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STUDIA PHÆNOMENOLOGICA XVII (2017) 329–354

L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie


fondamentale heideggérienne
Claude Romano
Université de Paris-Sorbonne / Australian Catholic University

Abstract: What does the ostensibly innocuous phrase “das Selbst” (the self )
exactly mean in Heidegger’s fundamental ontology? Does Heidegger really
have a “theory of the self ” in the same way as, say, Descartes, Locke or Husserl?
This is what has been often concluded by many interpreters of Being and Time,
and it is that view that the current paper attempts to challenge. Heidegger not
only rejects the supposition of a substantial ego, along the lines of Descartes’
conception, but he also repudiates any “self ” understood as a present-at-hand
being, an inner core of Dasein, and he insists on the intrinsic connection be-
tween the “egologies,” from Descartes to Husserl, and “traditional ontology”.
What seems to be at stake in the fundamental-ontological approach of Sebstheit
and Selbstsein, Being-oneself, is rather a complete paradigm-shift, since both
concepts refer to “ways of being” or “ways of existing” of Dasein, and no lon-
ger at all to a self-identical being of a condition of its self-identity. In trying
to investigate the economy of the related existential concepts of Jemeinigkeit,
Selbstheit and Man-selbst, this article makes the claim that Heidegger’s break
with egology is much deeper that it has been often thought, and that the phe-
nomenologist raises a completely new question, rather than trying to give a
new response to older ones.

Keywords: self, ipseity, ontology, egology, identity.

Qu’il y ait un problème du soi, et peut-être même une énigme entou-


rant cette notion telle qu’elle est thématisée par Sein und Zeit dans le cadre
de l’ontologie fondamentale, c’est ce dont ne semble guère s’être avisée la
critique heideggérienne. Ou tout au moins ce qu’elle semble avoir relégué
au second plan tant d’autres concepts, plus visibles et éclatants, de l’ontolo-
gie fondamentale semblaient devoir monopoliser l’attention de l’exégète en
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comparaison de ce petit pronom personnel de la troisième personne souvent


substantivé (das Selbst), mais aussi employé comme simple affixe dans des
expressions plus complexes – et plus novatrices conceptuellement, tout au
moins en apparence : Selbstheit, Selbst-sein, Selbst-sein-können. Pourtant, il ne
fait guère de doute que tout ce fin réseau sémantique du soi, de l’être-soi et du
pouvoir-être-soi joue un rôle décisif tant dans la destitution de la subjectivité
classique, reléguée au rang de préjugé de l’« ontologie traditionnelle », que de
la nette et vigoureuse prise de distance de l’ontologie fondamentale à l’égard
des métaphysiques du moi et des égologies dans leur ensemble. Les meilleurs
exégètes de l’Hauptwerk heideggérien semblent s’être ralliés dans leur écra-
sante majorité à l’idée selon laquelle Heidegger aurait eu encore pour projet,
dans Sein und Zeit, d’élaborer quelque chose comme une  ontologie du soi
ou une herméneutique du soi en un sens du mot « soi » sinon identique, du
moins apparenté à celui qu’il peut revêtir dans d’autres philosophies. Nous
en donnerons un peu plus loin quelques exemples. Or, ne l’oublions pas – et
Heidegger était sans doute moins que quiconque susceptible de l’oublier, car
il pense toujours historiquement – « le soi », cette notion qui ne semble guère
poser de problèmes à la plupart des exégètes de Heidegger, en pose en fait de
considérables. D’abord, il ne s’agit évidemment pas d’un concept emprunté à
la langue usuelle mais d’une invention philosophique datable dont la première
occurrence en français (pour nous en tenir à notre langue) remonte probable-
ment à la traduction française du Self lockien par Pierre Coste1. Un Self qui,
du reste, transposait déjà en anglais une autre invention lexicale majeure, « le
moi » de Descartes et de Pascal. S’il est bien un terme qui semble d’entrée
de jeu surchargé de tout l’héritage conceptuel des égologies, c’est bien cette
expression das Selbst que, pourtant, Heidegger n’hésite pas à reprendre à son
compte. De là à en conclure que l’ontologie fondamentale se voudrait une
continuation du projet de ces égologies par d’autres moyens il n’y a qu’un pas
– un pas que de nombreux interprètes n’ont pas hésité à franchir. Mais c’est de
cette affirmation que nous voudrions questionner la légitimité. S’il y a bien,
en effet, une reprise par Heidegger du vocabulaire du Selbst/self/soi propre
aux métaphysiques du moi depuis leur instauration cartésienne, cette reprise
pourrait bien dissimuler un écart beaucoup plus important qu’il n’est géné-
ralement admis. Reprendre un concept c’est souvent aussi le déplacer, quand
ce n’est pas les désarticuler, le démanteler, en dissoudre la syntaxe tradition-
nelle, et si Heidegger semble faire preuve ici de moins d’inventivité manifeste
que pour d’autres concepts-clé de son ontologie fondamentale, il convient d’y

1
Coste traduit en fait le Self lockien tantôt par « le moi » et tantôt par « le soi », manifestant
ainsi la proximité des deux notions, même si, bien sûr, Locke définit le Self en premier lieu en
termes de continuité à soi de la conscience, conformément au principe « consciousness makes
personal identity » (Locke 1972, II, XXVII, §16, titre), alors que Descartes faisait du moi une
substance au sens fort.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 331

regarder de plus près en examinant l’usage effectif qu’il fait de cette notion (et
donc en premier lieu de ce terme).

« Le soi » : un concept existential ?

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous voudrions cependant préciser


le statut des considérations qui vont suivre. Notre ne nous attacherons pas
ici à restituer toute l’architecture de la question de l’être telle qu’elle est dé-
ployée dans Sein und Zeit. Cette architecture est bien connue de ceux qui
ont quelque familiarité avec le chef d’œuvre de Heidegger. Tout aussi peu
s’agira-t-il pour nous de reprendre l’ensemble des descriptions phénoménolo-
giques qui gravitent autour de la question de la Selbstheit. Il va de soi que cette
question concerne la distinction même entre authenticité et inauthenticité, et
donc aussi celle entre d’une part tous les existentiaux qui définissent l’être-en-
propre du Dasein (depuis l’angoisse jusqu’à l’être-pour-la-mort, l’appel de la
conscience et la résolution, pour nous en tenir aux plus saillants), et, de l’autre,
ceux qui mettent en scène la perte du Dasein dans le On et son empêtrement
dans l’inauthenticité. Nous ne chercherons pas à donner au lecteur une vue
d’ensemble de ces analyses que leur qualité phénoménologique nous dissuade
de résumer. Notre objectif sera beaucoup plus limité, touchant même à un point
qui pourrait sembler à première vue « micrologique », mais dont nous espérons
pouvoir montrer qu’il n’est pas dépourvu d’enjeux philosophiques réels.
La question que nous voudrions poser, au fond, est fort simple. Y a-t-il
vraiment dans Sein und Zeit quelque chose comme une ontologie (ou une
phénoménologie) du soi, comme on peut si souvent le lire ? Le Dasein a-t-il
un soi – ou est-il un soi ? La question nous semble se poser tant est grande
la méfiance de l’auteur à l’égard de tout «  soi-chose  » (Selbstding)2 auquel
on pourrait assigner le statut d’une res cogitans, bien sûr, mais aussi d’une
personne au sens lockien, c’est-à-dire d’un self défini par la continuité de sa
mémoire, ou encore d’un je fonctionnel et non substantiel accompagnant
toutes nos représentations (l’aperception transcendantale kantienne), d’un
pôle ou d’un centre d’où rayonne l’intentionnalité (Husserl), voire d’un moi
pur conçu comme auto-activité (Fichte). « La question ontologique portant
sur l’être du soi (Sein des Selbst) » doit éviter de postuler, affirme Heidegger,
«  eine beharrlich vorhandenen Selbstding  »3. Cette affirmation mérite d’être
prise pour fil conducteur dans toute approche de ces questions. Ce rejet d’un
soi réifié est d’ailleurs la conséquence directe du rejet de la part de Heidegger
du point de départ des égologies dans leur ensemble : un moi donné à lui-
même et s’attestant à soi-même sa propre existence dans l’expérience du « co-
gito », et dont l’être ou le mode d’être demeurerait radicalement ininterrogé

2
SZ: 323.
3
SZ: 323 (ET: 228).
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– c’est-à-dire serait conçu d’entrée de jeu comme simple présence subsistante


(Vorhandenheit). Comme l’indiquent de nombreux passages de Sein und Zeit,
le rejet du moi des égologies et de l’ontologie traditionnelle ne font qu’un :
« Les idées d’un “moi pur” et de “conscience en général” contiennent si peu
l’a priori de la subjectivité “effective” qu’elles manquent au contraire, ou
même n’aperçoivent pas du tout les caractères ontologiques de la facticité et
de la constitution d’être du Dasein. »4 En somme, « l’interprétation positive du
Dasein qui a été donnée jusqu’ici interdit de partir de la donation formelle du
moi pour apporter une réponse phénoménalement satisfaisante à la question
du qui (Wer) [du Dasein] »5.
Mais alors, faudrait-il demander, si le moi ne saurait aucunement consti-
tuer un point de départ adéquat pour une analyse ontologique de cet étant
insigne, le Dasein, c’est-à-dire pour cet étant qui, en son être, est compréhen-
sion de l’être, et qui permet de donner son essor à la question du sens de l’être
en tant que tel – « le soi » pourrait-il constituer un meilleur point de départ ?
Peut-on d’ailleurs tenir au plus loin toute idée d’un « soi réifié (Selbstding) »,
comme entend le faire Heidegger, tout en substantivant le pronom personnel
réfléchi de la troisième personne (« soi ») pour l’hypostasier en « un soi » ? Une
telle substantivation n’est-elle pas déjà l’indice d’une substantialisation (ou
d’une réduction au Vorhanden) implicite de ce qu’elle prétend nommer, at-
tendu qu’un substantif a pour fonction première de permettre l’identification
d’étants et de choses plus ou moins permanents ? Une telle substantialisation
ne recèle-t-elle pas déjà en creux déjà quelque chose comme ce moi subsistant
(vorhanden) dont Heidegger ne semble pourtant vouloir à aucun prix  ? La
nominalisation de ce qui joue dans la langue le rôle d’un indexical n’induit-
elle pas déjà ce que Heidegger rejette, à savoir précisément qu’on considère le
soi comme quelque chose qui pourrait être donné-au-départ, désigné et mon-
tré du doigt – quelque chose qui se tient là-devant, comme simple présence ?
Il est vrai que ces questions ne sont soulevées nulle part par Heidegger lui-
même. Mais il arrive qu’un philosophe ne soit pas tenté de soulever certaines
questions parce qu’il a déjà circonscrit d’avance, par ses choix terminologiques
et conceptuels, le domaine de son questionnement de manière à exclure cer-
taines réponses obvies à ces questions. Dans le cas de Sein und Zeit, on peut être
attentif par exemple à un certain nombre d’indices textuels et de marqueurs
sémantiques de différents ordres qui accompagnent l’usage de « das Selbst » et
qui contribuent à mettre ce mot à distance, à en neutraliser certaines implica-
tions et à prévenir certains malentendus auxquels cet usage pourrait donner
naissance – au point que la question se pose de savoir si cette expression (« le
soi ») doit être tenue pour un concept central de l’analytique existentiale ou si

4
SZ: 229 (ET: 169). Les concepts de moi, d’âme et de personne sont même qualifiés de
concepts « fictifs (erdachten) » dans les Grundprobleme der Phänomenologie (GA 24: 228).
5
SZ: 116 (ET: 101).
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 333

elle ne constitue pas plutôt un expédient, une locution « faute de mieux » qui
a pour tâche de suppléer d’autres formulations plus rigoureuses – en somme,
si « le soi » constitue véritablement un concept existential au sens plein du
terme. Pour commencer à donner forme à cette interrogation, nous exami-
nerons quelques uns de ces indices : a) l’usage des guillemets ; b) l’examen
des titres de paragraphe ; b) les emplois clairement critiques de « das Selbst » ;
d) le jeu des paraphrases.
Le fait que l’expression substantivée das Selbst figure dans de nombreux
passages de Sein und Zeit entre guillemets – à l’instar de ce qui se passe pour
des termes tels que « le moi » ou « le sujet » – devrait au moins éveiller la
méfiance vis-à-vis de l’idée très répandue selon laquelle le projet de Heideg-
ger, dans les passages où il aborde ces questions, serait celui d’élaborer une
« ontologie du soi » ou une « herméneutique du soi » en quelque sens que
l’on voudra. Un exemple assez frappant de cet usage des guillemets est repé-
rable au début du §25, lequel, avec le §64, est un des lieux privilégiés pour
l’élaboration de ces questions. Le Dasein, on le sait, doit être approché onto-
logiquement au fil conducteur de la question «  qui  [Wer]  ? » et non de la
question « quoi [Was] ? »6. Or, la réponse la plus obvie à la première question,
affirme Heidegger, réside dans l’indication ontique selon laquelle je suis cet
étant – moi et pas un autre. Cette indication au reste « grossière [rohe] » ne
fait que rappeler ce que chacun sait parfaitement, à savoir que « la question
qui ? puise sa réponse dans le je lui-même, dans le “sujet”, le “soi” [dem Ich
selbst, dem “Subjekt”, dem “Selbst”]. Le qui est ce qui se maintient identique
dans le changement des comportements et des vécus, ce qui se rapporte alors
à cette multiplicité »7. Si le « soi » comparait ici aux côtés du « sujet » (égale-
ment entre guillemets) et du « Je », c’est pour être reversé aussitôt au compte
d’une réponse ontologiquement inadéquate à la question posée. Le soi est si peu
un concept existential, dans ce contexte, qu’il apparaît au contraire solidaire
d’une réponse pré-existentiale (et même, en fait, ontique) à la question « qui ? »,
une réponse qui s’en tient à une constatation triviale et ne fournit, tout au plus,
qu’une vague « indication [Anzeige] »8 de la voie qui resterait à parcourir. Ce
même emploi des guillemets se retrouve au §64. La question est cette fois celle
de l’unité du tout structurel du Dasein, le souci (Sorge) : « C’est le “Moi” qui
paraît tenir ensemble la totalité du tout structurel. Depuis toujours, le “Moi” et
le “Soi” [das “Ich” und das “Selbst”] ont été conçus par l’“ontologie” de cet étant
comme le fond portant (substance ou sujet). »9 Peut-on renvoyer dos à dos plus
clairement « le moi » et « le soi » (dans leur collusion avec le sujet entendu en
son sens d’hupokeimenon) comme deux versions d’une même ontologie inadé-
quate ? Non seulement « le soi » est congédié ici par Heidegger au même titre

6
SZ: 45 (ET: 56). Voir aussi GA 24: 169–170 (trad.: 151).
7
SZ: 114 (ET: 100).
8
SZ: 116 (ET: 101).
9
SZ: 317 (ET: 225).
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que d’autres concepts traditionnels, relevant de « l’ontologie traditionnelle »,


mais il possède rigoureusement le même statut qu’eux. Car le soi, précise ce
même passage, est généralement entendu au sens d’un soi persistant et même
subsistant (vorhanden), et inversement le subjectum « en tant qu’il reste même
[Selbige] dans une altérité multiple, a le caractère du soi [den Charakter des
Selbst] »10. En d’autres termes, comme le soulignait un peu plus tôt Heidegger,
même la tentative pour «  désubstantialiser  » le soi se meut fondamentale-
ment dans un cercle vicieux, puisqu’elle continue à souscrire tacitement, au
moment même où elle affirme que le moi n’est pas une chose, à une ontologie
de la Vorhandenheit11. Certes, le substantif « Selbst » reçoit manifestement dans
d’autres passages un sens plus « positif » ; mais il reste à déterminer quel sens,
et surtout à comprendre comment il est possible d’affranchir ce terme de ses
implications philosophiques inadéquates et de le réinvestir dans le cadre de
l’ontologie fondamentale sans transporter, de ce fait même, dans cette ontolo-
gie, des éléments de conceptualité qui lui demeurent, semble-t-il, hétérogènes.
À ce premier marqueur que constituent les guillemets s’en ajoute un se-
cond, le fait que « das Selbst » ne figure dans aucun titre de paragraphe – et on
sait l’importance des titres de paragraphe dans un ouvrage qui se veut aussi
systématique que Sein und Zeit. Les seuls concepts qui figurent dans les titres
sont ceux de Selbstsein12 et de Selbstheit13, lesquels se trouvent par là clairement
promus au rang de concepts existentiaux de plein droit ou de plein exercice.
Mais en va-t-il de même de das Selbst ? Si l’absence de cette expression dans les
titres ne suffit évidemment pas à trancher la question, elle fournit néanmoins
un indice digne de considération. Plus important encore, sans doute, est le fait
que das Selbst peut renvoyer, comme on a commencé à le voir précédemment,
aussi bien à la conceptualité de Heidegger lui-même qu’à des positions dont
il se démarque nettement. Par exemple, c’est à un usage nettement critique
du substantif «  le  soi  » que nous avons affaire lorsque Heidegger résume la
thèse des philosophies de l’Einfülhung, de Lipps à Husserl, en écrivant qu’aux
yeux de ces philosophes  «  l’autre est un doublet du soi [der Andere ist eine
Dublette des Selbst] »14. Si « Selbst » n’est pas ici assorti de guillemets, il pourrait
l’être, car nous avons affaire à un concept dont Heidegger se démarque. Ce
qui ressort de ces quelques passages est que le concept de « soi » (substantivé)
demeure pour le moins indéterminé sur le plan ontologique, car susceptible
de renvoyer tour à tour, en fonction du contexte, à une ontologie catégoriale
et à l’ontologie fondamentale – une situation qui n’est pas si courante dans
l’économie conceptuelle de Sein und Zeit.

10
SZ: 114 (ET: 100).
11
SZ: 46 (ET: 56).
12
Titre général du chapitre 4 ; titre du §27 de Sein und Zeit.
13
Titre du §64.
14
SZ: 124 (ET: 107).
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Enfin, un dernier indice intéressant de cette indétermination réside dans


le fait que le concept de soi, dans des emplois clairement identifiables où il
reçoit son sens existential, est à plusieurs reprises redoublé, voire purement et
simplement paraphrasé, par les concepts de Selbstheit et de Selbstsein. Don-
nons-en au moins un exemple  : il n’est pas possible, affirme Heidegger, de
comprendre « l’être du soi-même authentique [das Sein des eigentlichen Selbst]
comme être-subsistant. L’être-soi-même authentique [das eigentliche Selbstsein]
ne repose pas sur un état d’exception du sujet dégagé du On, mais il est une
modification existentielle du On comme existential essentiel. »15 Le Soi au-
thentique – c’est-à-dire l’être-soi authentique. Le moins que l’on puisse dire
est que cette paraphrase est digne d’intérêt. Elle laisse clairement entendre
que « le soi », lorsqu’il est entendu existentialement, est fondamentalement
équivalent à l’être-soi ou à l’être-soi-même (Selbstsein) – et donc que l’être-soi-
même, l’ipséité (Selbstheit) constituent les concepts ontologiques «  de plein
droit » ou « de plein exercice » par rapport auxquels « le soi » ne représente
au mieux qu’une abréviation, une formulation par défaut. D’où une question
inévitable : ne se pourrait-il pas que la conceptualité proprement existentiale ne
soit en fin de compte que celle de l’être-soi et nullement celle du « soi » – une
conceptualité qui, dès lors, ferait signe en direction d’une tout autre constel-
lation de problèmes que ceux qui occupent les traditionnelles égologies ? Et si
la question du soi, au sens devenu classique en philosophie depuis Descartes,
n’était tout simplement pas celle qui intéressait Heidegger ?
Ce qui pourrait motiver un tel déplacement de la question est justement
l’affirmation que nous venons de citer : de prime abord, le Dasein n’est pas
lui-même, il existe en régime de déchéance et de perte dans le « On ». Comme
le précise Heidegger, en effet, « le Dasein se comprend lui-même à partir de
son existence, d’une possibilité de lui-même d’être lui-même ou de ne pas être
lui-même [er selbst oder nicht er selbst zu sein] »16. Voilà le phénomène dont les
égologies traditionnelles sont rigoureusement incapables de rendre compte,
car un soi ne peut cesser d’être soi, sauf à cesser d’être tout court. Nul ne peut
être un soi sans être de ce fait même un soi, c’est-à-dire le même soi qu’il était
auparavant. Le soi (ou le moi) est la condition de toute identité à soi-même.
Par conséquent, s’il est bien quelque chose qui ne puisse être aliéné ou perdu,
quelque chose dont on ne puisse déchoir par principe, et qui ne peut donc
connaître aucun régime de déchéance (Verfallen), c’est bien le soi (ou le moi)
des égologies. Si le ne-pas-être-soi est, pour le Dasein, le phénomène à la fois
le plus prochain et le plus ordinaire, « le soi » ne peut donc recevoir un statut
analogue, ni même simplement comparable, dans l’ontologie fondamentale, à
celui qu’il possédait chez Descartes, Locke, Kant ou Husserl. C’est pourquoi
la thèse fondamentale de Heidegger touchant ce «  Selbst  », une thèse aussi

15
SZ: 130 (ET: 110).
16
SZ: 12 (ET: 33).
336 Claude Romano

nouvelle que surprenante, peut être formulée de la manière suivante : le soi


– ou plutôt l’être-soi – est une manière d’être du Dasein, une manière, pour
cet étant, de se rapporter à lui-même et à son être. Le passage le plus clair où
ce point est indiqué – passage dont on peut penser qu’un certain nombre de
lecteurs ne lui ont pas prêté tout le poids qu’il méritait – est le suivant :

L’ipséité [Selbstheit] du Dasein a été formellement déterminée comme une


guise d’exister [eine Weise zu existieren], et non pas, par conséquent, comme un
étant présent-subsistant [nicht als ein vorhandenes Seiendes]. Le qui du Dasein,
la plupart du temps je ne le suis pas moi-même, c’est le On-même qui l’est.
L’être-soi-même authentique [das eigentliche Selbstsein] se détermine comme
une modification existentielle du On qu’il convient de délimiter existentiale-
ment.17

Ce que Martineau traduit ici par «  l’ipséité  » et Vézin, de manière plus


littérale encore, par « l’être-soi-même » (traduction dont l’unique défaut et de
rendre impossible en français la distinction entre Selbstheit et Selbstsein), ne
renvoie par conséquent à rien d’autre qu’à une manière d’être ou d’exister du
Dasein18. Affirmation complètement déroutante si l’on croit que les analyses
de Sein und Zeit consacrées à ces questions auraient pour but de répondre au
même genre de question que celle qui sous-tend les égologies traditionnelles,
c’est-à-dire de dégager ce qui fonde et rend possible notre identité à nous-
mêmes au cours du temps. Comment le soi (ou le moi) traditionnel, en effet,
pourrait-il équivaloir à une manière d’être ou à une manière d’exister ? Affir-
mation proprement inouïe, par conséquent, au regard de la charte concep-
tuelle des égologies et qui laisse entendre, un fois de plus, que l’expression
« das Selbst » même et surtout lorsqu’elle vient redoubler celles de Selbstheit
et de Selbstsein, ne désigne ici plus rien de ce que les égologies prétendaient
enfermer dans cette notion. Car ni du moi de Descartes, ni du self lockien,
ni de l’ego-pôle de Husserl on ne dira évidemment qu’ils constituent des

17
SZ: 267 (ET: 195). Ce passage pose le problème de savoir ce que Heidegger entend ici
au juste par « manière d’exister », Weise zu existieren. En effet, Heidegger emploie différentes
expressions qui se réfèrent aux modes d’être du Dasein, et notamment l’expression Seinsart pour
désigner le mode d’être du Dasein, l’existence, par contraste avec la Vorhandenheit (SZ: 42 ; ET: 54).
Mais il emploie aussi les expressions Weise zu sein, Seinsweise, Weise zu existieren, comme dans
ce passage, pour se référer à la différence entre « les deux modes d’être [die beiden Seinsmodi]
de l’authenticité et de l’inauthenticité » (SZ: 43). C’est ce dernier sens qui est pertinent pour
comprendre ce passage. L’ipséité est solidaire de la modification propre ou authentique de l’exis-
tence, de même que le On se définit comme sa modification impropre. Nous reviendrons plus
loin sur l’emploi d’« existentiel » dans ce contexte.
18
Ce point est confirmé dans les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (GA 20: 341) :
« […] das Wer, kein Ding und nichts Weltliches ist, sondern selbst nur eine Weise zu sein ist ».
Voir aussi GA 20: 346 : « […] das Wer des Daseins ist je eine Weise zu sein, ob eigentlich oder
uneigentlich ».
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 337

« manières d’être » (de quoi ?). Ce qui justifie, une fois encore, ce bouleverse-
ment conceptuel est que « le Dasein, de prime abord et le plus souvent, n’est
pas lui-même »19, il existe au plus loin de lui-même, en déchéance et à l’état de
dispersion dans le On : « De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé
de lui-même comme pouvoir-être-Soi-même authentique, et il est échu sur le
“monde”. »20 Loin donc que l’être-soi-même constitue une donnée évidente
d’où l’analyse philosophique pourrait partir, cette dernière trouve son seul et
unique point de départ dans le fait que le Dasein échoue ordinairement à être
soi, c’est-à-dire échoue à adopter ou à embrasser une manière d’être, celle de
l’authenticité (Eigentlichkeit) ou de l’existence en propre, pour se perdre dans
l’impersonnalité du On.
Mais, dira-t-on, comment peut-on échouer à être soi-même ? Si échouer à
être soi signifiait perdre son soi (ou son moi), pris dans le sens des égologies,
cette expression n’aurait évidemment aucun sens. Nul ne peut perdre son moi
au sens que Descartes, Locke ou Husserl confèrent à cette notion. S’il est
une chose qui est inaliénable par principe puisqu’elle fonde toute identité à
soi-même par contraste d’avec tout alius, c’est « l’ego » ou « le soi ». Cesser
d’être soi, dans le sens où en parle Heidegger, ce n’est évidemment pas devenir
quelqu’un d’autre (qui ?), mais ce « devenir-autre », cette Entfremdung, cette
aliénation, doit être conçue plutôt, paradoxalement, comme une détermina-
tion du Dasein lui-même, c’est-à-dire du Dasein un et identique – ce que
Heidegger formule ironiquement en reprenant le lexique traditionnel pour le
retourner contre lui-même : « Un “Non-Moi”, dans ce cas, [celui du ne-pas-
être-soi ou de l’aliénation] ne signifiera pas un étant essentiellement dépourvu
d’“égoïté” mais un mode déterminé de l’être du “Moi” lui-même – la perte
de soi, par exemple. »21 Aucune adhésion ici au « moi », mais une manière
délibérément paradoxale, en affectant de reprendre à son compte la termino-
logie fichtéenne du moi et du non-moi, de se démarquer de tout le courant de
pensée des égologies. Ne pas être soi-même ne signifie évidemment pas pour
le Dasein cesser d’être celui qu’il est, devenir littéralement un autre (un non-
moi), encore moins déroger au principe d’identité. Heidegger est d’ailleurs
formel sur ce point, puisqu’il affirme dans Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie que rien ne déroge au principe d’identité, et par conséquent
pas non plus le Dasein, même si ce dernier ne possède pas seulement une
identité en ce sens-là (celui de la relation logique d’identité), mais aussi une
identité en un autre sens :

Le Dasein n’est pas simplement, comme tout étant en général, identique à soi-
même au sens ontologico-formel où chaque chose est identique à elle-même
[identisch mit sich selbst] ; le Dasein n’est pas non plus simplement conscience

19
SZ: 116 (ET: 101).
20
SZ: 175 (ET: 137).
21
SZ: 116 (ET: 101).
338 Claude Romano

de cette identité [Selbigkeit], à la différence des choses de la nature, mais le


Dasein comporte une identité à soi-même spécifique : l’ipséité [Selbstheit]. Son
mode d’être est tel qu’en un sens il s’appartient en propre (sich zu eigen ist), il se
possède soi-même [es hat sich selbst] et pour cette seule raison peut se perdre.22

Si nous voulons comprendre en quel sens le Dasein peut «  ne pas être


lui-même », nous devons laisser de côté le concept d’identité qui ressortit à
l’ontologie formelle (au sens de Husserl) et nous intéresser à l’« identité » ou
à l’être-soi en un tout autre sens, au sens du fait de s’appartenir à soi-même
ou de ne pas s’appartenir, de se posséder soi-même ou de se perdre. Heidegger ne
précise pas en quel sens il est possible de parler d’« identité » pour désigner
cette existence en propre ou cette auto-appropriation de l’existence, mais
ce qui ressort sans l’ombre d’un doute de ce passage est que nous n’avons
plus affaire ici au sens courant d’« identité » qui s’applique indifféremment
à tout ce qui est. Tandis que la question de l’identité à soi (au sens du prin-
cipe d’identité, c’est-à-dire de l’identité numérique à travers le temps) prescrit
leur horizon aux égologies dans leur ensemble, puisque le moi ou le soi se
définissent toujours comme les conditions de notre identité numérique, la
question de l’ipséité prend place dans un nouvel horizon, celui de la question
de l’appropriation de l’existence, de l’existence en propre et comme propre,
c’est-à-dire de l’Eigentlichkeit, de la propri-été de l’existence, de l’appropria-
tion à soi-même, ou encore de l’authenticité. Ce dernier terme, même s’il
ne fait pas référence à la racine du « propre », n’est d’ailleurs pas si mauvais
pour traduire l’Eigentlichkeit heideggérienne si l’on se souvient qu’en Grec
authentês – écrit aussi autoentês – est un composé de autos, « par soi-même,
de sa propre initiative » et de hentes, signifiant « qui achève, réalise ». Le mot
signifie au départ l’« auteur responsable » et notamment l’auteur responsable
d’un crime, le meurtrier, et, par extension, le « maître », le « seigneur », rece-
lant cette même nuance de propriété et d’appartenance à soi-même que l’on
retrouve dans « Eigentlichkeit ». « Authentique » au sens de l’authentês est celui
qui règne sur lui-même et est son propre maître23.
En comprenant l’ipséité, l’être-soi-même comme cette manière d’être
selon laquelle le Dasein s’approprie sa propre existence et accède à l’authen-
ticité, et inversement le ne-pas-être-soi-même  » non comme une violation
du principe d’identité, mais comme un attitude opposée à la première de
démission et d’irresponsabilité, Heidegger non seulement se tient au plus loin
de la question directrice des égologies, mais il suit – comme souvent – le génie
de la langue. On se tromperait fort, en effet, si on analysait des expressions
du langage courant telles que « elle n’était plus elle-même » ou « il redevient
lui-même » comme si elles signifiaient : « il redevient identique à soi », « elle
n’était plus identique à elle-même  ». Que pourraient bien vouloir dire ces

22
GA 24: 242.
23
Sur cette étymologie, voir Chantraine 1909: 138. Voir aussi Gernet: 1909.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 339

paraphrases puisque celui qui est censé ne plus être identique à soi est le même
que celui auquel se réfèrent les pronoms personnels « il », « elle » ! Il faut rester
le même que soi pour « ne plus être soi-même » ou pour « redevenir soi-même »
– et donc ce qui est en jeu dans de telles expressions n’est pas du tout l’identité
numérique à travers le temps. Mais comment alors analyser les expressions ci-
tées ? La réponse du linguiste est la suivante. Dans une expression telle que « il
redevient lui-même », « lui-même » ne remplit pas la fonction d’un pronom
qui, de ce fait, appellerait une identification, mais celle d’un attribut qui forme
avec le verbe une unité sémantique indissoluble : « lui-même » devient ce que
Tesnière appelle « un équivalent structural du verbe »24. Entendons par là que
le verbe est désormais le verbe « redevenir-soi-même » ou le verbe « être-soi-
même », et que « soi-même », employé dans ce cas comme attribut, n’appelle
plus la question « qui ? » au sens d’une identification. En d’autres termes, le
problème n’est plus ici de savoir qui redevient celui qui redevient lui-même
(question absurde s’il en est), mais bien plutôt quelles caractéristiques il reçoit,
ou mieux comment existe celui qui existe de cette manière – en conformité
avec celui qu’il est ou non.
Avant de tenter de tirer de ces remarques quelques enseignements tou-
chant la question de la Selbstheit dans Sein und Zeit, arrêtons-nous à quelques
unes des interprétations qui en en ont été données.

Trois tendances exégétiques

Sans prétendre ici proposer au lecteur un tableau récapitulatif, et encore


moins exhaustif, de ces interprétations, et en accordant une attention par-
ticulière aux interprétations en langue française, on pourrait ranger les
interprétations consacrées à ce point précis – et combien central – de Sein
und Zeit en trois catégories : 1) les interprétations « conservatrices » : nous
entendons par là celles qui soutiennent l’existence d’une continuité doctri-
nale entre l’analyse heideggérienne du Selbst et les égologies traditionnelles ;
2) les interprétations indifférentes au problème, qui ne semblent pas du tout
prendre en considération le fait que Heidegger emploie manifestement la
locution « das Selbst » d’une manière qui n’est pas conforme à ce qui consti-
tue son emploi dominant au sein des égologies ; 3) certaines interprétations
davantage sensibles au problème, qui identifient clairement la rupture de Hei-
degger à l’égard de la tradition des métaphysiques du moi (et du soi) sans
en tirer toutefois toutes les conséquences, ni proposer une réinterprétation
d’ensemble des notions en question.
La première approche est bien illustrée par Dominique Janicaud. Dans
un article déjà ancien intitulé « L’analytique existentiale et la question de la
subjectivité » où il lançait le mot d’ordre d’un retour au sujet qui, depuis, a fait

24
Tesnière 1988: 161.
340 Claude Romano

florès, Janicaud soutenait la thèse de la présence dans Sein und Zeit d’un soi
inéliminable : « il faut se rendre à l’évidence : la subjectivité n’est ni détruite
ni évacuée par Heidegger ; quoique métamorphosée, elle est sauvée et même
relancée par le rôle fondamental du Selbst  »25. Plus près de nous, on peut
compter parmi les tenants d’une continuité historique entre l’ego cartésien et
le Dasein heideggérien le livre très documenté de Vincent Carraud, L’invention
du moi. Carraud n’attribue pas seulement à Heidegger, comme d’autres, une
doctrine du soi, mais – plus étonnant – une doctrine du moi : « le concept
d’ipséité lui-même, écrit-il, s’avère aussi un rejeton de l’ego du cogito, une des
modalités de la réponse à la question suscitée par Descartes »26. Carraud place
en effet l’ego cartésien à l’écart de tous ses doubles et avatars qui auraient le
tort, à ses yeux, de (re)tomber dans la « métaphysique », alors que l’ego car-
tésien, dans la lecture qu’il en donne, s’y soustrait miraculeusement. Ce n’est
pas le lieu de discuter ici cette lecture de Descartes. Pour ce qui touche au pro-
blème qui nous occupe, l’interprétation de Carraud, comme celle de Janicaud,
contrevient ouvertement (et sans doute sciemment) à la vigoureuse critique
heideggérienne du moi cartésien, au point même de relire la caractérisation
heideggérienne de la Jemeinigkeit, « le Dasein est un étant que je suis à chaque
fois moi-même »27 comme corroborant la thèse selon laquelle « le Dasein est
bien l’ego »28 – curieux raccourci historique pour un ouvrage qui fonde une
bonne partie de sa démonstration sur des arguments d’ordre lexical. Mais le
sommet de l’interprétation conservatrice est sans doute atteint par Hubert
Dreyfus qui, dans son commentaire consacré à Sein und Zeit29, ne fait aucun
cas de la différence existant chez Heidegger entre Selbst, Selbstheit, Selbstsein
remplaçant uniformément tous ces termes par un seul : the self. Le problème
est ainsi résolu avant même d’être posé. Il est vrai que l’unique traduction
en anglais de l’ouvrage jusqu’à une période récente, celle de Macquarrie et
Robinson, a elle-même tendance à introduire un « self » substantivé là où il ne
figure pas en allemand – par exemple en rendant Selbst-sein non pas, comme
on aurait pu s’y attendre, par Being-oneself, mais par Being-one’s-Self, ou encore
Selbst-sein-können par Potentiality-for-Being-one’s-Self.
La seconde tendance exégétique est probablement la plus commune. Elle
ne consiste plus à chercher à tout prix l’ego ou « le soi » derrière le Dasein, mais
elle demeure étrangement indifférente à toutes les perplexités que nous avons
énumérées et qui font, quelle que soit l’interprétation positive à laquelle on
finit par se rallier, du Selbst heideggérien un concept dont l’économie interne
est nécessairement différente de celle de toutes ses éventuelles préfigurations.

25
Janicaud 1989: 52.
26
Carraud 2010: 242–243.
27
SZ: 214.
28
Carraud 2010: 255. Carraud parle même un peu plus loin de « l’ego et de sa mienneté »
(274).
29
Dreyfus 1991.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 341

Friedrich-Wilhelm von Hermann, par exemple, n’hésite pas à utiliser l’expres-


sion «  das Ich  » pour caractériser le Dasein ; il interprète la formule selon
laquelle le Dasein de prime abord n’est pas lui-même (mais le On) comme
signifiant que le Dasein est «  ein Ich und Selbst, das sich von Anderen nicht
underscheidet  »30. Mais ce n’est pas le soi (et encore moins le moi) qui ne
se distingue pas de l’autre, c’est le Dasein – et sa perte dans le On consiste
dans ce défaut/perte d’ipséité, dans ce ne-pas-être soi-même. La conceptualité
de Heidegger n’est pas seulement différente de celle des égologies, elle est
incompatible avec cette dernière. Françoise Dastur, elle aussi, tout en affir-
mant «  le caractère révolutionnaire de la notion d’ipséité  »31, semble consi-
dérer qu’« ipséité » et « Dasein » sont à peu près interchangeables, puisqu’elle
mentionne une « forme propre ou authentique de l’ipséité » (comme il y a une
forme propre et impropre du Dasein) et caractérise le On comme « la forme
impropre ou inauthentique de l’ipséité »32. Mais l’ipséité n’est pas le Dasein,
c’est une manière d’être de celui-ci, sa manière d’être authentique, tandis que le
On signifie pour le Dasein un ne-pas-être-soi-même où il ne se distingue plus
des « autres ». En somme, il n’y a d’ipséité qu’authentique, et l’expression que
Heidegger emploie quelquefois, das eigentliche Selbstsein, est, rigoureusement
parlant, un pléonasme33. De son côté, Marlène Zarader emploie de manière
récurrente la formule selon laquelle le Dasein est « un soi » sans jamais soulever
le problème de savoir comment cette affirmation est compatible avec l’idée
selon laquelle le Dasein, de prime abord, n’est pas lui-même.
Nous trouvons quelques indices, ici et là, d’un troisième type de lecture,
parfois simplement esquissé et qu’aucun commentateur, à notre connaissance,
ne semble avoir voulu poursuivre jusqu’au bout. Par exemple, Jean Greisch,
dans son commentaire intégral de l’ouvrage, note en passant que « pour com-
prendre ce qu’est vraiment le soi, nous devons accepter d’interroger une figure
qui à première vue apparaît comme sa négation : le “On”. Pour cela, il faut ac-
cepter pleinement la thèse liminaire qu’il n’y a pas de “sujet”, mais seulement une
pluralité de manières “subjectives” d’être. »34 Cette lecture nous paraît parfaite-
ment judicieuse, parce qu’elle évite d’hypostasier l’être-soi en un soi et rappelle
opportunément qu’avec l’être-soi il n’y va que d’une manière d’être (laissons
de côté le « subjectif »). Malheureusement, Greisch ne s’attache pas davantage
à élucider le sens de ce déplacement d’accent capital, sans doute parce qu’il

30
von Hermann 2005: 283.
31
Dastur 2005: 90.
32
Dastur 2005: 92.
33
Pour être tout à fait juste, Heidegger emploie « das Selbst » de deux manières bien diffé-
rentes : tantôt, il suggère qu’il n’y a de Sebstsein et donc de Selbst qu’authentiques, puisque l’être
perdu dans le On signifie un ne-pas-être-soi-même, un devenir « personne » (niemand) ; tantôt,
il parle du On comme d’un « Soi-même inauthentique » (SZ: 332 ; voir aussi GA 24: 243) et
la conceptualité existentiale semble alors perdre ce qui faisait sa spécificité.
34
Greisch 1994: 166 (nous soulignons).
342 Claude Romano

rabat aussitôt la conception de Heidegger sur une « herméneutique du soi »35,


sur le modèle de celle de Ricœur. Finalement, on peut se demander si ce ne
sont pas les deux traducteurs français, Martineau et Vézin, qui, par leurs choix
de traduction, se sont montrés les plus conscients du problème en préférant –
faute de mieux – « le soi-même » au « soi » pour traduire das Selbst. En effet,
« le soi-même » opère certes une nominalisation du pronom personnel réfléchi
de la troisième personne du singulier, mais une nominalisation « plus faible »,
si l’on peut dire, car elle garde quelque chose d’un emploi citationnel, comme
si le pronom figurait ici entre guillemets, indice d’une analyse à poursuivre
et non substantif nommant une réalité. Il ont au moins suggéré par là que la
question qui occupe Heidegger n’est plus celle de l’identité personnelle, ou de
l’identité à soi de celui qui peut dire « je », mais une question différente qu’il
reste maintenant à tenter de mieux circonscrire.

Le triangle de l’ipséité

Trois caractéristiques générales de la pensée de Heidegger dans son œuvre


maîtresse peuvent nous servir ici de fil conducteur, à savoir : a) la tendance
fondamentalement non-substantielle et non-réale de cette pensée  ; b) son
caractère structural ; c) la neutralité des structures qu’elle décrit eu égard à la
différence des personnes au sens grammatical du terme.
Le premier point a été magistralement relevé par Levinas et souligné plus
récemment par Gérard Granel. Dans l’ontologie fondamentale, il ne s’agit
presque jamais de décrire des choses, des substances, des réalités, mais des
processus, des événements, des manières d’être :

Je pense que le « frisson » philosophique nouveau, écrit Levinas, apporté par la


philosophie de Heidegger, consiste à distinguer être et étant, et à transporter
dans l’être la relation, le mouvement, l’efficace qui jusqu’alors résidaient dans
l’existant. […] En somme, dans la philosophie existentielle, il n’y a plus de
copules. Les copules traduisent l’événement même de l’être.36

Granel relevait, de son côté, dans l’écriture même de Heidegger, le fait que

–sein fonctionne comme une sorte de « disparaissant » généralisé (gramma­­­


tica­lement comme un simple affixe), toute signification effective revenant
aux schèmes de mouvement, d’emplacement ou d’ordre auxquels il est accolé
(« sich vorweg », « voraus », « um-zu », « vorhanden », « zuhanden », « je selbst »,
« umwillen », etc.) ». Et il faisait de cette particularité la marque « d’une pensée

35
Greisch 1994: 157.
36
Levinas 1994: 112–113.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 343
résolument non-réale, nulle part encore apparue en Occident, et de l’être et du
sens de l’être.37

Le fait que nous ayons affaire à une « pensée non-réale » entraîne des consé-
quences décisives pour la question qui est ici la nôtre. En effet, l’ipséité, en
tant que manière d’être,  n’a elle non plus rien d’ontique ou de réal – à la
différence d’ailleurs du Dasein qui est toujours aussi un étant dans le monde.
La désubstantialisation, la déréalisation, la dés-ontification sont ici poussées
si loin que Heidegger s’adresse à lui-même l’objection suivante  : une telle
conception de l’ipséité ne revient-elle pas à ôter au Dasein toute unité, à le
faire voler en éclats en le privant de tout « noyau » subsistant – à l’énucléer en
quelque sorte ? Il écrit : « Cependant s’il “n’” est possible de concevoir le soi-
même “que” comme une guise de l’être [eine Weise des Seins] de cet étant, cela
ne ressemble-t-il pas à une volatilisation [Verflüchtigung] de ce qui constitue le
véritable “noyau [Kern]” du Dasein ? »38 Pourtant, Heidegger persiste et signe :
le Soi – l’être-soi – n’est à entendre ici que comme une manière d’être.
Le second principe qui doit guider notre lecture est la prise en compte
du caractère  structural de la phénoménologie pratiquée par Sein und Zeit.
Le but de Heidegger y est toujours de décrire les relations de structure qui
s’établissent entre des existentiaux qui ne peuvent être conçus les uns indé-
pendamment des autres, et constituent souvent la modification les uns des
autres. L’ipséité n’échappe pas à la règle. Loin d’être un «  absolu  » au sens
étymologique du terme, à l’image de l’ego cartésien ou husserlien (nulla re
indiget ad existendum), l’ipséité constitue une manière d’être qui n’est pensable
que par contraste avec une autre, et donc aussi en relation à elle. Ce n’est pas la
moindre des innovations de Heidegger, en effet, que l’ipséité se détache, dans
Sein und Zeit, uniquement sur fond de deux autres existentiaux avec lesquels
elle forme une unité indissoluble, la Jemeinigkeit et le Man-Selbst, qu’elle appa-
raisse comme l’un des angles de ce triangle conceptuel. Nous y reviendrons
dans un instant.
Enfin, troisième principe  : la neutralité des structures décrites par Hei-
degger. En effet, et ce point démarque radicalement toute la démarche suivie
par Sein und Zeit du chemin emprunté par les philosophies du « cogito », les
existentiaux qui y sont décrits n’entretiennent aucun lien privilégié avec la
première personne du singulier et peuvent se décliner à toutes les personnes.
Tandis que le « cogito » ne peut se formuler qu’à la première personne du sin-
gulier (ou plutôt ne peut revêtir son statut de vérité apodictique et de premier
principe que formulé à la première personne) – tandis que je suis moi-même
pour moi-même par principe le seul spécimen d’ego que je connaisse et ne
peux attribuer à autrui une égoïté que dans un second temps et de manière
seulement dérivée (à supposer que ce transfert lui-même fasse sens, ce dont

37
Granel 1995: 29–30.
38
SZ: 117 (ET: 102).
344 Claude Romano

Heidegger doute à juste titre) –, le Dasein ne commence aucunement dans


cette absolue solitude, il est originairement Mitsein, et les structures qui sous-
tendent son ipséité se déclinent, elles aussi, à toutes les personnes au sens
grammatical. Nous allons y revenir dans un instant.
Ces précisions apportées, nous pouvons nous tourner vers la première
des structures à prendre en considération, structure invariable et antérieure
à la différence des deux modes d’être du Dasein que forment l’authenticité et
l’inauthenticité, à savoir la Jemeinigkeit. Heidegger en donne une caractérisa-
tion bien connue :

L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois
nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaque fois mien [ist je meines]. Dans son
être, cet étant se rapporte lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il
est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va
à chaque fois.39

La Jemeinigkeit correspond, dans ses grandes lignes, à ce que Heidegger


appelait dans ses cours du début des années 1920 le Sich-Haben, le se-possé-
der-soi-même, c’est-à-dire le fait que tout vivant – puisque le mot d’ordre à
l’époque est la vie et non l’existence – se rapporte à sa vie comme à une vie vécue
en propre, comme à sa vie, et cela, bien sûr, avant toute réflexion expresse et
toute considération théorique. Le Sich-Haben est une relation d’entrée de jeu
pratique à soi-même par laquelle le vivant dispose constamment de lui-même
en s’absorbant dans ses activités. Il désigne une structure neutre et antérieure
à la double possibilité de l’appropriation (Aneignung) de cette vie facticielle ou
de la perte de soi (Verlust)40. Dans cette relation primordiale à soi, dans cette
autoréférence de la vie à elle-même, aucun « moi » ou « je » n’est d’ailleurs
impliqué comme une réalité subsistante. Cette conceptualité du Sich-Haben
est déjà tournée tout entière contre les métaphysiques du moi et leur point de
départ : un ego isolé et donné à lui-même antérieurement à tout le reste. Il en
va de même pour la Jemeinigkeit. Elle désigne la caractéristique ontologique

39
SZ: 41–42 (ET: 54).
40
GA 61: 171–172 : « De même que la vie est (au sens de l’indication formelle) quelque
chose de tel que l’autre est à chaque fois son autre, en tant que son monde, de même elle
est quelque chose qui “est” sur le mode consistant à avoir la tendance à “être” dans le sens
d’accomplissement [im Vollzugsinn] du “se” posséder soi-même [“sich” Habens] ; (se posséder :
formellement dans les modes fondamentaux de l’appropriation et du se perdre soi-même [for-
mal in den Grundweisen der Aneignung und des in Verlust Geratens]). Ici, le “se” [“sich”] n’exprime
pas une orientation de caractère spécifiquement “égoïque” (“Ichliche”) du sens de référence de
cette possession, et cette dernière n’est pas à comprendre comme une espèce d’auto-observation
et de réflexivité [als Selbstbeobachtung und Reflektiertheit], mais au contraire, l’être et le se-pos-
séder [Sichhaben], conformément à leur propre sens, se déterminent chaque fois à partir de la
situation concrète, c’est-à-dire à partir du monde de la vie [Lebenswelt] qui est vécu. » (Nous
traduisons)
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 345

tout à fait formelle selon laquelle le Dasein existe « en vue de lui-même », « à
dessein de soi [umwillen seiner] » ; en d’autres termes, le fait que son être lui
incombe comme une tâche à réaliser ou, selon la formule consacrée, le fait que
le Dasein est l’étant pour lequel son être même est un enjeu, l’étant pour lequel
il y va en son être de cet être. En somme, le Dasein est l’étant qui se soucie fon-
damentalement de lui-même et de sa propre existence, l’étant qui est, en son
être, souci de cet être, et cette référence à soi inhérente à tout souci appartient
à la structure fondamentale du souci comme tel (l’expression « souci de soi »,
dira Heidegger, est un pléonasme).
L’un des traits remarquables de cette définition nous semble être l’usage
qui est fait ici des pronoms personnels, et la transition, à première vue surpre-
nante, des pronoms de la première personne du pluriel à ceux de la première
personne du singulier (déjà impliqués dans l’expression même de « Jemeinig-
keit », mienneté), puis à ceux de la troisième personne du singulier :

Das Seiende, dessen Analyse zur Aufgabe steht, sind wir je selbst. Das Sein
dieses Seienden ist je meines. Im Sein dieses Seienden verhält sich dieses selbst
zu seinem Sein. Als Seiendes dieses Seins ist es seinem eigenen Sein überantwor-
tet. Das Sein ist es, darum es diesem Seienden je selbst geht.

Tandis que dans les philosophies du « cogito », le primat de la première


personne est inconditionnel, en ce sens que le « cogito » ne peut se formuler (ou
en tout cas revêtir son statut de vérité apodictique) qu’à la première personne
du singulier et, à tout autre personne, devient une proposition indifférente,
dépourvue de tout caractère de principe, l’analytique existentiale se déploie au
contraire tout entière sous le régime d’une certaine indifférence pronominale,
la caractéristique ontologique de toute existence d’être «  à dessein de soi  »
valant indifféremment pour tout Dasein, le mien tout autant que le tien ou le
sien. Mais d’où vient alors que la Jemeinigkeit comprenne une référence à la
première personne, au mien ? Heidegger semble presque regretter son usage
du « nous [wir] » quand il glisse, en marge de son Hüttenexemplar, en guise
d’apostille à ce « nous » : « je “ich” [à chaque fois “moi”] »41. Toutefois, il ne
faut sans doute pas interpréter cette précision (« nous » signifie autant de fois
« moi ») comme si elle signifiait un abandon de ce principe de l’interchangea-
bilité des personnes au sens grammatical du terme pour la caractérisation de
la constitution ontologique du Dasein comme mienneté. Certes, son être est
pour chaque Dasein un être qui lui incombe, et lui incombe en première per-
sonne, à lui et à personne d’autre, en sorte qu’il lui revient en propre de l’assu-
mer et d’en décider. Mais cette nécessité pour chaque Dasein de se rapporter
en propre à son être est une caractéristique ontologique neutre de tout Dasein.
Elle ne vaut pas d’abord pour un Dasein donné à lui-même en première per-
sonne, qui, à partir de là, devrait « transférer » cette caractéristique à d’autres

41
GA 2: 56.
346 Claude Romano

Dasein par une opération mystérieuse d’Einfühlung. Heidegger le redira avec


beaucoup de force dans des textes ultérieurs :

C’est seulement parce que le Dasein comme tel est déterminé par l’ipséité
qu’un moi-même [Ich-selbst] peut se rapporter à un toi-même [Du-selbst].
L’ipséité [Selbstheit] est la présupposition pour la possibilité de l’égoïté [Ich-
heit] qui ne se révèle jamais que dans le toi [Du]. Mais l’ipséité n’est jamais liée
au toi, mais au contraire – et c’est ce qui rend en premier lieu possible tout
cela – elle est neutre à l’égard de l’être-moi et de l’être-toi, plus encore à l’égard
de la sexualité.42

La Jemeinigkeit (et l’existential qui en dérive, la Selbstheit) est neutre à


l’égard de la différence du «  je  » et du «  tu  » factices, de l’être-moi et de
l’être-toi (Ichsein und Dusein) en un sens qui n’est pas à confondre avec la
neutralité du On – au sens où cette structure, la Jemeinigkeit, se décline à toutes
les personnes, au sens où l’être à chaque fois mien vaut indifféremment pour
tout Dasein, qu’il s’agisse du mien, du tien ou du nôtre. Par là, le dispositif
conceptuel de Sein und Zeit se démarque, une fois de plus, toto caelo de celui
qui préside aux égologies. Mais il s’en démarque également par le fait que
cette structure tout à fait neutre que constitue la Jemeinigkeit est susceptible
de se modaliser elle-même de différentes manières. Cette non-indifférence à
son être de l’étant exemplaire qui appartient à son être même peut revêtir, en
effet, une forme authentique et une forme inauthentique : « Les deux modes
d’être de l’authenticité et de l’inauthenticité – l’une et l’autre expressions étant
choisies terminologiquement et au sens strict du terme – se fondent dans
le fait que le Dasein est en général déterminé par la mienneté. »43 Le Dasein
peut se rapporter à cette non-indifférence vis-à-vis de son être, au fait que
son être lui incombe par essence, ou bien sur le mode de l’assomption de cet
être et de la décision résolue, ou bien sur celui d’une fuite devant son être et

42
GA 9: 157–158 (Heidegger 1968: 133–134). Heidegger précise dans Einführung in die
Metaphysik «  l’ipséité ne veut pas dire qu’il [l’homme]  soit en première ligne un “je” et un
individu [Einzelner]. Il l’est aussi peu qu’un nous [ein Wir] et une communauté » (GA 40: 152 ;
Heidegger 1967: 151). Voir aussi les remarques des Metaphysische Anfangsgründe der Logik (GA
26: 241), où toutefois cette structure neutre est appelée « Egoität », égoïté. Cela nous amène à
formuler une remarque plus générale : il faut faire, sur ces questions, un usage parcimonieux et
éclairé des cours contemporains de Sein und Zeit, dans lesquels Heidegger se permet un certain
nombre d’infractions à sa propre terminologie pour des motifs essentiellement pédagogiques.
C’est notamment le cas des Grundprobleme der Phänomenologie, cours dans lequel Heidegger
utilise des formules « cartésiennes » du type : il faut s’interroger pour savoir « quelle est la guise
en laquelle son Ego, son Soi est donné au Dasein lui-même [in welcher Weise dem Dasein selbst
sein Ich, sein Selbst, gegeben ist] » (GA 24: 225). Si de telles formules trahissent effectivement une
hésitation – et même un recul – de la part de Heidegger par rapport à ce que sa conceptualité
a de plus neuf et original, elles doivent néanmoins être prises avec précaution. C’est pourquoi
nous avons décidé dans ce travail de nous en tenir pour l’essentiel à Sein und Zeit.
43
SZ: 42–43 (ET: 54).
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 347

d’un défaussement à l’égard de ses responsabilités, à l’égard de la tâche qui


lui incombe de décider de cet être. Dans le premier cas, cette modalisation
propre ou authentique de la Jemeinigkeit équivaut formellement à la Selbstheit,
c’est-à-dire à cette forme d’appropriation de son être et d’auto-appartenance
qui est le cachet de l’existence résolue et authentique ; dans le second cas, la
déchéance (Verfallen) équivaut à une existence sur le mode, non point du soi-
même, mais du On-même (Man-selbst).
En d’autres termes, la Selbstheit ne désigne pas autre chose qu’une guise
selon laquelle le Dasein peut exister sa Jeminigkeit, une guise de cette Jemeinig-
keit elle-même, celle selon laquelle le Dasein « se gagne lui-même » au lieu de
se perdre, se possède lui-même au lieu d’être le jouet du On :

Et le Dasein, derechef, est à chaque fois mien en telle ou telle guise déterminée


d’être. Il s’est toujours déjà en quelque façon décidé en quelle guise le Dasein
est à chaque fois mien. L’étant pour lequel en son être il y va de cet être même
se rapporte à son être comme à sa possibilité la plus propre. […] Et c’est parce
que le Dasein est à chaque fois essentiellement sa possibilité que cet étant
peut se « choisir » lui-même en son être, se gagner, ou bien se perdre, ou ne se
gagner jamais, ou se gagner seulement « en apparence ».44

L’essentiel est donc ici de voir que c’est parce que l’ipséité ne désigne en véri-
té rien d’autre qu’une manière d’être du Dasein qu’elle revêt le statut d’un exis-
tential, lequel ne reçoit son sens que de sa relation à deux autres existentiaux :
la Jemeinigkeit et le Man-selbst. Avec cette expression paradoxale et quasi-oxy-
morique de « Man-selbst », Heidegger forge un vocable qui est le négatif exact
de celui de « Selbstheit » : le Dasein perdu dans le On, le Dasein qui n’est pas
lui-même, n’a plus, de ce fait, pour « soi-même » que le On (c’est-à-dire ce qui
est l’exact contraire d’un être-soi). À l’instar d’Ulysse, mais sans ruse aucune, il
est devenu littéralement « Personne ». Le On dépourvu de visage a pris la place
de son propre visage. Et le Man-selbst, comme la Selbstheit, renvoie à une pure
manière d’être du Dasein : « Le soi-même [das Selbst] du Dasein quotidien est
le On-même [das Man-selbst], que nous distinguons du soi-même authentique,
c’est-à-dire proprement saisi. En tant que On-même, chaque Dasein est dis-
persé dans le On, et il doit commencer par se retrouver. »45
La Selbstheit désigne par conséquent le mode d’être selon lequel le Dasein
existe lui-même en propre ou en personne, c’est-à-dire accède à la propriété
de son existence, à l’Eigentlichkeit. Le Man-selbst est la contre-possibilité de
cette possibilité, il est le mode d’être suivant lequel le Dasein, en se dérobant
à l’être qui lui incombe et en fuyant dans l’irresponsabilité, chute ou choit
dans l’existence impersonnelle, dans l’impropriété radicale de l’existence, dans
l’Uneigentlichkeit. Si nous comprenons que Selbst, Selbstheit, Selbstsein ne se

44
SZ: 42 (ET: 54).
45
SZ: 129 (ET: 109).
348 Claude Romano

réfèrent à rigoureusement rien d’autre qu’à des manières d’être (contrastées),


nous pouvons du même coup comprendre ce qui est apparu à plusieurs exé-
gètes comme une contradiction, la coexistence de deux affirmations à pre-
mière vue opposées aux §27 et 64 de l’ouvrage :

L’être-soi-même authentique ne repose pas sur un état d’exception du sujet dé-


gagé du On, mais il est une modification existentielle du On comme existential
essentiel.46

De prime abord et le plus souvent, est-il apparu, le Dasein n’est pas lui-même,
mais il est perdu dans le On-même. Celui-ci est une modification existentielle
du soi-même authentique.47

Dans la première de ces affirmations, l’être-soi-même authentique est dit


dériver du On comme une modification existentielle de celui-ci. Le second
passage établit une relation de dérivation exactement l’inverse. N’y a-t-il pas
ici manifestement contradiction ? Lequel des deux modes d’être, l’authenti-
cité ou l’authenticité, doit-il être considéré comme le mode d’être primordial
du Dasein, celui d’où dérive l’autre mode d’être comme sa « modification » ?
Michel Haar tente de réconcilier ces deux passages en affirmant que nous
avons affaire ici à une sorte de basculement de toute l’analyse :

Dans la deuxième section, une fois qu’ont été acquises à la fois la possibilité
existentiale pour le Dasein d’être une totalité authentique grâce à l’être-pour-
la-mort et la possibilité existentielle d’être un tout authentique (propre) grâce
à la résolution devançante, il apparaît que ces possibilités véritablement origi-
nelles avaient été recouvertes par les interprétations du On.48

Marlène Zarader objecte à cette interprétation que « si le On était l’exis-


tential dont le Soi n’est qu’une modification existentielle, alors il faudrait dire
aussi que la déchéance est l’existential, dont l’angoisse n’est que la modifi-
cation existentielle »49, ce qui, à ses yeux, est intenable. Elle en conclut que
le premier des deux passages cités est « un pur lapsus ». Mais en réalité, il se
pourrait que Zarader se trompe et qu’il n’y ait ici nulle contradiction. Hei-
degger n’a en effet jamais affirmé qu’il fallait dire de l’un des deux – du On-
même ou de l’être-soi-même – qu’il avait le statut d’un existential et de l’autre
qu’il avait un statut seulement existentiel, ou inversement. « Existentiel » se
rapporte, dans ce passage, à la manière dont le Dasein à chaque fois existe sa
propre existence ; « existential » aux structures ontologiques fondamentales
qui déterminent cette existence en tant que telle. Ce que veut suggérer ici

46
SZ: 130 (ET: 110).
47
SZ: 317 (ET: 225).
48
Haar 1994: 66.
49
Zarader 2012: 339.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 349

Heidegger est relativement simple : l’être-soi-même n’étant qu’une manière


d’être du Dasein, au même titre que l’être perdu dans le On, ces deux manières
d’être constituent deux attitudes inverses ou symétriques et proviennent, en
ce sens-là, l’une de l’autre : la première n’est que la modification (existentielle)
de la seconde, et vive versa. En d’autres termes, l’ipséité est un existential ; le
On-même est également un existential50 ; mais le passage de l’un à l’autre de
ces modes d’être met en jeu une modification de mode d’être, c’est-à-dire une
modification qui peut être qualifiée d’« existentielle », de la part du Dasein
existant – modification « existentielle » en ce sens qu’elle touche à sa manière
de mener sa propre existence à partir de la situation qui est la sienne51. Le pre-
mier passage est d’ailleurs si peu un « pur lapsus » qu’il est confirmé par trois
autres passages de Sein und Zeit :

L’être-soi-même authentique [das eigentliche Selbstsein] se détermine comme


une modification existentielle du On qu’il convient de délimiter existentiale-
ment.52

Inversement, l’existence authentique n’est pas quelque chose qui flotte au-des-
sus de la quotidienneté échéante : existentialement, elle n’est qu’une saisie
modifiée de celle-ci.53

La reprise de soi hors du On, autrement dit la modification existentielle du


On-même en être-soi-même authentique [zum eigentlichen Selbstsein] doit
nécessairement s’accomplir comme re-saisie d’un choix.54

Ainsi, tout en reconnaissant avec Marlène Zarader que l’ontologique est


toujours du côté du propre ou de l’authentique, puisque seule une compré-
hension authentique de lui-même et de son être peut servir de base, pour le
Dasein, à une enquête ontologique sur cet être – et, par voie de conséquence,
en admettant que l’authenticité (et l’être-soi-même qui en est solidaire) jouit
nécessairement d’une primauté – il faut conclure que l’ipséité et la perte dans
le On sont la modification (existentielle) l’une de l’autre, justement parce
que nous avons affaire ici uniquement à deux modes d’être contrastés. C’est
donc Michel Haar qui a raison : avec le passage de la première formulation
à la seconde se produit un simple déplacement d’accent, une conversion du
regard, si l’on veut, qui n’est d’ailleurs pas sans analogies avec la réduction

50
Voir SZ: 129 (ET: 109) : « Le On est un existential ».
51
Cet usage d’« existentiel » est celui qu’explicite Heidegger au §4 de Sein und Zeit : « L’exis-
tence est toujours et seulement décidée par le Dasein lui-même […]. La question de l’existence
ne peut jamais être réglée que par l’exister lui-même. La compréhension alors directrice de soi-
même, nous la qualifions d’existentielle. » (SZ: 12 ; ET: 33)
52
SZ: 267 (ET: 195).
53
SZ: 179 (ET: 140).
54
SZ: 268 (ET: 195).
350 Claude Romano

phénoménologique husserlienne où c’est seulement une fois la réduction


accomplie que l’attitude naturelle apparaît pour la première fois comme ce
qu’elle est, un recouvrement du phénomène transcendantal du monde –
l’inauthenticité se révélant, elle aussi, après coup, dans Sein und Zeit, pour ce
qu’elle est : une fuite devant l’existence résolue et authentique.

Ipséité et résolution

Notre hypothèse exégétique permet également de mieux comprendre pour-


quoi la Selbstheit – justement parce qu’elle n’a rien à voir avec un soi au sens
traditionnel – peut être strictement équivalente à la résolution devançante,
c’est-à-dire à la ressaisie de la possibilité du choix par le Dasein, au « choix
du choix [Wählen der Wahl] »55 à l’encontre de l’irrésolution du On et de la
privation de choix subreptice qu’il opère. La résolution (Entschlossenheit) est
ce choix en faveur du choix lui-même à l’encontre de la soustraction de tout
choix qui est la marque de l’existence déchue – et on relèvera ici au passage
tous les échos du stade éthique kierkegaardien dans la conceptualité de Hei-
degger56. La résolution n’est pas à entendre comme une manière dont existe
l’ipséité ; c’est inversement l’ipséité qui doit être comprise comme une manière
dont existe le Dasein, celle de la résolution. Cette dernière, déterminée par
Heidegger comme « le se-projeter réticent et prêt à l’angoisse vers l’être-en-dette le
plus propre »57, est d’abord « un mode privilégié de l’ouverture [Erschlossenheit]
du Dasein »58 – elle est à la fois décision et ouverture, décision en vue de l’ou-
verture (contre la fermeture et la dissimulation du On) et ouverture à la déci-
sion – rapprochement favorisé par la similitude des mots allemands Entschlos-
senheit  /  Erschlossenheit. L’ipséité se révèle ainsi formellement identique à la
résolution, elle-même fondée dans l’appel de la conscience (Gewissensruf ). La
résolution est l’être-soi-même authentique59, c’est-à-dire l’ouverture du Dasein
à lui-même et à son être qui a pour nom « Eigentlichkeit », authenticité.
On le voit, loin de constituer une espèce de «  réalité  », aussi subtile et
insaisissable qu’on la suppose, l’ipséité se situe plutôt du côté de la possibi-
lité, et même de la possibilité de rendre possible, de la possibilisation, pour
autant qu’elle s’enracine dans l’être-résolu lui-même. L’ipséité est ce que le
Dasein a à être en existant. La distinction est, en ce sens, ténue entre Selbstsein
et Selbst-sein-können, être-soi-même et pouvoir-être-soi-même. En tant
qu’être-soi-même authentique, la résolution transporte le Dasein devant « son

55
SZ: 268 (ET: 195).
56
Voir Kierkegaard 1970: 154.
57
SZ: 297 (ET: 212).
58
SZ: 297 (ET: 212).
59
SZ: 298 (ET: 213) : « En tant qu’être-Soi-même authentique, la résolution ne coupe pas
le Dasein de son monde, elle ne le réduit pas à un Moi flottant en l’air [freischwebendes Ich]. »
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 351

pouvoir-être-soi-même le plus propre »60. C’est pourquoi l’ipséité est toujours


aussi à comprendre à partir du pouvoir-être un tout de l’anticipation résolue
qui rassemble et unifie le Dasein, lui permettant d’échapper à l’indécision et
à l’irrésolution et de faire cercle avec ses possibles. L’ipséité est cette manière
d’être dans laquelle le Dasein, ayant anticipé sa fin et la finitude de ses pos-
sibles, et ayant été ainsi amené à décider de celui qu’il a à être, tient rassemblée
son existence, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, dans le coup d’œil ou le
clin d’œil de l’instant (Augen-blick). Tandis que le On, l’irrésolution, le ne-pas-
être-soi-même signifie incohérence et dispersion, l’ipséité existentiale signifie au
contraire existence sur le mode de l’unification et de la cohésion de ses possibles
sous l’horizon de la mort, en sorte que cette ipséité procure au Dasein une tenue
et une fermeté, voire une constance (on notera la prégnance du lexique stoïcien)
ou une auto-constance (Selbst-ständigkeit) qui sont le gage de son autonomie
(Selbstständigkeit) par contraste avec l’hétéronomie du On :

Le phénomène du pouvoir-être authentique ouvre le regard au maintien du


soi-même [Ständigkeit des Selbst] au sens de l’avoir-conquis-sa-tenue. Le main-
tien du soi-même au double sens de la solidité et de la «  constance  » est la
contre-possibilité authentique de l’absence de maintien [Unselbst-ständigkeit]
de l’échéance ir-résolue. Le maintien de soi-même [autonomie] [Selbstständig-
keit] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante.
La structure ontologique de celle-ci dévoile l’existentialité de l’ipséité du soi-
même.61

Cette tenue existentiale est de l’ordre d’une fidélité à soi-même62. Elle uni-
fie le Dasein par-delà ses propres changements et diffère fondamentalement de
la simple permanence d’un sujet subsistant qui prescrivait son horizon à toute
la problématique des égologies.
Nous atteignons ainsi le point le plus avancé de cette dé-réification de l’ipse
qui constitue aussi la butée du travail conceptuel effectué par Heidegger sur
ce petit mot : « das Selbst ». L’ipséité ne désigne plus, dans Sein und Zeit, une
«  réalité  » ou une entité (aussi impalpable et éthérée qu’on la suppose) qui
précèderait le souci et en fonderait la possibilité. Elle n’a que le statut d’un
constituant du souci lui-même, c’est-à-dire de l’être du Dasein : «  la struc-
ture du souci pleinement conçue inclut le phénomène de l’ipséité »63 En tant
que formellement identique avec la résolution, l’ipséité articule à la fois la

60
SZ: 307 (ET: 219).
61
SZ: 322 (ET: 227–228). Nous préférons, pour des raisons évidentes qui découlent de
notre interprétation, la traduction de Selbst-ständigkeit par « maintien de soi-même », plutôt
que par « maintien du soi-même », comme traduit Martineau.
62
SZ: 391 (ET: 268) : « La résolution constitue la fidélité de l’existence envers le Soi-même
propre [die Treue der Existenz zum eigenen Selbst]. » La traduction de Martineau substitue par
erreur « exigence » à « existence ».
63
SZ: 323 (ET: 228).
352 Claude Romano

dimension du projet en tant que fini (existentialité) et celle de l’être-jeté (fac-


ticité), puisqu’elle repose sur l’assomption de la situation contingente dans
laquelle le Dasein se trouve à chaque fois jeté, et elle contraste avec le troisième
constituant du souci, la déchéance, en tant que lieu de l’irrésolution et donc
de l’absence de maintien de soi-même. Or, comme le souligne Heidegger,
c’est le On, du fait de son absence de tenue existentiale, qui clame d’autant
plus fort « Je-Je » que précisément il n’est pas lui-même : « Par quoi ce dire-Je
“fugace” est-il motivé ? Par l’échéance du Dasein, où il fuit devant lui-même
dans le On. Le dire-Je “naturel” accomplit le On-même. Dans le “Je” s’ex-
prime le Soi-même que, de prime abord et le plus souvent, je ne suis pas au-
thentiquement. »64 Par cette affirmation, Heidegger met discrètement en place
la possibilité d’une dérivation des philosophies du moi, en tant que rejetons
de l’ontologie traditionnelle, à partir du phénomène de la déchéance. Tandis
que le Dasein résolu et authentique ne se met pas en avant, évite d’« étaler son
moi » et s’exprime toujours sur le mode de la réserve, voire du faire-silence,
c’est-à-dire de la ré-ticence (Verschwiegenheit), c’est le On qui se met d’autant
plus en avant et dit d’autant plus volontiers « je, je » qu’il existe davantage sous
l’emprise de la masse impersonnelle.
«  Être soi-même  », dans l’usage que fait Heidegger de cette expression,
équivaut donc rigoureusement à être résolu et nullement à être un soi. Ce qui
n’interdit pas de relever que seule la résolution angoissée reconduit le Dasein
à son essentielle solitude et à la singularité irréductible de son existence. Mais
cette singularité n’a que peu à voir avec la question de l’identité à soi qui four-
nissait leur point de départ aux égologies dans leur ensemble. La première est
un gain, une victoire, un terminus ad quem, car une conséquence de l’existence
résolue et de son être-décidé radical ; la seconde un terminus a quo, une don-
née de départ neutre et indifférente.
C’est la force de la traduction française de Selbstheit par « ipséité » que de
souligner la différence entre être-soi et être un soi – et l’on trouverait peut-être
ici l’un des rares cas où une traduction dit mieux encore ce qui est en question
que le terme original. En effet, « ipséité » renvoie à l’ipse latin et ipse constitue
ce que les grammairiens appellent un « intensif qui s’emploie avec une idée
d’opposition latente » ; il signifie « lui par opposition à un autre envisagé expli-
citement ou non »65. Ainsi, une formule telle que ipse Caesar venit signifie que
César est venu et s’est présenté en personne – et non par le truchement d’un
émissaire ou d’un porte-parole. Or, cette idée de contraste sous-jacent est juste-
ment décisive dans la manière dont Heidegger conçoit l’ipséité. Que le Dasein,
lorsqu’il existe de manière résolue et authentique, « soit lui-même » signifie
précisément qu’il décide en personne de son existence, et non en s’en remettant
à la « voix » impersonnelle du On et en lui déléguant sa décision, qu’il assume

64
SZ: 322 (ET: 227).
65
Ernout et Thomas 2002: 189.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 353

lui-même le fardeau (Last) de son existence, au lieu de s’en décharger sur « les
autres », en un mot, qu’il existe personnellement et non par procuration. Ce
sens de l’ipse latin est entièrement différent de celui de l’identité entendue
comme relation d’identité qu’une chose entretient avec elle-même tout au
long de son existence. Avec l’ipse, nous n’avons d’ailleurs même pas affaire,
contrairement à ce qu’a soutenu Ricœur, à un autre sens de l’identité, distinct
de celui de l’idem66. Ipse ne se rapporte pas à une nouvelle variété d’identité
par rapport à l’identité « ordinaire », à l’idem, mais plutôt à cette idée d’un
contraste entre deux manières de faire ou d’accomplir quelque chose : la faire
en personne et la faire par procuration – et par suite : mener une existence en
personne en assumant tous les choix et les déchirements qui résultent de cette
responsabilité ou se défausser de sa responsabilité sur « les autres », sur tout le
monde et personne, sur le On. Si Heidegger continue, malgré tout, à parler
la langue des métaphysiques du moi en employant souvent « Selbst » comme
un substantif (et il s’agit là d’un fait qu’on ne peut que reconnaître), c’est en
réalité pour parler d’autre chose que ce qui forme l’objet de ces dernières – de
quelque chose qui ne devient pleinement intelligible qu’en termes de Selbst-
sein et de Nicht-selbst-sein, d’être-soi et de ne-pas-être-soi.

Claude Romano
Université de Paris-Sorbonne / Australian Catholic University
1, rue Victor Cousin
75005 Paris, France
clromano@wanadoo.fr

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Bd. 24. Frankfurt am Main: Klostermann. Trad. fr.: Heidegger, Martin. 1985. Les
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GA 26 = Heidegger, Martin. 1990. Metaphysische Anfangsgründe der Logik. Gesamt­
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GA 40 = Heidegger, Martin. 1983. Einführung in die Metaphysik. Gesamtausgabe,
Bd. 40. Frankfurt am Main: Klostermann.

66
Ricœur 1990: 12–13.
354 Claude Romano

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Gesamtausgabe, Bd. 61. Frankfurt am Main: Klostermann.
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