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Stanley Cavell, une vie pour la démocratie | AOC media - Analy... https://aoc.

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mercredi
04.07.18
Critique

Stanley Cavell, une vie pour la


démocratie
Par Sandra Laugier

Il est étrange de ressentir un tel sentiment de perte à


propos d’un philosophe dont l’œuvre est depuis
longtemps achevée ; une oeuvre qui est désormais un
«   classique   » contemporain, car l’œuvre de Stanley
Cavell (1926-2018) est une des quelques grandes du
XXe siècle, et en résume admirablement et très
singulièrement   l’apport philosophique. La perte
s’explique parce que Stanley Cavell était un penseur si
« personnel » qu’il est encore difficile de distinguer son
écrit et sa voix, sa personne, parce qu’il était le penseur
même de la voix, celle qui porte le langage, qui est
signe de vie et d’intelligence, expression du soi.  On a
insisté ces derniers jours, en France et aux Etats-Unis,
sur le génie éclectique de Cavell, les différents objets
qui ont été les siens (Wittgenstein, Austin, Shakespeare,
Beckett, le cinéma hollywoodien, le romantisme
américain d’Emerson et Thoreau, le modernisme en
art). Mais il faut garder en tête ce qui est réellement le
moteur de son œuvre, l’ambition de réintroduire la voix
humaine en philosophie (et au sein même de la
philosophie analytique, tradition dont il est parti), de
faire reconnaître en philosophie le fait que le langage
est dit, par une/des voix humaine dans un contexte
social.

Ce projet se double de la volonté de faire entendre une


voix philosophique  américaine, faisant écho à celle de
Ralph Waldo Emerson, fondateur de la figure de
«   l’intellectuel américain   » (c’est ainsi qu’on peut
traduire approximativement le titre de sa conférence
«   The American Scholar   »).   Cavell ne l’aurait pas
exprimée en ces termes mais son ambition était bien de
réaliser la figure – apparemment impossible – d’un
intellectuel américain, alliant comme Emerson
inventivité conceptuelle et  exigence démocratique de
réalisation de soi et de fidélité à sa pensée.

Au moment de boucler en 1969 son premier livre, Must


We Mean What We Say ? (Dire et vouloir dire, Le Cerf,
2009) où il est question de langage, de théâtre, de

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scepticisme, de modernisme en art… mais pas de


politique, Cavell, déjà professeur d’esthétique et de
théorie de la valeur à Harvard, s’engageait auprès de ses
étudiants (par ce qu’il dénomme dans son
autobiographie «   fidélité ordinaire   »). Trois cents
d’entre aux avaient occupé la présidence de leur
université en protestation contre son soutien à la guerre
du Vietnam, et avaient été évacués avec une brutalité
inédite (lacrymo et tabassage) par la police. Suite de
quoi tout le campus s’était mis en grève. Cavell avait
aussi  durant les années 1960 accompagné les luttes des
étudiants pour les droits civiques, se rendant avec eux
en 1964, comme il le raconte dans son autobiographie
Si j’avais su (Le Cerf, 2014)   à Tougaloo College,
Jackson, Mississippi pour une école d’été du Student
Nonviolent Coordinating Committee  – en pleine crise
raciale et quelques jours après le meurtre de 3 étudiants
du SNCC.

On se souviendra aussi que Cavell et son collègue John


Rawls  portèrent en avril 1969 (toujours au moment de
la première publication Must We Mean What We Say?)
  une motion qui permit la création d’un département
d’études Afro-américaines à Harvard – relayant une
campagne des étudiants lancée suite à l’assassinat de
Martin Luther King.

Le philosophe Cornel West, très ému, l’a rappelé au


moment des funérailles de Stanley Cavell – celui qui
l’avait aidé à s’en sortir lors de ses débuts difficiles, en
le faisant recruter comme chargé de cours à Harvard.

Les œuvres de Cavell ne contiennent que quelques


allusions aux situations qui l’ont conduit à ainsi à
engager sa parole philosophique en politique ; dans
Sens de Walden, il analyse la difficulté pour l’Amérique
de créer une tradition de pensée partagée, qui permette
notamment de surmonter l’horreur – déjà dénoncée par
Emerson et Thoreau – de l’esclavage, de la ségrégation,
et du traitement des Indiens d’Amérique. Dans la
préface à l’édition française de ses études
émersoniennes, Qu’est-ce que la philosophie
américaine ?, en 2009 (40 ans après son engagement de
1969) il se réjouit de l’occasion : celle de « réaliser ce
fait solennel que ma nation, couturée d’immondes
cicatrices mais pleine d’une aspiration folle, a élu un
homme noir – et  cet homme noir-là – pour être son
président. La profondeur de la promesse que constitue
cet événement ne cesse de se déployer dans ses
implications. Pour moi (et pour tant d’autres), le
sentiment que l’Amérique vit dans la malédiction et les
vestiges de l’esclavage revient périodiquement

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m’envahir. La malédiction est désormais levée. Ce qui


reste à présent est la tâche ordinaire, quotidienne,
d’établir la justice, la liberté et la protection sociale, à
quoi notre Constitution donne un nom, dans son appel
initial et décisif à ‘une union plus parfaite’ ».

La promesse a été atrocement déçue, par Obama lui-


même qui n’a su réparer l’injustice autrement (et c’était
beaucoup) que par sa simple présence   à la Maison
Blanche ; et par la suite, le terrible backlash qui inverse
radicalement cet idéal de la «   justice   » et de la
« protection ».

Seconde chance
Mais le perfectionnisme reste aujourd’hui la ressource
politique contre la « malédiction ». Cavell avait trouvé
dans la pensée et la culture américaine les ressources
pour les voix qui veulent secouer le joug du
conformisme et de l’inégalité : « Emerson est le nom de
celui qui m’a montré que – et comment – je pouvais me
donner la liberté de suivre mon expression jusqu’où elle
voulait aller   ». D’où son usage des comédies
hollywoodiennes du remariage comme incarnant la
recherche de cette « union plus parfaite «  qui ne se
réalise qu’en passant par la rupture, la dissonance…  et
la conversation retrouvée, à l’écran grâce à la
possibilité donnée aux femmes de tenir la dragée haute
à leur partenaire. Car c’est curieusement dans le cinéma
parlant américain (et pas dans le théâtre) que s’est
réalisée la vision d’un art qui ne décrirait pas «le grand,
le lointain», mais reviendrait aux existences et
conversations ordinaires. C’est peut-être dans   son
ouvrage le plus connu, A la recherche du bonheur
(1981   ; Vrin, 2017) que Cavell se propose le plus
clairement de donner un contenu à cette pensée de
l’ordinaire comme voix américaine, avec son concept
du re-mariage, où un couple séparé au début du film se
retrouve à la fin. Que ce genre soit obsessionnel dans le
cinéma américain, depuis les sept films commentés
dans le livre par Cavell jusqu’à tout un cinéma
populaire récent montre bien l’importance de ce thème,
où se jouent à la fois la question du scepticisme (il
s’agit bien de recouvrer le monde par la conversation)
et celle de la répétition et de la seconde chance,
inhérentes aux préoccupations de l’Amérique : les
couples de ces films montrent la possibilité de
recommencer (« la même chose, mais différemment »
dit Cary Grant à la fin deThe Awful Truth), et,   en
parvenant à se retrouver, d’accepter la perte et
l’immondéité initiale, de la surmonter par la

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conversation – par la mise en œuvre et à l’écran d’une


réappropriation de la voix individuelle, ce à quoi
Emerson et Thoreau aspiraient pour leur nation entière.

La conversation du mariage le constitue en affaire à la


fois privée   et publique, et ce qui est en jeu dans la
comédie du remariage, c’est aussi le sort de
l’Amérique. Un des films emblématiques de la série,
The Philadelphia Story (Indiscrétions, G. Cukor, 1942),
se passe précisément dans un des lieux fondateurs de la
république américaine, et il est répété avec insistance
que le mariage annoncé (celui de l’héroïne, Tracy
(Katherine Hepburn), avec George, un homme
d’affaires, qui finira en re-mariage de Tracy et Dexter,
son ex-mari (encore Cary Grant)) est “une affaire
d’importance nationale”.

L’importance de l’importance
Cela  soulève la question de savoir : qu’est-ce qui est si
important ? Dexter se déclare, dans le fil de la confiance
en soi émersonienne (exprimée excellemment par Cary
Grant), à même de déterminer par lui-même ce qui est
important et ce qui ne l’est pas ; pour lui, ce qui a une
importance sur le plan de son existence la plus
personnelle a une importance nationale. Mais comment
l’acceptation du désir individuel aurait-elle de
l’importance pour une nation ? A un premier niveau,
ceux qui ont juré allégeance à une nation lui doivent un
certain bonheur -– comme si le contrat du mariage était
un modèle réduit du contrat fondateur de la nation – et
un sens nous devons à la république une participation
qui prend la forme d’une “conversation assortie et
joyeuse”.  Mais à un autre niveau, pour Cavell, la voix
est l’affirmation, politique, du choix que je fais de ce
qui compte pour moi. C’est-à-dire de la capacité pour
tout citoyen de décider de son bien.

Cette capacité perfectionniste à renverser le sens de ce


qui compte, Cavell la retrouve chez Wittgenstein. Dans
les Recherches Philosophiques §118, Wittgenstein se
demande quelle est l’importance de son travail, puisque
sa recherche semble « détruire tout ce qui est grand et
intéressant ». Mais au fait et encore : qu’est-ce qui est
important ? Le but de la philosophie, pour Wittgenstein,
est bien de redéfinir et déplacer notre idée de
l’importance, de ce qui compte : ce que nous croyons
important n’est que de l’air (Luftgebäude), ou, dit la
traduction, des châteaux de cartes. Ce qui est réellement
important nous est caché, non parce que ce serait
dissimulé, privé ou introuvable, mais parce que c’est là,

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précisément, nous nos yeux. C’est cette volonté de voir


qui définit la perception de ce qui compte, qui et le
résultat de notre capacité d’éducation de soi et qui est à
la source de la pensée politique d’Emerson comme
critique, refus de la société américaine telle qu’elle
existe.

L’aversion de la conformité
Cette position non-conformiste d’Emerson et de
Thoreau les inscrit au cœur du débat contemporain
américain sur la voix politique, et fait de la question de
leur héritage une question politique, celle de
l’individualisme comme principe de l’assentiment à la
société. C’est parce que sa société nie l’égalité, désobéit
à sa propre constitution, que Thoreau revendique le
droit de s’en retirer.  Walden : « L’existence que mènent
généralement les hommes est de tranquille désespoir
(quiet desperation) ». Un tel rejet implique  notamment
ce que Thoreau appelle la désobéissance civile, ou
parfois la résistance au gouvernement civil. Il s’agit
d’une révolte « langagière » : c’est la perte de la voix 
et du sens quii suscite la révolte. Emerson note à propos
de ses contemporains que « chacun des mots qu’ils
disent nous chagrine » (Self-Reliance). La confiance en
soi n’est pas confiance en un soi donné, mais en sa
propre expérience et en ses mots/

Faire confiance à son expérience : dans A la recherche


du bonheur, Cavell parle ainsi de « contrôler son
expérience », c’est-à-dire, d’examiner sa propre
expérience, et de « laisser à l’objet qui vous intéresse le
soin de vous apprendre à le considérer » –  éduquer son
expérience, de façon à se rendre éducable par elle.  Cela
implique de pouvoir se fier à l’expérience de l’objet,
afin de trouver les justes mots pour la décrire et
l’exprimer. Pour Cavell, c’est la vision (répétée et
partagée) des films qui conduit à faire confiance à sa
propre expérience, et à acquérir, par là même, une
autorité sur elle   ; d’où le pouvoir démocratique du
cinéma, du moins à cette époque où Cavell allait au
cinéma tous les jours, dans un expérience partagée avec
des millions de concitoyens qui lui a servi ensuite de
base pour son enseignement d’analyse des films. « Sans
cette confiance en notre expérience, qui s’exprime par
la volonté de trouver des mots pour la dire, nous
sommes dépourvus d’autorité dans notre propre
expérience. »

La confiance en soi consiste pour finir à découvrir en


soi (dans sa « constitution » dit Emerson, subjective et

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politique) la capacité à avoir une expérience,  à faire


l’expérience de ce qu’on connaît ou croit connaître, et à
exprimer et décrire cette expérience. C’était aussi la
définition de l’expérience philosophique pour
Wittgenstein,  de ce que pour Freud on pouvait attendre
de la psychanalyse (rassembler des bouts et souvenirs
épars d’usages du langage) et tout simplement la
méthode du récit de sa jeunesse par Cavell, dans SI
j’avais su.

Avoir une expérience veut dire : percevoir ce qui est


important, ce qui compte. Ce qui intéresse Cavell au
cinéma aussi est la façon dont cette expérience fait
émerger (visuellement),  fait voir ce qui est important,
ce qui compte. C’est ce qui lui permet de redéfinir
l’expérience – l’expérience de l’apparition et de la
signification des choses (lieux, personnes, motifs).

«   Pour répondre à la question “qu’advient-il à des


personnes données, à des lieux précis, à des sujets et à
des motifs, quand ils sont filmés par tel ou tel  cinéaste
?” – il n’existe qu’une seule source de données, c’est-
à-dire l’apparition et la signification de ces objets, de
ces personnes, que l’on trouvera en fait dans la suite de
films, ou de passages de films, qui comptent pour
nous.   » (Cavell, «   Qu’advient-il des choses à
l’écran ? »)

L’expérience se révèle définie par notre capacité


d’attention, la capacité à voir le détail, le ton et le geste
expressif – une attention à ce qui compte dans les
expressions et manières d’être d’autrui – «   Exprimer
ces apparitions, définir leurs significations, formuler
enfin les raisons pour lesquelles ces films comptent ». 
Mais comment pouvons-nous percevoir ce qui est
important   dans notre vie? C’est justement notre
difficulté – le plus souvent – à percevoir ces moments
dans la vie réelle que nous révèle le cinéma.

Trouver le contact avec l’expérience, et trouver une


voix pour son expression   : c’est la visée première,
perfectionniste, de l’éthique d’Emerson. Mais c’est en
politique que l’on retrouvera l’usage le plus vivant et
radical de la confiance en soi et de l’importance. La
démocratie se définit par cette capacité individuelle à
dire ce qui compte et à se dégager de la fake démocracy
– l’appel à la démocratie mais sans faire confiance à la
capacité des citoyens et au contraire pour les en
dépouiller.

«   Si bien que, de façon générale, la mission du


perfectionnisme dans un monde de fausse démocratie

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(et de faux appels à la démocratie) est de découvrir la


possibilité de la démocratie, qui pour exister doit, de
manière récurrente, être (re)découverte. (Il en va de
même pour la philosophie, la religion et, dois-je ajouter,
la psychanalyse.)   » (Qu’est-ce que la philosophie
américaine ?,  p. 232-233.)

Culture pop et forme de vie


démocratique
C’est pour Cavell le cinéma, dans ces deux immenses
genres que sont la comédie du remariage et le
mélodrame, explorés dans A la recherche du bonheur et
La protestation des larmes qui a donné la meilleure
expression (dans la posture même, la démarche et la
voix de ses héros), à la fois stylisée et humaine, de
l’exigence perfectionniste et d’une aristocratie
démocratique, construite par chacun.e. Ce qui a à voir
avec la dimension d’éducation du cinéma, son caractère
de culture populaire en un temps où les chefs d’œuvre
de Hollywood constituaient un arrière-plan commun
pour une nation dépourvue de culture   du moins
assumée comme «   haute   ».   Aujourd’hui ce seraient
plutôt les séries télévisées qui auraient ce rôle
d’éducation morale, de mise en usage d’une culture de
masse partagée voire globalisée.  Il s’agit encore de la
capacité à s’approprier son expérience, par une saisie
personnelle, et de constituer un public. La question de
la culture populaire se révèle aussi celle du
perfectionnisme, et il n’est pas surprenant que ce soit
autant, voire plus que dans le cinéma d’auteur, dans les
œuvres populaires du cinéma américain contemporain,
et dans les séries télévisées[1] que s’exprime l’exigence
perfectionniste. Et par l’émergence de personnages
perfectionnistes d’un type nouveau – des héros
ordinaires des séries aux « superhéros » des films de
Marvel et DC, Black Panther et Wonder Woman.

Là aussi, on peut découvrir le perfectionnisme dans


l’exigence esthétique, – présente aussi bien chez Dewey
– de la recherche et constitution du public comme
enquête, destinée encore une fois à épanouir et mettre
en avant la capacité de chacune de juger ce qui est bon.
Le perfectionnisme se résumerait alors à une « force de
vie   », celle même qui permet d’«   avoir une
expérience   » et de sortir de soi. La démocratie
s’enracine alors dans la disposition ordinaire à vivre et
valider son expérience et à vouloir toujours aller au delà
de soi : car sans la volonté d’être meilleur et de sortir
hors de soi, la démocratie est un vain mot  qui « nous
chagrine » (Emerson) et qui devient carrément obscène

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lorsqu’il est invoqué pour exclure  d’autres humains de


« nos » démocraties et du politique.

Telle est la leçon du perfectionnisme, et de l’oeuvre de


Cavell dans sa dimension politique   : c’est dans
l’insatisfaction que se constitue la démocratie. Le
perfectionnisme, l’idée d’être fidèle à soi-même, ou à
l’humanité qui est en soi-même, ou encore l’idée de
l’âme partant en voyage (vers le haut, vers l’avant, vers
l’Ouest, ou vers l’Est par « la grande route de l’Ouest »)
représente une aspiration fondatrice de la démocratie,
dans sa demande constante d’égalité réelle. Au delà des
vantardises ou des inquiétudes sur le sort des
démocraties occidentales, il s’agit toujours de se
demander si on est vraiment en démocratie – ce que ne
cessent de poser en pratique tous les mouvements
d’occupation et de révolte du XXIe siècle.  Mais par-
delà ces actions, qui ont permis de donner un sens
nouveau et pratique, car réalisé ici et maintenant, à la
démocratie, Cavell nous rappelle que la démocratie, le
pouvoir du peuple, par le peuple… n’est digne de ce
nom que dans une « aversion de notre condition », dans
la fidélité à soi et dans l’appropriation de sa voix. Pas
dans la conformité à des institutions.

«   L’écriture d’Emerson met en œuvre l’état


démocratique – non pas parce qu’elle fait l’éloge de la
condition démocratique que nous avons réalisée jusqu’à
maintenant, mais parce que sa posture d’aversion
envers notre condition n’a de sens que si nous prenons
la démocratie pour notre vie et notre aspiration. C’est
seulement dans une telle vie et dans une telle aspiration
que la continuité d’un dialogue entre nous, et avec ceux
qui exercent le pouvoir sur nous, est une possibilité et
un devoir (Cavell, Qu’est-ce que la philosophie
américaine ?).

La question est de nouveau celle de la philosophie du


langage – celle de Dire et vouloir dire   ; la force
philosophique du recours à “ ce que nous disons ”
apparaît lorsque nous nous demandons, non seulement
ce qu’est dire, mais ce qu’est ce nous. Comment moi,
sais-je ce que nous disons dans telle ou telle
circonstance ? En quoi le langage, hérité des autres, que
je parle est-il le mien ?  Comment vouloir dire ce que je
dis ? Le philosophe de Harvard aura ainsi depuis les
années 1960 posé la question de notre capacité de
pensée comme constamment rapportée à notre jugement
de ce qui compte, comme ne pouvant jamais être
déléguée à d’autres, comme étant de notre
responsabilité. Et sans les véritables conditions
(matérielle, morale et politique) qui nous permettent de

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dire et d’exprimer ce qui compte pour nous, nous


sommes réduits à la conformité – aux mots creux et
indifférents à autrui, ou pire ou à la foule (mob)
haineuse que certains veulent vendre sous le nom de
démocratie.

***

Dans ce parcours de reprise de possession de la parole,


il ne s’agit jamais de découvrir une signification
authentique des mots, dont Thoreau sait aussi bien que
Wittgenstein qu’elle n’existe pas plus que notre identité.
Le langage est là avant moi, il n’y a pas de
recommencement ni de fondation. Je ne puis revenir
aux origines, du langage comme de l’Amérique : il est
trop tard, et la grandeur de la philosophie de Cavell est
de garder toujours cela en principe. Pour Cavell,
Thoreau et Emerson, cette Amérique n’a jamais existé.
«Walden n’a jamais été là, depuis les premiers mots de
Walden», remarque Cavell dans Sens de Walden. La
nostalgie elle-même est obsolète, d’une Amérique
originelle acquise en réalité au prix de la destruction de
ses premiers habitants et de l’esclavage des autres.
Walden est certes le récit d’une installation, mais
placée, d’emblée, sous le signe du départ et de la fin :
«Je quittai les bois pour une aussi bonne raison que j’y
étais venu». Thoreau et Emerson sont des penseurs de
l’exil. Mais l’identité ou l’installation ne sont jamais
leurs principes.   Thoreau arrive le 4 juillet à Walden
“par accident”.

« Comme si vos racines étaient affaire, non du passé,


mais précisément du présent, toujours, fatalement.
Comme si l’Amérique pouvait faire de la condition
d’immigrant non pas quelque chose à quoi il faudrait
échapper mais quelque chose à quoi aspirer, comme si
c’était là quelque chose de natif à la condition
humaine » (Sens de Walden).

Le début de toute connaissance véritable est la


séparation de soi avec le monde, ce qu’Emerson appelle
dans Experience un travail de deuil et Cavell,
scepticisme. En plaçant l’arrivée sous le signe du
départ, la vie sous le signe du deuil, Cavell nous
enseignait paradoxalement la séparation et nous y
préparait par ce jeu de mot pris à Thoreau – qui le
présente comme une simple graphie de l’anglais,
Mourning as Morning. Le matin est à la fois
commencement, lever et deuil –   comme si
l’anticipation d’un nouveau jour nécessitait toujours de
laisser partir, « let go »[2].

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« Giving it up, giving it over, giving away the Walden it


was time for him to leave, without nostalgia, without a
disabling elegiacism. » 

[1] Voir S. Laugier, « Les séries télévisées : éthique du


care et adresse au public », Raison publique, 2009, pour
la dimension perfectionniste des séries ainsi que les
chroniques :

http://www.liberation.fr/auteur/6377-sandra-laugier

[2] voir «   Start   », dernier épisode de la série The


Americans. http://www.liberation.fr/debats/2018/06
/21/des-adieux-de-saison-pour-the-americans_1660963
Sandra Laugier
Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Directrice du Centre de philosophie
contemporaine de la Sorbonne

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