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Abstract: What does the ostensibly innocuous phrase “das Selbst” (the self )
exactly mean in Heidegger’s fundamental ontology? Does Heidegger really
have a “theory of the self ” in the same way as, say, Descartes, Locke or Husserl?
This is what has been often concluded by many interpreters of Being and Time,
and it is that view that the current paper attempts to challenge. Heidegger not
only rejects the supposition of a substantial ego, along the lines of Descartes’
conception, but he also repudiates any “self ” understood as a present-at-hand
being, an inner core of Dasein, and he insists on the intrinsic connection be-
tween the “egologies,” from Descartes to Husserl, and “traditional ontology”.
What seems to be at stake in the fundamental-ontological approach of Sebstheit
and Selbstsein, Being-oneself, is rather a complete paradigm-shift, since both
concepts refer to “ways of being” or “ways of existing” of Dasein, and no lon-
ger at all to a self-identical being of a condition of its self-identity. In trying
to investigate the economy of the related existential concepts of Jemeinigkeit,
Selbstheit and Man-selbst, this article makes the claim that Heidegger’s break
with egology is much deeper that it has been often thought, and that the phe-
nomenologist raises a completely new question, rather than trying to give a
new response to older ones.
1
Coste traduit en fait le Self lockien tantôt par « le moi » et tantôt par « le soi », manifestant
ainsi la proximité des deux notions, même si, bien sûr, Locke définit le Self en premier lieu en
termes de continuité à soi de la conscience, conformément au principe « consciousness makes
personal identity » (Locke 1972, II, XXVII, §16, titre), alors que Descartes faisait du moi une
substance au sens fort.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 331
regarder de plus près en examinant l’usage effectif qu’il fait de cette notion (et
donc en premier lieu de ce terme).
2
SZ: 323.
3
SZ: 323 (ET: 228).
332 Claude Romano
4
SZ: 229 (ET: 169). Les concepts de moi, d’âme et de personne sont même qualifiés de
concepts « fictifs (erdachten) » dans les Grundprobleme der Phänomenologie (GA 24: 228).
5
SZ: 116 (ET: 101).
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 333
elle ne constitue pas plutôt un expédient, une locution « faute de mieux » qui
a pour tâche de suppléer d’autres formulations plus rigoureuses – en somme,
si « le soi » constitue véritablement un concept existential au sens plein du
terme. Pour commencer à donner forme à cette interrogation, nous exami-
nerons quelques uns de ces indices : a) l’usage des guillemets ; b) l’examen
des titres de paragraphe ; b) les emplois clairement critiques de « das Selbst » ;
d) le jeu des paraphrases.
Le fait que l’expression substantivée das Selbst figure dans de nombreux
passages de Sein und Zeit entre guillemets – à l’instar de ce qui se passe pour
des termes tels que « le moi » ou « le sujet » – devrait au moins éveiller la
méfiance vis-à-vis de l’idée très répandue selon laquelle le projet de Heideg-
ger, dans les passages où il aborde ces questions, serait celui d’élaborer une
« ontologie du soi » ou une « herméneutique du soi » en quelque sens que
l’on voudra. Un exemple assez frappant de cet usage des guillemets est repé-
rable au début du §25, lequel, avec le §64, est un des lieux privilégiés pour
l’élaboration de ces questions. Le Dasein, on le sait, doit être approché onto-
logiquement au fil conducteur de la question « qui [Wer] ? » et non de la
question « quoi [Was] ? »6. Or, la réponse la plus obvie à la première question,
affirme Heidegger, réside dans l’indication ontique selon laquelle je suis cet
étant – moi et pas un autre. Cette indication au reste « grossière [rohe] » ne
fait que rappeler ce que chacun sait parfaitement, à savoir que « la question
qui ? puise sa réponse dans le je lui-même, dans le “sujet”, le “soi” [dem Ich
selbst, dem “Subjekt”, dem “Selbst”]. Le qui est ce qui se maintient identique
dans le changement des comportements et des vécus, ce qui se rapporte alors
à cette multiplicité »7. Si le « soi » comparait ici aux côtés du « sujet » (égale-
ment entre guillemets) et du « Je », c’est pour être reversé aussitôt au compte
d’une réponse ontologiquement inadéquate à la question posée. Le soi est si peu
un concept existential, dans ce contexte, qu’il apparaît au contraire solidaire
d’une réponse pré-existentiale (et même, en fait, ontique) à la question « qui ? »,
une réponse qui s’en tient à une constatation triviale et ne fournit, tout au plus,
qu’une vague « indication [Anzeige] »8 de la voie qui resterait à parcourir. Ce
même emploi des guillemets se retrouve au §64. La question est cette fois celle
de l’unité du tout structurel du Dasein, le souci (Sorge) : « C’est le “Moi” qui
paraît tenir ensemble la totalité du tout structurel. Depuis toujours, le “Moi” et
le “Soi” [das “Ich” und das “Selbst”] ont été conçus par l’“ontologie” de cet étant
comme le fond portant (substance ou sujet). »9 Peut-on renvoyer dos à dos plus
clairement « le moi » et « le soi » (dans leur collusion avec le sujet entendu en
son sens d’hupokeimenon) comme deux versions d’une même ontologie inadé-
quate ? Non seulement « le soi » est congédié ici par Heidegger au même titre
6
SZ: 45 (ET: 56). Voir aussi GA 24: 169–170 (trad.: 151).
7
SZ: 114 (ET: 100).
8
SZ: 116 (ET: 101).
9
SZ: 317 (ET: 225).
334 Claude Romano
10
SZ: 114 (ET: 100).
11
SZ: 46 (ET: 56).
12
Titre général du chapitre 4 ; titre du §27 de Sein und Zeit.
13
Titre du §64.
14
SZ: 124 (ET: 107).
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 335
15
SZ: 130 (ET: 110).
16
SZ: 12 (ET: 33).
336 Claude Romano
17
SZ: 267 (ET: 195). Ce passage pose le problème de savoir ce que Heidegger entend ici
au juste par « manière d’exister », Weise zu existieren. En effet, Heidegger emploie différentes
expressions qui se réfèrent aux modes d’être du Dasein, et notamment l’expression Seinsart pour
désigner le mode d’être du Dasein, l’existence, par contraste avec la Vorhandenheit (SZ: 42 ; ET: 54).
Mais il emploie aussi les expressions Weise zu sein, Seinsweise, Weise zu existieren, comme dans
ce passage, pour se référer à la différence entre « les deux modes d’être [die beiden Seinsmodi]
de l’authenticité et de l’inauthenticité » (SZ: 43). C’est ce dernier sens qui est pertinent pour
comprendre ce passage. L’ipséité est solidaire de la modification propre ou authentique de l’exis-
tence, de même que le On se définit comme sa modification impropre. Nous reviendrons plus
loin sur l’emploi d’« existentiel » dans ce contexte.
18
Ce point est confirmé dans les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (GA 20: 341) :
« […] das Wer, kein Ding und nichts Weltliches ist, sondern selbst nur eine Weise zu sein ist ».
Voir aussi GA 20: 346 : « […] das Wer des Daseins ist je eine Weise zu sein, ob eigentlich oder
uneigentlich ».
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 337
« manières d’être » (de quoi ?). Ce qui justifie, une fois encore, ce bouleverse-
ment conceptuel est que « le Dasein, de prime abord et le plus souvent, n’est
pas lui-même »19, il existe au plus loin de lui-même, en déchéance et à l’état de
dispersion dans le On : « De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé
de lui-même comme pouvoir-être-Soi-même authentique, et il est échu sur le
“monde”. »20 Loin donc que l’être-soi-même constitue une donnée évidente
d’où l’analyse philosophique pourrait partir, cette dernière trouve son seul et
unique point de départ dans le fait que le Dasein échoue ordinairement à être
soi, c’est-à-dire échoue à adopter ou à embrasser une manière d’être, celle de
l’authenticité (Eigentlichkeit) ou de l’existence en propre, pour se perdre dans
l’impersonnalité du On.
Mais, dira-t-on, comment peut-on échouer à être soi-même ? Si échouer à
être soi signifiait perdre son soi (ou son moi), pris dans le sens des égologies,
cette expression n’aurait évidemment aucun sens. Nul ne peut perdre son moi
au sens que Descartes, Locke ou Husserl confèrent à cette notion. S’il est
une chose qui est inaliénable par principe puisqu’elle fonde toute identité à
soi-même par contraste d’avec tout alius, c’est « l’ego » ou « le soi ». Cesser
d’être soi, dans le sens où en parle Heidegger, ce n’est évidemment pas devenir
quelqu’un d’autre (qui ?), mais ce « devenir-autre », cette Entfremdung, cette
aliénation, doit être conçue plutôt, paradoxalement, comme une détermina-
tion du Dasein lui-même, c’est-à-dire du Dasein un et identique – ce que
Heidegger formule ironiquement en reprenant le lexique traditionnel pour le
retourner contre lui-même : « Un “Non-Moi”, dans ce cas, [celui du ne-pas-
être-soi ou de l’aliénation] ne signifiera pas un étant essentiellement dépourvu
d’“égoïté” mais un mode déterminé de l’être du “Moi” lui-même – la perte
de soi, par exemple. »21 Aucune adhésion ici au « moi », mais une manière
délibérément paradoxale, en affectant de reprendre à son compte la termino-
logie fichtéenne du moi et du non-moi, de se démarquer de tout le courant de
pensée des égologies. Ne pas être soi-même ne signifie évidemment pas pour
le Dasein cesser d’être celui qu’il est, devenir littéralement un autre (un non-
moi), encore moins déroger au principe d’identité. Heidegger est d’ailleurs
formel sur ce point, puisqu’il affirme dans Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie que rien ne déroge au principe d’identité, et par conséquent
pas non plus le Dasein, même si ce dernier ne possède pas seulement une
identité en ce sens-là (celui de la relation logique d’identité), mais aussi une
identité en un autre sens :
Le Dasein n’est pas simplement, comme tout étant en général, identique à soi-
même au sens ontologico-formel où chaque chose est identique à elle-même
[identisch mit sich selbst] ; le Dasein n’est pas non plus simplement conscience
19
SZ: 116 (ET: 101).
20
SZ: 175 (ET: 137).
21
SZ: 116 (ET: 101).
338 Claude Romano
22
GA 24: 242.
23
Sur cette étymologie, voir Chantraine 1909: 138. Voir aussi Gernet: 1909.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 339
paraphrases puisque celui qui est censé ne plus être identique à soi est le même
que celui auquel se réfèrent les pronoms personnels « il », « elle » ! Il faut rester
le même que soi pour « ne plus être soi-même » ou pour « redevenir soi-même »
– et donc ce qui est en jeu dans de telles expressions n’est pas du tout l’identité
numérique à travers le temps. Mais comment alors analyser les expressions ci-
tées ? La réponse du linguiste est la suivante. Dans une expression telle que « il
redevient lui-même », « lui-même » ne remplit pas la fonction d’un pronom
qui, de ce fait, appellerait une identification, mais celle d’un attribut qui forme
avec le verbe une unité sémantique indissoluble : « lui-même » devient ce que
Tesnière appelle « un équivalent structural du verbe »24. Entendons par là que
le verbe est désormais le verbe « redevenir-soi-même » ou le verbe « être-soi-
même », et que « soi-même », employé dans ce cas comme attribut, n’appelle
plus la question « qui ? » au sens d’une identification. En d’autres termes, le
problème n’est plus ici de savoir qui redevient celui qui redevient lui-même
(question absurde s’il en est), mais bien plutôt quelles caractéristiques il reçoit,
ou mieux comment existe celui qui existe de cette manière – en conformité
avec celui qu’il est ou non.
Avant de tenter de tirer de ces remarques quelques enseignements tou-
chant la question de la Selbstheit dans Sein und Zeit, arrêtons-nous à quelques
unes des interprétations qui en en ont été données.
24
Tesnière 1988: 161.
340 Claude Romano
florès, Janicaud soutenait la thèse de la présence dans Sein und Zeit d’un soi
inéliminable : « il faut se rendre à l’évidence : la subjectivité n’est ni détruite
ni évacuée par Heidegger ; quoique métamorphosée, elle est sauvée et même
relancée par le rôle fondamental du Selbst »25. Plus près de nous, on peut
compter parmi les tenants d’une continuité historique entre l’ego cartésien et
le Dasein heideggérien le livre très documenté de Vincent Carraud, L’invention
du moi. Carraud n’attribue pas seulement à Heidegger, comme d’autres, une
doctrine du soi, mais – plus étonnant – une doctrine du moi : « le concept
d’ipséité lui-même, écrit-il, s’avère aussi un rejeton de l’ego du cogito, une des
modalités de la réponse à la question suscitée par Descartes »26. Carraud place
en effet l’ego cartésien à l’écart de tous ses doubles et avatars qui auraient le
tort, à ses yeux, de (re)tomber dans la « métaphysique », alors que l’ego car-
tésien, dans la lecture qu’il en donne, s’y soustrait miraculeusement. Ce n’est
pas le lieu de discuter ici cette lecture de Descartes. Pour ce qui touche au pro-
blème qui nous occupe, l’interprétation de Carraud, comme celle de Janicaud,
contrevient ouvertement (et sans doute sciemment) à la vigoureuse critique
heideggérienne du moi cartésien, au point même de relire la caractérisation
heideggérienne de la Jemeinigkeit, « le Dasein est un étant que je suis à chaque
fois moi-même »27 comme corroborant la thèse selon laquelle « le Dasein est
bien l’ego »28 – curieux raccourci historique pour un ouvrage qui fonde une
bonne partie de sa démonstration sur des arguments d’ordre lexical. Mais le
sommet de l’interprétation conservatrice est sans doute atteint par Hubert
Dreyfus qui, dans son commentaire consacré à Sein und Zeit29, ne fait aucun
cas de la différence existant chez Heidegger entre Selbst, Selbstheit, Selbstsein
remplaçant uniformément tous ces termes par un seul : the self. Le problème
est ainsi résolu avant même d’être posé. Il est vrai que l’unique traduction
en anglais de l’ouvrage jusqu’à une période récente, celle de Macquarrie et
Robinson, a elle-même tendance à introduire un « self » substantivé là où il ne
figure pas en allemand – par exemple en rendant Selbst-sein non pas, comme
on aurait pu s’y attendre, par Being-oneself, mais par Being-one’s-Self, ou encore
Selbst-sein-können par Potentiality-for-Being-one’s-Self.
La seconde tendance exégétique est probablement la plus commune. Elle
ne consiste plus à chercher à tout prix l’ego ou « le soi » derrière le Dasein, mais
elle demeure étrangement indifférente à toutes les perplexités que nous avons
énumérées et qui font, quelle que soit l’interprétation positive à laquelle on
finit par se rallier, du Selbst heideggérien un concept dont l’économie interne
est nécessairement différente de celle de toutes ses éventuelles préfigurations.
25
Janicaud 1989: 52.
26
Carraud 2010: 242–243.
27
SZ: 214.
28
Carraud 2010: 255. Carraud parle même un peu plus loin de « l’ego et de sa mienneté »
(274).
29
Dreyfus 1991.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 341
30
von Hermann 2005: 283.
31
Dastur 2005: 90.
32
Dastur 2005: 92.
33
Pour être tout à fait juste, Heidegger emploie « das Selbst » de deux manières bien diffé-
rentes : tantôt, il suggère qu’il n’y a de Sebstsein et donc de Selbst qu’authentiques, puisque l’être
perdu dans le On signifie un ne-pas-être-soi-même, un devenir « personne » (niemand) ; tantôt,
il parle du On comme d’un « Soi-même inauthentique » (SZ: 332 ; voir aussi GA 24: 243) et
la conceptualité existentiale semble alors perdre ce qui faisait sa spécificité.
34
Greisch 1994: 166 (nous soulignons).
342 Claude Romano
Le triangle de l’ipséité
Granel relevait, de son côté, dans l’écriture même de Heidegger, le fait que
35
Greisch 1994: 157.
36
Levinas 1994: 112–113.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 343
résolument non-réale, nulle part encore apparue en Occident, et de l’être et du
sens de l’être.37
Le fait que nous ayons affaire à une « pensée non-réale » entraîne des consé-
quences décisives pour la question qui est ici la nôtre. En effet, l’ipséité, en
tant que manière d’être, n’a elle non plus rien d’ontique ou de réal – à la
différence d’ailleurs du Dasein qui est toujours aussi un étant dans le monde.
La désubstantialisation, la déréalisation, la dés-ontification sont ici poussées
si loin que Heidegger s’adresse à lui-même l’objection suivante : une telle
conception de l’ipséité ne revient-elle pas à ôter au Dasein toute unité, à le
faire voler en éclats en le privant de tout « noyau » subsistant – à l’énucléer en
quelque sorte ? Il écrit : « Cependant s’il “n’” est possible de concevoir le soi-
même “que” comme une guise de l’être [eine Weise des Seins] de cet étant, cela
ne ressemble-t-il pas à une volatilisation [Verflüchtigung] de ce qui constitue le
véritable “noyau [Kern]” du Dasein ? »38 Pourtant, Heidegger persiste et signe :
le Soi – l’être-soi – n’est à entendre ici que comme une manière d’être.
Le second principe qui doit guider notre lecture est la prise en compte
du caractère structural de la phénoménologie pratiquée par Sein und Zeit.
Le but de Heidegger y est toujours de décrire les relations de structure qui
s’établissent entre des existentiaux qui ne peuvent être conçus les uns indé-
pendamment des autres, et constituent souvent la modification les uns des
autres. L’ipséité n’échappe pas à la règle. Loin d’être un « absolu » au sens
étymologique du terme, à l’image de l’ego cartésien ou husserlien (nulla re
indiget ad existendum), l’ipséité constitue une manière d’être qui n’est pensable
que par contraste avec une autre, et donc aussi en relation à elle. Ce n’est pas la
moindre des innovations de Heidegger, en effet, que l’ipséité se détache, dans
Sein und Zeit, uniquement sur fond de deux autres existentiaux avec lesquels
elle forme une unité indissoluble, la Jemeinigkeit et le Man-Selbst, qu’elle appa-
raisse comme l’un des angles de ce triangle conceptuel. Nous y reviendrons
dans un instant.
Enfin, troisième principe : la neutralité des structures décrites par Hei-
degger. En effet, et ce point démarque radicalement toute la démarche suivie
par Sein und Zeit du chemin emprunté par les philosophies du « cogito », les
existentiaux qui y sont décrits n’entretiennent aucun lien privilégié avec la
première personne du singulier et peuvent se décliner à toutes les personnes.
Tandis que le « cogito » ne peut se formuler qu’à la première personne du sin-
gulier (ou plutôt ne peut revêtir son statut de vérité apodictique et de premier
principe que formulé à la première personne) – tandis que je suis moi-même
pour moi-même par principe le seul spécimen d’ego que je connaisse et ne
peux attribuer à autrui une égoïté que dans un second temps et de manière
seulement dérivée (à supposer que ce transfert lui-même fasse sens, ce dont
37
Granel 1995: 29–30.
38
SZ: 117 (ET: 102).
344 Claude Romano
L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois
nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaque fois mien [ist je meines]. Dans son
être, cet étant se rapporte lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il
est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va
à chaque fois.39
39
SZ: 41–42 (ET: 54).
40
GA 61: 171–172 : « De même que la vie est (au sens de l’indication formelle) quelque
chose de tel que l’autre est à chaque fois son autre, en tant que son monde, de même elle
est quelque chose qui “est” sur le mode consistant à avoir la tendance à “être” dans le sens
d’accomplissement [im Vollzugsinn] du “se” posséder soi-même [“sich” Habens] ; (se posséder :
formellement dans les modes fondamentaux de l’appropriation et du se perdre soi-même [for-
mal in den Grundweisen der Aneignung und des in Verlust Geratens]). Ici, le “se” [“sich”] n’exprime
pas une orientation de caractère spécifiquement “égoïque” (“Ichliche”) du sens de référence de
cette possession, et cette dernière n’est pas à comprendre comme une espèce d’auto-observation
et de réflexivité [als Selbstbeobachtung und Reflektiertheit], mais au contraire, l’être et le se-pos-
séder [Sichhaben], conformément à leur propre sens, se déterminent chaque fois à partir de la
situation concrète, c’est-à-dire à partir du monde de la vie [Lebenswelt] qui est vécu. » (Nous
traduisons)
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 345
tout à fait formelle selon laquelle le Dasein existe « en vue de lui-même », « à
dessein de soi [umwillen seiner] » ; en d’autres termes, le fait que son être lui
incombe comme une tâche à réaliser ou, selon la formule consacrée, le fait que
le Dasein est l’étant pour lequel son être même est un enjeu, l’étant pour lequel
il y va en son être de cet être. En somme, le Dasein est l’étant qui se soucie fon-
damentalement de lui-même et de sa propre existence, l’étant qui est, en son
être, souci de cet être, et cette référence à soi inhérente à tout souci appartient
à la structure fondamentale du souci comme tel (l’expression « souci de soi »,
dira Heidegger, est un pléonasme).
L’un des traits remarquables de cette définition nous semble être l’usage
qui est fait ici des pronoms personnels, et la transition, à première vue surpre-
nante, des pronoms de la première personne du pluriel à ceux de la première
personne du singulier (déjà impliqués dans l’expression même de « Jemeinig-
keit », mienneté), puis à ceux de la troisième personne du singulier :
Das Seiende, dessen Analyse zur Aufgabe steht, sind wir je selbst. Das Sein
dieses Seienden ist je meines. Im Sein dieses Seienden verhält sich dieses selbst
zu seinem Sein. Als Seiendes dieses Seins ist es seinem eigenen Sein überantwor-
tet. Das Sein ist es, darum es diesem Seienden je selbst geht.
41
GA 2: 56.
346 Claude Romano
C’est seulement parce que le Dasein comme tel est déterminé par l’ipséité
qu’un moi-même [Ich-selbst] peut se rapporter à un toi-même [Du-selbst].
L’ipséité [Selbstheit] est la présupposition pour la possibilité de l’égoïté [Ich-
heit] qui ne se révèle jamais que dans le toi [Du]. Mais l’ipséité n’est jamais liée
au toi, mais au contraire – et c’est ce qui rend en premier lieu possible tout
cela – elle est neutre à l’égard de l’être-moi et de l’être-toi, plus encore à l’égard
de la sexualité.42
42
GA 9: 157–158 (Heidegger 1968: 133–134). Heidegger précise dans Einführung in die
Metaphysik « l’ipséité ne veut pas dire qu’il [l’homme] soit en première ligne un “je” et un
individu [Einzelner]. Il l’est aussi peu qu’un nous [ein Wir] et une communauté » (GA 40: 152 ;
Heidegger 1967: 151). Voir aussi les remarques des Metaphysische Anfangsgründe der Logik (GA
26: 241), où toutefois cette structure neutre est appelée « Egoität », égoïté. Cela nous amène à
formuler une remarque plus générale : il faut faire, sur ces questions, un usage parcimonieux et
éclairé des cours contemporains de Sein und Zeit, dans lesquels Heidegger se permet un certain
nombre d’infractions à sa propre terminologie pour des motifs essentiellement pédagogiques.
C’est notamment le cas des Grundprobleme der Phänomenologie, cours dans lequel Heidegger
utilise des formules « cartésiennes » du type : il faut s’interroger pour savoir « quelle est la guise
en laquelle son Ego, son Soi est donné au Dasein lui-même [in welcher Weise dem Dasein selbst
sein Ich, sein Selbst, gegeben ist] » (GA 24: 225). Si de telles formules trahissent effectivement une
hésitation – et même un recul – de la part de Heidegger par rapport à ce que sa conceptualité
a de plus neuf et original, elles doivent néanmoins être prises avec précaution. C’est pourquoi
nous avons décidé dans ce travail de nous en tenir pour l’essentiel à Sein und Zeit.
43
SZ: 42–43 (ET: 54).
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 347
L’essentiel est donc ici de voir que c’est parce que l’ipséité ne désigne en véri-
té rien d’autre qu’une manière d’être du Dasein qu’elle revêt le statut d’un exis-
tential, lequel ne reçoit son sens que de sa relation à deux autres existentiaux :
la Jemeinigkeit et le Man-selbst. Avec cette expression paradoxale et quasi-oxy-
morique de « Man-selbst », Heidegger forge un vocable qui est le négatif exact
de celui de « Selbstheit » : le Dasein perdu dans le On, le Dasein qui n’est pas
lui-même, n’a plus, de ce fait, pour « soi-même » que le On (c’est-à-dire ce qui
est l’exact contraire d’un être-soi). À l’instar d’Ulysse, mais sans ruse aucune, il
est devenu littéralement « Personne ». Le On dépourvu de visage a pris la place
de son propre visage. Et le Man-selbst, comme la Selbstheit, renvoie à une pure
manière d’être du Dasein : « Le soi-même [das Selbst] du Dasein quotidien est
le On-même [das Man-selbst], que nous distinguons du soi-même authentique,
c’est-à-dire proprement saisi. En tant que On-même, chaque Dasein est dis-
persé dans le On, et il doit commencer par se retrouver. »45
La Selbstheit désigne par conséquent le mode d’être selon lequel le Dasein
existe lui-même en propre ou en personne, c’est-à-dire accède à la propriété
de son existence, à l’Eigentlichkeit. Le Man-selbst est la contre-possibilité de
cette possibilité, il est le mode d’être suivant lequel le Dasein, en se dérobant
à l’être qui lui incombe et en fuyant dans l’irresponsabilité, chute ou choit
dans l’existence impersonnelle, dans l’impropriété radicale de l’existence, dans
l’Uneigentlichkeit. Si nous comprenons que Selbst, Selbstheit, Selbstsein ne se
44
SZ: 42 (ET: 54).
45
SZ: 129 (ET: 109).
348 Claude Romano
De prime abord et le plus souvent, est-il apparu, le Dasein n’est pas lui-même,
mais il est perdu dans le On-même. Celui-ci est une modification existentielle
du soi-même authentique.47
Dans la deuxième section, une fois qu’ont été acquises à la fois la possibilité
existentiale pour le Dasein d’être une totalité authentique grâce à l’être-pour-
la-mort et la possibilité existentielle d’être un tout authentique (propre) grâce
à la résolution devançante, il apparaît que ces possibilités véritablement origi-
nelles avaient été recouvertes par les interprétations du On.48
46
SZ: 130 (ET: 110).
47
SZ: 317 (ET: 225).
48
Haar 1994: 66.
49
Zarader 2012: 339.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 349
Inversement, l’existence authentique n’est pas quelque chose qui flotte au-des-
sus de la quotidienneté échéante : existentialement, elle n’est qu’une saisie
modifiée de celle-ci.53
50
Voir SZ: 129 (ET: 109) : « Le On est un existential ».
51
Cet usage d’« existentiel » est celui qu’explicite Heidegger au §4 de Sein und Zeit : « L’exis-
tence est toujours et seulement décidée par le Dasein lui-même […]. La question de l’existence
ne peut jamais être réglée que par l’exister lui-même. La compréhension alors directrice de soi-
même, nous la qualifions d’existentielle. » (SZ: 12 ; ET: 33)
52
SZ: 267 (ET: 195).
53
SZ: 179 (ET: 140).
54
SZ: 268 (ET: 195).
350 Claude Romano
Ipséité et résolution
55
SZ: 268 (ET: 195).
56
Voir Kierkegaard 1970: 154.
57
SZ: 297 (ET: 212).
58
SZ: 297 (ET: 212).
59
SZ: 298 (ET: 213) : « En tant qu’être-Soi-même authentique, la résolution ne coupe pas
le Dasein de son monde, elle ne le réduit pas à un Moi flottant en l’air [freischwebendes Ich]. »
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 351
Cette tenue existentiale est de l’ordre d’une fidélité à soi-même62. Elle uni-
fie le Dasein par-delà ses propres changements et diffère fondamentalement de
la simple permanence d’un sujet subsistant qui prescrivait son horizon à toute
la problématique des égologies.
Nous atteignons ainsi le point le plus avancé de cette dé-réification de l’ipse
qui constitue aussi la butée du travail conceptuel effectué par Heidegger sur
ce petit mot : « das Selbst ». L’ipséité ne désigne plus, dans Sein und Zeit, une
« réalité » ou une entité (aussi impalpable et éthérée qu’on la suppose) qui
précèderait le souci et en fonderait la possibilité. Elle n’a que le statut d’un
constituant du souci lui-même, c’est-à-dire de l’être du Dasein : « la struc-
ture du souci pleinement conçue inclut le phénomène de l’ipséité »63 En tant
que formellement identique avec la résolution, l’ipséité articule à la fois la
60
SZ: 307 (ET: 219).
61
SZ: 322 (ET: 227–228). Nous préférons, pour des raisons évidentes qui découlent de
notre interprétation, la traduction de Selbst-ständigkeit par « maintien de soi-même », plutôt
que par « maintien du soi-même », comme traduit Martineau.
62
SZ: 391 (ET: 268) : « La résolution constitue la fidélité de l’existence envers le Soi-même
propre [die Treue der Existenz zum eigenen Selbst]. » La traduction de Martineau substitue par
erreur « exigence » à « existence ».
63
SZ: 323 (ET: 228).
352 Claude Romano
64
SZ: 322 (ET: 227).
65
Ernout et Thomas 2002: 189.
L’énigme du « Selbst » dans l’ontologie fondamentale heideggérienne 353
lui-même le fardeau (Last) de son existence, au lieu de s’en décharger sur « les
autres », en un mot, qu’il existe personnellement et non par procuration. Ce
sens de l’ipse latin est entièrement différent de celui de l’identité entendue
comme relation d’identité qu’une chose entretient avec elle-même tout au
long de son existence. Avec l’ipse, nous n’avons d’ailleurs même pas affaire,
contrairement à ce qu’a soutenu Ricœur, à un autre sens de l’identité, distinct
de celui de l’idem66. Ipse ne se rapporte pas à une nouvelle variété d’identité
par rapport à l’identité « ordinaire », à l’idem, mais plutôt à cette idée d’un
contraste entre deux manières de faire ou d’accomplir quelque chose : la faire
en personne et la faire par procuration – et par suite : mener une existence en
personne en assumant tous les choix et les déchirements qui résultent de cette
responsabilité ou se défausser de sa responsabilité sur « les autres », sur tout le
monde et personne, sur le On. Si Heidegger continue, malgré tout, à parler
la langue des métaphysiques du moi en employant souvent « Selbst » comme
un substantif (et il s’agit là d’un fait qu’on ne peut que reconnaître), c’est en
réalité pour parler d’autre chose que ce qui forme l’objet de ces dernières – de
quelque chose qui ne devient pleinement intelligible qu’en termes de Selbst-
sein et de Nicht-selbst-sein, d’être-soi et de ne-pas-être-soi.
Claude Romano
Université de Paris-Sorbonne / Australian Catholic University
1, rue Victor Cousin
75005 Paris, France
clromano@wanadoo.fr
Bibliographie :
66
Ricœur 1990: 12–13.
354 Claude Romano