore et la
ressources hydriques du Brésil dans une perspective de
présence de stratus au-dessus des 50 mètres.
développement durable est plus qu’un défi de gestion:
La dimension écologique de la gestion de l’eau au c’est un défi de civilisation.
A c t e s

Brésil se complète avec la formation hydrologique de ses


bassins. Le Brésil possède deux grandes sources, dont
le sens d’écoulement est déterminé par la ligne de

227
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Les défis pour la gestion sociale nécessité de l’édification d’une connaissance portant
de l’eau au Brésil sur : l’esprit de la Loi des eaux, les concepts écolo-
Cette partie aborde les divers défis de chacune des giques et les méthodologies de médiation de conflits.
trois dimensions de la réalité de la gestion de l’eau En quoi chacun de ces éléments peut-il aider à la
dans un noyau de relations inter-rétroactives, donné gestion sociale de l’eau ? En premier lieu, il y a la
par les mots-clés : pédagogique, politique et civilisa- puissance que génèrent les personnes grâce à leur
teur. Chacun de ces défis essaie de répondre à une participation citoyenne dans le processus. En second
question stratégique de la gestion, dont la non- lieu, il y a la prise de conscience et la constitution
solution impliquerait un éloignement entre l’esprit d’une culture du développement durable et, finale-
de la loi des eaux et le processus social, avec la ment, il y a la construction d’une substantialité du
réduction du poids relatif à cette dimension. contexte de chacun des intérêts corporatifs en jeu
et une ouverture au dialogue et à la médiation.
Figure 15 Les participants des comités de bassins au Brésil
Les défis pour la gestion sociale de l’eau perçoivent que la Loi 9.433 est toujours la réserve à
CIVI LISA TEUR laquelle tous font appel pour renforcer leurs argu-
ments. Sa plasticité semble être infinie. La cons-
truction de l’esprit de la loi, à partir du legs de
Montesquieu, nous a montré qu’elle peut aider à
l’identification des arguments qui sont plus proches
PÉDA GO GIQ UE PO LITIQU E des fondements de la loi et des relations nécessaires
que celle-ci impose. La connaissance de cet esprit
permet aux participants sociaux d’intervenir et de
Le défi pédagogique questionner avec plus de pouvoir que leur conférerait
la défense seule des intérêts de leur organisation. La
La question stratégique du défi pédagogique peut
même chose se produit avec les concepts écologiques.
ainsi être formulée : comment faire pour que les
Ils servent aux participants à se construire une vision
personnes participant au processus de gestion sociale des
locale du développement durable pour leur bassin. La
eaux incorporent la complexité des sujets et l’informa-
gestion de l’eau, à partir de sa propre base légale,
tion spécifique dans leurs arguments et intérêts, en
impose déjà une gestion articulée et intégrée au déve-
considérant l’hétérogénéité de la formation culturelle et
loppement durable. La construction pédagogique
scolaire de ces groupes?
induite par cette prise de conscience facilite la contex-
L’esprit de la Loi 9.433 constitue le plus grand défi tualisation des intérêts de chacun et favorise l’amorce
pédagogique de la gestion des eaux. Cet esprit est d’un processus de médiation et d’actions coopératives
donné par l’ensemble de la structure de la Loi, les visant la régénération, la prévention et le contrôle de la
phénomènes qu’elle représente et les relations néces- dégradation des bassins hydrographiques.
saires pour sa réalisation. Dans les dimensions écolo-
gique et hydrologique, l’élaboration des concepts Le défi politique
d’écosystème et de cycle hydrologique et leur La question stratégique du défi politique peut ainsi
visualisation dans la géographie et la géologie du être formulée: comment rendre efficace le processus de
bassin hydrographique constituent les principaux défis gestion de l’eau, au plan social, dans la mesure où des
pédagogiques. Dans la dimension sociale, la construc- intérêts locaux sont confrontés à une culture politique
A c t e s

tion d’une épistémê de la médiation, en substitution à nationale centraliste et possédant les leviers du pouvoir?
l’idéologie de la négociation, est le principal défi du
processus. Le défi pédagogique réunit donc la La gestion des eaux possède une dialogique
d’espaces et de pouvoirs qui sont liés. D’une part, il
228
Études de cas

y a la dimension physique du bassin hydrogra- dialoguer avec le pouvoir local, construit à partir d’une
phique, un territoire, un lieu où la dynamique des démocratie participative, où certaines organisations de
relations entre utilisateurs est affaire locale. D’autre la société civile obtiennent des résultats majeurs bien
part, dans une autre logique de relations, la gestion que non élues. La construction de grands barrages et
des eaux devient une affaire publique et s’incarne par l’exploitation de ressources minérales sont d’autres
le biais d’une politique nationale. L’un et l’autre sont exemples où les intérêts de minorités influentes sont
conflictuels car les intérêts divergent. Au niveau favorisés au détriment de la volonté du plus grand
local, les utilisateurs sont associés à la gestion de l’eau nombre. L’instance qui tranche ce type de conflit est le
dans une optique de préservation de l’environne- Conseil national des ressources hydriques.
ment. Au plan national, les intérêts sont de nature Tous les défis possèdent une potentialité de
plus diffuse et, généralement, sont associés aux solutions spécifiques et adaptées, dans la mesure où les
coalitions politiques et aux lobbys économiques que instances décisionnelles sont à l’écoute des avis
soutiennent les gouvernements. Dans les deux provenant des organismes locaux. Il est primordial que
espaces, la démocratie et la culture de la concentra- celles-ci soient clairement décrites et justifiées afin
tion du pouvoir coexistent. Le défi politique de la d’identifier les divergences culturelles qui engendrent
gestion sociale de l’eau passe nécessairement par le le conflit, tout en gardant à l’esprit qu’elles évoluent
dialogue et par la compréhension de ces deux dans le temps et conséquemment ne peuvent servir de
concepts – démocratie et pouvoir – et du politique prémisses dans les conflits à venir. Au Brésil, chaque
instrument de médiation. fois que le pouvoir local des communautés s’est fortifié
La gestion sociale des eaux par bassins hydrogra- et a manifesté sa volonté, le pouvoir national l’a systé-
phiques au Brésil a conféré aux communautés locales matiquement dénigré, étouffé et réprimé. La culture
des pouvoirs accrus. Ceux-ci se matérialisent par persistante de la concentration du pouvoir au Brésil
l’instauration des forums consultatifs permettant aux représente un frein à l’évolution de la société. L’hégé-
communautés concernées de participer à l’élabora- monie politique sans vision d’avenir fait en sorte que
tion de solutions locales, négociées, consensuelles et les solutions apportées aux défis du développement
très souvent médiatisées. L’idée voulant que ce qui s’avèrent toujours des étapes de recul. L’émergence du
est «meilleur pour tous n’est pas forcément incom- phénomène social de prise en charge de la gestion de
patible avec ce qui est meilleur pour chacun » est l’eau par les communautés locales représente un
dorénavant envisagée comme possibilité de gestion moment historique. Nous espérons qu’elle permette
locale et n’est plus seulement perçue comme une la venue de solutions novatrices adaptées aux réalités
décision politique déconnectée des réalités et de la locales. Pour ce faire, nous devons travailler afin de
culture locale. La mise en place d’une réelle gestion relever le défi civilisateur que représente la gestion de
participative, non technocratique, menant à l’élabo- l’eau au Brésil.
ration de plans stratégiques de bassins est un exemple
de la capacité locale des communautés de bassin à Le défi civilisateur
trouver leurs propres solutions. Celles-ci cependant
La question stratégique du défi civilisateur peut ainsi
vont à l’encontre des visées nationales. Les divers
être formulée: comment le processus de gestion sociale de
ouvrages modifiant le cours du fleuve San Francisco
l’eau pourra contribuer à la consolidation d’une culture
en sont un bon exemple, le gouvernement fédéral
du développement durable dans le pays, considérant que
ayant imposé sa décision sans tenir compte des
la notion de limite de la ressource est inexistante et face à
recommandations du comité de bassin.
A c t e s

l’absence d’une pratique médiatrice dans la culture


Les conflits entre les divers paliers de gestion politique et économique des élites brésiliennes?
peuvent s’expliquer par la difficulté qu’éprouve le
pouvoir national, issu d’un processus démocratique, à

229
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Un plan de gestion de bassin hydrographique des solutions consensuelles et adaptées, perçues par les
s’inscrit dans une perspective de développement communautés concernées comme étant respectueuses
durable local, en autant que l’usufruit de l’eau et de des leurs valeurs (équité, justice, altruisme), en
la nature est compatible avec les limites écologiques adéquation avec leurs aspirations locales ainsi qu’avec
fixées par la nature. La notion de limite des la compréhension qu’elles ont de l’esprit des lois,
écosystèmes et de seuil de renouvelabilité constitue relatives à la gestion de l’eau et plus généralement de
le premier grand défi épistémologique pour une celles touchant l’environnement. Grâce aux amen-
société qui désire être soutenable. Aujourd’hui, la dements de la législation conférant aux communautés
politique et l’économie ne possèdent pas de limite. des droits de regards réels sur le devenir, le pouvoir
La notion de limite comme une épistémê civilisatrice décisionnel est dorénavant partagé. Le rapport de
nous permet de comprendre que la réalisation de force qui, jusqu’à récemment, mettait en scène la
projet de développement durable est liée à l’existence bonté des uns et la faiblesse des autres s’est méta-
de limites des écosystèmes. Les acteurs à l’origine de morphosé, donnant naissance à une nouvelle
projets de développement qui se veulent durables et conscience civilisatrice ainsi qu’à la nécessité de tenir
qui visent une certaine autonomie doivent être compte, dans la pratique, de ces changements légis-
conscients que l’espace et les ressources sont limités. latifs. Ceux-ci confèrent un statut légal au comité de
Le bassin hydrographique, avec ses limites topogra- bassin dont la distribution du pouvoir tend à être
phiques, ses écosystèmes, son cycle hydrologique, ses tripartite : un tiers des représentants provenant du
quantités d’eau en mouvement ou stockées, est une secteur public, un second tiers du secteur des usagers
source d’apprentissage pour les écoliers, les étudiants et un dernier tiers du secteur social. La pertinence des
et pour les personnes participant au processus de solutions apportées et l’efficacité du fonctionnement
gestion des eaux. La gestion par bassin, une fois prise des comités seront garantes de leur pérennité.
en charge par les communautés locales, devient un
Le troisième élément du défi civilisateur pour la
lien culturel. S’il n’est pas possible d’augmenter la
gestion sociale de l’eau est la reconnaissance de la
quantité d’eau et de sol d’un bassin, il est toutefois
nécessité et de l’utilité d’une approche gagnant-
possible de veiller à sa conservation afin d’assurer la
gagnant et transdisciplinaire dans les processus de
pérennité de la ressource.
médiation des conflits. La prise en compte des avis
Un plan de bassin est le fruit d’une nouvelle pra- provenant de plusieurs disciplines s’est en effet avérée
tique du pouvoir. Les avancées des communautés extrêmement utile dans la phase d’implantation sur
locales se consolident et les solutions imaginées font le terrain, plus acceptable car mieux adaptée. Cette
consensus, nous ne sommes plus dans une dynamique transdisciplinarité a permis de valoriser la réalité
où une majorité gagne et une minorité perd, mais en multiforme des phénomènes naturels et sociaux
présence d’un forum où chacun réussit à voir ses présents. Son mode de fonctionnement basé sur le
intérêts spécifiques préservés et/ou ajustés en fonction dialogue entre les divers savoirs et cultures, dépourvu
de ce qui est meilleur pour tous. Cette nouvelle de préjugés ainsi que sa capacité à construire des
logique du pouvoir est ternaire. Elle dépasse la logique espaces et des moments pédagogiques et coopératifs
binaire de l’actuel style de développement, dans lequel pour le travail nous ont démontré son utilité didac-
la relation de pouvoir qui définit les règles est une tique pour le traitement de la complexité des pro-
relation exclusive entre les pouvoirs public et privé. blématiques relatives à la gestion de l’eau. La trans-
Généralement, le premier est au service du second. disciplinarité, avec sa logique ternaire, permet de
Dans la gestion des bassins hydrographiques, apparaît valoriser la description de chacune des facettes de
A c t e s

un troisième foyer de pouvoir qui est représenté par cette complexité sans nécessiter de réduction ou d’ex-
les organisations de la société civile, qui défendent, clusion dans le processus de médiation des conflits.
certes, des intérêts diffus, d’où émergent cependant

230
Études de cas

Conclusion grâce à laquelle nous pourrons apprendre un peu


e
Cet article a été écrit pour le 73 Congrès de plus. Les solutions demanderont l’ouverture d’un
l’ACFAS, qui se tenait en mai 2005 à Chicoutimi, et dialogue constructif sur les retours d’expériences
présente une synthèse de nos travaux d’enseignement, permettant un partage des savoirs. Le bassin, avec sa
de recherche et de projection dans le secteur des communauté locale, est un lieu où toutes les solu-
ressources hydriques, particulièrement au niveau de tions des technologies et des méthodologies ont
nos apprentissages du processus de gestion par bassin besoin d’être construites localement de façon pédago-
hydrographique au Brésil. Je remercie la com- gique et politique, mais aussi dans une perspective
munauté de montagne de la ville d’Urubici, dans la civilisatrice, humaniste et soutenable. Si dans la
province de Santa Catarina, au sud du Brésil, et le dimension locale nous sommes tous différents, avec
Comité du bassin de Rio Canoas, pour l’élaboration des idées et des intérêts divergents, dans la dimension
de son Plan stratégique, ainsi que l’Université fédérale planétaire, nous sommes tous des humains à la
de Santa Catarina, le Département d’ingénierie recherche du bonheur et du sens de la vie.
sanitaire et environnementale, mes étudiants et les
Sites Internet
chercheurs de mon groupe de travail. Je veux aussi
témoigner ma reconnaissance à M. José Prades, direc- Agencia Nacional de Águas, 24 mars 2005, Gestão
teur du Groupe de recherche interdisciplinaire en dos Recursos Hídricos. www.ana.gov.br
gestion de l’environnement (GREIGE), de l’Institut Brasil, Instituto Brasileiro do Meio Ambiente e dos
de sciences de l’environnement (ISE), de l’Université Recursos Naturais Renováveis, 24 mars 2005,
du Québec à Montréal (UQÀM), pour son accueil et Ecossistemas Brasileiros. www.ibama.gov.br
son dialogue constant. Mes remerciements vont
également à l’enseignante Elizabeth Farias Da Silva, Brasil, Ministério do Meio Ambiente, 24 mars 2005,
pour la lecture du texte en portugais de même qu’aux Sistema Nacional de Gerenciamento de Recursos
enseignants Diallo Alpha Mamadou, étudiant au Hídricos. www.mma.gov.br
doctorat de l’ISE/UQAM, et Marie Jean, du Centre Brasil, Ministério do Meio Ambiente, Secretaria
Saint- Louis, pour la lecture du texte en français. Nacional de Recursos Hídricos, 24 mars 2005,
Ce texte constitue une introduction à la recherche Plano Nacional de Recursos Hídricos. www.
en cours visant à comparer les réalités de la gestion pnrh.cnrh-srh.gov.br
des eaux au Québec et au Brésil. À l’instar du Brésil, Eau secours. 24 mars 2005, Comités de citoyen.
le Québec possède une loi qui considère l’eau comme www.eausecours.org
étant du domaine public et dont la gestion doit se
Forum Nacional de Entidades da Sociedade Civil em
réaliser par bassins hydrographiques, de façon inté-
Comitês de Bacias, 24 mars 2005, Os olhares da
grée avec la gestion de l’environnement et la partici-
sociedade civil sobre a transposição do São
pation de la société. L’objectif principal de ces deux
Francisco. www.fonasc-cbh.org.br
lois est une utilisation durable et soutenable de l’eau
par les générations présentes et futures. Dans notre Québec, Canada. Ministère du Développement
recherche, les différents concepts et méthodologies durable, de l’Environnement et des Parcs,
brésiliens ont été analysés afin de comprendre la 24 mars 2005, Politique nationale de l’eau.
pertinence des actions dans une optique succès/ www.menv.gouv.qc.ca
échecs. Nous sommes également convaincus qu’il Rede Brasileira de Águas. 24 mars 2005, Forum de
existe des similitudes, entre le Québec et le Brésil,
A c t e s

Comitês Paulistas. www.rededasaguas.org.br


quant aux problèmes et aux défis que représente la
gestion de l’eau. J’espère bénéficier pour le Brésil et Regroupement des organisations de bassin versant
les communautés locales des bassins d’une expérience du Québec, 24 mars 2005. www.robvq.qc.ca

231
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Université du Québec à Montréal. Institut des Universidade Federal de Santa Catarina, 24 mars
Sciences de l’Environnement, Groupe de Recher- 2005, Relatório Projeto Suinocultura. www.
che interdisciplinaire en Gestion de l’Environne- suinoseambiente.ufsc.br
ment – GREIGE, 25 mars 2005, Forum
Universidade Federal de Santa Catarina, 24 mars
épistémologique. www.uqam.ca
2005, Relatório Projeto Ecologia e Gente de
Universidade Federal de Santa Catarina. 24 mars Montanhas. www.montanhas.ufsc.br
2005, Centro de Disseminação de Informações
Universidade Federal de Santa Catarina, 24 mars
sobre Bacia Hidrográficas – CEDIBH, Legislação.
2005, Relatório Projeto Aquífero Guaraní. www.
www.caminhodasaguas.ufsc.br
aquiferoguarani.ufsc.br
A c t e s

232
La multinationale du pétrole Shell et le développement
durable: perspectives du concept de responsabilité sociale
et environnementale de l’entreprise
Patrick Laprise, étudiant à la maîtrise en sciences de l’environnement, Institut des
sciences de l’environnement. Assistant-chercheur à la Chaire de responsabilité sociale
et de développement durable, École des sciences de la gestion, Université du Québec
à Montréal. laprise.patrick@courrier.uqam.ca

Le concept de responsabilité sociale et environnementale environnementaux tels que le réchauffement de la


de l’entreprise (RSEE) et les théories qui l’entourent sont planète2. Dans cet article, nous étudions le cas de la
utiles à la compréhension des nouveaux discours corpo- compagnie Royal Dutch/Shell dans sa relation avec
ratifs portant sur l’environnement et le développement le développement durable et l’environnement, à la
durable. En effet, un nouveau paradigme du dévelop- lumière des théories de la RSEE. Reprenant les
pement durable corporatif est en émergence, consécutif thèses de Livesey (2002) et Wood (1991), nous
au nouveau contexte de la mondialisation et des grands remarquons les effets d’une actuelle crise de légi-
enjeux environnementaux tels que le réchauffement de timité sur le comportement de l’entreprise. Ce
la planète1. Dans cet article, nous étudions le cas de la comportement en évolution, doublé d’un discours
compagnie Royal Dutch/Shell dans sa relation avec le qui est souvent plus vert que ne l’est vraiment la
développement durable et l’environnement, à la lumière compagnie, ont eux-mêmes un effet sur la définition
des théories de la RSEE. À l’aide des concepts de stratégie et la perception du développement durable. Nous
et de légitimité, nous proposons une nouvelle manière commençons cet article en proposant une définition
d’aborder cette problématique qui peut servir à nourrir opératoire de la RSEE, pour ensuite enchaîner avec
la réflexion sur le concept de développement durable. la narration des faits qui ont amené la compagnie
Royal Dutch/Shell à enclencher un fort virage
Introduction environnemental.
Responsabilité sociale et environnementale de
l’entreprise (RSEE) et développement durable vont Une définition qui tient compte
de pair. Une entreprise qui fait du développement de la multiplicité des acteurs
durable le fait pour être considérée responsable par et des opinions
une société qui scrute de plus en plus ses compor- La responsabilité sociale et environnementale de
tements. Le concept de RSEE et les théories qui l’entreprise (RSEE) a été ainsi définie par Gendron,
l’entourent sont donc utiles à la compréhension des Lapointe et Turcotte (2004): «un ensemble de pra-
nouveaux discours corporatifs portant sur l’environ- tiques, un discours et des questionnements»3. Cette
nement et le développement durable. En effet, un définition s’oppose à une multitude d’autres défi-
nouveau paradigme du développement durable nitions plus normatives de la responsabilité sociale et
corporatif est en émergence, consécutif au nouveau environnementale de l’entreprise. Parmi les plus
contexte de la mondialisation et des grands enjeux utilisées récemment, celle du Livre vert de la Com-
mission des communautés européennes sur la
A c t e s

1. Gendron, C., Lapointe, A. et Turcotte, M.-F. (2004).


«Responsabilité sociale et régulation de l’entreprise mon-
dialisée», Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 59, 2. Ibid. note 1.
no 1, 28 p. 3. Ibid., note 1.

233
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

responsabilité sociale des entreprises met de l’avant la Les limites d’un concept pourtant
notion de volontarisme: «[La RSE] est l’intégration prometteur
volontaire par les entreprises de préoccupations Conséquemment, le large champ de recherche
sociales et environnementales à leurs activités com- qu’offre le sujet de la responsabilité sociale et
merciales et leurs relations avec leurs parties environnementale de l’entreprise (RSEE) couvre de
prenantes»4. plus en plus d’aspects de la relation des entreprises
Pour plusieurs, cependant, la RSEE5 ne devrait avec l’environnement et la société. Selon nous, il le
pas être qu’une «intégration volontaire» des préoc- fait aussi de mieux en mieux. Mais, malgré ces
cupations sociales et environnementales, car cette récentes avancées significatives, la recherche dans ce
voie laisse beaucoup trop de liberté à une institution, domaine se voit confrontée à des barrières qui
l’entreprise, qui a la particularité de devoir vivre avec apparaissent insurmontables7. La première de ces
de lourds antécédents dans ses relations avec la limites entourant le concept de responsabilité sociale
société et l’environnement. De fait, la RSEE ne et environnementale de l’entreprise est bien exprimée
rassemble en rien les opinions de manière dichoto- par Ballet et de Bry (2001). Ceux-ci affirment que le
mique. Il existe une pluralité de positionnements par fait même « d’admettre la responsabilité sociale de
rapport à la RSEE, qui couvrent toute la gamme des l’entreprise ne va pas de soi»8. Dans ses fondements
idéaux et des intérêts propres à cette question. Ces mêmes, le concept est donc contesté. Récemment,
positions sont, de nos jours, généralement plus plusieurs critiques de la RSEE ont pris pour cible le
subtiles que celle de l’économiste Milton Friedman, groupe Royal Dutch/Shell, qui se distingue par
qui affirmait, en 1962, que «la seule responsabilité l’importance de sa démarche vers la «responsabilité».
des entreprises est de faire des profits»6. Souvent, ces critiques considèrent que le discours et
les pratiques reliés à la RSEE sont instrumentaux à
Malgré la diversification des visions, cette
une stratégie commerciale visant spécifiquement à
distance qui sépare les positions envers la RSEE fait
accroître les profits de l’entreprise9. Dans ces condi-
que la définition de Gendron, Lapointe et Turcotte
tions, admettre la responsabilité environnementale et
émerge comme étant plus juste. En effet, pour le
sociale de l’entreprise n’est pas plus aisé.
chercheur, l’espace ainsi créé entre les diverses
positions, qui tient lieu d’arène aux différents
discours, aux pratiques divergentes et aux question-
nements fondamentaux de la RSEE, représente plus
d’intérêt que les acteurs et leurs discours eux-mêmes.
C’est pourquoi nous nous intéressons ici au discours
contesté de la compagnie Royal Dutch/Shell.
7. Jones, M. T. (1996), « Missind the forest for the trees: a
critique of the social responsibility concept and discourse»,
Business and society, 35, 1, March 1996, p. 7-41.
8. Ballet. J. et F. de Bry (2001), La responsabilité sociale des
entreprises : quelques difficultés, p. 1, 22 décembre 2001,
document PDF consulté le 6 janvier 2005, disponible au
4. Commission des communautés européennes (2002). http://www.c3ed.uvsq.fr/c3ed/sem-trans/entresociale.pdf
«Communication concernant la responsabilité sociale des
entreprises : une contribution des entreprises au dévelop- 9. Voir Christian Aid (2004), Behind the Mask. The real face
pement durable». of corporate responsibility, document Web, 68 pages,
consulté le 5 janvier 2005, http://www.christian-aid.org.
5. Dans le cadre de notre recherche, nous avons choisi
A c t e s

uk/indepth/0401csr/index.htm ou Friends of the Earth,


d’utiliser la formule RSEE, qui met de l’avant la question (2002, 2003). The other Shell report, documents Web
environnementale, notre sujet d’intérêt principal. consultés le 11 décembre 2004. http://www.foe.co.uk/
6. Voir Friedman, M. (1962), Capitalism and Freedom, resource/reports/behind_shine.pdf et http://www.foe.org.
Chicago, University of Chicago Press, 1962, 202 p. uk/resource/reports/failing_challenge.pdf

234
Études de cas

Un concept, mais aussi pétrole. Le groupe est également actif dans d’autres
une question sans réponse domaines connexes et ce, dans environ 150 pays.
Communément, le concept de RSEE soulève un Une série d’événements, dont deux en particulier
questionnement qui peut se formuler ainsi : une qui rendent son cas si distinct, ont fait que le groupe
entreprise peut-elle vraiment dépasser sa dépendance Royal Dutch/Shell et ses subsidiaires ont entrepris
au profit et au rendement pour prendre en compte une démarche vers la RSEE par l’entremise de ce
des besoins ou enjeux qui ne sont pas directement qu’ils ont défini comme étant le développement
liés à ses intérêts? Autrement dit, une entreprise a-t- durable. Avant même que ne se tienne le Sommet de
elle des comptes à rendre à la société prise dans son la Terre de Rio de 1992, la corporation avait com-
ensemble ? Bien qu’inhérente à la recherche sur la mencé à inclure les principes du développement
RSEE, cette question ne s’est méritée que des durable dans ses rapports annuels. En cela, elle
éléments de réponse ponctuels au fil des années et suivait un mouvement généralisé en vogue chez les
des publications. quelques grandes corporations désirant être plus à
Malgré ce frein, dans les faits, la RSEE est passée l’écoute des «demandes de la société» et des problé-
du statut de simple idée dans les écoles de matiques environnementales. Ce mouvement corpo-
management à celui de mouvement aux multiples ratif représentait évidemment l’un des multiples
implications théorique, idéologique et pratique. contrecoups du rapport Brundtland de 1987.
C’est dans ce contexte que les institutions les plus Il faut souligner que les premiers pas de cette
importantes (gouvernements, instances supra- démarche n’étaient pas sans fondement. De fait,
étatiques telles que l’ONU ou l’UE, entreprises, dans les années 1980, le groupe fut accusé de ne pas
ONG), participent toutes aujourd’hui à lui donner imposer un embargo au régime raciste sud-africain,
un sens. En raison de son cheminement particulier allant plutôt dans le sens contraire en y poursuivant
et par sa réaction à un nouveau contexte mondial où ses affaires, contrairement à plusieurs autres com-
évoluent les corporations multinationales, la com- pagnies occidentales. De telles critiques, auxquelles
pagnie Royal Dutch/Shell a été amenée à redéfinir Royal Dutch/Shell a alors répondu en faisant appel à
son discours sur l’environnement et sur le dévelop- une firme de relations publiques qui a utilisé des
pement durable. Nous reviendrons sur la signifi- méthodes douteuses, ne furent probablement pas
cation et les raisons de cette redéfinition. Voyons étrangères à l’engagement de Royal Dutch/Shell dans
maintenant comment s’est produite cette métamor- le développement durable10. Actif dès 1991 au sein
phose pour l’organisation. de la coalition du Business council for sustainable
development11, le groupe a participé activement aux
Shell et le développement durable efforts des industriels dans la définition et la mise en
The Shell transport and trading company (Grande- action des plans de développement durable au
Bretagne, 40% de la participation financière du niveau mondial de cette époque.
groupe) et la Royal Dutch Petroleum (60% de la
participation) forment le groupe Royal Dutch/Shell.
En avril 2005, le gigantesque groupe a été propulsé
au rang de 7e plus grande compagnie au monde
quand la valeur de ses actions a été gonflée par la
10. Center for media and democracy (2004), « Coalition for
forte hausse des prix du pétrole. La multinationale South Africa», document Web consulté le 6 janvier 2005,
A c t e s

est considérée comme une compagnie pétrolière disponible à http://www.disinfopedia.org/wiki.phtml?title=


intégrée, c’est-à-dire qu’elle extrait, transporte, Coalition_for_Southern_Africa
raffine et vend ses produits principaux, le gaz et le 11. Plus tard le World business council for sustainable develop-
ment. Voir /www.wbcsd.ch/

235
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Les catastrophes de 1995 frappe médiatique pour lancer une grande campagne
Malgré cet engagement pour le développement contre le choix de Shell13. Cette lutte épique entre
durable de « première génération », en 1995 le ciel David (les environnementalistes) et Goliath (la
allait s’abattre sur la tête du groupe, alors que deux corporation) fut la source de plus d’une analyse
problèmes liés à l’environnement allaient prendre des factuelle et théorique14. De lutte discursive axée sur
proportions inédites. Aucune de ce qu’étaient à ce le thème du développement et de la responsabilité
moment les promesses du développement durable des entreprises, le débat est par la suite passé sur le
corporatif n’allait plus tenir devant les événements terrain, alors que les troupes de Greenpeace ont
et, surtout, devant le soulèvement populaire créé par occupé le Spar et y ont recueilli des échantillons des
la réaction de la compagnie. La « Crise » s’est jouée produits chimiques qui y étaient toujours entreposés.
en deux actes : la première près des côtes de Dans sa phase la plus violente, pendant que le
l’Angleterre et la deuxième, au Nigeria. boycott de la compagnie était appelé en Europe, le
conflit a vu des stations services de Shell en
Allemagne être attaquées au cocktail Molotov par
Le Brent Spar des citoyens. Devant l’ampleur des protestations qui
Le Brent Spar était une construction gigantesque de lui ont fait perdre jusqu’à 30 % de son marché en
la mer du Nord, largement sous-marine, qui servait Allemagne en trois ans, Royal Dutch/Shell a alors
de réservoir marin et de port d’embarquement pour retourné sa veste et décidé de faire remorquer le
le pétrole extrait par les plates-formes de forage Brent Spar et de le démanteler sur la côte.
environnantes. Elle mesurait 146 mètres en hauteur
et pesait 14500 tonnes, soit le poids de 2000 auto-
Le Nigeria et Ken Saro-Wiwa
bus à deux étages. C’est peu avant cette période, en
1991, après 15 ans d’utilisation, que le Brent Spar Royal Dutch/Shell était présent au Nigeria depuis
avait été déclaré obsolète et avait été retiré de la 1958. Son activité remontait donc à la période
circulation par la compagnie Shell UK. À cette précédant l’indépendance du pays15. Sous la dictature
époque, les études réalisées par le groupe l’avaient du Général Sami Abacha, le pays, à l’époque des
mené à une seule conclusion: il n’était plus rentable événements de 1995, recevait 90 % de ses devises
d’utiliser le réservoir et il fallait s’en débarrasser. Face étrangères grâce aux revenus de l’or noir16. La pré-
à des coûts supérieurs et aux risques du désassem- sence de RD/S et de Chevron, entre autres pétrolières,
blage, et parce que le groupe pouvait compter sur le était essentielle au maintien du régime. Une région en
support du gouvernement britannique, l’option de particulier se distinguait par son importance: le delta
couler le Spar par 2,5km de fond fut celle retenue12. du Niger. Cette région plutôt reculée du Nigeria était
secouée par des manifestations tantôt pacifiques,
Bien que l’option de couler le Spar ait été évaluée tantôt violentes. Elles visaient à revendiquer des
sous plusieurs de ses aspects environnementaux et emplois et de meilleures conditions sociales et
sociaux et qu’elle ait été déclarée «meilleure option
environnementale» par les experts de Shell, l’idée de 13. Greenpeace préconisait plutôt le transport du Spar vers la
voir un tel monstre reposer au fond de la mer déplut terre ferme où il pourrait être démantelé.
à plus d’un observateur. Le moindre d’entre eux ne 14. Tsoukas, H. (1999), « David and Goliath in the society :
fut pas le groupe environnemental Greenpeace, making sense of the conflict between Shell and Greenpeace
in the North Sea», Organization, 6, 3, p. 499-528.
lequel se servit de toute sa considérable force de
15. McGregor, K., (2000), «Shell faces lawsuit for Ken Saro-
Wiwa’s execution», The Independant, 19 septembre.
A c t e s

12. Zyglidopoulos, S. C. (2002). « The social and environ- 16. Olukoya, S. (2001), «Nigeria’s Gas Crisis: Suffering in the
mental responsibilities of multinationals: evidence from the Midst of Plenty», CorpWatch, document Internet consulté
Brent Spar case », Journal of business ethics, March 2002, le 5 janvier 2005. http://www.corpwatch.org/article.
p. 141-151. php?id=490

236
Études de cas

environnementales pour les peuples du delta du compagnie n’a jamais admis sa responsabilité dans
Niger, incluant le peuple des Ogonis, natif de cette l’assassinat du leader social et environnemental des
région. En 1993, une grande manifestation pacifique Ogonis, mais sa filiale nigériane a revu à la hausse ses
(300000 personnes) vint couronner plusieurs années investissements et son niveau d’implication dans les
d’affrontements entre les pétrolières, appuyées par le communautés touchées par ses activités. Cela
gouvernement, et la population. En réaction à des n’empêche pas la lutte du peuple ogoni de se pour-
attentats répétés sur ses installations et vu la popularité suivre, tout comme les critiques adressées à la compa-
de la manifestation, le groupe décida de cesser ses gnie en raison des dégâts que causent encore parfois
opérations dans la région du delta du Niger où vit le ses activités au Nigeria20.
peuple des Ogonis.
En 1994, le gouvernement fit arrêter, par un com- L’après-crise : le virage résolument
mando militaire, un groupe d’Ogonis dont faisait environnemental de Royal
partie M. Ken Saro-Wiwa, leader du groupe qui Dutch/Shell
organisait la résistance autochtone, le Movement for Avant que le groupe ne subisse les affres du retourne-
the survival of the Ogoni people (MOSOP)17. La ment de l’opinion publique, en matière de dévelop-
dictature mit alors sur pied un tribunal de pacotille. pement durable, « it considered itself the leader of
En quelque sorte, l’objectif était de punir ces résistants the pack»21. Dans la foulée de la mobilisation contre
ogonis qui avaient causé le départ de la compagnie, si son logo et sa réputation, le groupe décide de repartir
importante pour les revenus du gouvernement18. Neuf à neuf. En 1998, soit un peu plus de deux ans après
Ogonis, dont M. Saro-Wiwa, furent pendus à la suite les événements en question, Royal Dutch/Shell lance
de ce faux procès unanimement condamné. en grande pompe son rapport Profits or principles ?
Does there have to be a choice ? 22 Ce rapport annuel
Sans détour, la compagnie fut accusée de ne pas
dont le titre parle de lui-même était l’un des premiers
s’être interposée pour stopper le massacre. On suggéra
« rapports de développement durable » à avoir été
même qu’il y avait collusion entre la compagnie et
diffusé dans le monde corporatif. Dans ce docu-
certains éléments corrompus de l’armée. Des témoins
ment, Royal Dutch/Shell revenait sur les événements
affirmèrent que des bateaux utilisés par l’armée
traumatisants de 1995 et y décrivait de grands chan-
provenaient de la compagnie19. Depuis ce temps, la
gements dans les activités du groupe.

17. Saro-Wiwa, poète et écrivain connu, avait plaidé la cause Un plan très convaincant
de son peuple dans une conférence des Nations Unies
quelques années auparavant. Il possédait donc des liens Passant de la parole aux actes, le groupe termina
avec plusieurs organisations de défense des droits des rapidement son association avec la Global Climate
peuples autochtones. Coalition (GCC), une association d’entreprises qui
18. Voir Livesey, S.M. (2001), « Eco-identity as discursive réalisait un intense lobby contre les mesures anti-gaz
struggle: Royal Dutch/Shell, Brent Spar, and Nigeria» op. cit.
et Boele, R., H. Fabig et D. Wheeler (2001a). «Shell, Nigeria
à effet de serre et qui niait la thèse des changements
and the Ogoni. A study in unstainable development: 1. The climatiques23. Dans la foulée, Royal Dutch/Shell
story of Shell, Nigeria and the Ogoni people-Environment,
economy, relationships: conflict and prospects for resolu- 20. Christian Aid (2003), op. cit.
tion», Sustainable development, 9, p. 76-86.
21. « Elle se considérait le leader de la meute ». Grant, R. M.
19. Boele et al. (2001), op. cit. et McGregor, K. (2000) op. cit. (2002), Contemporary strategy analysis, Malden, Mass.
Une déclaration du directeur de Shell Nigéria explique peut- Blackwell, 551 p.
A c t e s

être que certains doutes aient pu être émis à propos de l’inté-


22. Profits ou principes? Est-ce qu’il doit y avoir un choix?, in
grité de l’entreprise: «For a commercial company trying to
Boele et al. (2001a), op. cit.
make investments, you need a stable environment. Dicta-
torships can give you that ». Cité in Elkington J., (1998). 23. www.globalclimate.org/La coalition a été désactivée, plu-
p. 110. sieurs de ses membres ayant déserté ses vues de moins en
moins soutenables.
237
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

s’engagea à faire respecter au sein de son organisation très élaborée. En tablant sur les principes de l’engage-
les principes du protocole de Kyoto, en faisant décroî- ment, de la concertation et de la transparence, le
tre ses taux d’émissions à 25% sous ses taux de 1990. groupe et ses filiales ont mis sur pied un programme
De surcroît, en 1998, le groupe décida d’investir de mise en œuvre du développement durable adapté à
500 millions $ US sur cinq ans dans les sources l’organisation. Ce programme semble avoir eu un
d’énergies renouvelables, soit l’énergie solaire, éolienne impact fort convainquant, d’autant plus qu’il était mis
et à base d’hydrogène. Il est toutefois intéressant de de l’avant sur toutes les tribunes. Par l’entremise de ce
remarquer que ces investissements représentent moins processus, on peut dire que Royal Dutch/Shell s’est
de 1% du budget global de la compagnie sur la même démarquée de pratiquement tous ses concurrents,
période24. exception faite de British Petroleum (devenu Beyond
Enfin, pour supporter toutes ces mesures, la com- Petroleum), un autre groupe à l’avant-garde dans
pagnie a lancé, à la même époque, une grande l’univers pétrolier. Si on le compare à ExxonMobil26,
par exemple, Royal Dutch/Shell ressemble aujour-
campagne de promotion de sa nouvelle identité
d’hui à une environnementaliste exaltée.
«verte». Malgré toutes nos recherches, nous n’avons
pas pu découvrir le montant exact des dépenses Certaines questions s’imposent devant ces cons-
encourues par la compagnie pour promouvoir son tats. Quelles sont les visées d’une institution sociale
tournant vers le développement durable. Cependant, telle que Royal Dutch/Shell, quand elle se compromet
on peut qualifier cette campagne de majeure. Au ainsi dans un rôle qui n’est pas encore vraiment
Canada et aux États-Unis, les publicités télévisées de considéré comme étant celui conféré aux entreprises
la multinationale furent diffusées sur les grandes par la société27 ? Peut-on parler de stratégie environne-
chaînes, alors que les publicités écrites trouvaient leur mentale corporative, ou d’écologie stratégique28 ? De
place dans les pages des magazines les plus importants. par son comportement et le discours qu’elle tient, est-
Sur le plan des relations avec les citoyens, entre autres ce que Royal Dutch/Shell est pour autant une com-
mesures innovatrices, le site Internet de Royal Dutch/ pagnie responsable socialement et environnementale-
Shell, www.shell.com, hébergeait, entre 1998 et 2002, ment? De plus, quels enseignements en rapport au
un forum où les citoyens pouvaient librement développement durable peut-on tirer de l’étude d’un
s’exprimer et attendre une réponse apparemment tel cas?
indépendante d’un employé de la compagnie25. À ce sujet, plusieurs personnes et organisations se
sont appliquées à faire le bilan, souvent négatif, du
Une stratégie environnementale virage vert de Royal Dutch/Shell. C’est un des points
élaborée et l’exposition les plus intéressants dans l’étude de notre cas : la
à la critique réaction qu’a eue une partie de la société civile envers
C’est donc en réponse à la nuée d’attaques auxquelles le retournement environnemental de la multinationale
elle a dû faire face après la crise de 1995 que la multi-
nationale a enclenché un programme qui intégrait 26. La pétrolière étasunienne qui détient la première place
tous les éléments d’une stratégie environnementale mondiale au palmarès des entreprises, en termes de valeur.
27. Nous entendons, avec Touraine (1969), l’entreprise comme
une «institution sociale». Voir aussi Lapointe, A. (2005),
24. Bruno, K. (2000), «Shell: clouding the issue», CorpWatch, «Vers une réflexion critique sur l’entreprise comme insti-
document Web consulté le 3 janvier, disponible à http:// tution sociale privée», Conférence donnée dans le cadre du
www.corpwatch.org/article.php?id=218 cycle de conférences publiques de la Chaire d’éthique appliquée
de l’Université de Sherbrooke, 12 avril 2005.
A c t e s

25. Pour une étude de la construction de l’identité organisa-


tionnelle sur le Web: Coupland, C. et A.D. Brown (2004), 28. Voir Husted, B.W. et D. B. Allen (2000), «Is it ethical to
«Constructing organizational identities on the Web: A case use ethics as strategy ? », Journal of Business Ethics, sept.
study of Royal Dutch/Shell », Journal of management 2000, 27, 1/2, p. 21-31 et Gendron, C. (2001). « Des
studies, 41, 8, décembre 2004, p. 1325-1347. entreprises vertes?», Possibles, hiver 2001, p. 61-71.

238
Études de cas

pétrolière. Loin de faire comme le milieu des affaires sont éloignés. Dans sa plus grande partie, c’est à ce
ou certains consultants et analystes qui encensent la niveau que le débat se situe réellement: l’argent versus
démarche de Royal Dutch/Shell et louent son enga- la nature.
gement profond pour le développement durable, les
Parfois, on accuse librement Royal Dutch/Shell
critiques issus des O.N.G. environnementales et
d’utiliser l’environnement et le développement dura-
sociales sont souvent cinglants, bien que possédant
ble pour servir ses fins commerciales. Royal Dutch/
parfois peu d’arguments pour étayer leurs accusa-
Shell a de fait été « honoré » dans un « gala du
tions29. Dans la suite de notre travail, à travers
greenwash» organisé par un groupe de surveillance des
l’observation des discours de ces divers acteurs, nous
corporations31. Pour certains, l’utilisation des valeurs
tenterons de répondre aux questions qui se sont posées environnementales et des principes du développement
jusqu’ici dans notre étude, en débutant par notre durable par Royal Dutch/Shell dans ses publicités
survol des discours de chacun des acteurs engagés dans frôle l’indécence. On souligne à grands traits le fait
le débat entourant la démarche de Royal Dutch/Shell. que le groupe n’a pas fait le choix entre profits et
principes alors que, de par son secteur d’activité et
Analyse30 considérant sa taille, il est l’un des grands acteurs de
Notre étude du discours environnemental et de l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère.
développement durable de Royal Dutch/Shell, sur Bref, ces acteurs n’achètent pas le virage environne-
lequel porte la recherche actuelle, n’a encore été que mental de Royal Dutch/Shell.
partiellement entamé. Toutefois, la lecture appro- Malheureusement pour la compagnie, la critique
fondie d’une quantité impressionnante de publica- n’en reste pas toujours au niveau des valeurs. À ce
tions et de commentaires sur le sujet nous permet déjà niveau, par ailleurs, la rhétorique de la compagnie
de tirer quelques conclusions de ce cas singulier. l’emporte souvent sur celle des environnementalistes.
Dans ce qu’on a appelé un « processus de lutte Ses arguments sont imbattables: une entreprise qui
discursive » (Livesey 2002, Coupland et Brown, se veut responsable doit faire du développement
2004), les discours de l’entreprise et de ses critiques durable, mais pour qu’une entreprise puisse faire du
ne présentent des points de convergence qu’à très peu développement durable, il faut que ses actionnaires
de niveaux. Si l’on ne se fiait qu’à certains commen- soient heureux et prospères. On en revient au pro-
taires trouvés sur des sites Internet ou dans des publi- blème pratique fondateur: comment concilier impé-
cations environnementales, on pourrait d’emblée ratifs financiers capitalistes avec impératifs environne-
conclure à un débat qui se situe essentiellement dans mentaux et sociaux? Le groupe soutient fermement
le domaine des valeurs, tellement les points de vue qu’il est possible que les actionnaires soient satisfaits
alors même que l’environnement est mieux protégé
et que les communautés et la société profitent de sa
29. Pour connaître l’opinion du consultant qui fut choisi pour présence. Royal Dutch/Shell soutient généralement
aider à rédiger le premier rapport de développement durable
de Shell (1998), voir Elkington, J. (1998), Cannibals with qu’il est un leader dans ces domaines et que sa vision
forks: the triple bottom line of the 21st century business, New permettra de faire du monde un monde meilleur.
society publishers, Gabriola Island, Colombie-Britannique, Dans les documents issus d’autres sources qui
Canada, 407 p.
30. Bien que nous ayons à ce jour recensé la plus grande partie
des documents qui traitent de Shell en langues anglaise et 31. Le «greenwash» est défini ainsi: «Le verdissage [la fusion
française, nous n’avons pas encore appliqué notre métho- entre vert (green) et blanchissage (whitewash)], est un
A c t e s

dologie sociologique au traitement de ces documents. Le terme que les environnementalistes et autres critiques
moyen que nous privilégierons pour analyser nos données prêtent à l’activité de donner une image publique positive
est le logiciel de codification Atlas.ti, qui représente un à des pratiques qu’on soupçonne d’être environnemen-
outil idéal pour caractériser l’évolution du discours environ- talement douteuses », sur http://en.wikipedia.org (Notre
nemental de Royal Dutch/Shell entre 1990 et 2005. traduction).

239
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

retiennent notre attention, on trouve toutefois des démontrer le nouveau visage des multinationales ou
points de vue différents de celui-là. de montrer que le groupe est l’un des moteurs d’un
nouveau paradigme est en émergence. Si les univer-
Prendre Shell par les cornes sitaires n’hésitent généralement pas à établir que les
motivations du groupe sont souvent éloignées des
Ce sont quatre publications spécifiques qui détonnent
idéaux propres au développement durable, ils sont
dans cette lutte autour de la place de l’entreprise dans
généralement d’avis qu’il y a quelque chose à retenir
la protection environnementale et dans l’amélioration
de ce qu’a vécu la multinationale depuis 1995. En
des conditions sociales. Celles-ci, à partir de recherches
somme, pour les chercheurs, les traumatismes du
et d’entrevues sur le terrain, tentent de prouver que la
Brent Spar et du Nigeria ont fait de Royal Dutch/
«rhétorique de Shell ne rejoint pas les faits». Ainsi, les
Shell une corporation différente, bien qu’il soit
Amis de la Terre ont publié en 2002 et en 2003 «les
difficile de prévoir ce qu’il adviendra de ses beaux
autres rapports de Shell», dans lesquels ils démontrent
principes une fois que sa réputation aura retrouvé le
l’impact toujours aussi important de la compagnie sur
vernis d’antan.
l’environnement de certaines communautés, autant
en Afrique qu’aux États-Unis32. L’O.N.G. Christian
Aid, dans son cinglant rapport Behind the mask: the Discussion
real face of corporate social responsability (2004), Wood (1991) suggère de diviser l’étude de la respon-
reproche à Royal Dutch/Shell de promouvoir la sabilité des entreprises selon trois dimensions : la
« misère durable » plutôt que le développement motivation, le comportement et les résultats. Dans
durable au Nigeria. À l’aide d’exemples pris sur les notre étude du cas de la multinationale du pétrole
lieux, l’O.N.G. remet en question l’idée même de la Royal Dutch/Shell, c’est la dimension de la motiva-
responsabilité sociale de l’entreprise, allant jusqu’à tion à s’engager dans le développement durable qui
ajouter qu’à son avis, les entreprises se sont emparées nous intéresse particulièrement. Selon Wood (1991),
du concept afin de l’utiliser à leurs propres fins. Enfin, la motivation d’une entreprise à être responsable
le livre de Doyle (2002), Riding the dragon, se résume peut s’inscrire à trois niveaux différents : l’institu-
en une citation particulièrement lucide: tionnel, l’organisationnel et l’individuel. C’est le
[À propos de la stratégie verte de Shell], ce sont là des niveau institutionnel qui retient notre attention ici.
décisions d’affaire autant qu’elles sont des concessions Pour Wood, le principe de motivation qui sous-
sociales et environnementales. […] Shell dépensera ce tend le niveau institutionnel est celui de la légitimité.
qu’il faut, rapportera sur ce qui est nécessaire et
S’accordant avec cette auteure, Capron et Quairel-
négociera pour des décades si elle le doit – pour garder
ses affaires dans les combustibles fossiles bien en santé Lanoizelée (2004) considèrent que la légitimité est
et allant de l’avant. En tout et pour tout, c’est ce que une dimension clé de l’analyse de la RSEE par la
Shell est : un invétéré Léviathan des combustibles théorie sociologique institutionnelle. Cette théorie
fossiles, vieux de cent ans et qui ne connaît pas stipule que, sujette à des transformations sociales de
vraiment autre chose33. (Notre traduction) nature institutionnelle (nouvelle importance du
Du côté académique, la plupart des études citent développement durable, mondialisation, modifi-
le cas de Royal Dutch/Shell quand vient le temps de cation des modes de communication, inquiétude
face aux changements climatiques etc.), l’entreprise
en tant qu’institution doit s’adapter au nouveau
32. Friends of the Earth, (2002, 2003). The other Shell report. contexte, au risque de perdre son «permis d’exister».
documents Web consultés le 11 décembre 2004. http://
A c t e s

Ainsi, l’entreprise-institution existe à condition


www.foe.co.uk/resource/reports/behind_shine.pdf et http://
www.foe.org.uk/resource/reports/failing_challenge.pdf qu’elle soit légitime au regard des valeurs dominantes
33. Doyle, J. (2002), Riding the dragon, Environmental health dans la société. Par le fait même, si l’on retient la
fund, Boston.

240
Études de cas

thèse de Suchman (1995), la légitimité se révèle être On assiste, à notre époque, à une véritable crise de
une contrainte à affronter en mettant en œuvre une légitimité qui, loin de ne frapper qu’une compagnie
stratégie d’un type spécifique34. telle que Royal Dutch/Shell, touche tout le secteur
Pour sa part, Livesey (2002) soutient, dans son industriel de l’énergie au niveau mondial. L’émer-
analyse des premiers rapports de développement gence de nouvelles valeurs environnementales de
durable, que Royal Dutch/Shell a influencé la signi- plus en plus exigeantes s’est faite via la prise de cons-
fication même du développement durable et de la cience de la réalité de l’existence des changements
RSEE35. Pour Livesey, cela s’est fait à travers le pro- climatiques. Quel citoyen ne se sent pas interpellé
cessus de «lutte discursive», engagé par la compagnie par la possibilité de voir les climats se transformer?
avec ses critiques. Reprenant le lien savoir-pouvoir L’engagement de Shell envers le développement
cher à Foucault36, Livesey constate que les arguments durable est une manière conciliante de répondre à la
techniques et théoriques de Shell concernant le déve- crise de légitimité qu’elle a subie en 1995. Une autre
loppement durable, confrontés directement par les organisation réagirait-elle de la même manière, en se
groupes environnementaux, ont été redéfinis et ren- lançant à la poursuite d’une légitimité perdue avec
voyés dans l’espace plus large de la société, d’une de grands idéaux? L’étude du cas de Monsanto laisse
manière «contrôlée» par Royal Dutch/Shell. La com- croire que certaines similarités sont observables37.
Notre interprétation du cas de Shell s’axe donc
pagnie est donc un acteur important de l’évolution
autour de ces idées : stratégie environnementale
des aspects théoriques et pratiques du développement
corporative, recherche de légitimité et appropriation
durable.
des concepts de développement durable et de RSEE.
À la lumière du contexte factuel et théorique que
nous avons amplement décrit, il est justifié de com- Conclusion : implications
prendre la démarche de Royal Dutch/Shell comme pour le développement durable
étant les étapes successives d’une stratégie évolutive qui
table sur les principes du développement durable et Dans cet article, nous avons tenté, en rapportant un
les valeurs environnementales. Loin de nous permettre segment de l’histoire d’une grande compagnie telle
d’accuser la compagnie de malhonnêteté, notre que la multinationale du pétrole Royal Dutch/Shell
recherche nous amène à voir que l’évolution dans et en présentant l’évolution de son discours sur la
l’application et la compréhension du développement même période, de comprendre les implications d’un
durable et de la véritable RSEE se fait à travers ces tel cas pour les concepts de responsabilité sociale et
conflits qui émergent des interprétations que s’en font environnementale de l’entreprise (RSEE) et de déve-
les différents acteurs. Nous rejoignons par là les thèses loppement durable. En opposant le discours de la
de Livesey (2002). compagnie à celui de ses opposants, nous avons fait
ressortir le processus conflictuel dynamique qui
D’un autre côté, centrale au déroulement de ces transforme le sens de RSEE et du développement
conflits, réside l’idée de la légitimité institutionnelle. durable. Bien que le cas de Shell soit particulier en
raison notamment de ses antécédents uniques, nous
34. Gendron, C. Lapointe, A. et Turcotte, M.-F. (2004), op. cit. pensons que ce processus est à l’œuvre de façon
et Pétrin, A. et Gendron, C. (2003), « De la légitimité générale dans la société. Pour aller plus loin encore, et
organisationnelle à la légitimité d’une entreprise institu-
tionnelle», Recueil de texte CÉH/RT-11-2003, p. 3-14. Voir bien que cela reste à étudier, il est envisageable que le
aussi Suchman (1995). même processus puisse se retrouver de manière
A c t e s

35. Livesey, S.M. (2002). « The discourse of the middle


ground», Management coummnication quarterly, February 37. Champion, E. (2004), Les dimensions sociales et environne-
2002, vol. 15, no 3, 37 p. mentales dans le renouvellement de la légitimité institutionnelle
36. Foucault, M. (1980) [1969], L’archéologie du savoir, de l’entreprise transnationale, mémoire de maîtrise, Institut
Gallimard, Paris, 275 p. des sciences de l’environnement, UQAM, 169 pages

241
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

systématique entre les deux pôles que sont les entre- the Ogoni people-Environment, economy, rela-
prises et la «société civile». tionships: conflict and prospects for resolution»,
Donc, pour revenir sur nos arguments princi- Sustainable development, vol. 9, p. 76-86.
paux, nous faisons découler du cas de Royal Dutch/ Bruno, K. (2000), « Shell : clouding the issue »,
Shell, qu’en tant qu’institution sociale privée pour- CorpWatch, document Web consulté le 3 janvier,
suivant une stratégie environnementale, le discours disponible à http://www.corpwatch.org/article.
et les pratiques de cette entreprise ont un impact sur php?id=218.
la manière dont se structurent les valeurs, notam-
Center for media and democracy (2004). «Coalition
ment les valeurs environnementales, de la société.
for South Africa ». document Web consulté le
Cette stratégie n’est pas à sens unique: elle inclut des
6 janvier 2005, disponible à http://www.dis
objectifs commerciaux, une adaptation aux valeurs
infopedia. org/wiki.phtml?title=Coalition_for_
sociales et environnementales et une recherche de
Southern_Africa.
légitimité que son secteur est en voie de perdre.
Champion, E. (2004), Les dimensions sociales et envi-
À ce sujet, il demeure évident que l’intérêt premier
ronnementales dans le renouvellement de la légi-
des entreprises n’est pas de protéger l’environnement,
timité institutionnelle de l’entreprise transnationale,
et l’on peut donc craindre les effets de ces discours et
Mémoire de maîtrise, Institut des sciences de
de ces pratiques dans le futur. Toutefois, comme nous
l’environnement, UQAM, 169 p.
l’avons noté, les entreprises de ce type sont présen-
tement en pleine période de recherche de légitimité. Christian Aid (2004), Behind the Mask. The real face
En acceptant de se placer face à ses critiques, en of corporate responsibility, document Web, 68 p.,
s’engageant et en interprétant publiquement le déve- consulté le 5 janvier 2005. http://www. christian-
loppement durable, l’entreprise se rend ainsi vulné- aid.org.uk/indepth/0401csr/index.htm.
rable en toute connaissance de cause. C’est probable- Commission des communautés européennes (2002),
ment là le signe que l’entreprise n’est pas imperméable « Communication concernant la responsabilité
aux préoccupations environnementales. Dans l’inter- sociale des entreprises : une contribution des
stice ainsi créé, les principes du développement entreprises au développement durable».
durable ont une occasion de laisser une marque
indélébile. Parmi ses nombreux enseignements, le cas Corporate Europe Observatory (2001), Corporate
de Shell nous apprend qu’il faut rester très critique des Campaign to Corrupt The Kyoto Protocol
interprétations que se font les grandes corporations de Continues After COP-6, document Web consulté
ce que peut être le développement durable. Elles ont le 4 janvier 2005. http://www.corpwatch.org/
maints autres intérêts que ceux qui ont imaginé le article.php?id=980
développement durable en premier lieu. Corporate Europe Observator, (2004), «Shell Leads
International Business Campaign Against UN
Bibliographie Human Rights Norms », document Web
Ballet. J. et de Bry, F. (2001), La responsabilité sociale consulté le 7 janvier 2004, http://www.corporate
des entreprises: quelques difficultés, p. 1, 22 décem- europe.org/norms.pdf
bre 2001, document PDF consulté le 6 janvier Coupland, C. et Brown, A.D. (2004), «Constructing
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c3ed/sem-trans/entresociale.pdf. of Royal Dutch/Shell», Journal of management
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242
Études de cas

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Gendron, C. (2000a), «Enjeux sociaux et représenta-
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and Greenpeace in the North Sea», Organization,
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vol. 6, no 3, p. 499-528.
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mars 1996, p. 7-41.
Lapointe, A. (2005), «Vers une réflexion critique sur
l’entreprise comme institution sociale privée »,
A c t e s

Conférence donnée dans le cadre du cycle de confé-


rences publiques de la Chaire d’éthique appliquée
de l’Université de Sherbrooke, 12 avril 2005.

243
Annexes
Programme

Lundi 9 mai AM
Président de séance : Claude Villeneuve, Chaire en Éco-Conseil, Local : P2 4040
Thématique 1 : Conceptions du Développement durable pour le conseil en
environnement
8h30-8h40 Présentation du colloque
Claude Villeneuve
Chaire en Éco-Conseil, Université du Québec à Chicoutimi
8h40-9h10 Conférence
C’est le pas qui trace le chemin
Claude Villeneuve, Université du Québec à Chicoutimi
9h10-9h40 Conférence
Quelle recherche pour un développement durable?
Olivier Thomas, Observatoire du développement durable, Université de Sherbrooke
9h40-10h10 Conférence
Les aspects éthiques du développement durable
André Beauchamp, Enviro-Sage
10h10-10h30 Pause
10h30-11h00 Conférence
Durabilité et développement ou les glissements d’un concept vertueux
Corinne Gendron, Université du Québec à Montréal
11h00-11h30 Conférence
Tous les savoirs au service du développement durable: 15 ans de formation à l’éco-conseil
Nicole Huybens, Université du Québec à Chicoutimi
11h30-12h00 Discussion
12h00-13h00 Dîner
A c t e s

247
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Lundi 9 mai PM
Président de séance : Nicole Huybens, Éco-Conseil, Local : P2 4040
Thématique2 : Le défi de la mise en œuvre du développement durable
13h00-13h10 Introduction
13h10-13h30 Conférence
L’analyse du cycle de vie, un outil du développement durable
Jean-François Ménard, CIRAIG-École Polytechnique de Montréal
13h30-14h00 Conférence
L’aide multicritère à la décision comme instrument de mise en œuvre du développement durable
Jacques Pictet, Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger
14h00-14h20 Conférence
Analyse de cycle de vie simplifiée pour l’investissement responsable
Andrée Lise Méthot, FIDD
14h20-17h00

ATELIERS

(Atelier 1 : Les outils de développement durable dans l’entreprise)


(Atelier 2 : Les outils de développement durable à l’échelle du territoire)
(Pause de 20 minutes incluse)
16h30-17h00 Conférence
Écovigilance, entreprise et formation : sept besoins et pistes d’action
Dominique Ferrand, Éco+
16h45-17h15 Conférence
La grille de développement durable du Québec
Jacques Prescott, Ministère de l’Environnement du Québec

Atelier 1
Les outils de développement durable (P2-4040)
Président : Dominique Ferrand
14h20 Denis Doré (CQDD)
L’opérationnalisation des principes du développement durable au sein des processus d’analyse de
projets au Saguenay–Lac-Saint-Jean: obstacles et pistes de solution
A c t e s

14h40 Annie Brassard (CQDD)


Le tableau de bord du Saguenay–Lac-Saint-Jean: des indicateurs de développement durable
15h00 Pause

248
Programme

15h20 Dominique Maxime (CRDA)


Développement d’indicateurs d’éco-efficacité pour les industries des aliments et boissons
15h40 Patrick Laprise (étudiant/UQAM)
Responsabilité environnementale de l’entreprise

Atelier 2
Le développement durable dans une perspective internationale et multi-culturelle (P2-3120)
Président : Nicole Huybens
14h20 Kouraichi Said-Hassani (Chaire en Éco-Conseil)
Les indicateurs de développement durable de la Francophonie
14h40 Michel Mongeon (Consultant en aménagement)
L’intégration des Peuples Autochtones au développement durable; Une question de co-gestion du
territoire et des ressources
15h00 Pause
15h20 Daniel Da Silva (UFSC)
Enjeux de la gestion sociale de l’eau au Brésil
15h40 Raymond Lord (Éco-Conseil)
La grille de développement durable en éco-conseil : une application en milieu autochtone au
Costa-Rica
18h00 Cocktail offert par l’IEPF au Café Cambio, 405 rue Racine Est, Chicoutimi

Mardi 10 mai

Les participants sont invités à suivre le programme du colloque 612 « L’ERE, un champ
d’innovations » et/ou celui du colloque 639 intitulé « La pérennité de la forêt boréale
versus la maximisation de l’utilisation du matériau bois » où la Chaire en Éco-Conseil
est partenaire.
Président de séance : Sibi Bonfils, IEPF, Local : P2 4040 Thématique : Perspectives du
développement durable

Mercredi 11 mai AM
8h00-8h30 Conférence
L’analyse transactionnelle: adaptation d’une grille psychologique à l’analyse et à l’intervention
dans les conflits sociaux
Serge Cabana, Université du Québec
A c t e s

8h30-9h00 Conférence
L’approche commune et le développement durable dans le Nistassinan
Clifford Moar, Conseil tribal Mamuitun

249
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

9h00-9h30 Conférence
L’écologie industrielle: utopie d’aujourd’hui ou réalité de demain?
Carole Tranchant, Université de Moncton
9h30-10h00 Conférence
L’agenda local 21, un outil bien adapté pour le développement de communautés durables et en
santé
Louis Poirier, réseau québécois des villes et villages en Santé
10h00-10h20 Pause
10h20-10h50 Conférence
La coopération décentralisée: une voie pour le développement durable?
Nicole Huybens et Étienne Laloux, Institut Éco-conseil, Belgique
10h50-11h20 Conférence
L’éco-conseil: innovation et acceptabilité sociale dans une perspective de développement durable
Vincent Grégoire et Nicole Huybens, Récupère-Sol et UQAC
11h20-12h00 Clôture
La Francophonie et le développement durable, stratégies outils et enjeux
Sibi Bonfils, IEPF
A c t e s

250
Liste des auteurs

Yves ARCAND Denis DORÉ


Agriculture et Agroalimentaire Canada Étudiant au doctorat en développement régional
Centre de Recherche et de Développement Université du Québec à Chicoutimi
sur les Aliments denis_dore@uqac.ca
Saint-Hyacinthe (Québec) Canada
arcandy@agr.gc.ca Dominique FERRAND
ÉCO+
André BEAUCHAMP dferrand@eco-plus.com
Théologien et environnementaliste
abeauchamp@cjf.qc.ca Corinne GENDRON
Chaire de responsabilité sociale
Boufeldja BENABDALLAH
et de développement durable
Institut de l’énergie et de l’environnement École des sciences de la gestion, UQÀM
de la Francophonie – IEPF Corinne_gendron@uqam.ca
Sibi Bonfils Vincent GRÉGOIRE
Directeur adjoint M.Sc., Éco-conseiller
Institut de l’énergie et de l’environnement vincent_gregoire@uqac.ca
de la Francophonie
sibi.bonfils@iepf.org Kouraichi Said HASSANI
Chaire de recherche et d’intervention
Annie BRASSARD en Éco-conseil
Coordonnatrice des services d’aide à la décision
Centre québécois Nicole HUYBENS
de développement durable – annieb@cqdd.qc.ca Professeur au DESS Éco-Conseil
et Chaire en Éco-Conseil
Daniel José DA SILVA nicole_huybens@uqac.ca
Enseignant du Département d’ingénierie sanitaire
et environnementale, Université fédérale Patrick LAPRISE
de Santa Catarina, Florianópolis, SC, Brésil Étudiant à la maîtrise en sciences
En stage postdoctoral au GREIGE/ISE/UQÀM de l’environnement, Institut des sciences
(2004-2005) de l’environnement. Assistant-chercheur
A c t e s

daniel@ens.ufsc.br à la Chaire de responsabilité sociale


et de développement durable, École des sciences
de la gestion, Université du Québec à Montréal
laprise.patrick@courrier.uqam.ca

251
Le développement durable : Quels progrès, quels outils, quelle formation ?

Raymond LORD Louis POIRIER


Éco-conseiller Coordonnateur du Réseau québécois de Villes
Université du Québec à Chicoutimi et Villages en santé
Raymond_Lord@uqac.ca louis.poirier@inspq.qc.ca

Michèle MARCOTTE Carole C. TRANCHANT


Agriculture et Agroalimentaire Canada École des sciences des aliments, de nutrition
Centre de Recherche et de Développement et d’études familiales
sur les Aliments Université de Moncton, Moncton, N.-B.
Saint-Hyacinthe (Québec) Canada tranchc@umoncton.ca
marcottem@agr.gc.ca
Claude VILLENEUVE
Dominique MAXIME Directeur de la Chaire de recherche
Agriculture et Agroalimentaire Canada et d’intervention en Éco-Conseil
Centre de Recherche et de Développement Département des sciences fondamentales
sur les Aliments Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
Saint-Hyacinthe (Québec) Canada Claude_Villeneuve@uqac.ca
maximed@agr.gc.ca

Jean-François MÉNARD
Analyste au CIRIAG (Centre interuniversitaire
de référence sur l’analyse, l’interprétation
et la gestion du cycle de vie des produits, procédés
et service), département de génie chimique
de l’École Polytechnique de Montréal
jean-francois.menard@polymtl.ca

Michel MONGEON
Conseiller en aménagement du territoire
et développement régional
m.mongeon@sympatico.ca

Ibrahim OUATTARA
Département de philosophie
Université de Moncton, Moncton, N.-B.
ouattai@umoncton.ca

Jacques PICTET
Bureau d’aide à la décision Pictet & Bollinger
Lausanne, Suisse
jpictet@aide-decision.ch
A c t e s

252
L’Organisation internationale de la Francophonie

L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) est une institution fondée sur le partage d’une
langue, le français, et de valeurs communes. Elle compte à ce jour cinquante-trois États et gouvernements
membres et dix observateurs. Présente sur les cinq continents, elle représente plus du quart des États membres
de l’Organisation des Nations unies.
L’OIF apporte à ses États membres un appui dans l’élaboration ou la consolidation de leurs politiques et mène
des actions de coopération multilatérale, selon une programmation quadriennale conformément aux grandes
missions tracées par le Sommet de la Francophonie: promouvoir la langue française et la diversité culturelle et
linguistique; promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme; appuyer l’éducation, la formation,
l’enseignement supérieur et la recherche ; développer la coopération au service du développement durable et
de la solidarité.

53 États et gouvernements membres


Albanie • Principauté d’Andorre • Royaume de Belgique • Bénin • Bulgarie • Burkina Faso • Burundi • Cambodge
• Cameroun • Canada • Canada-Nouveau-Brunswick • Canada-Québec • Cap-Vert • République centrafricaine
• Communauté française de Belgique • Comores • Congo • R.D. Congo • Côte d’Ivoire • Djibouti • Dominique •
Égypte • France • Gabon • Grèce • Guinée • Guinée-Bissau • Guinée équatoriale • Haïti • Laos • Liban •
Luxembourg • Macédoine (ARY) • Madagascar • Mali • Maroc • Maurice • Mauritanie • Moldavie • Principauté
de Monaco • Niger • Roumanie • Rwanda • Sainte-Lucie • Sao Tomé-et-Principe • Sénégal • Seychelles • Suisse •
Tchad • Togo • Tunisie • Vanuatu • Vietnam.

10 Observateurs
Arménie • Autriche • Croatie • Géorgie • Hongrie • Lituanie • Pologne • République tchèque • Slovaquie • Slovénie.

Contacts
Secrétariat général Administration et coopération
28, rue de Bourgogne 13, quai André-Citroën
75007 Paris (France) 75015 Paris (France)
Téléphone : (33) 1 44 11 12 50 Téléphone : (33) 1 44 37 33 00
Télécopie : (33) 1 44 11 12 87 Télécopie : (33) 1 45 79 14 98
Courriel : oif@francophonie.org Courriel : com@francophonie.org
www.francophonie.org
La Francophonie au service du développement durable
L’Institut de l’énergie et de l’environnement de la Francophonie (IEPF), organe subsidiaire de l’Organisation
internationale de la Francophonie, est né en 1988 de la volonté des chefs d’État et de gouvernement des pays
francophones de conduire une action concertée visant le développement du secteur de l’énergie dans les pays
membres. En 1996 cette action a été élargie à l’Environnement.
Basé à Québec, l’Institut a aujourd’hui pour mission de contribuer au renforcement des capacités nationales
et au développement de partenariats dans les domaines de l’énergie et de l’environnement.
Meilleure gestion et utilisation des ressources énergétiques, intégration de l’environnement dans les politiques
nationales dans une perspective durable et équitable, tels sont les buts des interventions spécifiques de l’IEPF –
formation, information, actions de terrain et concertation – menées en synergie avec les autres programmes de
l’Organisation internationale de la Francophonie et notamment ceux issus de la mission D du Cadre stratégique
décennal de la Francophonie: «Développer la coopération au service du développement durable et de la solidarité».
La programmation mise en œuvre par l’équipe des collaborateurs de l’IEPF s’exprime dans 7 projets qui
fondent ses activités.
• Programme « Améliorer les conditions d’élaboration et de mise en œuvre de stratégies nationales de
développement durable »
1. Accroître les capacités institutionnelles pour l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies nationales
de développement durable
2. Améliorer l’information pour le développement durable
• Programme « Améliorer l’accès des pays francophones en développement aux financements pour le
développement »
3. Développer les capacités pour l’accès aux fonds et mécanismes dédiés à l’environnement mondial
• Programme « Développer les pratiques de gestion durable des ressources naturelles et de l’énergie »
4. Accroître la maîtrise des outils de gestion de l’environnement pour le développement (MOGED)
5. Accroître les capacités pour l’utilisation durable de l’énergie
6. Développer les capacités pour l’élaboration et la mise en œuvre des politiques énergétiques
• Programme « Améliorer la participation des pays francophones en développement aux processus de
régulation multilatérale »
7. Accroître les capacités des pays francophones en développement à participer aux négociations
internationales sur l’environnement et le développement durable

L’Institut de l’énergie et de l’environnement de la Francophonie


56, rue Saint-Pierre, 3e étage, Québec (QC) G1K 4A1, CANADA
Téléphone : (1-418) 692-5727, télécopie : (1-418) 692-5644
Courriel : iepf@iepf.org, site Web : http://www.iepf.org
La Chaire de recherche et d’intervention en éco-Conseil
Crée par le conseil d’administration de l’UQAC le 1er novembre 2003, la Chaire de recherche et d’intervention
en Éco-Conseil est une chaire privée, financée par des dons et par les travaux des professeurs et des
professionnels qui y œuvrent. Dirigée par le professeur Claude Villeneuve du Département des sciences
fondamentales, la Chaire est consacrée à l’étude et à la promotion du métier d’éco-conseiller et de son rôle
dans la mise en œuvre de projets de développement durable. Elle développe des outils et des savoirs qui sont
partagés par le réseau des éco-conseillers au Québec et ailleurs dans le monde.
Les objectifs de la Chaire sont:
• Soutenir et initier des projets de deuxième et troisième cycles universitaire sur l’exercice du métier d’éco-
conseiller;
• Produire de nouvelles connaissances en diffusant au moyen d’outils appropriés (journaux scientifiques,
colloques, conférences) les résultats des travaux de la Chaire et du réseau des éco-conseillers;
• Développer et maintenir les liens avec l’UNESCO, les grands programmes internationaux, les autres
formations de cycles supérieurs et le réseau international des éco-conseillers;
• Offrir du perfectionnement aux professionnels dans le domaine du conseil en environnement pour le
développement durable;
• Intervenir et collaborer, par le biais des services à la collectivité, avec des partenaires externes à l’université
(entreprises, regroupements professionnels et communautaires, gouvernements, etc.) pour la formation
et l’amélioration continue dans le domaine du développement durable.

http://dsf.uqac.ca/eco-conseil

Partenaires

RECYC-QUÉBEC
Actes COUV 01/06/06 15:56 Page 1

LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : QUELS PROGRÈS, QUELS OUTILS, QUELLE FORMATION ?


Sous la direction
de Claude Villeneuve
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE :
QUELS PROGRÈS,
C ’est du 9 au 11 mai 2005 que se tenait à l’Université du Québec à
Chicoutimi (UQAC) dans le cadre du 73e congrès de l’Association
francophone pour le Savoir (ACFAS) le premier colloque organisé par
QUELS OUTILS,
la Chaire de recherche et d’intervention en Éco-Conseil en collabora- QUELLE FORMATION ?
tion avec l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la
Francophonie (IEPF). Plus de deux cents participants y ont discuté du
développement durable, des outils qui sont à la disposition de ceux
qui veulent y contribuer et des défis de former des professionnels
pour accompagner les projets qui veulent intégrer les préoccupations
diversifiées et les objectifs multiples du développement durable dans
leur planification et leur réalisation.
Ce colloque était placé sous le patronage du professeur Francesco di
Castri, président d’honneur de la Chaire en Éco-Conseil et grand ami de
la Francophonie. Malheureusement, son état de santé au moment du
colloque ne lui a pas permis d’y assister et il est décédé peu après.
Les Actes du colloque regroupent vingt-quatre textes divisés en sept
chapitres qui tentent de répondre aux questions du thème. Les
auteurs sélectionnés parmi les conférenciers nous apportent un éclai-
rage sur les derniers développements liés à l’application du dévelop-
pement durable. L’ouvrage a été réalisé sous la direction du profes-
seur Claude Villeneuve, directeur de la Chaire de recherche et d’inter-
vention en Éco-Conseil (UQAC).

6
COLLECTION A C T E S

Chicoutimi, 9 au 11 mai 2005

6
INSTITUT DE L’ÉNERGIE ET DE L’ENVIRONNEMENT DE LA FRANCOPHONIE (IEPF)
56, RUE SAINT-PIERRE, 3e ÉTAGE, QUÉBEC (QUÉBEC) G1K 4A1 CANADA
L’IEPF est un organe subsidiaire de l’Agence intergouvernementale
de la Francophonie, opérateur principal de l’Organisation internationale
Les publications de l’IEPF
de la Francophonie.

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