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MARCEL DE CORTE http://perso.wanadoo.fr/contra_impetum/intell.

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MARCEL DE CORTE
Professeur émérite à l’Université de Liège

L’INTELLIGENCE
EN PERIL DE MORT

COPIE DE TRAVAIL STRICTEMENT PRIVEE

DISMAS
MCMLXXXVII

© Dismas, 1987 .

A la mémoire de

HENRI DE LOVINFOSSE

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PRÉFACE

DE LA NOUVELLE ÉDITION

Les Éditions DISMAS, dirigé es par MM. Alain Aelberts et Jean-Jacques Auquier, m’ont
demandé avec gentillesse de publier à nouveau ce livre é puisé depuis quelques anné es et qui
pourrait apporter, selon eux, des é claircissements sur la grande crise que l’humanité entiè re traverse
à notre é poque et dont nous ne voyons pas la fin en ce terme du XXè me siè cle.
En dé pit de mon â ge avancé , je cè de volontiers à leur requê te, non point simplement pour
leur faire plaisir, mais encore et surtout parce que je considè re que le diagnostic des malaises et des
é branlements, qui sé vissaient dé jà il y a presque deux dé cennies lors de sa publication, s’est
accentué aujourd’hui d’une maniè re indé niable selon les grandes lignes de l’analyse et des
pré visions que nous avions alors formulé es. Nous sommes comme un mé decin qui revoit son
malade aprè s un certain nombre d’anné es et qui constate que la sé miologie qu’il avait proposé e, à
cette é poque, des maux dont nous souffrions alors, vaut encore et surtout pour aujourd’hui. Nous
republions donc ce livre aprè s quelques retouches indispensables.

En effet comme le lecteur s’en apercevra plus avant, les trois coupes que nous avons
effectué es dans ce diagnostic et qui, du reste, convergent vers l’unité , peuvent ê tre ré ité ré es en
notre temps actuel.
Dans un premier chapitre, nous disions qu’un certain type d’homme - à l’encontre de tous les
autres types d’homme qui l’ont pré cé dé et qui n’é taient que les efflorescences de la mê me nature
humaine pré sente depuis les origines de l’humanité - é tait dé sormais hissé au pinacle comme un
modè le incomparable : l’intellectuel. Non pas celui qui use de son intelligence pour comprendre le
monde exté rieur et se soumettre à ce qu’ il est essentiellement, mais celui qui fabrique de toutes
piè ces un monde nouveau qui obé isse à ses utopies et aux images qu’il doit selon lui revê tir.
Ainsi se construira un paradis terrestre iné dit dans l’histoire, dont l’homme nouveau sera le
centre inamovible, selon le vœ u exprimé par les penseurs - ou la plupart d’entre eux - qui ont
inauguré l’â ge moderne où nous vivons, et qui sera l’ouvrage de la seule intelligence humaine,
divinisé e en quelque sorte. Ainsi l’homme n’est plus un ê tre intelligent qui vit avec un monde ne
dé pendant pas de lui et avec le Principe divin de ce monde, mais un ê tre souverain qui transforme
continuellement le monde afin de le soumettre en fin de compte à sa domination dite rationnelle.
A cette é poque, la crise actuelle dont nous subissons les ravages commenç ait à peine. Elle
s’est pré cipité e depuis, avec une puissance qui n’a point d’exemple dans les civilisations qui
naquirent et moururent pré cé demment et qui pourrait inaugurer, selon nous, la premiè re phase de ce
que l’on entend par dé cadence de 1’« homme» (animal raisonnable et vivant en socié té comme le
dé finissaient les Anciens) et son remplacement par un fabricant d’utopies voué es à un ultime
é chec. Ce qui serait, si une ré action ne se produit pas, la fin mê me de l’humanité proprement dite.
L’homme d’aujourd’hui (de plus en plus ré duit, par ceux qui pré tendent le diriger, à la seule
mission de mé tamorphoser le monde selon ses dé sirs les plus maté riels camouflé s en
« humanisme») se trouve devant une faillite qui s’accentue de jour en jour. Son intelligence
transformatrice et fabricatrice d’ un monde nouveau, son intelligence poé tique (du grec poiein,
faire) comme disaient les Anciens, pré domine de faç on quasi exclusive.
La crise dont nous mourrons peut-ê tre si une revitalisation ne s’effectue pas dans nos mœ urs,
surtout dans nos mœ urs intellectuelles, on n’en parle guè re chez les savants qui l’ont dé clenché e et
qui ont construit de toutes piè ces un monde de plus en plus artificiel autour de nous, et mê me en
nous. Au contraire, quand ils s’en pré occupent, c’est pour proposer au malade de reprendre et de
continuer sur le mê me plan abstrait et utopique les tentatives anté rieures qui ont é choué . Je lisais
ré cemment qu’un groupe de savants s’é tait ré uni et avait proposé , comme remè de à la contagion
qui s’é tend de nos jours sur toute la planè te, des machines nouvelles bien spé cialisé es et mises en
branle par de rares techniciens chevronné s. Ces machines sont dé jà à pied d’ œ uvre. Le mal dont
nous souffrons atteint tous les aspects de la vie humaine et c’est à renforcer les mé canismes de toute

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espè ce qui l’ont provoqué qu’il faut, selon la plupart des intellectuels, dé sormais se confier. Le
mé canique exclura donc encore davantage le vital, l’abstrait le concret, l’ utopique le ré el.
Du ré el, on ne parle plus guè re. On veut faire fonctionner la pseudo-socié té actuelle sans
rites, sans cé ré monies, surtout religieuses, sans recourir à la foi patriotique, à la nation, en ne
songeant qu’à la seule industrie (qui verra de ce fait le nombre dé jà immense de chômeurs
augmenter) et au commerce qui se dé sincarnera de plus en plus de ses marchands pour se fixer
dé finitivement dans quelques rares entreprises gé antes sinon dans l’Etat socialiste universel, maître
unique de cette ultime nouveauté . Le langage rationnel se ré duira à un vocabulaire technique
accessible aux seuls initié s. La langue usuelle deviendra un pur jargon, « choses, machins, trucs»,
parce qu’elle ne vé hiculera plus le ré el. Produire, consommer sera l’unique loi des hommes selon les
suggestions communiqué es par les media. Etre citoyen, ce sera ê tre manœ uvre (rarissime),
technicien, cré ateur de biens strictement maté riels et acheteurs de ceux-ci, dans un cercle sans fin.
Partout l’utopie sans cesse renouvelé e aura remplacé la ré alité sociale proprement dite, au
bé né fice des seuls « intellectuels» nouveau style, provoquant ainsi une crise plus grave encore où il
sera impossible de distinguer la fiction pré fabriqué e de la ré alité qui subsisterait encore. L’Europe
unifié e que les politiciens aveugles nous proposent en lieu et place de notre patrie, ce vaste continent
où personne ne connaîtra plus ré ellement personne, est l’utopie de cette utopie.
Les techniciens industriels et commerciaux, les banquiers dont ils sont trop souvent les dociles
fidè les, les États, devenus des manieurs d’argent sans plus, tous les thurifé raires du « monde
nouveau » qui surgit malgré les crises qui l’affectent, la plupart des hommes aujourd’hui, tous sont
divorcé s de la ré alité sociale. Ce ne sont plus des hommes ouverts à la multiple ré alité qui les
entoure et à sa Cause suprê me qui nous gouvernent aujourd’hui : ce sont, sauf rarissimes exceptions,
les fé odaux de notre pseudo-dé mocratie (uniquement verbale), c’est-à -dire les meneurs syndicaux
(non les syndicats eux-mê mes) et les chefs apparents et surtout effectifs des partis (non les partis
eux-mê mes et moins encore les é lecteurs de ces partis). Puisqu’ils ne sont plus incarné s dans les
authentiques ré alité s sociales (famille, ré gion, patrie) ; puisqu’ils ne communiquent plus avec
celles-ci dont le monde a vé cu naguè re encore; puisqu’ils n’ont plus de relation qu’avec des
individus anonymes en voie de dé sincarnation comme eux, ils n’ont plus à leur disposition que le
langage exactement comme les romantiques du siè cle dernier ou encore la violence effective ou
larvé e et dissimulé e sous de nouvelles lois pré tendument salvatrices, pour é tendre leur volonté de
domination. Rè gnent seuls actuellement et nous nous en apercevons de plus en plus en cette crise
terrible qui s’é tend sur toute la planè te, le spé cialiste de la parole et le meneur des masses. C’est ce
que nous avons appelé plus loin le renouveau du romantisme sous le masque de la science ou, plus
exactement, de la nouvelle conception du monde é laboré e sous le seul angle que lui imposent les
techniques et l’activité dite poé tique, constructrices de la nouvelle humanité . Le romantisme de la
science (ré duite à la seule idé e dé sincarné e qu’on s’en fait) a envahi toute la pseudo-civilisation
qui nous dessè che, sous deux formes trè s visibles aujourd’hui le romantisme sec, calcinateur,
dé charné , de ceux qu’on appelle les pionniers de la science (en ce sens qu’ils creusent sans cesse du
nouveau) et qui proposent un avenir radieux, vé ritablement scientifique, à l’univers qui leur obé it ;
et le romantisme verbeux, bavard et prolixe de ceux qui utilisent les transformations que les premiers
proposent, pour s’é lever au plus haut degré dans la socié té qu’ils é difient.
Dans les deux cas, on se trouve devant des mondes anthropocentriques qui se revê tent du
caractè re divin que l’humanité à toujours reconnu aux ré alité s qui la dé passent et qui la rè glent.
Aujourd’hui, en 1987, les hommes se tournent moins que jamais vers les grandes ré ussites
authentiquement sociales du passé et vers Dieu qui les a dé rivé es de la nature humaine. Ils se
dirigent vers un monde qu’ils ont construit eux-mê mes en fonction de leur raison dé sincarné e et qui
se trouve ainsi privé de transcendance, promu à une « hominisation» inté grale. Le rationalisme
romantique - ces deux mots ne jurent plus ensemble - hostile à toute mé taphysique, à toute morale,
se fondant sur la seule raison instrumentale, grâ ce à laquelle nous sortirons de la crise et qui bâ tira
le monde nouveau bien calculé doré navant, correspond derechef à la primauté de l’imagination
poé tique, du « faire », du « construire » en lieu et place de la ré alité qui lui fait obstacle. Nous
faisons de plus en plus confiance, malgré la crise et à cause d’elle, à ce monde que nous fabriquons
de toutes piè ces et dont nous espé rons ê tre les maîtres, alors qu’il nous soumet au plus net des
esclavages. La tentation romantico-idé aliste n’a pas cessé d’effectuer ses ravages. Elle les a plutôt
accentué s.
La preuve en est la cré dulité que nous ne cessons d’avoir dans la Dé mocratie majusculaire
dont les « libé raux » et les « socialo-communistes » actuels s’enivrent encore chaque jour (alors

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qu’elle n’existe pas, sauf dans le verbe humain) et dont la plupart des mortels aujourd’hui estiment
qu’elle est le ré gime politique insurpassable, transcendant, et mê me pour certains de ses adeptes, «
la voix de Dieu ». Pie XII a eu beau montrer, dans plusieurs de ses encycliques ou de ses allocutions,
que la dé mocratie est un ré gime valable mais dont la validité dé pend du territoire restreint et ré el
où il s’accomplit, c’est de la dé mocratie totale et universelle que rê vent de plus en plus les hommes
d’aujourd’hui. Il suffit de lire les journaux pour en ê tre convaincu. Il ne peut du reste en ê tre
autrement. Quand les ré gimes fondé s sur la famille, la contré e, les mé tiers, la petite et la grande
patrie, sont disparus, comme nous le constations de plus en plus depuis la premiè re é dition de ce
livre, il ne reste plus que des individus sé paré s les uns des autres - qui « votent dans l’isoloir »,
comme ce mot 1’indique si bien ! - et que leurs conceptions dé sincarné es de la pseudo-ré alité
qu’ils veulent voir naître. Comment unir des individus ainsi dé sincarné s qui ont rompu avec les
vé ritables ré alité s sociales inscrites dans leur nature humaine, sinon dans les promesses fallacieuses
d’un avenir parfait, dans des abstractions irré elles, dans des mots ?
D’où l’abondance de plus en plus extraordinaire des propositions concernant cette dé mocratie
verbale dans toute la litté rature - ou soi-disant telle - contemporaine. La crise provient de ce qu’on
n’est pas assez « dé mocrate » ! La dé mocratie universelle nous sauvera du marasme où nous
sombrons ! Le moindre État qui naît de nos jours doit ê tre « dé mocratique » sous peine d’encourir de
partout les plus vé hé mentes critiques. Voilà ce qui s’imprime en cette fin de siè cle chaque jour,
voilà ce qui se dit dans les mass-media à chaque moment, sous l’influence d’un nouveau
romantisme distillé par une Science majusculaire dé sincarné e et mise à la porté e du premier venu,
sans lui demander d’autre effort que de « lutter » pour satisfaire ses seuls besoins personnels, dût la
socié té - ou ce qui en reste - en pé rir. Nous sommes en train de mourir sous l’influence romantique
d’une Dé mocratie abstraite qui tourne le dos à la ré alité sociale depuis la Ré volution franç aise. Et
la publicité qui nous submerge de plus en plus, nous dé racine parallè lement du monde ré el en nous
offrant, non sans effort pé cunier de notre part, le mê me Eden impossible que la nouvelle
Dé mocratie.
L’é norme dé ficit de la Sé curité sociale qui accable la plupart des pays du monde procè de
du mê me mal : on construit un fastueux appareil bureaucratique, comme une abstraction
bureaucratique gigantesque destiné e à pourvoir dé finitivement les individus incapables de travailler
encore pour n’importe quelle raison, et comme la crise augmente implacablement leur nombre, la
machine s’avè re inefficace. Tout cela au bé né fice d’une abstraction romantique au lieu de faire
gé rer leur assurance é ventuelle par les travailleurs eux-mê mes dans des associations dont ils
auraient la surveillance ! Mais l’individu, on le sait par sa dé finition mê me (ê tre constituant une
unité distincte et sé paré e des autres unité s semblables), est incapable d’effectuer cette simple
gestion dont il aurait le contrôle : qu’est-ce qui le relie effectivement à autrui ? La Sé curité sociale
ronge litté ralement l’État socialisant actuel au point de le vider de sa substance.
Notre troisiè me chapitre consacré à 1’Inlormation dé formante est enfin d’une actualité qui
é clate au moindre regard attentif. Nous ne parlerons ici de l’art sacré et de l’art tout court
contemporains que trè s briè vement l’analyse de leur dé gradation exigerait un long chapitre. S’il est
un aspect de la dissocié té d’aujourd’hui qui corrobore toute notre analyse, c’est bien celui que l’art
nous offre. L’art est devenu abstrus, incommunicable, incompré hensible, parce qu’il est dé sormais
fondé sur son seul auteur individuel sé paré des autres hommes et de l’univers. Comme nous l’avons
montré dans notre livre L’essence de la poé sie, l’art est fondé non sur l’individu qui serait son
auteur, mais sur ce qu’il faut appeler l’ê tre avec de l’artiste qui vit avec tous les ê tres qui l’entourent,
et dont la cré ativité permet ainsi la communication avec autrui que son oeuvre attire normalement, si
autrui retrouve par lui-mê me son propre ê tre avec au lieu de se renfermer, comme l’y invite le
monde actuel, dans son individualité close sur elle-mê me. Aussi l’art contemporain -sauf quelques
exceptions bien sûr - informe-t-il autrui en tentant perpé tuellement de le dé former. L’individualité
de l’artiste essaie vainement d’atteindre autrui, alors qu’elle en est par dé finition incapable. Elle ne
peut que l’ahurir, l’é bahir, le surprendre, et en fin de compte, loin de le relier, le renfermer en soi et
dans sa propre incompré hension silencieuse qui se dé tourne rapidement de lui. Il n’est pas exagé ré
de dire que, pour la premiè re fois dans l’histoire, aux pé riodes de dé cadence, l’art est en voie de
disparition sous sa forme humaine. Comme il fallait s’y attendre, la plupart des critiques de litté rature
et d’art n’ont pas discerné cette maladie dangereuse et l’ont mê me pré senté e comme un indé niable
renouveau de la santé intellectuelle de l’homme d’aujourd’hui. La disparition quasi totale d’une
poé sie qui ré ponde à son nom et fusionne le poè te et son lecteur avec l’univers poé tique en est la
preuve flagrante. Nous pourrions ici dé passer cette notation et fournir longuement d’exemples cette

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pré face, mais nous laissons le lecteur le faire lui-mê me lorsqu’il aura lu le texte de ce troisiè me
chapitre de notre livre. La poé sie sous sa forme dé formante contemporaine a vé cu.
Il en est de mê me de la mission formatrice que s’est attribué e l’État moderne. Elle est
devenue dé formatrice. On a calculé que trente pour cent des jeunes ne savaient ni lire ni é crire ni
calculer à la sortie de l’é cole primaire, sauf en â nonnant, et encore ! La pé dagogie contemporaine
ne s’en inquiè te nullement. Elle continue sa course vers l’instauration du pire dé sordre intellectuel
en inventant de nouvelles machines à é crire et à compter qui remplaceraient le cerveau humain et le
perfectionneraient ! Je m’en aperç ois sur certains de mes petits-enfants qui sont livré s à de pareilles
mé thodes et dont les parents doivent jour par jour opé rer leur redressement orthographique et
calculateur. Cette dictature de la pé dagogie a progressé durement dans la dé formation qu’elle
imprime aux pauvres tê tes qui lui obé issent, depuis les anné es qui nous sé parent de la premiè re
é dition de notre livre. L’Etat ne s’en est pas inquié té . Ii se fixe uniquement de plus en plus sur la
crise é conomique qui l’accable et qu’il contribue à accentuer en bien des cas. Dans certaines é coles,
l’idé e de patrie, par exemple, est brocardé e et rendue semblable à la xé nophobie et au racisme. En
Belgique, les ré gions linguistiques ont pris sa place et la langue, qui n’est qu’un moyen dont dispose
la pensé e pour s’exprimer, est dé sormais la fin de toutes choses, dé formant ainsi la ré alité à
laquelle elle doit se soumettre.
Comment ne pas voir que la jeunesse actuelle, amputé e de sa relation naturelle au monde
ré el qui l’entoure et à son Principe transcendant, se replie sur elle-mê me et se livre à la drogue qui
favorise ce repli de l’individu sur sa seule individualité sé paré e de tout le reste ? Cette
« information» dé formante, de style pathologique, se situe dans la ligne de l’autre. Il n’y a plus pour
cette pauvre jeunesse que le Moi vidé de sa relation à ce qui n’est pas lui-mê me et rempli de ses
songes. Il est bouclé sur soi. Livré à la seule vie é conomique, à la seule production et à la seule
consommation des choses : nourritures, boissons, vê tements, mé dicaments, loisirs, il est
continuellement incité à digé rer en soi les informations dé formantes qui l’assaillent. Dans une
dissocié té de plus en plus orienté e vers l’individu isolé , privé de tout rapport spirituel et charnel
avec ses pairs, il est compré hensible que le plaisir charnel d’abord et le plaisir cé ré bral du rê ve
ensuite prennent une place de plus en plus pré pondé rante puisque le plaisir comme tel est
indissociable du Moi et enferme l’homme sur lui-mê me.
Mais c’est surtout dans l’Église catholique que l’information dé formante coupé e de sa
relation constitutive avec le surnaturel ré vé lé se constate, avec sa consé quence immé diate : la
rupture avec la nature de l’homme et de la socié té où il vit depuis sa naissance. Nature et surnature
vont de pair l’une ne va pas sans l’autre. En quoi le surnaturel s’incarnerait-il sinon dans ce qui est
naturel en l’homme : son intelligence, sa volonté , sa chair mê me ? En quoi le naturel pourrait-il
atteindre la plé nitude de son ê tre sinon dans le surnaturel qui se greffe sur lui pour le ré aliser
entiè rement et pour s’y fonder solidement ? Les notions de nature et de surnaturel sont, à de rares
exceptions prè s, totalement disparues du vocabulaire des ecclé siastiques d’aujourd’hui, du sommet
à la base. Comment alors pouvoir restaurer la nature de l’homme dé naturé e par le seul axe
é conomique où les dirigeants politiques la place ? Comment y incarner solidement le surnaturel ? Le
verbalisme clé rical tente toujours de remplacer les ré alité s divines transcendantes ; ses informations
bavardes et prolixes tournent iné vitablement à la dé formation des vertus thé ologales pourtant
essentielles. Dans la plupart des cas, les thé ologiens actuels, et le clergé contemporain qui obé it
aveuglé ment à ses chefs, n’en parlent plus.
Dom Gé rard, moine bé né dictin, nous l’assure : « Je maintiens, é crit-il voici peu, que la
transcendance divine est entré e depuis trente ans dans la saison des brumes et que ceux qui ne s’en
souviennent pas ont abdiqué la fierté des fils jaloux de l’honneur du Pè re. » La situation de l’Église
depuis Vatican II nous montre que l’hé ré sie contemporaine, qui met entre parenthè ses les vé rité s
thé ologales essentielles, sape de plus en plus toute croyance surnaturelle sans que les clercs haut
perché s s’en inquiè tent. Un christianisme abstrait, dé saxé de son orientation essentielle et
existentielle vers le Dieu de la Ré vé lation, se finalise sur l’homme en gé né ral et sur les biens
temporels dont il faut dé sormais le pourvoir. Il ne s’agit plus de l’homme en tant que membre de la
famille, de la ré gion, de la patrie - ces mots ont quasiment disparu de l’esprit ecclé siastique avec les
devoirs qu’ils comportent et les liens ré els qu’ils nouent -, il s’agît de l’Homme conceptuel issu de la
Ré volution franç aise, du communisme et de la franc-maç onnerie dont on reprend tous les thè mes au
point, en certains cas jamais critiqué s par la Hié rarchie, de faire une alliance effective avec leurs
informations dé formantes.
Il n’y a plus dans l’Église actuelle de ces barriè res contre l’arbitraire que sont les lois dûment

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obé ies. C’est l’anarchie qui rè gne, couronné e, surtout en France, par la dictature d’un Haut-Clergé
qui a opté fermement pour l’Homme dé mocratique et qui, à la maniè re des politiciens de tout
acabit, s’adresse à l’individu sé paré de ses conditions sociales é ternelles, pour le triturer à son
tour, le faire entrer dans l’information pseudo-religieuse dé formante, et ainsi s’en rendre à nouveau
maître. L’excommunication lancé e par Mgr Boucheix contre le monastè re traditionnel
Sainte-Madeleine et celle tonné e, avec l’aide de la police civile, contre la communauté paroissiale
de Port-Marly dont le prê tre fut violemment arraché de force à l’autel où il cé lé brait la sainte
messe, nous montrent que le clergé de France est dominé par un « fascisme» communisant qui n’ose
pas dire son nom. Ces mesures de force sont approuvé es par le cardinal primat des Gaules, Mgr
Decourtray. L’information dé formante est dé sormais officielle dans le clergé franç ais.
Elle tend à le devenir dans le clergé catholique universel sous la crosse du Pape actuel dont
toute la philosophie, sous-jacente à la thé ologie, est fondé e sur la primauté de l’individu camouflé
en « personne », à l’encontre des traditions augustiniennes et thomistes de l’Église traditionnelle.
Jean-Paul II est assuré ment un prê tre pieux, mais sa pié té est avant tout un sentiment individuel qui
risque fort de mé tamorphoser l’enseignement de l’Evangile si elle n’est pas nourrie de ré alisme
philosophique et thé ologique, comme le montrent l’exemple de Vatican II, l’introduction massive de
la nouvelle messe dans le catholicisme et l’atté nuation (sinon la disparition) des diffé rences
abyssales qui sé parent le rituel catholique du rituel protestant. Le Pape supporte trè s silencieusement
l’interdiction de la messe traditionnelle fulminé e par des é vê ques, surtout franç ais. Il supporte, avec
le mê me mutisme, l’interdit jeté par ce clergé hé té rodoxe sur le Caté chisme du Concile de Trente
et sur le Caté chisme de saint Pie X. Il supporte tout ce que Jean Madiran reproche à ce clergé , « sa
complaisance pour le socialisme, son approbation du C.C.F.D.[1], sa ré clamation insensé e du droit
de vote pour les immigré s, son pacte public d’unité avec les obé diences de gauche de la
franc-maç onnerie (novembre 1985) » - actes qui ont pourtant ruiné son autorité morale et religieuse,
vidant ainsi et fermant de nombreuses é glises, de nombreux sé minaires et de nombreux monastè res.
Encore une fois, l’information dé formante, la né gation du surnaturel, le pseudo-cré ativisme
humain, trop humain, le clé ricalisme malsain ont triomphé sans qu’il y ait de lutte officielle de la
part de la papauté pour endiguer leurs ravages.
Qu’un saint Pie X nous manque pour revigorer l’Église catholique et la ré tablir sur les bases
solides de la Tradition, l’exemple de la ré union oecumé nique d’Assise, provoqué e par Jean-Paul II,
le prouve. Des repré sentants qualifié s des diverses religions chré tiennes et paï ennes se sont
rassemblé s pour dire - ce qu’on savait depuis toujours - que la croyance en Dieu est un phé nomè ne
normal dans la vie de l’humanité et qu’il est né cessaire de la restaurer. Un tel « concile » vide, de
toute é vidence, la religion catholique du caractè re surnaturel ré vé lé à elle seule. L’information
que ce « synode » ré pand est, avec certitude, une mise entre parenthè ses du fait historique que
l’Eglise catholique est la seule qui possè de la vé rité divine. Il informe et il dé forme en mê me
temps, avec toute l’autorité qui reste encore aux papes actuels depuis Paul VI.
Ré pé tons-le inlassablement : il importe de ré sister et de maintenir en nous la nature humaine
inté grale que nous possé dons et le Surnaturel qui nous a é té ré vé lé . Prions inlassablement.

Tilff-sur-Ourthe, avril 1987.

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PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION

L’ouvrage que nous présentons au public sous le titre L’intelligence en péril de mort s’inscrit
dans la série de travaux que nous avons consacrés à la crise de la civilisation contemporaine
Incarnation de l’homme, Philosophie des mœurs contemporaines, Essai sur la fin d’une civilisation,
L’homme contre lui-même. Au cours de notre longue méditation, notre diagnostic s’est peu à peu
précisé. On en trouvera ici le dernier état.
Nous nous sommes approchés aussi près que possible de l’origine de cette étrange maladie
qui affecte l’homme de la seconde moitié du vingtième siècle et qui l’infecte à la jointure même
de l’âme et du corps, là où il est spécifiquement homme. Nous croyons en avoir trouvé la cause
dans l’âme même de l’homme, au sommet même de son être, dans sa différence spécifique :
l’intelligence.
L’homme contemporain, dévalant sa pente sous la poussée de l’homme du dix-huitième
siècle et de la Révolution, a de plus en plus sacrifié son intelligence spéculative (qui s’efforce de
correspondre à la réalité des êtres et des choses) ainsi que son intelligence pratique (qui tente
d’accorder les moyens qu’elle utilise à la fin ultime de la vie humaine dont elle subit l’attraction) à
son intelligence ouvrière, fabricatrice d’un monde, d’une société, d’un type d’homme artificiel. Au
lieu de précéder l’homo sapiens, comme il le faisait encore dans les vieilles mythologies
évolutionnistes qu’on m’apprenait dans ma jeunesse sur les bancs de l’école, l’homo faber
désormais le suit.
Nous sommes au dernier stade de ce changement, de cette « mutation », mortelle comme le
sont toutes les mutations biologiques illustrées par le mouton à cinq pattes, où les notions de vérité
et de bien saisies par l’intelligence spéculative et pratique sont immolées au profit de la volonté de
puissance de l’homme, désormais aveugle intellectuellement et moralement, qui déploie son
efficacité sur l’univers et sur le genre humain lui-même.
Ne nous y trompons pas : ce pouvoir de transformer toutes choses dont l’homme est nanti
n’est contenu dans ses justes limites et ne fonctionne donc normalement, que s’il est réglé par les
lumières de l’intelligence spéculative et pratique. Dès que l’homme leur tourne le dos, il s’enfonce
dans les ténèbres de l’idolâtrie de soi-même, plus sûrement destructrices de son être et de sa
différence spécifique que la pire des ignorances et la pire des perversions morales. L’ignorance
parfaite et l’immoralité absolue se révèlent dans le refus de la condition humaine. Armé de toutes
les possibilités techniques de reniement et de construction d’un « monde nouveau » qui justifiera
cette « mutation », l’homme tue en lui l’intelligence qui lui reproche inlassablement d’avoir franchi
les bornes du réel.
Dépasser les bornes du réel, c’est entrer dans l’imaginaire. Nous sommes de plus en plus
dans un monde d’artifices, dans une société utopique, en face de fantômes qui se font et se défont
sous nos veux selon l’implacable « mouvement de l’histoire ». C’est le dernier stade de la maladie.
L’intelligence morte, il ne reste plus en l’homme que l’animalité, « la parfaite et définitive
fourmilière » dont parlait Valéry, le spectre monstrueux du « Léviathan » qu’évoquait Pie XII.
Deux graffiti et une des « thèses » que des étudiants révoltés récemment laissèrent après
eux en Sorbonne nous montrent les trois étapes de cette dégringolade
1°/ « Rêve + Évolution = Révolution » ; 2°/ « Imaginez de nouvelles perversions sexuelles »;
3°/ « Plus aucun professeur ne sera nommé à partir d’aujourd’hui. La crise de recrutement des
professeurs est résolue puisque tout enseigné rendra à effort égal, sous forme d’encadrement et
d’enseignement, ce qui lui aura été enseigné. » Chacun encadre et enseigne tout le monde, comme
tout le monde encadre et enseigne chacun, dans la nouvelle prison baptisée « nouvel Eden ».
On nous reprochera, particulièrement dans les milieux catholiques que ce cancer a envahis,
d’employer ici une classification aristotélicienne des activités de l’esprit « manifestement périmée
». Nous demandons simplement à nos contradicteurs de nous en présenter une autre qui soit
objective et qui repose sur la nature même des êtres et des choses avec lesquels l’esprit humain peut
entrer en relation. Nous sommes sûrs que le « dialogue » n’ira pas plus loin.
Allons plus loin pour notre part. Affirmons, sans crainte de nous tromper, que toute
substitution d’une activité de l’esprit à une autre provoque immédiatement un désordre, une

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perturbation organique dans l’âme de l’homme. C’est même pour avoir abandonné cette
classification et remplacé les activités spéculatives et pratiques de l’esprit par l’activité poétique
(celle qui fait, fabrique, bâtit, etc.) que l’homme a perdu son équilibre naturel et s’est fourvoyé : on
n’atteint pas le vrai ou le bien par les mêmes voies qu’on édifie une oeuvre, qu’on exécute un
travail, qu’on introduit une forme dans une matière. Notre analyse, confirmée par l’expérience des
désastres qu’engendre une telle confusion, le prouvera.
Aussi bien cette classification correspond-elle à la réalité et à cette « métaphysique
naturelle de l’intelligence humaine » que Bergson lui-même ne laissait pas de découvrir avec
émerveillement dans la philosophie grecque.
La philosophie grecque est celle du sens commun, du réalisme, de l’intelligence humaine
fidèle à son essence, bref de la santé supérieure de l’homme. Chaque fois qu’on la répudie, on en
paie les conséquences.
Nous n’en voulons qu’un exemple, et il est de taille.
La religion chrétienne, et singulièrement la religion catholique, ne s’est pas liée à la
philosophie grecque à l’occasion d’un simple hasard historique, mais sous la poussée de la foi en
quête d’intelligence, de la fides quaerens intellectum, et dès lors d’une conception de l’esprit qui fût
universelle comme le message de l’Évangile lui-même. La conception que les Grecs se faisaient de
l’intelligence, faculté du réel où tous les hommes se rencontrent et s’accordent entre eux, lui
garantissait cette universalité.
Cette solidarité entre le réalisme surnaturel de la foi et le réalisme naturel de l’intelligence
humaine a duré deux millénaires environ et, avec diverses péripéties, elle a constitué l’axe du
christianisme et le pivot de l’Église constituée en dépositaire et gardienne vigilante de la foi, de
l’intelligence et des mœurs. Elle a été rompue au cours de Vatican II.
On ne mesurera jamais les conséquences pour l’Église et pour l’humanité de cette
catastrophe provoquée par un gang de Pères conciliaires à l’intelligence déboussolée. On sait que
toute la préparation du Concile, d’ordre de Jean XXIII, s’était effectuée selon les normes
traditionnelles et coulée dans le vocabulaire scolastique, forme évoluée du langage et propre à « la
métaphysique naturelle de l’esprit humain ». La majorité du Concile, entraînée par sa minorité «
structurée », repoussa cette méthode de présentation et se déclara pour une formulation
prétendument plus accessible à l’esprit moderne et à l’aggiornamento réclamé par le Pape. Il ne
s’agissait là, semblait-il, que d’un simple changement dans la seule présentation du message
évangélique et du dogme. Le retour préconisé au parler biblique paraissait même requis, du moins
en certains secteurs et notamment celui de la prédication, par les Pères les plus attachés à la
tradition de l’Église. Les Girondins du Concile se donnèrent ainsi une bonne conscience à peu de
frais et l’affaire passa, telle une lettre à la poste. C’était une lettre chargée, bourrée d’explosifs.
Nous commençons à subir les premières secousses déclenchées par sa déflagration.
On ne change pas en effet de langage comme de vêtement. Sans doute toute langue est-elle
affaire de convention. Le langage est originellement un système d’expression verbale de la pensée
composé de signes artificiels inventés par l’homme. Mais dans son effort pour créer ces signes,
l’intelligence humaine est puissamment aidée par sa nature même qui l’ordonne à la réalité à
laquelle son acte doit correspondre pour être vrai. L’art humain s’ajoute ici comme partout à la
nature, sous peine de dégénérer en pur arbitraire dépourvu de toute signification autre que celle
d’une volonté subjective, n’ayant à rendre compte à personne qu’à elle-même. Le langage
participe donc au dynamisme de la nature intellectuelle en quête de vérité. Plus cette nature sera
développée et plus le langage se lestera de signification objective. C’est le cas du grec, langue du
peuple le plus intelligent du monde, et qui véhicula, à travers tous les remous de l’histoire, « la
métaphysique naturelle de l’esprit humain ». C’est le cas du latin scolastique qui en est l’héritier.
En refusant d’utiliser le langage de la scolastique où l’effort naturel de l’esprit humain lancé
à la recherche de la vérité est parvenu à un point de perfection inégalé, le Concile s’est délesté
du même coup de ce réalisme dont l’Église avait toujours eu la charge jusqu’à lui. Dans l’outre
vidée, ce n’est pas un vin nouveau qui fut versé, mais le vent de toutes les tempêtes de la
subjectivité humaine dont nous voyons avec une horreur stupéfaite les ravages dans l’Église et dans
la civilisation chrétienne. En répudiant le langage, signe des concepts, on a répudié les choses, et
en répudiant les choses, on est entré d’un seul coup, au grand étonnement des Pères eux-mêmes ou
de la plupart d’entre eux, dans la subversion et dans la Révolution permanentes.
On essaya bien d’enrayer cette dégringolade, pudiquement appelée « mentalité
post-conciliaire », que les esprits les moins avertis pouvaient prévoir. Faute de trouver leur unité au

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niveau de la vérité, objet de l’intelligence contemplative, les Pères firent basculer le Concile dans «
l’action » : les désaccords s’effacent lorsqu’on poursuit un même dessein. C’est pourquoi ce Concile
s’est voulu strictement pastoral, à la différence de tous les Conciles antérieurs. Il n’a proclamé
aucun dogme et il n’aurait pu le faire sans articuler ses définitions aux dogmes traditionnels et
démontrer par là son impuissance à définir, à s’ajuster aux essences, à utiliser comme instrument,
sicut ancilla, la seule philosophie qui puisse s’accorder avec la foi et dont l’histoire de l’Eglise a
démontré la fécondité.
Mais cette tentative de circonscrire le Concile au « pastoral » devait avorter, ainsi que nous
pouvons le constater. Le « pastoral » n’est autre que l’ensemble de règles de conduite destinées à
diriger l’homme vers sa fin surnaturelle et que les pasteurs du troupeau sont chargés d’appliquer.
Mais comment mener l’homme à sa fin surnaturelle s’il n’a pas connaissance de sa fin naturelle ? La
stratégie suppose la connaissance du terrain : en l’occurrence l’homme inséré dans le monde. La
Grâce n’abolit pas la nature, elle ne la remplace pas davantage. Comment l’homme connaîtrait-il sa
fin naturelle s’il ignore la place qu’il occupe dans l’univers et la relation fondamentale de son
intelligence au réel et au Principe de la réalité ? Le « pastoral » ne peut faire abstraction de la
philosophie pratique et de la philosophie spéculative. Comment y recourir alors que la
caractéristique de notre temps auquel on veut précisément assortir à tout prix le christianisme est
de les ignorer et de les remplacer par la seule activité poétique de l’esprit ?
Le « pastoral » n’avait pas le choix. Il a fallu et il faut encore qu’il devienne à son tour
activité poétique de l’esprit, fabricatrice d’un monde nouveau, édificatrice d’une société nouvelle,
constructrice d’un homme nouveau. Le « pastoral » est devenu ou tend à devenir constamment
révolutionnaire, subversif et, dans la mesure où il projette des formes imaginaires dans la réalité,
mystificateur. Il est devenu également l’alibi et le masque de la volonté de puissance progressiste et
d’un théocratisme qui n’ose pas dire son nom, dissimulant la pire des tyrannies, celle dont Chesterton
disait qu’elle joue en l’âme sur le clavier de « l’amour ».
Ce phénomène extraordinaire de destruction de l’Église par l’intérieur et de la civilisation
par ceux-là mêmes qui jadis la sauvèrent du désastre, se passe sous nos yeux. Les pages qui suivent
jetteront sur lui une lumière que nous n’avons pas voulu atténuer.
L’Église (du moins celle qui tient le haut du pavé, monopolise l’information et s’ébat dans la
pagaille de l’aggiornamento), en manifestant sans vergogne son indifférence et son mépris pour la
valeur de vérité des concepts intellectuels et des formules qui les expriment, en rompant le cordon
ombilical bimillénaire qui l’unissait à la philosophie aristotélicienne du sens commun, est entrée,
toutes voiles dehors, dans la fiction. L’exemple du Nouveau Catéchisme, approuvé par la totalité de
l’épiscopat hollandais, le manifeste. La Commission chargée de l’examiner n’y relève pas moins de
dix-huit points majeurs dont la conception et la formulation ne correspondent pas aux réalités de la
foi. Les entorses mineures au dogme et au surnaturel sont plus nombreuses. Or les auteurs dudit
catéchisme ne cachent nullement qu’ils ont voulu, de manière délibérée, se défaire d’un
aristotélisme et d’un thomisme « dépassés ».
Ce qui semble universel toutefois, dans l’Église contemporaine, avec des exceptions aussi
nombreuses qu’on voudra, mais éparpillées, isolées, dépourvues de larges moyens de diffusion,
parfois réduites au silence, c’est la primauté de l’activité poétique de l’esprit et, par suite, la
volonté de puissance. On veut partout « faire quelque chose », on transforme tout. Rien n’échappe
au zèle des nouveaux réformateurs qui imposent à tous leur jactance. Une telle Église est ainsi
poussée à concurrencer les systèmes politiques et sociaux en proie à la même maladie, voire à en
prendre la relève. Comme eux, elle frappe d’un sceau artificiel, préfabriqué dans des cénacles et
dans des clubs, les conduites intellectuelles et morales, tant surnaturelles que profanes, des fidèles sur
lesquels s’étend son autorité. Cette forme nouvelle selon laquelle la « pastorale » façonne
désormais les âmes, comme le sculpteur l’argile, c’est « le Royaume de Dieu » ici-bas, l’inverse
même de l’ascension, l’exaltation de la chute, le oui répondu au Tentateur qui accorde tous les
pouvoirs sur la terre à celui qui tombe en adoration devant lui. On comprend alors toute la
signification du mot de l’évêque Schmitt : « La socialisation est une grâce », et les innombrables
déclarations parallèles de tant de clercs qui introduisent, selon l’admirable expression de Dietrich
von Hildebrand, « le Cheval de Troie dans la Cité de Dieu », sur l’identité entre communisme et
christianisme.
Cette « mutation » de l’Église ne se serait évidemment pas opérée sans « la mutation » de
l’homme moderne dont nous analysons le phénomène en ce livre.

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Nous avons effectué trois coupes, si l’on peut dire, dans le tissu organique de l’humanité
souffrante.
On s’étonnera peut-être que nous n’ayons guère parlé de l’art et de sa décomposition
actuelle, sinon incidemment. C’est que son cas est trop manifeste. L’art contemporain (et la
littérature) veut se soustraire à l’ordre de l’univers. Il est en révolte permanente contre la condition
humaine. Il ne lui reste plus, au terme de sa « libération », que son activité poétique vidée de sa
substance spirituelle, intellectuelle et morale. Celle-ci n’est plus qu’un pouvoir brut qui introduit une
forme informe, si l’on peut dire, dans une matière amorphe quelconque. Ce que l’artiste
contemporain exécute sur le papier, la toile, la glaise, le bronze, etc., c’est exactement ce que les «
intellectuels », les « savants », les « informateurs » dont nous parlons dans les chapitres que nous leur
avons consacrés, veulent faire du monde et de l’homme un monde qui ne soit l’œuvre que de
l’homme, un homme qui ne soit l’œuvre que de lui-même.
Nous avons étudié avec soin trois secteurs parmi les plus atteints de la société
contemporaine. Les trois grands fétiches de notre époque sont en effet l’intelligentsia et ses utopies,
les « miracles » de la Science majusculaire et les Mass Media of Communication. Ils véhiculent les
forces qui travaillent le plus à la désintégration du monde et de l’homme de la civilisation
traditionnelle ainsi qu’au pétrissage, au modelage du « monde nouveau » et de « l’homme nouveau
». Ils tendent du reste à constituer un seul et même mécanisme gigantesque analogue aux énormes
presses qui emboutissent à la file des carrosseries identiques l’information déformante généralisée
et très bientôt remplacée par « l’informatique » psycho-sociale dont Le Meilleur des Mondes
d’Huxley et 1984 de George Orwell nous ont décrit d’avance l’extraordinaire puissance de
transformation.
L’intelligence est en péril de mort.

Tilff-sur-Ourthe,

en la veille de l’Assomption 1968.

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CHAPITRE PREMIER

LES INTELLECTUELS ET L’UTOPIE

Toute socié té gravite autour d’un certain type d’homme qui s’incarne en ses membres
avec plus ou moins de chances de ré ussite et que ceux-ci considè rent, consciemment ou
inconsciemment comme leur modè le. La Grè ce eut le kolos kagathos, l’homme bel et bon qui vise à
l’excellence dans l’ordre physique et moral. Rome eut son bonus civis dicendi peritus, le Moyen Age
son chevalier, l’Espagne son hidalgo, le XVIIè me siè cle franç ais l’honnê te homme, les pays
anglo-saxons le gentleman. Cette é lite moralement et socialement dirigeante se renouvelait sans
cesse dans une paysannerie multimillé naire ou par une relation assidue avec elle. Rassemblé e en
deux classes qu’on peut à la grosse appeler la noblesse et le clergé , elle plongeait ses racines dans
une vie constamment vé cue en contact avec le monde exté rieur, avec la nature, avec l’expé rience
des ê tres et des choses accumulé e par les gé né rations et, confusé ment, avec le Principe de l’ê tre.
Elle s’efforç ait, avec plus ou moins de bonheur, dans d’innombrables tentatives, à travers
d’innombrables é checs, d’orienter les conduites humaines vers le Vrai, le Bien et le Beau.
Cette triple fin vers laquelle se dirigent les activité s de l’homme n’ est pas arbitrairement
dé finie et choisie. La nature ré elle de l’homme et la nature mê me de la ré alité avec laquelle
l’homme est en relation l’imposent à tout ê tre humain. Etre dans la vé rité , c’est conformer son
intelligence à une ré alité que l’intelligence n’ a ni construite ni rê vé e, et qui s’impose à elle.
Faire le bien, ce n’ est pas s’abandonner à ses instincts, à ses pulsions affectives, à sa volonté
propre, c’est ordonner et subordonner ses activité s aux lois prescrites par la nature et par la Divinité
que l’intelligence dé couvre dans son inlassable quê te du bonheur. Composer une œ uvre belle, ce
n’est pas projeter n’importe quelle idé e dans n importe quelle matiè re ni construire un monde
quelconque qui ne dé pend que de l’acte cré ateur de l’artiste, c’est obé ir à la loi de perfection
propre à l’œ uvre entreprise et qui se ré vè le, dans l’invention mê me, à l’ activité fabricatrice de
l’auteur.
En bref et sans crainte de se tromper, on peut dire que toutes les é nergies de la civilisation
que nous avons connue sous les noms de civilisation gré co-latine et chré tienne ou de civilisation
traditionnelle, se caracté risent par la soumission de l’intelligence à la ré alité et par le refus de la
subjectivité dans tous les domaines. Sauf au cours de la brè che ouverte dans la culture par la
sophistique, mais qui fut jadis colmaté e par la ré action vitale de tout l’ê tre humain contre les
ravages qu’elle annonç ait, il n’est pas exagé ré de pré tendre qu’aucun membre de l’é lite de la
civilisation traditionnelle n’a eu l’audace de proclamer que l’homme est la mesure de toutes choses,
soit par sa raison personnelle, soit par une raison impersonnelle et commune à tous les hommes. Au
contraire, l’homme sait, dè s sa naissance et par elle, qu’il est insé ré dans un univers physique et
mé taphysique qu’il n’a pas fait, dans un ordre qui n’est pas à sa merci, dans une hié rarchie d’ê tres
dont il ne peut alté rer la distribution sans dommage pour lui-mê me. Quoi qu’il fasse, l’homme
reconnaît qu’il ne peut devenir autre que ce qu’il est par nature, par vocation ou par grâ ce : personne
ne peut s’é vader de son ê tre propre. Se dé passer en quelque maniè re, ajouter une coudé e à sa
taille, vouloir ê tre plus exclut l’homme de l’univers et de l’ordre. La conception chré tienne du
pé ché comme rupture de la loi imposé e par Dieu à chacune de ses cré atures rencontre ici la
conception grecque de l’hybris, de la dé mesure, selon laquelle tout homme qui excè de ses limites est
châ tié sur-le-champ de sa té mé rité par l’é clatement mê me de son ê tre incontinent. En obé issant
à la ré alité en toutes ses opé rations, l’intelligence enseigne ainsi à l’homme à devenir ce qu’il est,
à « faire bien l’homme » selon l’admirable formule de Montaigne reprise d’Aristote, et à
s’accomplir. Le hé ros, le gé nie, le saint sont ceux qui y parviennent en perfection. Ils sont l’é lite de
l’é lite.
Si nombreux que furent les insuccè s, les faillites, les chutes, les pastiches, les parodies et les
falsifications de cette é lite imitatrice et seconde, si dé cré pie qu’en soit la faç ade sociale, il reste
qu’elle ne dé nonç a jamais le pacte qui l’unit à ses prototypes, à tous ceux qui, avec un ré alisme
inté gral, loin de tourner l’intelligence vers elle-mê me pour qu’elle s’é merveille d’elle-mê me et de
ses promesses, l’ont dirigé e humblement vers le cœ ur mê me des ê tres et des choses, usant d’elle

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avec modestie comme d’un ré ceptacle où elle accueille les influx de l’univers et de son Principe, et
ré glant ses activité s, dans tous les champs où elles s’engagent, sur les injonctions qui é manent des
ré alité s ainsi contemplé es. Il n’y a de vé rité que si l’intelligence concorde au ré el. Il n’y a de bien
que s’il est vé ritablement le bien. Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. La primauté
de l’ê tre sur l’intelligence, la subordination de l’intelligence à la ré alité , sa docilité à suivre
l’ordre qui rayonne de tout ce qui existe, voilà qui marque les actions de l’homme de la civilisation
traditionnelle lorsqu’il vise à l’excellence. L’intelligence obé it à sa nature d’intelligence qui est de
se conformer au ré el. Elle obé it à la nature de l’homme. Elle obé it à la nature des choses. Elle
obé it à Dieu, source de toute nature et de toute ré alité . L’adhé sion à ce qui est, le refus de ce qui
n’est pas, telles sont ses caracté ristiques.
A cette é lite de jadis, notre é poque a substitué une nouvelle classe dirigeante, sans exemple
dans l’histoire. On peut assigner à ce changement une date assez pré cise : le XVIIIè me siè cle.
C’est alors que commence cette maladie de l’intelligence, que Paul Hazard a nommé e « la crise de la
conscience occidentale ». A ce moment, la conduite de la vie humaine est prise en charge par une
nouvelle aristocratie, les « philosophes », qui ne cesseront de renaître sous les formes les plus
diverses : le parti intellectuel, comme disait Pé guy, l’intelligentsia au sens russe, les mandarins de
Simone de Beauvoir. Gens de lettres, artistes, savants, penseurs, tous ceux que Thibaudet rassemblera
dans sa « Ré publique des Professeurs » et qu’il colloquerait aujourd’hui dans la classe des
technocrates et des spé cialistes de « la raison pratique », de la politique, de l’information, des
relations sociales, de l’ é conomie, voire de la religion depuis le ré cent Concile, tous, ou quasiment
tous, apportent à l’homme contemporain leurs messages, mandements, instructions, directives et
consignes. Ils s’estiment investis d’une mission : ré former les mœ urs, changer les idé es et les goûts,
proposer et imposer une nouvelle conception du monde, faire surgir de l’alchimie de l’Évolution ou
de la magie de la Ré volution, un « homme nouveau », une « socié té nouvelle ». Du XVIIIè me
siè cle jusqu’à nos jours, le ré gime le plus gé né ral sous lequel a vé cu et vit encore, si l’on peut
dire, l’humanité , est la dictature de l’ intelligence telle qu’elle est devenue depuis qu’elle est
monopolisé e par les intellectuels dé veloppé s, sous-dé veloppé s ou en voie de dé veloppement. Il
n’est pas d’é poque de l’histoire où l’humanité ait dé libé ré ment reconnu aux « lettré s » ce
redoutable et exorbitant privilè ge de la conduire vers un nouveau paradis terrestre, des lendemains
qui chantent, un point Omé ga, une fraternité plané taire, un communisme universel, une dé mocratie
mondiale, une fusion œ cumé nique de tous les thé ismes, athé ismes, monothé ismes et
polythé ismes, bref vers l’utopie. D’un pôle à l’autre de la machine ronde, les voix les plus
autorisé es, comme les braiments des aliborons, clament à l’envi comme le poè te romantique :

Ton règne est arrivé Esprit pur, roi du monde.

En dé pit de tous les dé mentis é tincelants dont fulgure l’expé rience d’un quart de
millé naire, notre é poque incurablement ré trograde s’en tient à la vision de l’homme et du monde
propre à l’Encyclopé die. Le jeune Clé menceau la formulait encore à l’aube triste d’un siè cle
promu à deux guerres plané taires et à l’holocauste de quelque trois ou quatre cent millions d’ê tres
humains offerts aux Molochs des Idé es fixes et obsessionnelles : « La souveraineté de la force
brutale est en voie de disparaître et nous nous acheminons, non sans heurts, vers la souveraineté de
l’intelligence. »
Charles Maurras nous a dé crit dans L’ Avenir de l’ intelligence l’ascension de la classe de
ces intellectuels, souverains plasmateurs de l’opinion par l’é crit et par la parole, et sa mé rovingienne
dé gradation au bé né fice des maires du palais qui, dé tenant l’or et la force, manœ uvrent les leviers
du monde. On peut dire sans paradoxe que Maurras rencontre ici Marx pour qui la puissance
intellectuelle n’est que le reflet de la puissance maté rielle, et « la superstructure » la projection de «
l’infrastructure », à cette diffé rence qu’il s’agit pour Maurras, non point d’une loi universelle
ré gissant la relation de ces deux ordres de puissance, mais de l’intelligence telle qu’elle est devenue
en ceux qui auraient dû la sauver et qui l’ont dé naturé e.
L’é poque contemporaine n’a fait que confirmer cette analyse de l’asservissement de
l’intelligence à toutes les forces anonymes qui rè gnent sur la planè te : l’Etat sans tê te, ou pourvu
d’une tê te sé paré e de son corps, la Finance pareillement é cervelé e, l’Eglise en proie au mythe du
Royaume de Dieu sur la terre, forces derriè re lesquelles se dissimulent les volonté s de puissance des

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Cé sars visibles et invisibles, mé diocres ou boursouflé s, tous enivré s de pouvoir, tyrans camouflé s
en libé rateurs qui se soumettent l’humanité en l’é tourdissant de la promesse de son apothé ose.
L’extraordinaire asservissement des clercs, laï cs et ecclé siastiques, aux propagandes idé ologiques,
aux publicité s commerciales, aux ré clames tapageuses, a ce que les Anciens appelaient avec
dé rision « le thé â tre du monde », la chasse aux savants à laquelle se livrent les Etats modernes
exploiteurs de ce qu’ils nomment avec mé pris « la substance grise », la clientè le d’experts, de
diplômé s, de compé tences dont les volonté s de puissance se hardent aujourd’hui pour se renforcer et
qu’elles s’asservissent, le monopole qu’elles s’arrogent plus que jamais en matiè re intellectuelle et
spirituelle, sont des té moignages assez sinistres de la chute d’Icare. Le ballon de l’intelligence a
rompu ses amarres : il s’imagine planer en dynaste au-dessus de la terre des hommes, alors qu’il est
emporté par les cyclones et anticyclones d’une atmosphè re plus forte que les gaz rares et
é vanescents dont il est gonflé . « Il ne faut pas se dissimuler, notait Maurras, que l’on court le risque
de voir ainsi s’ é teindre l’homme mê me, l’homme politique et l’homme raisonnable, l’homme
artiste et l’homme chanteur. Qui prolonge la double courbe romantique et ré volutionnaire ouvre à
l’esprit une ample liberté de mourir. » L’utopie est la mort de l’homme.

Nous voudrions, dans les pages qui suivent, prolonger, sinon peut-ê tre approfondir le
diagnostic que Maurras posa sur l’avenir de l’intelligence et, vox clamantis in deserto, en supportant
avec impavidité les rires et sourires des spé cialistes de la « matiè re grise » et des techniciens de la
boîte crâ nienne, dé noncer le pé ril mortel que court, en notre â ge de té nè bres, l’esprit humain.
Faute d’une philosophie qui ne s’ entrouvre à lui que dans les brè ves fulgurations du
poè me, le diagnostic de Maurras reste, il faut bien l’avouer, assez court. Pour expliquer la cause de
ce rè gne ostentatoire et pré somptueux des intellectuels, il ne suffit pas de dé couvrir la cause dans
l’histoire, d’en constater les ravages et de conclure : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à
Rousseau. » Les raisons morales, si hautes, si aiguë s qu’elles soient, n’ expliquent pas davantage, à
elles seules, le dé membrement si prompt de l’empire de l’Esprit. L’Orgueil et la Vanité , auxquels on
est si souvent tenté de faire appel, sont des diadè mes en toc dont l’animal raisonnable se couronne
pour masquer la blessure qu’il s’est infligé e à lui-mê me. Ils sont les signes exté rieurs et brillants
d’un dé traquement plus essentiel. La vé rité est que l’intelligence est en nous une faculté
terriblement ambivalente et que, pareille à la langue d’Ésope qui, du reste, la prolonge et l’accuse,
elle est la meilleure et la pire des choses.
La moindre expé rience que nous pouvons en avoir nous montre que notre intelligence peut
s’assigner comme objet tantôt la pré sence des ê tres et des choses et leur nature saisies à travers la
repré sentation que nous en avons et que nous dé clarons conforme à leur ré alité , tantôt cette
repré sentation elle-mê me que nous faç onnons à notre guise et à laquelle nous contraignons la
ré alité de se conformer. Ou bien l’idé e que j’en ai est conforme au ré el, ou bien le ré el se
conforme à l’idé e que je m en forge. Ou bien l’idé e que j’ai de l’homme est adé quate à sa ré alité ,
ou bien j’oblige la ré alité de l’homme à se mouler sur l’idé e que je m’en fabrique. Que de fois ne
suis-je pas tenté de substituer à la ré alité de Pierre, Paul ou Jacques la repré sentation sé duisante
ou repoussante, embellie ou enlaidie, mais factice et mensongè re, que j’en ai composé e?
Joubert a dé crit admirablement cette double attitude de la pensé e qui discrimine l’esprit vrai
et l’esprit faux : « Les esprits faux sont ceux qui n’ont pas le sentiment du vrai, et qui en ont les
dé finitions ; qui regardent dans leur cerveau, au lieu de regarder devant leurs yeux; qui consultent,
dans leurs dé libé rations, les idé es qu’ils ont des choses, non les choses elles-mê mes. »
Le thé â tre du monde et la scè ne politique regorgent de ces fantômes ou de ces fantoches que
l’intellect humain confectionne en sé rie dans la mesure où il a perdu le contrôle de lui-mê me et
lorsqu’il se met au service des instincts et des passions qui le pilotent en secret. L’entreprise a
aujourd’hui bien dé passé le stade artisanal du producteur individuel qui faç onne son idole ou sa tê te
de pipe. De vé ritables usines ont surgi, pourvues d’é quipes spé cialisé es, instruites de tous les
mé canismes du pantin humain, de tous les ressorts de la subjectivité , qui produisent et lancent sur le
marché , selon la demande des maîtres de l’heure, des repré sentations d’é vé nements, des effigies de
personnages, des images d’objets, des conceptions du monde dont la fonction est de supplanter la
ré alité elle-mê me et d’empê cher l’homme d’entrer en relation vé cue avec elle. Il existe
aujourd’hui une industrie de l’utopie dont les moyens de communication modernes vé hiculent les
produits, et dont l’Université est le fournisseur agré é . L’ambiguï té fondamentale de l’intelligence

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est due à sa structure mê me. C’est un fait que, pour connaître la ré alité pré sente qu’elle accueille
et qui la fé conde, l’intelligence produit une « repré sentation » de l’objet dont elle use pour la saisir.
Cette repré sentation est ce qu’on appelle un concept. Toute connaissance s’accomplit par concept.
Tout concept est moyen de connaître la ré alité . Connaître une chose, c’ est « se faire une idé e » de
cette chose, idé e grâ ce à laquelle nous connaissons la chose en question. Toute connaissance
s’effectue par engendre-ment, au sein de la pensé e, d’un systè me de signes par lequel l’intelligence
s’exprime à elle-mê me la ré alité qu’elle connaît. Le concept ainsi produit est essentiel à
l’intelligence. Sans lui l’intelligence ne saurait se dire à elle-mê me ce que la ré alité est. Mais si
essentiel qu’il soit, il n’est pas ce que l’intelligence appré hende, il est ce par quoi l’intelligence
appré hende la ré alité [2]. Quand je me fais une idé e d’une chose, ce n’est pas cette idé e que je
contemple, mais la chose par cette idé e.
Pour qu’il y ait concept, il faut qu’il y ait conception. Le concept est le fils des noces de
l’intelligence et du ré el. Pour que cette progé niture naisse, il faut que l’intelligence ait commerce
avec la ré alité . Il est é vident que la vigueur de l’enfant dé pendra de la santé du pè re et de la mè re
et de la vigueur de leur union. C’est l’intensité , l’ampleur, la profondeur, la richesse, la qualité du
rapport noué par les é lé ments gé né rateurs qui marqueront le concept de leur sceau, lui
communiquant l’empreinte du ré el.
Il est impossible de sonder ce moment mysté rieux où l’intelligence et le ré el consomment
leur union. L’intelligence ne peut se tourner vers elle-mê me au moment où elle se tourne vers le ré el
et où elle s’offre à lui pour ê tre par lui fé condé e. Cette relation premiè re de l’intelligence à la
ré alité est purement et simplement vé cue. La conception est une expé rience vitale instantané e
incluant du reste de longs pré paratifs anté rieurs qui ne peut ê tre dé crite qu’en mé taphores. Mais
c’est elle qui soutient tout l’é difice de la connaissance. Les concepts que l’intelligence é labore ne
valent que ce que vaut la conception originelle, acte essentiel où l’intelligence et le ré el s’é treignent,
et dont ils sont l’expression ou le fruit.
C’est ici que se noue le drame de l’intelligence. Le propre d’une expression est de pouvoir se
sé parer de la ré alité imprimé e dans l’â me et dont elle est corré lative, comme le propre du fruit est
de pouvoir se dé tacher de l’arbre. Toute expression peut s’é riger en entité indé pendante. Tout
concept peut s’isoler de la conception. Tout signe peut se dé tacher du signifié . Il suffit que
l’intelligence dé tourne son regard des ê tres et des choses que le concept signifie pour le fixer
exclusivement sur le concept lui-mê me, sur le fruit de ses entrailles, c’est-à -dire sur elle-mê me et
sur sa propre subjectivité cré atrice. Le courant d’alimentation qui va de la ré alité conç ue au
concept se trouve alors rompu et, en mê me temps, celui qui fait retour de l’expression à la ré alité
exprimé e. L’expé rience vitale du ré el ne nourrit plus le concept. La connaissance dé gé nè re en
construction d’é chafaudages et en architecture de formules. Des schè mes abstraits remplacent
l’é nergie et la vigueur de la conjugaison organique de l’intelligence et de la ré alité . Au lieu de jaillir
de l’expé rience des ê tres et des choses et de s’y ravitailler sans cesse dans une sorte de circuit vital,
le concept devient un moule usiné par des procé dé s mé caniques dans le laboratoire du cerveau. Au
lieu d’é pouser par transparence la ré alité , il l’encapsule derriè re ses parois opaques.
L’ homme en proie à cette dé viation s’enferme dans un monde mental dont la ré alité
s’exté nue au profit d’apparences exsangues. La ré alité se transforme pour lui en des combinaisons
de signes, de symboles, de chiffres et, à la limite, de mots, qui se substituent aux ê tres et aux choses,
dont il ne perç oit mê me plus l’existence ni la nature. L’intelligence utopique, cré atrice et
organisatrice de ce ré seau qu’elle tire d’elle-mê me et de sa subjectivité , exile dans l’inaction
l’intelligence ré elle qui se conforme à l’objet. Le mouvement naturel de l’intellect, qui est de
s’accorder au ré el, s’invertit. C’est dé sormais à la ré alité de s’adapter aux abstractions fabriqué es
par l’intelligence. L’utopie n’est plus un jeu de l’esprit, un divertissement. Elle devient l’objet propre
de l’intelligence humaine.
Il en ré sulte d’abord que le monde n’est plus compris : il est pris, fixé , enserré dans des
constructions et dans des formes qui le prennent du dehors, le cernent, l’encadrent, lui imposent sa
configuration, son essence, son ê tre mê me. Cette table ou j’ é cris n’est plus une planche de bois
coloré e et dure, soutenue par quatre pieds c’est un nuage d’é lectrons ré gi par un systè me
d’é quations subtiles. L’intelligence engendre elle-mê me l’objet qu’elle saisit. Loin d’ê tre mesuré e
par le ré el, elle le mesure et en le mesurant, elle le cré e. Le monde n’est plus la cré ation de Dieu,
mais celle de l’homme et de son savoir.
Il en ré sulte aussi que la ré alité n’ a plus rien à communiquer d’essentiel à l’intelligence

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l’ê tre qu’elle dé tient, qui lui appartient en propre, indé pendamment de l’ esprit qui la connaît,
c’est-à -dire sa nature stable, invariable, inalté rable, qui fait qu’elle est ce qu’elle est et non pas autre
chose. La ré alité n’est plus connue en ce qu’elle a d’intemporel et de né cessaire. Pour que l’esprit
puisse la marquer de son empreinte et y projeter ses caté gories pré fabriqué es, il faut qu’elle ne soit
rien sans ê tre un pur né ant. Autrement dit, il faut qu’elle ne soit jamais ni ceci ni cela et qu’elle
change sans cesse. Le monde se liqué fie alors en quelque sorte en une masse fluente et continûment
changeante. Pour ne pas laisser fuir cette matiè re qui s’é coule perpé tuellement, l’intelligence
multiplie les formes et formules qui l’interceptent.
Les structures mentales qu’elle invente à cette fin se superposent les unes aux autres et
deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes. Le monde se transforme en
histoire du monde, la pensé e en histoire de la pensé e. En un mot comme en cent, rien n’est : tout est
devenir, tout devient. Et c’est l’intelligence utopique, l’intelligence accoucheuse de formes, de
concepts, d’idé es qui ne dé pendent que d’elle-mê me, qui confè re un sens à ce devenir en le
captant.
Il en ré sulte enfin que l’intelligence privé e de sa nourriture naturelle, ré duite à se sustenter
d’aliments pauvres, insipides, rebutants, se dessè che, se racornit, se dé vitalise, et qu’il lui faut alors
les appoints de l’imagination, du sentiment, de la passion, des instincts, de toutes les faculté s
animales infé rieures qu’elle ne contrôle plus, qu’elle ameute mê me et qui lui prê tent une ré alité
factice. La pensé e abstraite, dé raciné e de l’expé rience et de cette expé rience transmise qu’est la
tradition, se prolonge toujours en fureur destructrice de la ré alité pré sente contre laquelle son
caractè re chimé rique vient buter, et en mirage compensatoire d’un avenir fabuleux qui la persuade
de son incomparable fé condité . Parce que le monde ré el lui inflige sans dé semparer les dé saveux
les plus cinglants, elle doit faire appel aux puissances hostiles du ressentiment et de la haine qui
l’ané antiront, mais parce qu’elle ne peut ré aliser ses promesses toujours dé menties par la force
mê me des choses, elle doit en appeler aux puissances de l’appé tit, de la convoitise, de la
concupiscence, pour soutenir l’architectonique de ses songes et pour les projeter dans le futur par
incapacité congé nitale à les incarner dans le pré sent. Les idé ologies modernes, qu’elles soient
politiques, sociales, é conomiques, esthé tiques ou religieuses, sont toutes, indistinctement toutes,
frappé es de sté rilité , mais elles sont pareillement toutes affecté es d’une grossesse imaginaire qui ne
parvient jamais à terme - et pour cause ! -, qui recommence à chaque é chec - et pour cause encore !
- et qui entraîne l’humanité dans une course haletante où plus rien n’ est fixe, où la ré alité se mue
en fleuve, sinon en torrent, où la vé rité se convertit à chaque instant en son contraire, où tout se
relativise, où il ne reste plus sur les dé combres de l’univers que le spectre de l’homme en proie au
dé lire de la ré volution permanente et à l’é ternelle é volution.
Si l’on appelle idé alisme un systè me de pensé e qui proclame la primauté de l’intelligence
sur la ré alité , le monde où nous sommes aujourd’hui est un monde idé aliste, bâ ti par les
intellectuels à grands renforts d’abstractions, et qui se superpose au monde de l’expé rience
continuellement remis en question.
Notre monde du XXè me siè cle est si peu maté rialiste qu’il est, d’un bout à l’autre, jusqu’en
ses turpitudes et son é rotisme, une construction de l’esprit. Le marxisme lui-mê me, en dé pit de ses
pré tentions et de ses fanfaronnades, n’a rien de maté rialiste. Il est une idé e projeté e dans la
socié té pour la dé truire, en malaxer la poussiè re, la fondre en une pâ te molle et obé issante, et lui
imposer une forme longtemps mûrie dans un esprit sé questré en lui-mê me, loin de la ré alité . Il est
mensonge jusque dans les noms dont il s’affuble : « maté rialisme dialectique » ou « maté rialisme
scientifique ». Son idé alisme é clate dans sa haine de toute ré alité divine et humaine, dans son prurit
d’asservir la nature à sa volonté de puissance, dans le gaspillage inouï des ressources maté rielles
auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie idé ologique dans les pays où il s’installe. Le monde
où nous sommes, dans les dé mocraties nommé es libres, n’est pas davantage maté rialiste : il a subi
jusqu’au tré fonds les transformations qu’y a introduites l’esprit de l’homme moderne. La matiè re
n’y apparaît plus jamais en sa ré a-lité propre. Elle y est toujours mé tamorphosé e par l’artifice
humain.
« L’illustre pré lat », dont Maurras raconte la conversation avec l’un de ses disciples, le dit
bien :
- « Jeune homme, vous croyez que le maté rialisme est la grande erreur du moment. Erreur !
C’est l’idé alisme.
- Pourquoi?

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- C’est lui qui ment le plus. On a raison de regarder de haut les maté rialistes. Car ce sont des
pourceaux. Mais on les voit tels. On ne voit pas toujours ce que sont les idé alistes sociaux ou
politiques : des gaillards qui montrent leur cœ ur, qu’ils ont vaste, et qui se donnent de grands coups
de poing sur la poitrine, qu’ils ont sonore afin de mettre le monde à feu, en vue de le rendre meilleur.
»
Avec ses faux airs sublimes, son pharisaï sme, sa bé ate é lé vation de pensé e et de cœ ur, sa
tartuferie dont la profondeur est telle qu’elle s’ignore elle-mê me, l’idé alisme dont meurt
l’intelligence moderne est sans doute le plus grand pé ché de l’esprit.
Sa gravité est d’autant plus nocive qu’elle est contagieuse. On n’a pas assez remarqué que
l’idé alisme - et ses suites - s’apprend, tandis que le ré alisme et sa ré ceptivité active à toutes les
voix du ré el ne s’apprend pas. L’idé alisme s’apprend parce qu’il est un mé canisme d’idé es
fabriqué es par l’esprit et qu’il est toujours possible d’enseigner un tel art manufacturier, un recueil de
procé dé s et de recettes. L’idé alisme est une technique qui vise à emprisonner la ré alité dans des
formes pré conç ues, et le propre de toute technique est d’ê tre communicable. Les idé es, les
repré sentations, les connaissances se transmettent aisé ment d’esprit en esprit dè s que leur texture et
leur plan sont mis à nu. Mais l’acte mê me de connaître, la synthè se de l’intelligence et du ré el ne
passe pas d’un individu à un autre parce qu’il est un acte vé cu : chacun doit l’accomplir pour son
propre compte, chacun doit é prouver personnellement la pré sence de la ré alité et de son contenu
intelligible, chacun doit concevoir par soi-mê me.
L’intelligence n’a pas licence de s’abriter derriè re le mythe de la Raison universelle que
suggè re, provoque et intronise la facilité avec laquelle les idé es se dé versent d’une raison dans une
autre, et que l’idé alisme a introduit dans toutes les sphè res de l’enseignement. C’est la convergence
des actes personnels de connaître et des conceptions vé cues vers la mê me ré alité connue qui
soutient la communication entre les hommes. Les uns vont plus profondé ment et plus loin que les
autres, mais tous s’ avancent dans la mê me direction. C’est le ré el qui rassemble la diversité des
intelligences et non pas un systè me commun de connaissances techniquement é laboré es. En
d’autres termes, c’est la finalité des intelligences tendues vers la mê me ré alité à connaître qui est
source d’entente, et non pas l’identité des mé canismes intellectuels ou des mé thodes, ni les
dé bordements du « dialogue ». Tous les chemins mè nent à Rome. Il n’y pas de chemin unique, il
n’y a pas de pensé e ou de conscience collectives, il y a des intelligences - au pluriel ! - qu’entraîne,
par leurs voies propres, l’intelligence la plus vigoureuse vers leur but commun.
C’est pourquoi - il faut le ré pé ter sans lassitude - il n’y a pas de tradition spirituelle,
intellectuelle et morale de l’humanité sans les saints, les gé nies, les hé ros, sans leur exemple, sans
leur magné tisme qui suscitent de gé né ration en gé né ration un é lan similaire vers le Vrai, le Beau,
le Bien, vers la ré alité à connaître, à faire briller dans une œ uvre, à aimer. Leur intelligence a
obé i, avec une parfaite rectitude, à la loi qui la ré git et qui l’astreint à se soumettre à l’ordre - dans
le double sens du mot - de la ré alité et du principe de la ré alité . Elle a respecté , sans jamais le
trahir, le pacte originel qui l’unit à l’univers et à sa Cause. Aussi trace-t-elle à sa suite un long
sillage de lumiè re qui oriente les tâ tonnants efforts de tous ceux qui, à leur tour, à leur niveau,
selon les capacité s qui leur sont dé parties, obtempè rent à la loi ordonnant à l’intelligence de se
conformer au ré el.
Si la connaissance ré sulte de la fé condation de l’intelligence par le ré el, c’est parce que
l’ê tre mê me de l’homme, dont l’intelligence est la marque spé cifique, est en relation constitutive et,
pour ainsi dire, en connivence pré alable avec l’ê tre de toute ré alité . L’intelligence ne pourrait
jamais s’ouvrir à la pré sence des ê tres et des choses si l’ê tre humain qui en est le siè ge é tait
sé paré de la totalité de l’ê tre. Notre ê tre est fondamentalement en relation avec l’ê tre universel et
la connaissance n’est en quelque sorte que la dé couverte de ce rapport. L’intelligence peut devenir
toutes choses, selon le mot prodigieux d’Aristote, parce que l’ê tre de l’homme, dè s qu’il apparaît à
l’existence est articulé à l’ê tre total, y compris son Principe. Dans toutes ses opé rations,
l’intelligence atteint l’ê tre, son objet adé quat, parce que l’univers tout entier et sa source
transcendante sont copré sents à l’ê tre humain. Il est essentiel à l’ê tre de l’homme, comme à tout
ê tre, sauf à Celui qui se suffit à Lui-mê me, d’ê tre avec tous les autres. L’intelligence s’exerce sur
l’arriè re-fond ou, plus pré cisé ment, sur l’axe de la co-pré sence de la ré alité universelle. Sans cela,
elle ne saisirait l’ê tre que du dehors et jamais en lui-mê me, elle n’en atteindrait que l’apparence ou
le phé nomè ne et non l’essence, que ce qui apparaît et non ce qui est.
Mais ce rapport fondamental et anté rieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en
nous : il est, mais il n’est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l’intelligence est de le

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dé voiler, de s’y conformer, de le connaître et, par là -mê me, de situer adé quatement l’homme dans
l’univers. C’est pourquoi la conception du cosmos ou l’acte par lequel l’intelligence se soumet à
l’ordre universel et le comprend est d’une importance inestimable. Sans elle, la vie n’est plus «
qu’une histoire raconté e par un idiot, pleine de bruit et de fureur ». Un monde où ne rè gne pas une
conception du monde adé quate à sa ré alité est livré à tous les dé traquements.
C’est notre situation actuelle. Nous errons dans un « monde cassé » ou, plus exactement,
nous sommes é jecté s du monde ré el, nous voguons au hasard dans un monde d’apparences qui se
fait et se dé fait sans cesse, parce que l’homme moderne a refusé la place qui lui est dé volue dans
l’ensemble de la nature et que son intelligence n’ a pas accepté de fonctionner selon sa nature
propre d’intelligence au lieu de se soumettre aux choses, elle a pré tendu se soumettre l’univers.
L’homme n’est plus alors un ê tre-dans-le-monde, il est un ê tre-hors-du-monde qui a perdu sa
substance et ses caractè res d’animal intelligent et qui cherche dé sespé ré ment ce qu’il est, parce
qu’il a choisi de n’ê tre plus un ê tre-avec-le-monde-et-avec-son-Priucipe. La consé quence suit,
iné luctable l’homme moderne est tout ce qu’on veut, sauf intelligent. Il est livré , sans ré mission, à
une intelligence formelle qui travaille de moins en moins sur le ré el et de plus en plus sur des signes.
Son intelligence se byzantinise à l’extrê me et, pour dissimuler son dé sastre, se dissimule sous les
pré tendus impé ratifs d’une « raison » ou d’une « conscience universelle », rendez-vous de toutes les
subjectivité s affolé es. L’homme n’est plus nulle part. Il est en pleine utopie. C’est pourquoi il n’est
plus lui-mê me. Il n’est plus homme. Il se veut « homme nouveau » et il veut un « monde nouveau ».
Nous avons dit que la rupture de la relation de l’intelligence au ré el et de l’homme à
l’univers s’est consommé e au XVIIIè me siè cle. Tous les historiens sont d’accord là -dessus. Mais
pourquoi s’est-elle accomplie à cette é poque ? Pourquoi la conception traditionnelle et ré aliste du
monde qui, d’Athè nes à Rome et de Jé rusalem à Rome encore, avait é té celle de l’Europe
pensante et agissante, s’effondre-t-elle au XVIIIè me siè cle ? La raison en est simple. Une
conception du monde ne plane pas, dé sincarné e, dans l’inaccessible é ther. Elle s’incorpore à la vie
des hommes et, parce qu’elle leur est commune, aux institutions des communauté s humaines. Pour
peu que les é lites porteuses de cette conception du monde dont l’influence sur la vie quotidienne des
autres hommes est immense s’en dé tachent, renoncent à la vivre, la remplacent par une autre, moins
austè re, plus brillante et plus flatteuse, voici que la conception du monde accré dité e se met à
branler. Il suffit de quelques fê lures aux endroits critiques pour que l’é difice s’é croule, corps et
â me. Lorsque le haut clergé s’amuse à renier Dieu et à exalter l’homme dans les Loges, lorsque
l’aristocratie se met à l’é cole des rhé teurs et des barbouilleurs de papier, si talentueux soient-ils, on
peut dire brutalement que c’est la fin des haricots. Petites causes, grands effets, dit le proverbe. Et,
comme l’assure Auguste Comte avec une admirable acuité , « en cette matiè re, c’est une rè gle
gé né rale qu’il n’y a jamais de proportion entre l’effet et la cause : l’effet est toujours immense par
rapport à la cause ». Une femme traverse la vie d’un chef d’entreprise, et voilà une usine qui
pé riclite. Le nez de Clé opâ tre est é ternel.
Il est superflu de refaire ici les analyses de Tocqueville, de Taine, d’Augustin Cochin et de
rappeler la fascination exercé e par les hommes de lettres sur l’aristocratie et sur le clergé du
XVIIIè me siè cle, leur critique de la civilisation traditionnelle, leur dé ification de la raison, la
volonté de dé truire une socié té qui ne leur accorde pas la place qu’ils se croient due, leur prurit
d’é galité , leur dé nonciation des privilè ges, et surtout leur prodigieuse habileté à transformer les
passions qu’ils é prouvent en principes de droit immuables et à ré soudre tous les problè mes
humains par le discours, l’é crit, la discussion, la conversation mondaine, les colloques de salon, de
chapelle, de cercle, de cé nacle, les dé bats d’assemblé e, les palabres de socié té , « le dialogue »
universel, comme nous dirions aujourd’hui.
Mais cette ascension inopiné e et spectaculaire des spé cialistes de la parole, de la plume, du
maniement des idé es, des repré sentations mentales et des mots qui les expriment, n’est que l’aspect
sociologique d’un changement beaucoup plus profond. Nous assistons au XVIIIè me siè cle - et
l’aventure n’est pas encore terminé e – à une mutation de l’esprit humain que nous pouvons dé crire
avec pré cision, maintenant qu’elle est parvenue à son comble, sinon mê me à son terme.
En effet, jusqu’au XVIIIè me siè cle, les é vé nements qui ont jalonné l’histoire humaine :
guerres, inventions techniques, dé couvertes gé ographiques, migrations, é tablissements de cité s, de
royaumes, d’empires, apparitions de saints, de gé nies, de hé ros, transformations des idé es
religieuses, etc., ont tous affecté l’ê tre humain dans sa vie mê me. Aucun d’eux n’ a é té un
é vé nement purement intellectuel à son origine, pas mê me l’invention de la logique par Aristote
(dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elle a donné à l’esprit humain son statut dé finitif),

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puisque l’art de raisonner est non point l’œ uvre de la raison, mais de l’homme lui-mê me un chair et
en os qui utilise sa raison, et que, selon le mot profond du Stagirite, ce n’est pas la pensé e qui pense,
mais l’homme par sa pensé e. Aucun de ces é vé nements n’a jamais atteint l’intelligence en
elle-mê me et, quels que fussent les heurs et malheurs qu’ils provoquè rent, l’intelligence de
l’homme n’ a cesse d’ê tre aprè s eux la faculté qui connaît le ré el en s’y conformant. En aucun cas,
la primauté de l’activité propre à l’intelligence : la contemplation du vrai n’ a é té remise en
question. La premiè re fonction de l’esprit humain n’a jamais cessé d’ê tre la fonction de connaître,
la thé orie ; et le type de vie le plus é levé , la vie contemplative dont Virgile nous a transmis le
secret :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,

a toujours é té considé ré e comme le sommet de la sagesse et du bonheur. Cette priorité


absolue de l’intelligence soumise à l’objet n’a pas é té contesté e, quoi qu’on dise, par le
Christianisme. L’amour n’a pas supplanté l’intelligence, car si Dieu est Amour, il a fallu qu’il se fît
connaître comme tel aux hommes et leur enseignâ t la Bonne Nouvelle.
Reconnaître sa dé pendance à l’é gard de la ré alité et de son principe transcendant, confesser
le lien nuptial qui unit l’ê tre de l’homme à l’ê tre universel et à sa cause, au moins de maniè re
implicite, voilà qui est la condition essentielle enjointe à l’intelligence pour s’exercer et que
l’intelligence a toujours observé e quels que fussent les é vé nements. Si l’intelligence, dans son acte
premier, ne se tourne pas vers la ré alité extramentale, si elle se retourne vers elle-mê me et projette
sur soi un regard nocturne de complaisance, autrement dit et selon la formule antique, si elle se refuse
d’ê tre mesuré e par les choses pour se dire leur mesure, alors l’intelligence ne connaît plus les
choses, elle ré pudie sa fonction propre en rejetant la loi. Avant le XVIIIè me siè cle, la connaissance
est lié e à sa puissance de communion - et donc de consentement, d’acceptation et de docilité - avec
l’ univers et sa cause. Aprè s le XVIIIè me siè cle, ce pacte originel est brisé : l’intelligence se
considè re comme une souveraine qui gouverne, ré gente, domine et tyrannise la ré alité . Elle projette
du haut de sa transcendance ses seules lumiè res sur le monde et l’ordonne selon ses impé ratifs. La
raison se considè re comme la force cré atrice qui se dé ploie, se dé veloppe, progresse à travers toute
l’humanité et tout l’univers pour en faire une humanité vraie, un univers vé ritable. L’intelligence ne
reç oit plus du ré el sa loi : elle est la lé gislatrice suprê me qui impose ses normes à la ré alité .
Les philosophes du XVIIIè me siè cle se sont bien aperç us de ce renversement de direction
qu’ils opé raient dans l’activité intellectuelle et l’Encyclopé die fut cré é e, de leur propre aveu, «
pour changer la faç on commune de penser ». De fait, il s’agit d’une inversion, sinon mê me d’une
subversion complè te de l’acte de connaître L’intelligence n’est plus faite pour contempler l’ordre de
l’univers et pour le comprendre, mais pour le constituer à partir des rè gles qu’elle a dé couvertes en
se connaissant d’abord elle-mê me et qu’elle impose ensuite à la ré alité . Comprendre, c’est
dé sormais dominer. Descartes a formulé , une fois pour toutes à son sens, la charte nouvelle de la
raison : la connaissance que la raison a d’elle-mê me et de sa mé thode de connaître rend l’homme «
maître et possesseur de la nature ».
Cet empire de la raison et de ses lumiè res s’exerce de deux faç ons aussi autoritaires l’une que
l’autre, anodinement dé nommé es analyse et synthè se. La premiè re dé compose le ré el en
é lé ments simples ; la seconde le reconstruit à partir de ces mê mes é lé ments et selon l’ordre
mê me de la raison. Dans ces deux phases, la raison manifeste son omnipotence par son travail de
dissolution et de reconstruction effectué selon les normes qu’elle a elle-mê me é dicté es. Elle
connaît dé sormais le ré el, non point parce qu’elle en a reç u l’empreinte, mais, au contraire, parce
qu’elle lui imprime sa marque de fabrique. Pour connaître vraiment, il faut donc, selon l’esprit du
XVIIIè me siè cle, refaire l’objet, le produire en le composant, et pour ainsi dire, le construire. Alors,
et alors seulement, la connaissance est sans mystè re : une ré alité qui ne peut ê tre recré é e
entiè rement par l’esprit reste obscure à l’esprit, tandis qu’un ê tre construit par l’esprit lui est
entiè rement transparent, lumineux de part en part. Ce que l’on fait, on le sait. Savoir c’est faire.
Toute activité de connaissance est une activité constructive. L’activité poé tique de l’esprit
supplante complè tement l’activité spé culative. Elle l’a aujourd’hui radicalement é vacué e.
Le kantisme a systé matisé cette nouvelle attitude de la pensé e humaine. On peut le ramener
à trois positions : l’intelligence est incapable de saisir l’intelligible, pré sent dans le sensible, et
l’ordre « noumé nal » lui é chappe entiè rement ; la fonction de l’intelligence est d’organiser en un
tout cohé rent la multiplicité des sensations et des images qui lui apparaissent et, au lieu d’ê tre

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fé condé e par le monde ré el, c’est elle qui fé conde le monde des phé nomè nes et lui confè re un
sens ; l’homme n’est plus un ê tre en relation fondamentale avec la plé nitude de l’ê tre, il est une
Raison, identiquement pré sente dans tous les ê tres humains, qui fabrique d’elle-mê me un systè me
de relations dont elle projette la trame dans la diversité du monde sensible lié par elle.
Adriano Tilgher, historien du travail dans la civilisation occidentale, a remarquablement
formulé cette inversion de l’activité intellectuelle chez l’homme moderne « Kant est le premier à
concevoir la connaissance... comme une force synthé tique et unificatrice qui, du chaos des donné es
sensibles, extrait, en procé dant selon les lois immuables de l’esprit, le cosmos, le monde ordonné de
la nature. L’esprit apparaît ainsi comme une activité qui cré e de son propre fonds l’ordre et
l’harmonie. L’idé e de l’action productive s’implante au cœ ur de la spé culation philosophique et ne
la quitte plus. Toute l’histoire de la philosophie moderne dans ses courants significatifs, du criticisme
de Kant aux formes derniè res du pragmatisme, est l’histoire de l’approfondissement de cette idé e de
l’esprit comme activité synthé tique, comme faculté productrice, comme cré ation dé miurgique...
On ne connaît ré ellement que ce qu’on fait. Mais que fait l’homme vraiment ? Certainement pas les
donné es derniè res des sensations; elles lui sont imposé es du dehors ; elles sont en lui, mais elle ne
sont pas de lui. Mais il peut, grâ ce à son travail, combiner de diffé rentes maniè res ces donné es
derniè res de faç on à les rendre obé issantes à ses besoins, à sa volonté , à son caprice ; il substitue
ainsi peu à peu à la nature ré elle, à la nature naturé e, une nature de laboratoire et d’usine, qu’il
connaît parce qu’il l’a faite, qui est claire pour lui parce qu’elle est son œ uvre. Le problè me de la
connaissance reç oit une solution pratique. La technique ré sout pratiquement le problè me de la
connaissance. »
Qu’il s’agisse là d’une vé ritable mutation de l’intelligence humaine et, de ce fait, de
l’homme, il n’est pas permis d’en douter. Kant en é tait parfaitement conscient : il é tait convaincu
d’avoir procé dé en philosophie à une ré volution copernicienne : au lieu que l’esprit gravite autour
des choses, ce sont dé sormais les choses qui gravitent autour de l’esprit, comme les planè tes autour
du soleil. Marx n’aura plus qu’à pré ciser la consé quence de ce renversement : « La critique de la
religion dé sabuse l’homme, afin qu’il pense, agisse, faç onne sa ré alité , comme un homme
dé sabusé , arrivé à la Raison, afin qu’il se meuve autour de lui-mê me, autour de son vé ritable
soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, aussi longtemps qu’il ne
se meut pas autour de lui-mê me. » L’homme n’a plus à connaître la Cré ation telle que le Cré ateur
l’a fixé e. Il refuse dé sormais de s’alié ner en l’illusion d’un monde indé pendant de lui et suspendu
à un Principe transcendant. Il sait dé sormais, continue Marx, que « la conscience humaine est la plus
haute divinité » et qu’elle a pour tâ che de cré er un « homme nouveau » et un « monde nouveau »
qui seront l’homme et le monde « ré els ».
Dé jà , avant Marx, Feuerbach avait dé fini cette mutation et cette subversion de l’intelligence
dont les é chos grondent dans l’â me des hommes d’aujourd’hui : « L’objet auquel se rapporte
essentiellement et né cessairement un sujet n’est autre que l’ê tre propre du sujet », autrement dit
l’objet de l’intelligence humaine est l’intelligence elle-mê me qui se saisit dans son é lan cré ateur où
elle se rejoint comme principe d’elle-mê me et du monde. L’intelligence est Narcisse, non point un
Narcisse figé dans la contemplation de soi-mê me, mais un Narcisse qui, devant son propre miroir, se
cré e soi-mê me en cré ant le monde et progresse sans dé semparer vers sa propre apothé ose. «
L’ê tre absolu, le Dieu de l’homme, continue Feuerbach, est l’ê tre propre de l’homme. »
Telle est l’infaillible consé quence de la mutation de l’intelligence elle est acculé e à la
dé ification. En effet, si l’esprit est une faculté productrice, si la connaissance est un travail
producteur, connaître n’est plus alors, selon le brocard fameux, « devenir l’autre en tant qu’autre »,
connaître est agir sur les ê tres et les choses afin de les rendre intelligibles en leur substituant l’idé e
qu’on en a et en les transformant selon cette repré sentation. Le monde n’est monde qu’en tant qu’il
est construit par l’intelligence de l’homme.. Dé sormais, on ne connaît plus que ce qu’on fait. Sans
doute, l’homme ne cré e t-il pas ses sensations. Il les reç oit encore de l’exté rieur. Mais ce monde
exté rieur dont il paraît tributaire n’ est pas à proprement parler connu, il n’est qu’une espè ce de
matiè re plastique dans laquelle l’intelligence humaine imprime sa forme. Grâ ce à ce travail de
l’intelligence sur les donné es sensibles, l’homme peut donc transformer le monde exté rieur de
maniè re à le rendre obé issant à ses dé sirs, à ce qu’il estime utile ou né cessaire, à toutes les
exigences de sa vie individuelle et sociale. Le monde exté rieur ne ré siste plus à l’homme. Par la
fusion de l’atome, son dernier ré duit a é té forcé . Le monde est ainsi transformable à volonté . Il
n’a plus rien de mysté rieux, de sacré . Caeli et terra NON enarrant gloriam Dei. Il n’y a plus de faits
é trangers à l’homme et auxquels l’homme doit se soumettre. Il n’y a plus d’ é vé nements

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é trangers à la volonté humaine et que l’homme doit subir. Tout est fait par l’homme et pour
l’ homme. Il n’y a plus que l’histoire de l’homme effectué e par l’homme. Le monde devient ce que
l’homme veut le faire devenir. L’homme rè gne sur lui comme un dieu ou comme un dé miurge. Plus
il accentue son emprise sur le monde, plus il s’é rige en absolu, plus il se substitue au Cré ateur, plus
il s’é tablit comme un ê tre qui n’a point besoin de Dieu, qui se suffit à lui-mê me et qui se fait
lui-mê me en toute indé pendance et en toute liberté .
Cette immense aspiration à l’asé ité et à la dé ité , cette prodigieuse autosuffisance et
idolâ trie de soi-mê me, inauguré e par le Cogito carté sien, intronisé e par la Raison kantienne,
porté e au pinacle par l’Esprit hé gé lien, magnifié e en l’homme par Feuerbach et incarné e par Marx
dans le communisme où l’homme fait complè tement retour à lui-mê me et se reconnaît « pour la
plus haute divinité », celle qui « ne souffre point de rivale », n’est pas seulement l’apanage des
philosophes. Elle s’ est ré pandue dans l’humanité tout entiè re, avec une rapidité foudroyante, par
la diffusion des « Lumiè res », autrement dit par l’expansion universelle de l’enseignement et par la
prolifé ration de la classe des intellectuels. Et cela se comprend.
Rien n’est plus difficile que de pé né trer la ré alité des ê tres et des choses dans toute leur
profondeur en face du moindre grain de sable, l’intelligence est renvoyé e à la totalité de l’univers et
à Dieu. Le ré el ré siste à l’esprit et saisir sa nature intime est une œ uvre de longue haleine où
l’expé rience a un rôle immense qu’il faut sans cesse raviver. Il n’en est pas de mê me des idé es et
des repré sentations mentales. Elles sont filles de la pensé e, elles en sont les dociles servantes, elles
se soumettent à ses desseins, à ses vœ ux, à ses projets, sans ré bellion. L’intellectuel rè gne en
dominateur sur son monde inté rieur. Rien n’est plus grisant que ce jeu d’idé es où le joueur triomphe
immanquablement, pourvu que l’idé e distende ou rompe sa relation au ré el et que soit abolie à
l’inté rieur du cerveau ou dans le langage la dure loi de la confrontation avec l’expé rience qui soumet
nos repré sentations à un implacable contrôle! Cette tricherie est d’une fré quence inouï e chez
l’intellectuel. Le contact sé vè re et rude avec les ê tres et les choses qu’exige la vé rité du sens, la
relation vé cue à la ré alité totale et à son Principe que pré suppose l’exercice de l’esprit,
s’affaiblissent presque toujours chez lui dans la mesure où, enfermé dans son « pensoir », il
s’applique à raffiner ses idé es et leur expression. Presque toujours, ces signes du ré el que sont les
concepts et les mots qui les traduisent tiennent lieu pour lui de ré alité et remplacent pour lui le
monde tel qu’il se ré vè le à l’observation et à l’intelligence objective. La longue habitude qu’il a de
manipuler avec la plus grande aisance ces signes idé aux ou verbaux lui communique l’impression et
bientôt la conviction qu’en tenant des formules, il possè de la ré alité elle-mê me. Bien plus, il se
persuade que la solution des problè mes à laquelle il parvient en agenç ant les idé es entre elles est
celle-là mê me que la ré alité ré clame, mais dont quelque malin gé nie, diffuseur d’aberrations
sé culaires, é touffe la voix. La salive et l’encre ont tôt fait de lever les obstacles. Comment alors
s’é tonner que la nouvelle conception de l’homme et du monde que nous avons appelé e idé alisme ait
remporté un si vil, un si prompt succè s, particuliè rement dans la gent enseignante où il maintient,
sous des noms divers, qui vont de l’existentialisme au marxisme et au structuralisme, des positions
solides et, vu les conditions de recrutement du corps professoral, inexpugnables. L’idé alisme attire
tous les esprits qui renâ clent devant l’effort à dé ployer pour é pouser le ré el et qui pré tendent,
malgré leur dé mission ou à cause de leur dé mission mê me, offrir une solution à tous les
problè mes humains, fût-ce au prix de la suppression de tous les problè mes et de leur caractè re
humain. Il va comme un gant à tous ceux qui sacrifient les leç ons de l’expé rience et de la tradition
à leurs propres leç ons. Il suit la pente de la facilité : organiser la poussiè re des sensations et la
multitude des images qui nous assaillent, selon des schè mes superficiels que leur apparence suggè re
et que l’intelligence é labore au-dedans d’elle-mê me en vertu d’un pré tendu pouvoir cré ateur ou
d’un soi-disant droit de conquê te, ou é prouver la pré sence des plus humbles ré alité s de la vie
quotidienne dans une expé rience profonde où collaborent la sensibilité , l’imagination, l’esprit, et la
suré lever au niveau de la pensé e qui la conç oit ? Où se trouve la vé ritable cré ativité : dans les
artifices du discours et de l’é crit ou dans l’acte d’intelligence laborieux où le germe intelligible que
contient le sensible donne sa fleur et son fruit ? Qu’y a-t-il de plus malaisé : dé couvrir l’ordre naturel
de l’univers ou enfermer les ê tres et les choses dans le cadre des formules, fussent-elles
mathé matiques ?
L’idé alisme favorise, de toute son impuissance, la substitution de l’intelligence utopique à
l’intelligence ré elle. Une conception du monde et de l’homme qui tourne le dos aux sé vè res
exigences d’humilité imposé es à l’intelligence en matiè re de vé rité et qui mé connaît que l’esprit
humain se situe au niveau infé rieur dans la hié rarchie des esprits, tout en permettant à ceux qui la

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professent d’é taler leur virtuosité , a toutes chances d’obtenir l’audience et les faveurs du public.
Quand on pense aux gé né rations qui ont é té formé es - ou dé formé es - depuis prè s de deux
siè cles, à tous les degré s de l’enseignement, dans une atmosphè re sursaturé e de nué es et de
fumé es idé alistes, on s’é merveille de constater qu’il existe encore quelques ré serves de bon sens
dans l’humanité .

Le propre d’une intelligence qui se replie sur elle-mê me et affirme son pouvoir dé miurgique
est de dé truire le monde que le sens commun considè re comme ré el et de lui substituer un monde
artificiel, construit dans le cerveau des philosophes, des savants, des juristes, des hommes d’Etat, dans
les Parlements les administrations, les thinking departments, les laboratoires, etc., voire dans les
cellules des couvents ou dans les palais é piscopaux. Personne ne peut vivre sans monde autour de
soi. Si le monde que l’homme n’a pas fait disparaît, l’homme sera contraint d’en inventer et d’en
fabriquer un autre. Ce type d’intelligence ne peut donc enfanter qu’une civilisation de style technique,
qui est la nôtre, d’où la sagesse est é liminé e, tant au sens mé taphysique qu’au sens moral, au
bé né fice de mé thodes directrices des opé rations qui rendent toutes les activité s humaines
rationnellement capables de construire une humanité et un monde nouveaux où l’homme sera
parfaitement adapté . Les techniques de l’intelligence utopique permettent d’ajuster de plus en plus
adé quatement l’homme, en ses activité s psychologiques, é conomiques et sociales, sinon mê me en
sa conscience personnelle, au monde exté rieur technicisé , à peu prè s comme une machine à une
autre machine. Dans cette conception du monde et de l’homme, les sages qui connaissent la nature et
la fin du monde et de l’homme, qui les rapportent à Dieu, et qui ré alisent en leur vie, d’une maniè re
é minente, le type moral idé al de celui qui possè de en cette matiè re un jugement sûr, sont
remplacé s par les experts, par les techniciens des mé canismes individuels ou sociaux, par des
savants compé tents et qui peuvent donner une solution pratique à l’enchevê trement des problè mes
complexes qu’ils affrontent, par des ingé nieurs de l’ â me, comme disait Staline, qui procè dent
devant le monde et l’homme exactement comme l’ingé nieur tout court se comporte devant la
matiè re à laquelle son gé nie industrieux communique une forme artificielle. Tout est dé terminé en
fonction de dé cisions inspiré es par « les spé cialistes».
Il importe de le dire et de le redire, tant le fait, d’une é vidence solaire, est mé connu : des
trois genres d’activité de l’intelligence humaine, à savoir contempler agir et faire (theorein, prattein
et poiein), seul subsiste le troisiè me. La vie contemplative a cé dé la place à la vie active. Niais si
l’on distingue, avec toute la tradition philosophique de l’Occident et avec le langage lui-mê me, entre
le domaine de l’agir qui est celui de la vie morale et le domaine du faire ou de l’activité fabricatrice
de l’esprit dont l’amplitude s’é tend des mé tiers les plus divers aux beaux-arts et à toute
modification du monde exté rieur par le gé nie humain, il faut constater, à moins d’aveuglement, que
les sphè res jusqu’ici ré servé es à l’activité thé oré tique et à l’activité pratique sont maintenant
envahies par la seule activité poé tique de l’esprit : il n’est rien qui é chappe à la transformation
universelle entreprise depuis le XVIIIè me siè cle, pas mê me l’homme.
Nous sommes entré s dans l’è re du pragmatisme anglo-saxon et de la praxis ré volutionnaire,
russe ou chinoise, inauguré e par le carté sianisme (« par la sagesse, on entend... une parfaite
connaissance de toutes les choses que l’homme peut avoir... pour la conservation de la santé et
l’invention de tous les arts »), instauré e par la bourgeoisie triomphante et couronné e par le
communisme. L’intelligence s’en trouve menacé e jusqu’en ses œ uvres vives et les mœ urs jusqu’en
leur racine.
En effet, si l’intelligence n’est plus mesuré e par ce qui est et qui ne dé pend pas d’elle, par
des principes immuables, par des natures qui ne changent pas, il n’ y a plus de vé rité . Ostraciser la
sagesse spé culative é quivaut rigoureusement à bannir toute certitude objective. Or s’il n’y a plus de
vé rité , il n’y a plus de moralité , car l’action morale pré suppose que nous connaissons la nature de
l’homme qu’il importe de diriger et celle de la fin où il faut qu’il se dirige. Nihil volitum nisi
praecognitum. Sans sagesse spé culative pré alable, au moins implicite, il est impossible de distinguer
entre le vrai bien, le bien apparent et le mal. Toutes les conduites se relativisent : ce qui é tait bon hier
devient mauvais aujourd’hui et inversement. Plongé dans un monde où plus rien n’ est, ou tout
devient, l’homme n’a plus aucun point de repè re pour s’orienter. Toutes les directions se valent. Sans
é toiles et sans boussole, il en est ré duit à naviguer au hasard. N’obé issant plus à aucune ré alité ,
pas mê me à la sienne propre, ne recevant plus des objets aucune indication, il ne lui reste plus que sa
subjectivité , qu il projette hors de lui-mê me et dont il exté riorise les repré sentations dans la
matiè re qu’il transforme. Le monde est le ré sultat de l’objectivation de la subjectivité de l’homme.

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Il est l’œ uvre d’une intelligence que plus rien ne lie, dont l’indé pendance est totale, qui ne se soumet
à aucune loi, à aucun principe, qui n’en fait qu’à sa guise, qui n’a d’autre ligne de conduite que
l’arbitraire pur et simple du sujet. « Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? » comme dit le fabuliste. Ce
n’est pas en l’occurrence l’intelligence qui tranche : elle ne fournit que l’é ventail des repré sentations
à imprimer dans la matiè re. Une dé cision arbitraire é mane de la volonté seule, aimanté e et guidé e
par son seul é lan, par sa seule poussé e, par sa seule puissance aveugle et irré sistible, sauf si elle
rencontre un obstacle plus fort qu’elle-mê me. Sit pro ratione voluntas. Dans toute forme d’activité
poé tique ou de technique qui proscrit et supplante la contemplation et l’action morale, l’intelligence
prise comme faculté du ré el se trouve é liminé e au profit de la volonté irrationnelle de puissance.
L’intelligence le cè de à la force, à la force seule qui peut s’envelopper des fumé es les plus
diverses, les plus sé duisantes et les plus abusives au point de ne plus paraître ce qu’elle est, mais qui,
rejetant l’homo sapiens au niveau de l’homo faber, n’en reste pas moins force brute, pouvoir de
conquê te et de domination. Elle se fait la servante du pouvoir au sens le plus é lé mentaire, dans un
monde ré gi par des rapports de force.
Comment, du reste, é chapperait-elle à la fascination de la puissance puisqu’elle
s’appré hende elle-mê me et se dé finit comme puissance de rompre n’importe quel lien qui
l’enchaînerait ? Se ré fugier, comme fait Sartre, dans le subterfuge de la trahison qui é cœ ure
l’observateur et dé tourne son attention, ne ré siste pas un seul instant à la vigilance de quiconque a
le nez solide : « Je devins traître et je le suis resté , pré tend Sartre en se masquant, j’ai beau me mettre
entier dans ce que j’entreprends, me donner sans ré serve au travail, à la colè re, à l’amitié , dans un
instant je me renierai, je le sais, je le veux et je me trahis dé jà en pleine passion, par le pressentiment
joyeux de ma trahison future. » Il ne trompe ici que le naï f : ses lâ chages successifs posent la
candidature de son moi libre de tout à la juridiction de l’univers. L’intellectuel pré tendument
insoumis est dé sormais le Pion dont la fé rule se veut sceptre de justice. L’« Accusé , levez-vous » au
tribunal bouffon de Stockholm est la transposition à peine fardé e de l’« Élè ve Un tel, je vous y
prends, vous me copierez dix pages de la Critique de la Raison dialectique! » Une telle volonté de
puissance est é videmment impuissante et elle ne peut se maintenir qu’en se traînant à la remorque
des pouvoirs politiques ré els qui meuvent la planè te. Le Pion a besoin de recevoir d’ailleurs
l’autorité dont il se targue. Quiconque procè de à des investissements psychologiques chez
l’intellectuel moderne est donc sûr de le manœ uvrer à sa guise. Sartre ne joue pas : il est joué . C’est
pourquoi tous les intellectuels dé voré s de puissance l’ont pris pour modè le et pour maître : il est
condamné à « faire semblant » d’ê tre dieu, autrement dit à ê tre une idole, une apparence, une
illusion, comme son idé alisme d’adolescent qui n’a jamais pu devenir adulte l’y contraint, lui et ses
imitateurs.
Dans un tel monde, l’intelligence est non seulement dé pouillé e de son objet propre : l’ê tre et
toutes ces ré alité s qui nous sont supé rieures et dont nous dé pendons, mais comme il lui en faut tout
de mê me un, elle le remplace par l’imaginaire auquel la volonté de puissance s’efforce de confé rer
un statut de ré alité et une tournure rationnelle. Faute de grives, on prend des merles. La loi est
universelle et joue au niveau de la pensé e comme ailleurs.
On le comprend : l’activité intellectuelle, ne pouvant s’exercer sans objet, requiert un produit
de remplacement. Pour sortir de sa solitude et franchir l’enceinte de sa subjectivité , il importe qu’elle
convertisse ses repré sentations internes en pré sences exté rieures à elle-mê me. A cette fin, il lui
faut recourir à l’imagination fabricatrice d’une œ uvre qui jouera le rôle d’objet « ré el ». Pour faire
quoi que ce soit, il est né cessaire de faire appel à l’imagination : on doit é laborer à l’inté rieur de
soi-mê me une image, une maquette, un plan, un sché ma quelconque de la chose à faire. L’œ uvre
existe tout d’abord d’une faç on imaginaire dans l’esprit avant de passer à l’existence que la
technique lui confé rera dans la ré alité . Ainsi donc le refus de se soumettre à la ré alité
contraint-il l’intelligence d’abandonner ses droits, sa priorité , ses pré tentions au moment mê me ou
elle les proclame et veut les vé rifier, à la faculté imaginative. L’intelligence devient la servante de
l’imagination. Elle se soumet à son joug à l’instant où elle se dit maîtresse de l’univers : la ré alité
dé mantelé e par l’analyse intellectuelle est recomposé e et ré articulé e selon d’autres configurations
dans une repré sentation imaginaire dont la volonté de puissance s’empare pour construire un monde
qu’elle dominera. Bien plus, toute l’activité intellectuelle proprement dite (l’intuition, le jugement, le
raisonnement, l’interrogation, la recherche, le calcul, la mesure, la supputation, l’heuristique,
l’invention, etc.) est mise au service de la production de modè les proposé s par l’imagination à la
volonté de puissance qui tentera de les traduire dans la ré alité .
Nous vivons ainsi ou plutôt nous faisons semblant de vivre et d’exister dans un monde

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d’apparences qui se fait et se dé fait perpé tuellement, car le propre de ce qui se fait est de se dé faire,
le propre de l’artifice est de s’user et de faire place à d’autres artifices soumis au mê me sort. Seul ce
qui est ne change pas, ne se mue pas en autre chose. Aussi, la tentative de substituer au monde des
natures et des essences, un monde cré é par l’homme est-elle voué e à un perpé tuel
recommencement. A peine ré alisé , l’imaginaire é clate au rude contact des ré alité s permanentes
que l’homme se flatte en vain de modifier. L’imagination se remet aussitôt à l’œ uvre et le cri du
Fabuliste

Il me faut du nouveau, n’en fût-il point ou monde,

devient la devise et le mot d’ordre de l’homme contemporain. Le culte de la nouveauté , du


changement, du progrè s, de la ré volution, qui sé vit depuis deux siè cles n’a pas d’autre origine que
cet asservissement de notre activité intellectuelle opé ré par l’imagination et par la volonté de
puissance. Sevré e de son objet propre, l’intelligence n’est jamais rassasié e des creuses nourritures
qui lui sont offertes. Elle en ré clame d’autres et s’é puise dans cette immersion au sein d’un monde
imaginaire comme un naufragé que la soif torture sur la « mer toujours recommencé e ».
L’imagination s’ exté nue à son tour en cette perpé tuelle reconduction de sa supplé ance. Au terme
de l’aventure, comme le chante avec amertume Baudelaire,

l’imagination qui dresse son orgie


ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

Il se fait toutefois que cette aube ne pointe pas pour nous. « La diffusion de lumiè res »
s’achè ve dans un cré puscule de la civilisation où non seulement la volonté de puissance de
l’homme se dé ploie dans tous les azimuts mais ou son intelligence dé cline. Pour peu qu’on
n’ oublie pas « qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant », jamais l’homme n’a é té plus
puissant et plus insensé . La cé cité progressive dont l’intelligence est frappé e en té moigne. Il est
manifeste en effet que nous ne nous situons plus dans un monde ré el, mais dans un monde
d’apparences où la seule vé rité que l’homme appré hende est celle qu’il a faite et qu’il a projeté e
hors de lui-mê me comme un ectoplasme de la bouche d’un mé dium en transes. Le travail humain ne
s’ajoute plus à la nature pour la mener à son point de perfection, il la remanie et la recré e de fond en
comble. La grande convenance et amitié de l’homme avec la nature, dont parle Montaigne, est en
train de disparaître. Plus exactement, il n’y a plus de nature. Les cré ations de la technique l’ont
remplacé e. Mais ces cré ations sont les images de notre subjectivité . Nous les sé cré tons pour ainsi
dire de nous-mê mes. Nous les é jectons au-dehors et nous nous reconnaissons perpé tuellement en
elles, si bien que nous ne sortons jamais de notre subjectivité et que l’homme se trouve dans ce
monde comme en face d’un miroir où il retrouve son image, sa seule image.
Marx a parfaitement raison de dire que, par le travail, la technique, l’activité poé tique,
l’homme se regarde lui-mê me dans un monde qu’il a cré é et qui n’est plus un monde d’ê tres et de
choses indé pendant de sa pensé e et de sa conscience. Le monde moderne, dominé par le primat de
l’activité fabricatrice de l’esprit humain, est un monde fictif dans la pleine signification du mot.
Mundus est fabula, disait dé jà Descartes. Toutefois, l’homme est tellement incapable de sortir de sa
subjectivité et de prendre de la distance vis-à -vis de lui-mê me et de ses productions qu’il ne s’en
aperç oit pas. Ce monde de l’imagination, grâ ce aux techniques qui lui confè rent une consistance
é phé mè re, lui est plus ré el que le monde ré el. Narcisse ne voit que Narcisse, mais il ne voit pas
que son image n’a d’autre ré alité que celle qu’il lui prê te. Le monde est l’alter ego de l’homme. Il
est la repré sentation de l’homme, sa ressemblance, son effigie, son simulacre, son reflet, sa
reproduction, son double, sa copie, son fac-similé . Le monde est l’hallucination que l’homme a de
lui-mê me. Il est l’immense miroir, toujours agrandi, qui lui renvoie l’image dé mesuré e qu’il a de
soi, image é clatante, en voie d’é clatement.
Aussi faut-il dire, sans le moindre souci des protestations qu’un tel propos peut susciter, que le
monde atteint par les sciences modernes, et particuliè rement par la science physico-mathé matique
qui constitue l’idé al de toutes les autres, est un monde imaginaire. Les meilleurs
phvsico-mathé maticiens n’en doutent pas. Dè s qu’ils ré flé chissent sur leur savoir, ils s’aperç oivent
que leur pensé e ne porte pas sur un objet ré el, mais que la connaissance qu’ils en ont est une
construction de leur esprit qui se trouve tellement mê lé e aux donné es de l’expé rience qu’elle les a

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pour ainsi dire incorporé es à son organisation logique et qu’il est impossible dé sormais de
distinguer la fiction de la ré alité . « Il n’y a pas d’expé rience objective, é crit l’un d’eux. Les
donné es expé rimentales ne sont pas donné es, mais acquises par notre activité , et elles portent notre
marque. Elles sont des abstractions que nous fabriquons. L’expé rimentateur cré e l’expé rience,
comme le chimiste cré e le corps pur. » - « Les lois naturelles que, dans la thé orie des quanta, nous
formulons mathé matiquement, profè re Heisenberg, ne concernent plus les particules é lé mentaires
proprement dites, mais la connaissance que nous en avons. » La thé orie physique contemporaine
n’atteint pas le monde des phé nomè nes physiques tels qu’ils sont, mais tels qu’ils apparaissent dans
les constructions mathé matiques qui en tiennent lieu. Il n’y a pas de nature pour le physicien, mais
une image de la nature. Toute connaissance physique est mé taphorique. Elle porte sur un objet qui
n’a pas d’existence indé pendante du sujet qui l’observe.
On l’a remarqué maintes fois : la conception moderne de la nature dont les origines remontent
à Galilé e ré cuse le té moignage de nos sens et leur aptitude à percevoir la ré alité . L’univers
physique est celui qui affecte les instruments que le savant a construits et grâ ce auxquels il peut le
mesurer. Ses aspects proprement qualitatifs dûment attesté s par nos sens é chappent à la science.
Comme le dit Eddington, « nous connaissons les relevé s, non les qualité s, et les premiers
ressemblent aux secondes comme un numé ro de té lé phone à un abonné . » S’il n’y a pas
d’expé rience objective et si les donné es expé rimentales ne sont pas vraiment des donné es, mais des
produits de notre activité fabricatrice d’instruments qui les mesurent et font insé parablement corps
avec elle, il est bien é vident que les victoires de la physique moderne ne sont remporté es qu’à la
condition de renoncer à connaître le ré el. En mathé matisant ces « donné es », et en les ré duisant en
symboles mathé matiques, il est clair que le savant les plie aux conditions de son entendement aprè s
les avoir plié es aux conditions de l’expé rimentation, si bien qu’il ne dé couvre dans la nature que les
sché mas de son esprit.
C’est ce que Max Planck formule en ces termes : « Une expé rience n’est rien d’autre qu’une
question adressé e à la nature, la mensuration et le relevé de la ré ponse. Mais avant d’effectuer
l’expé rience, on doit la penser, c’est-à -dire formuler la question que l’on entend adresser à la
nature, et avant de tirer une conclusion de la mensuration, on doit l’interpré ter, c’est-à -dire
comprendre la ré ponse de la nature. Ces deux tâ ches appartiennent au thé oricien... De plus, les
mesures doivent avant tout ê tre ordonné es selon une certaine perspective, car chaque maniè re de les
ordonner repré sente une faç on particuliè re d’interroger la nature. Mais on n’obtiendra de ré ponse
sensé e qu’à l’aide d’une thé orie sensé e. Il ne faut pas croire qu’en physique on peut formuler un
jugement sur le sens d’une question sans avoir recours à aucune thé orie. »
Ainsi donc, la thé orie physique est pré alable à l’expé rience et à sa mathé matisation. Or
elle ne peut ê tre qu’une œ uvre de l’imagination construisant un modè le rationnel du monde
puisqu’elle est anté rieure à toute connaissance expé rimentale et mathé matique de ce monde. Le
physicien doit se fabriquer en imagination un modè le de l’univers, de faç on subreptice ou
consciente, avant d’entreprendre la moindre dé marche scientifique. Autrement dit, sa science est en
é troite et constante dé pendance par rapport à l’imagination.
On comprend alors pourquoi la nature n’est plus connue que comme une inconnue dont on se
fait une image et pourquoi l’univers de la physique est non seulement, selon le mot de Schrö dinger, «
pratiquement inaccessible», mais encore « pas mê me pensable ». Mundus est fabula, le physicien
moderne commence à comprendre la porté e de la mysté rieuse formule de Descartes. On comprend
aussi pourquoi les « vé rité s » de la physique contemporaine, encore qu’elles soient
mathé matiquement dé montrables et techniquement vé rifiables, ne peuvent plus s’exprimer
normalement dans la pensé e et moins encore dans le langage. Si l’on s’y essaie, on en arrive, selon la
remarque sarcastique du mê me Schrö dinger, à des é noncé s « moins absurdes peut-ê tre que cercle
triangulaire, mais beaucoup plus que lion ailé ». C’est que nous sommes ici dans un monde que nous
sommes incapables de comprendre, c’est-à -dire de traduire en pensé es et en termes de langage
cohé rents, mais que nous sommes contraints d’imaginer, en raison de son principe mê me, et de faire,
en raison de l’exigence de ré alité qui travaille notre esprit. Ne pouvant plus connaître la nature,
l’homme peut au moins connaître ce qu’il en imagine et en fait. Le progrè s technique é blouissant
auquel nous assistons depuis deux siè cles est la compensation de cette dé convenue spé culative
latente : nous avons multiplié d’une maniè re inouï e nos moyens de transformer la nature, faute de
pouvoir la connaître ré ellement.
La consé quence suit : la distinction entre sciences spé culatives et sciences pratiques tend à
s’effacer de plus en plus. La thé orie renvoie à l’application et l’application à la thé orie. Ces deux

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aspects de la recherche, naguè re encore rigoureusement distincts, tendent à se confondre dans un


cercle parfait : la science pure est insé parable de la technique qui lui perfectionne ses moyens
d’investigation et la technique l’est à son tour de la science pure qui la dé finit et la calcule avec une
pré cision toujours accrue. Il est manifeste que les sciences et les techniques contemporaines ont
renoncé à la contemplation du monde et visent dé sormais à sa transformation. La notion de vé rité
fait place à l’action efficace. Tout se passe comme si la deuxiè me thè se de Marx sur Feuerbach se
vé rifiait dans la mé tamorphose du monde opé ré e par la science moderne : « La question de savoir
si la pensé e humaine est objectivement vraie est une question pratique et non thé orique. C’est dans
la praxis que l’homme doit dé montrer la vé rité , c’est-à -dire la ré alité , la puissance, la pré cision
de sa pensé e. » Pour les sciences et pour les techniques contemporaines dé pourvues de toute
mé taphysique, dé raciné es de la conception spé culative de l’univers qui les soumettait à la ré alité ,
la vé rité devient changement innovation, ré forme, revirement mê me et, de toute faç on, histoire et
ré volution permanente. Encore un coup, il est impossible qu’il en soit autrement. Sisyphe, le plus
rusé et le moins scrupuleux des mortels selon la Fable, est dé finitivement attaché à son rocher.
Pour rejoindre le ré el dont elle a divorcé , l’intelligence humaine n’ a d’autre issue que de le faire :
seule la chose qu’elle fait, qu’elle usine, qu’elle manufacture, qu’elle appareille, qu’elle structure,
qu’elle construit, peut ê tre ré elle à ses yeux. Etant la seule ré alité qui soit, refusant tout ce qui la
dé passe : univers ou Principe transcendant, il faut un monde où il n’entre rien d’autre que ce qu’elle
produit elle-mê me, où elle ne se retrouve en pré sence qu’avec elle-mê me, ou l’homme ne rencontre
plus que soi. Qu’il s’agisse là d’un monde imaginaire, personne de sensé n’en doute. L’intelligence
se soumet ainsi avec docilité au mythe et, comme la ré alisation du mythe est sans cesse reporté e
dans l’avenir parce que le propre du mythe est de ne jamais pouvoir ê tre ré alité pré sente,
l’intelligence est condamné e à faire et à produire sans dé semparer. Elle est la servante du monde
qu’elle pré tend dominer et transformer.
Voila ou nous en sommes : l’intelligence fait naufrage sous nos veux au moment mê me où
elle croit entrer triomphalement au port. Le navire qui n’obé it plus au gouvernail, dit le proverbe
portugais, - et le gouvernail est ici la sagesse contemplative - obé it à l’é cueil. L’intelligence est
dé sormais la proie des images et de la matiè re qui l’acculent à l’é chec renouvelé , baptisé pour la
cause é volution, dialectique, histoire. Elle est offerte en sacrifice au mythe de la matiè re, car
l’homme ne peut rien cré er qu’à partir de la matiè re. Pour avoir voulu faire l’ange, elle fait la bê te.
L’idé alisme, maladie de l’intelligence moderne, subit son dernier avatar : le maté rialisme.
L’idé alisme devient, ou plutôt est le maté rialisme. Il n’y a plus dé sormais une ombre de diffé rence
entre eux. Pour avoir ré cusé le principe d’identité : l’ê tre est ce qu’il est et non pas ce qu il nous
apparaît, l’intelligence est é cartelé e par la contradiction de deux positions entre lesquelles son acte
oscille et qui sont l’une et l’autre intenables.
Indé pendamment de leurs rivales de moindre rang et de moindre virtuosité dans le
camouflage, deux philosophies (j’allais dire deux thé ologies anthropocentriques, si l’on pouvait ainsi
parler sans faire hurler les mots) se sont exercé es, avec un succè s croissant, à masquer cette
dé ché ance de l’esprit et à pré cipiter sa chute : le marxisme et le teilhardisme. Elles sont l’une et
l’autre l’analogue dans l’ordre spirituel de ce que sont, dans l’ordre physiologique, ces produits de la
pharmacopé e contemporaine qui combinent en une seule action l’effet tranquillisant et l’effet
stimulant. Elles sont en effet l’exemple parfait de la mystification qui mystifie le mystificateur
lui-mê me en mê me temps que ses victimes. Elles communiquent à l’imposteur la bonne conscience
iné branlable qu’il a de l’excellence de sa cause et la conviction inflexible qu’il libè re ses proies au
moment mê me où il se les asservit.
Comment ne pas s’apercevoir que ces philosophies du devenir sont en mê me temps des
philosophies du rond-carré et comme dirait Maurras, de la chimè re cornue et biscornue ? Si tout est
devenir, l’homme est emporté dans cet universel é coulement. Quand l’homme sera-t-il donc ?
Demain! Ces philosophies sont ainsi des philosophies de la promesse et, comme elles doivent se
pré tendre sûres de l’avenir, des philosophies de la fourberie et de l’attrape-nigaud. Elles doivent faire
cet « homme nouveau », ce « monde nouveau ». Or toute activité qui s’effectue dans la ligne du faire
est contrainte de calculer les consé quences qu’entraîne chaque é tape de la fabrication. Il leur faut
donc é liminer de l’histoire l’inattendu : rien d’impré vu ne peut arriver. Il n’y a donc pas
d’é vé nement dans la vie de l’homme, ni dans celle du monde qu’il construit. Tout est pré vu
d’avance et la raison humaine est capable de divination : elle sait d’ores et dé jà que le communisme
succé dera au socialisme comme ce dernier a succé dé au capitalisme, que la « christosphè re » est au
terme de la « noosphè re », comme celle-ci l’a é té pour la « biosphè re ». La raison de l’homme

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domine le temps. Ces philosophies sont donc ultra-rationalistes. Mais leur rationalisme est irré aliste,
comme on pouvait s’en douter, puisqu’il est impossible de ne pas tenir compte de l’inattendu dans le
domaine des affaires humaines où « l’improbable arrive ré guliè rement ». Force est alors à la raison
de recourir une fois de plus à l’imagination et au mythe. Ces philosophies sont astreintes à dessiner
sur l’é cran de l’avenir l’image spé cieuse et sé ductrice de ce que sera l’homme, s’ il obé it au cours
du devenir qui l’emporte, et à lui proposer au terme de sa course le statut é blouissant et infaillible de
la divinité , s’il accentue l’é lan par son effort industrieux. Qui ne voit que cette « ré alisation » de
l’homme est irrationnelle ?
Eritis sicut dei, vous serez comme des dieux, est la devise mê me de ces philosophies
sataniques. La volonté de puissance qui anime leurs adeptes le sait : la plupart des hommes qui ont
renoncé à leur bon sens et à leur intelligence pour se vautrer dans les paradis artificiels de
l’imagination succomberont à ce mirage. Consciemment ou inconsciemment, ces philosophes qui se
contemplent « dans le monde qu’ils ont cré é » et qui n’est que la projection de leur subjectivité , ne
peuvent pas é chapper à la tentation d’exercer sur l’humanité un pouvoir absolu. L’univers en son
histoire totale est leur moi lui-mê me qui se mire en sa cré ation et par là mê me s’universalise dans
l’espace et dans le temps. Comment leur moi ne s’enivrerait-il pas d’une telle vision é difiante ?
L’audience de la nouvelle classe des intellectuels avides d’exercer leur principauté terrestre leur est
acquise d’avance. Incapables d’é laborer un systè me qui justifie et qui masque leur volonté de
puissance, ils se pré cipitent sur celui qui leur pré sente une victoire toute faite, adapté e à leur
pré tention de gringalets qui se prennent pour des gé ants.
Les diffé rences entre croyants et incroyants se fondent dans le creuset du totalitarisme. Avec
le marxisme, nous sommes en pré sence du totalitarisme athé e, comme avec le teilhardisme nous
sommes en face de la forme la plus virulente du totalitarisme clé rical. Ces deux totalitarismes se
composent entre eux et le second est fatalement enclin à rejoindre le premier dans la né gation de la
transcendance et dans l’exaltation de l’homme majusculaire qu’il professe. Mê me si le teilhardisme
(et, à suite, le christianisme) venait à triompher en se masquant de la nué e divine et en instaurant le
Royaume de Dieu sur la terre, ce serait la victoire de l’illusion et de la volonté de puissance
conjugué es. La nuit s’é tendrait dé finitivement sur l’humanité gouverné e par le Grand Inquisiteur
dont la suprê me tartuferie serait de se faire vé né rer comme le Sauveur des hommes
Il faudrait tout un autre livre pour dé noncer cette haine larvé e de l’intelligence, cette
diffusion massive de poudre aux yeux, ce prurit de prosé lytisme, de propagande et de domination qui
caracté risent le marxisme et le teilhardisme, particuliè rement chez les é pigones de ces systè mes,
chez les technocrates du nouvel Islam et chez leurs é mules du né ochristianisme.
La prolifé ration des sectateurs et des militants de ces doctrines, la vogue extraordinaire de ces
mythologies, le cré dit qu’elles maintiennent et accroissent dans l’opinion malgré les plus sé vè res
dé mentis que leur infligent les faits, n’ont rien de mysté rieux. Il suffit de ré flé chir un seul instant à
cet é vé nement capital qui commande l’histoire humaine depuis prè s de deux siè cles et dont les
consé quences arrivent aujourd’hui à leur terme : la dissolution des communauté s naturelles. La
nature de l’animal raisonnable ne peut s’é panouir et parvenir à sa maturité que dans un ou des
milieux naturels qui lui correspondent et auxquels son intelligence pratique ajoute les prolongements
institutionnels qui lui soutiennent et en activent la vitalité . L’intelligence de l’homme a besoin, pour
ê tre intelligence, d’une ambiance approprié e où son é lan vers les ê tres et les choses qu’elle aspire
naturellement à connaître soit conforté et revigoré . En effet, la connaissance du monde exté rieur
n’est pas livré e chez l’homme aux seules intuitions de l’instinct comme chez l’animal. Pour le
dé couvrir, il faut que l’esprit soit é duqué à s’orienter vers le ré el, et cette é ducation est reç ue,
d’abord et essentiellement, dans ce milieu social originel dont tous les autres dé rivent et dont nous
sommes en train de perdre jusqu’au souvenir de son nom : la famille. Les disciplines que la famille
nous inculque ne sont pas seulement morales, comme on a l’habitude de le croire, elles sont aussi
intellectuelles. On ne dira jamais assez qu’il est impossible de s’abandonner dans la famille aux jeux
de l’imagination fabulatrice, aux impostures de l’illusion, à l’utopie. Dans la famille, le mensonge, le
sophisme, l’erreur, la vanité , la fanfaronnade, la forfanterie, etc., d’un chacun ne peuvent é chapper
aux regards des autres et se dé noncent d’une maniè re quasiment immé diate. Personne ne peut y
faire illusion ni s’y fabriquer un personnage. Un comportement vis-à -vis des ê tres et des choses qui
ne serait pas conforme à leur nature y entraîne rapidement des consé quences dé sastreuses. Il n’en
est pas de mê me dans les socié té s trop vastes qui ont perdu toute parenté avec la famille : le
contrôle des é garements de l’esprit y est difficile, sinon impossible ; les consé quences de l’é vasion
dans l’utopie ne s’y ré vè lent qu’à la longue et l’illusion s’ y dé ploie sans que rien n en accuse la

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nuisance.
Le milieu familial est celui où se forme l’intelligence comme faculté du ré el. C’est au sein de
la famille que nous apprenons à connaître le monde tel qu’il est et que nous adoptons les attitudes
conformes à notre ré alité propre, à celle d’ autrui et a celle des ê tres et des choses qui nous
entourent. Les milieux connexes à la famille et qui nous perfectionnent s’abreuvent pour ainsi dire à
cette source naturelle du ré alisme propre à l’intelligence :

O famille, abrégé du monde,

chantait Lamartine.
On comprend alors pourquoi tous les dé raciné s sont des utopistes : leur intelligence n’est
plus nulle part, elle ne s exerce plus avec l’assistance des milieux naturels propres à l’ê tre humain,
elle s’é vade dans les nué es de l’imaginaire, elle se construit un univers chimé rique dont la volonté
de puissance s’ empare pour dominer le monde et l’humanité . A cet é gard, le prê tre que sa
vocation supé rieure dé racine et qui ne se ré enracine pas en toute humilité dans le surnaturel,
devient l’agent de dissolution et de destruction par excellence du monde et de l’homme, l’utopiste, le
ré volutionnaire consommé , le meneur de foules fieffé , insurpassable.
Dans une socié té telle que la nôtre qui n’en porte que le nom et dont l’appellation vé ritable
serait dissocié té , la Ré volution franç aise n’a pas seulement ravagé les communauté s naturelles,
elle a construit à leur place des collectivité s rigoureusement et strictement imaginaires et dont
l’existence fictive accorde toute licence de se dé chaîner aux volonté s de domination.
Notre intelligence de la ré alité est à ce point obnubilé e par les prestiges de l’imagination
que nous sommes convaincus que la plus grande innovation sociale et politique des temps modernes,
la dé mocratie, pour laquelle des millions d’ê tres humains ont versé leur sang, a une existence
ré elle, alors qu’elle n’est qu’une chimè re dont l’existence ne dé passe pas les confins de notre boîte
crâ nienne ou ceux du papier des constitutions et des discours qui en diffusent le nom aux quatre
coins de l’univers. Le gouvernement « par le peuple » n’existe que si le peuple gouverne. Il est trop
clair que cette capacité ne s’ exerce que dans des limites trè s é troites et sur des territoires
relativement borné s où le citoyen peut avoir l’expé rience des problè mes qui se posent et des
solutions à prendre. La dé mocratie est un ré gime qui convient à la commune, voire à la ré gion.
Au-delà d’une aire gé ographique restreinte, elle n’est qu’un mot : selon la formule sarcastique de
Valé ry, elle est le ré gime où le citoyen est sommé de ré pondre à des questions sur lesquelles il n’a
aucune compé tence, et empê ché de ré pondre à celles qui sont de son ressort. Le second principe
s’y combine avec le premier. « Dans un grand État, é crit justement Bertrand de Jouvenel, la
participation au gouvernement est une illusion trompeuse, une petite minorité excepté e. Nous ne
gouvernons pas davantage en participant à une é lection que nous ne nous opé rons nous-mê mes en
choisissant un chirurgien. Et mê me, quand je choisis un chirurgien, je suis le seul é lecteur et mon
chirurgien est bien celui que j’ai choisi parmi beaucoup d’autres. Il n’en va pas ainsi avec mon
« repré sentant » : mon vote est une goutte d’eau dans un vase et le choix est limité entre les
candidats possibles. » Dè s que le « peuple » est gracieusement nanti de responsabilité s qui
dé passent son pouvoir d’expé rimenter et de comprendre, la politique change donc de sens. « Le
peuple » ne gouverne plus effectivement, et ses dé lé gué s pas davantage. Ils font semblant de
gouverner. Ils se donnent et ils donnent l’illusion de gouverner. Les structures « dé mocratiques »
subsistent, mais ne sont plus qu’une enveloppe qui couvre un systè me diffé rent dont la
dé nomination, de plus en plus accré dité e, est technocratie. Il le faut, et nous nous apercevons de
plus en plus chaque jour de son ubiquitaire pré sence. En dé pit des cataractes de salive et d’encre
dé mocratiques qui sont quotidiennement dé versé es sur nos tê tes, quiconque a gardé un jugement
objectif ne peut pas ne pas voir que la socié té é volue vers une division en deux groupes : « ceux qui
savent » et commandent, « ceux qui ne savent pas » et obé issent.
Cette technocratie se compose elle-mê me de deux types de techniciens dont les fonctions sont
complé mentaires : le technicien du conditionnement des esprits et le technicien du conditionnement
des choses. Tous deux sont apparus à mesure que s’é puisaient les ré serves sociales accumulé es par
l’Ancien Ré gime dans les communauté s naturelles que la dé mocratie laisse en friche, et que la «
dissocié té » ainsi é talé e au grand jour avait besoin d’ê tre mentalement et maté riellement «
restructuré e ». Le ré gime dé mocratique fondé sur la « dissocié té » é tant incapable de cré er une
socié té nouvelle, il a bien fallu recourir aux puissances de l’illusion et essayer par des techniques
approprié es de faire passer l’imaginaire dans le ré el.

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Le rôle du technicien du conditionnement des esprits est de substituer le rè gne de l’opinion


dite souveraine à l’exercice de l’intelligence, laquelle ne joue aucun rôle, sauf accidentel, dans les
ré gimes dé mocratiques à vaste rayon d’action dont sont nantis les Etats modernes, faute de
l’expé rience qui la mettrait en branle. Or, le propre de l’opinion est d’ê tre essentiellement
mallé able : les rapports té nus qu’elle entretient avec la ré alité font d’elle une entité ductile, fluide,
faç onnable à l’extrê me, à laquelle la volonté de puissance la plus forte impose sa forme. Au sens le
plus rigoureux du terme, on se fait une opinion et on fait l’opinion. L’opinion est le produit d’une
activité poé tique et fabricatrice où l’imagination du producteur exerce une fonction capitale. Avec
les moyens maté riels dont les techniciens disposent aujourd’hui : la presse, la radio, la té lé vision,
etc., il n’est pas exagé ré de dire que l’opinion est fabriqué e à la chaîne avec un art consommé de la
manipulation, du tripotage et du trucage, dans les officines d’information qui abondent sur la planè te.
Notre siè cle est celui de l’information dé formante. Selon toute vraisemblance, il sera impossible à
l’historien de l’avenir de connaître la vé rité historique sur les é vé nements qui se dé roulent sous
nos yeux depuis un demi-siè cle.
Ce n’est pas seulement la connaissance des faits qui se trouve ainsi profondé ment alté ré e,
c’est la conception que nos contemporains se font de l’homme et du monde. La relation de la pensé e
au ré el est rompue à l’envie par les professionnels de la pensé e : savants, philosophes, thé ologiens,
et leurs innombrables acolytes majeurs et mineurs qui voguent dans leur sillage. Le pé trissage et la
refonte de l’opinion concernant les é vé nements s’accompagnent d’opé rations parallè les dans
tous les domaines de l’esprit. Pour faire l’opinion, il faut que tous les liens qui unissent l’intelligence
à l’ê tre soient brisé s. Ré duit à sa subjectivité , amputé de ses racines, dé pouillé de toutes ses
amarres, l’homme n’est plus alors qu’une marionnette à l’entiè re discré tion de ses manipulateurs.
Sa mutation en pantin est d’autant plus facile qu’il ne lui reste que l’é lan informe de son intelligence
et de sa volonté vers leur objet propre disparu. C’est ce que les techniciens de l’opinion appellent
avec superbe « les exigences de la pensé e moderne » ou « les revendications de la conscience
contemporaine » ou « les aspirations de l’homme », etc. Quiconque se ré duit à sa propre
subjectivité devient le plus faible des hommes. Les techniciens de l’opinion se saisissent de cette
entité amorphe et y impriment du dehors, par toutes les techniques de la persuasion ouverte ou
clandestine, l’image de l’homme et du monde futurs la plus fascinante qu’ils puissent é laborer et qui
se couronne de la promesse « haec omnia tibi dabo » (S. Matthieu, IV, 9). La ré ussite de leur
entreprise leur est assuré e dans le domaine social. L’homme est à ce point un animal politique que
toute privation de ses communauté s naturelles l’incite aussitôt à bâ tir des communauté s artificielles
et des châ teaux en Espagne.
C’est dans le malaxage de l’opinion en matiè re politique et sociale que triomphe le technicien
du conditionnement des esprits, ainsi que le prouve trop bien l’expé rience. Tenir l’homme
contemporain toujours en haleine en lui pré sentant sur l’é cran de son imagination une socié té
future dont l’avè nement est reporté sans cesse et où il se retrouvera surhomme, demi-dieu ou dieu,
est l’enfance de l’art. Le mythe d’une socié té où l’homme a tous les droits et aucun devoir, toute
liberté et aucune responsabilité , où le moi coï ncide avec le genre humain, selon la promesse de
Marx, où il se dé couvre simultané ment « personnaliste » et « communautaire », selon le dé calque
qu’en effectue Mounier, ce mythe a toutes les chances de triompher dans un ré gime où il n’y a plus
de socié té , où l’État, n’é tant plus limité par des communauté s sous-jacentes, dé tient un pouvoir
sans limites où cet État se voit chargé par l’opinion publique conditionné e de l’effarante mission de
cré er un homme nouveau et un monde nouveau. « Fais-moi dieu dans un monde sur lequel je
ré gnerai en dieu », voilà le vœ u, l’adjuration, la requê te impé rieusement formulé e à l’Etat par le
citoyen mé canisé par les techniciens de la propagande. Il n’y a pas de plus é clatante vé sanie, de
dé mence plus meurtriè re de la raison humaine. Elle court aujourd’hui les rues, ses ondes se
ré pandent de ciel en ciel, et la vessie se gonfle aux dimensions de l’univers.
C’est ici qu’interviennent les techniciens du conditionnement des choses ou technocrates
proprement dits.
En effet, pour mener une telle entreprise et pour faire passer le rê ve dans l’existence où il
tend, il faut de toute é vidence une organisation, et donc des organisateurs. Pour que l’image que
l’homme conditionné a de lui-mê me et du monde se traduise dans la ré alité , il faut mé nager
l’é vé nement, le pré parer en disposant tout pour qu’il se produise, é laborer un plan, en calculer les
phases, concentrer les efforts, commander les opé rations, diriger les conduites, dé tenir un savoir et
des mé thodes infaillibles, disposer d’un pouvoir absolu. La repré sentation que l’homme a de
lui-mê me et du monde ne procé dant plus du ré el ni de l’expé rience, est une pure construction de

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l’esprit. Il faudra donc l’incorporer à la matiè re exté rieure exactement à la maniè re de la technique
qui é labore des modè les mathé matiques rigoureux pour les appliquer à une matiè re quelconque
qu’ils informent. Les technocrates proprement dits sont ceux qui possè dent cette science de
l’efficacité . Ils sont porté s au pouvoir suprê me, non seulement par la vacance perpé tuelle de
pouvoir propre au ré gime dé mocratique, mais par l’opinion que les intellectuels ont faç onné e. Dans
les pays dont la faç ade dé mocratique n’est pas trop dé labré e, ils doublent les dé magogues et les
politiciens de mé tier qui subsistent encore. Ailleurs, ils occupent les avenues du pouvoir. Leur secret
est simple : traiter l’homme et le monde comme des choses, comme une matiè re à exploiter, comme
un ensemble de rouages agencé s mé caniquement ; regarder la socié té comme la ré sultante d’un
organigramme et d’une planification ; supprimer toute tentative de retour aux activité s
contemplatives et morales de l’esprit ; instaurer la primauté sans rivale de l’activité productrice ;
transformer l’humanité en une immense usine dont ils constitueront le conseil d’administration
mondial.
La technocratie, qu’elle soit celle de l’esprit ou celle de l’esprit converti en chose, inclut
manifestement la socialisation inté grale de la vie humaine. La pensé e devient collective, puisque
toutes les pensé es sont identiques, é tant passé es dans le mê me moule et constitué es dans la mê me
iné narrable « noosphè re » que Teilhard a imaginé e pour notre conditionnement. Toutes les
activité s de l’esprit collectivisé deviennent collectives du mê me coup : l’activité contemplative ou
ce qui en reste, ré duite à la vision narcissique de la raison commune à tous les hommes dans un
miroir qui n’est autre qu’elle-mê me ; l’activité pratique où le bien est remplacé par l’utile et le
bonheur par l’assujettissement à la Sé curité sociale complè te, du berceau à la tombe ; l’activité
poé tique et productrice surtout qui cé lè bre son triomphe. Les travailleurs sont considé ré s comme
un seul et gigantesque travailleur qui, en travaillant de plus en plus, finira par se libé rer de tout
travail et par mener une existence idyllique dans un paradis terrestre reconstruit pour l’é ternité .
Il n’est qu’un seul dé faut à cette socialisation dite iné luctable : c’est qu’elle n’existe pas
parce qu’elle ne peut pas exister, sauf à l’inté rieur de l’imagination sous forme de mythologie. La
pensé e collective qui commande la socialisation inté grale de la vie humaine n’existe pas pour la
bonne et simple raison qu’il n’existe que des pensé es individuelles, irré ductiblement unies à un
cerveau individuel et à un corps individuel. Derriè re cette pré tendue pensé e collective, derriè re ce
soi-disant labeur collectif, il y a tout uniment encore une fois, la volonté de puissance de
quelques-uns qui s’assemblent dans ce qu’on appelle « une direction collé giale » dont la remise entre
les mains d’un tyran unique - ouk agathon polykoiranein, heis koiranos estô! - est pré visible.
Il y a des meneurs qui pensent et agissent, il y a, selon la formule implacable de Gœ the, « le
cerveau qui suffit pour mille bras ». Il y a, d’autre part, les mené s, le troupeau bê lant en route vers la
terre promise.
Quand Mgr de Metz affirme impavidement que « la socialisation est une grâ ce » et que Mgr
de Bruges le suit dans cette voie, dé clenchant une ré action en chaîne que la lenteur et la prudence
é piscopales d’aujourd’hui nous dissimuleront longtemps encore, soyons assuré s qu’ils posent leur
candidature au titre de « princes de ce monde », de coryphé es d’une humanité é cervelé e, et qu’ils
tendent la main aux technocrates de tout acabit pour leur proposer l’aide inappré ciable d’un
clé ricalisme new look qui pé nè tre jusqu’au fond des â mes au nom mê me du Christ travesti en
instrument de domination pour en manœ uvrer les plus intimes ressorts.
Une socié té à deux compartiments impermé ables est en train de naître sous nos veux de la
dé composition de la socié té d’Ancien Ré gime abattue par la Ré volution franç aise et dont les
ultimes ré serves vitales, naguè re encore é parses, sont aujourd’hui quasiment é puisé es. La socié té
sans classes dont rê vait la dé mocratie et cette logique vivante de la dé mocratie qu’est le
communisme, sont le rideau de fumé e qui masque l’ascension de la caste la plus despotique que
l’histoire aura jamais connue, caste sans cœ ur, sans â me, sans vie spirituelle, composé e d’individus
dont l’intelligence restreinte à sa seule dimension technique est l’esclave d’une volonté de puissance
dé mesuré e.
On s’aperç oit de plus en plus de cette ré volution en cours : le dé puté n’est plus fait pour le
peuple, mais le peuple pour le dé puté ; le chef de syndicat pour les ouvriers, mais les ouvriers pour
le chef de syndicat ; le professeur pour les cours mais les cours pour le professeur ; l’enseignement
pour les é lè ves, mais les é lè ves pour l’enseignement ; les programmes pour la vie, mais la vie pour
les programmes ; le prê tre pour les fidè les, mais les fidè les pour le prê tre : la socié té pour la
personne, mais la personne pour la socié té . L’ expression assez ignoble, assujetti à la Sé curité
sociale, trahit ce renversement.

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Lorsque l’intelligence invertit son mouvement naturel vers la ré alité pour soumettre la
ré alité à ses repré sentations mentales, il faut s’attendre à la contradiction dans tous les domaines et
à « un monde à l’envers ».
La ligne de dé marcation entre la caste dirigeante et la condition de dirigé , entre les
dé tenteurs effectifs et reconnus du pouvoir et ceux qui le subissent, entre « la hié rarchie parallè le »
qui exerce le pouvoir ré el et ceux qui s’imaginent encore obé ir de leur plein gré à un pouvoir
dé sormais dé coratif est gé né ralement constitué e par la pré somption d’intelligence formelle et
technicienne que confè re le diplôme. Entre le parchemin et l’intelligence coupé e du ré el, mais
dé sireuse de le remplacer par ses propres constructions, il y a aujourd’hui des affinité s é videntes,
sinon identité . On comprend alors que l’intelligentsia technocratique se recrute principalement chez
les diplômé s. Pour entrer dans cette intelligentsia, il faut faire la preuve, non point de sa faculté de
pé né trer le ré el, mais de son aptitude à manier les images, les idé es, les mots, les mé canismes
mentaux ou maté riels. La peau d’â ne ne se confè re d’ailleurs que conversion du qualitatif en
quantitatif. Tout ce qui est inconvertible en chiffres, les impondé rables tels que le caractè re, la
vocation, le don, l’ouverture d’esprit, la curiosité , le goût, l’honneur, le devoir, le sens moral et
esthé tique, etc., se trouvent relé gué s à l’arriè re-plan. La fausse grossesse de la connaissance
encyclopé dique et sa sœ ur jumelle affligé e de nanisme, la spé cialisation, ont é liminé la
conception du monde propre à « l’honnê te homme ». L’é lite est racolé e et jugé e en fonction de ses
capacité s techniques : le monde artificiel que bâ tit l’homme moderne ne tolè re pas d’autre critè re.
Les faculté s deviennent ainsi des é coles professionnelles supé rieures. Si la philosophie y est
encore tolé ré e, c’est dans la mesure de toutes choses. Le saint, le gé nie, le hé ros, le sage ou, plus
simplement, l’esprit libre et le cré ateur en un domaine quelconque n’ont plus guè re qu’une influence
minime. La socié té tout entiè re bascule du côté du diplôme et du mandarinat.
Les titres scolaires sont dé sormais exigé s partout, et ils le sont avec d’autant plus de rigueur
que les esprits uniquement formé s (ou dé formé s) par des cours, des discours, des leç ons, par des «
stages » et des « recyclages », etc., sont sé paré s des ré alité s par un é cran de repré sentations
mentales parlé es ou imprimé es dont l’é paisseur s’accroît sans cesse, et qu’ils conviennent
particuliè rement bien à la fabrication d’un homme nouveau et d’un monde nouveau. L’intellectuel
moderne passe la majeure partie de son temps loin des ré alité s, dans la lecture des journaux, des
revues, des livres, dans des ré unions, des conversations, des colloques, des « dialogues », etc. La
pré sence du monde ré el et de l’homme ré el n’a plus pour lui le moindre sens. Il n’est à l’aise qu’en
face d’un monde artificiel et d’hommes artificiels où il retrouve sa propre image. On peut dire à cet
é gard que l’intelligence est la faculté dont l’intellectuel use le moins. « Je tiens l’intellectuel
moderne pour le dernier des imbé ciles jusqu’à ce qu’il ait fourni la preuve du contraire », rugissait
Bernanos.
On oublie de plus en plus qu’une certaine dose de spontané ité , d’originalité , d’anarchie
naturelle, naï ves et jaillissantes, est né cessaire à toute socié té humaine, à peine de la voir
dé gé né rer en socié té animale sté ré otypé e. Sans ces forces cré atrices la socié té se fige : le
mé canique supplante alors le vital et le sté rilise, souvent sous le couvert d’un non-conformisme dont
le caractè re artificiel et pré mé dité accentue les automatismes sociaux qu’il pré tend briser. « On ne
greffe que sur le sauvage », dit excellemment Ramuz. L’intelligence humaine se greffe sur les
impulsions dé sordonné es à la vie sociale dont l’animal raisonnable, pourvu seulement d’instincts
aveugles en la matiè re, ne peut se contenter : la socié té est une donné e de la nature, à l’origine
imparfaite, mais né cessaire, que l’intelligence perfectionne et dont elle canalise la sè ve. Rien n’est
plus fragile que cette opé ration dont nous savons, en observant combien il est difficile de faire de ce
jeune barbare qu’ est l’enfant un homme vé ritable, qu’elle doit se poursuivre toute la vie et de
gé né ration en gé né ration. C’est là l’œ uvre de la tradition : la vé ritable tradition retient de l’é lan
informe et puissant de la nature sa force qu’elle discipline ; comme le dit Maurras, elle est critique,
elle é limine constamment les branches mortes et ne conserve que les branches vivantes prometteuses
de beaux fruits. Elle n’a pas sa place dans le monde artificiel de la technique.
Une remarque analogue vaut pour tous les types de communauté s s’ il n’en est aucune qui
ne doive tôt ou tard se revigorer à l’aide d’é lé ments exogè nes. On sait assez le rôle des mariages
consanguins dans les dynasties et dans les aristocraties. Les université s, les administrations, les corps
constitué s, les entreprises, etc., se durcissent sous l’effet de rè gles d’admission rigides. Un appel à
des personnalité s « hors sé rie » est né cessaire pour leur restituer l’é lan et le souffle. Le monde des
techniques et des artifices où nous sommes, exclut ce recours. Il est l’œ uvre des spé cialistes qui en

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dé tiennent les plans et il faut que chacun se spé cialise à son tour pour y entrer. Comme les
techniques qui l’ont fait naître et en renouvellent constamment l’existence se multiplient et
deviennent de plus en plus complexes, il faut de plus en plus d’é tudes et de diplômes pour pé né trer
dans le saint des saints et dans la chambre des machines de la socié té contemporaine. Une vie
humaine tout entiè re ne suffit plus dé sormais pour accé der à la dignité de technocrate supé rieur.
La socié té se compose ainsi de techniciens qui s’é chelonnent de son sommet et qui pè sent de tout
leur poids sur la base formé e du commun des mortels. Elles progresse rapidement vers « la parfaite
et dé finitive fourmiliè re » où chacun a sa place et sa fonction é tiqueté es selon des rè gles que
personne ne peut transgresser, sans se condamner à la mort. L’État qui organise et dirige ce type de
socié té en formation ne s’arroge pas seulement le droit de confé rer le brevet qui permet à chacun
d’y occuper sa place et d’y exercer sa fonction, il n’en contrôle pas seulement l’emploi, il s’attribue la
direction de toutes les transformations de la vie professionnelle à quoi se ré duit la vie sociale
d’aujourd’hui. Naguè re encore, il assurait le bien commun d’une socié té naturelle relativement
stable qui produisait d’elle-mê me ses propres organes selon les né cessité s des temps et des lieux.
Actuellement, l’Etat examine, inspecte, vé rifie, calcule, pré voit, provoque et dé termine tous les
changements qui s’opè rent dans le monde fluide soumis à son pouvoir. Le monde fonctionnel où
nous sommes est en fait un monde fonctionnarisé sous l’é gide et sous l’impulsion de l’État. Les
citoyens deviennent des fonctionnaires directs ou indirects de l’Etat : les patrons sont les employé s
du fisc pour leur personnel, ils sont les employé s de la Sé curité sociale, etc. Un é conomiste russe
avait calculé que la population entiè re de son pays ne suffirait pas en 1980 pour accomplir les
tâ ches dé volues à la bureaucratie é tatique. On en arrive a cette situation bouffonne où le mot de
Pé guy : « Il y a ceux qui sont devant le guichet et ceux qui sont derriè re le guichet », n’est plus vrai ;
tous ceux qui sont devant sont passé s derriè re. Dans nos pays moins bureaucratisé s, la loi cé lè bre
de Parkinson : « Un + un = trois », joue à plein et ceux qui se trouvent devant le guichet font des
efforts dé sespé ré s pour ê tre de l’autre côté . La dé naturation du monde qui les cerne les angoisse.
Ils se pré cipitent dans le secteur abrité de la fonctionnarisation é tatique. Il leur faut s’abandonner au
pouvoir suprê me de l’État pour que les mé canismes qu’ils dé clenchent et auxquels ils ne renoncent
pas puissent ê tre discipliné s. Rien ne peut les rendre heureux en ce monde dit nouveau qui est leur
œ uvre. Avides de stabilité au sein du changement perpé tuel qui les emporte, ils recourent à l’État,
puissance de stabilisation. Ainsi se dresse le grand dieu moderne : l’Etat-Providence qui assure le
bonheur des hommes, mais dont l’ombre immense et tuté laire sté rilise l’intelligence en la
mé canisant et, puisque la racine de la liberté est tout entiè re dans l’intelligence, tue toute liberté .
La prophé tie de Tocqueville s’accomplit : « L’État travaille au bonheur des hommes, mais il
veut en ê tre l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sé curité , pré voit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, rè gle leurs
successions, divise leurs hé ritages ; que ne peut-il ôter le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est
ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre-arbitre, qu’ il renferme
l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dé robe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à
l’usage de lui-mê me », autrement dit l’usage de l’intelligence.
La situation de l’intelligence est d’autant plus dramatique que l’Église catholique qui, jusqu’à
pré sent, s’é tait toujours pré senté e à l’opinion publique universelle, aux fidè les des autres
religions, à ses propres fidè les, comme la gardienne des vé rité s de la nature et de la grâ ce, la
dispensatrice de la sagesse naturelle et surnaturelle, la conservatrice de la foi et des mœ urs, voit une
notable partie de son clergé , de ses prosé lytes, sinon de ses adeptes, avec une dé sinvolture et une
impudence non pareilles, faire fi de cette tradition qui fut la sienne et collaborer à la transformation
radicale de l’homme et du monde sous le signe de la ré volution technocratique triomphante.
L’Église catholique contemporaine et ses relations avec l’intelligence ; son investissement par
une hié rarchie parallè le ; contemptrice des valeurs de vé rité ; qui se substitue à la hié rarchie
vé ritable ; l’extraordinaire isolement de celle-ci par rapport au monde ré el et à l’homme ré el ; le
rideau d’illusions, de chimè res, de mirages, voire mê me de visions, qui l’aveugle, parfois chez ses
plus é minents repré sentants ; son incapacité qui s’accentue de jour en jour à discriminer la vé rité
de l’erreur ; les exercices de haute voltige, souvent extravagants, que les clercs les mieux
intentionné s exé cutent sur le fil de la niaiserie, de l’ignorance, de la compromission, voire de la
trahison ; le culte qu’ils vouent publiquement à tous les veaux de la nouveauté ; la fré né sie de
l’aggiornamento à tout prix qui les agite et qui té moigne de leur peu de discernement intellectuel et
spirituel, tout cela forme un sujet immense dont nous ne pouvons ici esquisser qu’une ou deux lignes
maîtresses.

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La premiè re est, sans aucun doute possible, l’orientation imprimé e par le ré cent Concile à
l’Eglise universelle où les valeurs de la contemplation ont é té relé gué es à l’arriè re-plan au
bé né fice des valeurs de l’action, et celles-ci, dans la mentalité dite post-conciliaire, ont reculé à
leur tour devant les valeurs de la fiction et la volonté de puissance. Cette chute et cette rechute
é taient fatales. Dè s qu’en ses premiè res sé ances, la majorité des Pè res ont rejeté le sché ma
d’allure scolastique sur la dé finition de l’Église, sous le pré texte qu’il é tait inaccessible à l’esprit
moderne, la vé rité devait cé der la place à l’efficacité , l’intelligence au vouloir, l’é ternel au
temporel. Le propre de la philosophie et de la thé ologie scolastiques est en effet d’exalter la
diffé rence spé cifique de l’homme et de faire de l’intelligence - é clairé e par la grâ ce - l’instrument
le plus parfait dont nous disposons pour comprendre la nature de Dieu et de tout ce qui est. Tous les
autres instruments lui sont subordonné s.

Il suit de là que, pour l’Église catholique, le savoir conforme à la ré alité naturelle et à la


ré alité surnaturelle est le cadre où toutes les autres activité s humaines se dé veloppent et qu’elles ne
peuvent dé border sans dommage. L’Eglise a toujours ré prouvé le fidé isme : elle le considè re
comme indigne de l’homme dont la fonction principale est la raison. Aussi quelle que soit la part de la
volonté dans l’acte de foi, cette intervention du vouloir n’est pas un saut dans l’inconnu. L’acte de foi
se fonde sur des donné es qui, sans ê tre ni é videntes ni dé montrables, sont des signes de vé rité
pour la raison ; les miracles et la ré surrection du Christ sont les signes de sa divinité . La
contemplation reste la premiè re activité de l’esprit livré à lui-mê me ou illuminé par la grâ ce, et
l’action est placé e sous sa dé pendance.
En s’engageant dans la voie de la « pastorale », de l’aggiornamento et de l’adaptation au «
monde moderne », à la suite et à l’invitation du Concile, bon nombre de clercs sont porté s à
sacrifier les valeurs de vé rité aux valeurs d’efficacité . Pour atteindre l’homme contemporain, il faut
laisser tomber les parties des dogmes auxquelles sa mentalité ne peut plus consentir, il faut atté nuer
les exigences des autres, et les inflé chir de telle sorte qu’elles puissent ê tre accepté es, il faut
ré former la conscience morale de maniè re à ce qu’elle s’adapte aux impé ratifs de la vie moderne,
etc. L’essentiel n’est plus de pré senter le vrai Dieu à l’homme contemporain pour qu’il soumette son
intelligence à la Ré vé lation comme il la soumet aux donné es de l’expé rience et aux principes qui
ré gissent toute ré alité et toute connaissance qu’il en a. Il est d’amé nager et d’accommoder
l’Évangile, et Dieu lui-mê me qui s’y ré vè le, à la subjectivité de l’homme d’aujourd’hui, à ses
aspirations, à ses dé sirs, à ses desseins. Autrement dit, pour atteindre son but et pour restituer à nos
contemporains la religion qu’ils ont dé laissé e ou renié e, le clerc se soucie moins de la vé rité qu’il
dit que de la ré ussite de son action. A la limite de cette perversion de l’intelligence, on se trouve
devant une religion sans Dieu, une religion où le Christ est ramené à l’homme, une religion de
l’homme. Mais comme une religion de l’homme est iné vitablement une religion qui é rige l’homme
en seigneur de l’univers, et comme l’action la plus efficace est celle qui soustrait l’homme à sa
nature et en opè re la refonte radicale, les valeurs de l’action font place aux valeurs de transformation
dé miurgique de l’homme et du monde, aux valeurs de cré ation d’un monde nouveau et
d’auto-cré ation de l’homme par l’homme. Autrement dit encore, le seul christianisme qui soit
aujourd’hui « valable » est le christianisme ré volutionnaire où le pouvoir de l’homme sur le monde,
sur soi-mê me et sur autrui se manifeste pleinement.
Tel est le gouffre où dé gringole le clerc qui subordonne la contemplation à l’action et
l’action à la volonté de puissance. En cet abîme d’iniquité , il n’y a plus la moindre place pour
l’intelligence.
La seconde ligne de faîte que nous voudrions é galement souligner dans le catholicisme
contemporain est parallè le à la premiè re : c’ est la subversion de la liturgie. Le sujet en est à son
tour trè s vaste. Contentons-nous d’en dé gager ce qui en est, selon nous, l’essentiel : l’abandon, voire
la proscription du latin[3]. Au centre de l’argumentation dialectique employé e pour le justifier, on
dé couvre aisé ment un seul motif : il importe de faire connaître le christianisme à tous les hommes
quelle que soit la civilisation à laquelle ils appartiennent et de renoncer pour la cause aux valeurs
pé rimé es de la civilisation gré co-latine dans laquelle la foi chré tienne a pu plonger ses racines à un
moment donné de l’histoire. La ré pudiation du latin - et du chant gré gorien qui en est le diadè me
– s’ inscrit dans le courant - nous allions dire : le torrent - qui emporte le christianisme loin de ses
bases naturelles.
Car enfin, ce n’est point, pour un croyant, par hasard ni en vertu d’un dé cret arbitraire que le

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Christ est né à tel endroit de l’espace, à tel moment du temps, dans l’orbe de la civilisation de
l’intelligence et du ré alisme de l’esprit. La disposition providentielle est visible : la civilisation
gré co-latine est la seule qui, faisant confiance à l’intelligence humaine, à sa capacité d’ê tre
mesuré e par le ré el et de le comprendre, a une amplitude universelle et dont l’universalité , fondé e
sur la dé finition de l’homme comme animal raisonnable, puisse servir de socle à l’œ cumé nicité de
l’Eglise. La civilisation gré co-latine est la civilisation par excellence, celle où tous les hommes
peuvent communier en vertu de leur nature, et la civilisation chré tienne qui l’a en quelque sorte
sublimé e en est l’expression la plus parfaite.
C’est si vrai, si prodigieusement vrai, que nous assistons aujourd’hui à son extension et à sa
corruption plané taires. Le mythe de la dé mesure et l’activité dé miurgique triomphante de l’homme
n’auraient jamais pu naître sans l’intelligence thé orique des Grecs et sans l’intelligence pratique des
Romains dont il dé nature, falsifie et dilapide les immenses ressources. Le mythe de la dé ification de
l’homme par le travail collectif n’aurait jamais pu se ré pandre dans le monde sans l’Évangile, dont il
est la perversion et la prolifé ration cancé reuse. Maritain l’a dit avant nous : « Les idé es
ré volutionnaires ne sont pas des idé es chré tiennes, mais ce sont des corruptions d’idé es
chré tiennes. A ce point de vue, il est vrai de dire que la Ré volution ne sait rien inventer, et qu’il lui a
fallu tout emprunter de son vieil ennemi le Christianisme. Son mythe de l’Humanité et de la Cité
future, c’est l’idé e de l’Église et celle de la Jé rusalem cé leste, tombé es du plan divin dans le plan
terrestre ; la Ré volution elle-mê me est conç ue comme un Jugement dernier ; la ré gé né ration de
l’espè ce humaine, assigné e comme terme à nos espoirs, est la contrepartie de la ré gé né ration
baptismale ; et quant au progrè s né cessaire, c’est tout bonnement un ersatz malheureux de la
Providence... La raison de ce processus d’affalement et de dé gradation subi par les idé es
chré tiennes au cours des temps modernes... est fort claire. C’est que le Christianisme ne conserve son
essence et sa vie que dans l’Église. La laï cisation du Christianisme, qui a commencé à la Ré forme,
a donc eu pour consé quence une corruption simultané e de celui-ci. Or un ferment divin corrompu ne
peut ê tre qu’un agent de subversion d’une puissance incalculable. »
Continuons la citation, car elle confirme notre diagnostic de la maladie mortelle dont
l’intelligence est atteinte et qui la transforme en faculté dé miurgique de la nature : « L’ordre de la
grâ ce est autre que celui de la nature mais é tant surnaturel, il s’y ajoute, il le parfait sans le dé truire.
Qu ’on regarde maintenant comme naturel ce qui est de la grâ ce, et qu’on pré tende en mê me temps
en conserver le fantôme, et l’imposer aux choses, alors on entreprendra de substituer de force un autre
ordre à l’ordre de la nature, et l’an ruinera l’ordre naturel, ou nom d’un principe divin et d’une vertu
divine : c ’est toujours la Ré volution. »
Ce texte date de 1925. Il est é minemment actuel. La pastorale et la liturgie abandonné es au
zè le bilieux des novateurs, aux té nè bres d’une intelligence gorgé e d’illusions et à la volonté de
puissance clé ricale, incitent en bien des cas - les exemples sont innombrables ! - les fidè les à
collaborer de toutes leurs forces avec ceux qui rê vent de changer l’homme et le monde.

A quels lavages de cerveaux, à quels dé luges de dé magogie cette « religion de


Saint-Avold[4] » nous fait-elle assister ! Comme la dé mocratie et comme le communisme dont elle
pré tend prendre la relè ve et qui lui pré parent le terrain, l’Église devient, dans le dessein de ses
falsificateurs, une gigantesque machine emboutisseuse des â mes dont les clercs dé tiennent les
leviers de commande. « Le peuple de Dieu » subit les avatars que tous les peuples ont traversé s et
traversent encore dans les mains de ses meneurs dé mocrates ou communistes.
Il est la pâ te molle et docile où s’imprime un moule unique. Il se transforme en robot gé ant,
en Lé viathan mé canique que les clercs dirigent à leur gré . « La volonté gé né rale » dont cet
appareil est pré tendument pourvu n’est autre que la volonté de puissance des ingé nieurs de la
nouvelle intelligence humaine : celle qui n’ en a plus que le nom au moment mê me où on l’exalte !
Il suffit d’assister à telle messe dite « communautaire », d’entendre telle homé lie, de lire tel bulletin
é piscopal ou paroissial pour s’apercevoir que la hié rarchie parallè le qui s’est introduite dans l’Église
mè ne la guerre à l’intelligence en « dé mythologisant » et en humanisant l’Évangile d’une part et, de
l’autre, en « mythologisant » l’humanité et en la divinisant. Le mythe communautaire prê ché à tort
et à travers est le plus sûr moyen de supprimer en l’homme sa diffé rence spé cifique, radicalement
individualisé e, et de transformer l’humanité en troupeau.

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Quelle conclusion peut-on tirer de cette analyse ? Comme le pré voyait Maurras, l’intelligence
est entré e dans « son â ge de fer ». Elle propage aujourd’hui sa propre dé faite. Elle s’avilit au point
de ne plus ê tre que l’ombre d’elle-mê me, son rê ve, son cauchemar et son mensonge. Comment «
demander un acte de bon sens à ce qui est privé dé sormais de sens », à cette intelligence dé gradé e
en imagination qui n’atteint plus que ses propres constructions et s’enferme dans les murs toujours
plus hauts de la geôle qu’elle bâ tit autour d’elle-mê me ?
Mais Maurras nous indique la voie. Du fond de sa tombe, nous entendons son inextinguible
espé rance :
« Il appartient à l’Intelligence de mener la ré action du dé sespoir. Devant l’horizon sinistre,
l’intelligence nationale [j’ajouterais aujourd’hui : l’intelligence universelle] doit se lier à ceux qui
essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature,
conformé ment aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la duré e et les progrè s
d’une civilisation menacé e, toutes les espé rances flottent sur le navire d’une Contre-Ré volution. »

CHAPITRE DEUXIÈME

LE ROMANTISME DE LA SCIENCE

Si l’intelligentsia et sa volonté de puissance sont un phé nomè ne ré cent, l’influence exercé e


par « la science » sur les comportements spirituels et intellectuels, sur les conduites morales,
politiques et sociales des hommes l’est peut-ê tre davantage. L’empire de « la science », son
expansion universelle, la tyrannie qu’elle fait peser sur les esprits et sur les mœ urs, la ré duction
totalitaire à ses normes, à ses mé thodes, à sa faç on d’appré hender et de concevoir le monde, à son
mode d’argumentation et jusqu’à son langage qu’elle inflige à tous les autres types de savoir et à
tous les genres d’activité s humaines, voilà des phé nomè nes qui datent de deux siè cles à peine.
Des femmes « savantes » de la comé die, où s’amorce l’é vé nement, à l’humanité « savante » que
la sociologie actuelle prospecte et que l’extirpation de l’analphabé tisme cé lè bre statistiquement
chaque anné e, l’é volution majusculaire qui emporte la planè te parcourt aujourd’hui son
avant-derniè re é tape, pré lude de la mutation dé finitive de l’homme en surhomme et de la machine
ronde en paradis terrestre. Rerum novarum nascitur ordo, cette devise que Diderot assigne à la
conception de la nature dont il est le protagoniste, signifie que l’humanité a franchi la phase «
pré -scientifique » de son histoire pour accé der a son apothé ose sous l’é gide de la science. « La
science » fait de nous des « mutants ».
Nous sommes tellement habitué s à ce phé nomè ne qu’il nous faut faire effort pour nous
repré senter comment l’homme antique, l’ homme mé dié val et mê me l’honnê te homme de la
culture classique ont pu vivre en dehors de cet univers de la science qui est dé sormais le nôtre, dans
un monde que leur « physique » a cru, pendant plus de deux millé naires, composé de quatre
é lé ments la terre et l’eau, le feu et l’air, sans parler de la « quintessence », du cinquiè me é lé ment,
l’é ther, dont la matiè re noble des astres, soumise à la parfaite ré gularité , devait ê tre constitué e.
Nous sourions de ce savoir pué ril. Nous condamnons sans appel l’ignorance et la cré dulité naï ve
qu’il é tale. L’â ge mental d’Aristote, profè re impavidement Lé on Brunschvicg, est celui d’un enfant
de six ans. L’homme adulte d’aujourd’hui, formé par la science, a complè tement banni de son
champ de vision cette conception archaï que qui ne correspond en rien à l’univers ré el que la science
moderne pé nè tre et maîtrise. Entre la physique des Anciens et la physique des Modernes, la rupture
est totale.
Est-il sûr toutefois que l’antique conception du monde que nous mé prisons au nom de la
science ne s’ accorde en rien à la ré alité ?
Sans doute n’a-t-elle rien de scientifique, du moins au sens que nous donnons à ce mot. Elle
ré pond cependant au monde qui est directement perç u par nos sens et immé diatement ré capitulé
par notre intelligence classificatrice. Elle est radicalement et de fond en comble ré aliste. La ré alité

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qu’elle exprime est appré hendé e sans la moindre dé formation. C’est le monde tel qu’il est qu’elle
nous pré sente et qu’elle nous repré sente, au moment où il surgit dans nos faculté s de connaissance.
Jamais je n’ai mieux compris ce type de savoir qu’un jour où je me promenais de grand matin sur une
vaste grè ve dé serte avec une vieille et alerte paysanne de mes parentes. Elle rompit le silence
é merveillé que nous observions face à l’immense nature qui nous enveloppait, en me disant : «
Comme nous sentons jusqu’au plus profond de nous-mê mes les é lé ments nous envahir : la terre,
l’eau, le soleil et le vent, on ne fait plus qu’un avec eux. » Je venais de dé couvrir, avec une stupeur
ravie, que la physique des quatre é lé ments des philosophes grecs et mé dié vaux n’é tait pas une
thé orie, mais une ré alité : celle qu’é prouve originellement l’ê tre humain resté en relation avec la
nature.
Les é lé ments sont les objets de l’expé rience sensible instantané e que nous avons de la
nature autour de nous et avec lesquels nous communions sans intermé diaire. Nous les saisissons
sur-le-champ et nous en pré sentons l’organisation et les relations mutuelles à l’intelligence avide
d’ê tre. Ils constituent tellement le milieu d’ê tre le plus approprié à notre ê tre que pour exprimer
l’idé e de « se trouver là où l’on s’ é panouit le mieux », le langage populaire emploie
l’ expression dont nous pouvons encore à peine percevoir la profondeur « ê tre dans son
é lé ment ». Et cet harmonieux rapport ré ciproque où l’ê tre humain cœ xiste avec l’ê tre universel
retentit incontinent dans l’esprit comme s’il é tait l’objet, l’é talon et l’idé al de toute connaissance
parfaite où la ré alité s’offre à nous sans ê tre dé naturé e, puisque la mê me expression, dans ce
conservatoire des expé riences vé cues les plus profondes qu’est la langue, signifie que nous
discourons avec aisance et mé thode de choses que nous connaissons particuliè rement bien.
S’il est vrai que la langue est un systè me de signes articulé s par lesquels l’homme
communique à l’homme ses pensé es, les é lé ments ont dû provoquer l’apparition des premiers
signes que l’homme ait utilisé s pour se faire connaître à lui-mê me et faire connaître à autrui l’ê tre
de la nature : le monde des é lé ments fut, selon toute vraisemblance, la toute premiè re ré alité ,
l’ê tre originel que l’ê tre humain a pu saisir, dans une expé rience vé cue et raisonné e primordiale, et
qu’il s’est exprimé à lui-mê me et aux autres hommes.
Leur nature de constituants sensibles, et donc maté riels, de l’univers s’ est d’autant plus
imposé e à la ré flexion que l’absence ou la pré dominance exclusive de l’un d’eux au dé triment des
autres rend toute vie humaine impossible. Comment ne pas percevoir et comprendre que nous vivons
dans un monde que la terre et le feu, l’eau et l’air composent par leur mé lange et leur union ? La
toute premiè re intuition de l’ ê tre des choses du monde sensible a é té celle des é lé ments. C’est
sur cet ê tre-là que la certitude initiale de l’ê tre et l’irré cusable expé rience du principe d’identité ,
loi du ré el et de l’esprit, se sont fondé es : il y a de l’ê tre et l’ê tre ne peut pas ne pas ê tre.
Le monde des é lé ments fut le premier monde de l’ê tre et il le reste en dé pit des railleries
des philosophes et des savants modernes qui l’oublient. L’homme de la civilisation paysanne qui fut
la nôtre jusqu’à ces deux derniers siè cles s’est toujours senti en relation fidè le et persé vé rante avec
les é lé ments. A chaque instant, ils submergent ses sens et imposent leur pré sence à sa mé ditation.
Il suffit de se promener à la campagne pour dé couvrir leur ubiquitaire et perpé tuelle manifestation.
Nous avons beau ironiser sur cette connaissance é lé mentaire du monde qu’un enfant de
l’é cole primaire a largement dé passé e aujourd’hui, sa disparition ne fait-elle pas problè me ? Dans
la civilisation urbaine où l’homme moderne se trouve pris au piè ge, les é lé ments né gligé s,
oublié s, ostracisé s par la science ne se vengent-ils pas ? Comment vivre sans terre et sans espace de
verdure ? Comment é chapper à la miné ralisation dans cette lumiè re artificielle quasi constante où
nous sommes plongé s ? Comment s’accommoder d’un air pollué , d’une eau elle-mê me lavé e de
ses souillures à grand renfort de chimie ? Cette cré ation de la science et de la technique modernes,
victorieuse de toutes les ré sistances de la nature, qu’est la grande ville d’aujourd’hui ne devient-elle
pas invivable ? L’exode hebdomadaire des foules et leur fuite annuelle massive ne montrent-ils pas, si
vains que soient leurs mobiles, qu’elles obé issent à une impulsion profonde, jaillie du tré fonds de
l’ homme, mais aussitôt dé naturé e, qui les pousse à retrouver leur milieu naturel de vie où l’ ê tre
humain se reconnaît à nouveau dans son é lé ment ?
L’homme de la civilisation traditionnelle se contentait sans doute de peu en se limitant à cette
connaissance globale de la nature qu’ il tirait de son commerce familier avec les é lé ments. En
comparaison avec les connaissances du monde maté riel que nous avons accumulé es, il n’est pas
exagé ré de pré tendre que son savoir é tait nul et son ignorance totale. Il tenait cependant
l’essentiel : l’ê tre, l’ objet propre de l’intelligence humaine, l’ê tre intelligible appré hendé
confusé ment et pour ainsi dire en vrac dans les choses de l’univers sensible. A partir de là il pouvait

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bâ tir cette philosophie du sens commun, du bon sens, immunisé e contre les divagations et les
mirages, que Bergson a justement appelé e « la mé taphysique naturelle de l’esprit humain », racine
de toute pensé e avide de vé rité . Cette physique, aussi peu scientifique qu’elle soit pour nous, aussi
enfantine que nous la jugions, forme l’assise solide de la mé taphysique, de la science des causes
ultimes, sinon de la thé ologie naturelle, et ses affirmations irré futables, inaccessibles à la corrosion
sophistique, contiennent implicitement, à l’é tat frustre, mais salubre, qui lui communique la santé
indispensable à l’exercice normal de notre faculté la plus haute, les conditions de certitude qui lui
permettent d’accé der à la cime du suprê me savoir.
Au sein de la nature irrigué e par les é nergies é lé mentaires qui y dessinent un arrangement,
des suites, des liaisons, des ré currences, des rythmes, l’intelligence de l’homme perç oit la pré sence
d’un ordre qui ne dé pend pas d’elle-mê me et dont elle se demande alors s’il ne dé pend pas de
quelque cause qui le dé passe. Cette utilisation spontané e du principe de causalité peut sans doute
ê tre grossiè re, brutale et dé fectueuse. Elle n’en trace pas moins la voie ascendante qu’il suffira de
dé broussailler et de baliser pour atteindre à la certitude dé finitive : l’ê tre contingent renvoie à
l’ê tre né cessaire.[5]
C’est du reste de cette faç on que s’est dé veloppé e en Grè ce la premiè re et la seule
conception du ré el fondé e sur l’expé rience et sur la raison que l’humanité ait connue et connaisse
encore. Ce qu’on appelle « philosophie pré socratique » n’est autre, comme le montre Aristote, que
l’application du principe de causalité effectué e par l’intelligence de l’homme à la ré alité du monde
sensible dont elle n’a encore qu’une connaissance é lé mentaire et rudimentaire, mais vraie dans
l’ordre de l’ê tre. Aussi, l’essor de cette premiè re philosophie, qui pré figure tous ceux qui le
perfectionneront, culmine-t-il dans l’affirmation de l’existence d’une intelligence suprê me
ordonnatrice, profé ré e par Anaxagore, dont le Stagirite nous dit qu’il apparut de la sorte comme un
homme resté sobre dans un banquet où tous les autres convives é taient ivres.
C’est sur cette lancé e que le savoir humain poursuivit sa course jusqu’à une é poque ré cente.
La science au sens moderne du mot, prise comme é tude des phé nomè nes envisagé s dans leurs
corré lations quantitatives, est resté e à peu prè s pratiquement inconnue des Anciens. A l’exception
de l’astronomie, que quelques rares spé cialistes soumirent au traitement gé omé trique, toutes les
connaissances de l’homme é taient englobé es dans la sphè re de la philosophie.
La dé marche de l’intelligence é tait verticale : elle allait de l’expé rience commune aux
principes supé rieurs qui la commandent et l’é clairent. Il importait peu à l’homme de la civilisation
paysanne, constitutivement soumis aux grands rythmes de la nature et suspendu à un ordre de l’ê tre
immuable, de connaître les lois qui ré gissent les phé nomè nes d’un secteur dé terminé du ré el et de
pouvoir agir sur eux grâ ce à ce savoir. On ne commande pas aux saisons ni à cet entrecroisement de
causes diverses qu’on appelle le hasard ou la fortune ! On ne fait pas pousser les feuilles en tirant
dessus ! L’obé issance au destin ou à la volonté de Dieu, autrement dit en langage philosophique : le
respect de la nature des choses et le rattachement de leur ê tre à des causes transcendantes
dé tournaient ce type de mentalité de l’analyse horizontale et dé taillé e des phé nomè nes naturels. A
quoi bon s’acharner à la recherche de minuties, alors qu’on atteint l’Essentiel et l’Unique Né cessaire
? Lorsqu’on sait qu’il est impossible et vain de vouloir changer les alternances que la nature imprime
aux é lé ments, et que ces pulsions ne peuvent tirer leur origine que d’un ou de plusieurs moteurs
universels transcendants, ne possè de-t-on pas le savoir par excellence ? « Nous estimons possé der la
science d’une chose d’une maniè re absolue, et non pas, à la faç on des Sophistes, d’une maniè re
purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est,
que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre, il n’est pas possible que la chose
soit autre qu’elle n’est » é crit Aristote, dé finissant mé thodiquement et rigoureusement les
dé marches spontané es de l’intelligence commune.
Contrairement à l’opinion aujourd’hui ré pandue, ce type d’expé rience qui se fonde sur des
faits absolument gé né raux et radicalement premiers, accessibles à l’observation immé diate, dont la
simple et universelle pré sence s’impose sans contestation possible au regard le moins averti, et ce
type d’ argumentation qui remonte, en s’appuyant sur le principe de causalité , jusqu’aux raisons
d’ê tres des choses, engendrent des certitudes plus consistantes et plus irré fragables que les sciences
expé rimentales toujours astreintes à recourir à des thé ories changeantes afin de coordonner et de
systé matiser leurs donné es. C’est pourquoi l’humanité formé e par la civilisation paysanne n’a
guè re accordé de cré dit aux sciences proprement dites de la nature. Son sens du ré el, son goût de
l’ê tre solide qui ne trompe pas, sa passion de vé rité s é ternelles qui é clairent le cours gé né ral des

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choses é taient plus comblé s par l’enquê te philosophique et ses conclusions irré cusables que par la
recherche scientifique.
Ce type de savoir dont elle s’est contenté e pendant des millé naires exclut en outre toute
subjectivité . Le paysan sait qu’il ne peut commander aux faits et aux é vé nements qu’il affronte.
Ceux-ci sont indé pendants de son intelligence et de sa volonté . L’expé rience directe qu’il en a est
aussi objective que possible et les consé quences qu’il en tire en y appliquant le principe de causalité
ne sont pas, quant à leur contenu philosophique implicite, à la merci de sa fantaisie elles lui sont
prescrites avec l’autorité mê me qui é mane des vé rité s supé rieures et non point en fonction des
appé tits de son moi. Se soumettre aux injonctions du moi é quivaut du reste pour lui à une
condamnation à mort. Sans une constante et sé vè re soumission au ré el et à la nature des choses, il
ne subsisterait pas un seul instant. Sans doute, cette expé rience et cette argumentation auront-elles
besoin d’ê tre é puré es de toute l’imagerie où elles s’expriment et aux rallonges de laquelle une
intelligence indiscipliné e les contraint d’avoir recours. Mais elles restent, quant à leurs racines et à
leur é lan vers les principes explicateurs absolus, d’une rigueur et d’une vé rité hors de pair.
Toutes les civilisations paysannes comportent une mé taphysique et une thé ologie naturelles
identiques sous le revê tement bariolé qui les distingue, parce qu’elles ré pondent de la mê me
maniè re aux exigences objectives de la ré alité par une mê me obé issance à ses lignes de force. Il
n’est pas exagé ré de dire que les certitudes les plus hautes en matiè re de mé taphysique et de
thé ologie naturelle procè dent, quant aux conditions psychologiques et sociologiques qui les
commandent concrè tement, de la mentalité paysanne. La contre-é preuve le montre é galement :
c’est dans la mesure mê me où la civilisation paysanne ré gresse que ces certitudes lâ chent pied et se
dé font.
On comprend ainsi pourquoi l’homme de la civilisation traditionnelle s’est peu soucié de la
mesure qui est à la base mê me de toutes les sciences modernes de la matiè re et qui constitue le pôle
d’attraction des sciences de la vie incomplè tement mathé matisé es à bien des é gards : un tel type
d’homme, loin de mesurer les choses, est continuellement mesuré par elles. Il faudra attendre
Protagoras pour proclamer que l’homme est la mesure de toutes choses, mesure de leur ê tre pour
celles qui sont, mesure de leur non-ê tre pour celles qui ne sont pas. La sophistique est un
phé nomè ne urbain, qui pré suppose le rassemblement de grandes foules faciles à duper et, comme
l’ assure Platon qui en observe la naissance, la manipulation du « gros animal[6] » dé mocratique et
de sa capacité d’illusion. Elle requiert l’existence d’un terrain favorable où la volonté de puissance
des uns puisse manœ uvrer afin de se soumettre l’aptitude à l’impuissance et à la mystification des
autres. Elle exige que les uns soient suffisamment libé ré s des contraintes imposé es par la nature des
choses et qu’ils tirent de leur dé racinement mê me leur propension à la dé mesure, tandis que les
autres, dé bilité s par leur avulsion hors du milieu naturel de vie qui les porte, deviennent
infailliblement leur proie. L’homme ne s’affranchit des conditions physiques et mé taphysiques de
son environnement naturel que pour en transposer l’empire, plus impitoyable encore, au sein de la vie
sociale.
Lorsque la socié té se dé veloppe au-delà de ses limites et permet à la dé mesure de se
dé ployer en elle sans se heurter immé diatement à la ré sistance de la ré alité , les seuls moyens dont
le sophiste dispose pour dé ployer la volonté de domination, sont la violence et la parole : elles lui
donnent toute licence d’atteindre autrui et de se le soumettre. Le plus souvent, il s’agit d’une
combinaison des deux et d’un savant dosage de violence et de paroles de violence. C’est pourquoi
Gorgias proclame le logos qui est discours « le grand Prince » (mé gas dynastes) qui plie la vie des
hommes aux injonctions de sa force persuasive et en fait ce qu’il veut. L’ê tre humain qui se soustrait
aux lois de l’ê tre se conforme aux sé ductions du langage que le sophiste manie en maître et qui
l’enveloppent et le captent. Ce n’est pas l’homme qui devient mesure de toutes choses, mais le
spé cialiste de la parole et le manieur des foules dé sencadré es.
Les prestiges de la sophistique ont é té longtemps tenus en é chec grâ ce aux puissantes
ré serves accumulé es dans les â mes par la mé taphysique naturelle de l’esprit humain. L’ homme
mesuré par les lois de l’ê tre et par Dieu ré sista pendant des siè cles à la tentation de mesurer autrui
et les choses et ainsi de les dominer.
Ce n’ é tait pas qu’il ignorâ t la mesure, mais cette mesure ré gulatrice, il la tourna vers
lui-mê me et vers ses propres activité s. Loin de l’utiliser comme un instrument de fascination, de
tromperie ou de tyrannie, l’homme introduisit la mesure au sein de ses propres conduites à
l’imitation de la mesure qui fait de l’univers un ensemble harmonieux dirigé par un principe

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supé rieur. La mesure du microcosme fut emprunté e à celle du macrocosme et devint ainsi le facteur
essentiel de l’ordre moral : pour faire ré gner l’accord entre la multiplicité des tendances qui se
partagent l’ê tre humain et pour imposer une direction aux mouvements qui l’emportent, il faut une
mesure qui provienne à son tour de la faculté supé rieure qu’est la raison en l’homme, capable elle
aussi d’atteindre et de connaître la nature de l’animal raisonnable et de ré gler selon ses normes les
conduites humaines.
Ce sens de la mesure appliqué e à l’homme et non point au monde exté rieur est apparu pour
la premiè re fois en Grè ce. L’homme formé en ce lieu privilé gié du globe par les certitudes
spontané es du sens commun et par la mé taphysique qui les prolonge, a ressenti profondé ment qu’il
é tait plus urgent de se discipliner soi-mê me que de ré genter le monde. Le miracle grec ne consiste
pas seulement dans la dé couverte que l’univers est ré gi par des lois intelligibles sur lesquelles veille
l’Esprit ordonnateur, il est aussi dans la ré vé lation naturelle que l’homme est à son tour ré gi par la
loi de son intelligence, reflet en lui de la raison divine. Ainsi, selon l’admirable formule de Pindare, «
la loi est-elle reine de l’univers ».
Dans une civilisation gouverné e par le principe de ré alité , l’acte humain par excellence est
l’harmonisation de l’homme, de maniè re que l’homme puisse concourir à l’harmonie universelle.
Comment y parvenir sans soumettre les diverses parties de son ê tre à la mesure, de telle sorte
qu’aucune d’entre elles n’empiè te sur les autres et qu’un ordre s’é tablisse entre elles analogue à
celui qui ré git les é lé ments de la nature ? L’homme sait, par l’expé rience qu’il a de lui-mê me et
par le raisonnement qu’il tient sur soi, qu’il ne peut vraiment ê tre ce qu’il est qu’en s’inté grant à son
tour à l’ordre universel.

Il sait que cette incorporation ne peut s’accomplir que s’il mesure ses actes à l’é talon
de son ê tre. La dé mesure est, au contraire, l’anarchie introduite dans l’ê tre et par là mê me la ruine
de l’ê tre humain.
Toute la civilisation occidentale s’est ainsi orienté e à la fois, en fonction de ses sources, vers
l’explication de la ré alité par le savoir mé taphysique et vers l’accomplissement de la ré alité
humaine par la science pratique de la mesure.
Les exceptions individuelles à cette double et unique direction sont é videmment nombreuses
et aussi nombreuses qu’on voudra. Elles ne font que confirmer la rè gle : sans cette orientation, les
œ uvres les plus significatives et les types humains les plus repré sentatifs de cette civilisation sont
inintelligibles. La science, dans la signification actuelle du terme, n’y a joué qu’un rôle effacé , tant
au point de vue de la spé culation qu’à celui de l’action. Ce genre de savoir que l’homme de la
civilisation traditionnelle a peu pratiqué ne s’est diffusé qu’avec Lé onard de Vinci et Galilé e, et
surtout avec Descartes et Newton.
La chronologie est ici ré vé latrice. C’est à partir du moment où la religion chré tienne a
commencé de perdre sa vigueur et son influence que la science au sens moderne du mot a gagné du
cré dit. L’affaiblissement du christianisme a entraîné le dé cri de la mé taphysique naturelle de
l’esprit humain et de la morale de la mesure. Il est symptomatique que les promoteurs de la
Renaissance tirent la justification philosophique de la nouvelle conception de l’homme et du monde
qu’ils se font, non point de l’aristoté lisme ni mê me du platonisme, mais des doctrines
né oplatoniciennes : la mé taphysique fondé e sur les principes de causalité s’y efface au profit d’une
philosophie ré flexive de type idé aliste. La connaissance du monde se libè re ainsi de la perspective
thé ocentrique. La contemplation fait place à l’action de l’homme et le primat de l’objet à celui du
sujet humain.
C’est un lieu commun que l’exaltation de l’homme à l’é poque de la Renaissance. Non
seulement l’homme est au centre du monde, mais il se dé pouille de ses limites. Pic de la Mirandole
proclame que Dieu accorde à l’homme de dé cider de sa nature et de se faç onner lui-mê me, selon la
forme qu’il pré fè re, en accord avec le libre-arbitre qui lui est propre. L’homme est de la sorte un
ê tre qui s’actue et se fait soi-mê me, sans ê tre contraint par aucune né cessité . Comment ne
s’é lancerait-il pas à la conquê te du monde et comment le monde ne lui apparaîtrait-il pas comme
une sorte de matiè re, plastique et mallé able, qu’on peut manipuler à son gré à condition de la
connaître en elle-mê me et pour elle-mê me en abandonnant la vieille relation de la nature à sa cause
premiè re, dé sormais inutile ? Il est é vident que l’humanisme qui é rige l’homme en causa sui est à
l’origine de la nouvelle conception scientifique du monde telle que nous la connaissons aujourd’hui et
des techniques qui l’accompagnent. Les crises internes du christianisme en expliquent seules
l’apparition. Elles n’ont pas seulement é branlé les croyances, elles ont miné les certitudes naturelles

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de la philosophie et de la morale que la foi pré suppose et qu’ elle suré lè ve dans la lumiè re du
surnaturel. Et comme l’homme ne peut vivre sans certitudes, c’est en lui-mê me et dans un nouveau
type de savoir qu’il tentera de les trouver.
Il n’y a pas d’autre alternative au thé ocentrisme que l’anthropocentrisme, et cet
anthropocentrisme se revê t immanquablement de la causalité divine qu’il a ré pudié e. Il ne s’agira
plus dé sormais de contempler la nature dans la relation à la cause transcendante qui l’ordonne, ni
d’accomplir par des actes humains l’ê tre qui a é té dé parti à l’homme avec mesure dans
l’é conomie gé né rale du cosmos, mais de suivre la seule voie qui reste encore disponible lorsqu’on a
quitté les chemins de la spé culation et de l’action : ê tre celui qui dé ploie son activité poé tique
dans un univers considé ré sous son seul aspect maté riel et se comporter à son é gard comme le
dé miurge ou le sculpteur vis-à -vis de la glaise qu’il informe. Faire va monopoliser toutes les
é nergies contemplatives et actives de l’homme à son profit. La thé oria et la praxis se confondent
avec la poé sis à un point tel que toute pensé e sera dé sormais une sorte d’œ uvre d’art et toute
action fabrication d’un monde et d’un homme nouveaux. Telle est la science moderne. L’homo faber
é vince l’homo sapiens.
Avec son prodigieux gé nie intuitif, Descartes l’avait pressenti. Le Discours de la Mé thode en
té moigne dans un passage dont notre é poque n’a pas encore é puisé les virtualité s magiques : « Au
lieu de cette philosophie spé culative qu’on enseigne dans les é coles, on en peut trouver une pratique
par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de
tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers
mé tiers de nos artisans, nous les pourrions employer en mê me faç on à tous les usages auxquels ils
sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas
seulement à dé sirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune
peine des fruits de la terre et de toutes les commodité s qui s’y trouvent, mais principalement aussi
pour la conservation de la santé ...»
C’est ici que s’é tale, visible, mais inaperç u, le romantisme de la science dans lequel patauge
notre é poque et dont les miasmes entê tants affolent les esprits dé biles et faux. Toutes les activité s
de l’homme vont dé sormais ê tre dé tourné es de la connaissance spé culative et de l’exacte
observance des rè gles qui permettent à l’homme d’exé cuter sa tâ che d’homme et de remplir sa
mesure humaine en orientant son ê tre vers la contemplation. Un nouveau type de savoir apparaît : la
science moderne, que nous nous obstinons à diviser, selon des normes qu’elle ré cuse et qui ne
peuvent plus ê tre en aucune maniè re les siennes, en sciences « thé oriques » et en sciences
« appliqué es », alors qu’elle est connaissance poé tique de la nature, c’est-à -dire connaissance qui
rend l’homme maître des formes qu’il imprime au monde, exactement comme l’artiste est maître des
figures et des images dans lesquelles il encadre la matiè re de son œ uvre. A l’intelligibile et à
l’agibile fait place le factibile.
Toute l’erreur - à notre sens é norme, et qui vicie complè tement l’interpré tation des avatars
de l’esprit humain depuis la Renaissance et sous le choc du carté sianisme - est de croire que la
nouvelle science de la nature s’est dé finie en divorç ant de la mé taphysique (et de la morale) et en
contractant mariage avec les mathé matiques. Sans doute, les mathé matiques é taient la seule science
qui subsistait, intacte, du naufrage de l’ancienne conception de l’univers, et pouvait, à ce titre,
s’é riger en pôle d’attraction pour toutes les connaissances empiriques de la nature abandonné es à
l’incertitude et à la pré carité qui ré sultaient de leur dé couronnement. Mais la victoire des
mathé matiques sur l’explication mé taphysique et thé ologique de la nature est due à un autre
facteur. Les mathé matiques n’ont triomphé du principe de causalité que dans la mesure où l’homme
- que les disgrâ ces du christianisme dé tournaient de sa finalité naturelle et affranchissaient de ses
normes - n’a plus perç u le monde exté rieur comme objet de contemplation, mais comme une
matiè re destiné e à recevoir l’empreinte de ses intentions conqué rantes. Un monde qui n’est plus
formellement appré hendé dans sa subordination à une cause suprê me qui lui confè re son existence
et son intelligibilité , n’est plus un monde, un cosmos, un ensemble, un arrangement, un systè me de
parties congruentes. Privé des lumiè res supé rieures qui dessinaient en lui un ordre, il devient un
chaos, un flux de phé nomè nes sensibles insaisissables, un pê le-mê le d’é nergies disparates qui
suscitent, abandonné es qu’elles sont à leur cours en apparence incohé rent et confus, la volonté de
puissance de l’homme. Quand la foudre n’est plus l’arme de Zeus, Promé thé e s’ en empare.
L’homme ne peut pas vivre « sans un monde » autour de lui. Puisqu’ il n’a plus de « monde », il
s’en cré era un. Au monde consonantique de la nature et de la surnature qui disparaît à l’horizon, il
substituera un monde qui sera autant que possible son œ uvre et qui, dè s lors, sera de part en part

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transparent à sa raison, de plain-pied avec elle, soumis à ses injonctions et à ses desseins. En cet
univers où le Dieu de la nature et de la grâ ce, de la mé taphysique et de la Ré vé lation, s’estompe
dans les derniè res lueurs du cré puscule, où les lanternes du sens commun et les fanaux de la foi
s’é teignent peu à peu, l’homme gonfle des vessies dont il s’imagine qu’elles ré pandront quelque
clarté sur le devenir des choses, et se prend pour un dé miurge. Aprè s avoir dé senchanté le monde
et l’avoir privé de son sens, il s’en proclame l’enchanteur et lui donne un sens, celui de sa volonté
cré atrice.
Ce monde nouveau, ce monde renaissant entre les mains de l’homme doit avoir un sens. Il doit
suivre des rè gles, obtempé rer à un ordre, se soumettre à des lignes directrices de maniè re à
redevenir un cosmos, mais un cosmos humain. D’où lui viendra cette disposition mé thodique qui le
rende habitable, sinon de l’homme lui-mê me ré instauré dans sa fonction de « roi de la cré ation »,
au titre de cré ateur, dont la volonté de puissance sur tout ce qui n’est pas lui se dirige vers la fin qui
est dé sormais la sienne et recherchera les moyens de l’atteindre ? L’homme commence de faç onner
un monde qui soit digne de sa superhumanité . sinon de sa divinité mê me.
Tous les problè mes se ramè nent ainsi au seul problè me de l’art, de la technique, de la
mé thode, des voies, moyens et instruments qui assureront à l’homme la ré gence d’un monde privé
de transcendance et de mesure, devenu mallé able et disponible, voué à la sujé tion, à
« l’hominisation ». Nous sommes dans l’â ge de l’activité transitive, du poiein, du faire, qui se
subordonne toutes les autres activité s, qu’elles soient spé culatives ou morales. Voici dé sormais la
seule question qui se pose à l’homme : « Comment FAIRE pour AVOIR un monde, alors que je me
trouve devant un flux de phé nomè nes dont les changements, les variations, les vicissitudes
m’assaillent sans relâ che ? » Tout est remis en question en fonction de ce renversement des axes du
ré el, aussi bien l’existence politique et sociale que la conception de la nature et de l’homme. Les
ressources de vie paysanne et religieuse, les ré serves de sagesse, de jugement, de bon sens, amassé es
au plus secret des â mes, la communion vé cue avec 1’ univers et avec le principe de l’ê tre,
l’obé issance à leurs impé ratifs, la conception du savoir comme ré ception et comme soumission au
ré el pourront sans doute subsister longtemps dans les mentalité s. Elles ne joueront plus de rôle
directeur et ré gulateur. Il s’agit de construire, d’inventer, de cré er. De quels moyens, encore un
coup, l’homme dispose-t-il à cet é gard ? Ce sont ces moyens-là que sa volonté de faire, et donc de
manipuler le monde nouveau afin d’en ê tre le maître, utilisera sans lassitude jusqu’aujourd’hui.
Ces moyens ne sont pas nombreux.
Il y a de toute é vidence la raison de l’homme. Sa fonction ne sera plus d’abstraire
l’intelligible hors du sensible et de s’engager de la sorte sur la voie qui mè ne vers le savoir
mé taphysique. La raison n’ a plus d’objet qui lui soit donné , anté rieurement à son exercice. Il n’y
a plus d’ê tre, au sens fort du mot, qui soit la nourriture de l’intelligence. Il n’y a plus que du sensible,
objet de sensation. N’importe! La raison engendrera d’elle-mê me son objet. Elle bâ tira des plans,
é difiera des modè les, forgera des idé es, é chafaudera des systè mes logiques, tracera des cadres,
dessinera mê me des utopies, et tirera d’elle-mê me les arché types rationnels auxquels le monde
neuf aura à se conformer pour ê tre un monde humain. La raison sé cré tera en quelque sorte le
milieu universel dans lequel toutes les connaissances humaines prendront place, avec leurs objets.
Rien ne sera dé sormais ré el qui ne ré ponde adé quatement à cette structure gé né rale du monde. Sa
force agissante et dominatrice en é tablit les normes. Elle les é dicte elle-mê me afin de s’ en assurer
la possession et la compré hension parfaites. Dans le dessin totalitaire qu’elle a de construire un
monde qui lui soit habitable, elle ne peut rien laisser en dehors de sa juridiction. Elle est le milieu
dans lequel tout ce qui mé ritera d’ê tre se classera. Non seulement elle est ce milieu qui n’ en
souffre point d’autre en son voisinage, mais elle est à elle-mê me l’instrument par lequel ce milieu se
dessine, se fait, s’é tend. Le rationalisme qui germe de la dé composition de la mé taphysique, de la
morale, de la mesure et de l’é thique est un savoir poé tique, une activité dé miurgique. Toutes les
sciences particuliè res qui graviteront dans son orbite seront astreintes à cette discipline qui les mue
chacune à son tour en activité fabricatrice, en savoir ouvrier de son objet. En s’assignant comme fin
la construction et la possession d’un monde qui lui soit homogè ne, la raison instrumentalise toutes
les sciences et s’ instrumentalise elle-mê me. Le monde devient ainsi un chantier de construction, où
tout se mé tamorphose et se transforme selon les canons de la raison. Pour appré hender le devenir où
l’univers a sombré par mé pris et oubli de l’ê tre, la raison n’a pas d’autre outil que le filet de
relations logiques qu’elle tisse inlassablement : est ré alité ce qu’elle saisit en ses rets. Comme le
disait un ichtyologiste à Sir Arthur Eddington l’interrogeant sur l’objet de sa science : « Ce que mon
filet ne peut pas attraper n’est pas poisson. » Les modè les que la raison é labore ne sont pas

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seulement des images, des doubles idé aux de la ré alité , des formes platoniciennes sublimé es, ils
sont surtout les ruses que trame la raison, les machinations qu’elle ourdît, les piè ges qu’elle tend pour
capturer l’insaisissable devenir des choses et le rendre intelligible.
Cette raison poé tique et cré atrice qui sera la seule conception de l’intelligence nantie de
valeur fiduciaire dans le monde moderne, ne peut tout de mê me pas se croire capable de tirer un
monde du né ant. Si « divine » qu’elle se proclame - et son infatuation ira parfois jusqu’au dé lire - il
lui faut une « matiè re » où imprimer ses formes, et cette « matiè re » doit elle-mê me ê tre apte à les
recevoir.
Les phé nomè nes sensibles auxquels se ré duit le monde dé noyauté de son ê tre et de ses
« formes substantielles » sont-ils en ce cas ? On peut en douter. Le sensible, en tant que sensible,
n’est pas accessible à l’intelligence. Pour que la raison l’atteigne, le domine et se le rende conforme,
il faut le rationaliser, introduire en lui quelque chose qui soit l’acte de la raison, le produit de sa
puissance fé condatrice, le ré seau de ses idé es fictives qui puisse ravir dans le phé nomè ne ce dont
l’é nergie de la raison cré atrice de formes peut pré cisé ment s’emparer.
Or, dans tout phé nomè ne sensible, il existe un aspect qui s’offre pour ainsi dire aux prises de
la raison architectonique et conqué rante : la quantité , dont la scolastique aristoté licienne souligne
avec force qu’elle est le premier accident de tous les corps maté riels. Cet aspect quantitatif de la
ré alité sensible est de toute é vidence ré el, mais sa ré alité ne peut ê tre saisie que par les artifices
de la raison. Toutes les dé terminations quantitatives de la fluente fugacité des choses (nombre,
grandeur, volume, poids, densité , vitesse, fré quence, proportion, etc.), sont mesurables, mais pour
les capturer, il faut que la raison é labore des mesures. Le ré el ne fournit que le mesurable. La mesure
n’existe pas comme telle dans la nature. Elle est l’œ uvre de l’esprit, le ré sultat d’une convention
arbitrairement é tablie par lui. Et cet instrument - qui peut ê tre aussi appareil ou machine - que
l’esprit a inventé lui permet de dominer non seulement les aspects quantitatifs du ré el, mais les
qualité s de celui-ci, lorsqu’il les compare entre elles au point de vue du plus ou du moins ou selon
leur degré d’intensité . C’est le cas de la chaleur par exemple.
Grâ ce aux é talons ainsi instauré s, aux appareils de mesure et aux machines construites pour
les mê mes fins, la raison calculatrice s’introduit au cœ ur mê me des phé nomè nes en tant que
mé triquement dé terminé s et y dé couvre des relations constantes qui deviendront à leur tour des
moyens qui serviront à é tendre son empire. Toutes les entité s mathé matiques qu’elle enfante sont
des ê tres de raison[7], des cré ations de l’esprit qui se fondent en derniè re analyse sur un certain
aspect du ré el, des entia rationis cum fundamento in re dont elle tisse les filets qui lui servent à saisir
les proprié té s mesurables des choses et à bâ tir de la sorte un monde qui vient doubler le monde de
l’expé rience journaliè re et, en fin de compte, le supplante.
La nouvelle conception physique n’a cessé , depuis Galilé e, Descartes et Newton jusqu’à la
physique contemporaine, d’avancer dans cette voie où les mathé matiques sont tenues et employé es
comme un instrument destiné à scruter les proprié té s mesurables de la matiè re. Le mobile qui
l’emporte n’est thé orique qu’en apparence. Ce savoir n’atteint en rien la nature de la matiè re, mais
seulement les objets qui, en elle, rentrent dans la caté gorie de la quantité . Il n’atteint pas davantage
la nature des dé terminations quantitatives qu’elle rassemble et dont elle dé couvre les lois au niveau
quantitatif. Non seulement il n’a donc rien de thé orique - ou de spé culatif - au sens propre du mot,
mais l’objet indubitablement ré el qu’il rejoint et dé finit, se trouve agglutiné aux procé dé s
techniques et aux artifices qui le capturent de telle faç on qu’il en est indissociable et qu’il devient du
coup un objet technique, une sorte d’œ uvre d’art où l’activité constructive de l’esprit s’accroît
fatalement en proportion de la volonté qu’é prouve le savant d’atteindre l’objet qu’il poursuit tel que
cet objet est en lui-mê me.
Autrement dit, plus la nouvelle physique se veut thé orique et, à ce titre, aspire à pé né trer
les secrets de la matiè re et la constitution intime de celle-ci, plus elle devient une connaissance
poé tique qui transforme son objet. « La thé orie classique du microscope, é crit Filippi, nous apprend
que le corpuscule est d’autant mieux localisé dans l’espace qu’ on l’é claire avec une radiation de
plus courte longueur d’onde, c’est-à -dire de plus haute fré quence. Mais envoyer sur un corpuscule
un photon de haute fré quence, c’est lui faire subir le choc d’un photon de grande é nergie, c’est par
consé quent modifier sa vitesse. La consé quence est claire : diminuer l’incertitude sur la position,
c’est accroître l’incertitude sur la quantité du mouvement.
Tel est l’obstacle auquel se heurte la physique contemporaine et dont Heisenberg, dans une
dé monstration cé lè bre, a prouvé qu’il est absolument infranchissable. Aussi Louis de Broglie

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peut-il é crire avec raison que « les ré sultats des mesures constituant les connaissances du savant ne
dé criront pas l’univers physique tel qu’il est, mais tel qu’il est connu par le savant à la suite
d’expé riences comportant des perturbations inconnues et incontrôlables. » Il n’ a donc pas
connaissance des proprié té s intrinsè ques de l’é lectron ni d’aucune des particules qui composent la
matiè re, mais seulement saisie de la matiè re par l’appareil qui, en la mesurant, la transforme.
Ce n’est pas seulement l’appareil qui perturbe la ré alité observé e et la fait autre, mais
l’instrument mathé matique utilisé pour la comprendre. En s’approchant de la ré alité l’appareillage
mathé matique se fait si dense, si serré , si complexe, qu’il ne saisit plus, à la limite, que lui-mê me.
L’é lectron s’ é vanouit en quelque sorte comme tel pour n’ê tre plus qu’un « paquet de
probabilité s », un faisceau d’é quations, un symbole.
Citons encore ici trois dé clarations de Heisenberg : « Les lois naturelles que nous formulons
mathé matiquement dans la thé orie des quanta ne concernent plus les particules é lé mentaires
proprement dites, mais la connaissance que nous en avons (...) La conception de la ré alité objective
des particules é lé mentaires s’est donc é trangement dissoute, non pas dans le brouillard d’une
nouvelle conception de la ré alité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d’une
mathé matique qui ne repré sente plus le comportement de la particule é lé mentaire, mais la
connaissance que nous en avons (...) S’il est permis de parler de l’image de la nature selon la
physique de notre temps, il faut entendre par là plutôt que l’image de la nature l’image de nos
rapports avec la nature. »
Cette relation du physicien avec la ré alité ressemble fortement à la relation de l’artiste à son
œ uvre, à cette ré serve prè s que l’œ uvre physique n’est pas quelconque, qu’elle n’est pas le produit
de l’imagination dé ré istique, qu’elle est pré gnante d’une certaine entité mesurable, indé pendante,
quant à son existence, de l’esprit qui la mesure, et dé pendante par contre des constructions de ce
mê me esprit, quant à la connaissance qu’il en a. Il est é vident que la chaleur ou la pesanteur existent
dans l’univers en dehors de tout appareil de mensuration ou de toute é quation mathé matique,
c’est-à -dire en dehors de la pensé e qui les mesure, mais la connaissance que le savant peut en avoir
relè ve d’une sé rie d’opé rations qu’il exé cute, exactement comme la connaissance qu’a l’artiste de
la ré alité appré hendé e dans son œ uvre est corré lative à son travail d’une certaine matiè re, à ce
qu’il a fait, à ce qu’il a produit. C’est une connaissance poé tique ou, si l’on veut un terme plus
pé dant, une connaissance poé matique, qui fait l’objet, non sous le rap-port de l’ê tre, mais sous le
rapport du savoir.
Eddington nous confirme cette interpré tation : « La grandeur physique ainsi dé couverte est
tout d’abord le ré sultat de nos opé rations et de nos calculs ; elle est, pour ainsi dire, un article
manufacturé - manufacturé par nos opé rations. »
Il est donc impossible de dissocier, dans la connaissance physique que le savant moderne a de
la ré alité et qui sert de maquette à quelque degré à toutes les autres sciences positives, la part de la
nature et celle de l’artifice; tout comme nous ne pouvons dissocier dans la connaissance que l’ artiste
a de l’objet qu’il repré sente - figurativement ou non - la part de cet objet et celle de l’intention de
l’auteur. Ce que la pensé e physique appré hende est à la fois le produit de la ré alité mesuré e et de
l’instrument utilisé , lequel est l’œ uvre de l’esprit. Aucune physique - au sens moderne du mot -
aucune science positive, pour autant qu’elle tende au statut de la reine actuelle des sciences, ne peut
ê tre classé e dans la division du savoir, ni parmi les connaissances spé culatives qui n’ont d’autre
objet que de connaître et d’expliquer en fonction de la ré alité telle qu’elle se pré sente à l’esprit, ni
parmi les sciences pratiques au sens de savoir qui dé termine les conduites humaines en tant que
telles, la physique et ses é mules sont des sciences poé tiques qui ré sultent d’une activité intelligente
et volontaire œ uvrant sur le monde qui nous entoure de maniè re à le modifier, à le transformer, à
le mé tamorphoser. Il n’y a pas - sauf abus de mots - de physique pure, de recherche physique
exclusivement thé orique : la thé orie physique inclut de soi une construction de l’esprit qui faç onne
en quelque maniè re le donné et qui en constitue le monde où il prend une forme accessible à la
pensé e. La thé orie et la pratique - dans la signification ordinaire du terme - sont indivisibles.
Tous les concepts fondamentaux de la physique se dé finissent ainsi d’une maniè re
opé rationnelle : « Si vous voulez connaître l’essentiel de la mé thode scientifique, n’é coutez pas ce
que le savant pourra vous dire, observez ce qu’il fait », dé clare justement Einstein. Comme le
souligne Bridgman dans sa Logic of Modern Physics, il n’est pas un seul concept de physique qui ne
soit lié à une sé rie d’opé rations effectué es sur un substrat maté riel. La notion de longueur est
typique à cet é gard : il est impossible de la dé finir sans recourir à un é talon concret fabriqué par
l’homme. De mê me, la notion de tempé rature ne peut se dé finir sans recourir au thermomè tre.

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L’objet et l’instrument constituent une unité . Et l’instrument, qu’il soit maté riel comme un cadran
ou intellectuel comme un systè me d’é quations, est une œ uvre de l’esprit. Binet, l’inventeur des tests
de mesure de l’intelligence, le notait dé jà , il y a longtemps : « L’intelligence, c’est tout simplement
ce qu’atteignent mes calculs. »
Le savant moderne ne fabrique pas seulement des mesures et des lacets mathé matiques
capables d’emprisonner les phé nomè nes sensibles qui leur prê tent avec complaisance leurs aspects
quantifiables. La dé marche d’ensemble de sa pensé e est commandé e par la construction d’un
modè le intellectuel - toujours axé sur la mathé matisation - de l’objet concret qu’il tente de
connaître. Mais, vu l’absence de frontiè res fixes entre le sujet et l’objet dans l’acte mê me de la
pensé e physico-mathé matique, le savant oscillera sans cesse entre la construction d’un modè le ré el
et celle d’un modè le nominal, toutes deux aussi impossibles l’une que l’autre.
Le savant de tendance expé rimentaliste essayera de dessiner un modè le qui soit le reflet aussi
exact que possible de la vé ritable structure du ré el et qui puisse ê tre retraduit dans un langage
adapté à l’univers sensible où nous vivons. Mais si scrupuleuse que soit son intention, il ne pourra
jamais ré duire la part d’artifices que comporte sa mé thode. Son modè le se rapprochera sans doute
de l’image que nous avons du monde grâ ce au ré alisme des mots dont le langage courant est lesté .
Mais qui pourra garantir que le modè le intelligible est conforme à la ré alité alors que celle-ci n’est
perç ue que par les sens ? L’adaequatio rei et intellectus qui dé finit la vé rité ne sera jamais
qu’hypothé tique puisqu’il s’agit de rendre conformes l’un à l’autre deux domaines du ré el
radicalement diffé rents. La « vé rité » du modè le ainsi é laboré se tirera des ré sultats
expé rimentaux que l’on tire des hypothè ses formulé es. Elle n’est toutefois qu’une « vé rité »
pré caire puisque rien ne prouve qu’un autre modè le n’aurait pas aussi bien « sauvé » les aspects
observables de la ré alité .
Le savant dont la tournure d’esprit est plus mathé matique se propose de mettre
systé matiquement en ordre par leur mathé matisation inté grale les donné es de l’expé rience. Il
é laborera un modè le qu’il est impossible de retranscrire dans le langage que nous utilisons
couramment pour exprimer les perceptions que nous avons du monde et qui exclut toute
repré sentation concrè te de la ré alité . L’atome en ce cas ne sera jamais qu’un systè me d’é quations.
Il est é vident qu’une telle tendance é quivaut pratiquement à l’abandon de la notion d’objectivité .
Celle-ci est remplacé e par la cohé rence et par la rigueur de la systé matisation. La physique
mathé matique est un langage cré é par l’homme qui nous ré vè le l’existence d’un monde
scientifique dont les relations avec notre monde familier sont aussi distendues que possible. « La
physique moderne a é té forcé e, é crit Eddington, de reconnaître qu’il existe un abîme entre le
monde exté rieur tel qu’il apparaît dans l’histoire familiè re de notre perception et le monde exté rieur
qui pré sente ses messages à la porte de notre esprit. Pour cette raison, l’histoire scientifique n’est
plus un rafistolage de l’histoire familiè re, mais elle suit ses propres voies. Il n’y a rien, dans les
descriptions du monde physique que nous acceptons, qui doive son accè s au fait que nous possé dons
un sens de la couleur. Tout ce que nous affirmons peut ê tre vé rifié par une personne aveugle aux
couleurs...»
Un é vé nement est donc physique lorsqu’il est dé crit en termes physiques, dans le langage
logico-mathé matique propre à la physique et dans les formes symboliques que la physique manie.
Or ces symboles sont de toute é vidence des signes artificiels, inventé s pour dé signer un ensemble
de facteurs dont l’unité dé pend de la seule raison qui la fait et l’instaure. Ainsi le symbole T tient-il
lieu tout ensemble de la chaleur existentiellement saisie dans tel objet dé terminé , des appareils de
mesure qui l’appré hendent, des « thé ories » concré tisé es dans ces instruments et de tous les
é lé ments adventices qui interviennent dans le processus de mensuration. Ce symbole se combine
avec d’autres symboles qui repré sentent d’autres facteurs, dans des groupes d’é quations. Ainsi
s’é difient des constructions de signes, et de signes de signes, où le symbole tient lieu de l’objet
dé fini, exactement comme l’œ uvre d’art tient lieu de l’objet qu’elle repré sente. A la limite, le signe
a complè tement absorbé la chose signifié e. Le modè le mathé matique qui met en œ uvre
l’ensemble des signes se suffit à lui-mê me dans l’accord et la cohé rence de toutes ses parties.
Dans le cas du modè le ré el, le problè me de la correspondance à la ré alité ne peut jamais
recevoir de solution. Dans le cas du modè le nominal, il n’a pas davantage de solution à ce problè me
parce que le problè me n’est plus posé .
Il ne peut en ê tre autrement. Dè s que l’on construit un modè le, qu’il soit ré el ou nominal,
on se place dans la perspective de la connaissance poé tique où le sujet ne peut atteindre dans l’objet
que les constructions qu’il en effectue sur la base d’expé riences limité es aux aspects mesurables

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des phé nomè nes sensibles exactement comme l’artiste n’atteint en l’objet de son art que l’idé e
factice et maté rialisé e en une œ uvre, qu’il s’en est fait. La comparaison du modè le avec la ré alité
est infaisable puisque la ré alité n’est jamais perç ue directement comme telle.
Comme l’é crit Einstein, « les concepts physiques sont des cré ations libres de l’esprit humain
et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement dé terminé s par le monde exté rieur. Dans
l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui
essaie de comprendre le mé canisme d’une montre fermé e. Il voit le cadran et les aiguilles en
mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingé nieux, il
pourra se former quelque image du mé canisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu il observe,
mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera
jamais en é tat de comparer son image avec le mé canisme ré el, et il ne peut mê me pas se
repré senter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison.»
C’est pourquoi la nouvelle science physique n’est pas et ne peut pas ê tre, en dé pit des
aspirations des savants eux-mê mes, une connaissance spé culative de l’univers. Par une pente fatale,
inscrite dans sa structure é pisté mologique mê me, dans les opé rations et les manipulations de
l’expé rience qui lui sont inexorablement connexes, elle est entraîné e vers ce qu’on appelle
aujourd’hui « la pratique » et qui n’est, ainsi que nous l’avons longuement é tabli, qu’un savoir
poé tique, transformateur de la matiè re, combiné avec un dé sir plus ou moins larvé , plus ou moins
vé hé ment, de maîtrise du monde, auquel l’intention de connaissance spé culative se subordonne.
Il est clair que les savants cherchent à connaître l’univers du mesurable d’une maniè re
dé sinté ressé e et qu’ils restent, pour la plupart, indiffé rents aux ré sultats pratiques de leurs
investigations. Mais autre chose est l’é tat d’esprit du savant, autre chose est la mé thode qu’il adopte
et qui le contraint, à peine d’é chec, dans des voies que sa mentalité ré cuse. On pourrait mê me dire
que la passion de la vé rité qui anime le savant est pré cisé ment ce qui incline la science qu’il é difie
à la transformation du monde. La curiosité intellectuelle qui le meut le force, é tant donné son point
de dé part qui est de connaître le phé nomè ne sensible en renonç ant dé libé ré ment à l’é clairage
mé taphysique, à dé couvrir un mode de savoir nouveau, qui é tait resté en tout cas en friche
jusqu’alors sans sortir de la brousse de l’empirisme artisanal, et dont le nom vé ritable est technique.
La mé thode n’est scientifique que si elle applique rigoureusement ses rè gles, et la science nouvelle
ne peut, en appliquant les sciences, qu’amorcer le grand mouvement de cré ation d’un monde
nouveau (distinct de l’univers familier et, s’il n’est contenu par la raison mé taphysique et morale,
hostile à cet univers) qui caracté rise l’â ge moderne. Le Discours de la Mé thode n’est pas la charte
de la science moderne au sens spé culatif du terme, mais de cet amalgame indissociable d’intention
scientifique et de technique que nous appelons « science ».
Dans sa biographie d’Einstein, Philip Frank note que le grand titre de gloire de l’illustre
savant est d’ avoir dé duit la fameuse loi E = mc2 du principe de relativité , mais il ne le fait
qu’aprè s avoir signalé les applications pratiques de la formule parmi lesquelles se situe en bonne
place la bombe atomique. « Les spé culations, en apparence les plus dé taché es de tout souci
utilitaire, de la science pure, souligne é galement Louis de Broglie, ne tardent guè re à se dé velopper
en applications pratiques. » De fait, il n’existe pas une seule thé orie physique qui ne soit articulé e,
d’une maniè re intrinsè que et en quelque sorte organique, à l’effectuation dans l’existence
maté rielle ou mentale, d’une œ uvre quelconque qui se prolonge le plus souvent en ré alisations
utilitaires. Une thé orie qui se ré vé lerait incapable d’expliquer les faits scientifiques, d’é veiller la
cré ativité de l’esprit et de susciter des inventions en tissant le filet des hypothè ses et des relations
mathé matiques qui lui servent à capter la ré alité mesurable des phé nomè nes, serait sté rile et
aussitôt abandonné e par le savant. Toute thé orie doit ê tre vé rifié e, c’est-à -dire soumise à une
sé rie d’é preuves qui la montrent capable de « faire du vrai », de produire quelque chose qui puisse
ê tre contrôlé . Il faut tenir fermement à cette é vidence - mé connue à un point inimaginable - que la
science physique ne nous dit jamais de la ré alité ce qu’elle est, mais ce qu’elle devient lorsque le
savant la manipule.
La vé rité physique n’est donc jamais vé rité spé culative. Elle est vé rité pratique ou plus
exactement, vé rité poé tique. Le savant ne ressemble pas au philosophe. Il est la ré plique
supé rieure et perfectionné e de l’artisan ou de l’artiste au sens le plus universel du mot. La vé rité
qu’il dé couvre ne consiste pas à connaître d’une maniè re conforme à ce qui est, mais à produire un
modè le - une œ uvre - qui ré ponde aux rè gles qui gouvernent les mensurations qu’il opè re dans les
phé nomè nes sensibles. Si l’on dé finit l’art comme l’exacte dé termination rationnelle des choses à

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faire, la science moderne en son arché type physico-mathé matique est un art au sens le plus strict du
terme. Elle est, comme le dit Aristote de la technè , une hexis tis meta logou alè thous poiè tikè , «
une disposition poé tique de l’esprit qu’accompagne un discours vrai ».

Dans son vocabulaire scolastique si pré cis, Jean de Saint-Thomas dira « Proprie enim
intellectus practicus est mensurativus operis faciendi et regulativus. Et sic ejus veritas non est penes
esse, sed penes id quod deberet esse juxta regulam et mensuram talis rei regulandae. » Le savant
n’atteint à la vé rité que s’il sait produire une œ uvre, un modè le qui ré ponde à sa fin : mesurer
l’aspect quantitatif des phé nomè nes, comme l’artisan n’y atteint à son tour que s’il sait produire une
œ uvre : une maison qui soit habitable, un couteau qui puisse tailler. La vé rité n’est ici -
ré pé tons-le sans nous lasser, mais aussi dans l’appré hension de n’ê tre pas entendu, tant le pré jugé
est tenace - que vé rité pratique ou poé tique[8]. Quoi qu’il pré tende, son savoir lui donne pouvoir
sur la nature, non seulement parce que ce pouvoir est la seule preuve qu’il puisse ré ellement avancer
de la vé rité de son savoir, lequel s’en trouve immé diatement coloré d’un caractè re pratique et
poé tique, mais parce que ce pouvoir est incorporé dans la structure mê me de son savoir la science
physique bâ tit un monde dont l’homme est le maître comme l’artiste est le maître de son œ uvre.
C’est ce qu’a gé né ralement exprimé , en termes aussi nets que possible, le fondateur de la
mé decine expé rimentale : « Dans les sciences d’expé rimentation, l’homme observe, mais de plus il
agit sur la matiè re, en analyse les proprié té s, et provoque à son profit l’apparition de phé nomè nes,
qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature
n’avait pas encore ré alisé es. A l’aide de ces sciences expé rimentales actives, l’homme devient un
inventeur de phé nomè nes, un vé ritable contremaître de la cré ation ; et l’on ne saurait, sous ce
rapport, assigner de limites à la puissance qu’il peut acqué rir sur la nature, par les progrè s futurs des
sciences expé rimentales. »
Jacques Maritain a dé celé admirablement « la parenté si frappante » qui unit « la physique
moderne et ses dé couvertes les plus gé niales » à « la cré ation artistique », mais peut-ê tre n’en
a-t-il pas suffisamment mis en relief la cause : la dissolution des liens qui unissaient l’homme à
l’univers et à Dieu obligeait l’homme à cré er un monde nouveau dont il serait à lui seul la mesure
et qui devait ê tre le vrai monde, celui auquel son savoir flambant neuf, dé barrassé des limites que
lui imposaient la mé taphysique et la morale traditionnelles, allait s’ajuster. Seulement, ce monde-là ,
le savant le considé rait toujours - et le considè re encore, s’il n’y prend garde - dans l’optique de la
vieille philosophie de la nature ostracisé e pour son impuissance à saisir les essences dont l’univers
physique foisonne et pour son abdication devant l’ontologie et la thé ologie. Autrement dit, la science
nouvelle, en occupant la place de la philosophie de la nature pé rimé e, inepte et inapte à dé couvrir
les secrets de la matiè re, reprenait à son compte l’aspiration à ê tre la vé ritable explication du ré el
et à dé voiler la structure intime des choses.
Cette pré tention n’a cessé , depuis Galilé e, d’animer la physique moderne et, en particulier,
la plupart de ceux qui mesurent la vé rité au succè s qu’elle remporte. C’est ainsi qu’en dé pit des
avertissements des connaisseurs, tel Poincaré , sur l’incapacité des thé ories physico-mathé matiques
à nous « ré vé ler la vé ritable nature des choses », tel Eddington sur la recherche scientifique qui «
ne conduit pas à la connaissance de la nature intrinsè que des choses », tel encore Claude Bernard sur
« la foi aveugle dans les thé ories, qui n’est au fond qu’une superstition scientifique », un R.P. Rideau
n’hé sitera pas à dé clarer, dans un beau zè le d’ouverture de la foi au monde de la matiè re, que la
thé orie physique contemporaine, « bien au-delà des rapports superficiels et empiriques, atteint peu
à peu l’essence mê me des choses ». On pourrait citer d’autres exemples, innombrables,
particuliè rement dans un clergé avide de s’allier au communisme dans l’œ uvre de conquê te des
masses, c’est-à -dire de la quantité . Ce clergé fré tille d’admiration devant la « science » à la porté e
de tous, et qu’il ne connaît gé né ralement que de seconde ou de troisiè me main.
La physique moderne s’é rige ainsi en science spé culaire. Elle prend la place de la
philosophie spé culative de la nature. Elle renonce à ê tre seulement spé cifié e par son objet la
quantité , car la quantité renvoie à la substance corporelle dont elle est le premier accident, et la
substance corporelle renvoie par sa contingence à un absolu mé taphysique dont la nouvelle science
devrait alors reconnaître la juridiction. En cherchant alors son objet, elle s’aperç oit que le fait
scientifique est une synthè se de symboles, de lois et de thé ories qui ré sultent de l’activité
constructrice de l’esprit. Elle ne trouve dans le fait, baptisé ré alité , que ce qu’elle y met. En
mathé matisant la ré alité mesuré e, elle bâ tit quelque chose à sa place. « Lorsque Regnault faisait

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une expé rience, é crit Duhem, il avait des faits devant les yeux, il observait des phé nomè nes ; mais
ce qu’il nous a transmis de cette expé rience, ce n’est pas le ré cit des faits observé s, ce sont des
symboles abstraits que les thé ories admises lui ont permis de substituer aux documents concrets qu’il
avait recueillis. Ce que Regnault fait, c’est ce que fait né cessairement tout physicien
expé rimentateur ; voilà pourquoi nous pouvons é noncer ce principe dont la suite de cet é crit
dé veloppera les consé quences : Une expé rience de physique est l’observation pré cise d’un groupe
de phé nomè nes accompagné e de L’ INTERPRÉTATION de ces phé nomè ne s; cette
interpré tation substitue aux donné es concrè tes, ré ellement recueillies par l’observation, des
repré sentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des thé ories admises par
l’observateur. » - « Voilà pourquoi, complè te d’autre part Louis de Broglie, la dé couverte
expé rimentale, au moins dans la science affiné e de nos jours, a pour condition l’activité cré atrice
de notre pensé e et possè de par là mê me les caractè res d’une invention. » Nous sommes ici au
cœ ur mê me de notre sujet : la tentation romantico-idé aliste que subit le savoir nouveau et à
laquelle il succombe infailliblement dè s qu’il pré tend remplacer la philosophie, devenir comme elle
une connaissance spé culative du ré el et atteindre l’ê tre mê me des choses. Si l’on dé finit
l’idé alisme comme la doctrine qui ramè ne toute existence à la pensé e et pose l’ê tre non pas
comme une ré alité indé pendante pourvue d’une existence et d’une essence propres, mais comme
exclusivement relatif à l’esprit et si l’on pré tend que la physique parvient à saisir la nature intime
des choses, on est immé diatement acculé à cette conclusion é norme, bouleversante, que l’ê tre
physique est l’ê tre mê me de la pensé e et que celle-ci engendre le monde scientifique - « le vrai
monde » qui supplantera bientôt le monde familier et quotidien - à la faç on d’un dé miurge ou d’un
dieu. Si la physique est une science spé culative qui porte sur l’essence des choses, c’est parce qu’elle
enfante cette essence et la pose dans l’existence comme fille de ses œ uvres. Selon la formule de
Kant, « la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-mê me d’aprè s ses propres plans ».
L’univers de la science, qui se proclame univers ré el, est donc celui que l’homme construit
par un labeur incessant dont les ré sultats s’ajoutent les uns aux autres dans la ligne d’un progrè s sans
fin de son intelligence cré atrice. A l’univers « naturel » de l’animalité succè de l’univers « ré el » de
la rationalité . La pensé e engendre l’objet de la pensé e et l’homme devient, au sens le plus
rigoureux, le plus fort et le plus exact du terme, « mesure de toutes choses » pour celles qui sont,
mesure de ce qu’elles sont, pour celles qui ne sont pas, mesure de ce qu’elles ne sont pas. C’est
Protagoras qui a raison. La sophistique n’est plus dé sormais, grâ ce à la science, la falsification de la
vé rité , elle est la vé rité . Il n’y a d’ê tre que par la libre dé cision de l’homme. Il n’y a d’univers que
parce que l’homme, par la science, est devenu Promé thé e. « La grande leç on philosophique de la
thé orie d’Einstein, glose Lé on Brunschvicg, c’est une conception gé né rale de la mesure... Einstein
a su orienter la dé finition de la mesure vers la ré alité à mesurer et dé finir cette ré alité en fonction
mê me de l’instrument de mesure. » Dé sormais, l’homme sait que « le temps naît du moment où il
est mesuré », et que « l’espace, loin d’ê tre anté rieur à la mesure, naît de la mesure ». Il n’y a plus
de « choses en soi », de « natures », de « formes substantielles » indé pendantes de l’esprit humain,
comme le croient les aristoté liciens attardé s dans l’infantilisme, mais des phé nomè nes ou la raison
introduit sa propre mesure et ses propres lois, engendrant ainsi l’univers de la science dont l’univers
quotidien n’est mê me pas la promesse, mais simplement l’attente passive, l’indé termination qui
reç oit la dé termination de l’esprit, la matiè re amorphe que la pensé e de Promé thé e, industrieux et
artiste, fait accé der à la forme.
« Ce n’est pas ce que les faits ont d’objectif qui inté resse la science, renché rira Édouard Le
Roy, un des pè res du modernisme et du progressisme chré tiens, c’est ce qu’ils ont d’artificiel... Le
« donné » de la pensé e scientifique n’est pas la ré alité immé diate, mais la repré sentation positive
que nous en avons formé e. Substituer à cette derniè re une nouvelle repré sentation qui soit l’œ uvre
de notre seule raison, voilà le problè me à ré soudre. Rejeter le psychique trop fuyant, le concret
impé né trable à nos regards logiques, le corporel relatif à nos besoins infé rieurs, telle est
l’é puration subtile qui ré sulte, pour nos idé es, de la cristallisation scientifique... Inté grer le monde
à l’esprit, ré soudre sché matiquement l’univers en une hié rarchie de moments logiques, é tablir une
image de la nature par la seule activité du Moi et parvenir de la sorte à ne dé pendre que de
soi-mê me dans l’œ uvre de la connaissance, c’est le programme et l’ambition de la Science... Son but
suprê me est la ré duction totale de l’univers à l’esprit... La vé rité scientifique ne consiste pas en un
dé calque scrupuleux d’une matiè re donné e : elle est la cohé rence de l’esprit, elle est le succè s
grandissant de notre conquê te du monde. La vé rité scientifique, en un mot, ressemble au bien
moral : on ne la reç oit pas du dehors, on la pratique et on la fait. »

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On comprend qu’en ré flé chissant sur sa science et en se convainquant qu’elle est capable
d’é treindre la ré alité ultime des choses, le savant n’y dé couvre que le monde des symboles qu’il a
cré é s, se persuade alors de l’artifex qu’il est et s’enferme dans un idé alisme constructif où l’ê tre
visé dans le phé nomè ne n’est autre que l’ê tre produit par la pensé e. La nouvelle physique, si elle
se proclame dé tentrice des clefs spé culatives qui forcent les secrets de l’univers, ne peut pas pousser
jusqu’à sa plus extrê me consé quence le caractè re poé tique qui affecte tout idé alisme cohé rent :
s’il n’y a pas d’au-delà de la pensé e, comme l’idé alisme l’affirme avec superbe, l’ê tre miré par le
physicien est l’ê tre fabriqué par lui. La pré sence est la progé niture de la repré sentation et l’univers
scientifique l’expression ontologique de son idé e gé né ratrice.
Tel est le monde de la science lorsque le savant refuse, implicitement ou explicitement, la
compé tence de la mé taphysique et qu’ignorant l’ivresse que lui communiquent ses dé couvertes, il
glisse pas à pas dans la dé mesure. On aura beau dire, beau faire, ce monde-là est celui qui s’impose
de plus en plus aux savants et à l’humanité dont ils sont de plus en plus les conseillers, dans toute la
proportion, qui est é norme, où la mé taphysique et la morale de la mesure ont perdu leur cré dit. La
propension d’une science qui rejette cette mé taphysique et cette morale comme dé passé es est
infailliblement de s’é riger en philosophie « promé thé enne », en rè gle des mœ urs, autrement dit, de
faire graviter toutes choses autour des exigences de la subjectivité humaine prise comme absolue,
quitte à confé rer à cette subjectivité les rallonges de la socialisation universelle et de la divinisation
comme le propose Teilhard avec modestie.
Pour ne s’ê tre pas avoué e sobrement et vé ridiquement connaissance poé tique de l’aspect
mesurable, en tant que mesurable, des phé nomè nes ; pour ne s’ê tre pas borné e à ê tre ce qu’elle
est la science du premier accident de substances corporelles sur 1equel se greffent les autres, sans
jamais toutefois atteindre l’immuable nature des choses sauf d’une maniè re indirecte ou oblique en
tant que l’accident est concrè tement insé parable de la substance elle-mê me ; pour n’ avoir pas
reconnu que l’information et la transformation des choses (que les mesures, les appareils et les
machines qu’elle invente lui permettent) sont de ce fait assujettis à l’ordre mé taphysique de l’univers
et à la mesure qui doit caracté riser moralement toute activité humaine ; pour avoir outrepassé les
limites de sa structure é pisté mologique, la science nouvelle allait, d’une part, mé tamorphoser la
nature et, de l’autre, troubler les esprits jusqu’au vertige.
Nous ne parlerons guè re ici des prodigieuses transformations que la science nouvelle a fait
subir à ce qu’on appelait jadis encore la nature, à l’environnement humain, au milieu où l’homme
demeure, où il reste ce qu’il est. « C’est un lieu commun que d’affirmer aujourd’hui, disions-nous
ailleurs, que le rapport de l’homme avec la nature est complè tement inversé . L’homme moderne ne
suit plus la nature comme son ancê tre grec, il ne s’é prouve plus comme un é lé ment naturel d’un
monde naturel cré é et racheté par Dieu à la maniè re de son aï eul chré tien, il ne domine mê me
plus la nature en lui obé issant comme le prescrivait son pré cepteur Bacon. L’homme moderne est
parvenu au point exact où son exploitation de la nature transforme la nature en son contraire, en un
milieu artificiel qui refoule progressive-ment la nature hors de la sphè re humaine. Il n’est pas
exagé ré de pré tendre qu’entre l’homme et la nature tend aujourd’hui à s’instaurer une absence de
relations aussi radicale que possible. Le rapport familier, intime, charnel de l’homme avec la nature
que la civilisation paysanne de l’Europe a connue pendant des millé naires, ré gresse constamment.
Dé jà au dé but de ce siè cle, Ramuz constatait que le paysan est en train de mourir. »
Il n’est pas douteux que la science nouvelle n’ait fortement contribué à sa mort. Car la
physique et ses satellites ne consistent pas seulement à construire une architecture d’ê tres de raison
en lieu et place de la ré alité sensible, mais à bâ tir un monde qui est uniquement la cré ation de
l’homme et qui se substitue à la nature exilé e ou ré duite à l’é tat d’esclave par le technocrate. Le
paysan, lui, ne cré e rien. Il s’é prouve accordé à la nature, enraciné en sa ré alité , en continuité
avec elle, et il l’amè ne par son activité à la perfection de sa forme qu’il humanise. Son milieu de vie
garde ainsi les caracté ristiques de la nature la stabilité , le rythme, l’harmonie qui dominent tout de
mê me ses violences et ses colè res, sinon elle serait invivable et reç oit en mê me temps un visage
humain.
Cette « grande convenance et amitié » entre le paysan et la nature, comme dit Montaigne, ce
pacte nuptial multimillé naire a é té rompu au bé né fice - ou au malé fice - d’appareils de prothè se
et d’artifices que la science produit sans lassitude. La ville moderne, cré ation spectaculaire de la
science et de la technique, engendre un type d’homme iné dit dans l’histoire, qui prend pour de la
liberté la rupture de ses liens avec la nature et avec le principe mysté rieux de celle-ci, et qui ne
reç oit ses limites que du dehors, d’un ré seau prolifé rant de lois et de rè glements qui le mé canisent

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et des contraintes sociales (plutôt socialisantes) dont il porte bé né volement l’avilissant fardeau. On
comprend alors que, dans ce monde urbain dé pourvu de pré sences, fait de repré sentations figé es,
où l’homme ne rencontre que l’idé e infatué e qu’il a de son empire sur les choses, le Dieu
transcendant du paysan « né olithique » dont Teilhard de Chardin se gausse et dont il veut exorciser la
persistante influence au cœ ur du christianisme, fasse piè tre figure, soit considé ré comme incongru
et doive cé der la place au « dieu de l’En-Avant », projection des exigences d’un type humain né de
la science qui l’a nanti du pouvoir de modifier indé finiment son milieu et, par là , de se faire pour
ainsi dire indé finiment soi-mê me, parce que la mé tamorphose de son environnement entraîne la
science, et ré ciproquement, dans une dialectique sans terme concevable.
En ce sens, le marxisme, qui trouve son terrain d’é lection dans la Mé galopolis
contemporaine et dans la socié té de masses a fait preuve d’un flair indé niable en fondant son
idé ologie sur le maté rialisme dit « scientifique », en vouant la classe paysanne à l’extermination ou
en ré duisant ses membres à la condition d’ouvriers agricoles. Axé sur la conquê te du monde,
fanatiquement athé e, opiniâ tre en son dessein d’extirper les moindres racines qui pourraient rappeler
à l’homme sa condition humaine et sa dé pendance à l’é gard de l’Absolu, le marxisme s’est lancé
dans la ré volution permanente parce que les rejetons de ce qu’il hait repoussent sans cesse et, à ce
titre, il a dû lier son sort à la science qui « renouvelle la face de la terre » lorsqu’elle est abandonné e
à elle-mê me. Il est astreint à parasiter la science, à en dé velopper à l’extrê me l’artificialisme et à
en é tendre l’influence sur les nouvelles structures sociales qu’il cré e. Le totalitarisme de la praxis
marxiste (qui est une poiè sis sous un autre nom) ré pond, par sa volonté de substituer les cré ations
de l’homme à la Cré ation de Dieu, au totalitarisme de la science qui, pour s’ê tre dé taché e de la
mé taphysique et de la morale, ne connaît plus de limites à l’expansion de sa structure
é pisté mologique qui la condamne à la transformation de l’univers et de l’homme.
On ramè ne souvent le problè me de la maîtrise que la science possè de sur les choses à celui
de l’ambiguï té de cette maîtrise, branché e à la fois sur la promesse d’un avenir merveilleux et sur la
sombre perspective d’une puissance destructive effarante. « Toute augmentation de notre pouvoir
d’action sur la nature augmente né cessairement notre pouvoir de nuire », é crit Louis de Broglie, et
l’homme, ayant su « montrer la force de son intelligence dans l’œ uvre de la science », doit
maintenant, « s’il veut survivre à ses propres succè s, montrer la sagesse de sa volonté . » De tels
propos, qui se couronnent souvent d’un appel facile au « beau risque » que l’humanité doit
dé sormais courir, ou d’une adjuration pathé tique au fameux « supplé ment d’â me » que propose
vainement Bergson, nous paraissent bien acadé miques.
Le problè me n’est pas le bon ou le mauvais usage que nous pouvons faire de la science, ou
s’il l’est, c’est trè s superficiellement. Il se situe exactement dans l’incapacité où se trouve l’homme
moderne, dans la mesure où il a brisé ses attaches traditionnelles et s’immerge dans la socié té
urbaine de masses, de s’apercevoir de cette ambivalence et de pouvoir la dirimer. L’ê tre humain a
toujours exercé une action sur la nature parce qu’il la dé passe autant qu’il en fait partie. Toute la
civilisation consiste pré cisé ment dans un effort constamment renouvelé et pré caire, pour donner à
la nature un visage humain, pour la domestiquer, la rendre habitable, en faire la demeure où l’homme
puisse devenir ce qu’il est et transmettre son œ uvre à ses descendants. L’homme des socié té s
paysannes traditionnelles ou des cité s qui en prolongent les cadences et en avivent le mouvement sait
d’instinct, avant tout raisonnement, avant tout discours et toute exhortation morale, que son
amé nagement de la nature a des bornes qu’il ne peut dé passer sans dommage. Parce que les
peupliers ne grimpent pas indé finiment vers le ciel mê me si l’on parvenait à é tirer leurs branches, il
pense que la mesure est la reine de toutes choses. La nature n’ é tant pas son œ uvre à lui ni la
cré ation de ses mains ni celle de son esprit, il devine qu’elle opposera tôt ou tard une ré sistance à ses
desseins qui, franchie, se retournera contre lui. Se sachant dé pendant des dieux ou de Dieu, comme la
nature elle-mê me, son souci d’agencer la nature ne va jamais que jusqu’à un certain point au-delà
duquel surgît l’horreur du sacrilè ge.
Tout cela est vé cu beaucoup plus que pensé en lui. Du reste, le frein qu’il fait jouer, le non
qu’il profè re silencieusement lorsque la tentation de la dé mesure dans la possession de la nature
l’é treint, sont consé cutifs à une tendance orienté e dans un autre sens, à un oui clairement et
fortement articulé , jaillissant dans des profondeurs de son ê tre, qui affirme l’existence d’une loi
supé rieure à tout savoir et à toute technique, à toute volonté arbitraire : mê me les dieux sont
soumis à la Moï ra chez Homè re et leurs caprices apparents rentrent dans la norme qui confè re à
chaque ê tre, quel qu’il soit, un lot inalié nable dans l’univers.
Les Grecs, qui ont inventé l’outil mathé matique de la science moderne, auraient pu - on l’a

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remarqué mille fois - dé couvrir la connaissance poé tique et la dilater en possession du monde. Ils ne
l’ont pas fait, tout simplement parce que leurs pré occupations é taient ailleurs et que, leurs â mes
tourné es vers la contemplation, ils ne plaç aient pas seulement la mesure dans les choses mesurables,
mais en eux-mê mes.
Le problè me de la maîtrise de l’homme sur la nature et de ses limites a donc dé jà é té
ré solu. Il n’est pas iné dit dans l’histoire humaine. Ce qui ne s’est jamais vu, c’est la conviction,
ré pandue par des millions de voix, proclamé e par les é lites, mê me religieuses, mê me chré tiennes,
que l’homme par la science, par la science seule, a franchi une é tape dé cisive de son histoire et qu’il
est dé sormais virtuellement maître de soi comme de l’univers. Ce qui est nouveau, c’est
pré cisé ment cette ré solution d’é tablir toute connaissance, quelle qu’elle soit, et toute activité ,
fût-elle à premiè re vue ré fractaire à ce dessein, sur le socle apparemment iné branlable, ou d’aprè s
le patron d’une validité spé cieusement proclamé e universelle, de la science telle que l’esprit
moderne l’a dé finie et hissé e au suprê me degré du savoir. Rien ne peut davantage acculer
l’intelligence et donc l’animal raisonnable à la mort.
Cette pré tention, de plus en plus dogmatique, de moins en moins soumise à l’é preuve de la
critique, est aujourd’hui si communé ment ré pandue qu’elle constitue l’indubitable premier et
majusculaire de toute dé marche intellectuelle ou spirituelle, de toute action en quelque domaine que
ce soit. Le comportement mental de « l’homme du passé » é tait secrè tement ou consciemment ré gi
par l’é vidence mé taphysique du principe d’identité , loi suprê me du ré el, du sens commun comme
de la pensé e pure. Toutes les conduites de « l’homme moderne » sont gouverné es par le primat
inconditionnel de la Science, dont la physique mathé matique est le modè le tant par sa mé thode que
par ses triomphes, et justifiables de la dé cision du savant qui les concerne. Elles sont suspendues à
l’é vidence premiè re du succè s remporté par les concepts opé rationnels mis en œ uvre et par les
constructions que la pensé e scientifique a é laboré es. Elles sont jaugé es selon un modè le qui a fait
ses preuves dans des secteurs voisins et qu’il suffira d’ajuster au cas en cause pour qu’il trouve une
heureuse issue. De mê me qu’une œ uvre d’art est dite ré ussie lorsqu’elle est conforme aux rè gles
qui la font bonne en son ordre, une conduite sera ré ussie et dé claré e parfaite lorsqu’elle
correspondra aux mé thodes scientifiques qui lui impriment son é lan et la font bonne dans son
espè ce. La science est reine et nous sommes entré s dans une è re de scientisme.
Marcellin Berthelot avait dé jà remarqué que « les sciences expé rimentales cré ent leur
objet » et que « les ê tres artificiels qu’elles cré ent, existent au mê me titre, avec la mê me stabilité
que les ê tres naturels », à cette ré serve prè s que « le jeu des forces, né cessaires pour leur donner
naissance, ne s’est pas rencontré dans la nature ». Connaissant exactement « le sens et le jeu des
forces é ternelles et immuables qui pré sident dans la nature aux mé tamorphoses de la matiè re...,
nous devenons les maîtres du mé canisme naturel et nous le faisons fonctionner à notre gré ». Cette
mé thode - cette connaissance poé tique, dirions-nous - qui ré sout chaque jour les problè mes du
monde maté riel et industriel, est la seule qui puisse ré soudre et qui ré soudra tôt ou tard tous les
autres problè mes fondamentaux... « La puissance qu’elle donne à l’homme sur le monde et sur
lui-mê me est sa plus solide garantie. » Aussi « la science ré clame-t-elle aujourd’hui. à la fois la
direction maté rielle et la direction morale des socié té s. » - « Elle mé tamorphose l’humanité , à la
fois en amé liorant la condition maté rielle des individus, si humbles et si misé rables qu’ils soient ;
en dé veloppant leur intelligence ; en dé truisant à mesure les organismes é conomiques transitoires
qui les oppriment, et auxquels on avait pré tendu les enchaîner; enfin et surtout, en imprimant dans
toutes les consciences la conviction morale de la solidarité universelle et le devoir impé ratif de la
justice. La science domine tout : elle rend seule des services dé finitifs. Nul homme, nulle institution
dé sormais n’auront une autorité durable, s’ils ne se conforment à ses enseignements. » Son é tude,
excluant du monde « l’intervention de toute volonté particuliè re, c’est-à -dire l’é lé ment surnaturel
et la mé taphysique », il est dé sormais possible de concevoir que l’humanité est perpé tuellement en
é tat de croissance et que « la somme du bien va toujours en augmentant à mesure que la somme de
vé rité augmente et que l’ignorance diminue dans l’humanité ». La notion de science et celle de
progrè s sont indissolublement lié es. « L’esprit scientifique ne s’arrê te jamais ; il va toujours de
l’avant et il excite une activité sans cesse plus intense dans les intelligences et les industries ; il a
commencé dé jà à transformer et il transformera avec une vitesse croissante la ré partition des
richesses et la figure des socié té s humaines. » Ainsi, la science é mancipatrice et directrice se
dirige-t-elle infailliblement vers la cré ation d’un type d’homme idé al qui se concré tisera peu à peu
dans l’existence. « Quiconque a goûté de ce fruit ne saurait plus s’en dé tacher. » - « Tous les esprits
ré flé chis sont ainsi gagné s sans retour, à mesure que s’efface la trace des vieux pré jugé s, et il se

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constitue dans les ré gions les plus hautes de l’humanité un ensemble de convictions qui ne seront
plus jamais renversé es. »
Vers la mê me é poque, lors de la cé lé bration du centenaire de la Ré volution, une socié taire
de la Comé die franç aise, costumé e en dé esse Raison, s’adressait à la foule massé e dans le thé â tre
en ces termes lyriques : « Homme qui, par moi, deviens Dieu ! »
Renan ne fera qu’orchestrer ce thè me de l’autodivinisation de l’homme par la science ou celui
de la Raison dont le seul paradigme est humain. Cette Raison est, par la Science, cœ xtensive à la
totalité du ré el. Se retrouvant en toutes choses, elle s’é prouve causa sui et se dé ifie. Le moment est
venu où selon la formule de L’ Avenir de la Science, « la connaissance é galera le monde, et où, le
sujet et l’objet é tant identifié s, Dieu sera complet ». Ce n’est plus la divinité qui condescend à
l’humanité , c’est l’humanité qui se sublime en divinité , point Omé ga de la science.
Les textes à cet é gard sont nets : « Savoir, c’est imiter Dieu. » - « La science est donc ma
religion. » - « Les choses intellectuelles sont toutes é galement saintes. » - « Ma religion, c’est
toujours le progrè s de la raison, c’est-à -dire de la science », é crit encore Renan en 1890.
Les origines du scientisme et de la religion de la science sont claires. Renan, une fois de plus,
a vu juste : « Le grand progrè s de la ré flexion moderne a é té de substituer la caté gorie du devenir
à la caté gorie de l’ê tre. La conception du relatif à la conception de l’absolu, le mouvement à
l’immobilité . » La grande crise du christianisme qui commence à la Renaissance et qui n’est pas
encore terminé e, le discré dit des thé ologies scolastiques, le dé clin de la mé taphysique et la
disparition du sens de la mesure ont tari en l’homme l’acte spé cifique de son intelligence :
l’abstraction des essences intelligibles immanentes aux ré alité s de l’univers sensible où il est, de
naissance et par nature, corporellement et intellectuellement plongé .
On en revient toujours là , à cette explication simple, aussi simple qu’une loi physique : si
l’intelligence humaine est incapable de saisir ce qui est, c’est-à -dire les dé terminations profondes
qui persistent en deç à de toute modification superficielle et qui font que la chose ne peut ê tre autre
que ce qu’elle est, il ne reste plus alors devant elle, en dehors d’elle, et fonciè rement inabordable,
impé né trable par elle, que le phé nomè ne sensible dont elle se construira une repré sentation qui
tentera de le capter et de s’y ajuster aussi adé quatement que possible, sinon de se substituer à sa
ré alité fluente.
Mais comme il est rigoureusement impossible à un appareil qui serait exclusivement
intellectuel de rejoindre l’expé rience sensible comme telle, l’idé e que la raison se fait de celle-ci
devra se lester de ce qui se rapproche le plus du sensible, sans la faire sortir de son immanence, à
savoir l’imaginaire. La raison pourra se figurer que la science n’est que le dé ploiement de son
é nergie cré atrice et qu’elle atteint le ré el en atteignant le rationnel dont elle est la mè re, il reste que
ce rationalisme ne peut s’accomplir pleinement qu’en recourant en secret aux puissances de
l’imagination. La raison, dans son acte d’insubordination à l’é gard de l’ê tre est acculé e à tirer tout
d’elle-mê me. Comme sa faculté cré atrice est limité e à la forme à imprimer dans une matiè re
quelconque pré existante, à la maniè re de l’artiste, ainsi que nous l’avons vu plus haut, il lui faut
faire appel aux ressources de la faculté imaginative dans son effort pour se rapprocher de l’objet
concret. Une repré sentation concrè te construite par l’activité de l’esprit n’ est autre en effet qu’une
image. C’est la dé finition qu’en donne tout bon dictionnaire philosophique. Kant a trè s bien vu à cet
é gard que les caté gories de l’entendement ne peuvent ê tre directement appliqué es aux objets
d’expé rience. Pour jeter un pont entre la raison et la sensation, il faut une activité intermé diaire
qu’il appelle « sché matisme transcendantal » : l’imagination produit des « schè mes », des
repré sentations mentales intermé diaires entre l’esprit et l’intuition sensible, dans le cadre desquelles
viennent se ranger nos perceptions.
« Penser, c’est donc sché matiser », é crit Goblot, car « nous n’avons pas d’autre moyen de
comprendre les choses que de les reconstruire d’aprè s des vues thé oriques. » S’il en est ainsi, penser,
c’est imaginer. L’acte de la raison et l’acte de l’imagination se confondent.
De fait, il en est ainsi dans la science physico-mathé matique. Pour atteindre l’aspect
mesurable, en tant que mesurable, des phé nomè nes sensibles, il faut imaginer des mesures, des
appareils, des machines, des symboles, des signes, des modè les, des thé ories qui sont des
repré sentations mentales, des ê tres de raison qui n’existent que dans l’intelligence qui les forme,
mais qui se prolongent en repré sentations concrè tes de la ré alité physique, autrement dit en images
dè s que l’on veut dé passer le pur formalisme mathé matique et reprendre contact avec l’expé rience
qui a donné le branle au processus scientifique d’explication. Le mesurable est pré cisé ment le lieu
d’é lection de l’imagination. Il est impossible de mesurer sans imaginer. « Une grandeur, é crit

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justement Duhem, n’est point simplement dé finie par un nombre abstrait, mais par un nombre joint à
la connaissance concrè te d’un é talon. » Cette connaissance concrè te est le fruit d’une cré ation de
l’esprit et ré pond donc adé quatement à la dé finition de l’image. Le physicien qui admet l’existence
d’une ré alité physique indé pendante de l’observateur ne peut pas ne pas user de son imagination
pour s’en rapprocher.
L’immense difficulté où s’enlise la microphysique contemporaine est, comme le note Louis
de Broglie, qu’elle entraîne « un abandon complet des repré sentations concrè tes de la ré alité
physique à trè s petite é chelle ». Elle tend ainsi « à abandonner la notion mê me d’objectivité .
L’atome n’est plus qu’un systè me d’é quations, a dit un jour un thé oricien qualifié . C’est là un
point de vue qui, poussé à l’extrê me, irait rejoindre l’idé alisme... » Mais outre que cette
conception recè le bon nombre de contradictions (par exemple « on repousse les images concrè tes et
on se sert constamment de conceptions tiré es de ces images, telles que position d’un corpuscule,
quantité de mouvement, etc., conceptions dont notre esprit ne peut se passer »), le formalisme
ultramathé matique de la microphysique actuelle aboutit à é riger les cré ations de l’esprit que sont
les symboles en principes d’explication des phé nomè nes qu’ils absorbent en quelque sorte. Or, si
abstrait en apparence que soit un symbole, il reste le produit de l’imagination. Le symbole P de la
pression, dans la loi de Mariotte par exemple, implique un acte de l’imagination qui rassemble en lui
des thé ories, des instruments, des artifices de mensuration, etc. Il en est de mê me de tous les
symboles utilisé s dans les é quations. Si l’on admet avec Heisenberg que les formules
mathé matiques de la microphysique ne repré sentent plus les corpuscules, mais la connaissance que
nous en avons, et que l’idé alisme est ainsi la philosophie qui lui est immanente, on retrouvera
l’imagination à l’œ uvre dans tous les signes qui figurent dans les é quations. Du reste, l’idé alisme
est la philosophie par excellence de l’imagination puisqu’il assigne à l’intelligence comme objet non
point la pré sence de l’ê tre, mais la repré sentation que s’en forge l’esprit. A moins de verser dans
1’acosmisme radical, la repré sentation de l’univers concret sera elle-mê me concrè te et, comme
telle, œ uvre de l’imagination rationnelle.
De toute maniè re, à plus ou moins fortes doses, l’imagination est partout pré sente dans la
physique et dans les sciences qui calquent sur elle leur allure. Ce n’est pas que les entité s imaginé es
ou imaginaires employé es ne correspondent à rien : le mesurable est une ré alité , sans ê tre la
ré alité essentielle des choses. Mais elles oscillent et ne peuvent que balancer sans cesse entre un
mouvement qui les rapproche de l’expé rience sensible et un mouvement qui les attire, en sens
inverse, vers la raison. Nous retrouvons ici, sous un autre point de vue, le roulis qui agite la physique
contemporaine et dont nous avons parlé plus haut. Il est clair qu’il s’agit, dans la plupart des cas,
d’une question de plus ou de moins. Le physicien est contraint de vé rifier les ré sultats de son
enquê te au contact de l’expé rience. Il ne peut s’installer à demeure dans « ce monde d’ombres »
que tissent ses é quations. Il doit retrouver le monde quotidien sous sa formalité mesurable qui est
propre à son savoir et qui ne peut se passer de l’imagination.

Aussi longtemps que le savant ne franchit pas les bornes du mesurable qui dé terminent l’objet
de son savoir, la mé thode qu’il utilise pour tourner l’obstacle que dressent devant lui le rejet ou
l’oubli de la philosophie de l’ê tre et l’option dé libé ré e pour le devenir qui caracté rise l’univers
sensible, s’adapte à la ré alité . Il n’y a pas d’autre moyen de saisir les phé nomè nes sensibles
toujours changeants et, comme tels, insaisissables que de les soumettre à la mesure, La chaleur des
corps varie sans cesse et son appré ciation par les sens davantage encore. Pour l’atteindre, il faut
imaginer un appareil qui la mesure selon la hauteur d’une ligne de mercure dans un tube de verre.
Pour en comprendre ce que le physicien appelle « la nature » et qui n’est en aucune faç on son
essence, son « ê tre en soi », mais sa repré sentation mentale, il faut imaginer un modè le dit « ré el »,
où les atomes s’entrechoquent et où la chaleur se dé finit par le nombre que dé termine cette agitation
ou bien encore imaginer un modè le dit « nominal » de Fourier où la chaleur se dé finit plus
gé omé triquement par les surfaces du corps et par des coefficients mathé matiques, mais qui reste
tributaire de la repré sentation mentale concrè te en dé pit de son caractè re plus abstrait puisqu’il doit
faire intervenir un aspect concret du corps : la finesse de son poli. De toute faç on, l’imagination
scientifique se trouve en derniè re analyse soumise à l’aspect mesurable de la ré alité pris en tant que
mesurable. Elle est dompté e. Elle ne s’é vade pas à l’aventure hors du ré el.
Mais ce qui fait la force de la science en fait aussi la faiblesse (comme, du reste, de la
philosophie de la nature dans un autre plan, et de tout ce qui est humain). Dè s que la science se
libè re de son objet propre - nous disons bien de son objet propre : le mesurable en tant que mesurable

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- les constructions de l’imagination qui font partie inté grante de sa structure é pisté mologique et du
type de connaissance poé tique qu’elle incarne se dé tachent de la ré alité dont elles sont la
repré sentation, ne sont plus ré glé es par des dé terminations indé pendantes de leur architecture
mentale, envahissent l’esprit tout entier et l’univers. C’est le moment de ré pé ter le mot de Pascal,
qui s’y connaissait en la matiè re, sur « l’imagination, maîtresse d’erreur, d’autant plus qu’elle ne
l’est pas toujours ». L’imagination é mancipé e entraîne dans son sillage la raison et l’ê tre, objet de
l’intelligence. Une nouvelle mé taphysique, qui n’ose pas dire son nom - et dont le scientisme du
siè cle est l’esquisse -, une nouvelle morale - à l’usage de ceux qui n’en ont plus ou qui n’en ont pas
mais qui doivent feindre d’en avoir une - remplacent alors la mé taphysique issue du sens commun et
la morale greffé e sur la mesure propre à la condition de l’homme que la tradition de l’humanité a
é laboré es et que l’Occident a porté es à son point de perfection.
Il faut redire ici ce que nous avons dé jà longuement exposé plus haut, parce que rien n’est
plus mé connu : le vide creusé par l’é viction de la mé taphysique et de la morale a d’autant plus
induit la science nouvelle à se proclamer connaissance exhaustive de la nature que la volonté de
puissance qui travaille tout homme se trouvait dé chaîné e par ce changement capital de l’histoire
humaine. La distance qui sé pare la maîtrise des phé nomè nes mesurables, en tant que mesurables,
par la physique, et celle de la nature mê me des choses dont l’aspect quantitatif est concrè tement
insé parable, fut d’autant plus vite franchie que la science avait é vincé la philosophie de la nature et
avait occupé la place, sans se soucier de ses propres limites. Le sens des limites est essentiellement
philosophique et relè ve de la sagesse : sapientis est ordinare.
Il en est ré sulté un dé sé quilibre dans l’ordre du savoir dont les tentatives de classification
des sciences depuis Descartes jusqu’à Comte et la brutale ré duction opé ré e par le scientisme au
profit d’un seul type de connaissance ne donnent qu’une lointaine idé e. La dé sorganisation de la
hié rarchie du savoir n’est d’ailleurs que le reflet de la dé sorganisation de la hié rarchie de nos
faculté s et celle-ci la consé quence du bouleversement opé ré dans la hié rarchie de l’ê tre par
l’intrusion de la science moderne avec sa pré tention totalitaire, larvé e ou avé ré e selon le
tempé rament du savant. Une physique qui aurait capté par ses mensurations et ses repré sentations le
devenir des choses en sachant ce qu’ elle faisait et en occupant sa place propre dans l’ensemble du
savoir humain, aurait dû admettre l’existence d’essences immuables dont les lois qu’elle dé couvre
dans la succession des phé nomè nes sont par ailleurs l’indice. Mais une physique dont l’expansion
est mé taphysique ne peut concevoir l’univers et tout ce qu il renferme que sous l’aspect unique et
exclusif d’un devenir dont elle se rend maître par ses opé rations. Elle est ainsi contrainte de
valoriser - sans le dire et en la camouflant en raison - l’imagination au dé triment des autres faculté s.
Celle-ci s’enfle à la dimension mê me du savoir universel que la science nouvelle veut ê tre. Elle
englobe l’univers dans le fantastique filet de repré sentations et de perspectives qu’elle tisse
inlassablement.
Une fois qu’on a compris que le devenir ne peut ê tre saisi que par l’imagination parce que la
simple perception sensible ne l’atteint qu’en son moment pré sent et que l’intelligence le dé passe au
bé né fice de son objet propre : l’ê tre, on a compris du coup la plus importante des consé quences
que la science moderne a dé clenché es dans l’esprit humain en sortant hors de ses gonds : si tout est
devenir, tout est imaginaire, tout est fictif tout est l’œ uvre de l’homme. Le propre de l’homme est de
se faire une image de lui-mê me et de se faire, dans un progrè s perpé tuel, dans un dé passement
continu de soi. L’homme est un animal fabricateur de chimè res qui se ré alisent et qui le ré alisent
dans une dialectique qui n’a pas de fin ou, si elle en a une, qui ne peut ê tre que son apothé ose
toujours renouvelé e. Mundus est fabula, le monde est une fable raconté e par le savant.
Tel est le nouveau scientisme qui s’est fait jour à travers l’é laboration, depuis la Renaissance
jusqu’au XXè me siè cle, de son prototype : la science donne à l’homme le moyen de dé passer
l’homme et d’accé der au surhumain en ré alisant dans le devenir l’image qu’il se fait du monde et de
lui-mê me et en la perfectionnant toujours. Il n’y a aucun arrê t dans cette é volution. L’é volution est
la loi suprê me de l’univers et de l’humanité qu’elle entraîne vers le meilleur, car l’homme est le seul
animal qui puisse se repré senter l’avenir du monde et le sien propre, c’est-à -dire les imaginer. Ce
schè me est ascendant et progressif. Il est le seul possible puisque le progrè s indé niable d’un moyen
indissociable de sa fin, d’une connaissance indé pendante de l’ê tre et fabricatrice de son objet, ne
peut pas ê tre ré gression, sauf en apparence, et selon une perspective statique pé rimé e. Le monde
est l’avenir du monde. L’homme est l’avenir de l’homme. A l’encontre de l’ancien scientisme pour
qui la perspective de l’avenir n’é tait encore qu’un idé al, pour le nouveau scientisme, elle est une
é vidence, quelque chose qui est vu en image, mais qui se trouve ê tre dé jà ré alisé par le fait

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mê me, au sens le plus fort du mot.

Toute l’affreuse histoire, atroce et deformée,


Sur l’horizon désert fuit comme une fumée.
Les temps sont venus...

Le temps du romantisme scientifique est venu.

Si l’on dé finit le romantisme comme un dé sé quilibre, comme une dé sorganisation de


l’esprit humain, le primat du devenir et la pré cellence de l’imagination, pé né tré e ou non de
rationalité « scientifique », sur l’intelligence, dé valorisé e pour pé ché de soumission à l’ê tre, sont
surabondamment romantiques. Le romantisme est, selon le mot profond de Gœ the, une maladie, un
renversement de la hié rarchie organique des faculté s propres au composé humain, une ré volution
qui invertit leurs relations mutuelles. A cet é gard, et sans le moindre paradoxe, la science moderne
est de fond en comble romantique lorsqu’elle s’abandonne à elle-mê me et qu’elle n’est pas purifié e
de ses dé mons originels par le bon sens et par la mé taphysique implicite du savant.
Ce n’est tout de mê me pas par hasard que le savant est aujourd’hui considé ré comme un
mage par la plupart des hommes et qu’il exerce à leurs yeux une fonction naguè re encore attribué e
par Hugo au poè te. Ce n’est pas davantage par hasard que des expressions telles que « miracles »,
« merveilles », « prodiges » de la science sont aujourd’hui monnaie courante. Mê me si l’on tient
compte de l’inflation du langage à l’é poque actuelle, ces formules té moignent d’un é tat d’esprit
que l’impact de l’imagination scientifique a provoqué dans l’imagination de nos contemporains. Le
savant est nanti d’un pouvoir occulte. Il a le pouvoir de saisir ce qui est caché aux autres hommes.
Ayant le savoir, il a le pouvoir et, possé dant ce dernier, il est capable de pré voir l’avenir puisqu’il
peut le faire. Il dé tient la premiè re place dans la socié té moderne d’où il a é vincé le prê tre et, s’il
ne l’occupe pas, c’est en raison d’une injustice qui se perpé tue indûment et qu’il importe d’é liminer.
Il est capable de donner satisfaction à toutes les aspirations de l’homme, pourvu qu’on lui en accorde
le temps et les moyens.
Nous ne sommes encore qu’au « matin des magiciens ». Une mutation inouï e est en train de
s’opé rer dans les cerveaux scientifiques, qui, de proche en proche, va gagner l’espè ce humaine tout
entiè re. Nous assistons à une accé lé ration progressive, dans le monde entier, des faculté s mentales,
correspondant d’ailleurs à celle des faculté s physiques. Le phé nomè ne est si net que le docteur
Sydney Pressey, de l’Université d’Ohio, vient d’é tablir un plan pour l’instruction des enfants
pré coces, susceptibles, selon lui, de fournir trois cent mille hautes intelligences par an... D’autre part,
quand les principes de la science seront propagé s de faç on massive dans tous les pays, quand il y
aura cinquante ou cent fois plus de chercheurs, la multiplication des idé es nouvelles, leur
fé condation mutuelle, leurs rapprochements multiplié s, produiront le mê me effet qu’une
augmentation du nombre des gé nies... Au sein d’un catholicisme ouvert à la ré flexion scientifique,
Teilhard de Chardin a lui aussi affirmé qu’il croyait « en une dé rive capable de nous entraîner vers
quelque forme d’Ultra-Humain ».
Le nom de Teilhard revient sans cesse sous la plume des savants et des é crivains qui
influencent l’opinion publique par les moyens publicitaires dont ils disposent et qui visent
dé libé ré ment à transformer la science en anthroposophie et en thé osophie, souvent assaisonné es
de sexologie et de collectivisme. Il suffit de parcourir, avec les pré cautions d’usage, les é crits de
Haldane, de sir Julian Huxley, de Henri Laborit, de Jacques Dartan, de Jacques Bergier, de Louis
Pauwels, et tutti quanti, et de feuilleter la revue Planè te, sans parler, bien entendu, de ces articles
scintillants de toutes les verroteries d’une « science » de troisiè me digestion, dus à des
ecclé siastiques : la faveur et l’aveuglement ingé nu ou niais de leurs supé rieurs les ont hissé s à des
postes où ils diffusent la foi chré tienne selon les plus sûres mé thodes des propagandes idé ologiques.
Ils ré pandent ainsi les pires insanité s, pourvu qu’elles leur servent et que le public soit disposé à les
accueillir.
Des laï cs leur font pendant avec des connaissances philosophiques et religieuses qui les
classeraient, en dé pit de toute leur science, parmi les dé biles mentaux, en des temps moins
infortuné s que le nôtre où un battage publicitaire et caricatural de l’Évangile transforme allè grement
les derniers en premiers. C’est assuré ment le cas de M. Leprince-Ringuet. Son titre de chef de file
des Intellectuels catholiques franç ais, sans compter les honneurs dont il est couvert - au pluriel ! au

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pluriel comme disait Pé guy - vaut la peine qu’on s’y arrê te un instant.
Voici quatre dé cennies, le Dictionnaire apologé tique de la foi catholique se contentait de
montrer, à l’usage de ses lecteurs, la « compossibilité » de la science et de la foi, leur situation dans
des plans diffé rents du ré el et la vanité de toute tentative de les opposer l’une à l’autre. Il
é numé rait les noms d’une foule de savants qui n’hé sitaient pas à subordonner leur science à un
savoir supé rieur qui s’appelle la Ré vé lation chré tienne.
L’apologé tique nouvelle, pareille à la mé decine moqué e par Moliè re - et qui dilatera la
rate de nos petits-enfants si sa platitude leur a laissé quelque esprit - a changé tout cela. Elle ne
prend aucun dé tour pour faire cautionner la religion par la Science, la Science majeure, majestueuse
et majusculaire. Comme une telle Divinité ne peut avoir pour siè ge qu’un cerveau de savant en route
vers l’hyperhominisation chè re à Teilhard, nous voyons nos Tertulliens du XXè me siè cle se
pré cipiter à la recherche d’un catholique de renom qui daignerait autoriser la religion chré tienne à
occuper une petite place dans un coin de son esprit encombré de connaissances gé niales

Dures grenades entrouvertes


Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Eclatés de leurs découvertes !

Les vrais savants n’inclinent guè re à l’histrionisme. Ils fuient les tré teaux. Aussi nos
« dé fenseurs » contemporains de la foi - il faudrait dire nos « offenseurs » - retombent-ils toujours
sur les mê mes greluchons de la gloire que dispense gé né reusement le monde à ceux qui se plient à
ses injonctions. Dans cette mascarade, M. Leprince-Ringuet se dé tache. Il ne lui suffit pas d’ê tre un
physicien honnê te - je l’imagine du moins - il lui faut ê tre un Pè re de l’Église-en-voie-de-mutation,
il lui faut dé verser les bé né dictions de la science - de sa science! - sur la religion nouvelle conforme
à « l’esprit » de Vatican II. On le rencontre partout. Sa pensé e é videmment adulte condescend
mê me à instruire les jeunes, les tout-jeunes catholiques franç ais de Club Inter. On ne connaît pas
homme plus « ouvert aux problè mes de son é poque ». Le « grand cerveau souriant » comme disent
nos bons Pè res sans la moindre frivolité , est une cahute balayé e par tous les vents du siè cle. Et il ne
s’enrhume jamais.
Si je suis si sé vè re envers M. Leprince-Ringuet, c’est qu’il repré sente le type, parfait à force
de pureté , du savant dont la fatuité s’est incorporé e à ce point à l’ê tre qu’elle ne s’aperç oit plus
elle-mê me. On peut ê tre poseur, plastronneur, gobeur. C’est humain. Mais ne plus s’en aviser, ê tre
tellement empê tré dans sa suffisance qu’on devient incapable de mesurer la dose d’ostentation qu’on
doit projeter pour é blouir le monde, est assuré ment le propre du mé diocre. Le frein de l’intelligence
jouait encore naguè re chez l’intellectuel vaniteux. Le souci mê me de mé nager ses effets l’incitait à
la modé ration dans l’amour-propre. M. Leprince-Ringuet n’a plus de ces maniè res
pré cautionneuses. Il est le modè le de ces savants sans modestie dont je vois depuis un demi-siè cle
la horde envahir les Faculté s, les Acadé mies, les Instituts, les compagnies de tout genre, et d’autant
plus ignorants dans tous les vastes domaines où ils tranchent qu’ ils se sont taillé dans un secteur
é troit du savoir une place qui correspond moins à leur compé tence qu’à leur art de faire illusion.
Depuis que les compagnies sont devenues peuple, il ne suffit pas d’ ê tre savant pour ê tre
docte et docteur.
Il faut aussi flatter. A partir du XVIIIè me siè cle, les groupements d’ intellectuels ont
pré tendu ré genter le monde et l’ arrivisme s’ est dé chaîné au dé triment de l’ intelligence. Les
savants ont mé prisé cette foire d’ empoigne. Les mé diocres y ont vu l’ occasion sans pareille de
transformer à bon compte leur intelligence en gé nie, par la simple application de recettes et
d’ expé dients que leur fré quentation assidue des clans, clubs et chapelles dé veloppe au plus haut
degré . Le savoir et le caractè re n’ ont plus guè re d’ affinité s. De leur sé paration est né le
« pontife » qui trône avec d’ autant plus d’ ostentation dans le monde qu’ il a moins de
personnalité . Perpé tuellement en scè ne comme un acteur qui pré tendrait mimer tous les
personnages qu’ il n’ est pas, son ê tre est dé voré par le paraître.
On ne se figure pas jusqu’ à quel point cette dé mangeaison de paraître sé vit chez les
« intellectuels » depuis que l’ art de gouverner les peuples a é té é vincé au profit de la Science et
de la Technique associé es, seuls instruments qui soient de la politique lorsque les communauté s

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naturelles et leurs chefs traditionnellement admis ne jouent plus aucun rôle dans la vie sociale.
Ajoutons à cela le primat de la connaissance poé tique propre à un savoir qui, dé bordant au-delà de
ses limites, fait presque toujours basculer les tê tes savantes dans la passion de tout connaître et de
tout diriger. Dans le vocabulaire net et sans bavures de l’ Ecole, nous dirions que la Science devenue
univoque s’ est mué e en un immense maré cage aux eaux é tales où croassent toutes les grenouilles
qui veulent ê tre aussi grosses que le bœ uf.
M. Leprince-Ringuet en est l’ insupportable exemple.
Selon lui, « il y a le pôle scientifique qui est universel et qui n’a pas de barriè res », et « le pôle
humain » avec tous ses particularismes, ses fractionnements, ses divisions, notamment religieuses, qui
est de toute é vidence infé rieur au premier et dont l’attraction s’affaiblit à mesure que la science
progresse. La plupart des problè mes religieux seront é liminé s « dans cent ans » lorsqu’ « on
connaîtra mieux certains mé canismes de l’ê tre humain ». L’é minent physicien, juché au sommet de
sa pyramide scientifique comme Dieu le Pè re sur le Sinaï , consent toutefois à faire une exception :
« L’amour é vangé lique restera ».
Mais attention, il ne s’agit pas de l’Evangile, de tout l’Évangile ! Il s’agit de « l’esprit de
l’Évangile », « esprit d’amour et de fraternité », qui ignore à son tour Dieu et les frontiè res et qui
rejoint l’universalité de la Science. Le savant catholique d’aujourd’hui ne peut plus admettre « les
formules doctrinales » de la foi. Il balance dans la superstition le prologue de l’Évangile de saint Jean,
sans parler des miracles qu’il passe dé daigneusemeut sous silence, ni de la Ré surrection de
Notre-Seigneur que sa superbe ignore. « Des Évangiles en gé né ral » ne demeure que l’amour de
l’humanité . Les vé rité s dogmatiques ont « quelque chose d’irré el » et constituent « des problè mes
pour lesquels nous n’avons pas toujours, nous scientifiques chré tiens, de positions parfaitement
dé finies. » - « Tout cela est en é volution » et M. Leprince-Ringuet trouve que « c’est é patant d’ê tre
dans ce monde en é volution. » - « L’Eglise catholique s’en aperç oit actuellement fort bien et c’est
trè s heureux. » - « La science vous laisse la liberté de penser » ce que vous en voulez, jusqu’au
moment où son progrè s en dé cidera autrement.
Quintessence du scientisme le plus é tincelant des feux conjugué s de l’outrecuidance et de la
niaiserie, la « pensé e » de M. Leprince-Ringuet, si l’on peut encore employer ce mot, tombe sous le
coup du diagnostic que formulait Etienne Gilson dans Christianisme et Philosophie : « L’un des maux
les plus graves dont souffre aujourd’hui le catholicisme, particuliè rement en France c’est que les
catholiques n’y sont plus assez fiers de leur foi... Au lieu de dire en toute simplicité ce que nous
devons à notre Église et à notre foi, au lieu de montrer ce qu’elles nous apportent et que nous
n’ aurions pas sans elles, nous croyons de bonne politique, ou de bonne tactique, dans l’inté rê t de
l’Église mê me, de faire comme si, aprè s tout, nous ne nous distinguions en rien des autres. Quel est
le plus grand é loge que beaucoup d’entre nous puissent espé rer ? Le plus grand que puisse leur
donner le monde : c’est un catholique, mais il est vraiment trè s bien ; on ne croirait pas qu’il l’est. »
Ce n’est peut-ê tre pas assez dire. Naguè re encore, le catholique qui mendiait l’approbation
du monde dissimulait autant que possible sa qualité de catholique.
Maintenant il l’exhibe, mais en vidant son catholicisme de toute sa substance et en n’en
laissant que la surface exté rieure, tourné e pré cisé ment vers le monde et dont il ravive sans cesse
l’é clat factice,
Le monde est humanitaire ? Rien de plus humanitaire que le christianisme ! Le monde adore
Éros ? Mais la sexualité fait partie de l’ordre humain et donc de l’ordre chré tien : nous en mettons
partout ! Le monde devient socialiste, collectiviste, communiste ? Personne ne l’est plus que nous !
Entre Kossyguine et Mao, notre choix est fait ! Le monde ne croit plus qu’à la Science et à la
Technique ? Mais nous aussi, et bien davantage ! Nous ré pudions tout christianisme pré galilé en.
Saint Thomas, Aristote ? Allons donc ! C’est Teilhard qu’il nous faut ! A un monde en é volution
nous proposons un catholicisme en é volution. Toutes les exigences du monde, notre foi les assume,
les comble, sans exception. Le Christ est le fond mê me de la subjectivité . Le Moi est Dieu. Le Nous
est Dieu. L’univers est Dieu. Comment le christianisme et le monde ne s accorderaient-ils pas entre
eux ? Ils sont identiques. La science a é liminé de la foi toutes les aberrations philosophiques et
thé ologiques issues de la naï veté et de l’ignorance humaines. Il faut tout de mê me que les
responsables de la barque de Pierre se rendent compte une fois pour toutes et à jamais qu’un M.
Leprince-Ringuet ne peut plus s’accommoder d’un christianisme de Fatima ! Une humanité
scientifiquement formé e et informé e, où les petits et grands Leprince-Ringuet vont pulluler en vertu
de la loi du progrè s, ne peut davantage adhé rer à un Credo qui date de Nicé e, que diable ! Le
Christianisme n’a plus à nous sauver. La science suffit à cet é gard. Nous avons toutefois à sauver

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l’essence du christianisme, en la passant au crible du savoir scientifique afin de satisfaire ce goût du


" religieux " qui nous travaille encore et qui nous fait espé rer d’ê tre un jour comme des dieux. Ce
qui en reste, Teilhard l’a magnifiquement nommé Mé tachristianisme. Les é pousailles de cette foi,
purgé e de son obscurantisme, et de la science nous ouvrent un avenir radieux.
C’est exactement le contraire de ce que l’Église a toujours enseigné : « Le progrè s des
sciences et le succè s à é viter ou ré futer les erreurs misé rables de notre é poque, é crivait Pie XI,
pertinemment cité par Etienne Gilson encore, dé pendent entiè rement de notre adhé sion intime aux
vé rité s ré vé lé es que l’Église nous enseigne... C’est en s’appuyant sur ces vé rité s que de vrais et
sages catholiques ont pu cultiver en sûreté les sciences, les exposer, les rendre utiles et certaines.
C’est ce qu’il est impossible d’obtenir à moins que la raison humaine, mê me à l’inté rieur de ses
limites et poursuivant l’é tude de ces vé rité s, qu’elle peut atteindre par ses propres forces et
faculté s, ne ré vè re suprê mement, comme il convient, la lumiè re infaillible et incré é e de l’intellect
divin, qui brille merveilleusement de toutes parts dans la ré vé lation chré tienne. Bien qu’en effet ces
disciplines se fondent sur leurs principes propres tels que la raison les connaît, il faut pourtant que les
catholiques qui les cultivent aient devant les yeux la ré vé lation divine comme une é toile
conductrice. »
La stella rectrix proposé e aux catholiques d’aujourd’hui n’est plus la Ré vé lation : c’est « le
grand cerveau souriant » de Leprince-Ringuet. Qu’on en soit arrivé là dans l’Église est l’indice que
la plus haute faculté de l’homme est atteinte en sa racine. La foi chancelle parce que l’intelligence
vacille et la raison branle parce qu’elle est privé e de sa nourriture naturelle et qu’elle se contente des
succé dané s que la creuse idole de la fausse science lui dispense inlassablement pour calmer sa
boulimie.
Ces produits de remplacement abondent. Une vé ritable industrie s’ est constitué e qui les
diffuse partout.
J’avoue qu’il m’a fallu surmonter bien des nausé es a lire cette litté rature auprè s de laquelle
les miasmes de la « science-fiction » sont de suaves senteurs. La dé composition de l’esprit, le
pourrissement de la sensibilité qui se manifestent en ce domaine sont des phé nomè nes qui
atteignent la diffé rence spé cifique de l’homme et provoquent en lui la pire des dé ché ances la
dé gradation camouflé e en promotion. Mais, comme disait Bloy, quand on veut ê tre vidangeur, il
faut avoir le nez solide.
Lorsque le mathé maticien allemand Gotthard proclame crâ nement, par exemple, que les
mathé matiques actuelles vont nous permettre « de voyager en quelque sorte par-dessus l’espace » et
qu’un autre avance, avec la mê me intré pidité que « pour devenir bon mathé maticien cré ateur, il
faut commencer par avoir une forte né vrose », on est fixé . Si l’on ajoute le texte suivant d’un certain
Arthur C. Clarke, on est cloué : « Puisque la structure seule importe, l’esprit et l’intelligence ne
peuvent-ils exister et travailler sans le truchement de la matiè re ? Ne peuvent-ils exister dans le
rapport entre de pures entité s comme les circuits é lectroniques et les paquets de radiations ? Ainsi
l’intelligence, qui s’est formé e dans les interactions de la matiè re, et qui a utilisé la matiè re comme
vé hicule pendant si longtemps pourrait un jour s’en arracher comme le papillon de sa chrysalide. Et
comme le papillon volant vers le ciel d’é té , l’intelligence peut s’é lancer vers des expé riences dont
l’ordre serait sans commune mesure avec celui de ses anciennes mé tamorphoses. » Dé cidé ment, qui
fait la bê te, fait l’ange.
Un biologiste franç ais, M. Morand, inventeur, parait-il, des tranquillisants - il en avait bien
besoin - é crit froidement que cette mutation de l’humanité a eu des pré cé dents sporadiques : « Les
mutants se nommè rent, entre autres, Mahomet, Confucius, Jé sus-Christ...» La mutation est
dé sormais collective, ajoute-t-il. Une Conscience universelle, é videmment majusculaire, est en train
de naître, de l’é clatement des cerveaux particuliers sans doute. Le vieux rê ve de Marx : l’individu
s’identifiant à l’Espè ce, repris et orchestré par Mounier dans sa « philosophie » personnaliste et
communautaire à l’usage des catholiques é blouis par la Parousie de l’Humanité dont ils
contemplent la vision en leur tê te, est en train de s’achever sous nos yeux. Il est indubitable qu’une «
race supé rieure » s’é labore dans les cornues de l’Histoire. Les gé né ticiens peuvent du reste en
sé lectionner les membres. « La production d’un tel ê tre artificiel » à partir de cellules de personnes
de valeur reconnue é crit sans sourciller Haldane, pourrait ouvrir à l’é volution humaine des
perspectives fantastiques[9]. » -« Il est problable, ajoute-t-il, sans rire, que les grands
mathé maticiens, poè tes ou peintres passeraient trè s utilement leur vie, à partir de cinquante ans, à
é duquer leur propre descendance artificielle. » Les mathé matiques vont d’ailleurs permettre à

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l’homme d’analyser les informations que contient tel ou tel message gé né tique donné [10]. Ainsi,
rê ve un physicien, pourra-t-on non seulement rendre l’humanité plus intelligente mais plus belle. «
Ou trouvera certainement, en alliant le gé nie humain et le pouvoir des grandes machines à calculer,
des formules qui dé finiront la beauté gé né tique. » Les instituts de beauté , les coiffeurs, les
esthé ticiens, etc. devront subir é videmment une reconversion radicale. C’est le moment de rappeler
la ré ponse de Bernard Shaw, cé libataire chevronné , à une jeune fille qui voulait avoir de lui un
enfant qui eût sa beauté à elle et son gé nie à lui : « Et si c’é tait l’inverse, Mademoiselle ? »
Rien n’est plus impossible ni dans le domaine de l’esprit ni dans celui de la matiè re. Alors
que la pensé e primitive é tait monovalente, que la pensé e grecque restait bivalente (l’auteur ajoute
que ces formules « auraient besoin de commentaires », mais passe outre, le lecteur ayant reç u sa dose
de poudre aux yeux), la pensé e scientifique, la pensé e moderne, la pensé e tout court est
infinivalente. « On peut imaginer - bien sûr -, é crit un autre Diafoirus, le bond que fera la
Connaissance quand les langages des mathé matiques, de la physique, de la biologie, de la
psychologie, de la philosophie, ré ussiront à supprimer les barriè res qui leur interdisent de
communiquer dans une grande synthè se d’ensemble ; sans doute, c’est cela que ré alisera
l’Humanité future. Elle parviendra à articuler harmonieusement les diffé rents langages l’un avec
l’autre. Elle aura su franchir l’é tape divisante des simples langages pour passer à l’é tape unifiante
d’un langage des langages. Elle aura su effectuer une gé né ralisation de la Connaissance humaine
vers un savoir plané taire. Elle aura atteint l’é tape de cette « noosphè re » dont Teilhard de Chardin a
si bien su apercevoir les signes avant-coureurs. » Grâ ce à « l’Université permanente », aux
pé riodes de « recyclage » auxquelles on procè de partout (les vieux curé s d’Ars reviennent au
sé minaire pour se faire laver la sé nilité de leur cerveau par des spé cialistes, notamment par des
sexologues diplômé s), grâ ce à une é ducation, un endoctrinement, un bourrage de crâ ne qui ne
cessent pas, c’est l’Humanité tout entiè re qui participe « psychiquement » à l’Évolution.
« Grâ ce à l’information plané tisé e, profè re un autre docteur Paugloss, à peu prè s tous les
groupes humains ont franchi un certain seuil d’humanisation. » Mais grâ ce à une science flambant
neuf, aussi resplendissante que les é toiles Super-novae qui jaillissent dans le ciel des astronomes, la
« sé miotique » gé né ralisé e, un nouveau seuil est franchi : celui de la Super-hominisation de la
conscience individuelle coextensive de la conscience universelle, du moins chez les grands savants et
penseurs contemporains. Nous voyons se profiler derriè re leurs tentatives la ré alité la plus
fantastique qui soit : la Science - en laquelle toutes les connaissances scientifiques se dé passent par
une sorte de poussé e interne, la Science qui totalise toutes les sciences et les englobe en un seul et
mê me langage, celui des machines à cartes perforé es capables non seulement d’inventorier, de
classer et de conserver le savoir humain dans des « armoires magiques », mais aussi de le faire
progresser en travaillant sur des masses nombreuses et complexes de documents et eu y dé couvrant
les rapports simples qui en unissent les é lé ments les plus é loigné s, c’est-à -dire de nouvelles lois
scientifiques.
On peut imaginer dé sormais la machine conduisant une entreprise, une administration, un
peuple, et exerç ant sur la planè te une sorte de gouvernement é lectronique infaillible. Puisque la
science pourra bientôt « produire en abondance, avec de l’eau et de la craie, des aliments pour les
animaux et les hommes, des carburants, des matiè res plastiques », il est clair que la distribution la
plus é quitable pourra s’en faire par le calcul automatique des machines. Alors, prophé tise un savant
bien assis en son fauteuil, « tous les autres problè mes - nous disons bien : tous - pourront ê tre
ré solus ». La « machine é conomique à planifier le dé veloppement des ressources alimentaires du
globe » sera la rallonge de notre conscience devenue ainsi totale elle en recevra et traduira, dans
toutes les langues vernaculaires, les é valuations que l’homme a de ses cré ations. « Elle livrera par le
jeu complexe et subtil de ses courants la meilleure solution logique de ces problè mes humainement
posé s. Et jamais cette solution ne pourra ê tre inhumaine puisque l’homme en aura estimé toutes les
donné es. »
Et voilà pourquoi l’homme est l’avenir de l’homme. Les coups de sonde de la science dans
l’avenir sont innombrables et nous avons dû nous borner. « Un nouveau romantisme un romantisme
cosmique », tissé par la Science d’un bout à l’autre de l’univers et au-delà de toutes les galaxies, «
touche aujourd’hui les consciences ». C’est comme on vous le dit. Les savants que je cite ne dé lirent
pas. Ils sont lucides. La transcendance n’est plus l’attribut de Dieu, mais celui de l’homme qui se
dé passe sans cesse.
S’il est vrai que le romantisme se dé finit par la dé mesure, l’imagination scientifique

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amputé e de son objet (le mesurable en tant que tel qui la charge de ré alité s et qui lui ouvre, dans son
ordre, la perspective d’inventions fé condes) ne connaît plus de bornes.
N’allons pas croire qu’il s’agisse là de cas isolé s. Ce romantisme de la science pé nè tre
partout et jusque dans les milieux les plus ré fractaires à son influence. Depuis la Renaissance, sauf la
brè ve pé riode de classicisme, de santé intellectuelle et spirituelle, d’é quilibre mental, du XVIIè me
siè cle, quand fut atteint ce « point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature »,
dont parle La Bruyè re, nous n’ avons pas cessé d’ê tre en proie à la fiè vre romantique. Le cordon
sanitaire tendu par l’Église catholique n’est plus, et c’est peut-ê tre au sein d’un certain clergé que
cette fureur de l’avenir promis et construit par la science sé vit avec le plus d’intensité .
Lorsqu’on fera la compte de ce que le modernisme et le progressisme, qui sont les rejetons du
culte de la science, auront laissé d’intact dans la foi, que restera-t-il ? La croyance en Dieu et en
Jé sus-Christ, son Fils unique ? C’est peu certain. Elle pré suppose, en effet, la porté e ré aliste de
l’intelligence, la capacité qu’a l’esprit humain de saisir l’ê tre des choses et l’é vidence du principe
d’identité . Notre pensé e ne peut atteindre Dieu, au niveau de la nature s’entend, que si elle est
objective, que si elle atteint des ré alité s qui subsistent indé pendamment de la connaissance qu’elle
en a. Le devenir comme tel est inintelligible. S’appuyer sur lui é quivaut rigoureusement à ne
s’appuyer sur rien. Le devenir sé paré de l’ê tre n’est rien. Il n’existe qu’en imagination.
Dè s lors, quand l’image du devenir chasse la ré alité de l’ê tre hors d’un esprit, on peut ê tre
sûr que cet esprit, ne disposant plus que de sa subjectivité et de ses repré sentations mentales, est mûr
pour l’athé isme. Sans doute cet athé isme ne se dé clare-t-il pas toujours avec virulence. Il n’en
dé bilite pas moins la Foi. Il est en effet impossible à la Foi, sauf miracle permanent, ce qui est
contradictoire, de se maintenir dans l’esprit de l’homme sans les certitudes pré alables de
l’intelligence objective. Ce qui reste d’elle encore, une fois privé e des dé monstrations anté rieures,
implicites ou explicites, de la raison naturelle, c’est une conviction sans objet, une cré ance
subjective : on croit croire en Dieu, on ne croit plus en Dieu. Le romantisme de la science a
paradoxalement provoqué chez les gens d’Église qui en sont frappé s l’apparition d’un type de
religion iné dit dans l’histoire : une religion sans Dieu, où Dieu n’est plus que le pré texte nominal
des dé ferlements de la subjectivité .
La conception de l’Évolution universelle procè de de l’extension à tous les phé nomè nes
sensibles de l’imagination scientifique é mancipé e de toute soumission à la ré alité mesurable en
tant que mesurable et de toute relation aux faits. Son succè s autant que le caractè re religieux qu’elle
revê t s’expliquent par là .
C’est une erreur de penser qu’elle est purement et simplement issue d’une gé né ralisation
lé gitime, nous assure-t-on - de l’é volution restreinte aux phé nomè nes de la vie dont les sciences
biologiques ont dé montré - paraît-il encore - l’existence et la fé condité .
En fait, c’est l’inverse qui est vrai. Comme l’a remarqué Cassirer, le monde de la culture
historique, dont l’é volution est le thè me dominant et que le romantisme se flatte d’avoir dé couvert,
ne s’est dé voilé dans son universelle ampleur qu’à la lumiè re de la philosophie du XVIIIè me
siè cle et de la volonté , propre à 1’Aufklä rung, de tourner le dos à la mé taphysique et à la morale
traditionnelles. C’est le XVIIIè me siè cle, en effet, qui a mis en question les conditions de possibilité
de l’histoire comme il avait mis en question les conditions de possibilité de la physique... Le
romantisme a mé connu ce travail de pionnier dé cisif...»
Il suffit du reste de lire Leibniz, Lessing, Herder, Diderot et tant d’autres encore, pour
s’apercevoir immé diatement que le XVIIIè me siè cle rompt avec le principe d’identité . Pour eux,
l’histoire ne cesse d’enfanter de nouvelles cré atures. Le domaine de l’histoire est celui de la cré ation
perpé tuelle et recouvre la totalité de ce qui existe. La monade leibnizienne confond son ê tre dans
son dynamisme et dans son dé veloppement, lesquels sont insé parables du dynamisme et du
dé veloppement du tout. On peut dé jà dire que l’essence de l’ê tre s’é vapore ici dans la temporalité .
Lessing conç oit la religion comme un plan divin d’é ducation. Il é labore « une thé odicé e de
l’histoire, c’est-à -dire un systè me de justifications qui appré cie la religion non en fonction d’un
ê tre stable donné au commencement des temps, mais en fonction de son devenir et de la finalité de
ce devenir. »
- « L’historique ne s’oppose pas au rationnel : il est la voie de sa ré alisation, le lieu
authentique, le seul lieu, à vrai dire, de son accomplissement... La religion, selon Lessing, est la
manifestation de l’infini dans le fini, de l’é ternel dans le devenir temporel. » Teilhard n’a rien
inventé .
Toute la carriè re de Lamarck, le cré ateur du transformisme appliqué tant aux phé nomè nes

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gé ologiques qu’aux phé nomè nes biologiques, et, à ce double titre, le premier qui ait eu l’idé e de
l’é volution universelle, se dé ploie dans cette atmosphè re surchauffé e, attisé e par la hantise du
changement radical à opé rer dans les mentalité s et dans les mœ urs, survolté e par la Ré volution. Il
importe de souligner fortement, avec Maurice Caullery, que, si la thé orie de Lamarck est trè s
cohé rente, elle ne repose aucunement ni sur des faits ni sur des expé riences. Le point de dé part de
Lamarck est le refus de la notion linné enne de la ré alité absolue de l’espè ce. Pour lui, il n’est que
des individus. Or, comme la stabilité propre à l’espè ce disparaît à ses yeux avec l’espè ce
elle-mê me, comme l’individu n’est objet que de sensations, comme une suite d’individus qui
descendent les uns des autres sans que rien de spé cifique ne les relie, ne peut ê tre qu’imaginé e, il
suit de là que le transformisme lamarkien est une construction et une repré sentation mentales,
anté rieures à toute expé rience et dont l’expé rience reç oit le moule. La preuve de l’é volution par la
transmission des caractè res acquis, loin d’en ê tre une, est une consé quence dé duite du principe de
l’ é volution a priori.
Il en est de mê me de l’origine des espè ces que Darwin explique par la sé lection naturelle. Il
faut d’abord imaginer l’é volution pour affirmer ensuite que la sé lection est capable d’engendrer un
caractè re nouveau ou de majorer un ancien. Par elle-mê me, à elle seule, la sé lection ne peut que
renforcer et stabiliser l’espè ce. Pour lui faire jouer un rôle diffé renciateur, il faut au pré alable la
placer dans le cadre d’une é volution qu’on imagine.
Quant au mutationnisme, il faut du toupet pour affirmer qu’un phé nomè ne dont on constate
qu’il affaiblit la vitalité de l’organisme soit la cause d’un progrè s biologique. Ici encore, on saisit sur
le vif qu’il faut imaginer une é volution universelle ascendante pour confé rer aux mutations, qui sont
presque toujours lé tales ou anormales, un pouvoir de transformation qui ferait progresser la vie.
Le dogme de l’é volution universelle possè de donc une incontestable priorité vis-à -vis de ce
qu’on a coutume d’appeler les thé ories transformistes. Celles-ci n’en sont que les prolongements. «
On ne comprend rien à notre thé orie de l’é volution, é crivait Haeckel, si on lui demande de fournir
ses preuves expé rimentales. » - « Je reconnais sans peine, avouait Delage, que l’on n’a jamais vu une
espè ce en engendrer une autre ni se transformer en une autre, et que l’on n’a aucune observation
absolument formelle dé montrant que cela ait jamais eu lieu. Je considè re cependant l’é volution
comme aussi certaine que si elle é tait dé montré e objectivement. » On se demande ce que devient ici
l’intelligence et sa conformité au ré el. Elle n’est plus qu’une faculté gorgé e d’illusions.
Il ne pouvait en ê tre autrement. L’esprit humain frustré de son attention mé taphysique
normale à l’ê tre, ayant franchi les bornes qui limitent sa science physique au mesurable en tant que
mesurable se trouve devant un devenir universel dont il n’a plus qu’une connaissance poé tique pure
et simple : il doit d’abord se faire une image de l’é volution totale, puis la projeter dans l’existence
comme fait l’artiste de l’image de son œ uvre. La connaissance poé tique qui caracté rise la science
pas-se ici à la limite. Elle ne rencontre rien dans la ré alité qui puisse ê tre comparé à l’aspect
mesurable des choses, sauf un devenir indé finiment mallé able, susceptible d’ê tre informé au gré
de l’auteur. L’immense varié té des fallacieux arbres phylogé né tiques dressé s par les
é volutionnistes en est la preuve. Avec leurs troncs successivement abattus par la critique, on pourrait
replanter une forê t entiè rement, s’ils avaient des racines.
L’é volution est donc un mythe. Elle est au sens le plus fort du terme un mot. Elle est
l’expression de l’esprit mythologique à l’é tat le plus frustre : celui où le mot, loin d’ê tre le signe de
la chose, est pour lui la chose mê me. Encore un coup, le diagnostic est fatal : une repré sentation
mentale qui, loin d’ê tre suscité e par la ré alité , est forgé e de toutes piè ces par l’imagination, ne
peut avoir d’autre existence que verbale. Dé jà Poincaré constatait que « le savant cré e, dans le fait,
le langage dans lequel il l’é nonce ». Le fait toutefois existe : c’est le mesurable, et le mesurable,
quelle que soit la forme du langage dans laquelle se coule la mesure, existe anté rieurement au
langage, car le physique ne peut se passer d’un recours à l’expé rience. La science exige le concept
de chose, concluait Meyerson au bout d’une enquê te cé lè bre. Mais ici le devenir gé né ralisé est
fantomatique et l’é volution qui pré tend le saisir ressemble à une ombre de filet qui tenterait de
saisir l’ombre d’un poisson. On comprend alors que les é crits des é volutionnistes à tous crins, tel
Teilhard, abondent en né ologismes, se hé rissent de superlatifs, se gonflent de redondances. Ce sont
là des œ dè mes de carence qui compensent l’absence de ré alité . On comprend alors pourquoi
Teilhard majusculise la plupart de ses concepts il leur insuffle de la sorte une personnalité , il les
transforme en principes actifs, il les hypostasie. « Les savants vivent par la nomenclature » notait
dé jà Balzac avec sagacité en 1840. C’est exactement chez les é volutionnistes le phé nomè ne du
nomen-numen et de 1’extraordinaire catalogue des noms des dieux chez les Romains. Une fois de

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plus le mot est chose.


Ce mythe de l’é volution, comme toute repré sentation imaginaire, est voue a s’ incarner au
dehors dans une œ uvre : c’est la loi fondamentale de la connaissance poé tique. Le visionnaire ne
serait pas visionnaire s’il ne croyait à la ré alité de sa vision. Teilhard s’est toujours é tonné que les
autres ne vissent pas ce qu’il voyait. L’halluciné perç oit un chat quand il n’y a pas de chat.
L’é volution est ainsi une projection de l’esprit qui ne rencontre jamais que soi et qui, ne dé pendant
de rien d’autre, est voué e à s’absolutiser. Elle est un systè me de pensé e clos sur lui-mê me et
autosuffisant.
D’où les deux caractè res essentiels de tout é volutionnisme gé né ralisé , quel qu’il soit :
l’é volution est l’œ uvre de l’esprit ; l’é volution est une foi, une nouvelle religion destiné e à
rassembler et à remplacer toutes les autres.
C’est derechef iné vitable : le propre de l’illusion scientifique est d’ê tre scientifique,
c’est-à -dire cohé rente, faute d’ê tre vraie et adé quate au ré el. « Le fou n’est pas l’homme qui a
perdu la raison, disait Chesterton dans sa critique du rationalisme, c’est celui qui a tout perdu, sauf la
raison. » Puisqu’il est incapable d’ê tre ontologique, l’é volutionnisme sera logique et l’é volution
dé couvrira à son terme ce qui se trouve en elle dè s le commencement.
L’é volution doit donc aboutir à l’Esprit, qu’il soit humain ou divin, parce qu’elle part de
l’esprit - qui l’imagine ! Aussi l’esprit ne s’introduit pas du dehors dans la matiè re ; selon Teilhard, il
est pré sent dans la matiè re, aussi loin que nous remontions dans le passé de celle-ci et il en active
constamment la puissance gé né ratrice. Pour Teilhard, comme pour les cosmogonies les plus
archaï ques, une dé esse-mè re - la matiè re - engendre un fils - l’esprit - qui, alors, la fé conde et
dé clenche le mouvement é volutif : « la matiè re est la matrice de l’esprit », mais l’esprit engage à
son tour la matiè re dans « un processus de complexité croissante ». Teilhard retrouve ainsi dans la
matiè re l’é lé ment fé minin et maternel que son esprit fertilise. Il ne peut « penser » la matiè re sans
esprit parce que son esprit ne se distingue pas d’elle. La matiè re n’existe pas indé pendamment de sa
« pensé e ». Elle en est indissociable. Il n’a pas rompu le cordon ombilical qui le lie à elle. La
matiè re engendre son esprit et son esprit l’engendre. Aussi peut-il é crire avec passion : « En fait, et
mê me au plus é levé de ma trajectoire spirituelle, je ne me serai jamais senti à l’aise que baigné
dans un océ an de matiè re. » Sou panpsychisme est tout uniment la consé quence de l’incapacité où
il est de prendre un certain recul vis-à -vis de l’objet, en quoi consiste pré cisé ment l’acte de juger et
de penser - et de sa prodigieuse force d’imagination : à ce dernier niveau, l’objet (la matiè re) ne se
distingue pas du sujet (l’esprit) et le visionnaire lui-mê me de sa vision.
Le cas de l’é volutionnisme de Teilhard, le plus total et le plus totalitaire qui soit apparu dans
l’histoire, s’é claire alors dans tous ses coins et recoins. Teilhard n’est qu’imagination. Son esprit n’a
jamais atteint aucune ré alité . L’Autre en tant qu’autre n’existe pas pour lui et ne peut pas exister. Le
postulat du devenir universel est en effet le postulat de l’imagination dé ré istique puisque le devenir
n’existe qu’en image et dans un acte de l’esprit qui additionne et fusionne des sensations successives.
Dè s lors, toutes les ré alité s de la foi se transforment à leur tour chez lui en entité s mentales que
son imagination malaxe et informe à sou gré . Lui-mê me l’avoue en ses rares moments de lucidité
où il s’effraie des distorsions qu’il fait subir aux concepts fondamentaux du christianisme. Le Christ,
en particulier, se mue, de personne en chair et en os apparue à un moment unique de l’histoire, en
une entité fluente que son imagination amalgame au devenir du cosmos. Henri Rambaud a raison en
dé pit des efforts dé sespé ré s de certains Pè res de la Compagnie, Teilhard n’est pas chré tien. Etre
chré tien, c’est croire en une Pré sence. Teilhard ne croit qu’en une Repré sentation : la divine
Évolution, qui n’a d’autre existence qu’imaginaire.
Son pendant, du côté athé e, sir Julian Huxley, a exactement la mê me mentalité : la
repré sentation qui, chez lui, a é liminé la pré sence du ré el, s’est dé pouillé e simplement des
é lé ments en provenance du christianisme que Teilhard a syncré tisé s dans la sienne. Il s’agit ici des
ré sidus d’une formation intellectuelle et spirituelle diffé rente de celle de Teilhard. L’imagination des
deux é volutionnistes ne travaille pas sur rien des repré sentations mentales, des habitudes de
pensé e, des ré flexes dus à l’é ducation, un langage qu’on utilise depuis l’enfance, etc., tous ces
facteurs sont ré employé s dans les deux cas pour fabriquer la vision du devenir. Chez Huxley, elle est
humanitaire et socialisante, selon la tradition anglo-saxonne. C’est l’humanité qui é volue dans
l’univers et qui permet à l’homme, grâ ce à la science, d’assumer sa destiné e et celle de l’univers à
l’é poque actuelle. L’é volutionnisme aboutit à l’humanisme inté gral.
L’é volutionnisme, qu’il soit restreint ou gé né ralisé , n’é tant fondé ni sur l’expé rience ni
sur la dé monstration, est é videmment un objet de Foi et constitue une religion. Teilhard ne s en

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cache pas. Sir Julian Huxley ne le cè le pas davantage. Tous deux participent à cette forme de
religion (si ré pandue aujourd’hui, particuliè rement dans les milieux intellectuels, et aussi
ecclé siastiques, hé las !) qu’est la religion sans Ré vé lation, la religion du modernisme le plus
extré miste, la religion propre à tous les esprits qui substituent à la pré sence des ê tres et des choses
les repré sentations internes qu’ils en distillent dans les cornues de leur imagination. La Ré vé lation
chré tienne est celle de la Pré sence Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis. Cette Pré sence
ne se laisse pas manipuler selon nos fantaisies. Il faut donc, d’une maniè re ou d’une autre, radicale
ou subreptice, mais qui se ramè ne toujours à son remplacement par une repré sentation plastique par
nature, l’é liminer du ré el. Ainsi l’esprit ne rencontrera-t-il plus que lui-mê me ! Moi seul et c’est
assez.
Une telle mentalité est d’autant plus ré pandue que l’homme contemporain est plongé dans
une socié té de masses pour laquelle la connaissance poé tique immanente à la science moderne
fabrique inlassablement des objets artificiels qui sont l’œ uvre de l’homme lui-mê me, et qui lui
renvoient sa propre image. Le Moi n’a jamais plus d’autre objet que le Moi lorsque l’homme
s’enferme ou se trouve enfermé dans une telle atmosphè re. L’esprit n’y saisit jamais plus que
l’esprit dans son activité ouvriè re. L’homme se trouve perpé tuellement en face de l’homme occupé
à sa propre é dification.
Or, la seule idole que l’homme puisse substituer à Dieu est le Moi. Toutes les autres n’en sont
que les mé tamorphoses grossiè res ou subtiles. Lorsque Dieu est mort, l’absolu se transporte dans le
Moi. Le Moi sé paré du ré el, clos en lui-mê me, est la seule puissance au monde capable de tuer
Dieu en imagination et, par un effort sans cesse avorté , d’en faire passer les attributs dans sa propre
ré alité . Mais le Moi ré pugne à se proclamer Dieu. Ce n’est pas qu’il en craigne le ridicule : le Moi
prend tout au sé rieux parce qu’il se prend lui-mê me, qui est tout, au sé rieux. Il appré hende la
compé tition : un autre Moi, plus fort, peut surgir qui ré duise à né ant sa divinité . Il lui faut donc
ruser pour atteindre le sublime degré de l’apothé ose. Aussi le Moi se dissimule-t-il toujours derriè re
le Nous, le Social, le Collectif, l’Humanité , etc., dont il tentera de prendre les leviers de commande
en leurrant ses concurrents. L’idolâ trie du Moi se camoufle ainsi en religion de l’Humanité ,
autosuffisante chez Huxley, tendue vers un Point Omé ga dont un panthé isme, avoué chez Teilhard,
ne peut l’en distinguer. L’é volutionnisme est ainsi une religion sans Dieu, une religion athé e. Le
communisme en est à la fois l’expression la plus parfaite et le vé hicule. Aussi voyons-nous toutes
les autres formes de l’é volutionnisme - Teilhard et Huxley en tê te - en subir l’attraction et
considé rer le maté rialisme « scientifique » comme un essai, qu’il s’agit d’amé liorer, du vé ritable
humanisme. Teilhard et Huxley sont dupes là encore de leur imagination : ils ne parviennent pas à
saisir dans le marxisme badigeonné de « science » et d’é volutionnisme dialectique ce qu’il est
ré ellement.
Comme tous ceux qui sont dupes, ils dupent les autres pour é chapper à leur mensonge
inté rieur. Je l’ai dit mille fois et je le redis parce que le spectacle du monde contemporain est
é loquent à cet é gard : quand tout le monde est dupe, personne n’est dupe. Aussi, les é volutionnistes
ont-ils une â me d’apôtre. Teilhard a passé sa vie à se convaincre et, indivisiblement, à convaincre
les autres que sa « pensé e » allait apporter au christianisme une vie nouvelle et un é panouissement
non pareil. Ses thurifé raires cé lè brent en lui un nouvel Aristote, un nouveau saint Thomas, et mê me
un nouveau saint Paul, sinon un autre Christ. Il va jusqu’à proclamer haut et clair que, s’il venait à
perdre la foi chré tienne, il garderait sa foi en l’é volution du monde. Il est mort en trahissant le vœ u
d’obé issance fait à son ordre qui devait ê tre son seul hé ritier et en ayant pris soin que tous ses
é crits pussent ê tre diffusé s aprè s son dé cè s. Les avertissements pontificaux, l’encyclique Humani
generis, la lettre du T.R.P. Janssens, gé né ral de la Compagnie de Jé sus (dont la publicité fut
ré duite à l’extrê me), toute une sé rie de mesures qui le visaient particuliè rement sont resté es sans
effet sur la mission dont il se croyait investi : annoncer aux hommes la bonne nouvelle de l’é volution
de l’humanité vers le Point Omé ga. Il en est de mê me de ses disciples dont le Monitum du
Saint-Office n’a pas arrê té le zè le et qui ont mis au point le plus remarquable appareil de
propagande que l’on connaisse dans le monde depuis Lé nine et Gœ bbels. Dè s que la vente des
livres de Teilhard flé chit, des cercles fondé s pour diffuser le message du « Maître » s’affairent, des
é quipes de confé renciers, laï cs et ecclé siastiques, se mettent en route pour pallier cette chute, au
nez et à la barbe des é vê ques mé dusé s ou complices. Il faudra un jour approfondir ce phé nomè ne
sociologique de la pé né tration du teilhardisme dans l’Église et hors de l’Eglise.
Contentons-nous d’en souligner ici, d’un trait rapide, l’é lé ment essentiel.
L’é volutionnisme teilhardien s’infiltre avec la plus grande facilité dans la mentalité de tout

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homme qui appartient, quel que soit son niveau social, à la socié té de masses. Un tel homme est
incapable de contrôler les affirmations caté goriques, orchestré es par une publicité adé quate, de
l’é volutionnisme « mystique » et mystificateur. Il est é tabli dans une sorte de monde imaginaire, fait
de lectures hâ tivement amalgamé es d’ouvrages de seconde ou de troisiè me main, de « digests », de
journaux, d’auditions de radio ou de visions de té lé , où n’entre jamais la moindre dose d’expé rience
personnelle. Un tel homme est d’une invraisemblable cré dulité :sa faculté de croire est proprement
sans limites. Plus une allé gation est sujette à caution, plus elle a de chances d’ê tre reç ue par lui
avec faveur, pourvu qu’elle s’enveloppe d’un langage « scientifique » : l’autorité de la « science » en
garantit alors la « ré alité ». L’univers de fictions dans lequel cet homme se complaît se trouve ainsi
renforcé . Il s’y enferme dans une citadelle qu’aucune argumentation ne peut emporter.

L’homme moderne se nourrit de mots dont il est incapable de vé rifier la correspondance aux
ré alité s qu’ils signifient. « Evolution » en est un, et des plus efficaces. Son influence est en raison
directe de son caractè re verbal, de sa vacuité substantielle. Il correspond aux besoins de changement,
à l’é tat d’insatisfaction continue du Moi à l’endroit de lui-mê me. Le propre de l’idole est en effet
d’ ê tre dé cevante. Le Moi sé duit, mais leurre sans cesse le Moi. Le Moi se laisse ainsi emporter
dans un mouvement sans arrê t, dans une aspiration infinie vers son image toujours changeante.
L’é volution en est la justification euphorisante qui soustrait le Moi à son malaise foncier, à
l’angoisse qu’il é prouve devant son vide inté rieur. Elle bourre d’optimisme son inquié tude.
L’é volution est le « tranquillisant » spirituel par excellence qui attise les revendications du Moi sans
que jamais la note à payer ne lui soit pré senté e. Elle les « absolutise » en les insé rant dans la ligne
de son progrè s « iné luctable ». Toutes les requê tes du Moi doivent ê tre exaucé es. C’est une loi
universelle. Et quiconque s’y oppose est un « sale ré actionnaire » qui sera balayé par l’Histoire.
On voit de quelle force prodigieuse de mystification est doué e l’é volution. Elle pourvoit les
faibles, les mé diocres, les incapables, d’une volonté de puissance indé finie. On ne remarquera
jamais assez que, dè s qu’on croit à l’é volution, on se situe immé diatement à la tê te de son cours.
Il est impossible alors d’ê tre dé passé , d’ê tre laissé en arriè re, d’ê tre entraîné . On pré cè de, on
guide, on mè ne. L’é volution transforme ainsi les raté s et les mé contents d’eux-mê mes en meneurs.
L’humanité est entre leurs mains telle que leur imagination se la repré sente : une masse fluide où ils
impriment leur propre image toujours transformé e. Car pour garder sa place au sommet de
l’é volution, il importe de changer sans cesse, ou ce qui revient au mê me, d’ê tre insaisissable,
é vanescent, sybillin, de parler pour ne rien dire, le propre de la parole qui ne signifie rien et qu’on se
dispose à trahir aussitôt é tant de voler, de couler, de fluer comme l’é volution elle-mê me. Le
bavardage, la verbosité , le verbiage sont toujours les caractè res dominants des fanatiques de
l’é volution. Lorsqu’un homme s’abuse sur ses dispositions et en vient à occuper dans la hié rarchie
de l’ê tre la place que ses aptitudes, ses dons, son ê tre mê me ne lui destinent pas, on peut ê tre sûr
qu’il deviendra tôt ou tard un adepte de l’é volution gé né ralisé e. Pour sortir de son intolé rable
erreur, il lui faut ê tre guide, chef, apôtre. A cet é gard, la plupart des prê tres qui ont manqué leur
vocation et qui substituent le dieu de leur imagination au Dieu de l’Evangile sont guetté s par le
teilhardisme : ils y succombent presque tous. L’é volution leur communique une bonne conscience du
pouvoir dont ils disposent sur les â mes. Ils s’appliquent à les pé trir, à les faç onner, à les adapter à
l’é volution qui est aussi leur volonté de puissance, leur prurit de domination; l’expression totalitaire
de leur Moi, l’é panchement triomphal de leur subjectivité . Tous sont atteints d’« apostolite » aiguë .
Ils sacrifient tous allè grement la vé rité à l’efficacité , c’est-à -dire à eux-mê mes.
L’é volutionnisme est la religion de Narcisse en extase devant son image reflé té e dans le
devenir universel. Il sonne le glas de l’intelligence. Et Si le teilhardisme ne semble plus guè re
occuper une place majeure dans l’Église de la fin du XXè me siè cle, c’est qu’il l’a totalement envahie
et fait corps avec elle.

***

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CHAPITRE TROISIÈME

L’INFORMATION DÉFORMANTE

L’Intelligentsia et ses utopies, l’exaltation de la science comme critè re universel des


connaissances, panacé e de tous les maux et substance de la socié té future, sont des phé nomè nes
qui caracté risent notre siè cle et qui té moignent du divorce de l’intelligence et de son objet propre :
le ré el extramental, ainsi que du triomphe corré latif de l’imagination poé tique, constructrice d’un
univers qui soit uniquement l’œ uvre de l’homme. Mais si puissantes que soient notre faculté
imaginative et notre capacité d’illusion, elles ne parviennent né anmoins pas à cré er de toutes
piè ces, à partir de rien, leur propre contenu dont les artifices passeront dans la ré alité . Elles ont
beau renoncer dé libé ré ment, avec une sorte d’assurance olympienne, aux donné es de l’expé rience
et de la tradition, elles ne peuvent pas se nourrir de né ant. Il leur faut quelque chose dont elles
puissent tirer parti tant pour justifier l’objectivité qu’elles veulent revê tir que pour continuer sous ce
masque leur travail de destruction du ré el. Mais ce quelque chose doit ê tre aussi peu indé pendant de
leur domination que possible. Il doit ê tre mallé able à l’extrê me. Il doit pouvoir accueillir avec
docilité la larme que la volonté de puissance de l’homme entend leur donner. Ce quelque chose dont
la volonté de puissance axé e sur l’imagination peut faire à peu prè s tout ce qu’elle veut a reç u un
nom : l’ information.
Qu’est-ce que l’information ? Son sens dé borde manifestement aujourd’hui le domaine
technique é troit et celui de la simple prise de renseignements dans lesquels Littré l’enserrait.
L’information tend à signifier de plus en plus la connaissance et la diffusion dans le public de tout ce
qui se passe dans un domaine quelconque de l’activité humaine du simple fait divers à la religion, à
l’art à la science, à la technologie, à la politique, etc. L’information porte sur tout ce qui arrive,
advient, a lieu, surgit dans l’immensité de l’univers. Elle se dé ploie sur un arriè re-fond de
changement continu. S’il n’y a pas changement, il n’y a pas d’information. Ce qui est acquis une fois
pour toutes, ce qui est incorporé au savoir, les vé rité s é ternelles ne sont pas à proprement parler de
l’information. On n’est pas informé ni de la rotation de la terre autour du soleil ni de la table de
multiplication. L’information porte essentiellement sur ce qui paraît ou se produit dans le pré sent et,
comme le pré sent se dé place sans cesse, sur le nouveau. Ce sens iné dit du mot « information »
correspond à la remarque de Valé ry relative au fait nouveau qui prend dans la civilisation
contemporaine la place jusqu’ici ré servé e à l’expé rience et à la tradition. Il y a donc information
de ce qu’on appelle « l’é vé nement ».
Le terme « information » n’est toutefois pas un simple synonyme de « nouvelle » ou d’«
actualité ». La « nouvelle» ou l’« actualité » ne possè dent pas la note de « connaissance exacte »
que l’information a d’emblé e aux yeux de l’homme d’aujourd’hui. L’homme « informé » est
l’homme qui sait et qui « informe » ceux qui ne savent pas et qui seront ainsi à leur tour « informé s
». Le mot « information » prend ainsi une ampleur immense qui englobe et dé passe le sens du mot «
science » ou « connaissance de la ré alité », tout en s’agré geant l’aspect de « vé rité » ou de «
conformation à la nature des choses » que celui-ci comporte normalement. L’information tend à
recouvrir le champ entier du savoir et mê me du savoir scientifique. La qualité essentielle du savant
est aujourd’hui d’ê tre « informé ». Il faut qu’il sache tout ce qui se passe dans le domaine de sa
compé tence afin d’ajouter lui-mê me « un fait nouveau » à ce savoir qui se transforme sans arrê t.
Des revues spé cialisé es en « information » exhaustive sont dé sormais à ma disposition où sont
recensé es toutes les publications ré centes dans tel ou tel secteur du savoir humain. Il s’agit pour le
savant d’« ê tre au courant » de la recherche et de la production scientifiques dans son secteur afin
qu’il puisse effectuer ses propres recherches et produire à son tour du « neuf ». Pour accentuer ce
mouvement, les congrè s, les colloques, les entretiens, les rencontres scientifiques se multiplient où
les savants é changent et discutent leurs informations respectives. Les sciences deviennent de plus en
plus un tissu d’informations relatif à tel objet dé terminé , dont le dessin se modifie et la trame
s’allonge de jour en jour. Alors que l’information et le simple renseignement é taient naguè re pour
Littré quasiment synonymes, l’information et le savoir s’identifient de plus en plus dans la langue du

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XXè me siè cle au niveau de la connaissance scientifique de la nouveauté et en quelque sphè re


qu’elle apparaisse.
Ainsi l’information, au sens moderne, tend à ê tre, d’une part, « la connaissance du nouveau »
et, de l’autre, par le truchement de son emploi scientifique, la connaissance exacte des
transformations qui s’opè rent dans le cours du savoir. Les deux significations sont en train de
s’agglutiner dans la mentalité et dans le langage de l’homme contemporain pour qui la vé rité ne
correspond plus à ce qui est, mais à ce qui devient. Tout ce qui arrive et se ré pand par le canal de
l’information revê t ainsi à ses yeux une valeur de ré alité et se trouve mê me ê tre la seule valeur de
ré alité . Ce n’est pas du tout par hasard que le ré sultat des calculs scientifiques obtenus par les
machines cyberné tiques s’appelle « information ». Non seulement la machine est plus exacte en ses
calculs que n’importe quel cerveau humain, mais elle peut dé gager des solutions auxquelles personne
n’aurait pu pratiquement parvenir et qui sont par consé quent iné dites, mais elle peut aussi, par une
programmation approprié e et l’introduction de variables, prospecter l’avenir d’un projet et en
dé terminer l’é tat futur qui correspond le mieux à la situation donné e : quoi de plus nouveau que
cette connaissance mathé matique des « lendemains qui chantent »? Le fameux dessein assigné par le
positivisme à la science : « savoir pour pré voir afin de pouvoir » n’a plus rien, paraît-il, d’utopique.
Grâ ce à l’information, l’homme est d’ores et dé jà maître de sa destiné e collective : il peut se faire
à son gré au niveau du social ré duit et identifié à l’é conomique, en attendant de se faire
individuellement selon sa volonté propre libé ré e des servitudes de la matiè re par une information
exhaustive.
Par l’information et la connaissance de tous les é vé nements qui jalonnent et composent son
devenir, l’homme est ainsi capable d’ê tre son propre dé miurge, son propre fabricateur, l’homo faber
de lui-mê me.
Telle est la toile de fond sur laquelle se dessine la signification nouvelle de « l’information ».
Elle s’accorde au sentiment, largement ré pandu par l’information elle-mê me, que l’homme
contemporain est un « mutant » et qu’il a le pouvoir de maîtriser et d’orienter sa propre « mutation ».
Quelle est la cause de l’apparition de ce sens nouveau du mot « information» et de son
expansion universelle ? Nos pré cé dents chapitres nous ont dé jà pré paré la ré ponse à cette
question. L’information au sens moderne du mot a pour cause premiè re la nouvelle conception que
l’homme moderne se fait de lui-mê me comme é mancipé de toute relation de dé pendance à
l’é gard de l’univers et de son Principe. Depuis la Renaissance, l’homme se conç oit, selon la formule
de Pic de la Mirandole, comme son propre modeleur et fabricateur (plastes et fictor) et il s’imagine
capable de « se faç onner soi-mê me selon toutes les formes que son libre-arbitre pourra pré fé rer ».
Cette conception, parvenue au XVIIIè me siè cle à son point culminant thé orique, et qui atteint au
XXè me siè cle son seuil de ré alisation pratique avec ses consé quences se traduit socialement et
politiquement dans un systè me de vie commune qui a reç u le nom de « dé mocratie ». Comme l’a
pressenti le gé nie d’Augustin Cochin, c’est la SOCIOLOGIE DU PHÉNOMÈNE DÉMOCRATIQUE
qui explique entiè rement le phé nomè ne de l’information et, comme nous l’é tablirons plus loin,
l’action dé formante, à la limite destructrice de l’intelligence humaine, que cette information
universalisé e exerce.
Une pré cision liminaire est ici requise. La dé mocratie que nous connaissons aujourd’hui n’a
pas la moindre commune mesure avec les dé mocraties du passé , avec la dé mocratie athé nienne par
exemple ou avec les dé mocraties communales du Moyen Age, pas plus qu’avec la dé mocratie
lé gitime que Pie XII a dé crite à la suite des grands philosophes politiques du passé ou avec la
dé mocratie helvé tique d’aujourd’hui. La diffé rence qui les sé pare n’est pas seulement d’extension,
celles-ci recouvrant un espace gé ographiquement et dé mographiquement restreint, celle-là , au
contraire, se dé ployant dans les grands espaces et dans les grands nombres jusqu’à rendre, selon la
promesse de Roosevelt, the world save for democracy et à faire de la machine ronde une dé mocratie
universelle pourvue d’un gouvernement mondial.
Comme nous l’avons dé jà dit plus haut et comme il faut le redire, tant le vocabulaire
politique et social est devenu captieux et perfide, le citoyen ne se comporte pas de la mê me faç on
dans ces deux systè mes que rassemble apparemment une dé nomination identique. Dans une
dé mocratie à taille d’homme, il connaît directement et par expé rience les donné es des problè mes
qu’il doit ré soudre. S’il les ignore, il connaît de la mê me faç on l’homme ou les hommes qui les
connaissent et en qui il place sa confiance pour avoir vé cu avec eux. Il n’ en est pas de mê me dans
les vastes dé mocraties modernes, qu’elles soient bourgeoises ou communistes, « formelles » ou
ré elles, pré tendument ou non. Les questions qui sont posé es au citoyen sont tellement amples et

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complexes qu’il n’en peut connaître les donné es par la seule source de connaissance authentique qui
soit : l’expé rience. Les ê tres et les choses qui dé pendent de sa dé cision sont pour lui, qu’il soit «
repré sentant » ou « repré senté », de simples repré sentations mentales et abstraites, non des
pré sences ré elles et concrè tes. C’est exactement pareil pour celui qu’on appelle « chef de l’Etat », «
dé mocratiquement » é lu. L’un d’eux a eu ce mot extraordinaire qui, pour une fois, exprime son
dessein caché « Je me suis fait une certaine idé e de la France...» : la France charnelle n’est plus
pour lui, faute de cette continuité de l’identification de l’inté rê t dynastique à l’inté rê t national
qu’instaure la monarchie hé ré ditaire, que le pré texte dans l’argile duquel il introduit la
repré sentation mentale qu’il en a.
Des ê tres et des choses dont il n’a pas l’expé rience, le citoyen peut donc se faire une « idé e
», une opinion. Il peut les imaginer. Il ne peut jamais les connaître effectivement. Il en ré sulte que le
citoyen des ré gimes dé mocratiques modernes ne peut jamais ré soudre que verbalement les
problè mes qui lui sont posé s : il est un roi mé rovingien dont il faut chercher ailleurs le maire du
palais. N’ayant aucune affinité vé cue avec son environnement social et politique, il est obligé de
recourir à l’image qu’il s’en forge à l’inté rieur de sa pensé e et de la projeter dans la pâ te molle et
amorphe de ce qu’on appelle « la socié té » afin que celle-ci prenne forme. Mais comme sa capacité
d’imagination est gé né ralement trè s limité e, il est contraint d’en appeler à des informateurs qui lui
offrent des modè les tout faits. Et il adoptera l’un ou l’autre de ceux-ci, non point en vertu de sa
correspondance avec la ré alité qu’il est impuissant à dé couvrir, ni en connaissance de cause et
parce que son intelligence le juge adé quat, mais pour des mobiles impulsifs et affectifs que
l’informateur a inté rê t à susciter en lui afin d’en ê tre le maître et qui n’ont rien de rationnel ni de
ré el. « Notre dé sir ardent d’union avec nos compagnons est tel, é crit avec pertinence Bertrand de
Jouvenel, que moins nous le ré alisons dans notre commerce quotidien, plus nous rê vons de
« l’instituer » sur une grande é chelle. »
La nature se venge toujours : faute de pouvoir ré aliser les donné es de l’expé rience,
l’intelligence de l’homme immergé e dans d’immenses agglomé rats ne trouve d’issue que dans
l’imaginaire. La nation, au sens moderne que le mot a pris depuis la Ré volution franç aise, les
nationalismes, les internationalismes, les supernationalismes sont des images de la socié té qui
n’existent que dans l’esprit de l’homo democraticus contemporain et qui tendent de prendre corps
dans des constitutions et des institutions (sans parler des « structures »!) soumises à de perpé tuelles
contestations et à d’incessantes ré formes. La furieuse folie qui consiste à cré er de toutes piè ces, à
partir d’une fiction de l’esprit ré pandue sur du papier, des « ré publiques » nouvelles, et qui sé vit
depuis la dé colonisation, en est un autre exemple. Rien n’engendre plus la haine et la ruine que cette
espè ce d’hallucination politique dont des ê tres humains subitement dé sencadré s et dé raciné s de
leur milieu coutumier sont la proie.
On pouvait s’en douter. Le propre de la dé mocratie moderne est de reposer sur l’individu
seul : pour exprimer sa volonté politique, le citoyen entre dans « l’isoloir ». Il est appelé à faire du
social avec du mental, du ré el avec de l’imaginaire, de l’ontologique avec du logique. La tentative se
solde infailliblement par un é chec. L’iné luctable faillite du systè me dé mocratique moderne a é té
longtemps masqué e par les ré serves sociales accumulé es dans les comportements traditionnels dont
le ré gime pompait la substance pour s’inoculer une vie factice et par l’amoncellement des lois,
rè glements et structures bureaucratiques qui servaient de prothè ses aux conduites sociales
ané mié es ou dé faillantes. Nous sommes maintenant au bout du rouleau : les ressources amassé es
dans les vieilles communauté s naturelles sont presque taries et les bé quilles accumulé es pour faire
marcher le citoyen, si on peut encore employer ce mot, sont devenues un intolé rable fardeau qui
l’immobilise. Les explosions de l’instinct social privé d’issue et ré duit à l’animalité brutale qui se
multiplient partout sous nos yeux ainsi que l’atonie qui affecte à peu prè s partout les liturgies
é lectorales sont des signes qui ne trompent pas : la dé mocratie moderne n’a pu construire que dans
les nué es le pont qui l’aurait fait dé boucher de l’imaginaire dans la ré alité sociale.
La diffé rence entre le ré gime dé mocratique ancien et le ré gime dé mocratique des vastes
Etats contemporains se ramè ne donc à celle qui sé pare le ré el de l’irré el. La dé mocratie du type
ancien existait et fonctionnait comme telle. On pouvait comparer ses avantages et ses inconvé nients
avec ceux des autres ré gimes politiques.
LA DÉMOCRATIE MODERNE N’EXISTE PAS. Aussi longtemps qu’on n’a pas compris le
diagnostic de Maurras et son é tincelante lucidité : « Il y eut un Ancien Ré gime. Il n’y a pas de
ré gime nouveau, il n’y a qu’un é tat d’esprit tendant à empê cher ce ré gime de naître », on n’ a rien
compris à l’é volution historique des socié té s ou plus exactement des « dissocié té s »

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contemporaines. On en est alors ré duit à trouver aux situations politiquement dé sastreuses où les
communauté s se trouvent acculé es des remè des inefficaces qui abandonnent à son cours
iné luctable le processus de dissolution sociale ou qui le dissimulent sous un corset de fer où son
pourrissement continue. C’est ce que le citoyen naguè re encore « conscient et organisé » appelle «
les lendemains qui chantent », la « noosphè re », la « Nouvelle Frontiè re », etc. Ni le soleil ni la mort
ne pouvant se regarder fixement, il se ré fugie dans le mythe de la cité future pour é chapper à son
destin et, selon le vers du poè te, pour ne pas s’apercevoir qu’un dieu manque a l’autel où il est la
victime.
La dé mocratie est essentiellement la privation de ce bien requis par la condition humaine et
qui est la vie dans une socié té organique, né e des exigences de la nature perfectionné e par
l’intelligence. Elle est donc le Mal, elle est donc la Mort. Elle substitue le non-ê tre à l’ê tre. Elle
n’existe pas ou plus exactement elle n’existe que dans la mesure où elle a l’existence de l’homme à
dé truire. Il n’y a là aucun paradoxe : c’est notre situation actuelle. Nous venons de lire au fronton de
la Sorbonne cette dé claration pué rile des é tudiants en colè re : « L’imagination a pris le pouvoir. »
« Imbé ciles! rugirait Bernanos, comment n’ avez-vous pas vu qu’elle l’a depuis belle lurette et que
ce pouvoir dont elle dispose, ainsi que celui que vous imaginez avoir, lui est sans cesse ravi par les
Malins, si l’on veut bien appe1er, de ce nom exact, les exploiteurs de l’effroyable cré dulité de
l’homme contemporain ! »
La dé mocratie moderne n’existe pas. Ce qui existe dans le pur dé cor thé â tral des
dé mocraties, ce sont les minorité s dirigeantes qui conquiè rent l’ETAT VACANT et en occupent les
postes de commande, soit directement, soit par personnes interposé es. Ces minorité s qui dé tiennent
les leviers de l’État dé mocratique ne peuvent agir QU’EN FAISANT COMME SI LA
DÈMOCRATIE EXISTAIT, sincè rement ou non, le sachant ou ne le sachant pas. Elles ne peuvent
gouverner les citoyens qu’en les trompant et en les persuadant qu’ils dé tiennent tous les pouvoirs
alors qu’ils sont privé s du pouvoir essentiel de dé cision et de direction qu’ils possè dent verbalement
et qui dé termine tous les autres. Leur bonne ou mauvaise foi, encore un coup, n a rien a voir en
l’espè ce. En aucune pé riode de l’histoire, le citoyen n’a é té plus dé muni de pouvoir ré el que dans
la dé mocratie moderne. Et cependant tout se dit comme s’il é tait roi, et tout se passe alors qu’il est
soliveau.
C’est la sociologie de ce systè me où se combinent le pouvoir ré el d’une minorité et le
pouvoir imaginaire de la majorité qui explique le phé nomè ne de l’information et de son action
dé formante.
Augustin Cochin l’a montré admirablement pour toutes les « socié té s » de pensé e du
XVIIIè me siè cle qui pré figurent exactement la situation actuelle de la dé mocratie. Toutes ces
« socié té s », groupements de « la Ré publique des Lettres », Acadé mies, Loges, etc., ont le mê me
caractè re : elles sont é galitaires de forme, et leurs membres fraternellement ré unis y figurent comme
libres, dé pouillé s de toute attache, de toute obligation, de toute fonction sociale effective. Pour y
entrer, ils se dé barrassent de toutes les qualité s qu’ils dé ploient ou dé ploieraient dans leurs
communauté s naturelles, famille, mé tier, paroisse, village, ré gion, etc., s’ils en avaient encore le
sens. Ils s’insè rent dans un type de socié té où l’on fait « de la morale loin de l’action, de la
politique loin des affaires ». Ils n’ont « ni inté rê t direct ni responsabilité engagé e dans les choses
dont ils parlent ». Leurs associations n’ont d’autre objet que « de dé gager par des discussions, de
fixer par des votes, de ré pandre par des correspondances - en un mot d’exprimer sans plus - l’opinion
commune de leurs membres. » Amputé s de toute relation effective aux ré alité s sociales de la vie
quotidienne, ceux-ci ne peuvent qu’imposer d’avance et sans appel, à eux-mê mes d’abord, au public
qu’ils caté chisent ensuite, le point de vue de l’intelligence subjective, irré elle, qui doit, comme nous
l’avons dit cent fois plus haut, qué mander les rallonges de l’imagination et du verbe pour se donner
un ersatz d’objet. Dans ces cité s de la « pensé e », tout se dit, tout s’imagine, loin des ê tres et des
choses, en dehors de l’expé rience, de la tradition, du ré alisme du sens commun qui impose le monde
des objets à l’intelligence, comme de la foi qui propose à la mê me intelligence des dogmes dont la
substance ne dé pend aucunement d’elle. « L’entraînement de la pensé e libre a de graves
consé quences, note Cochin, dans l’ordre intellectuel. Des privilé gié s oublient, grâ ce à lui, leurs
privilè ges, le savant l’expé rience, le religieux la foi. » Nous sommes là en pré sence « d’un travail
mental aussi inconscient que la coutume et le folklore ». C’est un drame où l’homme personnel, en
rapport quotidien avec des ê tres et des choses qu’il n’a pas faits, avec des situations, telle la
principale : la naissance, et son cortè ge de né cessité s : famille, temps, lieu, etc., qu’il n’a pas
cré é es, est peu à peu é liminé par l’homme socialisé , identifié à sa « socié té » artificielle, au

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verbe qui la sustente, à l’image qui la configure, et qui « ne sera plus à la fin qu’un chiffre, un
figurant abstrait ». A l’ê tre ré el et personnel de l’homme se substitue, en cette Cité de la
« pensé e », un ê tre social et fictif.
Nous ne sommes plus ici dans le monde vé ritable où l’on se heurte à la ré sistance des
choses, mais dans un univers de mots où l’on ne rencontre que des ré alité s assouplies et informé es
par les exigences d’un discours, lequel visant à influencer les membres du groupe et à obtenir
l’assentiment de tous, revê t une valeur œ cumé nique et s’adresse au-delà du cercle restreint des
auditeurs à l’humanité tout entiè re. Dans le monde ré el, cette agitation intellectuelle et ce trafic de
discours, d’é crits, de correspondances seraient risibles, et ceux qui s’y livrent (le moraliste qui
rebâ tit la socié té sans recourir à la foi ni aux ré alité s de la naissance et de l’histoire, le politique
qui faç onne un État flambant neuf sans faire appel à la tradition, l’homme qui dé finit les droits de
l’homme sans faire intervenir l’expé rience des â ges et les modè les d’humanité que la sagesse
millé naire des meilleurs a intronisé s) sont voué s à toutes les dé faites et à tous les mé pris. Mais
dans ce milieu spé cial dont les é chantillons se ré pandent partout, coordonnant les mouvements
dispersé s de tous ceux qui laissent errer leur intelligence loin du ré el, jeunes gens, « intellectuels »,
gens de loi, de plume, de parole, sceptiques, vaniteux et superficiels, « les lacunes » de l’homme
dé raciné « deviennent des forces ». Les informations qu’ils é changent et qui vont en sens inverse de
la vie de chaque jour dans les communauté s naturelles, leur apparaissent, dans leur raffinement
verbal et dans leur vacuité mê me, comme une acquisition sans pareille qu’ils ne tardent pas
d’attribuer au « progrè s des lumiè res» dont ils se targuent dè s lors d’ê tre les auteurs et les
coryphé es. Leur dé sir de persuader et de rallier tous les membres du groupe à leurs vues les incite à
s’identifier à l’humanité elle-mê me à laquelle ils s’adressent et à é riger leur raison particuliè re,
Si exsangue soit-elle et à cause mê me de sa dé vitalisation, en raison universelle, dé ifié e et
dé ifiante.
« Par contre, comme l’é crit Cochin, les esprits sincè res et vrais, qui vont au solide, à l’effet
plus qu’à l’opinion, se trouvent là dé paysé s et s’é loignent peu à peu d’un monde où ils n’ont que
faire. Ainsi s’é liminent d’eux-mê mes les ré fractaires, les « poids morts », disent les philosophes, au
profit des plus aptes, les gens de parole ; sé lection mé canique, aussi fatale que le triage entre les
corps lourds et lé gers sur une plaque vibrante : nul besoin de maître qui dé signe, de dogme qui
exclue ; la force des choses suffit ; d’eux-mê mes les plus lé gers prendront le haut, les plus lourds et
chargé s de ré alité tomberont... Cette double loi sociale de triage et d’entraînement ne cesse d’agir et
de pousser la troupe raisonnante et inconsciente des frè res vers l’avè nement d’un certain type
intellectuel et moral qu’aucun ne pré voit, que chacun ré prouverait, et que tous pré parent. »
On s’é tonne parfois que la plupart des « intellectuels » soient « de gauche » et enclins à tout
pardonner au communisme, on se demande souvent pourquoi les grands centres d’information :
agences de presse, journaux, actualité s ciné matographiques, radios, té lé visions, université s centres
de recherches, etc., sont truffé s de ré volutionnaires, de prosé lytes de la subversion ou d’aimables «
libé raux » qui se prê tent en souriant au rôle de fourriers du nihilisme. Le contraire serait surprenant.
Malgré les exceptions qui ne sont pas tellement nombreuses et qui sont dues au hasard et à la
né cessité de la lutte, tous ces centres sont peuplé s de gens qui ré pugnent à la condition humaine et
veulent en bouleverser les assises parce qu’ils leur conviennent, parce qu’ils les appellent
automatiquement, parce qu’ils sont aussi loin que possible de la vie quotidienne des hommes, parce
qu’ils sont les moyens d’expression d’un ré gime dont les membres, à des degré s divers, aujourd’hui
au plus bas, sont presque tous amputé s de leur relation fondamentale à la ré alité et au principe de la
ré alité . Le milieu de « l’information » est aussi é loigné que possible des milieux naturels où
s’é coule la vraie vie des hommes, où il ne se passe rien de « nouveau » que l’incessant
renouvellement de la vie, où les finalité s maîtresses de l’existence humaine se dé ploient
paisiblement comme le cours des riviè res et des fleuves vers l’océ an. Le milieu de « l’information
est celui de l’accident par opposition à ceux de la nature en qui s’enracine l’essence ». Est-il
paradoxal que les intelligences amputé es de leur relation à l’ê tre s y pré cipitent et y consomment
leur dé collement, comme le firent leurs modè les du XVIIIè me siè cle dans les clubs et les socié té s
de pensé e ? Les milieux d’information sont les salons de la dé mocratie où les ê tres anonymes qui
grouillent dans le ré gime se ré vè lent comme les microbes et les virus sous le microscope.
Dans ces divers milieux, petits ou é normes (du moins quant a l’é cho qu’ils provoquent), le
fait ré el est dé composé en ses é lé ments et recomposé en fonction d’une forme-type dont les
variantes sont peu nombreuses celles-ci se ramè nent à quelques procé dé s ou cliché s qui assurent
avec le plus d’efficace l’influence de l’orateur ou de l’informateur sur ceux auxquels il s’adresse et

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dont il veut obtenir l’assentiment. Si le berger ou le hon sauvage du XVIIIè me siè cle, sur le modè le
duquel l’esprit de la nouvelle « socié té » en gestation devait se conformer, a é té aujourd’hui
remplacé par le prolé taire auquel appartient par pré destination l’avenir de la nôtre, il est indubitable
que « la liberté » a conservé de nos jours la mê me puissance de fascination qu’elle avait à
l’é poque ré volutionnaire. Un peuple qui « lutte pour sa libé ration » aura toujours la faveur de nos
contemporains et les é vé nements qui jalonnent son é mancipation seront dé composé s et
recomposé s selon ce modè le mythique. On fera un jour ou l’autre le dé nombrement de ces images
motrices pré alables aux faits et à leur divulgation dont elles dé terminent la forme. Ce travail de
critique historique sera indispensable pour dé mê ler le vrai et le faux inextricablement mê lé s dans
les annales contemporaines dont les informations qui nous submergent tissent la trame. On constatera
que la recette reste identique à elle-mê me depuis deux siè cles : il s’agit tout simplement de vider le
fait de sa substance objective et de saisir en lui les aspects qui se prê tent à un travail de
transformation et le rendent ainsi communicable aux esprits dé raciné s de la ré alité et ré duits à
leur subjectivité . Persuader de tels esprits et se rendre dociles les subjectivité s apparemment muré es
dans leur isolement est chose aisé e : il suffit pré cisé ment d’atteindre la subjectivité d’autrui, de
l’accentuer et de lui donner la seule nourriture qui puisse la sustenter en son é tat, savoir une image
aussi é loigné e du ré el que possible, un mot qui renvoie le moins possible à une ré alité
dé terminé e. Le fait brut ainsi enrobé d’illusion est immé diatement absorbé .
On trouverait mille exemples de ce travail chez les « philosophes » dont la critique a sapé les
bases de l’Ancien Ré gime par l’information dé formante de faits ré els, dé taché s des relations
complexes qu’ils nouent avec leur environnement, leurs circonstances, et privé s des ressorts vivants
qui les expliquent : les faits sont vus et connus, ils ne sont pas compris, ils sont investis d’une autre
signification toute subjective, irré elle, fictive, fabriqué e de toutes piè ces, en fonction mê me du
degré de dé racinement des esprits qui constituent le groupe où l’information se ré pand. Encore une
fois, rien de plus facile. C’est justement parce que la raison du libre penseur au XVIIIè me siè cle est
la mê me en tous les autres libres penseurs dans la socié té qu’ils forment, é tant dé saccordé s du
ré el par leur « libé ration », que « le penseur n’ a pas besoin de consulter celle des autres, mais
seulement de suivre la sienne ». Les subjectivité s se rencontrent et se fusionnent, comme il appert
clairement de l"unanimité des foules survolté es. L’informateur dé mocrate est dans la mê me
situation vis-à -vis des masses dé mocratiques qu’il informe. Dans un cas comme dans l’autre, les
habiles et les volonté s de puissance conscientes de leur action, travaillant sur des groupements
artificiels, inorganiques et homogè nes, ré duits à l’é tat d’amalgame docile et pé trissable, disposent
d’une vé ritable machine capable, si elle est manié e selon les rè gles, d’emboutir les esprits et de les
faire penser ou agir comme ils le dé cident. Le milieu dé mocratique effectue à lui seul la
quasi-totalité du travail : ses membres sont verbalement et imaginativement actifs, mais ré ellement
passifs et mallé ables.
La mê me loi qui ré git la socié té de pensé e et lui impose d’avoir un ou des machinistes pour
manœ uvrer « la machine » veut que la dé mocratie moderne ait continuellement à sa tê te des
informateurs qui emboutissent l’opinion amorphe et lui permettent de s’exprimer. L’information
constitue dans ce ré gime le quatriè me pouvoir qui est en train, par la Force mê me des choses et par
l’ iné luctable é volution du systè me, de se substituer insidieusement aux autres. Le pouvoir
lé gislatif est mort, depuis sa naissance du reste et par dé finition : « En dé pit de la souveraineté
thé orique de la masse, et de la subordination officielle et lé gale de son agent, repré sentant ou
interprè te, notait Proudhon au terme de son expé rience parlementaire, on ne fera jamais que
l’autorité ou l’influence de celui-ci ne soit plus grandes que celle-là et qu’il en accepte sé rieusement
un mandat. Toujours, malgré les principes, le dé lé gué du souverain sera le maître du souverain. La
nue-souveraineté , si j’ose ainsi dire, est quelque chose de plus idé al encore que la nue-proprié té . »
Les Parlements n’ont subsisté que dans la mesure où la loi sociologique de triage, qui gouverne ce
type d’assemblé e comme elle ré git les socié té s de pensé e, n’avait pas encore é liminé « les
notables » enraciné s dans leurs communauté s naturelles et porteurs ré els, de ce fait, de la volonté
de leurs mandants. Ils ne sont maintenant, dans toutes les parties du monde, que les chambres
d’enregistrement de dé cisions qui sont prises en dehors d’eux et à l’é laboration desquelles les
informateurs ont puissamment contribué . Cournot avait dé jà noté au siè cle dernier la disposition
native du systè me parlementaire à s’é loigner du ré el : « Il porte en lui-mê me un principe de
dé gé né ration et de corruption prompt à se dé velopper, mê me sous la surveillance d’habiles gens...
Ce principe de corruption consiste dans une tendance inné e à prendre le signe pour la chose
signifié e, les fictions lé gales pour des ré alité s substantielles, un vote pour une solution...» Une telle

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faiblesse le met sous la coupe des groupes de pression dont les informateurs sont sans doute de plus
en plus maîtres. Le pouvoir judiciaire subit à son tour la pression directe de l’information - dans les
Cours d’Assises par exemple et dans le fameux procè s du « softé non » à Liè ge - ou sa pression
indirecte à la suite de la transformation et de la catalysation des mœ urs, des mentalité s, des
jugements et de l’ opinion publique qu’elle opè re. Quant au pouvoir exé cutif, il est de plus en plus
dans les mains de ceux que la connaissance parfaite de « la salle des machines » dé mocratique a
hissé s aux postes suprê mes et qui collaborent si é troitement avec les informateurs que l’action
qu’ils exercent sur « le peuple » leur est rigoureusement commune : ils commandent en faisant
semblant d’ê tre commandé s.
Quitte à nous ré pé ter quelque peu, ils nous faut prolonger notre analyse tant la puissance de
l’illusion dé mocratique - à cause de l’information elle-mê me qui vit de sa persistance et la cré e
continuellement ! - est grande sur les esprits.
Le ré gime dé mocratique moderne, né de la Ré volution franç aise et de la mutation opé ré e
par l’intelligence sur elle-mê me, pré suppose de toute é vidence la ruine, l’é viction ou, à tout le
moins, la sté rilisation politique de toutes les socié té s naturelles ou semi-naturelles où l’homme se
trouve inscrit par le destin de la naissance ou de la vocation : famille, communauté professionnelle,
communauté s locales et ré gionales, patrie petite ou grande, etc. Ces socié té s subsistent encore sans
doute, mais à titre pré caire, ré vocable, d’une maniè re inerte et sans exercer le moindre rôle dans
l’Etat dé mocratique. Une telle situation les condamne à disparaître tôt ou tard. Nous en sommes là .
La famille dé missionne partout, non point purement et simplement par manque d’autorité du pè re et
de la mè re, mais de toute é vidence - une é vidence que peu d’hommes aperç oivent ! - parce que la
politique dé mocratique pé nè tre jusqu’en ce sanctuaire naguè re encore inviolé et y introduit
l’idé ologie de la libé ration, de l’é galité et de l’indiffé rence mutuelle fardé e de sentimentalité «
fraternelle », dans les mentalité s d’abord, dans les mœ urs ensuite. Le pè re, la mè re, l’enfant ou
l’adolescent se centrent sur leur subjectivité propre, s’y enferment, n’ en sortent qu’aux occasions
où l’instinct et l’é motion toujours é phé mè res chez l’homme s’ils ne sont pas dé canté s et fortifié s
par la raison, les y contraignent, et reviennent aussitôt à leur monde clos respectif. L’entreprise est
happé e dans l’engrenage des ligues patronales et des syndicats et ne fait partie qu’accidentellement
de la communauté . La ré gion, le bourg, le village, pompé s par la grande ville tentaculaire et par la
capitale mé galopole, immense abcè s au cœ ur du corps social, sont é liminé s. Quant à la patrie,
personne n’ en entend plus mê me profé rer le nom sacré ...
La dé mocratie est essentiellement le ré gime dé pourvu de toute ossature, de toute
musculature, où l’État rè gne solitaire au moyen d’un appareil artificiel dont les mé tastases
cancé reuses prolifè rent jusqu’au sein mê me des consciences, et qui culmine sans ê tre la ré sultante
d’aucune force sociale naturelle. La dé mocratie est constitué e uniquement par un Etat sans socié té ,
par un État et une « dissocié té », par un État et une collectivité composé e d’individus anonymes,
é gaux, interchangeables et qui, é tant é gaux et interchangeables, n’ont é videmment rien à
é changer entre eux, et se trouvent nativement privé s de communication. Pour qu’il y ait dé mocratie
au sens moderne, il faut d’abord que la socié té organique et inté gré e où les hommes vivent les uns
par les autres dans une interdé pendance ré ciproque qui forme une mê me communauté de destin,
disparaisse au profit d’une « socié té » mé canique et dé sinté gré e où les individus affranchis de la
famille, du village, de la paroisse, de l’entreprise, de la ré gion, etc., dé raciné s des structures sociales
vivantes, s’additionnent les uns aux autres dans une communauté de ressemblance qui forme une
collectivité ou une masse indé finiment extensible. La dé mocratie est insé parable de la « socié té »
individualiste et de son complé ment direct iné luctable : la « socié té » de masses.
A l’inverse des socié té s organiques dont les membres sont PRÉSENTS les uns aux autres et
partagent à des degré s divers une mê me expé rience sensible, intellectuelle et morale des ê tres et
des choses qui constitue la base solide et iné branlable de leurs certitudes et de leur capacité de
communication mutuelle, la socié té de masses est composé e d’individus isolé s, é tanches,
dé raciné s physiquement et psychiquement de leurs milieux, qui voient leur expé rience ré duite au
rayon trè s court de leurs sensations propres. C’est pourquoi la sensibilité de l’homme plongé dans
une socié té de masses s’affaiblit sans cesse et requiert les rallonges d’amplificateurs et d’excitants
qui la dé bilitent davantage à la longue et font que cette expé rience tronqué e ne parvient pas à se
hisser au niveau de l’intelligence. Le membre des micro-groupes est averti de tout ce qui se passe
dans sa communauté quand un membre souffre, les autres membres souffrent ! Il é prouve
l’é vé nement d’une maniè re personnelle et se confie aux autres membres avec qui il communie si
bien que tous en font l’é preuve à leur tour. Il n’y a pas à proprement parler d’organe d’information

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dans ce type de socié té . L’expé rience personnelle ou interpersonnelle est directement lesté e
d’information. L’homme d’expé rience en distille le sens et le ré pand autour de lui : il est plus
capable que les autres de ressentir la porté e des situations nouvelles parce qu’il en a vu d’autres et il
est plus apte à en exprimer la substance de maniè re à ce que tous retrouvent en son expé rience et
en ses formules ce qu’eux-mê mes ne ressentent et ne rendent qu’à demi.
Dans la socié té de masses, au contraire, l’individu ne peut entrer en relation avec autrui sans
l’information. Enfermé dans sa subjectivité , il ne « connaît » de l’é vé nement que le choc sensible
et é motionnel que ce dernier provoque en lui et qu’il interprè te en projetant les constructions de son
imagination et de son entendement, s’il en est le té moin direct. Cette mixture du fait brut
appré hendé d’ une maniè re incommunicable et compris d’une faç on intransmissible ne peut passer
de bouche à oreille que par un systè me de mots dont personne ne peut vé rifier le bien-fondé ,
puisque, dans l’hypothè se subjectiviste sur laquelle toute dé mocratie est bâ tie, le sujet se dé finît
par sa liberté à l’é gard des né cessité s objectives seules capables de le mettre en relation avec
autrui. Les mots ainsi employé s doivent ê tre choisis pour leur puissance de saisissement et pour la
capacité de repré sentation imaginaire qu’ils dé clenchent. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect
capital qui lie indissolublement l’information au sensationnel et à la fiction chez le spectateur de
l’é vé nement et dont les ondes se ré percutent de faç on concentrique en passant chez ceux qui n’en
ont pas eu la perception immé diate, avec cette diffé rence que leur amplitude augmente en se
dé ployant au lieu de s’affaiblir. C’est un fait que les é vé nements dont on est informé indirectement
sont presque toujours grossis et travestis tout le long de leur diffusion. L’information agit comme une
loupe combiné e avec un miroir dont la courbe convexe ou concave est dé terminé e par le degré de
subjectivité de l’informateur, qui se repré sente l’é vé nement du dehors et le transmet alté ré à
autrui.
Dans la socié té de masses, en leur immense majorité , les hommes se trouvent devant
l’é vé nement comme l’aveugle devant les couleurs sans le subterfuge de l’information. Ils n’en ont
point l’expé rience. Ils ne peuvent en prendre connaissance que par l’information, c’est-à -dire par
l’intermé diaire d’informateurs qui enregistrent, collectent, trient, configurent, expriment et diffusent
les faits à leur place. Sans l’information, la socié té de masses serait bien infé rieure aux socié té s
d’ insectes dont les membres disposent au moins d’instincts puissants, capables de ré action
immé diate devant l’é vé nement. L’information est à la socié té de masses ce qu’est le ré flexe
automatique aux animaux, à ceci prè s qu’elle requiert un mé canisme central mé diateur des
nouvelles et fabricateur des prothè ses verbales qui supplé ent à la disparition de l’expé rience
é vanouie en mê me temps que les micro-groupes où elle se dé ployait. Aussi M. Sauvy a-t-il
parfaitement raison d’affirmer que l’information est d’une importance fondamentale en dé mocratie :
elle est le seul lien qui puisse rassembler les individus en « socié té », le seul qui les articule plus ou
moins les uns aux autres, le seul qui les avertisse des é vé nements dont la connaissance importe aux
conduites qu’ils doivent tenir. L’information coï ncide avec la dé mocratie moderne et il n’est pas
extraordinaire qu’elle en expulse peu à peu les trois pouvoirs qu’on attribue au systè me, pour
s’agglutiner finalement à la puissance qui dirige le ré gime et dont nous savons qu’elle est toujours
tyrannique et arbitraire, quel que soit l’aspect anonyme ou dé claré qu’elle revê t. Dé mocratie et
information vont de pair. L’une et l’autre sont symé triquement irré elles.
L’information est aussi indispensable aux ré gimes dé mocratiques contemporains et
ré ciproquement que ne le sont entre eux l’avers et le revers d’une mé daille. C’est la dé mocratie qui
fait surgir l’information et c’est l’information qui permet la survie du systè me au titre d’é lé ment
dé coratif d’un autre ré gime qui n’a pas encore reç u de nom : elle lui infuse un semblant d’existence
parce qu’elle est perceptible, audible et visible. Les individus plongé s dans la « socié té » de masses
que la dé mocratie a fait surgir de l’Ancien Ré gime à micro-groupes ont dé sormais en commun
quelque chose qui les rassemble, mais dont la pré carité doit ê tre renouvelé e à chaque instant : le
contraire des valeurs immanentes à la vie quotidienne et à ses finalité s, la nouveauté , le choc
é motionnel enrobé dans une conception imaginaire de l’existence sociale, ou encore les
changements incessants que « l’é volution » apporte au systè me de lois et de rè glements qui enserre
les citoyens dans ses rets et qui s’efforce de canaliser leurs comportements subjectifs en multipliant et
en resserrant les mailles de son filet par de perpé tuelles « ré formes de structure ».
L’information ré pond à un besoin si fortement ressenti par nos contemporains qu’ils ne
pourraient à peu prè s pas se passer de « nouvelles » : la lecture du journal est la priè re du matin de
l’homme moderne, disait Hegel, et Montherlant é voque quelque part la tê te de l’usager du mé tro
plongé e au cré puscule dans la derniè re é dition de son quotidien habituel comme le museau du

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cheval dans son picotin. Dissous dans la masse, le citoyen des dé mocraties ne laisse pas de ressentir,
avec toute la force de son inconscient refoulé , la né cessité , propre à l’animal social, d’entrer en
relation avec ses semblables. Infirme et dé bile, ce besoin le travaille d’une maniè re d’autant plus
paradoxalement impé rieuse qu’il est incapable de se satisfaire. Selon le mot d’Aristote, l’homme seul
est une bê te ou un dieu. Et comme il sait confusé ment, en dé pit de l’information laï que et
ecclé siastique d’aujourd’hui qui le submerge, qu’il n’est ni l’un ni l’autre, comme il sait que son sort
dé pend é troitement à cause de son isolement mê me, de la collectivité totale où il est immergé et
dont il ignore à peu prè s tout, il aspire à connaître ce qui se passe en elle, ne fût-ce que pour peupler
sa solitude. Il cherche dans l’information un remè de contre l’individualisme et contre la socié té de
masses dont il meurt lentement. Et ce remè de mê me le confirme dans son mal ! Coupé du passé ,
des traditions, des certitudes objectives, des é vidences que les socié té s naturelles et semi-naturelles
vé hiculent, il doit valoriser jusqu’à l’imaginaire l’actualité et ses promesses d’un avenir social
meilleur, d’un « homme nouveau », d’une « socié té nouvelle » qu’il convoite, ainsi que les menaces
qui pè sent sur leur apparition. L’information donne un certain corps à ses aspirations. Sans elle, et
sans oublier non plus les ressources accumulé es par le passé et qui s’é puisent dangereusement,
l’humanité aurait terminé sa course.
Ce besoin social inassouvi et dé sormais insatiable a eu deux consé quences jumelé es dont
nous pouvons à peine mesurer l’ampleur : l’extraordinaire inflation verbale dont nous souffrons et
qui fait que les hommes sont devenus des langues, et le dé veloppement monstrueux des Mass Media
of Communication.
La premiè re ouvre la voie à la seconde et son empire s’é tend à tous les domaines du savoir
et de l’action. Il n’est que de se pencher sur notre é poque pour en cueillir des confirmations à
brassé es. Les é vé nements les plus remarquables de notre temps en portent la marque.
En rompant avec la tradition du langage scolastique où chaque terme est dé fini et renvoie à
des ré alité s dé terminé es, le ré cent Concile, par exemple, a cré é une quasi-unanimité factice entre
ses membres et, sous couleur d’obtenir du « peuple chré tien » une meilleure audience, il a gonflé
d’é quivoques le langage biblique dont deux millé naires d’efforts thé ologiques avaient distillé la
substance intelligible. Quand un organisme aussi soucieux que l’Eglise catholique de ne sacrifier en
rien aux sé ductions du subjectivisme et de sauver la porté e ontologique de l’intelligence humaine en
arrive là , on peut dire que le mal est universel. L’inoculation de la mentalité dé mocratique aux
socié té s les plus robustes en contraint les membres à ne s’entendre que sur des mots et, comme
chacun met sous ces mots « le petit monde » imaginaire qu’il s’est fabriqué et qui ne coï ncide pas
avec celui des autres, il faut alors distendre à l’extrê me la signification des vocables employé s ou
les prendre en des sens diffé rents dans un mê me contexte, sinon dans une mê me phrase. N’insistons
pas sur ce point douloureux : les Pè res conciliaires se sont é vertué s à imiter les politiques toujours
lancé s à la recherche de Formules qui subliment la chè vre et le chou en propos vaporeux et
contentent tout le monde. Les textes sur la liberté religieuse ou sur les rapports de l’Eglise avec le
monde peuvent ê tre é tiré s dans tous les sens. Ce n’est pas sur des ré alité s que les Pè res se sont
accordé s, mais sur un langage dont la relation avec ces ré alité s est indé cise. La preuve en est que
les interpré tations des textes les plus opposé es se sont fait immé diatement jour et qu’une
« mentalité post-conciliaire » est apparue qui s’applique à vider les mots employé s de leur
ré fé rence ré siduelle au monde de la Grâ ce pour les appliquer comme des formes vides à un monde
dé sacralisé . La tentative eût é té impossible si le Concile avait gardé le langage traditionnel de
l’Église. La loi de ré duction de la ré alité à l’image commune, et de celle-ci au mot, qui joue dans
toutes les socié té s dont les membres sont atteints de subjectivisme, n’aurait jamais pu s’appliquer en
l’occurrence. Les exemples que fournit la politique sont si nombreux qu’il est impossible de les
dé nombrer. L’O.N.U. les rassemble tous en son sein ample et sté rile : l’accord sur les mots y est
directement proportionnel au dé saccord sur les choses.
Que l’humanité é volue vers Babel est un phé nomè ne qui crè ve les yeux. La ré duction de
la culture à une manipulation des diverses formes du langage litté raire ou artistique en est l’indice
é clatant. L’é crivain ou l’artiste ne communique plus avec autrui par l’intermé diaire des ê tres et des
choses que ce langage dé signe, mais en faisant impression sur lui, en l’informant du dehors, en
l’ encapsulant pour ainsi dire dans le langage choisi, en le violentant pour ainsi dire, et, comme
autrui s’en lasse et s’en é vade, en inventant un nouveau langage, une nouvelle mode plus vide encore
de signification, un univers de signes arbitraires qui reflè te à la fois le drame de la subjectivité close
sur elle-mê me et sa volonté de puissance, de choc, d’envoûtement, de magie sur les autres
subjectivité s que son rayonnement ameute. La place dé mesuré e qu’occupent dans les tê tes

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é cervelé es d’aujourd’hui les « philosophies » du langage est typique à cet é gard. Le « nouveau
roman » est dé passé comme pur dé chiffrage de signes et dé cryptage de formules : l’homme est
dé voré par les signes et il ne reste rien de la culture et de l’humanisme que les structures formelles
d’un langage mé thodiquement et aveuglé ment cannibale.
La subjectivité meurt dè s qu’elle se ré alise. Que reste-t-il? Les roué s sans scrupules, laï cs
ou clercs, qui mè nent les autres par des mots. Ils s’é liminent les uns les autres par des techniques qui
vont du simple coup de langue ou de plume jusqu’à la balle dans la nuque. On n’en finirait pas de
ré flé chir sur le fait extraordinaire et quasiment iné dit dans l’histoire que la plupart des dictateurs et
des tyrans de l’é poque moderne sont des é crivains ou des artistes qui ont substitué au vain langage
des signes esthé tiques un systè me de signes qui ré pand la terreur et fonde la pré potence de qui
l’emploie : de Bonaparte à Hitler, à Mussolini à Staline, en passant par tant d’autres qui ont ré ussi
temporairement ou é choué dans leur tentative, l’information s’est durcie et est devenue un signe qui
absorbe celui qu’il dé signe, en fait l’esclave du manipulateur ou l’ané antit. « J’ai ré alisé l’alliance
de la philosophie et du sabre » disait Napolé on dans le langage de l’é poque. Ses é mules, infiniment
moins gé niaux et plus experts que lui dans la manœ uvre des signes, diraient aujourd’hui qu’ils
ré alisent l’alliance du langage et du lavage de cerveau.
Les Mass Media of Communication qui sont en train de dé caper l’animal raisonnable de sa
diffé rence spé cifique ne sont pas né s de rien. Leur naissance, leur perfectionnement, leur expansion
universelle accompagnent partout la dé mocratie moderne et la plané tarisation dé mocratique de la
socié té de masses.
En matiè re sociale, le besoin engendre l’organe et ce principe, faux du point de vue de la
biologie où Lamarck l’introduisit en l’empruntant inconsciemment à la sociologie diffuse de son
temps propice au « progrè s des Lumiè res », est une des lois fondamentales des socié té s humaines.
L’homme est si radicalement un animal social, malgré ses folies subjectivistes, qu’il invente les
mé canismes les plus compliqué s et les plus farfelus pour maintenir artificiellement en vie les
communauté s postiches qu’il est contraint de faire et de refaire sans cesse à coups de langue et de
plume, et sans lesquelles il serait voué à la mort ou à son é quivalent : l’anarchie endé mique. Un
cercle vicieux, dans tous les sens du terme, se cré e ainsi entre les techniques d’information et la
socié té de masses. C’est ce que Teilhard appelle en caricaturant saint Paul « la plé rômisation ». Plus
la socié té de masses s’annexe les derniers dé bris des socié té s naturelles exté nué es et s’é tend sur
le monde, plus les techniques d’information et le maniement de tous les signes possibles du langage
lui sont indispensables. Plus les techniques d’information et les signes dont elles usent se ré pandent,
plus les citoyens perdent leur faculté personnelle et incessible d’expé rimenter vitalement la
pré sence concrè te des ê tres et des choses, et plus ils doivent alors confier l’é clairage et la direction
de leurs conduites individuelles et collectives à des intermé diaires qui ne peuvent que leur
transmettre au mieux que des repré sentations verbales ou imagé es de la ré alité . La boucle est
bouclé e : socié té de masses, socié té lié e par des informations, socié té qui se fonde sur des mots,
des images, des reproductions, des simulacres, se bâ tissent – si l’on peut dire ! - automatiquement,
et se fusionnent en une espè ce de holding collectif gigantesque dont les « malins » dé tiennent la
direction gé né rale.
A la limite, on se trouve devant une socié té - si l’on peut encore dire ! - insé ré e dans un
systè me d’informations composé de stimuli ou d’excitants sonores et visuels symboliques qui
provoquent le dé clenchement de ré flexes conditionné s chez tous ceux qui s’y trouvent soumis.
C’est iné vitable. Voici une ré alité : la guerre contre le communisme que menè rent les
Etats-Unis au Vietnam. La dite ré alité n’est jamais envisagé e, saisie en tant que telle, dans sa
finalité ré elle, avec les moyens ré els employé s - et dont l’indigence est souvent criticable, le
militaire y é tant radicalement soumis aux requê tes de la politique dé mocratique, aux exigences
versatiles de l’opinion, à l’é lectoralisme. Une telle enquê te est du reste difficile à mener, du moins
sur les instruments utilisé s et que le mystè re inhé rent à toute dé mocratie (dû à la division entre la
scè ne dé corative et la machinerie occulte de la coulisse) ne cesse de perturber. Qu’à cela ne tienne !
La ré alité ne sert que de pré texte à l’exercice de la loi de ré duction qui gouverne les socié té s
modernes, clubs, salons, loges, moyens ou grands Etats on associe à la ré alité nue de la guerre,
toujours horrible, des slogans, tels que « la sale guerre du Vietnam », des images de terreur
convenablement trié es, une idé ologie où brillent une « paix » hé doniste ou une « justice » pour les
malheureuses victimes du flé au ; on finit par ne plus voir la ré alité ; on n’é prouve plus que la
ré pulsion qui l’accompagne et le lâ che dé sir d’en ê tre soulagé à n’importe quel prix, exactement
comme le chien de Pavlov qui salive devant le morceau de viande qu’on lui pré sente associé à un

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son de cloche, finit par saliver au seul tintement du mé tal et par sombrer à la longue dans une sorte
de né vrose, faute de nourriture ré elle.
Il n’est guè re d’intelligence qui puisse ré sister à ce traitement : elle s’atrophie et fait place à
une hantise, à une idé e fixe, à un complexe de ressentiment contre les auteurs d’un tel acte. La seule
repré sentation mentale des États-Unis suscite un ré flexe d’animosité non point tant pour leur
conduite vis-à -vis d’un peuple qui veut « se libé rer », mais pour leur comportement à l’é gard du
sujet du ré flexe lui-mê me, atteint au plus profond de son inconscient et modelé par l’ information.
On se demande souvent pourquoi la presse et l’information mondiales, mê me celles qui font
preuve de leur « conservatisme » et de leur mentalité bourgeoise, é taient de plus en plus hostiles à
la politique amé ricaine au Vietnam et, par extension, dans le monde entier. Les fonds secrets des
pays inté ressé s à la subversion y sont pour quelque chose. Mais la raison principale de leur porosité
à la propagande communiste est simple. Elle ré side tout entiè re dans le systè me mê me de
l’information : toute information est dé formante et l’information physiquement la plus puissante (par
la parole et l’image les plus stimulatrices de sensations fortes) finit par dé former tous les
informateurs comme elle dé forme les informé s eux-mê mes. Le « libé ral » est par dé finition
dé taché du ré el ; il est essentiellement mobile et mobilisable; il est disposé à prendre toutes les
formes au goût du jour; il subit l’information la plus forte ; il la propage ; il confè re à la plus
monstrueuse des tyrannies un brevet de libé ralisme ; il trahit son propre pays, s’il est un «
intellectuel » sans racines, avec la plus noble et la plus autosuffisante conscience qui soit. « Les effets
de la faiblesse sont inconcevables, et je maintiens qu’ils sont plus prodigieux que ceux des passions
les plus violentes », notait le cardinal de Retz au plus fort d’une pé riode de « contestation » analogue
à la nôtre. Comment les manipulateurs de l’opinion publique pourraient-ils se dresser, pour la
corriger, contre la dite opinion publique manipulé e par de plus puissants qu’eux-mê mes ? Il leur faut
renoncer à informer ou faire chorus. Leur mé tier mê me les y oblige dans le milieu de la socié té de
masses où ils se trouvent et où ils sont toujours perdants à moins d’imiter leurs concurrents dé nué s
de scrupules. Il y a d’honorables, de trè s honorables exceptions, mais elles se font rares, se nuisent à
elles-mê mes par leur souci d’objectivité ou cè dent sur certains points à la pression ambiante pour
mieux ré sister sur d’autres...
On entend souvent dire que les Mass Media qui vé hiculent l’information sont techniquement
neutres. Ils rentrent dans la caté gorie des moyens, ajoute-t-on, qui comme tels, ne sont ni bons ni
mauvais. De telles allé gations nous laissent rê veur. Car enfin, où trouver des moyens purs ? Des
moyens purs sont des moyens qui ne seraient que des moyens de rien, des moyens « non moyens »,
inertes, inutilisables, inutilisé s, inexistants, à peu prè s comme l’é trange « machin » nommé «
vistemboir » dans une admirable nouvelle de Jacques Perret.

Un moyen ne peut jamais ê tre pris comme tel sauf en esprit. Là il est pleinement « neutre »,
mais là seulement. Dè s que l’on passe au plan de l’action où le moyen ré vè le vraiment ce qu’il est,
on s’aperç oit qu’il tient tout son sens, bé né fique ou malé fique, de la fin à laquelle il s’articule. Or
les Mass Media of Communication qui charrient l’information et en sont insé parables, sont destiné s,
comme leur nom l’indique, à une socié té de masses, laquelle est un phé nomè ne pathologique, issu
lui-mê me de la DESTRUCTION DE L’INTELLIGENCE. C’est l’intelligence humaine qui, en
s’imbibant d’imagination et en forgeant de toutes piè ces la dé mocratie des grands nombres et des
vastes espaces, a dé libé ré ment opté pour une politique irré elle, sans substance sociale et - si le mal
est absence d’une fonction ré ellement requise par l’ê tre humain afin d’ê tre ce qu’il est - pour le mal
et pour la mort. La finalité des Mass Media ne peut ê tre que malé fique et son mal retentir sur les
Mass Media eux-mê mes.
Dissocier l’information, les Mass Media, la socié té de masses, la dé mocratie moderne, est
une entreprise toute thé orique elle n’a pas le moindre sens puisque ce divorce doit s’opé rer au plan
de l’action où il est pré cisé ment impossible. Il suppose, pour ê tre effectif et bé né fique, le
renoncement de l’homme à la socié té de masses et à la dé mocratie. Aussi longtemps que l’homme
voudra garder celles-ci, il gardera ceux-là et, avec eux, l’alté ration profonde qu’ils font subir à la
nature humaine. Un journal, une radio, une té lé pour une é lite, pour quelques-uns, est un rond
carré .
Le problè me du bon usage des techniques d’information est à cet é gard insoluble. Elles
confè rent en effet à ceux qui en disposent et qui les manient un pouvoir de domination sur autrui tel
qu’il est impossible d’y renoncer sans recourir au « supplé ment d’â me » dont parle Bergson. Or ces
techniques ne laissent pas d’en tarir la source tant chez l’informateur que chez l’informé .

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L’informateur considè re l’informé comme une chose qu’il informe. Il devient machine pour agir sur
un grand nombre d’hommes et les in-former en sé rie. L’informé à son tour est, dans la socié té de
masses, pure ré ceptivité , matiè re qui qué mande la forme que la machine emboutisseuse de
l’information lui confé rera. Les techniques d’information pré supposent la dé vitalisation de l’ê tre
humain et sa dé gradation au niveau de la matiè re plastique. La « mystique » que Bergson appelle,
pour couronner la « mé canique » et la purger de ses sortilè ges, ne peut ê tre qu’une mystification. La
socié té de masses ne peut ê tre prolongé e que par l’abîme et par le né ant. Hobbes aura beau vouloir
surmonter Lé viathan d’une couronne, Robespierre le coiffer d’un bonnet rouge, Lamennais et ses
é mules du clergé catholique contemporain d’une mitre ou d’une cascade de mitres é piscopales, tous
ces couvre-chefs destiné s à chapeauter l’imaginaire doivent devenir imaginaires à leur tour et
n’ê tre plus qu’irré els...
Comme l’a montré du reste, d’une faç on magistrale, Jacques Ellul, l’information est
insé parable de la propagande et l’on serait bien en peine de trouver un seul exemple, en matiè re
importante, qui prouverait le contraire. Le journaliste Walter Lippmann, qui est orfè vre, le reconnaît,
et le Congrè s amé ricain, chargé d’enquê ter en 1949 sur les services d’information du
gouvernement de l’é poque, conclut à l’impossibilité de les distinguer l’une de l’autre. Les causes de
leur contamination ré ciproque peuvent ê tre, en gros, ramené es à deux caté gories.
Elles sont d’abord PSYCHOLOGIQUES. Pour qu’une information atteigne le public, il faut
qu’elle l’inté resse. C’est trop é vident : un journal qui paraîtrait avec la manchette « rien
d’inté ressant aujourd’hui » et des pages blanches n’attirerait personne. Or les spé cialistes de
l’information reconnaissent que l’informateur recourt le plus souvent, pour capter l’ attention du
lecteur, à une pré sentation « sensationnelle » de l’actualité qui en dé nature la porté e. C’est ainsi
qu’au Congrè s de Zurich, en 1952, deux cent quarante-huit directeurs et ré dacteurs en chef de
journaux en provenance de quarante et un pays diffé rents estimaient que les dé pê ches d’agences
attachent un prix excessif aux nouvelles brûlantes (spot news), à leur valeur de choc psychologique,
aux dé tails croustillants ou extraordinaires, à la pré sentation des faits, non point selon leur ordre
chronologique ou dans leur ordre logique de signification, mais selon ce qui accroche la curiosité , ce
qui provoque un é branlement, un saisissement, un « coup» et qui, paralysant l’intelligence, inonde
d’é motions la conscience.
Il est rare que l’information soit replacé e dans son contexte qui lui donnerait son vrai sens.
Dé taché e de son environnement historique et sociologique, elle est dé membré e et ses é lé ments
sont regroupé s en vue d’influencer le lecteur ou l’auditeur. Cette manipulation de la nouvelle est
renforcé e par sa pré sentation maté rielle : le caractè re employé s’ il s’agit d’un journal, le ton à la
radio, l’angle de prise de vue ou l’ insistance de l’image à la té lé vision. L’information est
assujettie pour une grande part aux né cessité s commerciales, à la publicité , à la propagande, selon
le possesseur des Mass Media employé s. Sa valeur objective passe au second plan.
Il y a plus grave. Qu’il s’agisse de Mass Media dé tenus par des particuliers, des groupes ou
des États, la né cessité de communiquer l’information à des hommes qui appartiennent à la socié té
de masses et au ré gime dé mocratique, oblige l’informateur à tenir compte de la psychologie de
l’informé . Ce dernier est, en gé né ral, « l’homme moyen » qui n’a ni les capacité s ni le loisir de
contrôler les informations qu’il reç oit ou de les critiquer, « l’homme-masse » qui affronte des
problè mes dont l’ampleur, le nombre et le sens le dé passent infiniment dans les nouvelles où ils
affleurent. Assailli par des informations dont il ne peut doser l’importance ni davantage hié rarchiser
la porté e ou la valeur, l’informé est livré totalement à la discré tion de l’informateur.
La tentation est alors irré sistible chez celui-ci d’imposer à l’informé sa propre vision de
l’actualité et de l’encadrer dans un systè me d’interpré tation qui lui confè re un sens et la rend
cohé rente. C’est ce qu’attend et dé sire l’homme de la socié té de masses. Il dé sire que
l’information lui communique des directives de pensé e et d’action, une orthodoxie et une
orthopraxie. L’homme de la socié té de masses voit ses tendances sociales naturelles et
semi-naturelles obstrué es. Il est incapable de comprendre et d’agir par lui-mê me, personnellement,
ses faculté s intellectuelles et volontaires ne trouvant plus leur issue normale. L’informateur sait qu’il
a devant lui un ê tre faible, mystifiable à l’extrê me. Comment n’é prouverait-il pas le dé sir de se
comporter envers lui comme le modeleur envers l’ argile ? L’informateur ne peut pas ne pas ê tre
tenté de se substituer à la pensé e et à la volonté de l’informé . Dè s qu’il dé tient un poste plus ou
moins important dans les Mass Media, son dé sir le plus intense le porte à contraindre tous ceux qu’il
informe à entrer d’une maniè re totale et dé finitive dans la socié té de masses : l’ informateur
accroît indé finiment de la sorte sa volonté de puissance.

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Cette tentation est d’autant plus irré sistible que l’informé lui-mê me veut ê tre dé formé et
qu’il devient le complice de son information dé formante. Il appelle lui-mê me de tous ses vœ ux
l’explication globale de la propagande, les cadres d’une idé ologie simple, les mots d’ordre qui le
dispensent de ré flé chir sur des situations qu’il ne peut embrasser et sur les comportements
corré latifs qu’on l’incite à prendre. Pris entre le dé sir d’ê tre vrai et celui d’exercer sa volonté de
puissance, l’informateur basculera, ut in pluribus, du côté de la masse de maniè re à imprimer en elle
une forme qui lui permette de la manipuler et d’exercer sur elle son appé tit de domination.
L’exemple des Mass Media dont disposent les catholiques est typique à cet é gard : on y
sacrifie presque toujours, subtilement ou cyniquement, la vé rité à l’efficacité . Il y a des exceptions,
mais elles paient cher leur refus d’adopter ces mé thodes.
Au surplus l’individu isolé dans la socié té de masses se sent rassuré lorsqu’il reç oit de
l’informateur qui se substitue à son intelligence, à sa volonté , à sa conscience, la promesse de voir
se ré soudre sans difficulté les problè mes que son ê tre ché tif ne peut affronter à lui seul on l’invite
à opter pour le cadre de solutions qu’on lui propose et à collaborer à sa traduction dans les faits. La
thé orie et la pratique sont ici indissociables comme dans le systè me marxiste pour qui l’information
et la propagande sont indivisibles. Il n’est, à notre connaissance, que peu d’informations qui
n’induisent ouvertement ou secrè tement à l’action, non à l’action morale, mais à l’action
transformatrice du monde, pour le compte des informateurs de l’opinion.
L’informé est donc presque toujours appelé , en fonction de l’information qui le dé forme, à
la consolidation de la socié té de masses et de la dé mocratie, à la socialisation, à la mé canisation
de ses conduites par le pouvoir, avec son propre consentement.
Les raisons de la dé rive de l’information vers la propagande idé ologique qui sert de masque
à la volonté de puissance, sont, en second lieu, POLITIQUES. Là encore, nous sommes en face
d’une é vidence qu’il s’ agit simplement de dé crire.
Les é vé nements qui surgissent ç à et là dans le monde sont recueillis par un petit nombre
d’agences de presse, d’actualité s filmé es, de té lé visions qui sont des organismes d’État, que l’État
contrôle de trè s prè s ou qui ont le plus grand inté rê t à garder des rapports secrè tement intimes
avec l’État. Il en est de mê me des agences nationales dont l’information ne dé borde pas au-delà des
frontiè res d’un pays dé terminé . L’histoire contemporaine ne ré vè le guè re d’exemples où une
agence de presse nationale soit entré e en conflit avec le gouvernement du pays qu’elle est chargé e
d’informer.
Il n’est pas davantage un seul exemple de gouvernement qui, informant le public de ses actes,
ne pré sente cette information sous le jour qui lui soit le plus favorable ou le moins dé favorable à lui,
gouvernement. Le mensonge de Paul Reynaud, de Churchill, du comte Pierlot, au sujet de la
capitulation de l’armé e belge en 1940, pré senté e au public comme une trahison dé libé ré e du roi
Lé opold III, en est l’exemple le plus frappant. Il s’agissait pour ces gouvernements de trouver un
bouc é missaire.
A supposer mê me que les informations que l’État diffuse soient parfaitement vé ridiques, il ne
peut tolé rer qu’elles soient mises en question par une propagande adverse : il enrobera donc son
systè me d’information dans une contre-propagande qui le dé formera infailliblement. Un
gouvernement qui, par miracle, ré pugnerait à l’association de l’information et de la propagande ou
plaidoyer pro domo, est fatalement amené à les inté grer l’une dans l’autre par les dé fis qu’on lui
lance. Il suffit de lire les journaux du siè cle pour en ê tre convaincu. Il n’est pas exagé ré de
pré tendre que la guerre psychologique des informations dé formé es et dé formantes n’a jamais
cessé depuis le moment où les Etats se sont aperç us de l’importance vitale que celles-ci ont pour
eux-mê mes, particuliè rement depuis 1914. Un État qui subit une agression psychologique de la part
d’un autre État ne peut y ré pondre qu’en adoptant la mê me tactique. S’il persiste - mais il n’est point
d’exemple du fait - à s en tenir à l’information pure et simple : « Voici l’é vé nement brut. Il
m’importe moins encore que les autres pays me taxent faussement de mensonge », il est vaincu
d’avance.
L’expé rience contemporaine des ré gimes dé mocratiques à partis multiples ou à parti
unique dé montre surabondamment que l’individu, placé devant l’information nue et l’information
interpré té e par le mythe, choisit TOUJOURS celle-ci. L’imaginaire triomphe TOUJOURS du ré el
dans la socié té de masses contemporaine engendré e par le ré gime dé mocratique.
Car on en revient toujours là : les conditions sociologiques qui pré sident à l’accession des
masses au pouvoir CONTRAIGNENT l’Etat à dé former l’information afin de gouverner à sa guise
une collectivité d’individus plus ou moins dociles à son action.

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Dans une socié té dé mocratique de masses, le gouvernement qui se bornerait à informer le


citoyen, sans l’inflé chir, l’influencer, le former, le dé former, serait rapidement balayé , mê me et
surtout en Russie sovié tique, en Chine communiste et dans les pays qui se situent dans leur orbite.
Nous touchons ici, soit dit en passant, au plus secret de la vie politique et sociale ; aucun
ré gime ne se maintient sans l’assentiment des gouverné s. Or, comme le gouvernement des ré gimes
dé mocratiques et des socié té s de masses ne peut suivre l’opinion irrationnelle, instable et irré elle
des individus qui sont, en leur majorité , des incompé tents, à peine de se suicider et de faire pé rir
l’État et la nation elle-mê me, il ne lui reste que de duper l’opinion et de la persuader qu’il la suit alors
qu’il la mè ne. Le mot de Spaak à propos de ses é lecteurs socialistes est typique à cet é gard : « Je
suis leur chef, donc je les suis », sous-entendu qu’on feint de les suivre et qu’on les mè ne par
derriè re. Le moyen d’y parvenir est derechef l’information té lé guidé e et impré gné e de
propagande. Comme l’é crit Ellul : « Le gouvernement ne peut s’ isoler de la masse, mais il peut
tendre entre la masse et lui un impalpable rideau sur lequel la masse verra se projeter une apparence
de politique, cependant que la politique ré elle s’effectuera derriè re. »
Tout l’art de gouverner se ramè ne en fin de compte à saisir l’é vé nement qui permettra au
gouvernement d’abuser l’opinion publique en sa faveur. Il obtient de la sorte l’adhé sion qui lui est
né cessaire et sans laquelle le ré gime croulerait. Le prix payé est la dé formation permanente de
l’information, le mensonge qui se glisse dans l’é vé nement et le travestit. Il n’est rien d’é tonnant à
cela, puisque la dé mocratie et la socié té de masses sont fondé es sur une contradiction permanente,
é tant l’une cette socié té perpé tuellement en é tat de dissocié té , l’autre cette politique qui agit, non
point en fonction de son ê tre, mais en fonction de son né ant d’ê tre.
Pour l’observateur du dehors, il semble que ce mode de gouverner soit difficile et qu’une telle
politique exige un esprit inventif peu commun. Il n’en est rien. Dè s qu’on s’est aperç u que l’homme
de la socié té de masses, faute d’expé rience, a besoin d’information et que l’information doit se
colorer de propagande en faveur de la dé mocratie (formelle ou ré elle, libé rale ou communiste) pour
s’adapter à la socié té de masses à laquelle on la destine, gouverner est un acte simple, surtout si
l’on dispose du monopole des Mass Media.
Il suffit de faire proclamer par les masses ce qu’on a dé cré té de faire. La formule « Le
peuple veut », ré pé té e à tous les é chos par la minorité qui possè de le pouvoir dans l’Etat, a une
sorte d’efficacité magique dont il convient de ne pas sous-estimer l’importance. Dans aucun pays du
monde le peuple n’admettra qu’il n’exerce pas le pouvoir. Il faut ê tre extrê mement intelligent pour
se dé clarer incompé tent. Le mot de Socrate : « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien » est aussi peu
dé mocratique que possible. Il est mê me à l’origine de sa condamnation à mort par le ré gime qu’il
provoquait. Les masses sont convaincues qu’elles ont une opinion en toute matiè re sociale et
politique. Et de fait, elles en ont une, dé terminé e par les conditions sociologiques où elles se
trouvent. Mais son objet est imaginaire. Il est indispensable qu’il n’en soit pas toujours ainsi. On ne
peut sans cesse planer dans les nué es, on doit parfois prendre pied sur terre. L’opinion exige parfois
un objet ré el. Les informateurs le lui donnent, mais enrobé d’idé ologie et d’imagination.
L’information prolongé e en propagande lui donne ainsi l’illusion de gouverner. Il suffit de s’emparer
d’un é vé nement et de le pré senter sous un certain jour pour que « la volonté des masses » se
dé clenche, « forç ant le gouvernement à l’action ».
Ainsi les manifestations monstres de Pé kin en faveur de l’aide au Vietcong, ré pondent à
celles de Berlin qui « forcè rent » Hitler à envahir la Tché coslovaquie pour libé rer les Sudè tes «
opprimé s ».
Il n’y a là , selon nous, aucune contrainte par la peur. Les é lections à 99 0/o en faveur du
parti unique sont tout aussi authentiques que celles qui se dé roulent dans les dé mocraties libé rales.
Dans les deux cas, tout est dé cidé par le peuple, c’est-à -dire par quelques-uns, dans une apparence
dé mocratique que l’information leste de la dose de ré alité indispensable à l’ascension de l’esprit
dans l’imagination mythique.
Des techniciens du ciné ma anglais dé claraient ré cemment « qu’il leur é tait facile au moyen
d’un montage judicieux et d’une adroite utilisation des angles de prises de vue, de faire de n’importe
qui un fou ». Une information pé né tré e de propagande et maîtresse de ses techniques peut
INVERTIR le sens de n’importe quel fait. On peut faire vouloir à l’homme situé à ce niveau tout ce
qu’on veut, mê me son propre esclavage.
Voici, par exemple, comment s’opè re le conditionnement de l’opinion publique aux U.S.A.
par l’é lectrochoc de l’information, selon Roger Clausse, directeur des é missions radiophoniques

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belges. L’opé ration s’effectue en dix actes : 1) les responsables de la politique gouvernementale se
ré unissent pour orienter l’opinion dans un sens politique diffé rent de celui qu’elle adopte et suit par
habitude ; 2) on enjoint aux fonctionnaires inté ressé s et particuliè rement aux fonctionnaires de
l’information de laisser filtrer une partie de cette nouvelle politique dans leurs conversations privé es ;
3) on suscite dans un journal une « information-choc » à ce sujet, accompagné e de commentaires ;
4) l’information provoque immé diatement des questions au cours d’une confé rence de presse faite
par un « officiel » et la « nouvelle ligne » est diffusé e à grand fracas par les journaux ; 5) des
membres du gouvernement et des personnages officiels discourent sur « la nouvelle ligne » dans
diffé rents endroits du pays ; 6) des questions sont posé es au Pré sident des U.S.A. lui-mê me au
cours d’une confé rence de presse ; 7) ses dé clarations paraissent sous de gros titres dans les journaux
et sont l’objet de multiples commentaires ; 8) des hommes politiques, amis du gouvernement,
s’ engagent dans la nouvelle ligne et prononcent des discours à ce sujet dans tout le pays ; 9) tous
les services gouvernementaux, du haut en bas de l’é chelle, dé veloppent « la nouvelle ligne »; 10) le
public, auquel on a bien martelé le point de vue, accepte le changement, et les opposants cherchent à
se mettre à couvert.
- Ainsi, avant mê me d’ê tre porté à la connaissance du public, l’é vé nement s’inscrit dans le
courant d’une propagande pré mé dité e, si bien qu’à côté de l’information qui se prolonge en
propagande, il y a la propagande qui pré cè de et rend acceptable l’information : les deux
phé nomè nes se mê lent inextricablement l’un à l’autre au point d’ê tre indiscernables.
L’opinion publique, il faut le souligner, est encore beaucoup plus grossiè rement conditionné e
en U.R.S.S.
Il apparaît ainsi impossible de discerner l’information et la propagande, l’é vé nement et
l’influence dont on le charge, la vé rité et le mensonge, le ré el et l’imaginaire le donné et le
construit dans le mé canisme de la dé mocratie et de la socié té de masses.
Le mensonge caracté risé , la contre-vé rité patente sont rarement ou assez rarement le fait de
la propagande. Ellul remarque avec raison que le propagandiste moderne pré fè re le silence au
mensonge lorsqu’il est dangereux de publier une information ou de signaler un fait. Une bonne partie
des consignes de presse de Gœ bbels é tait de taire tel ou tel é vé nement jugé fâ cheux. Le fameux
rapport de Khrouchtchev au XXè me Congrè s du Parti n’a é té ré vé lé par la presse communiste
que trè s longtemps aprè s. Le peuple é gyptien n’ a connu les é vé nements de Hongrie qu’en 1960,
etc. Le fait authentique, au contraire, sert de support au mé canisme de suggestion. Il intervient au
titre d’é lé ment né cessaire dans « la technique de barbouillage » d’où il sort utilisable pour la
socié té de masses et pour la dé mocratie. Il n’est pas falsifié au sens propre du mot. Il est transposé
de la ré alité é vé nementielle dans l’irré alité mythique de l’idé ologie qui l’interprè te et l’insè re
dans sa repré sentation globale de la politique et de la socié té . Mê me vraie maté riellement,
l’information devient fausse quant à sa signification formelle.
Comment s’opè re cette dé naturation de l’é vé nement ?
Toujours de la mê me faç on et par le mê me procé dé que nous avons vu à l’œ uvre au sein
de l’intelligence et de la science dans les chapitres pré cé dents : la substitution à la pré sence du ré el
d’une repré sentation imaginaire, fabricatrice d’un « monde nouveau » et d’un « homme nouveau »,
et - faut-il le ré pé ter ? - fabulatrice par essence.
C’est incroyable, dira-t-on! N’y a-t-il pas en ce propos une exagé ration, une hyperbole
manifestes ? Comment dé nier à la plupart des informations des journaux, de la radio, de la
té lé vision une exactitude substantielle ? Notre affirmation n’est pas outranciè re, et moins encore
erroné e. Comme le dit le cardinal de Retz, sagace analyste des « informations » qui circulaient en un
temps aussi troublé que le nôtre, « l’expé rience nous fait connaître que tout ce qui est incroyable
n’est pas faux ». Notre esprit est tellement encombré par les images mentales, verbales ou
audiovisuelles que l’information, dont nous subissons le bombardement psychique continu, a ré ussi
à y introduire, que notre intelligence n’exerce plus sa fonction essentielle : distinguer, critiquer,
juger, sauf par à -coups et comme par hasard. Nous dé clarons alors impavidement que tout ce qui ne
cadre pas avec ce systè me d’images va contre le sens commun. L’information est parvenue à se
substituer à la vé rité , autrement dit à la correspondance de l’intelligence au ré el. Quiconque la met
en doute est privé de bon sens !
Le bon sens nous ré vè le au contraire que, dans un systè me politique et social dont les
membres sont sé paré s les uns des autres parce qu’ils ne participent plus à des ré alité s communes,
à des vé rité s communes, à un mê me bien commun, la seule opinion qui puisse naître n’est
é videmment pas l’opinion ré elle, ré sultant d’un accord sur les ê tres et les choses, d’une entente sur

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des vé rité s é prouvé es, d’une action convergente vers le bien de tous, c’est-à -dire d’un fait social
anté rieur à l’opinion elle-mê me. Sans cet ê tre social pré alable à la connaissance, il n’y aurait
aucune connaissance, mê me scientifique : c’est parce qu’il y a des valeurs et des objets indé pendants
de nous et dont chacun de nous dé pend, qu’il peut y avoir concordance, harmonie, union ré elles
entre les esprits et les cœ urs. La connaissance à son niveau le plus humble : l’opinion ré elle, est
soumise à cette loi. Sans cet effort solidaire, prolongé , conscient ou quasiment inconscient, des
membres d’une socié té , sur quoi leur accord pourrait-il se fonder ? Sur rien d’autre que sur des mots.
C’est pré cisé ment là l’opinion dé mocratique : elle est é tablie sur la communication verbale et se
confond avec elle. Lorsqu’on assure que « l’Église est en é tat de dialogue », cela veut dire d’abord
qu’il n’y a plus dans l’Église de ré alité commune aux croyants, ensuite que l’opinion ré elle n’y a
plus cours, enfin que l’Église s’identifie de plus en plus à la dé mocratie, au socialisme, autrement dit
à l’humanité composé e d’hommes libres, libres de tout et de Dieu mê me. Cette logique de l’erreur
et de l’avilissement est sans faille. « Le socialisme est une grâ ce », é crit sans sourciller l’é vê que
Schmitt.
Alors que, dans une socié té vivante, l’ê tre social fait l’opinion ré elle, dans la
« dissocié té » dé mocratique, c’est l’opinion qui fait l’ê tre social et bâ tit la socié té . Ce n’est donc
pas ici l’ê tre du vrai, du bien, du beau partagé qui donne naissance à l’opinion et la fait exister, mais
au contraire l’opinion qui engendre les valeurs de vé rité , de bonté , de beauté : L’OPINION FAIT
L’Ê TRE.
Il faut sans cesse exposer et ré exposer la gé niale analyse d’Augustin Cochin relative aux
socié té s de pensé e. Elle vaut rigoureusement pour notre socié té de masses. Dans la socié té de
pensé e, la « pensé e » ne peut que ré duire la correspondance de l’intelligence et des choses qui est
toujours personnelle : l’é noncé d’une vé rité commune y fait toujours l’effet d’ une incongruité .
Plus on creuse le ré el, plus on se heurte au mystè re, à la transcendance, à l’ineffable et à
l’incommunicable. Dans une socié té de pensé e, le ré el est exclu par dé finition. La « pensé e »
é limine la ré alité en qui tous communieraient effectivement au profit de la repré sentation mentale
et imaginaire commune et de son expression verbale. Ce que les adeptes de la socié té ont de
commun, ce n’est pas le monde ré el, mais la structure interne de leur esprit, la faculté de produire
des images, des formes, des schè mes, des systè mes et de les traduire dans des paroles.
Et cela mê me qu’ils appellent « la Raison », ils ne peuvent mê me pas l’avoir en commun.
Leur accord ré sulte de l’ajustement des images, de la cohé rence des idé es, de l’assemblage des
formes et des schè mes, de l’agencement des systè mes, de la liaison du discours, bref de l’adoption
d’une idé ologie et d’un mode de parler communs. Une telle opinion ré sulte d’un appauvrissement
extrê me du ré el, sinon de son é vacuation pure et simple. La communication s’effectue au niveau de
l’illusion.
Comme le notait dé jà Grimm, en parlant de la manie de tout ré duire en abstractions qui
sé vissait en 1754, on semblait vouloir « tout quintessencier, tout passer au creuset ». Cette forme
parfaite, cette essence absolue, cet ê tre de raison dé pourvu de toute existence, sauf mentale ou
nominale, sans racine dans le monde exté rieur dont on ne percevait mê me plus la pré sence, il
s’agissait alors de le projeter au dehors et de cré er ainsi un monde flambant neuf, parfait, absolu, qui
gué rirait les hommes de toute propension au mal parce qu’il ne les inciterait plus qu’au bien.
Il en est exactement de mê me dans la socié té de masses et dans la dé mocratie actuelle.
Pour que le « citoyen » soit mis au courant de ce qui se passe dans la collectivité dont il est
un atome, la valeur de vé rité , de bonté , de beauté que comporte objectivement le fait est mise
d’office entre parenthè ses. C’est ce qu’on nomme la « tolé rance » de l’opinion d’autrui, le « respect
de la personne ».
La recherche de cette valeur comporterait du reste du temps, de la pé né tration, un effort
parfois considé rable, et il faut faire vite. En effet, sans la communication, la socié té de masses
s’é parpille en ce qu’elle est : une « dissocié té ». Il faut donc sans cesse informer et communiquer,
le plus rapidement possible. Les é ditions successives des quotidiens et du journal parlé ou té lé visé
n’ ont rien de spé cifiquement commercial, elles ré pondent à une né cessité . On peut en dire autant
de la ré pé tition des nouvelles. Ce qu’il s’agit dé faire, c’est de lier les hommes entre eux en
imprimant dans leurs imaginations respectives une mê me repré sentation des é vé nements. Cette
opé ration est à faire et refaire continuellement[11], avec une force d’estampage accrue : c’est
pourquoi on est passé du journal à l’image audiovisuelle de la té lé vision dont la concurrence de
plus en plus vive tend à é liminer l’é crit, tout en rendant le té lé spectateur plus passif encore que

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son ancê tre lecteur de quotidiens.


Une telle é volution est iné vitable. Les signes de l’é criture signifient encore trop et font
encore appel à l’intelligence du ré el. Leur puissance d’envoûtement est imparfaite. On peut
é chapper à leur emprise, comparer, prendre de la distance vis-à -vis du texte, se retrouver
soi-mê me. Cela cré e des niveaux parmi les lecteurs. Une sorte d’aristocratie capable encore de
jugement risque de naître. Le journal malgré sa tendance au sensationnel, à la rhé torique de choc est
encore un instrument de liaison inadé quat pour les atomes de la socié té de masses. Il fallait un outil
plus idoine.
Ce que Kafka dit du ciné ma s’applique exactement à l’information té lé visé e : « Le
ciné ma gê ne la vision. Le rythme pré cipité des mouvements et le changement rapide des images
fait que, obligatoirement, ces images é chappent à l’œ il. Ce n ’est pas le regard qui s’empare des
images, mais celles-ci qui s’emparent du regard. EIles submergent la conscience. Le ciné ma [disons
la té lé vision] c’est mettre un uniforme à l’ œ il qui jusqu’à pré sent é tait nu... L’œ il est la
fenê tre de l’â me, les films [l’actualité filmé e, l’information audio-visuelle] sont des volets de fer
devant cette fenê tre. » Autrement dit, la té lé vision est la machine parfaite qui permet de fabriquer
les repré sentations que la masse sans culture absorbe unanime : on impose ainsi à chacun la mê me
image, le mê me uniforme. L’image empê che la socié té de masses de se dissocier.
Ce procé dé de vulgarisation de l’ image suit é videmment la ligne de moindre ré sistance. Il
atteint ce qu’il y a de plus mallé able en l’homme : sa subjectivité . Rien de plus mou en effet que le
moi : c’est une matiè re amorphe qui peut prendre n’importe quelle forme. L’ê tre humain coupé du
ré el, replié sur son insularité , n’est plus qu’une apparence : comment en serait-il autrement puisque
l’intelligence qui fait de lui un ê tre humain ne peut plus se nourrir que d’apparences, de rê ves, de
mirages ? Tout son ê tre se convertit en un paraître. Passer pour ce qu’il n’est pas est sa
pré occupation permanente. Son comportement est commandé par l’exté riorité dont il é pouse les
contours.
Si le moi pouvait ê tre entiè rement et radicalement moi, il serait pareil à une argile où les
impressions du dehors viendraient marquer leur empreinte. L’in-formation aurait sur lui une
emprise totale. Il lui serait entiè rement soumis. A la limite, il serait la matiè re pure, la pure
potentialité à devenir n’importe quoi dont parlent les philosophes et qui est pour eux le degré infime
de l’ê tre, un quasi non-ê tre, une privation de forme qui cherche avec une avidité non pareille à ê tre
in-formé e. Il ne se dé grade sans doute guè re jusque là , mais la fascination de la mode, l’empire de
l’opinion, l’extraordinaire conformisme des conduites, la vogue de tel vê tement, de tel vocable, de tel
auteur, de tel acteur. etc., montrent, par les prestiges iné galé s qu’ils ont et la tyrannie qu’ils exercent
aujourd’hui, que la dé gradation tend à devenir universelle.
L’information doit ainsi atteindre l’homme moderne au plus bas, en ce qui le rapproche du
né ant, en son indé termination, en son absence de caractè re et de personnalité , en toutes ses
faiblesses. Elle rejoint de la sorte la dé mocratie moderne dont il est superflu de se rappeler qu’elle est
« le nivellement par le bas ».
Or à un certain degré de puissance technique d’information, le pouvoir ne peut pas ne pas se
muer en un vouloir, surtout lorsqu’il est dans les mains de l’État anonyme et radicalement laï cisé . La
tentation est immense. On a devant soi un troupeau qui bê le pour ê tre conduit n’importe comment et
n’importe où. Comment y ré sister ? Des ecclé siastiques à la mentalité post-conciliaire n’hé sitent
pas un seul instant : Dieu le veut ! Il suffit de lire « la bonne presse » progressiste pour constater que
leur allé gation de ventriloque est exacte.
Une telle vulgarisation retentit de toute é vidence sur la relation du fait. Et la relation du fait
ainsi vulgarise ré agit directement sur le fait lui-mê me qu’elle dé forme. On peut dire sans crainte de
se tromper que les historiens de l’avenir auront fort à faire pour é crire l’histoire de notre é poque,
non point à cause de l’abondance des documents, mais à cause du caractè re essentiellement
tendancieux de l’information elle-mê me.
Cette dé formation de l’information obé it à des lois dont nous commenç ons seulement à
soupç onner l’importance.
Nous en avons dé jà souligné la plus gé né rale : celle du silence. Tout ce qui gê ne est
é liminé . Aucun journal amé ricain par exemple n’avouera que sa propagande contre la guerre au
Vietnam sert les desseins de l’ennemi et constitue un acte de fé lonie vis-à -vis du pays. Par
dé finition, la dé mocratie moderne autorise toutes les trahisons, sauf à l’é gard
d’elle-mê me : l’homme « libre » n’a aucune obligation vis-à -vis de rien ni de personne et la
dé mocratie moderne est fondé e sur cette autonomie radicale de l’individu. Tout é vé nement ou tout

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propos qui va à l’encontre de l’opinion que l’information veut cré er est ainsi soustrait à la
connaissance de l’informé . La pratique de la « coupure » est ré pandue dans tous les journaux, sauf
peut-ê tre dans quelques feuilles encore indé pendantes. A la té lé vision, elle est mê me la rè gle :
nous pourrions citer ici des exemples indiscutables.
Il y a plus. Ainsi que le remarque avec profondeur et peut-ê tre en vain Jean Madiran,
« l’information moderne, par nature, ignore ce qui est important ou n’en retient que l’é corce
é trangè re à la dimension inté rieure et à la dimension historique... Les techniques de l’information
moderne ré clament d’abord de celui qui les manie qu’il se place hors des conditions humaines de
ré flexion, de mé ditation, de confrontation permettant de saisir la porté e d’un é vé nement. » En
outre, l’information se situe psychologiquement « au niveau de l’activité sensorielle, mais
envahissante au point de supprimer l’activité proprement intellectuelle. Elle est en permanence le
contraire d’une é ducation de l’esprit », laquelle s’effectue par analyse et rassemblement de
l’essentiel. « Elle est une dé mentalisation. Elle est mê me, annonç ait Pé guy, une dé cré ation : le
dé but de la dé cré ation du monde. »
On aboutit de la sorte là où l’on doit aboutir lorsqu’on part d’un principe faux : à
l’incohé rence. Comme le dit sarcastiquement Chesterton, toujours plus pé né trant que la plupart des
sociologues, « il n’est plus né cessaire de lutter contre la censure de la presse, nous avons une censure
par la presse. »
La principale loi de dé formation de l’information n’est toutefois pas né gative comme la
pré cé dente. Ainsi que ce qui pré cè de le laisse entrevoir, elle joue dans le domaine politique et
social le mê me rôle que les formes a priori de la sensibilité et les caté gories de l’entendement dans
la connaissance selon Kant. L’information est presque toujours une in-formation, une forme
introduite dans la matiè re des é vé nements, une maniè re de concevoir l’actualité imposé e à
l’actualité par l’informateur de maniè re à se rendre maître de l’esprit de l’informé . De mê me que
la pensé e selon Kant ne connaît des choses que ce qu’elle y met, l’informé ne connaît de l’histoire
pré sente, passé e ou future, dont l’information lui trace le tableau, que l’interpré tation dans laquelle
l’informateur l’a emboutie.
Il est trop clair en effet que l’individu membre de la socié té de masses ne peut s’orienter dans
le dé dale des faits, des ê tres et des choses avec lesquels il entre en rapport par l’intermé diaire de
l’information, sans recevoir quelque lumiè re sur leur signification et sans les ordonner. A cette fin, il
a besoin de cadres, d’é tiquettes de formes.
Les informateurs politiques et religieux (et leurs inspirateurs, bien entendu) sont à cet é gard
des virtuoses de l’hermé neutique des faits. Les exemples abondent dans la presse de chaque jour. En
voici quelques-uns pris au hasard dans nos souvenirs.
On sait que l’agitateur amé ricain Malcolm X a é té assassiné par un Noir selon toute une
sé rie de té moignages probants. En fait, un journal franç ais acquis à la cause de la né gritude et à la
ré volte des Noirs aux Etats-Unis, attribua sans vergogne le crime aux Blancs qui, les premiers, ont
mis en œ uvre la sé gregation...
Quatre personnes exactement avaient manifesté devant la maison de campagne du premier
ministre britannique contre l’adhé sion possible du Royaume-Uni à la Communauté Économique
Europé enne. Le lendemain, la té lé vision diffusait ce fait divers aux quatre coins de la planè te en le
pré sentant comme mouvement populaire.
Au moment où j’é cris, l’encyclique Humanae vitae qui proscrit l’usage de tous les moyens
anti-conceptionnels subit l’assaut de tous les dé formateurs, laï cs et ecclé siastiques, acharné s à la
dé tourner de son sens. Un journal, que j’ai sous les yeux, titre : « Le Pape ne condamne pas le
contrôle des naissances. » Le lecteur pressé ne retient que le titre et n’apprend pas que le contrôle des
naissances admis par le Pape se fonde strictement sur la continence et le respect des rythmes naturels
de la vie. Un autre soutient avec effronterie que le Pape tolè re l’usage des moyens anticonceptionnels
puisqu’il ne le taxe pas de pé ché mortel. Un troisiè me annonce qu’une encyclique annulera bientôt,
sous un autre pontificat, les dé cisions de Paul VI et qu’au surplus aucune encyclique n’est infaillible.
Un quatriè me avance que les experts en la matiè re, les thé ologiens et les é vê ques restent en
majorité opposé s à l’encyclique. Enfin, la té lé vision annonce que le Pape a dé claré à
Castelgandolfo, aprè s la publication de l’encyclique, qu’ « il n’est pas hostile à une limitation
raisonnable des naissances ». Et comme on ne nous dit nullement que l’adjectif raisonnable est pris en
un sens strictement objectif par le Pape (une limitation raisonnable est celle où la raison se conforme
aux lois de la nature ré elle du phé nomè ne de l’ovulation), on est libre de prendre le mot en son sens
subjectif : « selon la dé cision de la raison individuelle ». Il n’est pas douteux qu’on soit en train de

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faire dire à l’encyclique le contraire de ce qu’elle contient !


La fin poursuivie par l’information dé formante est claire : il s’agit de carrosser l’é vé nement
de maniè re telle que l’é vé nement lui-mê me paraisse dire l’opposé de ce qu’il signifie.
La source de ces repré sentations sté ré otypé es qui viennent modeler les faits à chaque
excitation spé cifique qu’ils provoquent est manifestement la subjectivité des informateurs et de ceux
qui les commandent. Un esprit objectif reç oit l’objet. L’esprit subjectif se projette au contraire dans
l’objet pré alablement ramené à l’é tat de matiè re docile et ductile. Il y é jecte les idé es et les
images qu’il s’en fait et qui, né es de lui, portent sa marque. Ainsi se retrouve-t-il constamment dans
les ê tres et les choses qu’il informe.

Tout l’art de l’information est ici de trouver une forme qui s’imprime dans l’objet de
maniè re à ce que l’individu de masses l’accepte ou la refuse. Il s’agit de dé couvrir une maniè re
d’interpré ter les ê tres et les choses qui dé clenche à leur é gard un comportement positif ou né gatif.
Grâ ce à ces formes a priori, à ces moules qu’on lui fournit gratuitement, l’individu de la socié té de
masses se convainc qu’il peut reconnaître avec aisance tout ce qui lui est favorable ou hostile. Il n’a
plus à raisonner, à prendre personnellement position, à se faire une opinion propre, correspondante
à la ré alité . Il applique automatiquement les modè les pré fabriqué s dont la propagande a meublé
son imagination, aux é vé nements, aux hommes, aux situations qui se pré sentent à lui. Et comme
tous les autres individus de la collectivité dont il fait partie ont é té soumis au mê me pilonnage par
l’information, il se cré e ainsi une unanimité à peu prè s complè te qui mime à merveille la
cohé sion sociale des communauté s naturelles et la surclasse.
L’information qui é mane des pays communistes est à cet é gard un chef-d’œ uvre de
simplicité s’ il y a, d’un côté , les arché types de signe positif qui englobent tout ce qui se passe au
« paradis » sovié tique (ou chinois) et de l’autre, les arché types de signe né gatif qui encerclent tout
ce qui relè ve du « capitalisme » et de « l’impé rialisme ». Cette grille maniché enne posé e sur
l’histoire en permet le dé chiffrement immé diat. Les dé mocraties dites bourgeoises disposent d’un
arsenal de moules à peine plus compliqué s.
Ces moules, tels que peuple, race, prolé tariat, travail, ré sistance, collaboration, fascisme,
liberté , colonialisme, etc. (je cite en vrac), ne sont pas des cré ations spontané es de l’homo
democraticus ni de la socié té de masses qui, livré s à leur poids, tendraient plutôt vers l’inertie et le
mutisme. Ils ont é té construits, é prouvé s, choisis pour leur efficacité et leur capacité de faç onner
les esprits par les informateurs, les formateurs et dé formateurs de l’opinion publique (et par ceux
dont ils dé pendent) qui occupent, depuis le XVIIIè me siè cle, les postes de commande dans les Mass
Media et fabriquent la Mass Culture.
La né cessité technique où se trouve acculé e l’information de pré senter toujours au public
du nouveau l’oblige à employer ces arché t5 pes et ces moules emboutisseurs.
Comme l’a remarqué Jean Madiran que nous venons de citer, l’information n’agit « avec
quelque ré alité psychologique et quelque efficacité commerciale qu’en fonctionnant dans le sens du
changement, de la mutation permanente, du ciné ma universel, de la Ré volution. Ce qui est solide, ce
qui est stable, ce qui demeure n’est pas matiè re à information. » Reste ce qui coule. Niais pour saisir
ce qui coule, il faut des ré cipients. Les arché types, les moules, les vocables à la mode, etc., jouent
ce rôle. Et le flacon compte plus ici que le liquide qu’il contient et auquel il donne une forme ! C’est
pourquoi l’information est essentiellement subversive. Toute socié té soumise au ré gime de
l’information se liqué fie ou devient « mutante », cet admirable adjectif contemporain signifiant que
les informateurs (et ceux qui les manœ uvrent) sont occupé s à enserrer la dite socié té dans les
moules qui leur donneront tout pouvoir sur elle. On en a un exemple é clatant dans l’Église dite
« post-conciliaire » envahie de bas en haut par un modernisme cancé reux auprè s duquel l’arianisme
de jadis, survenu en une pé riode d’ascension et d’expansion, ne sera qu’une rougeole infantile.
La subversion inhé rente à l’information s’accentue de jour en jour. De mê me que
l’é rotisme a envahi le ciné ma, l’art, la litté rature, la publicité commerciale, industrielle, politique,
sociale et la liturgie elle-mê me, les formes ré volutionnaires de la vie humaine se soumettent de plus
en plus les informations dont se gavent les hommes de la socié té de masses. Il suffit de parcourir,
sans mê me y prê ter grande attention, les journaux dits « bourgeois » ou « conservateurs ». La guerre
au Vietnam, les incidents estudiantins, les moindres soubresauts de la politique sud-amé ricaine, la
sous-alimentation des peuples de couleur, etc., en sont autant de tests. Par une sorte d’entraînement
automatique ou de glissement sur une pente irré versible, l’information verse dans la dé mesure

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destructrice. Il ne peut en ê tre, encore un coup, autrement dè s que l’intelligence refuse d’ê tre
mesuré e par le ré el, elle fait place à l’imagination qui dé mantè le le monde et s’engage sans limite
dans la nué e, œ uvrant comme un dé miurge pour fabriquer de toutes piè ces la nouvelle histoire
humaine.
On a pu voir, lors des é meutes de la Sorbonne, l’information té lé visé e cré er l’é vé nement
et tenter de faire sortir la Ré volution de sa chrysalide nihiliste. On lit et on voit chaque jour que les
tueurs du Vietcong sont des libé rateurs de leur peuple et que les peuples du Tiers-monde accouchent
dans la douleur et dans le sang - provoqué s par leur « dé colonisation »! - d’une civilisation enfin
« humaine » et conforme aux prophé ties marxistes et teilhardiennes. Partout, l’Europe est invité e à
dé missionner et à se faire relayer par une sorte de « culture » primitiviste, incohé rente, é ructante,
en un mot imbé cile, à laquelle l’information, é tendue à tous les domaines puisqu’elle a tout
dé truit, et devenue l’é ducatrice du genre humain, donnera une forme dé finitive. L’information se
propose dé sormais comme l’é nergie capable de ré soudre tous les problè mes de l’humanité . Elle
est la mé tamorphose et l’avatar, en style technique du XXè me siè cle, de la Raison du Siè cle des
Lumiè res, force cré atrice et impé rative qui s’est dé ployé e comme on sait dans la Ré volution et
dans ses suites. « La Ré volution franç aise continue, et c’est toujours la mê me », disait Tocqueville.
L’information se veut la conscience de la collectivité .
C’est visible dans l’Église où un clergé en proie à la logorrhé e la plus intempé rante
s’acharne à faire surgir dans l’â me des fidè les le sentiment inté rieur de la valeur suprê me de
l’humanité . « Dieu est mort » aux yeux de ce clergé impie. La fonction de mé diateur entre l’homme
et Dieu est donc inutile. Comment alors se maintenir à la tê te du troupeau et exercer sur lui une
volonté de puissance accrue par l’insatisfaction de l’appé tit, sinon en remplaç ant Dieu par l’homme
? La fureur que le clergé post-conciliaire met à faire prendre conscience aux fidè les des problè mes
politiques et sociaux actuels en est la preuve é blouissante. Ce n’est plus la Bonne Nouvelle,
l’Évangile, le Credo qu’il ré pand, c’est l’information suscitatrice d’é vé nements subversifs dont il
aspire à prendre le commandement. L’appel à la violence ré volutionnaire que lance le clergé en
Amé rique du Sud - à l’exemple de l’é piscopat cubain accordant sa bé né diction à l’entreprise de
Fidel Castro - signifie que les « nouveaux prê tres » posent avec insistance leur candidature à
l’in-formation totalitaire de l’humanité . La lé gende du Grand Inquisiteur devient sous nos yeux
ahuris ré alité manifeste.
C’est é galement visible dans toutes les entreprises sé culiè res d’information. Les
informateurs sont persuadé s qu’ils ont une mission à remplir : celle de guider les hommes et, à cette
fin, de les rendre dociles aux solutions pré fabriqué es qu’ils leur apportent en cré ant de toutes
piè ces l’é vé nement ou la situation qui « fera problè me » pour eux. Sans doute le fait brut est
toujours là , contrôlable, en l’occurrence l’é meute parisienne de mai 1968 par exemple, mais il sert de
pré texte à l’information pour un dé veloppement qu’il ne comporte pas par lui-mê me et que
l’information lui inocule du dehors, avec cette monotonie mé thodique que nous avons relevé e plus
haut et qui est le propre de la Ré volution moderne.
Voici par exemple la motion voté e le 4juin 1968 par « l’assemblé e gé né rale » - combien de
membres, on ne le dira pas ! - des « travailleurs du centre de production Radio-Té lé vision belge de
Liè ge » : « La radio et la té lé vision sont des instruments majeurs d’information, de culture et de
divertissement. L’information doit ê tre comprise dans un sens dynamique, c’est-à -dire qu’elle doit
viser, notamment, à la prise de conscience des problè mes propres à la communauté . Pour travailler
en ce sens, il est né cessaire qu’existe entre les travailleurs de la radio et de la té lé vision et les
populations concerné es le contact le plus direct. » La gestion et la direction de la R.T.B. doivent donc
ê tre dé sormais autonomes et confié es aux seuls travailleurs de la R.T.B. Avions-nous tort lorsque
nous affirmions plus haut que l’information, les informateurs, les tireurs de ficelles du systè me
pré tendent ê tre la forme dont le fait brut, communiqué en ce travesti au pauvre informé «
concerné », n’est que la matiè re ? C’est le moule de l’opinion, imprimé de l’exté rieur en l’â me,
qui confectionne l’ê tre.
Le procé dé est simple et tous les agents de la subversion l’emploient ainsi que tous ceux qui
veulent é tendre et maintenir leur empire sur les hommes. Le point de dé part est toujours le moi. La
rupture de ses attaches au ré el engendre en lui un malaise inconscient. Le propre du moi est d’ê tre
toujours mé content et de s’obstiner dans l’ignorance de la cause ré elle de ses difficulté s inté rieures.
S’il en connaissait la cause, il é chapperait dé jà en quelque faç on à son insularité . Il s’agit donc de
faire prendre conscience au moi de la privation qui le tourmente en assignant une cause imaginaire à
son inquié tude et à son ressentiment latent. Comme le moi est privé de tout, sauf de lui-mê me, au

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plan politique et social sous un ré gime dé mocratique, il n’est pas difficile de trouver un point
d’appui pour manœ uvrer le levier de la prise de conscience. L’instinct social souffre d’insatisfaction.
Les faits bruts que la « conscience » ainsi suscité e enrobera dans une repré sentation
imaginaire ne manquent donc pas. De plus, la conscience ainsi replié e sur elle-mê me est incapable
de se confronter avec le ré el. L’imagination l’envahit qui gonfle à l’infini tout ce qui s’offre à elle
l’accident devient l’ essence. Chacun sait que le jaloux, l’envieux, le pré tentieux amplifient par une
prise de conscience les parcelles de la ré alité qu’ils travestissent et dont ils se nourrissent. Les aider,
les exciter à cette prise de conscience est l’enfance de l’art.
Avec son acuité coutumiè re, Sainte-Beuve a mê me noté que la conscience ainsi leurré e par
elle-mê me cré e son objet. Il date mê me l’é vé nement : c’est à partir de Descartes que la
conscience se renferme en elle-mê me et reconstruit le monde loin de la ré alité . « Descartes a tué la
philosophie de l’é cole, mais il a é tabli la philosophie de cabinet, non celle de la vie... L’homme
qu’ il dé crit est l’homme de cabinet, celui qu’on trouve et qu’on se forme (fingere) en ré flé chissant
tout un hiver enfermé dans un poê le et qu’aussi les modernes né o-carté siens ont cru retrouver plus
ou moins du fond de leur fauteuil psychologique. Dans l’é tude de l’anatomie, quand on en est aux
fibres dé lié es du cerveau, il faut bien prendre garde de cré er avec l’instrument de dissection
l’apparence de l’organe qu’on donne ensuite comme ré elle et comme trouvé e. Ainsi, dans
l’anatomie psychologique, on cré e souvent avec la pointe de l’esprit la division qu’on s’imagine au
mê me moment observer. L’esprit humain a-t-on dit, a la merveilleuse faculté de tourner sa lunette
partout où il lui plaît, et de s’y cré er des mondes. Mais que cela est plus facile quand la lunette se
tourne uniquement du dedans! »
Ainsi en est-il dans l’organisme social dont l’anatomie offre matiè re à l’imagination dè s
qu’on le transpose boys de son lieu naturel : les autres, avec qui nous sommes ré ellement en relation,
pour le hisser indûment dans la conscience sé paré e des autres où il perd son caractè re propre. On y
engendre pour ainsi dire n’importe quelle difficulté , n’importe quel obstacle à partir de presque rien
en y provoquant la prise de conscience.
C’est pourquoi l’adolescent qui se sé pare du monde social de l’enfance et accè de au monde
social de l’homme est une proie facile pour l’agitateur ou pour l’informateur qui profite de
l’iné vitable moment de prise de conscience qu’engendrent les perturbations provoqué es par ce
passage. On maintient l’adolescent dans ce repliement sur soi-mê me et dans cette prise de conscience
de la privation pour introduire en son â me des maux imaginaires et des remè des imaginaires dont il
est incapable, faute d’expé rience et de maturité , de reconnaître l’efficace. Tout l’art de l’information
té lé guidé e est d’enfermer l’ê tre humain dans sa crise de puberté jusqu’à sa mort et de le « doper »
de chimè res. Le citoyen des dé mocraties modernes est particuliè rement exposé à la ré clusion
dé finitive : sé paré de ses communauté s naturelles, il tente en vain de s’insé rer dans une « socié té
nouvelle » dont l’é dification est sans cesse reporté e vers l’avenir. La dé mocratie est une crise de
puberté politique perpé tué e.
C’est en incitant le moi à s’é loigner davantage des autres et à s’isoler collectivement dans
une juxtaposition pure et simple avec ceux qui sont dans la mê me situation que lui, comme le grain
de sable à côté du grain de sable, que la prise de conscience s’effectue le plus commodé ment. Le
moi et ses é mules souffrent de cette sé paration. Ils ne tardent pas à en prendre une conscience plus
ou moins nette. On en profite alors pour assigner à cette prise de conscience un objet imaginaire : «
La cause de tous vos maux, c’est autrui. Ce sont les autres qui vous font souffrir. Ce sont tous ceux
qui ne sont pas comme vous. Opposez-vous à eux. Luttez contre eux. Eliminez-les de la vie politique
et sociale, voire de la vie tout court. Ainsi dé livré de vos maux, vous constituerez avec vos
semblables une socié té dé sormais paisible, une collectivité sans fissure, une communauté exempte
de toute tribulation et de toute infirmité . »
En d’autres termes, le moi et ses é mules amputé s des communauté s naturelles ou
semi-naturelles où ils vivaient en interdé pendance avec les autres dans la hié rarchie et la solidarité
organiques qu’implique toute socié té vivante, prennent conscience de leur solitude, sont incité s à
en rejeter la cause sur ceux auxquels ils s’opposent dé sormais. A ce mal imaginaire, il n’est qu’un
remè de imaginaire : la construction d’une communauté é galitaire de ressemblance où tous seront
dans la mê me situation. Cette collectivité artificielle s’é difie autour d’entité s imaginativement
pourvues de valeur sociale par elles-mê mes : la langue (qui peut sé parer autant qu’unir), la race
(dont nous voyons la dé composition tribale et clanique), la classe (qui s’effrite sans cesse et dont il
est impossible de dé limiter les contours), le peuple (qui n’a aucune signification pré cise), la nation
(constitué e par dé cret dogmatique, en dehors de l’histoire, sur papier avec une plume et de l’encre),

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etc.
Dè s que l’on se soustrait aux communauté s naturelles dont la bigarrure et la varié té sont
prodigieuses, on tombe dans l’uniformité du collectif. A l’unité dans la diversité fait place
l’identité dans la sé paration qui est le lot des ré gimes dé mocratiques. On se trouve, à la limite, en
face d’un seul concept, le plus vide, le plus asocial qui soit, au nom duquel les hommes se dressent les
uns contre les autres et se divisent à mort l’ humanité , le « gros animal » dont parle Platon, le
Lé viathan de Hobbes, « l’Église » des modernistes et de leurs acolytes, dont le propre est de n
’exister que dans l’imagination.
Les informateurs et leurs machinistes qui « visent à la prise de conscience des problè mes
propres à la communauté » sont parvenus alors à leurs fins ils ont cré é leur objet, ils ont fabriqué
de toutes piè ces une communauté imaginaire peuplé e de citoyens imaginaires avec lesquels se
confondent les individus ré els intoxiqué s par l’information. Rien n’est plus simple que de mener ces
pseudo-citoyens en é tat de somnambulisme. Il faut seulement, comme pour la morphine, augmenter
la dose jusqu’à l’é clatement final dans la folie nihiliste et ré volutionnaire. La jeunesse actuelle
soumise au pilonnage de l’information et de l’é ducation à la mode du jour en est un exemple. La «
contestation permanente » qu’elle revendique est la suite logique de la « mutation permanente » à
laquelle l’information et l’é ducation ré volutionnaire (é volutionnaire ou « libé rale ») les acculent.
Le monde entier est aujourd’hui en situation d’adolescence.
Monotonie encore et toujours. Napolé on, qui prolongea jusqu’à la tentative de la conjurer
l’aventure ré volutionnaire et dé mocratique, avait dé jà employé le procé dé et dé fini son statut : «
Je n’agis que sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien
et un autre me succé dera. Le nez d’une populace, c’est son imagination ; c’est par le nez qu’on
pourra toujours facilement la conduire. » L’empereur n’ a fait là que dé gager, avec netteté et
cynisme, la conclusion du songe de Rousseau qui hanta les esprits de son temps : « Je me suis fait une
socié té d’imagination, laquelle a d’autant plus de charme que je la pouvais cultiver sans peine, sans
risque et la trouver toujours sûre et telle qu’il la fallait. » En bon disciple de l’auteur du Contrat
Social, Napolé on ne tolé rait que l’apparition d’une socié té imaginaire dont il manœ uvrait les
rouages. Toute socié té ré elle lui é tait un obstacle. « Mes soldats seraient parfaits, disait-il, s’ils
n’avaient ni famille ni patrie. »
Tout ce lourd hé ritage du romantisme pè se encore sur nous, à cette diffé rence prè s qu’il
nous é crase de sa force d’inertie implacable. « Si l’on voulait bien rechercher la raison profonde des
manifestations de notre temps qui paraissent les plus singuliè res, é crit André Charlier, on la
trouverait dans ce fait que le « monde exté rieur » auquel les communauté s naturelles nous
accoutument, n’est plus ressenti comme ré el... Il s’en suit que l’objet s’é tant dissous, il ne reste plus
que le sujet. Bien loin de nous ê tre dé barrassé s du subjectivisme des romantiques, nous nous y
enfonç ons tous les jours davantage... Nier la ré alité de la cré ation [et des communauté s naturelles,
ajouterions-nous] c’est aussi une maniè re de nier Dieu. C’est une forme de blasphè me.» Ce n’est pas
par hasard que Victor Hugo posait dans William Shakespeare l’é quation : « Romantisme =
Socialisme ». Marx, Teilhard et les disciples de Lamennais, de Sangnier et de l’é vê que Schmitt,
fondateur de la religion de Saint-Avold[12], en sont les preuves. On en arrive toujours à ce
dé nouement iné vitable : faute de socié té ré elle, le moi autonome du ré gime dé mocratique doit se
construire par l’information une socié té imaginaire, une Cité des Nué es, par « l’alliance du sabre et
de la philosophie .»
Ce rê ve en est arrivé aujourd’hui à son point technique de perfection et de plé nitude grâ ce
aux Mass Media of Communication. Jamais l’ illusion de « vivre » en socié té avec les puissants du
jour, les vedettes, les stars, les champions, les chanteurs cé lè bres, les rois, les reines, les clercs de
toute religion et de l’athé isme, les « monstres sacré s », les princes de ce monde, et de participer à la
politique universelle depuis l’O.N.U. et le Concile jusqu’à la guerre judé o-arabe, les gué rillas
asiatiques et sud-amé ricaines, les é meutes, conflagrations, dé flagrations de partout, etc., n’a é té
plus endé mique. Elle nous atteint, pour reprendre l’expression de Sainte-Beuve, au fond de notre
fauteuil psychologique et de notre fauteuil tout court.

Nous assistons, comme l’a trè s bien vu Morin, à une seconde colonisation, celle de l’â me, à
une seconde industrialisation, celle de l’esprit, effectué es par les vendeurs d’informations, de
connaissances, d’é ducation nouvelle, par les commerç ants en marchandises politico-sociales, par les
manufacturiers de la culture, par les sophistes de l’apparence auprè s desquels Protagoras et Gorgias

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ne sont que des marmots.


L’industrie du faç onnement des esprits n’est pas, comme on le pense souvent, une invention
du XXè me siè cle. Le XVIIIè me l’avait pré cé dé dans cette voie, mais, faute de technique,
l’information dé formante n’atteignait alors qu’une minorité , la plus remuante il est vrai, dans
l’aristocratie, le clergé et le Tiers-Etat. Elle se diffusait de là dans une population qui avait encore en
ré serve d’immenses ressources sociales et lui ré sistait vaille que vaille.
Il n’en est plus de mê me aujourd’hui : l’information dé formante pé nè tre par effraction
partout et, grâ ce à l’instruction et à « l’é ducation » dont elle est le principe, elle faç onne pour ainsi
dire tous les hommes dè s leur plus jeune â ge. Il faut avoir une santé intellectuelle et morale à toute
é preuve et sans doute accordé e, comme le disait dé jà Platon, par « don divin » (theia moï ra) pour
s’en dé fendre et s’en garder indemne.
Sauf exception, les « é lites » intellectuelles sont gagné es, nous l’avons vu au premier
chapitre, par la dé formation et en sont mê me les agents de propagation les plus actifs. En refusant de
soumettre leur science aux lumiè res rectrices de la mé taphysique, les savants ont versé eux-mê mes
dans la dé mesure et dans un romantisme de l’ in-formation et de la trans-formation promé thé enne
du monde qui s’est é tendu aux ignorants.
Quant à la « Clergerie », elle n’a guè re brillé par son opposition aux pressions des masses
commandé es par les utilisateurs et les profiteurs du ré gime. Du cardinal Innitzer, bé nissant
l’invasion hitlé rienne en Autriche du haut du balcon de son palais é piscopal à Vienne, jusqu’aux
é vê ques cubains cé lé brant en Fidel Castro « le libé rateur de la patrie » et aux innombrables
pré lats qui se hâ tent de prendre la relè ve du communisme dont la puissance de subversion dé faille,
le clergé s’est jeté et se jette, à cœ ur perdu, dans la dé formation de l’Évangile. La formule amè re
de Montherlant se vé rifie à notre é poque d’aggiornamento extravagant : « Le clergé est toujours
avide de coller au pouvoir dans l’espoir d’ê tre un jour confondu avec lui. » Il suffit de lire les
informations ré pandues par la presse religieuse, de l’Osservatore Romano parfois jusqu’à La Croix
et jusqu’aux bulletins diocé sains ou paroissiaux en passant par les Informations Catholiques
Internationales (spé cialisé es, comme on le sait par le cardinal Wyzinsky, dans la propagation du
progressisme catholico-communiste), pour constater que l’appareil de modelage, d’emboutissement et
de conditionnement des esprits et des â mes est manié avec une virtuosité non pareille par les
« nouveaux prê tres » en mal de puissance.
Toutes les digues s’effondrent sous la poussé e de l’information dé formante.
L’analphabé tisme, l’inculture et l’ignorance (au sens moderne des mots) é taient encore
naguè re des ré servoirs d’intelligence vierge, non contaminé e par l’illusion de savoir, ordonné e
pour la sauvegarde de la vie aux durs impé ratifs de la ré alité . L’irruption de la radio et de la
té lé vision dans ce monde des « civilisations traditionnelles » en a dé cimé les bé né ficiaires plus
rapidement que la variole, la tuberculose et l’alcoolisme. La diffusion de l’instruction a partout
accé lé ré le processus de dé composition des valeurs é ternelles. Victor Hugo, qui fut, comme on
sait, le pape de la dé mocratie et de la religion de masses, croyait naï vement qu’il suffisait d’ouvrir
une é cole pour fermer une prison. Malgré nos dé convenues à ce sujet, apprendre à lire aux
hommes est plus que jamais pour nous le progrè s par excellence. Nous tirons gloire de nos
statistiques à cet é gard. Or, comme le remarquait dé jà Fichte en son temps, la plupart de ceux qui
apprennent à lire « ne lisent guè re de livres, mais ce que les journaux disent des livres. Cette lecture
narcotique finit par leur faire perdre toute volonté , toute intelligence, toute pensé e et toute faculté
de comprendre. » Rares sont les esprits qui s’aperç oivent que la lecture (l’audition et la té lé vision
aussi) est une technique qui s’insè re dans la socié té de masses et qui se trouve dè s lors
rigoureusement finalisé e par elle. La lecture est donc conditionné e par les impé ratifs de cette
socié té , par l’in-formation dé formante, par la socialisation de toutes choses contre laquelle Pie XII
appelait les chré tiens à s’é lever « avec la derniè re é nergie ». On ne lira plus que ce que la socié té
de masses produit ou tolè re et que son é norme estomac anonyme a pré digé ré .
La lecture n’a en effet de sens que si le lecteur est au pré alable pourvu de jugement et
capable, dans la mesure mê me où il est relié organiquement au ré el, de discerner le vrai du faux et
la ré alité de l’illusion. Or les Mass Media of Communication excluent au pré alable ce type
d’homme. L’homme auquel ces moyens d’information s’adressent est disposé à croire tout ce qui est
é crit, tout ce qu on lui dit ou fait voir. Il suffit d’observer un lecteur de journal, un auditeur de radio,
un voyeur de té lé vision. Rares sont les sceptiques. Tout est accepté comme parole d’Évangile.
Jamais Hugo n’a eu autant raison :

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Car le mot c’est le verbe et le Verbe c’est Dieu.

L’homme moderne, par l’information qui supplé e à sa vitalité sociale disparue, est entré
sans retour dans le royaume de l’Imaginaire. N’ayant plus de contact effectif avec les ê tres et les
choses, il ne sait plus, il est obligé de croire.
« Notre temps est marqué , é crit Bertrand de Jouvenel, par une extrê me ré ceptivité de notre
esprit à des affirmations sur lesquelles nous nous trouvons incapables d’exercer un contrôle personnel
et que nous acceptons en raison de leur certification d’origine... Le progrè s du « libre examen
personnel » auquel nos aï eux ont attaché tant d’importance, se trouve incompatible avec l’expansion
des connaissances humaines... Nous ne pouvons vivre que sur la foi de la parole d’autrui. Mais alors
le choix des autorité s auxquelles nous accordons notre confiance apparaît comme de suprê me
importance...
Quand il s’agit d’é difier une « socié té nouvelle » sur les ruines des communauté s naturelles
disparues, avec des atomes humains « autonomes », sé paré s les uns des autres, la foi en cette
socié té à naître doit ê tre porté e, litté ralement, au rouge. C’est pourquoi notre é poque est celle des
religions sé culiè res dont le commun dé nominateur est le socialisme et le ciment l’information, la
propagande, la publicité . Les pontifes de cette religion sont Marx, Lé nine, Staline, Mao, Teilhard et
leurs é mules. Les meilleurs esprits finissent par sombrer dans l’idolâ trie du social propagé e et
vulgarisé e par l’incessante information. Ne citons pas ici de noms ce serait trop cruel. La ré alité
sociale morte fait place à l’imagination du social et l’imagination du social est soutenue par un acte
de foi dans la « Cité future », par la religion de l’humanité enfin ré concilié e avec elle-mê me et
pourvue de sa dé finitive cohé sion.
Lisons un passage des Misé rables où cet acte de foi en l’information salvatrice qui conduit de
l’humanité vers la nouvelle Terre Promise dé verse sur nous son assurance : « Citoyens, vous
repré sentez-vous l’avenir ? Les rues de nos villes inondé es de lumiè re, des branches vertes sur les
seuils, les nations sœ urs, les hommes justes, les vieillards bé nissant les enfants, le passé aimant le
pré sent, les penseurs en pleine liberté , les croyants en pleine é galité , pour religion le ciel, Dieu
prê tre direct, la conscience humaine devant l’autel, plus de haines... Citoyens ! où allons-nous? A la
science faite gouvernement [nous dirions à l’information qui faç onne, moule, polit, cultive le «
citoyen » de la socié té de masses!], à la force des choses [au courant de l’histoire!] devenue force
publique..., à un lever de vé rité correspondant au lever du jour. Nous allons à l’union des peuples.
Nous allons à l’unité de l’homme. Plus de fictions, plus de parasites. Le ré el gouverné par le vrai,
voilà le but... Le XIXè me siè cle est grand, mais le XXè me siè cle sera heureux. Alors plus rien de
semblable à la vieille Histoire. On n’aura plus à craindre comme aujourd’hui une conquê te, une
invasion, une usurpation... On pourrait presque dire il n’y aura plus d’é vé nements. On sera
heureux.» Ce monde que l’imagination du poè te entrevoyait, la socié té de masses et l’in-formation
qui la ré git sont en train de le construire inlassablement, en dé pit de tous les dé mentis de
l’expé rience, de tous les é checs, de toutes les guerres et des ruines accumulé es.
Nous sommes entré s, nous informe-t-on chaque jour, dans une civilisation nouvelle. Nous la
bâ tissons sans nous soumettre à de pré tendues lois naturelles, sous la seule direction de «
l’information dynamique », par les seuls artifices de la technique triomphante. Tout ce que
l’imagination de nos pè res avait rê vé , nous l’exprimons dans la ré alité . La Cité des Nué es
devient une cité en bé ton. Le passage de l’imaginaire au ré el s’effectue sous nos yeux. Le futur a
dé jà commencé . J.-J. Servan-Schreiber nous l’annonce. La civilisation de la seconde moitié du
XXè me siè cle sera d’une autre nature que toutes les autres civilisations qui l’ont pré cé dé e. Outre
la richesse et le niveau de vie supé rieur, ses caracté ristiques seront : « Liberté sans pré cé dent de
l’ homme à l’é gard des contraintes physiques, é conomiques, biologiques ; quasi disparition du
travail manuel ; temps libre supé rieur au temps du travail ; abolition des distances ; pouvoir dé cuplé
sur la nature et la vie ; dé veloppement spectaculaire des moyens de culture et d’information...»
Le propre de cette civilisation, comme de l’information et de la propagande (et de la
publicité ) qui ne font qu’un avec elle, est de subordonner la pensé e et l’action au FAIRE, en
dé truisant tout ce qui reste de l’ancienne civilisation europé enne et des autres civilisations. Il
s’ensuit qu’une seule et mê me civilisation de masses, axé e sur les moyens de masses, tend à
recouvrir la planè te tout entiè re. « Un seul monde ou rien », vaticinait Roosevelt en compagnie de
Staline. Et Teilhard de Chardin d’exulter en voyant la « noosphè re » tisser le ré seau de ses messages
autour de la terre et s’orienter, tel un bolide, vers le Point Omé ga.

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L’ancienne civilisation n’ignorait pas l’art, l’artifice, la technique, les constructions


artificielles, mais elle les soumettait à la contemplation, à la sagesse, à la science, ainsi qu’aux lois
divines, morales et humaines qui gouvernent le monde et les hommes. La formule ars addita naturae
ré sume admirablement cette attitude. Par exemple, l’institution traditionnelle du mariage é laboré e
par les juristes et par les prê tres prolonge rationnellement la tendance naturelle de la vie à se
multiplier. Elle ne se fonde pas sur le sentiment pré caire de l’amour, é rigé en critè re absolu du
planning familial. Dans cette civilisation, tous les moyens sont en dé pendance des fins RÉELLES de
l’homme la connaissance de l’ê tre, le bien et le souverain Bien, la beauté . Or l’homo democraticus
de la socié té de masses, par son individualisme et par son collectivisme, a rompu ses attaches à
l’ê tre. Il est sans monde de valeurs qui le dé passent autour de lui. Il ne peut cependant vivre sans
monde. Il lui faut donc en CONSTRUIRE un autre de toutes piè ces qui remplacera l’ancien monde
ané anti et en chassera les derniers vestiges. Le privilè ge que la technique de l’information et toutes
les autres techniques ont dans le monde contemporain dé rive de là . Le monde n’est plus dé sormais
la cré ation de Dieu, autrement dit : la Nature. Il est la cré ation de l’homme, autre ment dit : la
Machine. La culture nouvelle é labore sans trê ve des signaux informateurs qui incitent l’homme
contemporain à projeter dans la foule des faits qui viennent le stimuler a priori dans sa sensibilité et
son entendement, exactement comme le moule fabricateur d’objets standardisé s à la chaîne, de telle
sorte que l’ artifice supplante continuellement le naturel et qu’un AUTRE monde auquel cet homme
s’informe, se bâ tit en lieu et place de celui que nos pè res ont connu, aimé ou redouté .
Il s’agit là d’un monde imaginaire qui dé roule toutes ses consé quences trè s ré elles, trop
ré elles, sous nos yeux, à la condition, bien entendu, que nous les gardions ouverts. Il n’y a rien
d’é trange à cette assertion : toute perte du sens du ré el ne retentit-elle pas dans la ré alité ? La
civilisation de masses ne peut ê tre en effet qu’une civilisation de l’image en vertu de sa source
mê me.
Dans la socié té de masses, en effet, l’é vé nement vient frapper un grand nombre de
personnes qui n’en ont pas la moindre expé rience et qui risquent de l’interpré ter à travers les
schè mes de la pensé e individuelle, s’il é tait d’aventure pré senté en toute sa nudité objective. Les
Mass Media devraient en l’espè ce employer mille et mille langages diffé rents pour l’exprimer. C’est
pourquoi l’opinion à son sujet ne peut se former qu’à travers une information imbibé e de symboles
abstraits capables de s’imprimer en un grand nombre d’ esprits disposé s à les accueillir. Songeons
par exemple à un fait pur et simple qui serait coloré de l’adjectif « dé mocratique » ou de l’adjectif
« fasciste ». L’homme de la socié té de masses a une faç on d’ê tre au monde et une maniè re de
penser les faits dé terminé es par son idé ologie, par des mots, par des formules, des slogans, des
sté ré otypes qui s’interposent entre lui-mê me et le fait. Ce qu’il appré hende ce n’est pas
l’é vé nement, c’est l’é vé nement moulé dans un symbole abstrait. L’Africain saisit et comprend les
é vé nements du Congo belge par exemple, non point en leur objectivité , mais dans la forme
symbolique que sa subjectivité lui imprime, dans le schè me du « colonialisme ».
Il suit de là que l’objet de l’opinion ainsi informé e et formé e devient de plus en plus irré el.
L’information dans une socié té de masses forme une opinion qui ne porte pas sur l’objet de
l’opinion, mais sur l’image symbolique que l’opinion s’en forge. L’information se centre sur des
repré sentations imaginaires qu’elle contribue à renforcer. Ainsi se tisse un vé ritable é cran
d’irré alité entre l’intelligence et l’ê tre : ce n’est plus le monde de l’expé rience quotidienne que
l’homme contemporain perç oit et conç oit, mais le monde de l’illusion. Rien d’é trange à cela
puisque la dé mocratie n’est un ré gime politique et la socié té de masses une socié té que par une
illusion de notre esprit.
Aussi la fabrication des illusions qui dé forment notre perception et notre conception du ré el
est-elle une des industries les plus florissantes de la planè te et dont le chiffre d’affaires - y compris
les profits et les investissements psycho-sociologiques - augmente à mesure que s’abaisse le niveau
d’intelligence et d’adaptation de l’humanité au ré el.
La civilisation contemporaine est une civilisation dont toute l’activité , dans tous les
domaines, consiste à mettre des images en lieu et place de la ré alité , des repré sentations en lieu et
place de la pré sence des ê tres et des choses. Le sociologue amé ricain D. J. Boorstin rapporte à cet
é gard un dialogue significatif entre deux femmes de son pays. L’une s’é crie en voyant l’enfant de
l’autre : « Dieu ! quel splendide bé bé vous avez ! » Et la mè re de ré pondre « Oh ! ce n’ est rien,
si vous voyiez sa photographie!...» On en arrive de plus en plus à dé finir l’information comme l’art
de ne pas dire la vé rité sans carré ment mentir. La diffé rence entre le mensonge et la vé rité
s’estompe et, de plus, l’homme de la rue a tendance à pré fé rer le pseudo-é vé nement à

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l’é vé nement authentique parce que le premier ré pond mieux à la subjectivité de ses dé sirs ou à
ses ré pulsions. De mê me que la fausse monnaie chasse la bonne, selon la loi de Gresham, le monde
de l’image l’emporte sur le monde du ré el. On fabrique aujourd’hui avec une facilité dé concertante
de faux é vé nements, des ré putations, des cé lé brité s, tout un univers politique et social
d’APPARENCES. Nous ne parlons plus des choses, mais de leurs images imposé es par les
publicité s et par les propagandes qui se greffent sur l’information.
Cette civilisation de l’image s’annexe de plus en plus la science et la technique qui, par leur
association é troite et indissoluble, construisent à leur tour un nouvel environnement humain artificiel
qui exile à ce point la nature que l’homme de la socié té de masses et des agglomé rats urbains n’en
a plus la moindre expé rience vé cue. Il y a en effet des analogies remarquables entre ces deux
mondes, entre le monde de l’imaginaire et celui de l’exactitude tous deux sont é laboré s selon des
schè mes pré conç us ; tous deux considè rent, celui-ci la matiè re, celui-là l’esprit humain comme
une sorte de substance plastique essentiellement apte à ê tre informé e à recevoir une forme; tous
deux sont des mondes de l’information. Aussi voyons-nous leur jonction s’opé rer paradoxalement
dans toutes les socié té s de masses et dans toutes les dé mocraties.
Nous sommes tellement habitué s à cette civilisation de l’image et à ce monde de
l’information que nous en venons a penser et à vivre comme si l’imaginaire é tait le ré el et
l’information l’expé rience. Le phé nomè ne se remarque aussi bien dans les dé mocraties libé rales
que dans les dé mocraties communistes. Ce n’est pas la lutte des classes, le maté rialisme,
l’ignorance, la tyrannie, l’anarchie, etc., qui nous menacent, mais LA PERTE DU SENS DU RÉEL.
Le monde de l’information est le monde de Narcisse. L’homme n’y rencontre plus que sa propre
image. C’est un monde de miroirs qui nous renvoient uniquement à nous-mê mes et qui rapetissent le
champ de l’expé rience au MOI, à la seule idole qui, avec le collectif où elle se projette
dé mesuré ment agrandie, se substitue à Dieu. Né de l’individualisme, ce monde y retourne. Il n’en
est pas sorti un seul instant.
Notre fin de siè cle surpasse ainsi en imposture et en duperie tout ce que les é poques
anté rieures ont pu inventer. La technique de l’in-formation est parvenue à un point de perfection tel
qu’elle permet d’agir sur l’homme de maniè re à ce qu’il substitue un monde imaginaire au monde
ré el, pour ruiner le monde ré el d’abord et, avec un art que nous n’hé sitons pas à nommer
diabolique, pour faire ensuite du monde imaginaire le seul vé ritable monde ré el. C’est ce que notre
é poque appelle avec cynisme « l’authenticité » : est « authentique », non pas ce qui est assuré par
l’autorité compé tente qui le certifie, mais ce qui correspond dans le pseudo-monde ainsi cré é à la
repré sentation imaginaire de l’homme et du monde que le moi é labore et le plus souvent reç oit toute
faite de l’in-formation. « L’authenticité », c’est la subjectivité qui s’affirme objectivité et qui se
trouve ainsi elle-mê me dans les objets qu’elle a fabriqué s et dont les sé dimentations successives
constituent le monde moderne : un monde faux, artificiel, factice, postiche, fondé sur la né gation du
principe d’identité .
Quand on en arrive à persuader les hommes que l’irré el est le ré el, le phé nomè ne l’ê tre,
l’apparence la vé rité , l’existentialisme ou le communisme l’humanisme inté gral, le socialisme une
grâ ce (dixit l’é vê que Schmitt), le christianisme ré volutionnaire la religion du salut prê ché e par
N.-S. Jé sus-Christ, etc., la seule faç on d’é chapper à l’inculpation de duperie est de corser celle-ci.
Pour é vacuer le doute, l’inquié tude, le scepticisme qu’une telle position pourrait susciter, il faut la
fortifier, la consolider, lui donner l’assurance dont elle est dé pourvue, malgré son aplomb, et dont
l’homme qui en subit l’influence est avide. Ainsi tant chez l’informateur que chez l’informé ,
l’information tend à se renforcer sans cesse a ê tre davantage songe et mensonge, à devenir, comme
dans Alice au pays des merveilles, « grimace de chat alors qu’il n’y avait point de chat », bref à se
muer en hallucination dirigé e par les volonté s de puissance qui gouvernent le monde abandonné
aux ravages de la maladie dé mocratique.
Nous avons dé jà dit que l’information est insé parable de la publicité , de la propagande, du
lavage de cerveau et du bourrage de crâ ne. Ce martè lement des esprits est allé s’accentuant au cours
des derniè res dé cennies. Il faut remarquer toutefois, et on le fait trop rarement, que l’ information
tend d’ ores et dé jà à se substituer à la sensation et qu’elle se fait universelle.
On ne saurait trop insister sur cette double transformation dont le retentissement sur
l’intelligence humaine est tout simplement mortel.
En effet, l’information devient non seulement « sensationnelle », elle occupe non seulement la
place dé volue à notre perception personnelle des ê tres et des choses, mais elle tend, soit par
hypertrophie, soit par atrophie, à tarir en nous la source de toute connaissance objective la sensation.

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Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu : il n’est rien qui soit dans l’intelligence - aucun
jugement vrai - qui n’ait d’abord é té dans les sens. Les scolastiques exprimaient cette é vidence en
dé clarant que si l’intelligence est de soi fondé e sur l’ê tre, l’intelligence humaine est de soi axé e sur
l’ê tre de la ré alité sensible. Le jour où l’homme ne pourra plus sentir, il ne pourra davantage penser,
il sera sé paré du vrai, du bien, du beau. Ce jour-là est levé . Serions-nous mê me à la
vingt-cinquiè me heure ?
En mê me temps, l’information, par le truchement de l’image, devient universelle, gé né rique,
et s’adresse au genre humain tout entier, c’est-à -dire au caractè re animal de l’homme. Cette
universalisation est intensifié e encore par la confusion de l’imaginaire et du ré el propre à
l’information elle-mê me. Persuadé s par l’information qui les prive de leur diffé rence spé cifique,
l’intelligence, que la fiction est la ré alité et que les vessies sont des lanternes, nos contemporains
veulent ê tre sûrs et certains que leur maladie est la santé . C’est pourquoi ils sont contagieux. Ils
veulent mê me l’ê tre. Ils entendent que leurs aberrations deviennent universelles. La formule bien
connue de Roosevelt the world save for democracy, condense toutes leurs aspirations. On les
comprend : l’expansion œ cumé nique de leurs é garements transforme leurs erreurs en vé rité s. La
propagande leur en fournit le moyen en fixant leur attention sur l’image de la ré alité et non sur la
ré alité , sur la marque de savon
qui-rend-irré sistibles-toutes-les-femmes-au-mê me-titre-que-telle-star-de-ciné ma qui l’utilise, et non
sur le savon lui-mê me en associant l’image du savon à celle de
l’actrice-dont-la-cé lé brité -est-mondiale, on lui confè re un renom universel. N’importe quoi peut
ê tre ainsi é largi aux dimensions de l’univers. Il le faut : l’image doit revê tir l’attribut propre de la
vé rité qu’ elle supplante et qui est l’universalité . Lorsque la fiction est universelle, elle est vraie.
Comment l’intelligence de l’homme pourrait-elle encore survivre?

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CONCLUSION

Si nous essayons de ramasser nos conclusions et de formuler notre diagnostic sur la maladie
dont l’intelligence contemporaine est atteinte, nous voyons sans difficulté que les analyses que nous
avons effectué es convergent toutes vers un centre unique : l’ intelligence s’ est invertie. Au lieu de
se conformer au ré el, elle a voulu que le ré el se conforme à ses injonctions. Mais comme il faut en
l’occurrence violenter la nature pour arriver à cette fin, il a fallu que l’intelligence s’altè re au point
de se soumettre complè tement aux puissances de l’imagination, seule faculté capable en nous de
construire un autre monde qui supplanterait le monde ré el et qui, é tant l’œ uvre de l’homme serait
totalement soumis à l’homme.
L’intelligence s’est ainsi ané mié e, rabougrie. Elle s’est amputé e de ses racines, vidé e de sa
substance. Elle est devenue l’esclave de celle qui é tait naguè re encore sa servante. Ne fonctionnant
plus qu’au rebours de sa constitution propre, comme un moteur dont les rouages tournent à l’envers,
elle meurt progressivement. Les ré serves naturelles qu’elle dé tenait encore, voici peu, s’é puisent.
Elle n’a plus la force de prendre de la distance vis-à -vis de cet autre monde qu’elle bâ tit en
s’ asservissant à l’imagination. Elle devient incapable d’en reconnaître le caractè re artificiel. Elle
s’absorbe et s’ ané antit dans ses propres productions. Elle fait corps avec cet autre monde qu’elle
engendre. Elle s’y perd et s’y maté rialise. L’homme moderne est semblable à la fourmi dont l’ê tre
tout entier est immergé dans son œ uvre. Son intelligence est devenue prisonniè re de « la parfaite et
dé finitive fourmiliè re » qu’elle a construite et elle ne sait mê me plus, tant elle est dé bile, qu’elle est
captive de la matiè re dont elle se veut la puissance transformatrice et dé miurgique.
En un mot comme en cent, l’intelligence moderne ne CONNAÎ T plus, elle FAIT.
Des trois fonctions que la philosophie a toujours reconnues à l’intelligence la fonction de
connaissance (theoria) où elle s’efforce de dé couvrir ce que sont les ê tres et les choses d’un univers
qui ne dé pend pas d’elle et dont elle dé pend ; la fonction d’action (praxis) où elle s’efforce
d’atteindre la fin que l’homme ne cesse de poursuivre et qui ne dé pend pas de sa volonté
l’accomplissement de son ê tre et le bonheur ; la fonction de fiction (poiesis) où elle produit des
œ uvres qui dé pendent entiè rement d’elle quant à leurs dé terminations, la seule qui reste
aujourd’hui est la troisiè me et c’est la plus infime de toutes nos connaissances. Procedere per
similitudines varias et repraesentationes est propriurn pœ ticae, quae est infima inter omnes doctrinas,
note justement saint Thomas ; la technique qui utilise les images et les repré sentations diverses des
choses en vue de les connaître est propre à l’activité poé tique de l’esprit humain et se situe au
degré infé rieur du savoir. Rien d’é tonnant puisqu’elle porte sur la repré sentation, c’est-à -dire sur
le double et sur le simulacre de la ré alité , et non sur la ré alité elle-mê me.
Telle est la ranç on du triomphe de l’intelligence poé tique et fabricatrice d’objets artificiels :
la connaissance qu’elle en a est totale, exhaustive, et ne laisse plus la moindre place au mystè re et
aux obstacles que nous rencontrons dans la nature ; le monde qu’elle construit n’a plus de secret pour
elle, mais il n’est pas le monde ré el dans lequel nous sommes plongé s par le destin de la naissance, il
n’en est que la pellicule que nous lui surajoutons et qui reste dé risoirement mince en comparaison de
l’immensité de la cré ation et du nombre infini des cré atures inertes ou vivantes qui ne dé pendent
pas d’elle. L’intelligence domine et ne mesure au surplus le monde qui est son œ uvre qu’à la
condition d’y introduire ses propres dé terminations, c’est-à -dire de s’y retrouver elle-mê me. A ce
niveau de l’activité poé tique, l’homme ne se connaît mê me pas lui-mê me à proprement parler, il
se reconnaît dans son œ uvre, il s’identifie comme auteur de cette œ uvre parce qu’il s’y projette tout
entier et s’y rencontre. C’est tout. L’œ uvre de l’homme renvoie l’homme perpé tuellement à son
moi dont elle est pour ainsi dire le prolongement.
Si la connaissance se dé finit par la correspondance de l’esprit à la ré alité qui en est
indé pendante, il faut affirmer, dussent notre superbe et notre amour-propre en souffrir, que le champ
de la connaissance humaine s’est terriblement ré tré ci depuis l’Antiquité et le Moyen Age. Nous ne
connaissons plus guè re que ce que nous faisons ou ce que nous introduisons dans la ré alité pour la
rendre connaissable : la mesure mathé matique par exemple. La connaissance mé taphysique est
quasiment disparue et avec elle toutes les connaissances qui relè vent de la contemplation de
l’univers, des principes essentiels qui ré gissent la nature des ê tres et des choses qu’il contient, du
Principe suprê me auquel son existence est suspendue. Nous sommes mê me parvenus à donner un
sens pé joratif à l’extrê me au mot theoria qui signifiait pour les Anciens la plus haute activité de

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l’intelligence, ainsi qu’au mot spé culation qui le traduit. La thé orie au sens laudatif n’est plus cette
vision de l’univers, de ses lois et de sa Cause, dont la lumiè re se ré pand sur les connaissances
particuliè res pour les situer dans l’ensemble du savoir, elle est au contraire l’hypothè se scientifique
tributaire de l’expé rience et soumise à sa vé rification. La morale et les mœ urs se sont é vaporé es
à leur tour aprè s un bref essai que tenta l’action de remplacer la contemplation ostracisé e. Leur
disparition é tait iné vitable. Les lois et causes de l’ê tre mises au rancart, la nature de l’homme et sa
finalité devaient suivre. La morale, n’é tant plus fondé e sur l’ê tre de l’homme et sur sa destiné e,
é tait suspendue dans le vide, au moment mê me où on la chargeait du fardeau hé rité de la
mé taphysique dé funte. Il ne fallut pas deux gé né rations pour que l’impé ratif caté gorique de Kant
et les postulats de la raison pratique n’é clatassent comme des baudruches.
Il en fut de mê me de « L’Action » de Blondel : appelé e à donner à la philosophie
chré tienne la base qui lui manquait, « L’Action » eut pour consé quence l’Action catholique où la
morale et la religion n’ont plus part et sont remplacé es par « l’é laboration d’un homme nouveau et
d’un monde nouveau », par la participation à « la construction du socialisme », autrement dit par
l’activité poé tique de l’esprit.
C’est pourquoi notre é poque ignore la poé sie et l’art. La raison de leur exil est é vidente : la
poé sie et l’art ont outrepassé leurs bornes. Au lieu d’é difier une œ uvre belle, subordonné e à des
lois profondes, indé pendantes du poè te et de l’artiste au mê me titre que celles de l’Ê tre et du Bien
que l’arbitraire de l’homme ne peut s’assujettir, la poé sie et l’art ont pré tendu jouir d’une autonomie
radicale et promé thé enne, exactement comme l’intelligence moderne. Le ré sultat saute aux yeux :
ils ont dé gé né ré en artifices purs et simples, c’est-à -dire en procé dé s mis en œ uvre pour
n’atteindre rien qui soit indé pendant de l’auteur. Le poè te et l’artiste ont voulu ê tre des cré ateurs
comme Dieu et leurs œ uvres se sont é vanouies dans le né ant. Ils ont rejoint les techniques et les
technocrates dans le culte exclusif de l’artificiel et de la fiction, dans la mystique et la mystification
du FAIRE substitué à toutes les autres activité s de l’esprit.
Le faire a tout envahi ! Comme l’é crivait ré cemment Gilbert Tournier, « on ne goûte plus, on
ne dé couvre plus, on fait ! On fait les lacs italiens, on fait du bateau, on fait de la vitesse, etc. » Cette
« trace obsessionnelle » de la production dans le loisir montre jusqu’à quel point, jamais atteint
anté rieurement, notre é poque est fasciné e par la conviction de ne pouvoir connaître que ce qu’elle
fait. Tel est le postulat implicite autour duquel tous les aspects de notre temps exé cutent, dans tous
les sens du mot, leur ré voluttion : l’esprit humain ne peut connaître que ce qu’il fait ! Le loisir
lui-mê me, naguè re encore condition de la contemplation et du savoir, est devenu un travail.
L’é volution du mot grec scholè , qui signifiait dé sœ uvrement et qui a cependant donné notre mot
é cole, montre bien à quelle subversion radicale l’intelligence humaine a é té soumise. Et
aujourd’hui l’é cole elle-mê me n’est plus le lieu où se dispense le savoir « thé orique », mais celui où
l’on se pré pare à en produire. Toute la pé dagogie dite moderne en té moigne. Les Faculté s sont
emporté es par le courant : elles sont d’ores et dé jà des é coles professionnelles supé rieures.
On comprend ainsi pourquoi notre é poque a fait du travail la valeur unique à laquelle toutes
les autres se ré fè rent, et du travailleur l’exemplaire mê me de « l’homme nouveau » qui, faç onnant
le monde selon des formes nouvelles issues de son gé nie cré ateur, le transforme et se transforme du
coup lui-mê me. L’homme qui travaille est le dé miurge de la nature, de la socié té et de soi-mê me.
En faisant, il se fait. Il ne dé pend donc plus que de soi pour ê tre. Il n’est plus soumis à aucune
transcendance. Il n’est plus mê me asservi à une pré tendue « nature des choses » qui ré sisterait à
son emprise, à une ré alité qui serait distincte de lui puisqu’il fait corps avec elle en la transformant,
à une loi é ternelle puisqu’il modifie sans cesse toutes choses par son travail et se modifie lui-mê me.
Notre é poque est la seule dans l’histoire humaine qui ait fait du travail une religion et du travailleur
une sorte de divinité cré atrice du monde et d’elle-mê me. Le Travail est le substitut moderne de
l’Absolu et mé connaître la dignité suré minente du travail revient à commettre un sacrilè ge. Une
telle superstition n’a pu naître que dans un type de civilisation où l’activité humaine par excellence
est la fiction, le faire, la production, la transformation incessante du monde et de l’homme.
C’est à la mise en relief de cette activité poé tique de l’esprit qu’aboutit notre é tude.
L’objet de l’intelligence n’est plus le ré el, mais l’idé e qu’elle s’en fait en recourant aux
puissances de l’imagination. L’intellectuel est un producteur d’idé es. Il transforme le monde selon la
repré sentation mentale qu’il s’en est formé e. Il est assimilé à ce titre au travailleur manuel,
producteur d’objets et transformateur de la matiè re selon un modè le pré alable. Le candidat à
l’intelligentsia se reconnaît de plus en plus comme un travailleur que la socié té pré pare à sa
fonction de producteur et qui a dè s lors droit à un « pré salaire ».

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Les sciences, dé couronné es de la mé taphysique, deviennent de plus en plus des techniques


de transformation de la nature. Elles abordent le ré el à l’aide d’instruments que l’homme a
fabriqué s pour en saisir l’aspect quantitatif si bien que nous pouvons nous demander si elles n’ont
pas affaire uniquement aux sché mas de l’esprit qui a imaginé ces instruments et obligé la nature à
se soumettre aux conditions de l’expé rimentation.
Simone Weil estimait qu’ « il s’est passé pour nous, gens d’Occident, une chose bien é trange
au tournant de ce siè cle : nous avons perdu la science sans nous en apercevoir ou tout au moins ce
que depuis quatre siè cles on appelait de ce nom. Ce que nous possé dons sous ce nom est autre
chose, radicalement autre chose, et nous ne savons pas quoi. Personne peut-ê tre ne sait quoi. »
Hannah Arendt pense que ce n’est « pas la contemplation, l’observation ni la spé culation qui
conduisirent au nouveau savoir », mais « un instrument fait de main d’homme, le té lescope (...)
l’intervention active de l’homo faber, du faire, de la fabrication ». L’alliance é troite entre le nouveau
type de connaissance et des techniques mathé matiques et expé rimentales a ainsi placé l’homme en
pré sence d’un monde qui, à la limite, est son œ uvre propre, et la science a franchi les limites où la
situait l’intelligence contemplatrice : elle est devenue la tentation de mé tamorphoser la nature, de
l’envoûter en quelque sorte, d’atteindre ses ultimes ressorts et de les agencer de maniè re à fabriquer
un monde miraculeux et un homme surhumain.
L’information, quant à elle, fait l’opinion.
Dans les trois cas que nous avons analysé s et qui sont comme des coupes opé ré es dans la
« dissocié té » contemporaine, nous avons pu constater que la maladie trouve son origine dans la
rupture des relations que l’intelligence noue avec la ré alité et dans son repliement sur elle-mê me.
En ce monde inté rieur, elle agence à loisir, dans une indé pendance aussi grande que possible
vis-à -vis du ré el et de son principe, avec les dé bris du monde disloqué , un univers idé ologique et
imaginaire. Elle est alors contrainte de surimposer ce monde de nulle part autour d’elle pour retrouver
un monde de remplacement sans quoi elle ne pourrait vivre en son irrespirable solitude. Le monde
exté rieur n’est plus alors pour elle qu’un immense chantier de dé molition et de construction dont
elle est le seul architecte. A cette fin, elle est contrainte de faire appel à l’imagination, seule faculté
en nous qui soit capable de se repré senter les formes que la matiè re doit prendre. Elle s’y
subordonne sans l’avouer. Vers elle convergent encore toutes les aspirations des puissances
infé rieures de l’homme privé es de leur ré gulation. Le repli de l’intelligence sur elle-mê me les a
amputé es de leur finalité humaine, ne leur laissant plus que leur convoitise animale. Elles cherchent
à l’aveugle une issue à leurs appé tits. L’intelligence ané mié e se mettra au service des passions et
des instincts tendus vers n ’importe quoi qui puisse les satisfaire dans le monde qu’ ils requiè rent
pour s’assouvir. A ces concupiscences et à ces rê ves qui dé ferlent du bas de la nature humaine,
l’intelligence prê tera son appui, sa capacité de calcul, ses ruses et mê me sa logique. Cette avidité
informulé e a encore un lien avec le ré el. L’intelligence moderne s’y greffera pour lui confé rer ses
dé terminations propres, é laboré es dans sa retraite, et ainsi se reconstituer un monde qui soit le sien.
Sous cet amalgame é tonnant, explosif, inhumain, de rationalisme et d’irrationalisme,
l’homme moderne serait dé muni de monde autour de lui. Il lui faut faire ce « monde nouveau » et il
ne peut le bâ tir que si l’intelligence en lui se laisse mener vers ce monde de la pesanteur et de la
chute pour y trouver une matiè re qui existe et dans laquelle s’imprime la forme dominatrice des
songes et des mensonges accumulé s dans le refuge de la « conscience » indé pendante. Parce qu’il
interdit à l’intelligence cet acte d’humilité devant l’objet qui dé finit la connaissance vraie, le
rationalisme est voué à l’irrationalisme. Plus la raison se veut rationnelle, au sens de faculté
indé pendante de la condition humaine limité e, plus elle doit faire une large part à l’irrationnel dont
elle a besoin pour exercer sur une matiè re pré existante sa volonté de puissance et de dé termination
autonome. Au terme du processus, l’intelligence se dé truit elle-mê me et fait place à l’imagination et
aux forces de l’inconscient. Ainsi se construit un monde é cartelé entre la logique dont il reç oit la
forme vide et la folie qui lui octroie une existence pleine d’ombres.
C’est ce que notre temps appelle l’activité dialectique de l’esprit.
Ainsi que l’é crivait Simone Weil, « l’aventure carté sienne a mal tourné » qui consiste à
partir de la pensé e dé pourvue de sa relation constitutive à l’ê tre pour retrouver l’ê tre. Nous
contemplons les ultimes et gigantesques efforts de cette activité poé tique où le pè re du monde
moderne a fourvoyé l’intelligence de l’homme, tout en l’empê chant de donner dans cette direction
mê me sa fleur et son fruit de beauté . Auguste Comte l’avait dé jà entrevu : « Dans sa vaine
supré matie actuelle, l’esprit est, au fond, notre principal perturbateur. » Il stigmatisait avec force « le
dé lire actuel de l’orgueil poé tique » et « les vicieuses pré tentions politiques des artistes et des

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poè tes ». A partir du XVIIIè me siè cle, note-t-il, « les docteurs proprement dits furent de plus en
plus remplacé s, dans la pré sidence spirituelle du mouvement de dé composition, par de purs
litté rateurs, plutôt poè tes que philosophes, mais dé pourvus de toute vocation. L’avè nement de la
grande crise procura naturellement à cette classe é quivoque les bé né fices politiques de sa
supré matie ré volutionnaire. » Contrairement à l’image d’Épinal que l’on s’en fait d’ordinaire,
Descartes est beaucoup moins un philosophe et un savant qu’un poè te manqué pour qui « les idé es
de toutes choses peuvent ê tre imaginé es » (rerum omnium ideae fingi possunt) et projeté es dans une
matiè re exté rieure de maniè re a construire un monde rationnel, à la faç on de l’artiste ou de
l’artisan.
Dè s qu’une activité humaine en supplante une autre et impose son fonctionnement propre à
une autre faculté , on se trouve en pré sence d’une maladie d’autant plus grave qu’elle atteint les
puissances supé rieures de l’homme. S’il s’agit de l’intelligence, le pé ril est mortel. Substituer
l’activité poé tique de l’esprit à l’activité pratique ou morale et à l’activité contemplative revient
purement et simplement, nous l’avons dit et redit, à substituer l’homo faber à l’homo sapiens, la
technique à l’intelligence, et, dans la « dissocié té » dé mocratique ou plus exactement
pseudo-dé mocratique d’aujourd’hui, la tyrannie de l’État technocratique aux communauté s
naturelles ainsi que l’information dirigé e à la connaissance vivante et vraie.
Une telle substitution s’effectue sous nos yeux avec cette double circonstance aggravante,
d’une part, que nous en sommes les complices bé né voles et, de l’autre, que les techniques de
persuasion, de thaumaturgie et de conditionnement des esprits dont disposent l’Etat technocratique et
les manœ uvriers de la salle des machines sont telles que l’utopie devient ré alisable. L’hé bé tude de
nos contemporains en accepte l’augure. Nous ne nous apercevons mê me plus tant nous sommes
subjugué s par la perversion poé tique et par les fictions, que l’histoire devient prophé tie, l’é conomie
pré diction d’un nouveau Paradis terrestre, la sociologie oracle, la psychologie horoscope, la
technique magie, et la thé ologie annonce de la mort dé finitive de Dieu et de l’introduction de
l’humanité dans une nouvelle Alliance sous le gouvernement mondial de clercs entiè rement
sé cularisé s.
Nous ne nous apercevons mê me pas, faute d’intelligence, que nous nous é loignons de plus
en plus de la ré alité . Ne pouvant plus connaître que ce monde que nous construisons par notre travail
et jusque dans nos loisirs, nous ignorons dè s lors que notre intelligence collabore à sa propre
disparition.
Le temps vient, s’il n’est dé jà venu, où la plus massive inintelligence coï ncidera avec la
technique la plus dé lié e, la plus retorse. Le savoir-faire aura é liminé le savoir et la fiction
perpé tuelle, pareille au ciné ma permanent, la sagesse. Tout y contribue : l’intelligentsia
technocratique, la science, l’information. L’activité poé tique triomphe sur toute la ligne, comme
l’avait pré vu Victor Hugo : « L’idé al moderne a son type dans l’art et son moyen dans la science.
C’est par la science qu’on ré alisera cette vision auguste des poè tes : le bien social. On refera l’Éden
par A + B. » Ou encore : « Toute civilisation commence par une thé ocratie pour finir par une
dé mocratie. La presse, qui a tout dé truit au XVIIIè me siè cle, va tout reconstruire au XIXè me... Le
grand poè me de l’humanité s’imprimera...»

Oui, grâce à ces hommes suprêmes


Grâce à ces poètes vainqueurs,
Construisant des autels poèmes
Et prenant pour pierres les cœurs,
Comme un fleuve d’âme commune
Du blanc pylone à l’âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain.

Chateaubriand é tait plus laconique : « Le poè te est toujours l’homme par excellence. » Et
Shelley le disait autrement : « Les poè tes, selon les circonstances de l’é poque ou de la nation où ils
ont appui, se sont appelé s dans les premiers â ges du monde, lé gislateurs ou prophè tes ; un poè te
ré unit essentiellement ces deux caractè res à la fois. Car non seulement il perç oit fortement le
pré sent tel qu’il est et dé couvre les lois selon lesquelles les choses pré sentes doivent ê tre

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ordonné es, mais il voit le futur dans le pré sent, et ses pensé es sont les germes de la fleur et du fruit
des temps à venir. Je ne veux pas dire que les poè tes soient prophè tes dans le sens vulgaire du mot
ou qu’ils peuvent pré voir la forme des é vé nements à venir aussi sûrement qu’ils en connaissent
d’avance l’esprit ; je laisse cette pré tention à la superstition, qui voudrait faire de la poé sie un
attribut de la prophé tie, au lieu de faire de la prophé tie un attribut de la poé sie. Le poè te participe
de l’é ternel, de l’infini, de l’un ; par rapport à ses conceptions, il n’y a ni temps, ni espace, ni
nombre... Les poè tes sont les hié rophantes d’une inspiration instinctive ; les miroirs des ombres
gigantesques que l’avenir jette sur le pré sent ; les trompettes qui sonnent la bataille et ne sentent pas
ce qu’elles inspirent ; l’influence qui n’est pas é mue et qui é meut. Les poè tes sont les lé gislateurs
non reconnus du monde. » Ils sont les dé miurges de la Divinité et, lorsque Dieu meurt dans l’â pre
concurrence qu’ils lui livrent, ils sont les poè tes, les fabricateurs, les cré ateurs du monde et de
l’humanité :

C’est dans leur transparente et limpide pensée


Que l’image infinie est le mieux retracée
Et que la vaste idée où l’Éternel se peint
D’ineffables couleurs s’illumine et se teint,

chante Lamartine dans La Chute d’un Ange. Il ne faudrait pas presser longtemps cette idé e pour
dé couvrir que le poè te est le vé ritable Verbe qui se fait chair et dont Jé sus-Christ fut le pré curseur.
La dé viation é tait fatale. Quand le monde ré el s’é vanouit et que le sujet connaissant reste
seul, pareil à l’Esprit planant sur les eaux, il faut cré er, il faut faire, à partir d’une image qu’on porte
en son esprit et qu’on prescrit, à l’ancienne ré alité disloqué e, refondue et remanié e de fond en
comble. Comme le dit en quelques mots Novalis, « le monde devient rê ve et le rê ve devient monde
». Mais comme il n’y a aucun passage possible du concept d’ê tre à l’ê tre et que la preuve
ontologique de l’existence de la ré alité et de son Principe est invalide, l’intelligence se fourvoie dans
un univers irré el, un monde d’apparences, une socié té de fantômes, dans un songe qui dé gé nè re en
cauchemar.
Nous y sommes. Le poè te s’est abâ tardi en technocrate de l’intelligence, de la science et de
l’information. Dans une socié té pseudo-dé mocratique où le Moi ne rencontre que ses pareils, la
chute é tait pré visible. Au lieu d’un univers de mots, c’est un univers de choses sté ré otypé es
fabriqué es en sé rie, où l’homme est lui-mê me chose usiné e à la chaîne qui est dé sormais le notre.
C’est un monde d’où la volonté de puissance a complè tement chassé l’intelligence.
Marx l’avait en quelque sorte subodoré . Son systè me, loin d’expliquer la « socié té »
moderne n’est explicable que par elle. Il est entiè rement fondé sur la primauté absolue de l’activité
poé tique et sur l’abolition tout aussi radicale des autres activité s de l’esprit humain. C’est ce qu’il
appelle la praxis et dont le nom rigoureusement propre est poé sie : « La question est de savoir,
é crit-il, si la pensé e humaine n’est pas une question thé orique, mais une question pratique. C’est
dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vé rité , c’est-à -dire la ré alité , la puissance de sa
pensé e. La discussion sur la ré alité ou l’irré alité de la pensé e, isolé e de la pratique, est purement
scolastique. » On ne pourrait dire plus nettement que la pensé e de l’homme fait la vé rité parce
qu’elle fait la ré alité des choses, ni que connaître c’est faire une œ uvre, exé cuter un travail,
faç onner la matiè re afin de lui imprimer une forme humaine. La philosophie de Marx est
parfaitement adapté e à la situation de l’homme issu de l’inversion opé ré e dans l’esprit humain par
le XVIIIè me siè cle et par la Ré volution franç aise. C’est ce qui explique son prodigieux succè s,
particuliè rement chez les intellectuels dont la classe pré tend cumuler les deux hé ritages de
l’aristocratie et du clergé de l’Ancien Ré gime.
Il ne pouvait, encore un coup, en ê tre autrement. Nous avons vu en effet que l’intellectuel
moderne, ayant tout perdu sauf la raison, est contraint à suivre la voie de la seule activité poé tique
de l’esprit et à bâ tir, en fonction de l’image qu’il s’en est forgé e un monde nouveau et un homme
nouveau. Grâ ce à cette « mutation » de l’intelligence humaine, grâ ce à la science et à
l’information, l’utopie devient ré alisable et prend le nom de terreur.
Lé nine l’avoue ingé nument : « La conscience socialiste est né e des thé ories
philosophiques, historiques, é conomiques, é laboré es par les repré sentants instruits des classes
possé dantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique, Marx et Engels, é taient
eux-mê mes, par leur situation sociale des intellectuels bourgeois. De mê me, en Russie, la doctrine
thé orique de la social-dé mocratie surgit d’une faç on tout à fait indé pendante de la croissance

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spontané e du mouvement ouvrier, elle fut le ré sultat naturel, iné luctable du dé veloppement de la
pensé e chez les intellectuels ré volutionnaires socialistes. »
Comme le fait remarquer Kostas Papaioannou dans un texte dont la porté e s’amplifie à la
lumiè re de nos analyses, « il y a là un renversement inattendu [nous dirions plutôt attendu, quant à
nous] des propositions fondamentales du marxisme : ce n’est plus l’ê tre qui dé termine la conscience,
les idé es ne sont plus des « reflets » de la situation sociale, mais elles se dé veloppent spontané ment,
suivant leur logique propre, indé pendamment de la situation de classe ou autre et aboutissent à
dé terminer l’ê tre. Plus encore, l’ê tre du prolé tariat est finalement dé terminé par la conscience des
intellectuels... Par leur position sociale, ceux-ci appartiennent à la petite bourgeoisie, la bê te noire du
marxisme, et pourtant ils sont seuls à pouvoir penser la totalité sociale en fonction d’une perspective
ré volutionnaire, tandis que, « livré e à ses seules forces, la classe ouvriè re ne peut arriver qu’à la
conscience trade-unioniste ». Et puisque les ouvriers, abandonné s à eux-mê mes, ne peuvent penser
qu’obscuré ment et de maniè re inadé quate leur propre situation historique, ce sont les intellectuels
petits-bourgeois, devenus ré volutionnaires professionnels qui doivent, selon Lé nine, former le noyau
du parti et assumer la mission de porter la conscience et la « science prolé tarienne » dans le
prolé tariat. » Quel dé ploiement de joie victorieuse, quel redoublement de volonté de puissance dans
l’â me de l’intellectuel qui dé couvre enfin la matiè re mallé able et obé issante à ses rê ves dans un
prolé tariat qui se livre à lui comme l’argile à la main du sculpteur !
Le communisme, c’est tout simplement « l’intellectuel » moderne au pouvoir, convaincu
d’ê tre à mê me de convertir en ré alité le mythe que son cerveau dé raciné du ré el a fabriqué en
un monde dont il est le seul auteur. Dè s que l’intellectuel accè de au pouvoir, il en accroît la porté e
et la pé né tration à l’infini. L’ordre qu’il imagine et qu’il impose, é tant artificiel par son origine
mê me, doit substituer à la vivante complexité des ê tres et des choses, qui s’ajustent dans l’univers
et la socié té , un appareil mé canique composé de rouages de plus en plus nombreux qui puissent
serrer la vie de plus prè s et s insinuer au plus secret des â mes. Pour mouvoir cette immense machine,
il faut une trè s puissante volonté , et une seule. L’activité poé tique de l’esprit transposé e dans la
politique et dans la vie sociale aboutit né cessairement au renforcement de la puissance centrale et de
l’Etat. Elle est constitutivement totalitaire et, comme telle, elle suscite une lutte implacable pour la
possession du pouvoir.
Une œ uvre, quelle qu’elle soit, veut un auteur et un seul. « Toute manœ uvre à plusieurs,
note Alain - et le pouvoir politique manœ uvre sans cesse en "dé mocratie" - veut un chef, et ce chef
est absolu ; dire qu’il est absolu, c’est dire qu’il est un chef... Quand vingt hommes soulè vent un rail,
ils obé issent à un chef ; s’ils discutent l’action, ils auront les doigts é crasé s. Un grand carrefour,
encombré d’autos, veut un roi absolu...»
Que dire alors des repré sentations mentales uniformes, de l’idé ologie à imprimer dans les
â mes et dans les conduites ? Un pouvoir aussi colossal ameute les volonté s et n’en laisse plus
subsister qu’une seule, la plus forte et la plus avide. La toute-puissance divine s’arrê te devant tout ce
qui ré pugne à l’essence de l’ê tre : solum id a Dei omnipotentia excluditur quod repugnat rationi
entis, é crit saint Thomas. Dieu ne peut faire que l’homme soit un autre ê tre que l’homme.
L’intellectuel au pouvoir le peut. Il peut le tenter tout au moins. Il a, en son esprit, la forme nouvelle
qu’il veut imposer à l’homme ; il a devant lui une humanité amorphe, prostré e, obé issante ; il
possè de les moyens techniques qui lui permettront de muter l’homme... Comment ré sister à la
tentation quand on dispose des postes de direction, des techniques scientifiques, de l’appareil de
l’information et de la propagande ?
Les intellectuels, les thé ologiens, les é vê ques mê me qui relè vent de la « mentalité
pré conciliaire » et que leur souci « chré tien » de l’homme aurait dû dé tourner de cette ambition,
n’ont pas hé sité , quant à eux, un seul instant : ils ont soumis le peuple chré tien à l’arbitraire d’une
volonté de puissance dé mesuré e... C’est pour servir l’humanité et pour té moigner de leur amour à
l’é gard de tous les hommes sans exception qu’ils ont soumis la communauté chré tienne à un lavage
de cerveau intensif et à un conditionnement inouï par l’information.
Qui donc est plus puissant que Dieu ? La ré ponse est immé diate : celui qui fait de l’homme
un « mutant ». La « mutation » où se complaisent l’é vê que Schmitt et les sectateurs de la religion de
Saint-Avold ne fait que ré pé ter misé rablement un thè me dûment orchestré , il y a un demi-siè cle,
par la propagande marxiste. Il n’est pas jusqu’aux transformations radicales qu’ils ont introduites
dans l’histoire du christianisme qui ne té moignent de la virulence extraordinaire de leur volonté de
puissance. Leur falsification du sens originel de l’Évangile aurait fait rê ver Napolé on qui dé clarait
sans vergogne « L’esprit dans lequel l’histoire doit ê tre é crite, voilà ce dont il faut s’assurer avant

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tout... L’important est de diriger monarchiquement l’é nergie des souvenirs. » Leur « pastorale » n’est
du reste qu’une imitation miteuse de la poé sie marxiste camouflé e en praxis : il s’agit pour eux de
repé trir les â mes, de leur donner une conformation nouvelle, de les in-former et, en fin de compte,
de les traiter comme une matiè re molle qu’ils soumettent à leur empire.
Aussi bien l’intellectuel athé e et l’intellectuel né o-chré tien s’acharnent-ils à dé sacraliser le
monde et l’homme. Leur dé votion envers Darwin, Marx et Freud, leur exploitation du mythe de
l’é volution, du socialisme, de l’inconscient, signifient que le monde et l’homme sont purement et
simplement explicables en termes d’immanence et que rien en eux ne se ré fè re à une transcendance
quelconque qui les rendrait en quelque sorte sacré s. Le monde et l’homme ainsi envisagé s, incité s
par la propagande à se pré senter comme tels, sont des proies qui ne peuvent plus se dé fendre contre
leurs entreprises de domination. Le sacré est un obstacle où se brise la volonté de puissance. Il faut
le dé truire afin de pouvoir é tendre sur le monde et sur l’homme l’empire de l’intelligence poé tique.
On le dé truira dans le monde en é rigeant la science positive, qui n’atteint en lui que le sensible et le
mesurable, en savoir exclusif. On le dé truira dans l’homme en exté nuant la valeur mé taphysique de
l’intelligence et du sens commun. On le dé truira dans le prê tre en le « dé clergifiant », selon la
barbare expression d’un abbé que l’on voit parader sur tous les thé â tres de ce monde et qui l’a mise
en pratique avant de lui donner son nom. Ainsi toutes choses et chaque ê tre humain se trouvent-ils
ré duits à l’é tat limoneux, prê ts à prendre la forme que lui donneront les volonté s de puissance
laï ques et ecclé siastiques qu’une longue impatience a exaspé ré es de se trouver encore dans une
socié té qui s’é ternise à mourir.
Notre diagnostic serait incomplet s’il ne soulignait pas les analogies saisissantes, à la fois
comiques et tragiques, qui rapprochent les mutants de la « dissocié té » contemporaine, dont les
intellectuels, les savants et les informateurs sont « la conscience dynamique », des adolescents qui
macè rent dans une crise de puberté sans issue et qui, au lieu d’accé der au monde de la maturité , se
fabriquent un monde imaginaire dont ils sont les victimes. On comprendra du mê me coup le
romantisme, dont l’intelligence, la science et l’information d’aujourd’hui regorgent (et que nous n
apercevons mê me plus parce que nous en sommes imbibé s) ainsi que le danger mortel que
repré sente pour l’intelligence cette maladie de l’homme que les Grecs avaient connue sous le nom de
dé mesure.
Chateaubriand nous relate un é pisode de sa jeunesse dont les é lé ments correspondent trait
pour trait, ainsi que leur ensemble, à ceux que nous avons ré unis. Un voisin de la terre de Combourg
é tait venu passer quelques jours au châ teau avec sa femme, et celle-ci, en regardant à l’exté rieur,
pressa le jeune Franç ais entre elle et la fenê tre.
« Je ne sais plus ce qui se passa autour de moi. Dè s ce moment, j’entrevis que d’aimer et
d’ê tre aimé d’une maniè re qui m’é tait inconnue devait ê tre la fé licité suprê me. Si j’avais fait ce
que font les autres hommes, j’aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je
portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractè re extraordinaire. L’ardeur de mon imagination,
ma timidité , la solitude firent qu’au lieu de me jeter au-dehors, je me repliai sur moi-mê me; FAUTE
D’ OBJET REEL, j’invoquai par la puissance de mes vagues dé sirs un fantôme qui ne me quitta
plus... Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues... Cette charmeresse
me suivait partout invisible, je m’entretenais avec elle comme avec un ê tre ré el... Souvent elle
devenait une fé e qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile... Pygmalion fut
moins amoureux de sa statue. Mon embarras é tait de plaire à la mienne... hé ros de roman ou
d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions. Au sortir de mes rê ves... je n’osais
plus lever les yeux sur l’image brillante que j’avais attaché e à mes pas... Ce dé lire dura deux
anné es entiè res, pendant lesquelles les faculté s de mon ê tre arrivè rent au plus haut point
d’exaltation... Je montais avec ma magicienne sur les nuages... Plongeant dans l’espace, descendant
du trône de Dieu aux portes de l’abîme, les mondes é taient livré s à la puissance de mes amours... Je
trouvais à la fois dans ma cré ation merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances
de l’â me. Accablé et comme submergé de ces doubles dé lices, je ne savais plus quelle é tait ma
vé ritable existence ; j’é tais homme et n’é tais pas homme; je devenais le nuage, le vent, le bruit ;
j’é tais un pur esprit, un ê tre aé rien, chantant la souveraine fé licité . JE ME DÉPOUILLAIS DE MA
NATURE pour me fondre avec la fille de mes dé sirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus
intimement la beauté , pour ê tre à la fois la passion reç ue et donné e, l’amour et l’objet de l’amour.
Tout à coup, frappé de ma folie, je me pré cipitais sur ma couche, je me roulais dans ma douleur,
j’arrosais mon lit de larmes cuisantes... POUR UN NÉANT... De plus en plus garrotté à mon
fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n’existait pas, j’é tais comme ces hommes mutilé s qui rê vent de

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bé atitudes pour eux insaisissables, et qui cré ent un songe dont les plaisirs é galent les tortures de
l’enfer. »
Ce texte prodigieux, incomparablement plus beau que toutes les divagations de l’intellectuel
moderne, que toute l’œ uvre de Marx et de Lé nine qui en est la transposition et la caricature durcie
dans le domaine social, que toute la rhapsodie de Teilhard qui en dé place le thè me dans un univers
pseudo-biologique confondu avec une « dé esse-mè re » dont ce nouveau thé ologien est à la fois le
fils et l’amant, que tous les dé lires gé omé triques des technocrates, que toutes les fabulations des
informateurs, que toutes les fré né sies glacé es et aseptisé es des fabricateurs du monde nouveau et
de l’homme nouveau - ce texte incroyable qui traduit une expé rience vé cue condense toute notre
longue et patiente analyse.
On y retrouve la solitude du moi coupé de ses attaches à la ré alité ; l’intelligence
submergé e par l’imagination; le repli de la conscience sur elle-mê me dans la cré ation d’une
pseudo-ré alité de supplé ance ; la projection de cette repré sentation mentale dans l’univers ;
l’ivresse de la volonté de puissance transformant la fiction en une « ré alité » qu’elle dirige et
domine a son gré ; la conviction de remplacer Dieu et d’ê tre le Cré ateur des mondes ; la certitude de
ne plus ê tre ce qu’on est, de devenir toutes choses, d’ê tre un surhomme, de changer en mê me temps
que l’univers ; le sujet qui fait l’objet et se retrouve identifié à son œ uvre, aux multiples facettes de
sa cré ation. Il n’est pas jusqu’à la mort mê me de l’intelligence que le gé nie de Chateaubriand, à la
diffé rence de nos avortons persuadé s de leur taille gigantesque et de leur « mission historique », ne
relè ve avec insistance le monde de l’activité poé tique, quand il quitte la voie de la cré ation
artistique ou litté raire, est celui de la folie et du né ant, qui mutile son auteur et l’emprisonne avec ses
dupes dans un enfer.
L’auteur des Mé moires d’Outre-Tombe se demande toutefois « Si l’histoire du cœ ur humain
offre un exemple de cette nature ». Admirable naï veté du gé nie ! L’aventure de Chateaubriand est
celle de tous les adolescents. « Ce qui diffé rencie peut-ê tre le plus l’esprit infantile de l’esprit mûr,
é crit justement Ortega y Gasset, c’est que le premier n’admet pas les lois de la ré alité et substitue
aux choses l’image que s’en forme son dé sir. Pour lui, la ré alité est comme une substance molle et
magique, docile aux calculs de notre ambition. La maturité commence pour nous au moment où nous
dé couvrons que le monde est solide, que la marge offerte à notre dé sir y est faible, et que, en face
de celui-ci, se dresse une matiè re ré sistante, rigide et inexorable. C’est alors que nous nous mettons
à dé daigner le pur idé al et à estimer l’arché type, c’est-à -dire à considé rer comme idé al la
ré alité elle-mê me en ce qu’elle a de profond et d’essentiel. Ces idé als nouveaux, c’est la Nature qui
nous les fournit et non plus notre tê te. Ils sont beaucoup plus riches de contenu et de fantaisie que
tous nos dé sirs. »
La plupart de nos contemporains qui ont dé libé ré ment rompu avec le ré el et avec leur
propre ré alité sont des adolescents attardé s qui n’ont pas psychologiquement liquidé leur crise de
puberté et, si l’on en juge d’aprè s leurs dires et leurs conduites, ne la liquideront jamais. Ces
é phè bes perpé tuels sont alors contraints de se bâ tir un monde de rê ves dont nous avons dé crit la
dé sespé rante monotonie.
Dans l’ordre sexuel, leur instinct inachevé est incapable de passer au concret. Ils ne peuvent
aimer une femme dé terminé e, mais ils exaltent é perdument la femme majusculaire et gé né rique
dont ils ont sculpté en imagination la forme abstraite et qui n’est autre que leur Moi dé guisé . Ils la
projettent au-dehors dans une suite indé finie de femmes concrè tes qui refusent de se laisser absorber
en cette image.
Dans l’ordre intellectuel et moral, ils sont livré s à la mê me enseigne. Ils ne supportent pas la
ré alité dont leur intelligence dé bile ne parvient pas à percer la dure et coriace é corce. Ils la nient.
Ils veulent l’ané antir parce que sa seule pré sence dé nonce leur faiblesse. Un acte d’humilité devant
elle, un aveu de son mystè re en reconnaîtraient au moins l’existence. L’adolescent attardé s’y refuse
: il n’est plus mê me capable, à n’importe quel â ge, de sortir de son moi où la crise permanente dont
il souffre l’incarcè re. Son narcissisme constitutionnel l’astreint encore une fois à se satisfaire de
repré sentations mentales issues de sa propre substance et dont il impose le modè le à toutes choses
pour se faire un monde qui lui soit accessible à lui qui n’accè de et n’accé dera jamais qu’à soi ! Il
construit ce monde nouveau, cet homme nouveau, cette socié té nouvelle, parce qu’il s’adore
lui-mê me.
C’est pourquoi un é rotisme diffus ou effronté imprè gne toute son activité subversive,
poé tique et cré atrice d’un univers dont il serait la mesure. Comme l’estime Gregorio Marañon, «
s’adorer soi-mê me, c’est en principe adorer son propre sexe » en ce qu’il a d’indé terminé , de

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gé né ral, d’impuissant, d’incapable de se fixer sur l’ê tre individuel de sexe complé mentaire. Faut-il
en conclure que l’amour abstrait de l’humanité qui sé vit chez les adolescents, jeunes ou vieux, est à
cet é gard une forme larvé e de l’homosexualité ? La chose est vraisemblable. Que le faç onnement
des masses par la politique, le social, l’homé lie mê me soit une dé rivation et une sublimation d’un
instinct sexuel dé voyé , il n’est que d’observer tel agitateur, tel tribun, tel pré dicateur en mal de
possé der la foule pour en ê tre convaincu. La seule faç on de discipliner cet instinct profondé ment
enfoui dans les té nè bres de notre nature animale est de le faire dé boucher dans la lumiè re de notre
diffé rence spé cifique qui l’é pure, l’astreint à l’obé issance et le met au service d’une fin
transcendante au moi et à sa volonté de puissance la transmission de la vie et la fé condation des
â mes. La sexualité ne peut qu’envahir et submerger d’une maniè re insidieuse ou violente le moi qui
s’est sé paré du ré el et de la nature humaine. Elle ne peut alors que se confondre avec l’activité
poé tique de l’imagination qui enfante un monde nouveau et un homme nouveau. « Ce libertin de
Voltaire, dit quelque part Sainte-Beuve, a remarqué que faire des idé es, pour celui qui pense, c’est
un peu un plaisir pareil à celui de faire des enfants. » L’adolescent peuple l’univers de la
repré sentation où il s’enferme, de chimè res que sa sexualité incertaine enfante. L’intellectuel qui
refuse la condition humaine, le savant qui s’é vade hors des limites de sa science, l’informateur qui
ré cuse le ré el, sont des adolescents qui s’ignorent. C’est pourquoi ils revendiquent sans cesse la
qualité d’« adulte » et exigent impé rieusement qu’on la reconnaisse à tout le monde.
Tel est en effet le stratagè me de la volonté de puissance à laquelle ils obtempè rent et dont
ils subissent l’implacable dé terminisme, baptisé par eux « mouvement de l’ histoire ». L’adolescent
qui liquide normalement sa crise n’a jamais de telles exigences. Ces requê tes, ces pré tentions sont au
contraire le signe indubitable de son immaturité . Elles ont pour fin de confirmer l’adolescent qui les
profè re dans l’assurance que le monde imaginaire où il se clôture est le « vrai » monde et doit donc
ê tre reconnu comme tel. Il é tend alors son empire sur ce monde qu’on lui accorde sans qu’il soit
possible de le lui disputer autrement que par un redoublement d’imagination. L’homme mûr, qui
connaît la solidité du ré el, et ses propres limites, est battu d’avance à ce niveau. Seules les volonté s
de puissance dé mesuré es sont en lice et celle qui s’armera de l’illusion la plus mystificatrice et de la
poudre aux yeux la plus aveuglante triomphera des autres. Tel religieux, jé suite ou dominicain, se
dé clarera plus communiste que n’importe quel communiste, plus maté rialiste que n’importe quel
athé e, sachant bien qu’il est imbattable en cette course vers l’utopie où ses concurrents doivent
compter avec les ordres venus de Moscou, de Pé kin ou de Cuba. Plus l’adolescent, jeune ou vieux,
est confirmé en sa crise de puberté par un autre adolescent, jeune ou vieux, qui le persuade qu’« on
» veut l’empê cher d’accé der à l’é tat d’adulte, plus il devient la proie de cet autre qui lui impose son
imagination dé mesuré e et sa volonté de puissance sans limites.
Observez les adolescents : leur chef est toujours celui dont l’imagination est la plus
fabricatrice d’illusions. C’est l’ordre inverse de la ré alité : dans la balance des poids, le plus lé ger,
le plus vide, le plus fat, le plus extravagant et le plus sot l’emporte automatiquement. Voyez les
journaux, les illustré s, etc., offerts à la jeunesse catholique d’aujourd’hui par les Éliacins de la
Subversion... Et la Hié rarchie ne le voit mê me pas! Serait-elle à son tour attardé e dans la mê me
crise sans issue ?
Le reniement du passé , la haine morbide de la tradition, la facilité avec laquelle les membres
de l’intelligentsia contemporaine se ferment aux leç ons du pré sent et ne voient dans l’actualité
qu’une matiè re apte à recevoir la forme de leurs songes, la faculté de s’installer dans l’avenir, lieu
idoine aux mirages, la fré né sie de l’iné dit, la satié té du nouveau à peine apparu, le dé lire du
changement, voilà autant de traits encore qui caracté risent l’adolescence persistante et qui se
ramè nent tous à la « mutation» dont elle est affligé e. La Ré volution permanente, la Subversion
continue, la « Mutation » infatigable sont ses invariants. L’adolescent ne se pose en effet qu’en
s’opposant. Il est dialecticien par situation. Il manifeste son antagonisme à l’é gard de tout ce qui le
relie à son passé par amour de la né gation, c’est-à -dire de lui-mê me. Retrouver l’univers de la
naissance en le suré levant au niveau de l’intelligence impliquerait qu’il devient homme, qu’il accepte
virilement la condition humaine, qu’il mûrit. En refusant d’obé ir à cette dure loi de l’ascension, il
s’é ternise dans un narcissisme dont il ne peut sortir que fictivement en se fabriquant une image du
monde et de soi-mê me à laquelle il veut plier la ré alité .
Parmi les « intellectuels », le prê tre sans vocation profonde, dé pourvu d’humilité , privé de
respect envers la Cré ation et le Cré ateur, est sans doute celui qui repré sente en perfection
l’adolescent prolongé . Sa pré tention actuelle, clamé e à tous les carrefours, à ê tre « un homme
comme les autres », sa ré volte contre la « tutelle » de l’Église dont il est membre, sa ré bellion contre

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l’autorité paternaliste de la Hié rarchie et du Pape, la subversion et le nihilisme qu’il encourage, le


rôle de courroie de transmission de la mythologie ré volutionnaire qu’il assume, la dignité d’ «
assassin de la foi » qu’il revendique au nom du Christ, etc., ces aspects de sa « mutation » nous le
montrent de toute é vidence plus asservi que quiconque au psychisme de l’adolescence en proie au
kalé idoscope des images envoûtantes. Son exé cration du passé « constantinien » de l’Eglise et sa
dé testation des dogmes qualifié s de « statiques » achè vent la similitude.
La ressemblance ne serait pas complè te si nous ne mentionnions pas les pouvoirs dont il est
investi et qui, dans son cas particulier, en font un adolescent singuliè rement dangereux, une espè ce
d’é nergumè ne et de furieux capable de mettre la planè te à feu et à sang pour y introduire ses
songes. Tout adolescent aspire à ce que son rê ve devienne ré alité . Faute de moyens, le dé sir avorte
presque toujours. Il n’en va pas ainsi du prê tre confiné dans l’imaginaire, dont l’irré alisme tend à
relé guer Dieu dans un rôle de monarque constitutionnel qui rè gne et ne gouverne pas, qui en vient
mê me à proclamer « la mort de Dieu » et sa ré surrection dans la seule humanité , mais qui conserve
soigneusement, en ce qu’il faut bien appeler son apostasie, la puissance de lier et de dé lier dont il est
investi. Quand un tel prê tre en arrive à se substituer en imagination à Dieu mê me, à se croire
pé né tré de l’Esprit-Saint en ses pires extravagances, à cautionner du nom de charisme prophé tique
ses visions insensé es de l’avenir et sa perte du sens commun, quand il reste au surplus dans l’Eglise,
qu’il s’y accroche, qu’il se refuse à s’en sé parer, qu’il ne craint plus ni les anathè mes ni l’expulsion
pour cause d’hé ré sie, sa volonté de puissance en est dé cuplé e. Son imagination dé mesuré e
dispose d’un pouvoir dé mesuré pour faç onner le monde et l’homme selon les formes absolues que
toute adolescence figé e porte en soi.
Telle est la tragé die de notre temps, qui n’é pargne aucun pays. Toutes les é lites ou
pré nommé es telles sont rongé es par l’irré alisme, par le nihilisme qui en est le terme, par l’oubli et
le mé pris de ce qui est et, du mê me coup, de ce qui doit ê tre. Elles ont laissé s’é teindre en elles
l’intelligence, faculté d’adaptation au ré el et l’ont remplacé e par l’ imagination, faculté
d’ adaptation à la chimè re. L’intelligence formelle est resté e, vidé e de son contenu naturel : la
vé rité . Elle est devenue mé thode et technique au service de la plus extraordinaire aventure de
l’histoire humaine l’incarnation du rê ve dans la ré alité , du né ant dans l’ê tre. L’activité poé tique
de l’esprit humain, abandonné e à elle-mê me, ne fait pas, mais dé fait, ne construit pas, mais dé truit.
Les coryphé es de l’intelligentsia contemporaine nous annoncent avec un suprê me
raffinement d’intelligence la mort de l’homme, animal raisonnable. « Le but dernier des sciences
humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre », é crit Lé vi-Strauss. Et Michel
Foucault trompette le sentiment de « ré confort » et d’« apaisement » qu’il é prouve à « penser que
l’homme est une invention ré cente, une figure qui n’a pas deux siè cles, un simple pli dans notre
savoir, et qu’il disparaîtra dè s que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle. »
Il n’y a pas à chercher cette forme nouvelle du savoir qui tue l’homme en sa diffé rence
spé cifique. C’est la progé niture de l’intelligentsia laï que et ecclé siastique qui la dé tient.
L’intelligence dé voyé e qui n’accepte ni sa condition humaine limité e ni les limites que lui imposent
le ré el et son Principe, engendre une plè be intellectuelle qui monte à l’assaut de la planè te sous la
conduite des princes de ce monde et du Prince de ce monde. Cette canaille ne connaît plus de frein :
pourvue de tous les appé tits dé bordants de la brute, nantie d’un pouvoir technique hypertrophié , elle
a toute licence, en toute bonne conscience qu’elle sé crè te d’elle-mê me, de transformer les hommes
selon sa propre image.
Dé jà nous entendons monter vers nous son hurlement, scandé comme le fracas d’une
fusillade mé canique : « Rejoins-nous ou meurs! »

***

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[1] Comité Catholique contre la faim et pour le Développement. Sur « l’imposture du C.C.F.D., qui apporte au
Tiers-monde la théologie de la libération, le marxisme-léninisrne et la lutte des classes » et qui est «l’aboutissement de
150 ans de dévoiement d’une partie de l’intelligence catholique », lire l’ouvrage de Guillaume MAURY : L5Egtise et ta
Subversion : le C.C.F.D. Paris, Union Nationale Inter-Universitaire, 1985. - (Note des éditions Dismas.)
[2] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somma théologiae Ia, q 85, a2. (Cette note du copiste ne figure pas dans le livre de
Marcel de Corte.)
[3]
Il faut rappeler que ces lignes ont é té é crites avant l’introduction de la nouvelle messe, le 3 avril 1969.
Depuis cette date, le centre de gravité de la subversion dans la liturgie s’est é videmment dé placé . Rien de consistant n’a
jamais pu ê tre opposé au Bref examen critique remis à Paul VI en 1969, et dans lequel les cardinaux OTTAVIANI et
BACCI dé clarent que le nouveau rite de la messe « s’é loigne de faç on impressionnante, dans l’ensemble comme dans le
dé tail, de la thé ologie catholique de la messe...» - (Note des Editions Dismas.)

[4]
L’expression « religion de Saint-Avold » est de Jean Madiran. C’est, en effet, à Saint-Avold, dans la
Moselle, que l’é vê que de Metz, Mgr Schmitt, en septembre 1967, a é noncé les dogmes de la religion nouvelle « qui est
l’hé ré sie du XXè me siè cle ». Les deux propositions essentielles sont les suivantes : 1°/ La transformation du monde
(mutation de civilisation) enseigne et impose un changement dans la conception mê me du salut apporté par
Jé sus-Christ 2°/ Cette transformation nous ré vè le que la pensé e de l’Eglise sur le dessein de Dieu é tait, avant la
pré sente mutation, insuffisamment é vangé lique.
On pourra se reporter au n0 119 (janvier 1968) de la revue Itiné raires. Ou au tiré à part, de 72 pages, de
l’é ditorial de J. Madiran. Ou encore à la 3è me partie de L’hé ré sie du XXè me siè cle, du mê me auteur (Paris, N.E.L.,
1968). – (Note des Éditions Dismas.)

[5] L’auteur, vient en quelques lignes nous exposer le plus simplement qui soit la démonstration de l’existence de
Dieu par la contingence (« deuxième voie » de saint Thomas d’Aquin ; Summa theologiae, Ia, q2) et également les
raisons qui font que l’homme moderne ne peut plus guère y accéder. (Note du copiste)
[6] Cf. « La République » Livre VI. (Note du copiste.)
[7] « de la fausse monnaie métaphysique » dirait Maritain. (« Sept leçons sur l’être », Téqui Ed.) (Note du copiste.)
[8] Par exemple, lorsque le mathématicien affirme « l’existence » de certains objets mathématiques (nombres
irrationnels, espaces vectoriels, ...), il n’énonce aucune vérité dans le domaine de l’être. Il ne fait qu’exprimer la
compatibilité logique des différents axiomes qui servent à définir les objets en question. Les « êtres » ou « objets »
mathématiques n’ont absolument aucune réalité ontologique. Mieux, les mathématiques actuelles (qui relèvent de
l’école dite « structuraliste ») et dont le groupe Bourbaki fut un représentant emblématique dans les décennies
d’après guerre ne sont pas la « science de la quantité » au sens aristotélicien, laquelle correspondrait plutôt aux
« mathématiques traditionnelles », comprenons, antérieures aux mathématiques « modernes ». Rappelons que ces
dernières furent introduites aux forceps en France par A. Lichnerowicz dans les années 60. (Note du copiste.)
[9] En ce troisième millénaire, avec les manipulations génétiques devenues réalité et la « bioéthique », nous y
sommes. (Note du copiste.)
[10] C’est fait. (Note du copiste.)
[11] Encore l’auteur n’a t-il pu connaître les chaînes « d’info en continu » de radio ou de télévision... (Note du
copiste.)
[12] Cf. supra.

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