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mercredi
04.07.18
Critique
Seconde chance
Mais le perfectionnisme reste aujourd’hui la ressource
politique contre la « malédiction ». Cavell avait trouvé
dans la pensée et la culture américaine les ressources
pour les voix qui veulent secouer le joug du
conformisme et de l’inégalité : « Emerson est le nom de
celui qui m’a montré que – et comment – je pouvais me
donner la liberté de suivre mon expression jusqu’où elle
voulait aller ». D’où son usage des comédies
hollywoodiennes du remariage comme incarnant la
recherche de cette « union plus parfaite « qui ne se
réalise qu’en passant par la rupture, la dissonance… et
la conversation retrouvée, à l’écran grâce à la
possibilité donnée aux femmes de tenir la dragée haute
à leur partenaire. Car c’est curieusement dans le cinéma
parlant américain (et pas dans le théâtre) que s’est
réalisée la vision d’un art qui ne décrirait pas «le grand,
le lointain», mais reviendrait aux existences et
conversations ordinaires. C’est peut-être dans son
ouvrage le plus connu, A la recherche du bonheur
(1981 ; Vrin, 2017) que Cavell se propose le plus
clairement de donner un contenu à cette pensée de
l’ordinaire comme voix américaine, avec son concept
du re-mariage, où un couple séparé au début du film se
retrouve à la fin. Que ce genre soit obsessionnel dans le
cinéma américain, depuis les sept films commentés
dans le livre par Cavell jusqu’à tout un cinéma
populaire récent montre bien l’importance de ce thème,
où se jouent à la fois la question du scepticisme (il
s’agit bien de recouvrer le monde par la conversation)
et celle de la répétition et de la seconde chance,
inhérentes aux préoccupations de l’Amérique : les
couples de ces films montrent la possibilité de
recommencer (« la même chose, mais différemment »
dit Cary Grant à la fin deThe Awful Truth), et, en
parvenant à se retrouver, d’accepter la perte et
l’immondéité initiale, de la surmonter par la
L’importance de l’importance
Cela soulève la question de savoir : qu’est-ce qui est si
important ? Dexter se déclare, dans le fil de la confiance
en soi émersonienne (exprimée excellemment par Cary
Grant), à même de déterminer par lui-même ce qui est
important et ce qui ne l’est pas ; pour lui, ce qui a une
importance sur le plan de son existence la plus
personnelle a une importance nationale. Mais comment
l’acceptation du désir individuel aurait-elle de
l’importance pour une nation ? A un premier niveau,
ceux qui ont juré allégeance à une nation lui doivent un
certain bonheur -– comme si le contrat du mariage était
un modèle réduit du contrat fondateur de la nation – et
un sens nous devons à la république une participation
qui prend la forme d’une “conversation assortie et
joyeuse”. Mais à un autre niveau, pour Cavell, la voix
est l’affirmation, politique, du choix que je fais de ce
qui compte pour moi. C’est-à-dire de la capacité pour
tout citoyen de décider de son bien.
L’aversion de la conformité
Cette position non-conformiste d’Emerson et de
Thoreau les inscrit au cœur du débat contemporain
américain sur la voix politique, et fait de la question de
leur héritage une question politique, celle de
l’individualisme comme principe de l’assentiment à la
société. C’est parce que sa société nie l’égalité, désobéit
à sa propre constitution, que Thoreau revendique le
droit de s’en retirer. Walden : « L’existence que mènent
généralement les hommes est de tranquille désespoir
(quiet desperation) ». Un tel rejet implique notamment
ce que Thoreau appelle la désobéissance civile, ou
parfois la résistance au gouvernement civil. Il s’agit
d’une révolte « langagière » : c’est la perte de la voix
et du sens quii suscite la révolte. Emerson note à propos
de ses contemporains que « chacun des mots qu’ils
disent nous chagrine » (Self-Reliance). La confiance en
soi n’est pas confiance en un soi donné, mais en sa
propre expérience et en ses mots/
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http://www.liberation.fr/auteur/6377-sandra-laugier