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Corps étranger et « langue fraternelle »

Peut-on penser que la peinture fut dans une certaine mesure pour Vincent Van Gogh
une sorte de reflet de soi, de geste subjectile ? Tout comme sa peinture, les
figures de
double que Vincent a pu investir (Théo, Gauguin) ne fabriqueraient-elles pas un
paravent
susceptible de voiler le vide spéculaire, garantissant la séparation des corps et
la production
des images ? Que sa vocation pour la peinture, que ce refus d’identification au
vide,
se soient exprimés dans une langue étrangère me paraît tout a fait essentiel à
relever. En
effet, la langue n’est elle pas, elle aussi, un subjectile ? Un corps sur lequel le
sujet peut se
projeter et dans lequel il peut se reconnaître ?
L’impossibilité de certains sujets à écrire dans leur propre langue 21 nous
autorise à
poser cette hypothèse. Comme si la langue maternelle pouvait, dans certains cas,
renvoyer
à un dangereux corps à corps avec l’imago maternelle. Dans ces cas, la langue
étrangère
viendrait en quelque sorte « démentir » la confusion des corps. Corps et langue
peuvent
alors apparaître comme les représentants d’expériences primitives d’absence de
limites
corporelles, tandis que certains passages par des langues étrangères pourront se
laisser
comprendre comme des tentatives d’instauration de corps étrangers de façon à mettre
à
distance un excès pulsionnel et de constituer un bord et une image pour l’enfant.
Fernando Pessoa pourrait, de par sa création d’hétéronymes, être nommé poète de la
persona. En effet, Pessoa dans la langue portugaise, veut précisément dire «
personne »,
mot qui dérive du latin persona signifiant à son tour masque, individu et personne
grammaticale
22. La création des doubles qui habite son oeuvre se constitue sur le tissu même
de la langue. Comme si, pour Pessoa, la langue était un subjectile sur lequel ses
hétéronymes
prenaient figure. Ce poète polyglotte aimait à dire à travers le visage d’un de ses
hétéronymes, Bernardo Soares : « Ma patrie est la langue portugaise 23 ». La langue
maternelle
peut-elle tenir lieu d’une patrie ? Peut-on être exilé de sa langue ? S’exiler dans
sa
propre langue ?
Fernando Pessoa, que certains ont surnommé le « poète de l’exil », trouvait dans sa
langue sa patrie. « Rien de social ou politique » dit-il, mais pourtant « hautement
patriotique
». Etymologiquement, patrie désigne « le pays du père », et Pessoa, ce poète
polyglotte,
perd son père à l’âge de cinq ans.
Alors, sa langue maternelle serait-elle devenue en quelque sorte un lieu paternel ?
Traduction d’une empreinte plus originelle, qui serait, quant à elle, à jamais
introuvable ?
La mort de son père a lieu l’année même de la naissance de Jorge, frère de
Fernando.
Jorge, quant à lui, va mourir l’année suivante, l’année même de la « naissance » du
« chevalier de Pas » et de son rival le « capitaine Thibaudet 24 ». Naissance d’un
frère, mort
du père, puis mort du frère et création d’hétéronymes.
Dans une lettre du 20 janvier 1935 à Adolfo Casais Monteiro, Fernando Pessoa évoque
l’héteronymie comme une sorte de « nomadisme intérieur » : « Je ne change pas, je
voyage 25 ». Ce voyage fut, selon Sylvie Le Poulichet, le lieu « d’engendrement des
corps
étrangers », figurés par les hétéronymes 26.
En ce sens, on pourrait penser que l’engendrement d’un personnage étranger, dans le
corps même de la langue, aurait permis à Pessoa de créer une image pour soi.
Personnages
qui ne sont ni maternels ni paternels, mais avant tout fraternels. Ennemis et
alliés, sortes
de « Chevalier de Pas » et de son rival le « Capitaine Thibaudet ».
« Peut-être le frère vient-il donner incarnation éminente à ce double que le sujet
luimême
doit mettre à distance pour pouvoir s’identifier à soi de façon viable… Du coup, il
ramène à ce temps originaire où vacille le “sentiment de soi”, mal distingué de
l’autre 27. »
N’est-on pas ici au coeur de l’enjeu de la problématique spéculaire ? Comme s’il
fallait
qu’une distance, une altération, vienne engendrer l’identification spéculaire. Et
c’est là
que la figure du frère semble s’avancer comme essentielle. « Il se “décomplète”
donc, écrit
Paul-Laurent Assoun, d’un objet qu’il a du même coup en point de mire, et comment ?
Justement en contemplant un frère, un alter ego. On serait tenté d’assumer ici le
jeu de
mots : cet alter ego – cet autre que moi – altère mon ego, c’est-à-dire confronte
mon
“moi” à une altérité, tout en me confrontant inéluctablement à ma propre altérité
28. »
De même, l’expérience d’écriture dans une langue étrangère peut être une sorte
d’anamorphose de soi. Un parcours d’altération et de déformation qui apparaît après
coup comme une nouvelle identification : « Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est
pas la
mienne 29. »
Bibliographie

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