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ASSOCIATION FRANÇAISE DES HISTORIENS

DES IDÉES POLITIQUES


Collection d’Histoire des Idées Politiques
dirigée par Michel GANZIN

Comité de rédaction : C.E.R.H.I.I.P.


(Centre d’Études et de Recherches d’Histoire des Idées
et des Institutions Politiques)
(sec.cerhiip@univ-cezanne.fr)

- XX -
Actes du Colloque international de Poitiers
(14-15 mai 2009)

UN DIALOGUE
JURIDICO-POLITIQUE :
LE DROIT NATUREL,
LE LÉGISLATEUR ET LE JUGE

LE DROIT NATUREL DANS LES MAINS DES


JUGES DE COMMON LAW (XVIIIème - XIXème siècles) :
FROM « THE SUBSTANTIAL JUSTICE » TO THE
« JURISPRUDENCE DETERMINED »
Par

David GILLES
Professeur de droit à l’Université de Sherbrooke (Québec, Canada)

PRESSES UNIVERSITAIRES D’AIX-MARSEILLE


Faculté de Droit de Science Politique
- 2010 -
LE DROIT NATUREL DANS LES MAINS DES
JUGES DE COMMON LAW (XVIIIème - XIXème siècles) :
FROM « THE SUBSTANTIAL JUSTICE » TO THE
« JURISPRUDENCE DETERMINED »
Par

David GILLES
Professeur de droit à l’Université de Sherbrooke (Québec, Canada)

Dans l’ouvrage fondateur de Sir William Holsdworth, celui-ci écrivait que


« le fait que durant le dix-huitième siècle, les cours furent capables de consolider et
d’établir les principes du droit moderne, et le fait qu’elles furent à même d’établir
des rapprochements entre la common law et l’equity (…) était dû largement à la
liberté avec laquelle elles pouvaient développer leurs principes indépendamment
d’interférences législatives »1. C’est donc dans les mains des juges que le pouvoir
politique a laissé la capacité d’établir les fondements de la common law moderne.
Pourtant, c’est bien au XVIIème et surtout au XVIIIème siècle que le droit statutaire, le
droit législatif, commence sa lente ascension dans la tradition britannique. On date
traditionnellement le développement de celui-ci du règne de Georges III (1760-
1820), la plupart des lois adoptées par le Parlement durant le XVIIIème siècle se
trouvant être des « private bill », qui constituèrent les principaux véhicules d’inno-
vation législative durant cette période2. Si des personnages illustres de la science
juridique et politique - comme Locke3 - attachèrent leurs noms à certains textes
législatifs, la dynamique du droit britannique reste, au XVIIIème et XIXème siècle une
œuvre jurisprudentielle4. Durant cette période d’affirmation de la common law et de
montée en puissance du droit statutaire, les juges de common law, tels que Lord
Mansfield, Holt ou Blackstone ont largement usé à la fois de la doctrine du droit
romain et du droit civil5 afin de faire évoluer la common law en matière de droit
privé6. Ce faisant, ils affirment l’existence de principes de droit naturel qui transcen-
dent les systèmes juridiques. Lord Mansfield, Chief Justice de la Cour du Banc du

1
Sauf indications contraires, les traductions sont de notre fait ; W. HOLDWORTH, A History of English
Law, Methuen, London, 1938, vol. 12, p. 630.
2
Ibid., p. 324 ; D. LIEBERMAN, The Province of Legislation Determined : Legal Theory in Eighteenth
Century Britain, New York, Cambridge University Press, 1989, rééd. 2002, p. 13.
3
H. HORWITZ et J. OLDHAM, « John Locke, Lord Mansfield and arbitration during the eighteenth
century », The Historical Journal, vol. 36, no 1, 1993, pp. 137-159.
4
H. J. BERMAN, « The Transformation Of English Legal Science : From Hale To Blackstone », Emory
Law Journal, no 45, 1996, pp. 437-452.
5
Voir S. P. DONLAN, « Our Laws are as Mixed as Our Language : Commentaries on the Laws of
England and Ireland, 1704-1804 », Journal of Comparative Law vol. 3, no 178, 2008, pp. 58-89.
6
Sur le poids des juges et de la doctrine sur cette évolution, voir l’ouvrage de D. LIEBERMAN, op. cit.,
pp. 25-146.
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Roi de 1756 à 1788, n’hésite pas, par exemple, à fonder certaines de ses solutions
sur les réflexions d’un Pothier ou d’un Domat7.
La tradition juridique anglo-normande des cours royales d’Angleterre était un
mélange hétérogène de sources, de traditions légales saxonnes et danoises confron-
tées à la loi féodale normande. Cette loi générale commune au royaume, façonnée
par la tradition et les juges, reflète toutefois l’activité des seules juridictions royales.
Une large variété de tribunaux locaux, de commerces, de juridictions urbaines ou
seigneuriales subsistait aux côtés des juridictions de common law, permettant une
mixité juridique plus forte.
Au XVIIIème siècle, les juges britanniques, tels que Lord Mansfield, Kames
ou Blackstone, vont jeter les bases modernes du système juridique britannique8. Le
système de common law a connu en effet du XIVème jusqu’au XVIème siècle, une
certaine sclérose. La common law d’un Bracton au XIIIème siècle ou d’un Fortescue
au XVème, se trouve entravée par deux problématiques majeures. Les juridictions de
Westminster, notamment le King’s Bench et les Common Pleas, sont trop peu
nombreuses pour nourrir la jurisprudence en formation, ainsi que pour répondre aux
nouveaux contentieux qui se présentent dans une Angleterre en redéfinition aux
XVIIème et XVIIIème siècle. La création des juridictions d’equity ne parvient à
résoudre que partiellement cette difficulté9. D’autre part, le système du bref, qui
oblige le justiciable à obtenir l’autorisation du roi afin de présenter sa cause devant
une juridiction royale, restreint considérablement l’essor de la common law10. Si le
pouvoir royal répond partiellement à ces difficultés par la création des juridictions
d’equity et des cours de chancellerie, les common lawyers vont également tenter de
moderniser la common law, tant dans ses mécanismes que sur le fond. Au XVIème et
XVIIème siècle, le recours aux fictions juridiques, afin de développer la common law
hors des cadres restrictifs des précédents et des writs, va rendre l’usage de la
common law fort complexe. En réponse, des juges comme Edward Coke (1552-
1634)11 ou Matthew Hale (1609-1676)12 vont contribuer à caractériser la common

7
Cette utilisation ne doit pas étonner. Outre le fondement civiliste du droit d’equity et l’usage qui est fait
du droit romain et du droit civil devant les juridictions commerciales et de l’Amirauté dans le système
anglo-saxon, des auteurs comme Domat ou Pothier connaissent un fort rayonnement auprès des juristes
de tradition britannique. Ainsi, Mansfield cite ces deux auteurs dans plusieurs causes dont Bright v.
Eynon (1757) 1 Burr 390 at 393-4 ou Moses v. Macferlan (1760) 2 Burr 1005, 1008 ; De plus, comme le
souligne Daniel R. Coquillette, la traduction des Lois civiles de Domat par Strahan aura beaucoup
d’impact sur les auteurs soucieux de réformer la common law dans un sens plus proche de l’equity ; D.-
R. COQUILLETTE, The civilian writers of Doctors’ Commons, London : three centuries of juristic
innovation in comparative, commercial, and international law, Duncker & Humblot, 1988, p. 209 ; voir
également A.W. B. SIMPSON, Legal theory and Legal History. Essays on the Common law, London,
Continuum International Publishing Group, Hambeldon Press, 1987, pp. 174-181. Plus tardivement, un
auteur fondamental de la doctrine américaine comme William W. Story fera encore référence à l’auteur
clermontois, citant à la fois la traduction de Strahan et l’édition des œuvres par Joseph Remy ; voir W.-
W. STORY, A Treatise on the law of contract, 1ère éd. Boston, Little, Brown, 1856, rééd. Law books
exchange, 2006, pp. 23, 45, 82-84, 107, 112-114, 274, 355, 360, 394, 423, 497, 617, 622 ; sur l’utilisation
des Lois civiles dans le contexte nord-américain, voir D. GILLES, « Les Lois civiles de Jean Domat,
prémices des Codifications ? Du Code Napoléon au Code civil du Bas Canada », Revue juridique Thémis,
Montréal, no 43-1, 2009, pp. 2-49.
8
P. WORMALD, The Making of English Law, Massachusetts, Blackwell, 1999, pp. 265-278.
9
J. GETZLER, « Chancery Reform and Law Reform », Law and History Review, Fall 2004
<http ://www.historycooperative.org/journals/lhr/22.3/comment_getzler.html> (consulté le 6 déc. 2009) ;
M. MORIN, Introduction historique au droit romain, français et anglais, Thémis, 2003, pp. 322-324.
10
M. MORIN, ibid., pp. 260-265.
11
G.-P. SMITH, « Dr. Bonham’s Case and the Modern Significance of Lord Coke’s Influence »,
Washington Law Review, 1966, no 41, p. 297 et sq.
David GILLES 307

law comme un droit singulier, propre aux moeurs britanniques, et parfois en utilisant
des sources exogènes, comme le droit romain. Coke, Foster (1689-1763)13 ou encore
Sir Francis Bacon par ses Maxims of the Law14 vont également découvrir un
fondement naturel à la common law, faisant du droit naturel la réponse à toute
difficulté survenant dans la pratique du common lawyer. Au XVIIIème siècle, des
magistrats comme Lord Mansfield ou Blackstone poursuivent cette évolution de la
common law dans une perspective quelque peu différente. Ils cherchent alors à
affirmer de grands principes juridiques, à donner, selon les termes de Blackstone, a
« map of the law » en caractérisant les limites et les structures de cette coutume
générale de l’Angleterre. Du point de vue de la connaissance des mécanismes de
common law et de leur critique, le monument de Blackstone figure comme un
ensemble incontournable, tant du point de vue du succès d’édition que de l’influence
que les Commentaries ont eu sur l’ensemble des juristes de la deuxième moitié du
XVIIIème siècle. Très tôt pourtant, cette œuvre subie les critiques de Bentham et de
ses affidiés, Blackstone constituant selon lui « l’honteux apoligiste du statu quo »,
son analyse sur la nature et les sources du droit étant « contradictoire », « superfi-
cielle », marquant un amateurisme certain, selon les mots de Bentham15.
Afin de bâtir la carte du droit britannique, les magistrats ont naturellement
recours à la pensée juridique des auteurs continentaux, et trouvent chez ces derniers
des exemples tant de rationalisation du droit que de définition d’un fondement
jusnaturaliste16. Plusieurs traités importants sont écrits en Angleterre au début du
XVIIIème siècle, se rattachant à la tradition jusnaturaliste continentale. Ainsi Thomas
Wood, rédige An Institute of Imperial and Civil Law en 1704, puis An Institute of the
laws of England or the law in their Natural Order, according to Common Life ten-
tant de prolonger notamment les travaux de Domat et de Pufendorf dans le contexte
de la common law17. Wood proclame dans la préface de son ouvrage :
« But if there is that wide difference between the Common and Civil Laws in their
forms of Pleading and manner of Tryal, this is only the stile, practice, and course of the
Courts. I contend that there is a mixture in the Principle, Maxims and Reasons of these
two Laws ; and indeed the Laws of all Countries are mixed with the Civil Law, which
18
have arrived to any degree of perfection » .

12
M. HALE, The History of the Common Law of England (The History and Analysis of the Common Law
of England 1st ed.), 1713, rééd. Charles M. Gray, University Of Chicago Press, 2002.
13
« The Right of Self-Defence in these Cases is founded in the Law of Nature, and is not nor can be
superseded by any Law of Society. [...] I say before societies were formed for mutual Defence and
Preservation, the Right of Self-Defence resided in Individuals ; it could not reside elsewhere. And since in
Cases of Necessity, Individuals incorporated into Society cannot resort for Protection of the Law of the
Society, that Law with great Propriety and strict Justice considered them as still in that Instance under the
Protection of the Law of Nature » ; M. FOSTER, A Report of some Proceedings on the Commission of
Oyer and Terminer and Goal Delivery for the Trial of the Rebels in the Year 1746 in the County of Surry,
and of other Crown Cases. To which Are Added Discourses upon a Few Branches of the Crown Law,
Oxon, Professional Books, 1982 (rééd. de l’édition de 1762), pp. 273-274.
14
Voir F. BACON, The Works of Francis Bacon, Baron of Verulam, Viscount St. Alban, and Lord High
Chancellor of England : Law tracts. Maxims of the law, London, C.and J. Rivington, 1826.
15
J. BENTHAM, A Fragment on Governement, 1776, cité par R. POSNER, « Blackstone and Bentham »,
Journal of Law and Economics, no 19, 1976, pp. 569-606, p. 570.
16
Voir M. MORIN, Introduction historique, op. cit., p. 325 ; L. MOCCIA, « English Law Attitudes to the
« Civil Law », Journal of Legal History, n. 2, 1981, pp. 157-175.
17
Th. WOOD, An Institute of the laws of England, or, The laws of England in their natural order,
according to common use, London, printed by W. Strahan and M. Woodfall, éd. 1772, rééd. The
Lawbook Exchange, 2006.
18
Th. WOOD, New Institute of the Imperial or Civil Law, London, 1704, préface, non paginée.
308 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

Plusieurs auteurs se penchent alors sur les proximités entre common law et
droit civil, cherchant à formaliser des principes de droit naturel transcendant les
systèmes juridiques. Si Strahan considère que les Lois civiles de Domat contiennent
toutes les maximes fondamentales de la loi et de l’equity, plusieurs auteurs procla-
ment la similitude entre les principes du droit civil et la common law. John Ayliffe
écrit en 1734 A New Pandect of Roman civil Law19, John Taylor un Elements of the
Civil law, à vocation éducative et à destination des common lawyers. Son objectif est
clair :
« (…) to enquire into the Foundations of Justice and Equity and to examine the
principal Obligations, which arise from these several connections, into which Providence
has thought proper to distribute teh Human species »20.
Ces traités qui visent à rapprocher le droit civil de la common law sont fondés
sur une réflexion jusnaturaliste, comme le montre l’ouvrage clé de Thomas
Rutherforth, Institutes of Natural Law21, essentiellement basé sur les travaux de
Grotius et son ouvrage De jure Belli ac pacis. La doctrine a donc fait beaucoup pour
l’introduction de la perspective jusnaturaliste dans la common law22, mais elle se
trouve confrontée à une forte résistance de la pratique quotidienne des résidents des
Inn’s of Courts. La prise de conscience par les juges de common law de leur rôle
dans l’introduction de ces principes dans les mécanimes de la common law était
nécessaire.
Prolongeant ce courant doctrinal dans la jurisprudence, Lord Mansfield - et
Blackstone dans une moindre part - vont alors bâtir certaines de leurs décisions ou
de leurs réflexions sur le droit naturel, ce qui entraînera au sein de la doctrine britan-
nique de fortes critiques, qui aboutiront au rejet par Bentham et par Austin de la
pertinence de la loi naturelle comme fondement axiomatique de la science juridique.
Dans le même temps, les théories des Lumières et le mouvement révolutionnaire
américain prendront appui sur les thèses jusnaturalistes afin de construire ce qui sera
au cœur de la doctrine juridique nord américaine. Ainsi, Richard Price, se faisant
l’écho des débats nord-américains, développe l’idée que le droit de propriété est un
droit naturel pour la préservation duquel les citoyens ont légitimement le droit de
désigner leur représentant politique, au nom du célèbre no taxation without repre-
sentation23. Si la rhétorique des droits de l’homme et ses fondements jusnaturalistes
dans le contexte révolutionnaire sont bien connus, l’usage que font les juges et la
doctrine britanniques des concepts développés par le courant jusnaturaliste l’est
moins, surtout de la pensée juridique continentale. Ce rapport au droit naturel est
d’autant plus important qu’il légitime un maintien du « judge made law » sur un
fondement jusnaturaliste, alors même que le statute law se développe durant toute
cette période, et que le législateur figure, de plus en plus, comme le seul détenteur
d’un véritable pouvoir créateur de la norme. De plus, cette recherche des principes
naturels passe pour partie par le média du droit romain et de la doctrine civiliste.
C’est cette acclimatation du droit naturel aux mécanismes de common law par les

19
Il développe dans cet ouvrage une longue étude de la nature de la loi et il rejette fermement les
précédents contraires à la raison et aux principes naturels du droit ; J. AYLYFFE, A New Pandect of
Roman Civil Law, London, 1734, pp. 5-25.
20
J. TAYLOR, Elements of the Civil Law, Cambridge, 1755, p. iii.
21
Th. RUTHERFORTH, Institutes of Natural Law, Cambridge, 1754-1756.
22
A.-W.-B. SIMPSON, Legal theory and legal history : op. cit., pp. 273-321.
23
R. PRICE, Observations on the Nature of Civil Liberty, the Principles of Government, and the Justice
and Policy of the War with America, 1775, dans Political Writings, D.-O. Thomas rééd., Cambridge,
Cambridge University Press, 1992, pp. 20-79.
David GILLES 309

juges eux-mêmes - Blackstone et Mansfield figurant au premier plan - qui fera


l’objet d’une première analyse (I), avant d’aborder la réaction de la doctrine utilita-
riste, à ces conceptions et au rôle du juge, sous les plumes de Jeremy Bentham et
John Austin (II).

I. LA COMMON LAW, EXPRESSION DU DROIT NATUREL ?

La tradition juridique britannique, malgré ses spécificités certaines, a connu


globalement les mêmes évolutions que la pensée juridique continentale. La redécou-
verte du droit romain au XIIème siècle provoque le développement de l’enseignement
du droit civil et du droit canon dans les universités anglaises, alors que les Inn’s of
Court forment à la common law. Les universités d’Oxford et Cambridge permirent
donc aux étudiants d’être formés à la ratio scripta romaine24. Toutefois, cette source
reste peu influente sur la common law proprement dite, jusqu’au XVIIème siècle. À
cette date, la doctrine est consciente des difficultés rencontrées dans la procédure de
common law et du développement des juridictions de l’Amirauté et de Chancellerie.
C’est donc tout naturellement que Blackstone25 et Mansfield puisèrent tour à tour
dans la tradition romaniste et jusnaturaliste afin de bâtir une common law moderni-
sée et, ce faisant, participèrent à une redéfinition du rôle du juge.

La nata lex romaine comme grille de lecture du droit britannique : Blackstone

Blackstone naît à Londres le 10 juillet 1723. Après de solides études, il est


« bachelor in civil law » en 1745, puis rentre au Barreau en 1746, obtenant peut-être
le doctorat de droit civil à l’âge de 27 ans. Avocat sans relief, il obtint d’abord sa
renommée en tant que pédagogue. S’il exerça également les fonctions de juge du
King’s Bench et des Commons Pleas, c’est essentiellement à travers son œuvre
doctrinale qu’il s’imposera comme le plus grand auteur du XVIIIème siècle anglais.
Son ouvrage en quatre livres, publiés de 1765 à 1769 lui permit d’être le premier
auteur à dégager, au-delà de la pluralité des décisions de jurisprudence, les grands
principes de son droit national. En 1753, il donne les premiers cours de common law
au sein d’une université. Avant cette période, les universités d’Oxford et Cambridge
se contentaient d’enseigner le droit romain et le droit canon. Les Inns of court, des
lieux qui regroupaient dans un même espace les praticiens de la common law, les
étudiants et les juges, constituaient les seuls lieux d’apprentissage et d’enseignement
de la common law, dans une perspective qui marquera pour longtemps la formation
des juristes britanniques. Malgré ce succès d’édition et l’aura qui imprégnera son
œuvre pour des siècles, Posner souligne que l’histoire « has not dealt kindly with
Blackstone »26, notamment au regard de sa postérité en Grande-Bretagne.
Ayant obtenu la première chaire de droit anglais en Angleterre, il exerça à
Oxford, de 1758 à 1766. Ses commentaires constituent le premier traité complet de
common law et sont largement construits autour du droit romain car Blackstone est
un « civilian », un auteur formé à la « civil law », terme désignant en Angleterre le
droit romain. Comme le relève Josette Garnier, le droit romain était reçu en
24
S.-P. DONLAN, « ‘The Debt Is Forgotten’ : A Compendious View of Arthur Browne, c1756-1805 »,
Electronic Journal of Comparative Law, vol. 13.3, 2009, http : //www.ejcl.org/ 133/art133-3.pdf (consul-
té le 10 novembre 2009).
25
Sur l’influence de Blackstone sur la pensée juridique britannique, voir l’ouvrage récent de W. PREST,
Blackstone and his Commentaries : Biography, Law, History, London, Hart Publishing, 2009.
26
R. POSNER, op. cit., p. 571.
310 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

Angleterre depuis « Bracton, admirateur d’Azon et connaisseur des textes de


Justinien »27. Le choix de la langue anglaise démontre dès le départ sa volonté de
constituer un outil pour le barreau28 et non pas un traité purement doctrinal et
universitaire. Exerçant les fonctions de juge à partir de 1770 au sein de la Cour des
plaids communs, il était à même d’appréhender toutes les difficultés du juge de
common law. Paradoxalement, il faut relever que, si les Commentaires décrivent le
droit anglais, par essence fortement jurisprudentiel, Blackstone cite quasiment autant
de décisions qu’il se réfère au droit romain.
Selon lui, le pouvoir judiciaire s’étend à toutes les causes « en droit et en
équité », une formulation qui recouvrait la distinction entre les courts of law et les
courts of equity en Angleterre. Il cherche à démentir un certain nombre d’a priori
dont souffrent les juridictions d’equity29. Classiquement, l’equity était définie selon
lui comme étant « l’âme et l’esprit de toute loi ». Conformément à cette logique, les
cours d’equity devaient, en principe, juger selon les principes « naturels » du droit
anglais plutôt que par application des règles positives dès lors qu’elles devaient
entraîner une injustice au regard des circonstances particulières de l’espèce30.
Blackstone avait toutefois lui-même évoqué les limites de la distinction, artificielle
selon lui pour qualifier ces juridictions31, entre droit et équité, même s’il juge
nécessaire de faire la part des choses32, en prenant pour angle d’attaque d’une part le
rôle des juges et d’autre part les sources de l’equity :
« (…) it has been said that a court of equity is not bound by rules or precedents,
but acts from the opinion of the judge, founded on the circumstances of every particular
case. Whereas the system of our courts of equity is a laboured connected system,
governed by established rules, and bound down by precedents, from which they do not
depart, although the reason of some of them may perhaps be liable to objection (…).
Grotius, or Puffendorf, or any other of the great masters of jurisprudence, would have
been as little able to discover, by their own light, the system of a court of equity in

27
J. GARNIER, « Droit anglais et droit romain. La considération selon Sir William Blackstone »,
O. Vernier (ss. dir.), Études d’Histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Université de Nice-
Sophia Antipolis, éd. La Mémoire du droit, 2008, pp. 343-352.
28
Sur le contexte de la pratique du droit à cette époque, voir D. LEMMINGS, Professors of the law :
barristers and English legal culture in the eighteenth century, Oxford University Press, 2000.
29
« In short, if a court of equity in England did really act, as a very ingenious writer in the other part of
the island supposes it (from theory) to do, it would rise above all law, either common or statute, and be a
most arbitrary legislator in every particular case. No wonder he is so often mistaken » ;
W. BLACKSTONE, Commentaries on the Laws of England, Oxford, Clarendon Press, 1765-1769, rééd.
conforme à l’originale en 4 volumes, Legal classical Library, Birmingham, Alabama, 1983, vol. 4, livre
IV, chp. 15, pp. 218-220.
30
Par conséquent, l’attribution de ces deux pouvoirs (le jugement par la loi et par la raison) au sein des
mêmes cours dans le contexte colonial était, aux yeux de certains auteurs, appréhendé comme une
incongruité, même si la pratique coloniale britannique l’a très vite imposé ; cf. M. MORIN, Introduction
historique, op. cit., pp. 326-385.
31
« The decrees of a court of equity were then rather in the nature of awards, formed on the sudden pro re
nata, with more probity of intention than knowledge of the subject ; founded on no settled principles, as
being never designed, and therefore never used, for precedents. But the systems of jurisprudence, in our
courts both of law and equity, are now equally artificial systems, founded in the same principles of justice
and positive law ; but varied by different usages in the forms and mode of their proceedings » ;
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 4, livre IV, chp. 15, pp. 218-219.
32
« Let us take a brief, but compréhensive, view of the general nature of equity, as now undersood and
practised in our several courts of judicature (…). [A]s nothing is hitherto extant, that can give a stranger a
tolerable idea of the courts of equity subsisting in England, as distinguished from the courts of law, the
compiler of these observations cannot but attempt it with diffidence : they, who know them best, are too
much employed to find time to write ; and they, who have attended but little in those courts, must be often
at a loss for materials », ibid., vol. 4, livre IV, chap. 15, p. 217.
David GILLES 311

England, as the system of a court of law. Especially, as the notions before mentioned, of
the character, power, and practice of a court of equity, were formerly adopted and
propagated (though not with approbation of the thing) by our principal antiquarians and
lawyers ; Spelman, Coke, Lambard, and Selden, and even the great Bacon himself »33.
S’il craint quelque peu l’incertitude de l’équité du chancelier, il constate
favorablement l’évolution de cette juridiction et son caractère bénéfique pour le
commerce. Globalement, il vise à réconcilier la common law proprement dite et
l’equity. Au regard des jeux de pouvoirs sous-jacents à sa vision du droit,
Blackstone, quoiqu’il s’inspire fréquemment de Montesquieu, préfère le plus
souvent revenir à l’analyse anglaise traditionnelle de la séparation des pouvoirs34. Il
rejoint l’analyse classique des deux pouvoirs traditionnels : pour lui, la confusion
des pouvoirs se résume à un simple cumul du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif, ce dernier englobant la fonction ordinaire de justice. « Le magistrat pour-
rait édicter des lois tyranniques et les exécuter tyranniquement, puisqu’il possède, en
qualité de dispensateur de la justice, toute la puissance qu’il estime bon de s’attri-
buer comme législateur »35. Il ne souhaite pas, contrairement à Montesquieu, isoler
le pouvoir de juger.
Il faut remarquer l’attention avec laquelle Blackstone, dans son approche
historique de la common law, relie celle-ci avec les principes de la loi naturelle36.
Dès les premières pages des Commentaries, tant dans l’introduction que dans le
développement proprement dit, la place et l’importance du droit naturel y sont affir-
mées, le premier livre est intitulé « Of The Rights of Persons » et le premier chapitre
de ce livre porte sur « The Absolute Rights of Individuals ». Il place au cœur de ses
développements le droit de propriété. L’homme, selon Blackstone doit se conformer
aux lois de nature assimilées à la volonté divine. Il affirme que rien de contraire à la
raison ne doit être autorisé par la loi37, cela lui permettant de distinguer entre la
bonne coutume et la mauvaise coutume, la bonne jurisprudence et la mauvaise. Un
peu à la manière d’un Domat, il se trouve à la fois proche du droit naturel classique
tout en reprenant allègrement les auteurs du droit naturel dit moderne. Il développe
une longue argumentation sur le caractère naturel du droit de propriété38, sans faire
toutefois du droit naturel un cadre majeur de sa réflexion, contrairement aux Lois
civiles. Afin de fonder l’obéissance des hommes à la loi positive, il tend à retrouver
le droit naturel dans la common law, ce qui renforce son fondement, à la manière des
romanistes qui voyaient dans le droit romain la meilleure expression du droit natu-
rel. Ainsi soumis au créateur, l’homme devrait, selon Blackstone, se « conformer
aux lois de nature assimilées à la volonté divine »39, reflétant une justice absolue,
inhérente à l’ordonnancement naturel.

33
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 3, livre III, ch. 27, pp. 432-433.
34
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit, vol. I, livre I, chap. 2, p. 142 et sq. Pour Montesquieu, au
contraire, trois cas de cumul sont possibles : le législatif et l’exécutif (« on peut craindre que le même
monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement »), le
législatif et le judiciaire (« le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait
législateur »), et enfin l’exécutif et le judiciaire (« le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur »). Voir
Ch.-L. de Secondat, MONTESQUIEU (baron de la Brède et de), De l’esprit des lois, XI, 6, Œuvres
complètes, Roger Caillois (éd.), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, p. 397.
35
Voir C. PIMENTEL, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme superstition juridique ? »,
Pouvoirs, 2002/3, n° 102, pp. 119-131.
36
D. LIEBERMAN, op. cit., p. 38.
37
Ibid., p. 45.
38
J. BECKERT, Inherited wealth, Princeton University Press, 2008, p. 71.
39
J.-L. HALPÉRIN, « Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises », (ss. dir.) O. Cayla et J.-
L. Halpérin, Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 58.
312 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

Toutefois, il hésite à conclure qu’on est tenu de désobéir à la loi positive qui
contredit la loi naturelle ou la loi divine40 lorsqu’elle est formulée sous la forme du
droit statutaire. Reprenant la formulation du juge Coke dans l’affaire du docteur
Bonham41, Blackstone considère que de telles normes statutaires sont invalides par
elles-mêmes, et ainsi peuvent être rejetées par les juges de common law42. Toutefois,
il nuance immédiatement l’affirmation du juge en Chef Coke43 en faveur du « ju-
dicial review of legislation » car, convaincu de la souveraineté parlementaire, il
accepte difficilement l’idée que les juges ont la liberté de rejetter des normes statu-
taires déraisonnables. Commentant l’affaire Bonham44, il considère en définitive que
les juges ont la possibilité de s’écarter de la loi parlementaire uniquement si les
conséquences collatérales de son application sont manifestement contraires à la
raison commune45.
Pour lui, la loi naturelle est « being coeval with mankind, and dictated by
God himself is, of course, superior in obligations to any other. It is binding over all
the globe, in all countries, and at all times. No human laws are of any validity, if
contrary to this ; and such of them as are valid, derive all their authority, meditely,
or immediately from this original »46. Il se fait essentiellement le contempteur des
principes du droit naturel dans la section 2 de l’introduction à ses Commentaires47,
en se fondant essentiellement sur l’édition anglaise des Principes du droit naturel
(1748) de Burlamaqui (dont l’édition de Genève datait de 1747), qui reprenait
largement les travaux de Wolff48. Sa proximité sera si forte avec l’auteur genevois
qu’il sera considéré comme le plagiaire de ce dernier49. Toutefois, sa conception du
droit naturel est également influencée par la ratio scripta du droit romain, et par les
travaux des auteurs civilistes que sont Domat50 et Pothier ou certains auteurs britan-
niques, proches de l’augustinisme juridique comme Samuel Rutherford51. À l’instar
de la pensée jusnaturaliste classique, Blackstone fait de la loi naturelle un prolonge-
ment de la loi révélée, la raison permettant aux hommes déchus de découvrir la loi
naturelle malgré le péché originel52. L’homme est alors une créature sujette à la

40
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 1, introd., sect. 2, p. 43.
41
Dr. Boham Case (1610) Hilary Term, 7 James 1 ; 8 Co. Rep. 114 ; Bonham’s Case 8 Coke 113b.
42
D. LIEBERMAN, op. cit., p. 53.
43
E. COKE, The Selected Writings and Speeches of Sir Edward Coke, ed. Steve Sheppard, Indianapolis,
Liberty Fund, 2003, vol. 1, p. 264.
44
T.-F.-T. PLUCKNETT « Bonham’s Case and Judicial Review », Harvard Law Review, 1926, p. 40 et
sq.
45
D. LIEBERMAN, op. cit., p. 54.
46
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 1, introd., sect. 2, p. 41.
47
Voir A.-M. FORBES, « Johnson, Blackstone and the Tradition of Natural Law », Mosaic, a journal for
the interdisciplinary study of literature, Univ. of Manitoba, Winnipeg, no 27-4, 1994, pp. 81-98.
48
O. FRIEDRICH VON GIERKE, Natural law and the theory of society, 1500 to 1800, trad. Ernst
Troeltsch et Ernest Barker, réed. The Lawbook Exchange, 2001, p. xliii.
49
Voir P. LUCAS « Ex Parte Sir William Blackstone, “Plagiarist” : A Note on Blackstone and the
Natural Law », The American Journal of Legal History, vol. 7, no. 2, 1963, pp. 142-158.
50
Il cite par exemple les Lois civiles en matière de droit des personnes et de consentement au mariage
(Commentaries, op. cit., vol. 1, p. 437). Blackstone se serait même inspiré des travaux de Domat pour
construire certains points de sa conception du droit pénal, notamment dans ses rapports à l’ordre public ;
J. HALL, General Principles of Criminal Law, 2nd ed., Indianapolis, the Bobbs Merrill Company, 1960,
p. 10.
51
Sur cet auteur, voir P.-J. RICHARDS, « The law written in their hearts ? Rutherford and Locke,
governement and resistance », Journal of Law and religion, vol. 18, no. 1, 2002 - 2003, pp. 151-189.
52
« But in order to apply this to the particular exigencies of each individual it is still necessary to have
recourse to reason whose office it is to discover as was before observed what the law of nature directs in
every circumstance of life by considering what method will tend the most effectually to our own
David GILLES 313

volonté divine, face à laquelle il ne peut exprimer de véritable volontarisme


juridique :
« Man, considered as creature, must necessarily be subject to the laws of his
creator, for he is entirely a dependent being. A being, independent of any other, has no
rule to pursue, but such as he prescribes to himself ; but a state of dependence will
inevitably oblige the inferior to take the will of him, on whom he depends, as the rule of
hi conduct ; not indeed in every particular, but in all those points wherein his dependence
consists. This principle therefore has more or less extent and effect, in proportion as the
superiority of the one and the dependence of the other is greater or less, absolute upon his
maker for every thing, it is necessary that he should in all points conform to his maker’s
will »53.
Sans surprise, conformément aux canons du jusnaturalisme et affirmant à
plusieurs reprises que « what is not reason is not law »54, il fait de la raison l’instru-
ment permettant de découvrir la loi naturelle, cette dernière conférant aux hommes
des droits imprescriptibles, marquant la dette de la pensée juridique aux travaux de
la seconde scolastique. Toutefois, l’homme étant déchu et sa raison obscurcie, les
lois humaines sont alors nécessaires afin de prolonger la loi naturelle55. Ces passages
des Commentaires sont alors très proches des développements des Lois civiles de
Domat. Plus proche de sa propre tradition juridique, Blackstone reprend Bacon,
lorsque ce dernier écrivait, au siècle précédent, que les nouvelles causes devaient
être déterminées sur les bases de la raison et des principes de la justice naturelle,
sans recours à la législation56. Il relève, là encore classiquement, que la volonté
divine trouve son expression à travers la loi révélée et la loi naturelle57. La volonté
divine, qualifiée de loi naturelle, est ainsi prescriptrice d’un certain nombre de
principes naturels immuables et universels aux créatures humaines :
« This will of the maker is called the law of nature. For as God, when he created
matter, and endued it with a principle of mobility, established certain rules for the
perpetual direction of that motion ; so, when he created man, and life, he laid down
certain immutable laws of human nature, whereby that freewill is in some degree
regulated and restrained, and gave him also the faculty of reason to discover the purport of
those laws »58.

substantial happiness. And if our reason were always as in our first ancestor before his transgression clear
and perfect unruffled by passions unclouded by prejudice unimpaired by disease or intemperance the task
would be pleasant and easy we should need no other guide but this. But every man now finds the contrary
in his own experience that his reason is corrupt and his understanding full of ignorance and error » ;
W. BLACKSTONE. Commentaries, op. cit., vol. 1, livre I, introd., pp. 40-41.
53
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 1, livre I, introd., sect. 2, p. 39
54
D. LIEBERMAN, op. cit., p. 85.
55
« The doctrines thus delivered we call the revealed or divine law and they are to be found only in the
holy scriptures. These precepts when revealed are found upon comparison to be really a part of the
original law of nature as they tend in all their consequences to man’s felicity. But we are not from thence
to conclude that the knowlege of these truths was attainable by reason in it’s present corrupted state since
we find that until they were revealed they were hid from the wisdom of ages » ; W. BLACKSTONE,
Commentaries, op. cit., vol. 1, livre I, introd., pp. 41-42.
56
W. BACON, De Augmentis scientiarum, cité par D. LIEBERMAN, op. cit., p. 86.
57
« But in order to apply this the particular exigencies of each individual, it is necessary to have recourse
to reason : whose office it is to discover, as was before observed, what the law of nature directs in every
circumstance of life ; by considering, what method will tend the most effectually to our own substantial
happiness. And if our reason were always, as in our first ancestor before his transgressions, clear and
perfect, unruffled by passions, unclouded by prejudice, unimpaired by disease or intemperance, the talk
would be pleasant and easy ; we should need no other guide but this. But every man now finds the
contrary in his own experience ; that his reason is corrupt, and his understanding full of ignorance and
error » ; W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 1, livre I, sect. 2, p. 41.
58
Ibid., pp. 39-40.
314 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

Ces principes, expressions de la volonté divine, posent alors un modèle de


justice définissant le bien et le mal et qui doit être prolongé par la loi positive.
Reprenant les Institutes de Justinien, Blackstone réduit ces principes à l’obligation
d’être honnête, de ne faire le mal à personne et de rendre à chacun son dû :
« Considering the creator only as a being of infinite power, he was able
unquestionably to have prescribed whatever laws he pleased to his creature, man, however
unjust or severe. But as he is also a being of infinite wisdom, he has laid down only such
laws as were founded in those relations of justice, that existed in the nature of things
antecedent to any positive precept. These are eternal, immutable laws of good and evil, to
which the creator himself in all his dispensations conforms ; and which he has enabled
human reason to discover, so far as they are necessary for the conduct of human actions.
Such among others are these principles : that we should live honestly, should hurt nobody,
and should render to every one his due ; to which three general precepts Justinian has
reduced the whole doctrine of law »59.
Selon Blackstone, toute loi positive se compose de quatre parties60 :
déclaratoire, directive, corrective et justificative qu’il appelle aussi sanction61. Il fait
alors de la loi une condition de la liberté, à laquelle le droit naturel doit servir de
fondement : « Where there is no law, there is no freedom »62. Ce dernier représente
alors une conception idéale du droit qui transcende le droit positif 63. À travers la loi
révélée et la loi de nature, l’ensemble des prescriptions sont posées par la volonté
divine et s’imposent au législateur humain qui ne peut en principe les contredire :
« Upon these two foundations, the law of nature and the law of revelation, depend
all human laws ; that is to say, no human laws should be suffered to contradict these »64.
C’est ainsi Dieu qui fixe les objectifs qui s’imposent aux hommes et qui, en
les éloignant de leur nature indolente, les mènera vers la félicité :
« But if the discovery of these first principles of law of nature depended only
upon the due exertion of right reason, and could not otherwise be obtained than by a chain
of metaphysical disquisitions, mankind would have wanted some inducement to have
quickened their inquiries, and the greater part of the world would have rested content in
mental indolence, and ignorance it’s inseparable companion. As therefore the creator is a
being, not only of infinite power, and wisdom, but also of infinite goodness, he has been
pleased so to contrive the constitution and frame of humanity, that we should want no
other prompter to inquire after and pursue the rule of right, but only our own self-love,
that universal principle of action. For he has so intimately connected, so inseparably
interwoven the laws of eternal justice with the happiness of each individual, that the latter

59
Ibid., p. 40.
60
Ibid., pp. 53-56.
61
Par partie déclaratoire, il semble désigner ce qui contient la description de l’acte ; par partie justificative
ce qui contient la description de la punition. La partie directive, semble être une répétition du contenu à la
fois de la partie déclaratoire et de la partie justificative. Par partie corrective, il désigne deux choses très
différentes. D’une part la partie de la loi dont il est question et qui fixe le dédommagement et, d’autre
part, des éléments du système de procédure permettant d’exécuter cette loi. Peu opérante en pratique,
cette distinction montre le caractère peu axiomatique de la pensée de Blackstone, qui se veut davantage
descriptive et dont l’analyse s’attache essentiellement à bâtir des ponts entre droit romain, common law et
conception civiliste, portant à l’occasion quelques jugements moraux ou juridiques sur l’efficience de la
common law ; ibid.
62
Ibid., livre 1, chp. 1, p. 120.
63
« The origin of the idea of natural law may be ascribed to an old and indefeasible movement of the
human mind [...] which impels it towards the notion of an eternal and immutable justice ; a justice which
human authority expresses, or ought to express - but does not make [...]. This justice is conceived as
being the higher or ultimate law, proceeding from the nature of the universe - from the Being of God and
the reason of man » ; E. BARKER, Traditions of Civility, cité par A.-P. D’ENTRÈVES, Natural Law - An
Introduction To Legal Philosophy, 2e éd., Londres, Hutchinson University Library, 1972, p. 14.
64
W. BLACKSTONE, Commentaries, op. cit., vol. 1, livre I, introd. sect. 2, p. 42.
David GILLES 315

cannot be attained but by observing the former ; and, if the former be punctually obeyed,
it cannot induce the latter »65.
Si le modèle du système juridique réside dans les lois naturelles, les hommes
disposent toutefois d’une marge de manœuvre dans l’établissement de leurs propres
normes. Toutefois, c’est lorsque les lois humaines prolongent des principes naturels
qu’elles trouvent leur plus grande efficacité :
« There is, it is true, a great number of indifferent points, in which both the divine
law and the natural leave a man at his own liberty ; but which are found necessery for the
benefit of society to be restrained within certain limits. And herein it is that human laws
have their greatest force and efficacy ; for, with regard to such points as are not indif-
ferent, human laws are only declaratory of, and act in subordination to, the former »66.
Les lois humaines trouvent ainsi leur nécessité par l’entrée en société, qui
rend nécessaire l’organisation d’États complexes aux mœurs différentes67. Selon
Blackstone, les hommes possèdent des droits absolus et naturels tels ceux dont ils
disposaient dans l’état de nature et pour la jouissance desquels ils ont fondé la
société68. Suivant fidèlement Locke, Blackstone estime que le but de la société est de
protéger l’exercice de tels droits. Il fait des droits à la sécurité, à la liberté et à la
propriété privée des droits naturels absolus dont chaque individu est titulaire69. Les
extensions de ces droits absolus, trouvent également leur fondement dans la loi
naturelle70. Dans sa perspective, les magistrats disposent alors du pouvoir de sanc-
tionner le non respect des lois par les individus sur une base consensuelle, car en
entrant en société, ils ont consenti à un contrat71. Pour lui, la vie est un don de Dieu
et « a right inherent by nature in every individuals [...] »72. Reprenant pour partie
65
Ibid., pp. 40-41.
66
Ibid., p. 42.
67
« If man were to live in a state of nature, unconnected with other individuals, there would be no
occasion for any other laws, than the law of nature, and the law of God. Neither could any other law
possibly exist ; for a law always supposes some superior who is to make it ; and in a state of nature we are
all equal, without any other superior but him who is the author of our being. But man was formed for
society ; and, as is demonstrated by the writers on this subject, is neither capable of living alone, nor
indeed has the courage to do it. However, as it is impossible for the whole race of mankind to be united in
one great society, they must necessarily divide into many ; and form separate states, commonwealths and
nations, entirely independent of each other, and yet liable to a mutual intercourse » ; ibid., p. 43.
68
« (…) such as would belong to their persons merely in a state of nature, and which every man is entitled
to enjoy whether out of society or in it » ; ibid., vol. 3, livre III, chp. 8, p. 119.
69
« And the absolute rights of each individuals were defined to be the right of personal security, the right
of personal liberty, and the right of private property ; so that the wrongs or injuries affecting them must
consequently be of a correspondent nature », ibid., p. 119. Le droit à la sécurité personnelle consiste alors
« [...] in a person’s legal and uninterrupted enjoyment of his life, his limbs, his body, his health, and his
reputation » ; ibid., p. 125.
70
Il relève plusieurs maximes ou principes qui sont fondés selon lui, sur la loi naturelle et l’équité. Il en
est ainsi de la possibilité d’être défendu par un avocat lorsqu’un un individu est accusé d’un acte
répréhensible ; « It is the extension of that maxim of natural equity that every one shall be heard in his
own cause that warrants the admission of hired advocates in courts of justice for there is much greater
inequality in the powers of explanation and persuasion in the natural state of the human mind than when it
is improved by education and experience », ibid., vol. 4, livre IV, chp. 27, p. 355.
71
« As to offences merely against the laws of society which are only mala prohibita and not mala in se
the temporal magistrate is also empowered to inflict coercive penalties for such transgressions and this by
the consent of individuals who in forming societies did either tacitly or expressly invest the sovereign
power with the right of making laws and of enforcing obedience to them when made by exercising upon
their non observance severities adequate to the evil The lawfulness therefore of punishing such criminals
is founded upon this principle that the law by which they suffer was made by their own consent it is a part
of the original contract into which they entered when first they engaged in society it was calculated for
and has long contributed to their own security » ; ibid., vol. 4, livre IV, chp. 1, pp. 8.
72
Cette constatation était déjà faite par la pratique judiciaire. Les tribunaux anglais admettent ainsi que
l’obligation de sa propre préservation découle de la nature. En 1562, dans l’arrêt Hales c. Petit, la Cour
316 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

Pufendorf, il affirme l’existence d’un certain nombre de droits naturels, dont l’obli-
gation de subsistance qui existe entre les parents et leurs enfants, de même que
l’obligation de protection envers les membres de sa famille73.

« The duty of parents to provide for the maintenance of their children is a


principle of natural law ; an obligation says Pufendorf laid on them not only by nature
herself but by their own proper act in bringing them into the world for they would be in
the highest manner injurious to their issue if they only gave their children life that they
might afterwards sec them perish. (...) And thus the children will have a perfect right of
receiving maintenance from their parents »74.
En matière de succession, il distingue également entre les limites posées par
la loi naturelle et celles posées par la loi civile75. Toujours en matière de droit des
personnes, alors que la jurisprudence sur le sujet de l’esclavage était contradictoire
avant le célèbre arrêt Somerset76, Blackstone rejette, se détachant de la tradition
aristotélicienne, l’idée que le droit naturel permettrait l’esclavage, affirmant au con-
traire que les principes du droit naturel et la raison ne peuvent justifier l’asservisse-
ment d’autrui :
« As to the several sorts of servants I have formerly observed that pure and proper
slavery does not nay cannot subsist in England : such I mean whereby an absolute and
unlimited power is given to the master over the life and fortune of the slave. And indeed it
is repugnant to reason and the principles of natural law that such a state should subsist any
where. The three origins of the right of slavery assigned by Justinian are all of them built
upon false foundations »77.
Dans une lettre de février 1769 adressée à Granville Sharp, auteur d’un
manuscrit intitulé A Representation of the Injustice and Dangerous Tendency of
Tolerating Slavery in England 78, Blackstone constate que la question de l’esclavage
n’est en rien réglée en common law et, s’il affirme l’esclavage comme contraire à la
raison et au droit naturel, il relativise le rapprochement traditionnellement fait par
les abolitionnistes entre le statut du vilain au sens britannique du terme et l’escla-
vage proprement dit79. Après l’arrêt Somerset, Blackstone ne fera d’ailleurs pas de
modification majeure aux éditions successives de ses Commentaires, semblant négli-
ger l’impact - il est vrai nuancé - de la décision de Lord Mansfield, ce qui témoigne

des plaids communs affirmait ainsi que le suicide est une infraction contre Dieu, le Roi et la nature car :
« [...] it is contrary to the rules of self-preservation, which is the principle of nature, for every thing living
does by instinct of nature defend itself from destruction [...] » ; (1562) 1 Plowden 253, 75 E.R. 387
(Common Bench), p. 400. Au XIXème siècle, on retrouvera une conception similaire : « Where a man
strikes at another, within a distance capable of the latter being struck, nature prompts the party struck to
resist it, and he is justified in using such a degree of force as will prevent a repetition » ; Anon., (1836) 2
Lew. 48, 168 E.R. 1075 (Assizes).
73
W. BLACKSTONE, Commentaries op. cit., vol. 1, livre 1, chp. 16, p. 438.
74
Ibid., vol. 1, livre 1, chp. 16, p. 435 et sq.
75
Ibid., vol. 1, livre 1, chp. 16, II, p. 442.
76
R. PALEY, « After Somerset : Mansfield, Slavery and the Law in England, 1772-1830 », N. Landau
(ed.), Law, Crime and English Society 1660-1830, Cambridge University Press, 2002, p. 168.
77
W. BLACKSTONE, Commentaries op. cit., vol. 1, livre I, chp. 14, p. 411 et sq.
78
G. SHARP, A Representation of the Injustice and Dangerous Tendency of Tolerating Slavery in
England, London, 1769.
79
« You want no assistance with regard to the nature of Villenage ; a thing totally distinct from that a
Negro Slaving ; except that it may be Collected from the Law of Villenage, how little a matter will serve
(in the humanity of the English Law) for an Evidence of Manumission. The only Argument that can be
drawn from it against you, is, that as Villenage was allowed by the Common Law ; it cannot be argued
that a state of Servitude is absolutely unknown to and insconsistent therewith » ; W. PREST (ed.), The
Letters of Sir William Blackstone, Selden Society, 2006, p. 139.
David GILLES 317

à la fois de son indépendance d’esprit80 et du détachement affiché à l’évolution


effective et matérielle de la common law.
Les renvois aux principes de justice naturelle, que chaque nation, que cha-
que individu peut découvrir par la raison81 sont donc fort nombreux et cela même si
l’architecture théorique entre lois naturelles et lois positives est relativement pauvre,
ou traditionnelle. Évoquant la période de la lutte entre le roi Stephen et l’Impératrice
Mathilde, il relève que :
« Though the civil law in matters of contract and the general commerce of life
may be founded in principles of natural and universal justice, yet the arbitrary and
despotic maxims which recommended it as a favourite to the pope and the Romish clergy
rendered it deservedly odious to the people of England. Quod principi placuit legit habet
vigorem »82.
Si donc le droit des obligations et la lex mercatoria relèvent de la loi naturelle
tirée - pour le premier ensemble - de la nata lex romaine, la norme positive d’origine
parlementaire joue également un rôle très important. Dans son esprit, la distinction
entre la loi positive et la loi naturelle s’affirme avec force. Il constate ainsi que si
certains actes blessent la loi naturelle83, la loi positive opère des distinctions à
travers ces actes, qui ne doivent rien à la nature mais tout à la volonté du législateur.
Pour Blackstone, les juges sont à la fois « the depositary of the laws », and
the « living oracles » de la loi mais, dans le même temps… ils ne sont pas « délégu-
és pour édicter une nouvelle loi mais pour maintenir et expliciter l’ancienne » :
« How are these customs or maxims to be known, and by whom is their validity to
be determined ? The answer is, by the judges in the several courts of justice. They are the
depositary of the laws ; the living oracles, who must decide in all cases of doubt and who
are bound by an oath to decide according to the law of the land. Their knowledge of that
law is derived from experience and study »84.
Blackstone affirme la théorie déclaratoire de la loi, qui réduit fortement le
rôle du juge, se trouvant en retrait au regard du « judge made law », rôle créateur
pourtant traditionnel du juge de common law mais qu’il restreint strictement au
domaine des précédents. Au moment où le droit statutaire s’apprête à connaître un
fort développement, il laisse au législateur la prédominance face au juge créateur de
la norme, à l’exception des situations où la loi est contraire à la raison et à la loi
divine :
« For it is an established rule to abide by former precedents, where the same
points come again in litigation ; as well to keep the scale of justice even and steady, and
not liable to waver with every new judge’s opinion ; as also because the law in that case
being solemny declared and determined, what before was uncertain, and perhaps

80
Voir W. PREST, « Law for Historians : William Blackstone on Wives, Colonies and Slaves », Legal
History, vol. 11, 2007, pp. 105-116.
81
Pour lui, « the law of nations is a system of rules, deducible by natural reason, and established by
universal consent among the civilized inhabitants of the world » ; W. BLACKSTONE, Commentaries,
op. cit., vol. 4, livre IV, chp. 5, p. 66.
82
Ibid., vol. 1, introd. p. 18.
83
« The distinction between public crimes and private injuries seems entirely to be created by positive
laws and is referable only to civil institutions. Every violation of a moral law or natural obligation is an
injury for which the offender ought to make retribution to the individuals who immediately suffer from it
and it is also a crime for which he ought to be punished to that extent which would deter both him and
others from a repetition of the offence. In positive laws those acts are denominated injuries for which the
legislature has only provided retribution or a compensation in damages ; but when from experience it is
discovered that this is not sufficient to restrain within moderate bounds certain classes of injuries it then
becomes necessary for the legislative power to raise them into crimes and to endeavour to repress them
by the terror of punishment or the sword of the public magistrate » ; ibid., vol. 4, livre IV, chp. 1, pp. 5-6.
84
Ibid., vol. 1, livre I, introd., §3, p. 69.
318 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

indifferent, is now become a permanent rule, which it is not in the breast of any subse-
quent judge to alter or vary from, according to his own private judgment, but according to
the known laws and customs of the land ; not delegated to pronounce a new law, but to
maintain and expound the old one. Yet this rule admits of exception, where the former
determination is most evidently contrary to reason ; much more if it be contrary to the
divine law »85.
Sous sa plume, les juges sont délégués non pour donner des lois nouvelles
mais pour expliquer et conserver les anciennes, un juge ne doit pas avoir pour rôle
principal de créer la loi, mais de l’énoncer, ou de découvrir sa signification dans les
précédents judicaires qui expriment le droit antérieur. Toutefois, cela n’empêche pas
que le juge confronté à un précédent contraire à la raison ou la loi divine, puisse
écarter ce précédent en déclarant que la sentence antérieure, ayant mal interprété le
droit, n’était pas une loi : Not that such a sentence was bad law, but that it was not
law, aphorisme encore cité par la Cour suprême des États-Unis de nos jours86. Il
poursuit son propos cité ci-dessus en estimant que :
« But even in such cases the subsequent judges do not pretend to make a new law,
but to vindicate the old one from misrepresentation. For if it be found that the former
decision is manisfestly absurd or unjust, it is declared, not that such a sentence was bad
law, but that it was not law ; that is, that it is not the established custom of the realm, as
has been erroneously determined. And hence it is that our lawyers are with justice, so
copious in their encomiums on the reason, that it always intends to conform thereto, and
that what is not reason is not law »87.
Quand il en vient à envisager les rapports normatifs d’ensemble, il prend
alors une position mitoyenne. Il donne la primauté au droit statutaire, considérant
qu’il n’y a aucun moyen de contrôler son usage, se refusant d’accorder un blanc
seing à ses pairs. Il évoque d’ailleurs le cas où si la sanction pénale sortait de la
poitrine d’un juge - usurpant le rôle du législateur - les hommes deviendraient les
esclaves des magistrats. Mais dans le même temps, il considère que « l’equity est
synonyme de justice » et que « all the english courts enjoyed an equitable authori-
ty »88. C’est en ayant à l’esprit ces préceptes relatifs au rôle du juge que la jurispru-
dence canadienne se réfère encore, lorsqu’elle penche vers un certain formalisme
juridique, à la formule lapidaire de Blackstone, faisant du juge l’instrument d’une
découverte de la norme, et non pas d’une création de la loi. Il ne crée pas le trésor
normatif, mais il en est l’inventeur. Cela a été réaffirmé avec force en 2007 par la
Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop,
[2007] :
« Rappelons que la théorie déclaratoire est issue du célèbre aphorisme de
Blackstone : les juges ne créent pas le droit mais ne font que le découvrir (W. Blackstone,
Commentaries on the Laws of England (1765), vol. 1, p. 69-70). Elle exprime une con-
ception classique et fort répandue du rôle des tribunaux dans un État démocratique,
fondée sur le souci de préserver une stricte séparation des pouvoirs judiciaire, législatif et
exécutif. Ainsi, le tribunal accorde une réparation rétroactive en appliquant le droit exis-
tant ou une règle redécouverte qui est réputée avoir toujours existé, tandis que le législa-
teur élabore de nouvelles lois pour l’avenir »89.

85
Ibid., p. 70.
86
Voir par exemple la référence faite par le juge Scalia dans Harper v. Virginia Dep’t of Taxation (91-
794), 509 U.S. 86 (1993).
87
W. BLACKSTONE, Commentaries op. cit., vol. 1, livre I, pp. 69-70.
88
D. LIEBERMAN, op. cit., p. 84.
89
Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10 au para. 84.
David GILLES 319

Blackstone apparaît ainsi à l’intersection du courant jusnaturaliste et du posi-


tivisme naissant90. Ce rapport à la norme, que le juge ne crée pas, est à l’origine du
« noble rêve » américain91, auquel la doctrine juridique américaine se rattache
encore de nos jours, à travers les travaux d’un Dworkin par exemple92. Si Blackstone
figure par bien des aspects du côté d’un droit naturel classique, presque archaïque,
encore marqué par la vision d’un homme déchu, il développe en matière de constitu-
tionnalisme, de droits du parlement ou de relation entre droit statutaire et common
law, des théories proches de la modernité et du positivisme. Si sa vision théorique du
droit naturel est sans grande originalité, il laisse la place à une réalisation d’un droit
positif vecteur d’une certaine justice, à la fois rationnel et moral. Il ouvre ainsi la
voie à des auteurs plus radicaux, tels que Austin ou Bentham.
A contrario de ce parcours original, Lord Mansfield caractérise parfaitement
le juge de common law, actif, sûr de son rôle, créateur de solutions juridiques tant
comme interprète du droit statutaire qu’en tant que Chief Justice d’une juridiction de
common law. Les deux hommes partageront bien des vues sur l’évolution de cet
ensemble normatif insulaire93, même si leurs postures et leurs relations au droit natu-
rel s’expriment sous des formes différentes. Abordant le problème sous un angle
différent, plus axiomatique et pragmatique que Blackstone, Lord Mansfield vise à
bâtir un système juridique plus juste, reflétant à la fois une justice naturelle mais
également des valeurs propres aux anglo-saxons.

La quête de la « natural justice » de Lord Mansfield ou la recherche des


principes du droit naturel

William Murray, fait Lord Mansfield, d’origine écossaise, est célèbre pour
avoir œuvré à la transformation de la loi anglaise ainsi qu’à la réforme du système
régissant les cours britanniques. Holdworth le considérait « non seulement comme le
plus grand juriste du siècle, mais également comme un « legal statesman », qui avait
« pleine conscience de la nécessité d’insérer de nouvelles idées dans l’administration
et les principes de common law, si cela pouvait résoudre adéquatement les nouvelles
questions qui se posaient face aux bouleversements commerciaux et industriels »94
de son époque. Représentant de la Couronne de 1742 à 175495, c’est à partir de 1756

90
Voir R.-A. COSGROVE, Scholars of the law : English jurisprudence from Blackstone to Hart, New
York University Press, 1996, pp. 21-34.
91
Selon les termes de H.-L.-A. Hart dans un article publié une première fois en 1977, « American
Jurisprudence Through English Eyes : The Nightmare and the Noble Dream », H.-L.-A. HART, Essay in
jurisprudence and philosophy, pp. 124-145 ; sur les rapports entre Hart et Dworkin, voir R. GUASTINI,
« Théorie et ontologie du droit chez R. Dworkin », Droit et société, 1986, n. 2, pp. 17-28.
92
Pour Dworkin, le rôle du juge, primordial dans sa conception du « droit intégrité », est encore de
simplement découvrir les règles et les principes sous-jacent du droit, le « juge Hercule » ayant pour
fonction essentiellement d’interpréter les normes, et non de les créer ; voir R. DWORKIN, Political
judges and the Rule of Law, Longwood Pr Ltd, 1977.
93
Voir M. LOBBAN, « Blackstone and the science of law », The Historical Journal, no 30-2, 1987,
pp. 311-335.
94
W. HOLDSWORTH, op. cit., p. 463.
95
Après avoir suivi des études classiques au Christ Church College à Oxford, il fut accepté au Lincoln’s
Inn, en avril 1724, avant même d’avoir gradué à Oxford. Il intègre le Barreau, en novembre 1730. Il fît
preuve durant sa formation d’une curiosité intellectuelle irrépressible, ainsi que d’une capacité de travail
et d’une volonté hors du commun. Il semble avoir essentiellement pratiqué en Écosse durant les premières
années de sa carrière, agissant à titre d’avocat-conseil junior (junior counsel), portant en appel quelques
causes écossaises devant la House of Lord en 1733-1734. Durant les années 1730, Murray fit des
apparitions fréquentes à la House of Commons ainsi qu’à ses comités. Il siégea par la suite à la Cour de la
320 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

qu’il fut nommé Lord Chief Justice au King’s Bench, où il usa de toute son influen-
ce afin de faire évoluer la common law jusqu’en 1788. Durant cette période, rares
seront les aspects du droit britannique qui échapperont à son influence réformatrice.
Lord Mansfield est la figure type du magistrat britannique à la fois soucieux
d’équité, de l’évolution de la common law et empreint de son pouvoir en tant que
« judge made law ». Estimant que les Commentaires de Blackstone constituaient un
parfait manuel d’éducation, présentant les premiers pincipes sur lesquels les lois
britanniques étaient fondées96, il s’attache à faire de même dans la jurisprudence.
Juge en chef de la Cour du Banc du Roi, il va œuvrer en profondeur afin de faire
évoluer la common law vers une plus grande prise en compte du droit des personnes
et un rééquilibrage des rapports juridiques en faveur des plus faibles97, insistant sur
une évolution en profondeur du droit des contrats98. Il a pratiqué le droit privé durant
une longue période à la Cour de la Chancellerie, où la nécessité de concilier l’equity
avec la common law s’est imposée à lui. Admirateur de Lord Hardwicke, Mansfield
a tenté de réaliser une justice individuelle, dépassant le cadre d’une simple légalité
lorsque cela était possible, à condition de ne pas nuire aux intérêts les plus considé-
rables99. Cette tendance à trancher en equity est incontestable dans ses notes de
procès, comme l’a démontrée James Oldham100. Mansfield comme tout autre juge,
disposait du pouvoir de fonder ses conclusions sur l’equity lorsqu’il n’était pas en
parfait accord avec un verdict du jury101.
On découvre, à la lecture des décisions de Lord Mansfield, un usage des
termes « equity », « justice » and « good conscience » comme de quasi synonymes,
les références à la « substantial justice » ou à la « fundamental law » étant

Chancellerie et en 1742, profita de la démission du Sollicitor General, Sir John Strange, afin d’être
nommé à son tour. En 1754, il atteignit le poste d’Attorney General, en succédant à Dudley Ryder, lequel
avait été nommé Lord Chief Justice of the Court of King’s Bench ; J. OLDHAM, English common law in
the age of Mansfield, The university of North Carolina press, Chapell Hill and London, 2004, pp. 6-25.
96
J. HOLLIDAY, The life of William Murray Late Earl of Mansfield, London, imprimé par P. Elmsly,
D. Bremner, T. Cadell junior et W. Davies, 1797, p. 89.
97
Il en est ainsi dans l’affaire Zouch, où Mansfield justifie la protection des plus misérables : « (…)
miserable must the condition of minors be ; excluded from the society and commerce of the world ;
deprived of necessaries, education, employment, and many advantages ; if they could do no binding acts.
Great inconvenience must arise to others, if they were bound by no act. The law, therefore, at the same
time that it protects their imbecility and indiscretion from injury through their own imprudence, enables
them to do binding acts, for their own benefit ; and, without prejudice to themselves, for the benefit of
others » ; Zouch, d’Abbot and Hallet v. Parsons (1765), 3 Burr 1794, 1801, 97 ER 1103, 1106.
98
Lord Mansfield caractérise ainsi en 1775 toute la logique contractuelle de l’interdiction de plaider sa
propre turpitude dans l’affaire Holman v. Johnson, estimant que : « The objection, that a contract is
immoral or illegal as between plaintiff and defendant, sounds at all times very ill in the mouth of the
defendant. It is not for his sake, however, that the objection is ever allowed ; but it is founded in general
principles of policy, which the defendant has the advantage of, contrary to the real justice as between him
and the plaintiff, by accident, if I may so say. The principle of public policy is this ; ex dolo malo non
oritur actio. No court will lend its aid to a man who founds his cause of action upon an immoral or an
illegal act. If, from the plaintiff’s own stating or otherwise, the cause of action appears to arise ex turpi
causâ, or the transgression of a positive law of this country, there the court says he has no right to be
assisted. It is upon that ground the court goes ; not for the sake of the defendant, but because they will not
lend their aid to such a plaintiff. So if the plaintiff and defendant were to change sides, and the defendant
was to bring his action against the plaintiff, the latter would then have the advantage of it ; for where both
are equally in fault, potior est conditio defendentis » ; Holman v. Johnson 1 Cowp. 341, 343 ; 98 ER
1120, 1121.
99
J. OLDHAM, English common law, op. cit., p. 27.
100
Ibid., p. 29 et sq.
101
Ibid., pp. 28-29.
David GILLES 321

nombreuses102. Le recours à ces termes montre que Lord Mansfield, marqué par son
passage à la Cour de Chancellerie, était en quête d’une moralisation du droit et de la
création d’un droit issu de la common law mais fondé sur de grands principes issus
du droit naturel. Sans dogmatisme et quasi sans référence aux auteurs du droit
naturel moderne, il s’attelle tout au long de sa carrière à refonder la common law,
notamment en matière de contrat et d’assurance. Ce dernier domaine du droit offrait
fort peu d’autorités en matière de common law et nécessitait une profonde réforme et
un rétablissement des principes103. Le fait que ce soit sur ces questions que
Mansfield eut le plus recours aux auteurs du droit civil104 n’est pas une simple
coïncidence105, mais démontre le lien entre principes du droit, romanité et quête d’un
droit naturel. Comme le souligne David Libierman, « the decisions of Mansfield’s
court greatly enrich our understanding of common orthodoxy, particularly in regard
to the place of natural jurisprudence in common law theory »106.
Dans un premier temps, c’est au sujet de la liberté de conscience et de la
tolérance religieuse que Lord Mansfield s’est engagé dans l’affirmation de principes
de droit naturel, à l’occasion d’une affaire opposant la Cité de Londres aux « Dis-
senters » qui se trouvaient soumis à de lourdes obligations en raison de leur convic-
tion religieuse. Mansfield refuse alors d’imposer une persécution religieuse sur une
autre base que celle de la loi positive. Autrement dit, il refuse la validité de ces
normes de common law qui ne peuvent être déduites par la raison. Seul le Parlement
pourrait poser de telles règles :
« I cannot be shown from the principles of Natural or Revealed Religion that
independent of positive law, temporal punishments ought to be inflicted for mere opinions
with respect to particular modes of worship. Prosecution for a sincere, though erroneous
conscience, is not to be deduced from reason or the fitness of things »107.
Hors des questions religieuses, c’est au sein du droit des contrats et du droit
commercial108 que Lord Mansfield, souhaitant rapprocher les logiques de common
law et d’equity, s’attache à affirmer l’existence de principes de droit représentant
une justice naturelle. Mansfield dresse patiemment une carte transsystémique du

102
Vintner’s Co v. Passey (1757) 1 Kenyon 500, 503 ; Anderson v. George (1757) 1 Burr 352, 353 où
Mansfield use des termes « justice and good conscience » ; Windham v. Chetwyn (1757) 1 Burr 414, 430 ;
Rose v. Green (1758) 2 Kenyon 173, 178 ; Godin v. London Exchange Assurance (1758) 2 Kenyon 254,
256 ; Burton v. Thompson (1758) 2 Kenyon 375, 376 ; Hawkes v. Crofton (1758) 2 Kenyon 389, 390 ;
Foxcraft v. Devonshire (1760) 1 Wm Bla 193, 195 ; Robinson v. Bland (1760) 1 Wm Bla 256, 263 ;
Baskerville v. Brown (1761) 1 Wm Bla 293, 294 ; Ingle v. Wandsworth (1762) 3 Burr 1284, 1286 ;
Plumer v. Marchant (1762) 3 Burr 1380, 1384 ; Bird v. Randall (1762) 3 Burr 1345, 1353 où Mansfield
utilise ceux de « justice and conscience » ; et Goodright d Carter v. Staplan (1774) 1 Cowp 201, 203 où il
évoque la « natural justice and equity » ; Holman v. Johnson (1775) 1 Cowp 341, 343.
103
« (…) there have been but few positive regulations upon insurance, the principles, on which they were
founded, could never have been widely diffused, nor very generally known » ; J. PARK, System of the
Law of Marine Insurance, 2nd éd., London, 1790, p. xliv.
104
Voir par exemple les références utilisées par Mansfield dans Goss v. Withers (1758) 2 Burr 683 ; Pelly
v. Royal Exchange Assurance Co. (1760) 1 Burr 341 ; Voir également M. LOBBAN, « Contractual fraud
in law and equity », Oxford Journal of Legal Studies, 1997, vol 17, no 3, pp. 441-476 ; P. BIRKS et
G. McLEOD, « The implied contract theory of quasi-contract : civilian opinion current in the century
befor Blackstone », Oxford Journal of Legal Studies, 1986 vol. 6, no 1, pp. 46-85.
105
Voir W. S. HOLDSWORTH, op. cit., p. 467 ; D. COQUILLETTE, « Legal Ideology and
Incorporation IV : The Nature of Civilian Influence on Modern Anglo-American Commercial Law »,
Boston University Law Review, no 67, 1987, pp. 949-962.
106
D. LIBIERMAN, op. cit., p. 3.
107
Cité par D. LIBIERMAN, ibid. p. 125.
108
R.-L. PALMER, « Lord Mansfield’s Commercial Law and Adam Smiths Wealth of Nations :
Common Underlying Themes », Commercial Law Journal, 1983, no 88, pp. 99-118.
322 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

droit, où les principes naturels viennent organiser les spécificités juridiques natio-
nales ou locales. Dans la célèbre affaire Carter v. Boehm de 1766109, Lord Mansfield
tenta ainsi d’imposer en common law la notion de bonne foi dans le droit des
contrats, sur un fondement moral. Il souhaitait faire de celle-ci un principe gouver-
nant l’exercice de l’ensemble des contrats en common law. Cette cause opposait
M. Carter, le gouverneur de Fort Malborough, un comptoir bâti à Sumatra en
Indonésie par la British East India Company, à M. Boehm. Dans les faits, Mr. Carter
avait pris une police d’assurance contre toute attaque du fort par un ennemi étranger
auprès de M. Boehm. Un témoignage de la part du Capitaine Tryon montrait que
Carter savait que le fort était bâti pour résister aux attaques des indigènes mais pas
contre celles des puissances européennes de la région. Or, les Français attaquèrent le
fort et M. Boehm refusa de faire jouer l’assurance, ce qui entraîna la cause portée
devant le juge Mansfield. C’est alors qu’il fait appel à la notion de good faith, afin
de faire primer l’esprit du contrat plutôt que sa lettre. Or, il trouve cette notion au
sein d’un corpus jusnaturaliste dont il affirme à cette occasion la pertinence et la
validité110. De la même manière, la doctrine de la contribution équitable entre les
assureurs est fondée sur le principe général selon lequel les parties tenues au même
titre d’indemniser une personne d’une perte doivent partager ce fardeau proportion-
nellement. Ce principe remonte à la formulation de Mansfield, dans Godin c.
London Assurance Co. (1758) :
« Si l’assuré ne peut être indemnisé qu’une fois, la justice naturelle exige que les
divers assureurs contribuent tous proportionnellement afin de régler le sinistre qu’ils ont
tous assuré »111.
Cette volonté de promouvoir la bonne foi contractuelle et la justice naturelle
sera toutefois contrariée par la postérité car, si le principe n’est pas totalement ignoré
de la common law, c’est davantage la liberté contractuelle qui va triompher dans la
jurisprudence britannique postérieure à l’œuvre de Mansfield112. Toutefois, c’est
toujours à son œuvre jurisprudentielle, à sa logique découvrant les principes naturels
du droit des contrats que la jurisprudence britannique se réfère de nos jours113.
Douze ans après l’affaire Carter v. Boehm, Lord Mansfield renforcera sa prise de
position dans Pawson v. Watson (1778), où il affirmera que « (…) by the law of

109
Carter v. Boehm 1766 3 Burr 1905 ; E.R. 1162
110
« Insurance is a contract based upon speculation. The special facts, upon which the contingent chance
is to be computed, lie most commonly in the knowledge of the insured only ; the underwriter trusts to his
representation and proceeds upon the confidence that he does not keep back any circumstance in his
knowledge, to mislead the underwriter into a belief that the circumstance does not exist, and to induce
him to estimate the risque as if it did not exist. Good faith forbids either party by concealing what he
privately knows, to draw the other into a bargain from his ignorance of that fact, and his believing the
contrary » ; ibid.
111
Godin c. London Assurance Co. (1758), 1 Burr. 489, 97 E.R. 419 (K.B.), p. 420, par. 14. Selon un
principe bien établi en droit des assurances, l’assuré qui détient plus d’une police d’assurance couvrant le
même risque ne peut jamais obtenir plus que le montant total du sinistre, mais il a le droit de choisir, sauf
stipulation contraire, la police en vertu de laquelle il préfère être indemnisé. L’assureur ainsi désigné a,
quant à lui, droit à la contribution de tous les autres assureurs qui couvrent le même risque.
112
Cf. S. VIGNERON, « Le rejet de la bonne foi en droit anglais », S. Robin-Olivier et D. Fasquelles
(éd.), Les échanges entre les droits, l’expérience communautaire, Bruylant, 2008, pp. 307-331.
113
Ainsi Lord Bingham fait de Mansfield le champion de la bonne foi et de la moralité naturelle de la
pratique commerciale dans l’affaire Director General of Fair Trading v. First National Bank plc [2002] ;
« [g]ood faith […] is not an artificial or technical concept ; nor, since Lord Mansfield was its champion,
is it a concept wholly unfamiliar to British lawyers. It looks to good standards of commercial morality
and practice. Regulation bays down a composite test, covering both the making and the substance of the
contract » ; Director General of Fair Trading v. First National Bank plc [2002] 1 AC 481 (HL)
25/10/2001. au para. 17. La décision de Lord Steyn va dans le même sens, au para. 36.
David GILLES 323

merchants, all dealings must be fair and honest, fraud infects and vitiates every mer-
cantile contract. Therefore, if there is fraud in a representation, it will avoid the
policy, as a fraud, but not as a part of the agreement »114.
Les juges britanniques accordent toutefois de nos jours plus d’importance à
la conception procédurale que substantielle de la bonne foi et, s’ils font de Mansfield
l’artisan d’une moralisation des pratiques commerciales, ils constatent l’échec de
l’introduction de la bonne foi dans l’économie générale des contrats en common
law115. Dans H.I.H. Casualty and General Insurance Ltd v. Chase Manhattan Bank,
le juge Rix constate encore l’apport de Mansfield à la notion de bonne foi dans la
pratique des compagnies d’assurances116, reprise d’ailleurs par le droit statutaire117.
Affirmant la pertinence du recours à la justice naturelle et au droit romain,
Lord Mansfield indique dans la décision Moses v. Macferlan (1760) que, lorsque :
« (…) the defendant be under an obligation, from the ties of natural justice, to
refund », then « the law implies a debt, and gives this action, founded in the equity
of the plaintiff’s case, as it were upon a contract (‘quasi ex contractu’, as the Roman
law expresses it) »118. Dans cette affaire, il multiplie les renvois aux fondements
romanistes119, permettant seuls l’affirmation d’une véritable « natural justice »120 qui

114
Pawson v Watson (1778) 2 Cowp 786 à la page 788.
115
Celle-ci reste restreinte à un nombre de cas limités dans leurs logiques et dans leurs contextualisations.
Ainsi, dans Manifest Shipping Co Ltd v. Uni-Polaris Shipping Co Ltd [2001] UKHL1 Lord Hoffmann,
juge de la Chambre des Lords, constate cet échec relatif : « As Lord Mustill points out, Lord Mansfield
was at the time attempting to introduce into English commercial law a general principle of good faith, an
attempt which was ultimately unsuccessful and only survived for limited classes of transactions, one of
which was insurance. His judgment in Carter v Boehm was an application of his general principle to the
making of a contract of insurance. It was based upon the inequality of information as between the
proposer and the underwriter and the character of insurance as a contract upon a “speculation”. He
equated non-disclosure to fraud. He said at p 1909 : “The keeping back [in] such circumstances is a fraud,
and therefore the policy is void. Although the suppression should happen through mistake, without any
fraudulent intention ; yet still the underwriter is deceived, and the policy is void.” It thus was not actual
fraud as known to the common law but a form of mistake of which the other party was not allowed to
take advantage ». À cette occasion, les juges de la plus haute cour britannique opèrent une archéologie du
terme « utmost good faith », en soulignant ses racines dans la doctrine et la pratique britanniques, réfutant
la pertinence de son rattachement à la tradition civiliste, ce qui montre que ces liens sont toujours
difficiles à “assumer” pour les successeurs de Mansfield et Blackstone : « The expression “utmost good
faith” appears to derive from the idea of uberrimae fidei, words which indeed appear in the sidenote, but
whose origin I have not been able to trace. The concept of uberrima fides does not appear to have derived
from civil law and it has been regarded as unnecessary in civilian systems (…). Blackstone’s
Commentaries, 4th ed (1876) vol II, chapter 30 pp 412-413 states that the very essence of contracts of
marine insurance “consists in observing the purest good faith and integrity,” but in Carter v Boehm
(1766), 3 Burr 1905, at p. 1910, Lord Mansfield refers simply to “good faith” » ; Director General of
Fair Trading v. First National Bank plc [2002], au para. 5.
116
« (…) in Carter v. Boehm itself Lord Mansfield does seem to have considered that there was a
difference between the concealment which the duty of good faith prohibited and mere silence (‘Aliud est
celare ; aliud tacere… ). (…) However, Lord Mansfield was seeking to propound a doctrine of good faith
which would extend through the law of contract, and in that respect his view did not bear fruit. Where,
however, in the insurance context it put down firm roots, it came to be seen as a doctrine which went
much further than the antithesis of fraud, and, as it came to be developed, “non-disclosure will in a
substantial proportion of cases be the result of an innocent mistake” » ; ibid.
117
Ainsi, on trouve sa formulation en matière de contrats d’assurance maritime au sein du Marine
Insurance Act de 1906, reconnu comme l’expression générale des principes d’assurances : « A contract of
marine insurance is a contract based upon the utmost good faith, and, if the utmost good faith be not
observed by either party, the contract may be avoided by the other party » ; Marine Insurance Act 1906,
sect. 17.
118
Moses v. Macferlan [1760], 97 Eng. Rep. 676, (2 Burr. 1005) 1008, p. 677
119
D.-R. COQUILETTE, The civilian writers of Doctors’ Commons, op. cit., p. 209 ; P.-B.-H. BIRKES,
« English and roman learning in Moses v. MacFerlan » Current Legal Problems, vol. 37, 1984, p. 1 et sq.
324 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

se trouve être encore à la base des décisions actuelles de la Chambre des Lords121. Il
conclut cette affaire de la manière suivante : « In one word, the gist of this kind of
action is, that the defendant, up on the circumstance of the case, is obliged by the
ties of natural justice and equity to refund the money »122. Pour fonder ce rejet de
l’enrichissement sans cause, Mansfield tansfère donc purement et simplement la
logique développée devant les cours d’equity, en se servant des références aux prin-
cipes du droit romain, afin de réformer la common law, ce qui lui sera lourdement
reproché123. La même logique l’entraîne dans l’affaire Hawkes v. Saunders à per-
mettre à une obligation morale de soutenir une promesse légale :
« Where a man is under a legal or equitable obligation to pay, the law implies a
promise, although none was ever actually made. A fortiori, a legal or equitable duty is a
sufficient consideration for an actual promise. Where a man is under a moral obligation,
which no court of law or equity can enforce, and promises, the honesty and rectitude of
the thing is a consideration »124.
Au regard de cette quête des principes de la justice naturelle se pose bien
évidemment la question du rôle du juge. Dans Anderson v. Temple (1768) Lord
Mansfield caractérise ainsi la fonction judiciaire : « The most desirable object in all
judicial determinations, especially in mercantile ones, (which ought to be deter-
mined upon natural justice, and not upon niceties of law,) is, to do substantial
Justice »125. Si Mansfield semble, dans bien des causes, promouvoir une utilisation
pro-active de la justice naturelle et de la loi naturelle afin de renouveler la common
law, il n’est toutefois pas prêt à se dégager totalement de la lettre contractuelle ou de
la rigidité statutaire et législative. Dans Nightingale v. Bevisme (1770), il souligne
que « the words could not be extended to other things »126, obligeant le juge à un
certain « réalisme » contractuel.
Une certaine ambiguïté se révèle donc à travers les jugements de Lord
Mansfield dans sa quête des principes de la common law et la soumission à la règle
du précédent127 qui rappelle celle de Blackstone face au rôle du juge devant un
précédent ou du droit statutaire contraire à la raison. Le système de common law
était suffisamment flexible pour donner une marge de manœuvre ou une certaine
liberté aux juges. Rompu à la dialectique judiciaire, Mansfield reconnaît l’importan-

120
Moses v. Macferlan, op. cit., para. 1012.
121
Reprise en 2007, dans la décision Sempra Metals limited v. Her Majesty’s commissioners of Inland
revenue, Lord Mance de la Chambre des Lords considère d’ailleurs favorablement cette décision de
Mansfield, se satisfaisant de l’équilibre établi par le magistrat londonien entre la logique contractuelle et
la recherche de la justice naturelle, équilibre d’ailleurs visé par le droit statutaire qui lui fera suite : « Lord
Mansfield went on carefully to distinguish the features of claims in contract and for money had and
received, and showed that he were well aware of the different considerations actually underpinning these
different claims, consensus on the one hand and natural justice or equity in a broad sense on the other
(nous soulignons). It seems to me that the law’s attitude to interest was shaped not by conceptual
confusion, but by policy-driven concerns (however debatable) regarding interest which may well have
had historical roots, and which find an echo to this day in modern legislation and Law Commission
reports (including their most recent report Pre-judgment Interest on Debts and Damages dated 23
February 2004, (Law Com No 287) where it shaped their recommendations : cf especially at paras. 5.15
through 5.40) » ; Sempra Metals Limited (formerly Metallgesellschaft Limited) (Respondents) v. Her
Majesty’s Commissioners of Inland Revenue and another (Appellants), [2007] UKHL 34.
122
Moses v. Macferlan, op. cit. para. 1012, p. 681.
123
D. LIBIERMAN, op. cit., p. 130.
124
Hawkes v Saunders (1782) 1 Cowp 289 at 290, 98 ER 1091, cité par J. OLDHAM, English Common
Law in the Age of Mansfield, op. cit., pp. 86-87.
125
Alderson v. Temple (1768) 4 Burr 2235, 2239.
126
Nightingale v. Bevisme (1770) 5 Burr. 2589.
127
Voir C.-H.-S. FIFOOT, Lord Mansfield, Oxford, Clarendon Press, 1936, pp. 201-229.
David GILLES 325

ce et la valeur du précédent. S’il juge bien souvent sur la base d’une certaine morali-
té juridique caractérisée par l’equity, il recherche dans un premier temps, à travers la
jurisprudence et les autorités, la solution au différend et, si les arrêts trouvés se
rangent sans l’ombre d’un doute contre son sentiment, il se soumet alors au précé-
dent128. Enclin à découvrir des principes juridiques universels et naturels, Mansfield
ouvre alors le flanc à des critiques virulentes de son rôle. Sa tendance à juger en
équité était considérée par certains comme inappropriée à son rôle de juge de
common law, particulièrement lorsque de nouvelles questions survenaient. Dans la
décision Millar vs Taylor129 Mansfield avait ainsi fondé la propriété intellectuelle sur
la base de la justice naturelle et la qualifiait de droit inaliénable dans les mains des
auteurs, interprétant - largement - le droit statutaire de la reine Anne130, dans une
affaire qui opposait éditeur et auteur131. Sans viser Mansfield expressément, Lord
Camden observa, à l’occasion du débat sur Donaldson vs Becket (1774)132, la déci-
sion de la Chambre des Lors qui renversait Millar vs Taylor :
« Who has the right to decide these new cases, if there is no other rule to measure
by, but moral fitness and equitable right? Not the judges of common law, I am sure. Their
business is to tell the suitor how the law stands, not how it ought to be ; otherwise each
judge would have a distinct tribunal in his own breast, the decisions of which would be as
irregular and uncertain and various as the minds and tempers of mankind. As it is, we find
that they do not always agree ; but what would it be, where the rule of right would always
be a private opinion of the judge as to the moral fitness and convenience of the
claim ? »133.
Prolongeant cette perspective, le sarcastique pamphlétaire Junius, décrivait
ainsi dans les années 1770 ce qu’était devenu selon lui la jurisprudence du King’s
Bench, visant sans le nommer Lord Mansfield :
« Instead of those certain, positive rules, by which the judgment of a court of law
should invariably be determined, you have fondly introduced your own unsettled notions
of equity and substantial justice…. In the meantime the practice gains ground ; the court
of King’s Bench becomes a court of equity, and the judge, instead of consulting strictly
the law of the land, refers only to the wisdom of the court, and to the purity of his own
conscience »134
Favorable à un rôle du juge de common law plus ouvert, même pour les juges
des juridictions inférieures135, Mansfield s’attelle dans sa pratique à caractériser le
rôle du juge dans la découverte des principes « naturels » ou fondamentaux du droit,
allant même jusqu’à façonner l’ordonnancement juridique colonial de l’empire
britannique en construction. Dans la célèbre affaire Campbell vs Hall (1774),
Mansfield a l’occasion d’esquisser le rapport entre pouvoir législatif et normes inhé-
rentes au système juridique dont les enseignements ont été examinés attentivement

128
J. OLDHAM, English common law in the age of Mansfield, op. cit., pp. 29-30.
129
Millar vs Taylor (1769) 4 Burr. 2303, 98 ER 201.
130
8 Anne c. 21 s. 9.
131
Sur cette affaire, voir J. OLDHAM, English common law in the age of Mansfield, op. cit., pp. 194-195.
132
Donaldson vs Becket (1774) 4 Burr. 2408, 98 ER 257 ; Bro. P. C. 129, I ER 837.
133
Cité par J. OLDHAM, English common law, op. cit., p. 33 note 84.
134
J. CANNON (éd.), The Letters of Junius, Oxford, Oxford University Press, 1978, Letter XLI, pp. 209-
210.
135
Mansfield s’exprimait ainsi dans Rex v. Harbeton : « If the justices of the peace at their sessions, or
even out of sessions, are to be erected into chancellors, it cannot but happen but that on the same facts
very different decisions must be made. Honest and good men, when left to decide secundum discretionem
boni viri, must and will vary in their sentiments. Such a rule therefore would be highly inconvenient, and
indeed would amount to say that there was not rule at all » ; cité par J. OLDHAM, English common law,
op. cit., p. 34 à la note de bas de page 85.
326 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

dans une décision récente de la Chambre des Lords, R (On The Application of
Bancoult) v. Secretary of State For Foreign and Commonwealth Affairs [2008],
portant sur la colonisation de l’île Maurice136. Dans l’arrêt de 1774, Mansfield
établissait que, bien que le Roi possède le pouvoir d’introduire de nouvelles lois
dans un pays conquis, il ne pouvait opérer « any new change contrary to fundamen-
tal principles »137. L’importance de la décision de Lord Mansfield reposait essen-
tiellement sur la distinction entre les colonies de peuplement et les colonies cédées
ou dites de conquêtes (settled and ceded colonies). Caractérisant le pouvoir législatif
du prince, il est amené à prendre position, dans le contexte colonial, sur le rapport
entre norme positive et principe de justice naturelle. Visant le pouvoir d’édicter une
loi à destination d’une colonie conquise, Mansfield détermine que le roi138 n’a pas le
pouvoir de faire de lois contraires au principe fondamental dans les colonies de
conquête, de même que sans l’appui du Parlement, il ne peut légiférer à destination
d’une colonie de peuplement de façon à contrevenir à une norme parlementaire. Le
pouvoir législatif du Roi est donc subordonné au respect de certains principes. Sous
la plume de Mansfield, Sa Majesté n’a pas le pouvoir de légiférer en Conseil « con-
trairement aux principes fondamentaux de la common law anglaise »139. S’il évoque
de manière très évasive le contenu de ces principes, reliant ceux-ci aux limites
classiques du pouvoir normatif royal, il évoque le rapport de ces principes à la justi-
ce naturelle et à la tradition britannique, cherchant à adapter une perspective jusnatu-
raliste à la tradition de common law.
Ce difficile exercice s’exprimera encore dans la célèbre affaire Somerset v.
Stewart (1772)140 où la question de la légalité de l’esclavage en Grande Bretagne est
posée141. Pris entre deux lobbies, celui des marchands qui veulent voir reconnaître la
qualité de l’investissement dans la traite négrière, et celui des défenseurs des es-
claves, Lord Mansfield juge l’esclavage odieux, mais se garde de le déclarer à
proprement parler illégal. Sans reconnaître que Somerset n’est plus esclave, il s’en

136
L’Île Maurice fut cédée à la Couronne britannique en 1814 et, en accord avec les termes du Traité de
Paris de 1814, la loi française continua à s’appliquer sur le fondement du principe formulé dans l’arrêt
Campbell v. Hall : “the laws of a conquered country continue in force, until they are altered by the
conqueror” : Campbell v Hall 1 Cowp 204, 209. À aucun moment durant la période où l’île Maurice fût
une colonie on ne modifia la législation par la common law ; Voir R (On The Application of Bancoult) v.
Secretary of State For Foreign and Commonwealth Affairs [2008] UKHL 61 au para. 84.
137
Ainsi, comme le souligne Lord Hoffmann en 2008 : « If the King’s power did not extend to making
laws contrary to fundamental principles (presumably, of English law) in conquered colonies, it was
regarded as arguable, in the first half of the nineteenth century, that the same limitation applied to the
legislatures of settled colonies. It was never altogether clear what counted as fundamental principles and
the Colonial Laws Validity Act was intended to put the question to rest by providing that no colonial laws
should be invalid by reason of repugnancy to any rule of English law except a statute extending to the
colony » ; R (On The Application of Bancoult) v. Secretary of State For Foreign and Commonwealth
Affairs [2008] UKHL 61 au para. 36.
138
« The 6th and last proposition is, that if the King (and when I say the King, I always mean the King
without the concurrence of Parliament,) has a power to alter the old and to introduce new laws in a
conquered country, this legislation being subordinate, that is, subordinate to his own authority in
Parliament, he cannot make any new change contrary to fundamental principles : he cannot exempt an
inhabitant from that particular dominion ; as for instance, from the laws of trade, or from the power of
Parliament, or give him privileges exclusive of his other subjects ; and so in many other instances which
might be put » ; Campbell v. Hall (1774) 1 Cowp 204, 209.
139
Campbell v. Hall, (1774), 1 Cowp 204, 209.
140
Somerset v. Stewart (1772), 1 Lofft 1, 98 E.R. 499.
141
Sur la place de l’esclavage en common law, voir D. GILLES, « La norme esclavagiste, entre pratique
coutumière et norme étatique : les esclaves panis et leur condition juridique au Canada (XVIIe - XVIIIe
s.) », Ottawa Law Review, vol. 40-1, 2008-2009, pp. 73-114.
David GILLES 327

tient à l’idée qu’il ne peut être déporté contre sa volonté. La common law se garde
donc bien de déterminer si des contrats organisant la traite sont illégaux ou con-
traires à l’ordre public. La posture de Mansfield sur cette question est sympto-
matique de son rapport à la common law et à l’equity. Beaucoup ont considéré que
Mansfield à cette occasion avait fait primer ses propres valeurs contre le strict
respect du droit. Si les case law étaient contradictoires, il est vrai, Lord Mansfield
pouvait s’appuyer sur le précédent - ambigu - du juge en chef Lord Holt142. Lord
Mansfield, dans sa décision, construit une argumentation qui, sans affirmer de
manière absolue le rejet de l’esclavage par la common law, permet la libération de
l’esclave au nom de principes fondamentaux :
« It is quite clear that the acte of detaining a man as a slave can only be justified
by the law of the country where the acte is done. (…) Then what grounds is there for
saying that the status of slavery is now recognized by the law of England (…) I care not
for the supposed dicta of judges, however eminent, if they be contrary to all principle (…)
Villeinage has ceased in Engalnd, and cannot be revived. The Air of England has long
been too pure for a slave, and every man is free who breathes it. Every man who comes
into England is entitled to the protection of English law, whatever oppression he may
heretofore have suffered and whatever may be the colour of his skin (…) »143.
Ayant largement contribué à la modernisation de la common law, Mansfield
s’est refusé à bâtir une réflexion théorique autour du droit naturel. Souhaitant
affirmer un certain nombre de principes rattachés à la justice naturelle, il ne construit
pas un fondement théorique satisfaisant, comme le feront les juristes américains lors
de la Révolution dans les colonies d’Amérique. C’est peut-être l’explication de la
violente opposition des juristes britanniques à la perspective jusnaturaliste dévelop-
pée parallèlement par Blackstone et Mansfield. Le premier s’appuie sur une perspec-
tive relativement ancienne du droit naturel alors que le second ne cherche pas, dans
ses décisions, à bâtir de socle théorique (le cadre jurisprudentiel lui laissant, il est
vrai, peu d’espace pour ce faire). La réponse à ces failles s’exprimera de manière
cinglante sous la plume du courant utilitariste.

II. DU FONDEMENT NATUREL AU COMMANDEMENT DU SOUVERAIN

Bentham et Austin apportent alors une double réponse aux travaux de ces
auteurs. D’une part ils vont détruire la pertinence et la réalité du droit naturel et
d’autre part, ils bâtissent un système où le juge n’est plus l’intermédiaire entre la
justice naturelle et les hommes mais où le législateur, le souverain, à pris toute la
place, et fait du corpus juris l’expression de sa volonté. Travaillant de concert au
sein du petit groupe des utilitaristes, Bentham et Austin cherchent à définir et réfor-
mer le droit hors de la subjectivité qui avait marqué, selon eux, leurs prédécesseurs.

142
Celui-ci avait affirmé, à l’occasion d’une cause où un défendeur était poursuivi pour le paiement d’un
esclave acheté en Virginie, où la loi autorisait l’esclavage, que « as soon as a negro comes into England
he is free » ajoutant néanmoins « (…) one may be a villein in England but not a slave. The action would
have been maintanable if the sale has been alleged to be in Virginia, and that, by the law of the country
slaves are saleable there » ; Lord Shaw of DUNFERMLINE, « The enlightenment of Lord Mansfield »,
Journal of Comparative Legislative and International Law, third series, n. 8, vol. 1, 1926, pp. 1-6, p. 5.
143
Somerset v. Stewart (1772), 1 Lofft 1, 98 E.R. 499.
328 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

La fiction du droit naturel : la charge de Bentham

Fils d’avocat, Bentham, après avoir suivi notamment les cours de Blackstone,
développe une réflexion juridique riche144, qui tente de renouveler les fondements de
la science juridique. Souhaitant adopter une méthode rigoureuse d’analyse du droit,
il mène une longue et cruelle charge contre le droit naturel et contre Blackstone,
notamment dans son commentaire sur les Commentaries145. À travers une critique
acerbe mais efficace, il dénonce le procédé rhétorique consistant à recourir au droit
naturel ou à la loi de nature, caractérisant selon lui une fiction dont le système
juridique est trop friand à son sens. L’expression « loi naturelle » semble en elle-
même une contradiction dans les termes, un oxymore selon sa perspective. En effet,
l’état de nature est précisément un horizon où aucune loi n’existe. Affirmant qu’un
système juridique est un ensemble d’expression de volonté du souverain, Bentham
reprend l’opinion commune, d’ailleurs partagée par Grotius, Pufendorf ou Hobbes.
Il développe une théorie du droit volontariste, légitimant la capacité et la légitimité
du législateur à intervenir dans la vie des hommes. Puisqu’il n’est pas certain que,
sur la base du principe d’utilité, une harmonie s’établisse naturellement entre les
intérêts individuels et les intérêts sociaux de la communauté, il est nécessaire d’ins-
taurer des lois et des sanctions afin d’établir une harmonie artificielle146. Critiquant
fortement la logique de la common law, génératrice selon lui d’une rétroactivité
néfaste, il considère que le législateur se doit de faire connaître le droit à travers la
publication d’ensemble normatifs officiels du statute law et du case law, voire par la
promotion d’une véritable codification147.
C’est sur le rapport au droit naturel que Bentham se dégage de la pensée
juridique dominante au XVIIIème siècle. Marqué par la philosophie de Hume, auquel
il empreinte beaucoup148, il connaît parfaitement les écrits de Grotius, Burlamaqui et
surtout Pufendorf. Il se refuse à soumettre la potestas civilis à ce qu’il considère
comme un ensemble de préceptes en-dehors du droit. Là où les auteurs du droit
naturel voient une véritable norme dotée d’une force obligatoire, il n’y a qu’affaire
de conscience pour Bentham. Pour lui, le droit ne peut trouver son origine que dans
la volonté collective de se soumettre à une norme. Il insère les principes scientifi-
ques comme seuls outils permettant d’analyser de manière empirique ce qu’est le
droit, considérant que les chimères d’un contrat originel ont été détruites par Hume.
Pour lui, « the season of fiction is now over »149. Bâtissant sa perspective théorique
autour d’une théorie des fictions et d’une méthode de classification, il assimile le

144
Pour un aperçu de cette immense œuvre, voir J.-L. HALPÉRIN, « Bentham, Fragment on
Government », Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, ss. dir. O. Cayla et J.-L. Halpérin, Dalloz,
2008, pp. 45-54.
145
J. BENTHAM, A Comment on the Commentaries, J.H. Burns, H.-L.-A Hart (ed.), London, The
Althone Press, 1977, p. 56.
146
J.-L. HALPÉRIN, « Bentham, Fragment on Government », Dictionnaire des grandes œuvres
juridiques, op. cit., 2008, p. 48.
147
Sur son œuvre codificatrice, voir F. OST, Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham,
Actualité de la pensée juridique de Jérémy Bentham, publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
Bruxelles, 1987 ; M. MORIN, « Portalis c. Bentham ? Les objectifs assignés à la codification du droit
civil et du droit pénal en France, en Angleterre et au Canada », Commission du droit du Canada, La
Législation en question, Ottawa, Commission du droit du Canada, 2000, pp. 139-217.
148
Sur les fondements de sa réflexion, voir M. A. EL SHAKANKIRI, La philosophie juridique de Jeremy
Bentham, Paris, LGDJ, 1970.
149
B. PAREKH, Jeremy Bentham : Critical Assessments. Critical assessments of leading political
philosophers, Routledge, 1993, p. 10.
David GILLES 329

droit naturel à des fictions néfastes telles que définies dans son ouvrage D e
l’ontologie150.
Dans sa perspective, une loi est composée de deux parties, une déclaration de
volonté du souverain à l’intérieur d’un État concernant la conduite de ses sujets
(appelée la directive) et d’une intimidation appelée sanction qui oriente ou incite les
individus à suivre cette volonté. La seule loi naturelle qui aurait à ses yeux un sens
désignerait les déterminants, les motivations psychologiques de l’action humaine151.
Mais il ne saurait alors être question de la respecter ou non. Le législateur peut
simplement en tenir compte afin d’orienter le mouvement législatif vers la maximi-
sation d’un bien-être collectif par l’adoption de lois utiles. Le droit naturel, présenté
classiquement comme immuable et universel, néglige la variabilité des circonstan-
ces, les caractéristiques des sociétés. Au contraire, l’historicisme du principe d’utili-
té commande de faire évoluer le droit en fonction de ce que requiert, hic et nunc, le
bonheur du plus grand nombre. Le droit naturel qui prétendrait s’imposer pour
toujours s’avère l’instrument d’une doctrine tyrannique. Cet « obscure phantom »
qu’est à ses yeux la loi naturelle doit être désormais écarté totalement de la théorie
juridique selon lui. On peut considérer que Bentham, construisant une théorie du
droit basée sur la volonté, cherche à offrir une explication sociologique du phéno-
mène juridique sur la base de l’hypothèse que la totalité du corpus juris est constitué
sur une « collection » d’expressions de volonté152. Le rejet de la loi naturelle
s’accompagne alors d’une critique du droit romain, ce qui accentue le lien entre nata
lex et romanité153.
Le jusnaturalisme pour lui n’est qu’un usage répété des sophismes des lois
irrévocables et de la sagesse des ancêtres, par lesquels des fanatiques, s’estimant à
tout jamais plus éclairés, prétendent enchaîner les hommes. De plus, pragmatique-
ment, de nombreuses théories du droit naturel ont proposé des formulations qui, bien
que toutes vouées à l’intemporalité et se réclamant de l’évidence, étaient de facto
incompatibles. Comme il le souligne dans sa définition de la loi naturelle et du droit

150
Les entités fictives sont alors « (…) une de ces sortes d’objets dont, en toute langue, pour les buts du
discours, on doit parler comme s’ils existaient (…) mais sans avoir le dessein de produire la persuasion
que ces entités possèdent, chacune pour elle-même, une existence séparée, ou pour parler plus
précisément, une existence réelle. (…) Le pouvoir, le droit, le devoir, l’obligation, la charge, l’immunité,
l’exemption, le privilège, la propriété, la sécurité, la liberté - ces choses comme tant d’autres, ne sont
qu’autant d’entités fictives qu’on considère dans la langue courante comme étant créées ou abolies par le
droit, à une occasion ou à une autre » ; J. BENTHAM, De l’ontologie, J.-P. Cléro, C. Laval et
P. Schofield (éd.), Paris, Seuil, coll. Points, 1997, p. 87.
151
Voir G. TUSSEAU, « Jeremy Bentham et les droits de l’homme. Un réexamen », Revue trimestrielle
des droits de l’homme, 2002, pp. 407-431, p. 417.
152
B. PAREKH, Jeremy Bentham, op. cit., p. 11.
153
Il rejette par exemple les classifications civilistes comme étant trop floues et imprécises : « Les
romanistes, qui ont tant parlé des choses, ne sont jamais arrivés à des idées claires sur ce sujet. Les
choses, dit Justinien, sont ou hors du patrimoine des particuliers ou appartenantes à ce patrimoine. Celles-
là sont ou de droit divin ou de droit humain. Les choses de droit divin sont encore ou sacrées ou
religieuses ou saintes. Les choses de droit humain sont ou appartenantes à tous les particuliers
séparément, ou appartenantes à toute la communauté indistinctement, c’est-à-dire privées ou communes.
Voilà des distinctions en forme. Mais c’est un grand appareil qui ne mène à rien. On s’imagine peut-être
que le législateur va procéder à donner des noms spécifiques à toutes les choses dont il a composé ces
classes. On se tromperait, il s’est bien gardé de ce travail. Il l’abandonne aux disputes des juristes (…).
Que dirait-on d’un maître qui expliquerait ses ordres à ses subalternes d’une manière aussi confuse et
aussi vague (…) ? » ; J. BENTHAM, « Vue générale d’un corps complet de droit », Œuvres de Jeremy
Bentham, Bruxelles, L. Hauman, 1829, 3 vol., cité par E. de CHAMPS, « Propriété et statut personnel
chez Jeremy Bentham », Le libéralisme au miroir du droit. L’État, la personne, la propriété, B. Bachofen
(ss. dir.), ENS éditions, 2008, pp. 117-143, p. 130.
330 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

naturel, ce sont « deux espèces de fictions ou de métaphores, mais qui jouent un si


grand rôle dans les livres de législation qu’elles méritent un examen à part »154.
Ainsi, il considère l’appel aux droits naturels comme une imposture qui met sur le
même plan « ce qui est » et « ce qui doit être », annonçant le sein et le sollen de
Kelsen. Pour lui, « la loi de nature est une expression figurée ; on se représente la
nature comme un être, on lui attribue telle ou telle disposition qu’on appelle figurati-
vement loi »155. Les droits naturels ne sauraient ainsi ouvrir de vrais droits puisqu’ils
ne reposent sur aucune sanction positive »156. C’est donc essentiellement le caractère
fictif de la loi naturelle qui est au cœur de sa diatribe157.
« De quoi relèvent les oeuvres de Grotius, Pufendorf et Burlamaqui? Sont-elles
politiques ou morales, historiques ou juridiques, sont-elles l’oeuvre de commentateurs ou
de censeurs? Elles participent tantôt de l’un, tantôt de l’autre, ils semblent à peine l’avoir
décidé pour eux-mêmes. Ceci est un défaut dont sont susceptibles tous les ouvrages qui
prennent comme sujet la prétendue loi de nature ; ce fantôme obscur qui, dans l’imagina-
tion de ceux qui cherchent à s’en emparer, se rapporte parfois aux moeurs, parfois aux
lois, parfois à ce qu’est le droit, parfois à ce qu’il devrait être »158.
Bentham n’admet pas la possibilité d’une connaissance innée de cette loi
naturelle, révélée et placée par Dieu en chaque homme. Dès lors pour lui, le droit
naturel n’est que « l’effusion d’un coeur de pierre opérant dans un esprit embru-
mé »159, seul le sens primitif de la loi devant être mis de l’avant, c’est-à-dire « la
volonté du législateur »160. Selon lui, la loi naturelle est en fait soumise à la fantaisie
de chacun. Les lois de la nature comme les lois divines sont contestées dans leur
juridicité, elles n’ont aucun contenu juridique, ne peuvent se prévaloir d’être l’ex-
pression de commandements émanant d’un législateur légitime, Bentham annonçant
ainsi la définition positiviste du droit formulée par Austin. Pour le premier, il « n’est
guère de loi qu’on ne puisse, dès lors qu’on ne l’apprécie pas, trouver en contradic-
tion, pour une raison ou pour une autre, avec un texte de l’Écriture »161, et ainsi
prétendre invalide ou inexistante.
« Dans ce sens, toutes les inclinations générales des hommes, toutes celles qui
paraissent exister indépendamment des sociétés humaines, et qui ont dû précéder l’établis-
sement des lois politiques et civiles, sont appelées lois de la nature »162.
Il fonde sa réflexion sur une critique forte des travaux de Blackstone, stigma-
tisant particulièrement la seconde section de la longue introduction de l’ouvrage.
Dans ces pages, le professeur d’Oxford, qui s’efforçait pourtant de renouveler
l’exposé du système juridique anglais, ouvre le flanc aux critiques de Bentham tant
sur le recours au droit naturel que sur le choix de la méthode. Pour le premier aspect,
il remarque que Blackstone, comme Montesquieu d’ailleurs, expose l’obligation des
parents de pourvoir à l’entretien de leurs enfants comme un « principe de la loi

154
J. BENTHAM, Principes de Législation et d’Économie politique, Raffalovitch, Guillaumin, Paris,
1888, p. 75.
155
Ibid., p. 75.
156
E. de CHAMPS, op. cit., p. 119.
157
Voir M. BOZZO-REY, « Loi, fiction et logique dans la pensée juridique de Jeremy Bentham », Les
annales de droit, n° 3, Publications Université Rouen/Havre, 2009, pp. 27-51.
158
J. BENTHAM, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, 1789, J. Burns, H.-L.-
A. Hart et F. Rosen éd., Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 298.
159
J. BENTHAM, Economic Writings, W. Stark (ed.), vol. I, London, George Allen & Unwin, 1952,
p. 335.
160
J. BENTHAM, Principes de Législation, op. cit., p. 75.
161
J. BENTHAM, Fragment sur le gouvernement. Manuel de sophisme politique, L.G.D.J., 1996, p. 156.
162
J. BENTHAM, Principes de Législation, op. cit., p. 75.
David GILLES 331

naturelle, un devoir imposé par la nature même »163. Il se révolte à l’idée que cette
obligation soit naturelle, qui constitue pourtant l’une des rares obligations sur les-
quelles les différents tenants du droit naturel se trouvent en accord164. Il souligne la
faiblesse de leur argumentation165, ce qui, à ses yeux, annihile toute pertinence à
leurs propos :
« Il y a sans doute des raisons très fortes pour imposer aux parents l’obligation de
nourrir leurs enfants. Pourquoi Blackstone et Montesquieu ne les donnent-ils pas ?
Pourquoi préfèrent-ils ce qu’ils appellent la loi de la nature ? Qu’est-ce que cette loi de la
nature qui a besoin d’une loi secondaire d’un autre législateur ? »166.
Méthodologiquement, Bentham reproche de plus la faiblesse des définitions
retenues par Blackstone, son appartenance à un courant du droit naturel plutôt
ancien, la méconnaissance des travaux de Locke et Helvétius. Il dénie au jusnaturali-
sme son présupposé rationnel, en faisant un instrument idéologique dans les mains
des Grotius, Burlamaqui, Pufendorf, Montesquieu, Cocceji ou des révolutionnaires
des deux côtés de l’Atlantique qui font l’objet, sur ce point, de ses attaques :
« Les auteurs ont pris ce mot [loi naturelle] comme s’il avait un sens propre,
comme s’il y avait un code de lois naturelles ; ils en appellent à ces lois, il les citent, ils
les opposent littéralement aux lois des législateurs, et ils ne s’aperçoivent pas que ces lois
naturelles sont des lois de leur invention, qu’ils se contredisent tous sur ce code prétendu,
qu’ils sont réduits à affirmer sans prouver, qu’autant d’écrivains autant de systèmes, et
qu’en raisonnant de cette manière, il faut toujours recommencer parce que sur des lois
imaginaires chacun peut avancer tout ce qui lui plaît et que les disputes sont
interminables »167.
Il veut substituer à ce qu’il considère comme une croyance stérile un calcul
argumentatif, celui de l’utilité de la norme, auquel il entend soumettre les partisants
du droit naturel :
« Au lieu d’examiner les lois par leurs effets, au lieu de les juger comme bonnes
ou comme mauvaises, ils les considèrent par leur rapport avec ce prétendu droit naturel,
c’est-à-dire qu’ils substituent au raisonnement de l’expérience toutes les chimères de leur
imagination »168.
Qualifiant les auteurs du droit naturel de « fanatiques armés d’un droit
naturel », « d’inspirés politiques » partisans de la sédition, il rejette clairement le
caractère universel et immuable des maximes du droit naturel. Il estime que chacun
entend ce droit naturel « (…) comme il lui plaît, applique comme il lui convient,
dont il ne peut rien céder, rien retrancher, qui est inflexible en même temps qu’inin-
telligible, qui est consacré à ses yeux comme un dogme et dont il ne peut s’écarter
sans crime »169.
Autre point de désaccord, la place centrale qui est conférée au juge dans la
connaissance du contenu de la common law par Blackstone ne satisfait pas son

163
Ibid., p. 77.
164
Domat fait ainsi des relations familiales le premier ensemble d’engagements naturel « La première
[des catégories] est celle des puissances naturelles qui regardent les engagements naturels comme est la
puissance que donne le mariage au mari sur la femme, et celle que donne la naissance aux parents sur
leurs enfants » ; J. DOMAT, « le Traité des Lois », Les Lois civiles dans leur ordre naturel, nouvelle
édition, revue corrigée et augmentée, Paris, chez Savoye, 1756, Ch. IX, 7, p. 11.
165
« Les hommes sont très disposés à pourvoir à leur propre entretien ; on n’a pas fait de loi pour les y
obliger. Si la disposition des parents à pourvoir à l’entretien de leurs enfants était constamment et
universellement aussi forte, il ne serait jamais venu dans l’esprit des législateurs d’en faire une obliga-
tion » ; J. BENTHAM, Principes de Législation, op. cit., p. 78.
166
Ibid., p. 77.
167
Ibid., pp. 75-76.
168
Ibid., p. 78.
169
Ibid., p. 79.
332 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

ancien élève. Pour lui, le droit n’est que le fruit de la volonté du législateur. Il consi-
dère qu’il y a une faille ontologique dans le rapport à la loi naturelle, la recherche du
Bien commun thomiste ne pouvant être le reflet d’un ensemble juridique d’essence
naturelle tel que décrit par ses prédécesseurs :
« S’il y avait une loi de la nature qui dirigeât tous les hommes vers leur bien
commun, les lois seraient inutiles. Ce serait employer un roseau à soutenir un chêne ; ce
serait allumer un flambeau pour ajouter à la lumière du soleil »170.
Pour Bentham, on ne peut reconnaître des droits contre le Souverain qui en
est la source. Relevant pourtant tout le travail que Blackstone a mené afin d’asseoir
les droits du Parlement, soulignant que parmi tous les écrivains, il est celui « qui a
montré le plus profond respect pour l’autorité des gouvernements », il cite le passage
des Commentaires où Blackstone affirme la supériorité des lois révélées et des lois
de la nature sur les lois humaines171. Pour Bentham au contraire, il n’existe aucun
droit naturel que le législateur n’aurait pas légalement le droit de méconnaître. En
définitive, c’est le caractère subversif des doctrines du droit naturel qui semble le
plus exaspérer le juriste anglais, considérant que le ferment de la sédition réside sous
la plume des auteurs jusnaturalistes172. Ce qui apparaît de manière symptomatique
derrière sa critique du droit naturel, c’est la crainte d’un dogmatisme irrationnel qui
viendrait réveiller les mouvements contestataires, saper la souveraineté parlemen-
taire naissante et destabiliser l’État tout entier. Faisant une lecture archaïque des
doctrines du droit naturel, Bentham assimile rapidement les tenants du droit naturel
à des fanatiques religieux, semblant ne pas faire la distinction entre un droit naturel
fondé sur la loi éternelle d’un Augustin ou d’un Thomas d’Aquin et le droit naturel
d’un Pufendorf, d’un Burlamaqui ou d’un Vattel, davantage centré sur la nature de
l’homme que sur les fondements divins :
« N’est-ce pas mettre les armes à la main de tous les fanatiques contre tous les
gouvernements ? Dans l’immense variété des idées sur la loi naturelle et la loi divine,
chacun ne trouvera-t-il pas quelque raison pour résister à toutes les lois humaines ? Y a-t-
il un seul État qui pût se maintenir un jour, si chacun se croyait en conscience tenu de
résister aux loi à moins qu’elles ne fussent conformes à ses idées particulières sur la loi
naturelle et la loi révélée. Quel horrible coupe-gorge entre tous les interprètes du code de
la nature et toutes les sectes religieuses ! »173.
Sarcastique, il affirme que « (…) quel que soit ce qui est donné pour droit par
la ou les personnes reconnues comme possédant le pouvoir de créer le droit, [cela]
est du droit. Les Métamorphoses d’Ovide, ainsi présentées, seraient du droit »174. Il
ne dénie alors pas une existence à un ensemble normatif naturaliste, mais il
considère que ce n’est en rien du droit. Comme il l’écrit, « ce qu’il y a de naturel
dans l’homme, ce sont des sentiments de peine ou de plaisir, des penchants ; mais
appeler ces sentiments et ces penchants des lois, c’est introduire une idée fausse et

170
Ibid., p. 76.
171
Voir infra.
172
« Le droit réel est toujours employé dans un sens légal, le droit naturel est souvent employé dans un
sens antilégal. Quand on dit, par exemple, que la loi ne peut aller contre le droit naturel, on emploie le
mot droit dans un sens supérieur à la loi ; on reconnaît un droit qui attaque la loi qui la renverse et
l’annule. Dans ce sens antilégal, le mot droit est le plus grand ennemi de la raison et le plus terrible
destructeur des gouvernements » ; ibid., p. 77.
173
Ibid., p. 79.
174
J. BENTHAM, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, op. cit., p. 301 cité par
G. TUSSEAU « Jeremy Bentham et les droits de l’homme : un réexamen », op. cit., p. 414.
David GILLES 333

dangereuse (…) car il faut faire des lois précisément pour réprimer ces penchants.
Au lieu de les regarder comme des lois, il faut les soumettre aux lois »175.
En définitive, inscrivant sa définition du droit dans une philosophie plus large
de la finalité et des moyens176, il pose le droit comme l’unique résultat de la volonté
législative, annonçant le légicentrisme qui triomphera à la fin du XIXème siècle : « Le
droit proprement dit est la créature de la loi proprement dite : les lois réelles donnent
naissance aux droit réels »177.

Le droit comme commandement du Souverain : Austin

Austin fut, de son vivant, un enseignant et un auteur sans véritable relief.


Pourtant, son activité au sein du cercle des utilitaristes - en compagnie de J. Stuart
Mill et Bentham178 - et la publication de son ouvrage posthume, The Providence of
jurisprudence determined179 vont lui assurer la gloire d’être présenté comme l’un
des premiers auteurs du positivisme180. Son ouvrage servit de fondement à l’ensei-
gnement du droit au Royaume-Uni pendant tout le XIXème siècle181. Si sa conception
du droit fera l’objet de plusieurs critiques constructives - notamment de la part de
H.-L.-A. Hart - sa volonté de distinguer le droit positif du carcan du fondement
jusnaturaliste cristalise les fondements du positivisme : le droit devient l’objet
unique d’une science où la morale n’a plus sa place. Il tente de définir, selon la
formule célèbre, les lois comme des commandements du souverain habituellement
suivis, ce qui l’oblige à distinguer ce qui est véritablement du droit, des autres
ensembles normatifs qui sont improprement qualifiés de droit, selon lui :
« Les lois véritables ou les lois à proprement parler sont des commandements : les
lois qui ne sont pas des commandements, ne sont pas de véritables lois, ou des lois à
proprement parler »182.
Reprenant largement les travaux de Bentham, dont il ne s’écarte pas fonda-
mentalement, il structure sa définition du droit autour de la notion de sanction du
Souverain et de l’habitude à obéir de la part des sujets.
« Les lois à proprement parler, ainsi que celles qui sont improprement dites lois,
sont susceptibles de la division suivante en quatre catégories : 1. les lois divines, ou lois
de Dieu : c’est-à-dire les lois que Dieu a établies pour ses créatures humaines ; 2. les lois
positives : c’est-à-dire les lois qui sont strictement et simplement ainsi appelées et qui
forment l’objet propre d’une théorie du droit générale ou particulière ; 3. la morale

175
J. BENTHAM, Principes de Législation, op. cit., p. 76.
176
« Ce qu’il y a de naturel dans l’homme, ce sont des moyens, des facultés : mais appeler ces moyens,
ces facultés des droits naturels, c’est encore mettre le langage en opposition avec lui-même ; car les droits
sont établis pour assurer l’exercice des moyens et des facultés. Le droit est la garantie, la faculté est la
chose garantie » ; ibid., p. 78.
177
Ibid., p. 78.
178
Sur les rapprochements entre ces différents auteurs, voir M. WARNOCK (ed.), Utilitarianism : and,
On liberty : including Mill’s ‘Essay on Bentham’, and selections from the writings of Jeremy Bentham
and John Austin, Wiley-Blackwell, 2003.
179
J. AUSTIN, The Providence of jurisprudence determined, H.-L.-A. Hart éd., 1954, pp. 13-15 traduit et
publié dans Le positivisme juridique, (ss. dir., Ch. Grzegorczyk, F. Michaut, M. Troper), pp. 72-74.
180
Voir R. SÈVE, « La théorie du droit selon John Austin. Le positivisme tel qu’il devrait être? Du
positivisme juridique », Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1988,
no 13, pp. 69-83.
181
Voir W.-E. RUMBLE, « Doing Austin justice : the reception of John Austin’s philosophy of law in
nineteenth-century », Continuum studies in British philosopher, Continuum International Publishing
Group, 2005.
182
J. AUSTIN, The Providence of jurisprudence determined, op. cit., p. 13.
334 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

positive, les règles de morale positive ou les règles positives de morale ; 4. Les lois au
sens métaphorique ou figuré, ou simplement métaphorique ou figurées (…) »183.
S’intéressant aux sources du droit, il distingue, formellement, les normes
coutumières, les lois positives et ce qui est faussement appelé selon lui, les lois
naturelles. Pour les premières, il considère qu’elles ne sont que des « moral rules »
tant qu’elle ne sont pas sanctionnées par les tribunaux. Lorsque cela est le cas, il
considère alors que les normes coutumières sont des commandements indirects du
souverain, qui transforme (par la législature subordonnée ou par ses juges) une loi
morale ou imparfaite en une loi « légale ou parfaite » :
« Now a merely moral, or merely customary rule, may take the quality of a legal
rule in two ways : it may be adopted by a sovereign or subordinate legislature, and turned
into a law in the direct mode ; or it may be taken as the ground of a judicial decision,
which afterwards obtains as a precedent ; and in this case it is converted into a law after
the juidicial fashion. In wichever of these ways it becomes a legal rule, the law into which
it is turned emanates from the sovereign or subordinate legislature or judge, who trans-
mutes the moral or imperfect rule into a legal or perfect one »184.
Si Austin affirme que « the authority of lawyers, numerous and experienced,
has here a great weight »185, il s’attache à démontrer que les lois de nature n’existent
pas, ou du moins ne sont pas ipso facto des lois. Pour le devenir, elles doivent
obtenir, comme la coutume, leur force des mains du souverain, soit par sa capacité à
légiférer, soit à travers les juges qui détiennent leurs pouvoirs du souverain. Il
constate tout d’abord que « (…) God or nature is not a source of law in the stricti
sense »186. Prolongeant la logique utilitariste, il relève que :
« Taking the principle of general utility as the only index to the will of God, every
useful law set by the sovereign accords with the law set by God, or, (Adopting the current
and foolish phrase) with the law set by nature ; or assuming the existence of a moral
sense, every law wich obtains in all societies, is made by the sovereign legislatures on a
Divine or natural original : but in either case it is a law, strictly so called, by the establish-
ment it receives from the human sovereign. The sovereign is the author of all law strickly
so called, altough it be fashioned by him on the law of God or nature ; just as customary
law is established by the sovereign, although he fashions it after a pre-existing custom.
God, or nature, is the remote cause of the law, but it source and proximate cause is the
earthly sovereign by whom it is positum or established »187.
Craignant la confusion engendrée par le recours à ces différents types de lois,
il rejette l’imprécision sémantique de l’usage du terme loi pour ce qui n’en est pas,
selon lui. Analysant historiquement le jus gentium romain188, il en déduit une dis-
tinction entre loi naturelle et loi positive. Il observe que certaines lois s’observent
dans des communautés où règne « a natural society », les lois positives étant alors
observées comme des morales ou des règles coutumières. Par contre, il existe des
lois positives qui ne seraient pas observées comme des « moral or customary rules »
si l’on se trouvait dans une société naturelle, dans un état de nature (savage condi-
tion). Il existe donc selon lui différents ensembles normatifs, qui se prolongent, sans
qu’ils se retrouvent sur le même plan. Il souligne alors que :
« (…) the natural law of modern on jurisprudence, (like the jus gentium or
naturale which occurs in Justinian’s compilations), is not restricted to positive laws, but

183
Ibid., pp. 13-14.
184
J. AUSTIN, Lectures on Jurisprudence or the Philosophy of Positive Law, (R. Campbell, Sarah Austin
ed.), J. Murray, 4e éd., 1873, vol. 2, p. 553.
185
Ibid., p. 565.
186
Ibid.
187
Ibid., pp. 565-566.
188
Ibid., pp. 567-585.
David GILLES 335

comprises merely moral, or merely customary rules. It comprises every rule which is
common to all societies, thought the rule may not obtain, as positive law, in all political
communities, or in any political community. And consequentely, the natural law of those
moderns writers, (like the jus gentium or naturale which occurs in those Compilations),
embraces all the laws (or rules of positive morality) which are styled international laws, or
the laws of nations »189.
Relevant l’ambiguïté terminologique du renvoi aux lois naturelles190, il
reprend l’exemple de l’esclavage afin de caractériser en pratique l’incohérence du
renvoi à la nature comme source normative :
« For example, where the institution of slavery is at one time said to be the
creature of the jus naturale or gentium, and where the jus civile is said to be the law we
make when we add anything to, or detract anything from, the law of nature »191.
Plus originale, sa réflexion sur les droits naturels cherche à caractériser
l’usage qui peut en être fait dans le cadre des systèmes positivistes. S’il relève que
les droits naturels devraient caractériser les droits qui correspondent à la loi natu-
relle, c’est-à-dire « [r]ights which are given by all or by most positive systems, and
which would exist as moral rights though governement had never arisen »192, il
soulève le fait qu’on utilise souvent le terme afin de désigner les droits et capacités
qui sont originels ou innés selon ses termes. Il caractérise alors ces capacités à avoir
ou acquérir des droits, que possède un homme par le simple fait d’être homme, ou
de vivre sous la protection d’un État. Il considère que Blackstone use de ce sens
lorsqu’il traite des droits à la sécurité personnelle, le droit à sa réputation ou de la
capacité à acquérir des droits par convention ou contrat. Il considère que « the rights
called natural rights in this acceptation of the term are said to be born with a man
(…) »193. Selon lui, Blackstone a alors confondu les droits naturels qui peuvent exis-
ter « in a savage condition » et ceux qui sont moraux, et qui sont éventuellements
garantis par la loi positive d’une communauté194. Souhaitant définir une science qui
avait pour objet le droit, Austin ne pouvait se satisfaire de ce qu’il considérait com-
me des perspectives subjectives, rendant aléatoire toute théorie ou toute définition
scientifique du droit.

***

Cette évolution juridique au sein de la common law ouvre alors la voie aux
réformes du XIXème siècle. Les critiques de Bentham, les recherches d’Austin autant
que les travaux de Blackstone ou les décisions de Mansfield posent les bases de la
science juridique anglo-saxonne. On intègrera alors l’equity aux juridictions de
common law et la Chambre des Lords affirmera la force du « stare decisis », jetant
les bases de la common law moderne, intégrant presque subrepticement une partie
des principes de justice naturelle. La réflexion normative menée par ces auteurs ne
189
Ibid., p. 587.
190
Ibid., p. 591.
191
Ibid., p. 592.
192
Ibid.
193
Ibid.
194
« Blackstone has confounded natural rights as taken in these two distinct senses ; and because he has
styled natural rights (in the sense of rights not acquired by a particular incident) the absolute rights of
persons, he has supposed them to belong to the law of persons, altough, as I shall show hereafter, rights of
this class belong pre-eminently to the law of things. Il suppose that he called them absolute rights of
persons for the same reason which has induced others to call them natural or inherents rights ; namely,
because they are not dependent on the happening of any particular incident, but we acquire them merely
by being born » ; ibid., p. 593.
336 XXe Colloque de l’A.F.H.I.P. (2009)

peut toutefois être détachée de ses présupposés politiques. La réflexion des auteurs
utilitaristes s’arc-boute sur une théorie politique qui met en exergue le volontarisme
et le rôle de la volonté souveraine comme seule source du droit. Dès la fin du
XVIIIème siècle, Alexander Hamilton, l’un des pères fondateurs des jeunes États-
Unis, mettait en exergue l’opposition qui existe entre les partisans d’un volontarisme
juridique d’une part et d’autre part ceux qui, comme lui-même, Blackstone ou
Mansfield, ne conçoivent pas un droit privé d’une assise morale. Les premiers -
prolongeant les réflexions de Hobbes - se détachent d’un fondement moral du droit
au profit d’une loi positive toute puissante, alors que les seconds ont le sentiment
que le droit détaché d’un corpus moral, prenant la forme de principes juridiques na-
turels, ne peut subsister. Invitant un proche à étudier consciencieusement les auteurs
jusnaturalistes195, il ajoutait alors :

« To grant that there is a supreme intelligence, who rules the world, and has
established laws to regulate the actions of his creatures and still, to assert that man, in a
state of nature, may be considered as perfectly free from all restraints of law and
government, appears, to a common understanding, altogether irreconciable. Good and
wise men, in all ages (...) have supposed, that the deity, from the relations, we stand in, to
himself and to each other, has constituted an eternal and immutable law, which is,
indispensably, obligatory upon all mankind, prior to any human institution whatever. (…)
This is what is called the law of nature, which, being coeval with mankind, and dictated
by God himself, is, of course superior in obligation to any other. It is binding over all the
globe, in all countries at all times. No human laws are of any validity, if contrary to this ;
and such of them as are valid, derive all their authority, mediately or immediately, from
this original »196.

Dans le même sens, James Otis, annonçant les troubles dans les colonies,
affirmait avec force l’importance pour les fondateurs de la démocratie américaine de
la prédominance d’une loi naturelle s’imposant à tous197. Toutefois, la force du droit
naturel, même dans le contexte de la common law nord-américaine, ne sera qu’éphé-
mère. Si la Cour Suprême des États-Unis, en 1798 dans l’affaire Calder v. Bull198,
accepte dans une décision fort partagée d’interpréter limitativement le droit statu-
taire au regard de la loi naturelle, cette décision restera sans lendemain et ne consti-
tuera pas un précédent dans sa jurisprudence postérieure.

195
« Apply yourself without delay, to the study of the law of nature. I would recommend to your perusal,
Grotius, Pufendorf, Locke, Montesquieu, and Burlamaqui. I might mention other excellent writers on this
subject ; but if you attend diligently to these, you will not require any others » ; A. HAMILTON, The
works of Alexander Hamilton : comprising his correspondence, and his political and official writings,
exclusive of the Federalist, civil and military, published from the original manuscripts deposited in the
Department of State, by order of the Joint Library Committee of Congress, C. S. Francis & Company,
1850, vol. 2, p. 42.
196
Ibid., p. 43.
197
« Government is founded immediately on the necessities of human nature, and ultimately on the will of
God, the author of nature ; who has not left it to men in general to choose, whether they will be members
of society or not, but at the hazard of their senses if not of their lives. (…) Government having been
proved to be necessary by the law of nature, it makes no difference in the thing to call it from a certain
period, civil. This term can only relate to form, to additions to, or deviations from, the substance of
government : This being founded in nature, the super-structures and the whole administration should be
conformed to the law of universal reason » ; J. OTIS, « The Rights of the British Colonies Asserted and
Proved », 1764, Some Political Writings of James Otis, ed. Charles F. Mullett, University of Missouri
Studies, vol. 4, 1929, pp. 326-327.
198
Calder v. Bull, 3 U.S. 386 (1798).
David GILLES 337

Si la pertinence des doctrines du droit naturel se pose à juste titre, on ne peut


qu’être frappé par la résurgence de perspectives proches de la posture jusnaturaliste
depuis un demi-siècle. Si le positivisme a semblé un temps éclipser la nécessité d’un
fondement moral au droit, le déploiement des droits de l’homme, les travaux de
nombreux auteurs ont montré que, si le droit naturel n’existe pas, l’aspiration à son
existence semble profondément ancrée dans la nature humaine. Comme le soulignait
Hayek en 1973, rendant hommage indirectement aux travaux des historiens du
droit :
« It is no accident that we still use the same word ‘law’ for the invariable rules
which govern nature and for the rules which govern men’s conduct. They were both con-
ceived at first as something existing independently of human will. (...) [T]hey were
regarded as eternal truths that man could try to discover but which he could not alter. To
modern man, on the other hand, the belief that all law governing human action is the
product of legislation appears so obvious that the contention that law is older than law-
making has almost the character of a paradox. Yet there can be no doubt that law existed
for ages before it occurred to man that he could make or alter it. (...) A ‘legislator’ might
endeavor to purge the law of supposed corruptions, or to restore it to its pristine purity,
but it was not thought that he could make new law. The historians of law are agreed that
in this respect all the famous early ‘law-givers’, from Ur-Nammu and Hammurabi to
Solon, Lykurgus and the authors of the Roman Twelve Tables, did not intend to create
new law but merely to state what law was and had always been »199.

199
F.-A. HAYEK, Law, legislation and liberty : a new statement of the liberal principles of justice and
political economy, Taylor & Francis, 1973, p. 73.

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