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Faits et valeurs - Options et réalités : une analyse processuelle des faits et des valeurs - Collège de France 18/9/20 11(36

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analyse...

Collège de
France
Faits et valeurs | Andrew Abbott

Options et CATALOGUE

réalités : une ACCUEIL DES 10162

LIVRES
ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARC

analyse
processuelle des
faits et des valeurs
Quatrième conférence
p. 87-110

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Texte intégral

Introduction
1 Avant toute chose, je souhaiterais proposer un résumé des
trois premières conférences, qui permettra de rappeler les
approches existantes et, ainsi, de mieux suggérer l’apport
d’une théorie processualiste.
2 Dans la première conférence, j’ai étudié la position kantienne
quant aux faits et valeurs, puis la réponse d’Émile Durkheim.
La séparation stricte qu’Emmanuel Kant opère entre faits et
valeurs reflète la distinction plus large qu’il effectue entre la
science et la morale comme activités humaines. Kant nous dit
qu’en dépit de la force qui est la sienne, l’activité scientifique
comporte des limites intrinsèques : l’une d’elles réside dans
l’incapacité de la science à prouver que la liberté et la morale
n’existent pas. Ne supportant pas d’être incomplète, la raison
pure va compenser ce vide en y introduisant la morale. Notre
conviction d’être libres en tant qu’êtres humains et notre foi
en l’existence de lois morales s’en trouvent par là même
justifiées. La réunification des faits et des valeurs s’accomplit
alors à travers les jugements singuliers que forment les
individus tout au long de leur vie. À travers le jugement, ce ne
sont pas seulement ces deux domaines des faits et des valeurs
qui sont réconciliés, mais également un troisième domaine,
qui consiste à porter un raisonnement réfléchissant a priori
pour juger de la beauté et de la finalité des objets du monde
sensible.
3 Durkheim reproduit plus ou moins la structure de la
démonstration kantienne. Il remplace la transcendance qui,
chez Kant, relève selon lui de l’ordre métaphysique, par une
transcendance d’ordre social. Ce faisant, il établit une
distinction fondée sur aucune différence réelle. La

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démonstration faite par Durkheim de la liberté morale


ressemble, dans sa logique, à celle de Kant — il s’agit dans les
deux cas de recourir à l’argument du « comme si ».
Néanmoins, ces deux approches restent différentes. Kant
affirme que nous ne pouvons pas savoir si nous sommes ou
non libres et qu’il faut donc nous comporter comme si nous
l’étions. Durkheim, lui, déclare que nous pouvons savoir que
nous sommes déterminés par des forces sociales, et que si
nous acceptons ce savoir, nous pouvons consentir librement à
subir une telle détermination sociale, nous comportant alors
« comme si » nous étions véritablement libres. Dans la
plupart de ses écrits, Durkheim va plus loin encore en
envisageant l’action libre comme une simple variation
mineure et résiduelle vis-à-vis d’un comportement moyen
socialement déterminé.
4 La réponse de Durkheim à Kant ayant été suscitée par sa
rencontre avec l’historicisme, j’ai consacré la deuxième
conférence à cette démarche et à ses principales alternatives,
à savoir les théories du choix. Tour à tour, j’ai examiné la
façon dont ces approches conçoivent les questions de
l’ontologie, de la particularité, de la causalité et de la
temporalité. En comparant les qualités et les défauts de ces
visions du monde social, j’ai alors introduit le processualisme,
fondé sur le constat que le présent est inexorablement et
perpétuellement en changement. Pour un processualiste, ce
n’est donc pas le changement, mais la stabilité qu’il faut
expliquer. L’approche processuelle tient compte du fait que
les effets et les perceptions causés par un événement ne se
déplacent pas à la même vitesse dans la structure sociale. Par
conséquent, le processualisme s’appuie sur une conception
« épaisse » du présent, c’est-à-dire une période étendue
plutôt qu’instantanée, une période délimitée au sein de

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laquelle les effets se répandent d’un présent local à un autre.


Autre fondement de cette démarche : ce que j’ai nommé
l’« historicalité ». L’historicalité correspond à l’ensemble des
moyens grâce auxquels le processus social — et notamment
ses contextes corporels et matériels — enregistre certains
aspects du présent. Cet enregistrement participe à la
définition de lignages d’événements et à la prolongation de
l’impact que peuvent avoir des événements autrefois présents
et désormais passés. Ce cadre analytique processuel suggère
qu’expliquer et faire des choix (qui constituent de manière
générale les activités qui engendrent les faits et les valeurs)
sont étroitement liés — dans le présent expérientiel — à nos
tentatives respectives de compréhension du passé et du futur.
L’historicisme et les théories du choix (l’économie, par
exemple), qui sont ses principales concurrentes, trouvent en
effet respectivement leurs racines dans ces deux activités :
expliquer et faire des choix.
5 Ma troisième conférence m’a permis d’illustrer la démarche
processualiste à travers l’analyse des deux célèbres
conférences de Max Weber, Le Savant et Le Politique. J’ai
également démontré qu’expliquer — regarder vers le passé —
et faire des choix — regarder vers l’avenir — se chevauchent
nécessairement dans le présent. J’ai ainsi précisé ce que
j’entendais par « présent épais », notion développée au cours
de la deuxième conférence et qui découle d’une ontologie
processuelle du monde social. Faits et valeurs — ou expliquer
et choisir — sont deux activités qui se déroulent
simultanément et ne peuvent donc probablement pas être
séparées autrement que par un découpage purement
analytique. L’ironie est ici d’autant plus mordante que Weber
s’applique, dans ses deux conférences, à réaffirmer la validité
de la séparation kantienne stricte des faits et des valeurs.

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6 Pour résumer, Kant a strictement séparé faits et valeurs et la


solution qu’il propose pour résoudre ce problème est
essentiellement d’ordre logique. De manière audacieuse et
prometteuse, Durkheim a tenté d’historiciser l’approche
kantienne afin de la rendre davantage conforme à la réalité
empirique, mais cette tentative a échoué pour deux raisons :
d’une part, parce qu’il a conservé trop d’éléments du
dispositif kantien ; d’autre part, parce que l’approche
historiciste comporte elle-même plusieurs difficultés
fondamentales dues à son incapacité à rendre compte du
futur et de sa germination dans le présent, c’est-à-dire de la
dissémination discrète, mais continue, des conséquences du
passé dans la structure sociale du présent. Par ailleurs, les
théories du futur ne considèrent pas de manière satisfaisante
le passé, dont les événements sont constamment travaillés
dans le présent par les forces qui le peuplent. En outre, il en a
été question à la fin de la troisième conférence, les chercheurs
en sciences sociales doivent eux aussi combiner faits et
valeurs dans leurs travaux : cet effort doit être conscient car
nous sommes voués à mêler, inconsciemment, faits et valeurs
dans nos analyses.
7 Il nous faut donc penser à nouveaux frais et de manière
processuelle l’interaction des faits et des valeurs dans le
présent : c’est à cette tâche que je m’attellerai dans cette
quatrième et dernière conférence. Pour cela, permettez-moi
de rappeler le principe de l’ontologie processuelle, qui dote
tout ce qui compose le monde social d’une histoire. Par
conséquent, les faits, les valeurs et leur rapport doivent aussi
avoir une histoire. Peut-être cette idée nous aidera-t-elle à
renouveler notre vision du problème des faits et des valeurs.
8 Dans un premier temps, je rappellerai l’hypothèse selon
laquelle faits et valeurs entretiendraient respectivement un

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lien avec le passé et le futur, intuition que je prolongerai par


le concept de « sédimentation » en tant que processus. Dans
un deuxième temps, je reviendrai sur l’idée que temps social
et espace correspondent peut-être à une même et unique
propriété. L’hypothèse de l’existence d’un alter ego, sur le
plan spatial, au processus de sédimentation sera soulevée : je
le qualifierai de « réciprocité » des faits et des valeurs.
L’examen de ce processus se révélera toutefois plus complexe
que celui de sédimentation.
9 Dans un troisième temps, je développerai et généraliserai ces
concepts de « sédimentation » et de « réciprocité », alors
encore à l’état d’ébauches. J’expliquerai que deux processus
opèrent simultanément dans le présent épais : le premier
construit une partie de ce présent comme un présent factuel,
contraint, donné ; le second fonctionne de manière
sensiblement différente en ce qu’il construit une partie du
même présent à travers des choix et des possibilités. Ces deux
processus, que je désignerai de façon très littérale comme le
« processus de faibrication » et le « processus de
valeurisation », se chevauchent dans le présent épais. C’est
précisément l’intensité de ce chevauchement qui établit la
« présentéité » du présent expérientiel.
10 Je conclurai en m’inscrivant dans les pas de Durkheim qui
défendait l’idée de transformation permanente des valeurs
morales. J’irai cependant plus loin en affirmant qu’il en va de
même des faits et des lois qui gouvernent le monde social
— ce avec quoi Durkheim n’aurait peut-être pas été d’accord.
Mais puisque tel est le cas, Kant nous aidera à mener à bien
notre quête de la morale vraie, qui doit nécessairement
correspondre aux règles qui nous permettent de réguler
faibrication et valeurisation, processus en reconfiguration
permanente. Cette morale vraie prendra la forme d’un

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impératif catégorique commandant la façon dont nous


pouvons modifier les règles du rapport entre faibrication et
valeurisation à un moment T de notre expérience.
11 Cette théorisation comprend donc quatre étapes : la
sédimentation, la réciprocité, les processus de faibrication et
de valeurisation, enfin une proposition d’impératif
catégorique processuel.

La sédimentation : des valeurs du futur aux


faits du passé
12 Le périmètre des valeurs coïncide en réalité avec celui des
choix possibles, autrement dit le futur. Certes, valeurs et
choix ne sont pas tout à fait synonymes. Considérer que
quelque chose a de la valeur, c’est estimer que cette chose est
meilleure qu’une autre ou qu’elle devrait être choisie en
priorité. Cette chose peut appartenir au passé : par exemple,
lorsqu’un individu éprouve de la nostalgie ou des regrets.
Faire un choix implique, de surcroît, de se donner l’occasion
de mettre en pratique ses valeurs. L’acte de choisir est donc
lié au futur, quoique des événements passés puissent aussi
être le support d’actions futures : par exemple, le fait de
dévoiler qu’un souvenir qui nous semblait réel est infondé, ou
celui de chercher à réparer ce qui avait suscité chez nous un
regret. Ainsi, des sentiments tels que la nostalgie ou le regret
peuvent parfois provoquer des actions dans le présent. Bien
que le périmètre des valeurs soit plus étendu dans le temps
que celui des choix, les deux conservent toutefois une affinité
particulière avec le futur. Il est en effet possible de faire du
futur un univers factuel et de lui donner un caractère
irrévocable, et vice versa. C’est ce que nous faisons lorsque
nous prenons une décision qui exclut tout un champ des
possibles, ou bien lorsque nous faisons un investissement ou

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contractons une obligation pour une durée déterminée.


Néanmoins, si nous pouvons lutter contre la nostalgie, nous
pouvons également lutter contre le caractère irrévocable de
toutes ces choses, bien qu’il faille souvent, pour cela,
consentir des sacrifices importants. Ainsi, de même qu’une
forte affinité — non une équivalence — lie valeurs, choix et
futur, de même existe-t-il une forte affinité — non une
équivalence — entre faits, irrévocabilité et passé. C’est
précisément cette affinité qui nous donne l’impression que le
passé peut être expliqué et que le futur est ouvert.
13 La vie d’un événement est donc un processus au long cours
qui peut être décrit de la manière suivante : au départ, cet
événement n’est qu’un rêve ; ce rêve devient ensuite tour à
tour une possibilité, une probabilité et, enfin, une action. Le
processus se poursuit ainsi : de fait localisé, qui commence à
faire l’objet de discours eux aussi localisés, l’événement se
transforme en « opinion largement répandue dans la
population », puis en « fait qui fait autorité ». Les
déterminations engendrées par un événement se disséminent
de la même façon. Bien entendu, les conséquences
immédiates de cet événement ont un caractère irrévocable :
par exemple, le décès d’un individu n’a pas besoin d’être
construit socialement pour avoir des conséquences réelles.
Cependant, ces conséquences prennent bel et bien du temps
pour se propager à travers le processus social. Un décès a
d’abord un impact financier sur la famille du défunt. Ensuite,
sur son lieu de travail, les fonctions que le défunt assurait
doivent être redistribuées aux employés restant. Dans un
troisième temps, ce décès produira des effets sur les
associations dans lequel le défunt était peut-être bénévole,
puis sur la fondation à laquelle cet individu faisait peut-être
des dons, etc.

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14 Cette trajectoire, décrite comme linéaire, constitue


assurément un idéal-type. En réalité, voici comment il faut
s’imaginer ce processus. Les rêves sont semblables à des
centaines de flocons de neige. Ces flocons sont si légers qu’ils
virevoltent lentement, commençant très haut dans le ciel et
descendant progressivement vers de plus basses altitudes :
celles de la possibilité, puis de la probabilité. Soudain, une
brise — celle de l’imagination — les ramène vers une altitude
plus élevée, où règnent les envies. Cependant, ces flocons se
dissolvent parfois et n’existent désormais plus qu’à l’état de
vapeur. À des altitudes encore moins élevées, les flocons
grossissent et s’alourdissent, puis peuvent s’agglomérer
jusqu’à constituer une masse composée de plusieurs cristaux.
Les vents doivent alors redoubler de puissance pour réussir à
les faire remonter de l’altitude de la probabilité à celle de la
simple possibilité. Malgré cela, certains des flocons non
encore agglomérés sont toujours susceptibles de s’évaporer.
Les flocons les plus lourds finissent leur course sur le sol
encore sec. Là, ils peuvent s’évaporer sur-le-champ ou former
une fine pellicule de neige qui finit par fondre et imbiber le
sol — terreau de la réalité. L’eau qui composait ces flocons
s’écoule alors à droite ou à gauche, voire monte vers le haut
par capillarité. D’une manière ou d’une autre, ces flocons
fondus s’enfoncent lentement dans les profondeurs du sol
jusqu’à atteindre la nappe phréatique — autrement dit, le
véritable passé. C’est à cette étape — car les experts sont
parvenus à un consensus à leur sujet — que les faits peuvent
être considérés comme morts et enterrés, désormais sans
rapport avec les actions du présent. Et c’est précisément
parce qu’ils font l’objet d’un consensus que nous pouvons
l’affirmer : atteindre un consensus sur la nature d’un
événement signifie que ce dernier n’appelle plus à la moindre

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action. Néanmoins, même dans ce cas, un historien plus


audacieux que les autres pourra, afin de défendre un point de
vue dans son présent, creuser un puits dans le passé. C’est
ainsi que des faits, pourtant morts et enterrés, reviennent à la
surface et réintègrent le périmètre des activités du présent.
Durant cette exhumation, ils sont alors réinterprétés.
15 Dans le processus qui vient d’être décrit, qu’est-ce qui joue le
rôle de la gravité ? Il s’agit de l’inventivité permanente dont
font preuve les humains au cours de leur vie, qui conduit
inévitablement à ce que de nouvelles pensées et expériences
recouvrent les précédentes. Quant aux vents du présent, que
sont-ils au juste ? Ils peuvent prendre deux formes : celle de
bourrasques produites par l’imagination des individus, qui
peuvent regonfler les chances qu’un événement survienne ou
qu’un projet soit mené à bien ; ou, a contrario, celle de
rafales qui viendraient, tel le sirocco, assécher l’événement
jusqu’à ce que la possibilité même qu’il se produise s’évapore
complètement.
16 Grossièrement, ce processus de sédimentation peut être
décomposé en trois étapes : avant, pendant et après
l’événement. La fixation correspond à la sédimentation qui
s’accomplit avant que l’événement ne survienne : elle englobe
tous les moyens par lesquels la probabilité qu’un événement
survienne augmente. Ces moyens sont en réalité des actions
miniatures. Première option, nous implantons un rêve ou un
événement qui pourrait se produire dans un récit à visée
prédictive ; nous racontons alors une histoire dont l’élan
interne semble rendre la prochaine étape inévitable. Autre
option, nous attachons un rêve ou un événement à un autre
événement qui a plus de chance de se produire, précisément
pour profiter de cette plus grande probabilité. Autre option,
nous réorganisons une interaction qui a lieu dans le présent

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de manière à ce que la probabilité de l’événement que nous


désirons soit encore plus élevée. Nouvelle option, nous
claironnons que cet événement « a de très grandes chances de
se produire », ce qui le fait advenir d’une façon presque
performative. Autre option encore, nous intervenons sur un
autre ordre d’événement, sur un corps ou sur notre
environnement matériel, de manière à ce que l’événement
désiré ne reste pas une simple possibilité, mais acquière un
caractère de probabilité. Ces options constituent les formes
familières que prennent nos actions dans le présent, des
actions qui visent à transformer un événement non encore
advenu, un événement d’abord rêvé qui devient ensuite
possible, puis probable et ainsi de suite. Toutes représentent
des exemples de sédimentation active du futur et peuvent être
regroupées sous le terme anticipation. L’anticipation, c’est le
processus par lequel le futur s’encode lui-même dans le
présent ; en cela, il est analogue à l’historicalité qui est le
processus par lequel le passé s’encode dans le présent.
L’anticipation et l’historicalité cherchent toutes deux à
modeler le présent : le premier processus parce qu’il réduit
l’éventail des possibilités ; le second parce qu’il conserve
certains aspects du passé. Néanmoins, au cours de la fixation,
la sédimentation active se voit complétée par une
sédimentation passive, c’est-à-dire par une multitude de
processus miniatures qui résultent de l’historicalité. Un
événement peut devenir plus probable, ses contours plus
précis ou plus visibles lorsqu’il résonne par exemple avec des
souvenirs ou des enregistrements dans le présent. Dans une
certaine mesure, l’historicalité s’étend pour ainsi dire jusque
dans le futur.
17 Quand un événement se produit, le changement se révèle plus
aigu que ce qui vient d’être décrit. Un événement X trouve en

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effet son origine au cœur d’autres événements qui se sont


produits dans son voisinage immédiat, et qui ont
brusquement engendré toute une série de conséquences et de
remaniements qui ont fait advenir notre événement X.
Cependant, une partie de ces conséquences a bel et bien
précédé la survenue de l’événement. Lorsqu’un événement
passe du statut d’événement possible à celui d’événement
probable, ce simple changement exerce une influence sur les
chances que d’autres événements, encore à l’état de
possibilités, se produisent réellement. Lorsqu’un événement
passe du statut d’événement probable à celui d’événement
immanent, la probabilité que les événements voisins se
produisent augmente encore davantage. En effet, en disant
qu’un événement se produit, ce que nous décrivons ne résulte
pas d’une rupture véritable, mais plutôt d’une augmentation
soudaine des conséquences qui en sont à l’origine. Parmi ces
conséquences, je fais plus particulièrement allusion à celles
qui bouleversent les ressorts mêmes de l’historicalité car ce
sont elles qui ont l’impact le plus fort : par exemple, le décès
d’un corps qui conservait en son sein le souvenir de certaines
choses, celui de la disparition de certains mécanismes de
socialisation car leur agent principal a cessé d’exister, ou
encore celui de la création de certains types
d’enregistrements.
18 Pour examiner le devenir d’un événement après qu’il s’est
produit, nous n’avons pas d’autre choix que de repenser notre
métaphore. J’ai précédemment énuméré les étapes
nécessaires à la survenue d’un événement, ainsi que la façon
dont ses conséquences se disséminent graduellement à
travers la structure sociale. Ce faisant, j’ai laissé de côté une
dimension importante de la période qui succède à la
production d’un événement, à savoir l’oubli. Très rapidement,

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nous oublions en effet une quantité énorme d’informations


relatives à l’événement : le nom des protagonistes, l’état de la
météo, tous les autres soucis qui pouvaient être les nôtres à
l’époque, les repas pris ce jour-là, etc. Nous nous souvenons
seulement d’un condensé de l’événement et des quelques
détails indiciels qui nous ont marqués. Après tout, le passé
n’existe pas en tant que tel : il a existé, mais ce n’est plus le
cas aujourd’hui. Tout ce qui en reste, ce sont nos souvenirs,
les enregistrements formels et informels qu’il a laissés, les
conséquences qu’il a engendrées et qui continuent à se
répandre dans tout le processus social.
19 Par conséquent, la métaphore des flocons de neige semble
inadéquate car elle dépeint le temps comme suivant une
direction, celle que suivent les flocons lorsqu’ils tombent du
ciel. Or cette direction n’existe pas. Un événement/flocon de
neige ne tombe pas du ciel : il apparaît, se fige, survient, puis
se dissipe en étant progressivement oublié, le tout se
déroulant dans le présent. C’est le présent qui se déplace dans
le temps, non le flocon. En outre, la trajectoire d’un flocon de
neige qui s’infiltre jusqu’à la nappe phréatique ne correspond
pas constamment à une seule et même chose. La description
de cette trajectoire est en réalité celle d’un lignage composé
de choses que nous pouvons suivre au fil de leur apparition
dans le processus social ; autrement dit, au fur et à mesure
que l’infinité des choses qui composent ce processus se
transforme, passant de l’état de futur à celui de présent, puis
de passé. Ces choses ne « se déplacent » nulle part ; la
tempête de neige ne cesse jamais de faire rage, mais sans
mouvement réel.

La réciprocité des faits et des valeurs dans


l’espace social

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20 Faits et valeurs entretiennent donc une affinité forte avec la


dimension temporelle de notre expérience. Nous pourrions
dire que le processus social consiste à transformer des valeurs
en faits : cette transformation correspond à ce que nous avons
nommé la « sédimentation ». Ainsi, se pose la question d’un
processus équivalent qui s’enracine dans la dimension
spatiale du processus social. Comment faits et valeurs se
situent-ils par rapport à la dimension spatiale du processus
social, c’est-à-dire par rapport à la longue chaîne de lieux qui
parsèment le présent newtonien1 ? Si le temps social et
l’espace social sont grosso modo équivalents, peut-être
pourrons-nous observer au sein de l’espace social une affinité
élective similaire à celle qu’entretiennent faits et valeurs vis-
à-vis de la temporalité.
21 Cependant, relevons deux différences majeures.
Premièrement, le temps s’écoule dans la même direction pour
tous les êtres humains, mais le terme direction ne peut pas
être employé pour décrire l’écart entre deux points dans la
société : pour aller de soi jusqu’à autrui, la direction suivie est
en réalité l’inverse de celle pour aller d’autrui jusqu’à soi.
Deuxièmement, même s’il existe bien une affinité entre la
différence faits/valeurs, d’une part, et la différence
soi/autrui, d’autre part, en quoi celles-ci seraient-elles
semblables ?
22 Nous pourrions, par exemple, imaginer que soi a des valeurs
alors qu’autrui est factuel et socialement déterminé. C’est
ainsi que pensent la plupart des chercheurs en sciences
sociales. Ils rattachent les inégalités sociales au type
d’environnement dans lequel les individus ont grandi et au
type de famille dans lequel ils sont nés : ils dénoncent donc le
caractère déterministe du système qui engendre ces
inégalités. Autrement dit, ils décrivent les autres individus

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comme déterminés, ce qui doit expliquer le type d’existence


mené. Simultanément, ces chercheurs vivent pourtant eux-
mêmes leur propre vie de façon bien différente et continuent
à faire le maximum pour garantir le bien-être de leurs
propres enfants, pensant ainsi agir librement. Beaucoup
estiment d’ailleurs qu’aider leurs enfants représente une
valeur morale supérieure à celle qui consiste à réduire les
inégalités sociales. De fait, ils considèrent que les autres
personnes sont déterminées et qu’eux sont libres. Dans les
nombreuses situations où deux groupes sont socialement
définis en miroir, chacun des groupes voit en effet toujours
ses propres actions comme des initiatives libres, conformes à
des valeurs, contrairement à celles de l’autre groupe. Chacun
des deux groupes présume que l’autre est mû par des intérêts
spécifiques qui reflètent des déterminismes liés à la religion
ou à la classe, ce qui l’a conduit à adopter des valeurs
purement superficielles.
23 Ici, soi est donc le domaine des valeurs tandis qu’autrui est
celui des faits. Pourtant, l’inverse peut être démontré en
faisant appel à d’autres exemples. Le romantisme repose sur
l’idée que le monde dont je fais directement l’expérience est
composé de faits, alors que le domaine d’autrui est celui des
rêves. L’intrigue la plus courante dans les romans du
e
XIX siècle, tels que Madame Bovary ou Anna Karénine,
consiste en effet à décrire la façon dont un autrui rêvé se
révèle progressivement être différent dans les faits. C’est
également le fil directeur de la plupart des travaux
historiographiques qui décrivent la rencontre entre l’Occident
et le monde non-occidental, une tradition qui va du mythe du
bon sauvage chez Jean-Jacques Rousseau au « paysan
rationnel » de la théorie de la modernisation.
24 Quand nous cherchons à comprendre autrui, nous partons

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donc du principe que nous savons comment séparer faits et


valeurs. Cependant, rien n’est moins vrai puisque lorsque
nous nous engageons dans une interaction avec autrui, la
première difficulté à surmonter consiste justement à réussir à
distinguer faits et valeurs dans ce que nous tirons de
l’interaction : c’est-à-dire dans les perceptions, les actions et
les mots qui émanent de cette autre personne. Cette
distinction ne va pas de soi et nous devons nous-mêmes
décider à quelle catégorie — faits ou valeurs — attribuer ces
perceptions, ces actions et ces mots. Cela implique de nous
poser ce type de questions : la réaction d’hostilité dont autrui
a fait preuve à mon égard est-elle imputable à quelque chose
que je lui ai dit ou fait (et dans ce cas, était-ce mon
intention) ? Cette réaction provient-elle plutôt de la
personnalité de cet individu et, si tel est le cas, celui-ci avait-il
l’intention ou non de se comporter ainsi ? Existe-t-il un
stéréotype à mon égard qui conduirait autrui à partir du
principe que tout ce que je peux dire est malintentionné ou
trompeur ? Ou bien autrui est-il en colère pour d’autres
raisons et notre interaction serait alors tout simplement
colorée par cette colère ? Examinant ces questions, nous
constatons que nous essayons, à chaque fois, de classer les
réactions d’autrui en deux catégories : d’une part, celles qui
sont imputables à des faits et à des déterminations ; d’autre
part, celles qui sont imputables à des valeurs et à des choix
faits par autrui. Notre réaction dépend entièrement de cette
entreprise de classification, tout comme celle d’autrui
dépendra à son tour de la manière dont il aura classé nos
comportements. Pourtant, durant l’interaction, nous sommes
nous-mêmes presque incapables de distinguer, dans nos
propres comportements et dans les émotions que nous
ressentons, ce qui « relève du factuel » et est déterminé de ce

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qui « repose sur des valeurs » et est susceptible de faire


l’objet d’un choix.
25 En somme, l’organisation bipolaire de la temporalité facilite
l’affinité entre, d’une part, la distinction entre faits et valeurs
et, d’autre part, la distinction entre passé et futur.
Néanmoins, une telle organisation est loin d’aller de soi
lorsque nous appréhendons le présent en tant qu’espace
social. Se pose en outre le problème de la distance sociale
différentielle. À tout instant newtonien, je fais non seulement
l’expérience des actions et des sensations situées à proximité
immédiate de moi, dans le temps social et dans l’espace
social, mais également d’actions et de sensations plus
anciennes, qui émanent d’un autrui lointain. Pour
m’atteindre, ces éléments lointains ont pris un certain temps
newtonien : ces choses dont je fais l’expérience dans mon
présent expérientiel ont donc en réalité été initiées en amont,
dans un lieu lointain, par autrui. Cet autre fait peut-être lui-
même l’expérience, en ce même moment newtonien, de
choses que j’ai moi-même initiées il y a un certain temps,
dans mon propre passé expérientiel. Autrement dit, en
considérant des personnes situées très loin de moi dans
l’espace social, nous pourrions émettre l’idée que je fais dans
mon présent l’expérience de leur passé et qu’ils font dans leur
présent l’expérience de mon passé. Inversement, mon présent
influencera leur futur et leur présent influencera mon futur.
Cette asymétrie réciproque peut être en partie réduite par le
développement de moyens de communication toujours plus
rapides, mais elle ne pourra jamais être abolie.
26 Ainsi, le rapport entre faits et valeurs joue-t-il un rôle
sensiblement différent dans le processus social selon que
nous l’envisageons dans sa dimension temporelle ou dans sa
dimension spatiale. Dans le premier cas, nous pouvons nous

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représenter un événement comme passant du statut de choix


futur, reposant sur des valeurs, au statut de fait déterminant
dans le passé. Dans le second cas, faits et valeurs sont
organisés de façon bidirectionnelle. Faits et valeurs sont donc
nécessairement combinés dans tout ce que nous exécutons ou
disons, et dans tout ce que nous semblons être, notamment
dans le cadre d’une interaction. En ce sens, le destin de cette
interaction — son succès ou son échec — dépend de la façon
dont chaque interlocuteur décrypte les comportements des
autres et les décompose soit en faits soit en valeurs, afin
d’atteindre un certain équilibre entre les deux parties qui
rendra possible l’interaction. La prouesse que constitue un tel
équilibre entre les deux pôles de l’interaction ne peut être
accomplie que sur une période de temps : l’échange doit en
effet durer suffisamment longtemps pour surmonter la
confusion initiale qui résulte du décalage. Cette nécessité
nous conforte encore davantage dans notre conception du
présent comme épais.
27 Se concentrer sur la dimension spatiale du processus social
révèle en outre que les qualités de fait et de valeur ne sont en
rien des propriétés intrinsèques de certaines choses
(affirmations, revendications, actions, significations) ou de
certains acteurs2. Il s’agit en réalité de la façon souple dont
nous gérons le flux de stimulus qui nous assaille et que nous
divisons en deux ruisseaux distincts. Le premier englobe les
choses que nous traiterons ensuite comme des facteurs
déterminants et irrévocables. Dans nos vies ou dans nos
activités, ces éléments joueront peut-être le rôle de
contraintes ou d’ouvertures, mais dans tous les cas, ils ne
requièrent pas d’autres actions de notre part, si ce n’est de les
prendre en compte. Le second ruisseau englobe les choses
que nous traiterons ensuite comme des supports de valeurs,

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positives ou négatives : autrement dit, des choses à propos


desquelles nous pouvons et nous devons agir.

Faits et valeurs en tant que processus


28 Ces réflexions nous mènent à la conclusion suivante : la
nature des faits et des valeurs est similaire. Tous deux sont
des processus, mais de type différent. À tout moment, ils
façonnent le processus social, produisant ainsi des choses qui
ressemblent à ce que nous avons coutume d’appeler des faits
et des valeurs. Cependant, la réalité du monde social ne se
rapporte pas à l’existence d’événements qui ont pour
propriété intrinsèque d’être un fait ou une valeur, ou encore
une combinaison des deux. La réalité prend des formes
différentes : tout d’abord, il y a notre présent de l’expérience,
qui va perpétuellement de l’avant, et la tempête de neige qui,
elle, est stationnaire. Les flocons représentent les valeurs qui
tendent à devenir des faits : ils sont constamment ballottés,
attirés vers le sol par le poids de nouvelles idées ou soulevés
par les rafales de l’imagination. La réalité du monde social
correspond au décryptage réciproque et asymétrique auquel
se livrent entités sociales et acteurs sociaux lorsqu’ils
interagissent les uns avec les autres. Le but de ce processus de
décryptage, c’est d’amasser faits et valeurs en deux tas
distincts de manière à pouvoir maintenir une interaction.
Faits et valeurs ne sont pas des choses dotées de telle ou telle
propriété, mais plutôt les résultats provisoires de différents
types de processus : je les nommerai « faibrication » et
« valeurisation ».
29 À chaque instant, nous tentons de classer les perceptions, les
actions et les événements du processus social en deux
catégories : ceux que nous saisissons le mieux en tant que
faits et ceux que nous saisissons le mieux en tant que valeurs.

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Ce faisant, nous nous appuyons bien entendu sur nos


conceptions actuelles de ce que sont un fait et une valeur,
c’est-à-dire de ce qui est déterminé et de ce qui reste ouvert à
l’action. Ces conceptions, qui sont actuellement les nôtres,
découlent du présent qui précède immédiatement celui dans
lequel nous nous trouvons : elles y ont été déposées par les
processus définis sous le terme d’historicalité. Autrement dit,
notre présent n’est pas une page blanche. Tels des joueurs de
carte, nous héritons d’une main qui peut être remodelée plus
ou moins aisément en effectuant une ou plusieurs actions
parmi les suivantes : nous pouvons nous défausser de
certaines cartes ; nous pouvons transformer des cartes
« faits » en des cartes « valeurs », et vice versa ; nous
pouvons changer notre façon de valeuriser, etc. La plupart
des « faits » d’aujourd’hui correspondent aux valeurs qui,
dans le passé, ont été congelées temporairement.
Réciproquement, la plupart des « valeurs » d’aujourd’hui
sont simplement de nouvelles manières de remettre en cause
les faits du passé. En d’autres termes, les processus de
faibrication et de valeurisation réorganisent continuellement
le présent, qui contient également tout ce qui reste de notre
passé et ce qui est « anticipé » de notre futur. Nous-mêmes
n’échappons pas à ce processus puisque nous sommes des
lignages d’événements en son sein, et les événements que
nous essayons de comprendre pourraient bien être des
morceaux de nous-mêmes (par exemple, lorsque nous nous
demandons : « Me suis-je comporté ainsi car j’y ai été
contraint ou parce que je l’ai réellement choisi ? »). Ces
événements font en outre l’objet de processus de faibrication
et de valeurisation qui proviennent d’autres endroits du
processus social et qui sont initiés par d’autres acteurs dans
d’autres situations, etc.

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30 Prenons l’exemple concret de cette conférence. Pendant que


vous m’écoutez parler, vous décomposez mes propos en deux
catégories : ceux qui requièrent de vous une action ou un
choix, sur le plan intellectuel, et ceux qui sont purement
factuels. Certains d’entre vous auront déjà rangé dans leur
esprit ma conférence tout entière à l’intérieur de telle ou telle
catégorie, en fonction d’éléments « factuels » qu’ils croient
savoir à mon sujet : je suis un homme, je suis américain, je
m’intéresse à Kant, je n’utilise pas de PowerPoint, etc. Si vous
avez classé ma conférence dans la catégorie des faits, vous
êtes désormais libres de penser à tout ce que vous voulez :
peut-être songez-vous au dîner qui vous attend ce soir, peut-
être vous demandez-vous si votre fille est aussi malade qu’elle
le prétend, ou peut-être encore évaluez-vous vos chances de
passer le week-end à la montagne. Parmi vous, d’autres
auront vu dans ma conférence une occasion très locale de
faire un choix ou d’entreprendre une action. Pour ceux-là, les
éléments que je viens d’énumérer peuvent avoir créé une
occasion de faire un choix : « Ah, vous êtes-vous peut-être dit,
le conférencier est un homme. Voyons s’il va nous dire qu’il
est sur le point de révolutionner les sciences sociales. Ah non,
il est un peu trop vieux pour cela, mais peut-être qu’il va
complètement nous déprimer avec des histoires de fin du
monde… Enfin, pourquoi faire des plans sur la comète ? Je
n’ai qu’à attendre de voir si ce bla-bla d’universitaire a un
sens et si je peux en tirer quelque chose. » En d’autres termes,
vous venez pour assister à ma conférence et, alors que vous
m’écoutez, vous passez votre temps à tourner mes propos
dans tous les sens pour trouver une occasion d’agir. Ce
faisant, vous traitez certains aspects de cette conférence
comme des faits qui imposeront des contraintes ou qui
serviront de guide à un choix qui se présentera dans le futur.

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Simultanément, vous traitez d’autres aspects comme la


substance même de ces choix et, parfois, vous ne parvenez
pas à organiser ces aspects en faits ou en valeurs. Ce
processus, vous en êtes les acteurs ; vous le façonnez en
privilégiant tel ou tel aspect en fonction du moment ou de
l’objectif que vous poursuivez.
31 Bien entendu, ce classement automatique de ma conférence
en deux catégories — faits et valeurs — est un processus qui,
lui-même, est localisé dans d’autres processus de faibrication
et de valeurisation qui remplissent votre journée : un rendez-
vous pris de longue date, l’espoir que vous exécuterez une
partie de la montagne de travail qui vous attend, un
engagement que vous avez pris et dont vous espérez réussir à
vous défaire, une inquiétude que vous avez depuis longtemps
à propos de vos parents… Vous pouvez réarranger les cartes
afin de déployer vos processus de choix et obtenir le meilleur
résultat possible, quel qu’il soit. Parmi ces cartes, beaucoup
s’apparentent à des faits ou plutôt à des choses que vous
estimez pouvoir être considérées comme des faits : par
exemple, ce que signifie assister à une conférence, être
étudiant, avoir une famille ou être communiste. Ces exemples
constituent ce que les fonctionnalistes parsoniens auraient
nommé des « rôles sociaux », alors qu’il s’agit en réalité de
« choses que les gens traitent la plupart du temps comme des
faits », des choses qui n’ont aucun lien avec des rôles ou des
ensembles de règles. La seule raison pour laquelle ces choses
se maintiennent dans le temps pourrait justement émaner
des individus eux-mêmes qui les interprètent tels des faits.
Pour ne plus considérer ces choses comme des faits, il
suffirait que de nombreuses personnes s’accordent sur la
façon de les changer : la facilité relative avec laquelle les rôles
de genre ont été transformés au cours des quarante dernières

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années, alors même qu’ils étaient décrits comme des


« performances de rôle » dans les cours d’introduction à la
sociologie que j’ai suivis dans les années 1960, en est une
illustration. Il en va de même des cartes « valeurs ». Il existe
un ensemble de choses que nous traitons traditionnellement
comme étant les principales occasions de faire des choix
importants : avec qui se marier, quel métier choisir, sur quel
sujet se spécialiser et ainsi de suite. Autant de choix qui sont
censés nous préoccuper au cours de notre vie.
32 L’exemple de ma conférence concernait une situation très
locale, à la fois dans le temps et dans l’espace. Toutefois, les
processus de faibrication et de valeurisation ont, selon moi,
une portée beaucoup plus générale. J’entends par
faibrication le processus qui produit la majeure partie de ce
que les institutionnalistes ou les parsoniens baptiseraient des
« structures sociales stables ». Quant au processus de
valeurisation, il identifie les choses qui, à tous les « niveaux »
possibles, peuvent devenir des changements. Je n’abandonne
pas l’idée de présent précaire ni mon désaccord avec
l’approche institutionnaliste. La stabilité apparente du
processus social constitue toujours l’énigme à résoudre.
Décrire ces deux processus comme opposés implique, pour
que les humains puissent agir de concert dans le processus
social, que nous nous accordions sur le fait que certaines
choses sont stables, mais qu’un tel consensus est le fruit d’une
activité incessante.
33 Pour résumer, ces deux processus visent chacun des choses
de nature différente. Le processus de faibrication cherche à
solidifier, dans le flux du présent, un ensemble de choses qui
sont (pour le moment) immuables, durables, reliées les unes
aux autres par des formes de causalité ou d’autres types de
régularité. Ce processus se révèle très complexe d’un point de

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vue logique. Il porte sur des choses qui peuvent être


mesurées, dont les contours sont nettement définis, et tend
en outre à imposer ses caractéristiques au flux du processus
social. La faibrication discrétise, mesure, définit, pousse vers
la cohérence. D’une certaine manière, ce processus se
rapporte à la connaissance plutôt qu’à la volonté. Nous
pourrions penser qu’il s’agit de science. Pourtant, puisque ce
processus s’intéresse parfois aux choses manifestement
ambiguës et indéterminées pour les clarifier et les définir de
force, il ne peut être qualifié d’« objectif » ou de
« scientifique ». Ici encore, nous devons nous garder de
limiter la réalisation du processus de faibrication à l’esprit
des individus. Il opère également dans : l’historicalité — ce
qui est mesurable est plus aisé à enregistrer et à conserver ;
l’interaction — un consensus sur une chose peut s’obtenir
plus facilement lorsque sa définition est claire, ce qui a
néanmoins parfois pour corollaire l’apparition de
malentendus, étant donné que l’accord peut reposer sur des
bases erronées ; la possibilité de transposer en loi ce qui est
clairement défini et peut donc davantage servir de fondement
à toutes sortes de contrats ou d’accords formels.
34 Le processus de valeurisation, lui, s’efforce de canaliser le flux
du présent pour qu’il prenne la forme d’options et de
possibilités ; autant de choses susceptibles d’être, en principe,
le support d’actions. En matière de valeurisation, qu’il
s’agisse de faits clairement définis ou de chimères, ce qui ne
peut être support d’actions ne représente aucun intérêt. Ce
processus peut porter sur des choses qui ont été transformées
en faits : dans ce cas, ces dernières ne constituent rien d’autre
que des prérequis, des contraintes ou des ouvertures
éventuelles qui pèsent sur les différents choix possibles. Le
processus de valeurisation cherche à tirer du processus social

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un ensemble d’objets qui peuvent provoquer des actions ou


des décisions, ainsi que l’ensemble des entités, des structures
et des prérequis qui déterminent notre capacité à
entreprendre ces actions et à prendre ces décisions. Les
matériaux qu’il assemble peuvent être continus ou discrets,
mesurables ou non, clairement définis ou flous. À l’instar de
celui de faibrication, le processus de valeurisation est
cohérent, mais différemment. Rappelons que, dans le
processus de faibrication, la cohérence, c’est celle de la
logique, de la classification, de la mesure et de la précision, de
la subsomption et de l’abstraction ; elle repose sur une
logique hiérarchique d’ordonnancement. Étant donné le
caractère très divers des matériaux avec lesquels travaille le
processus de valeurisation, la cohérence qui le caractérise est
d’une tout autre nature. Ce processus s’intéresse à des choix
qu’il organise, dans sa dimension la plus abstraite, selon
plusieurs modes : classer et préférer ; tenir pour égal ou ne
pas avoir de préférence ; préférer laisser en suspens. La
question de la cohérence s’avère donc ici bien plus complexe
que dans le cas de la faibrication. En outre, chaque entité du
processus social peut privilégier son propre mode pour
parvenir à la résolution d’un conflit entre différentes valeurs.
35 Dans le processus de faibrication, les valeurs ne constituent
implicitement pas un simple résidu, c’est-à-dire toutes les
choses qui ne peuvent pas être transformées en faits : nous
l’avons constaté chez Weber et Durkheim. De la même façon,
le processus de valeurisation définit implicitement certaines
choses comme « ne constituant pas des supports fructueux de
choix » et donc comme des faits. Cependant, tels que je
conçois ces deux processus, il n’y a pas de raison que les
résidus générés par l’un représentent la matière principale de
l’autre, et vice versa. Il s’agit tout simplement de processus de

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type différent, n’ayant éventuellement pas la même structure


ou la même logique.
36 Peut-être vous dites-vous que ce modèle à deux processus est
encore un modèle destiné à expliquer les logiques qui
conduisent l’attention à se déplacer, dans une interaction, de
l’un à l’autre des protagonistes. De manière plus générale,
vous y voyez possiblement un énième exemple de posture
constructiviste. Au fond, mon modèle est beaucoup plus
complexe. Premièrement parce que, tels que je conçois ces
processus, ils n’impliquent pas que les « rôles » ou les
intérêts soient clairement hiérarchisés. La façon dont les faits
sociaux sont subsumés n’obéit pas à une hiérarchie figée et je
ne pars pas du principe que les valeurs peuvent être
généralisées : de multiples décryptages sont permis en
fonction des individus, des intérêts qu’ils poursuivent et des
situations dans lesquelles ils se trouvent. Lorsqu’un individu
se demande quelle carte jouer parmi celles qu’il tient entre les
mains, il existe peut-être des règles à portée plus générale
concernant les précautions à prendre dans les classements, la
fréquence à laquelle opérer des changements, le moment et la
manière de se mettre à jour ou de prêter attention à d’anciens
« faits » ou d’anciennes « valeurs », la constance dont il faut
ou non faire preuve dans ses choix au cours du temps et en
toute situation, etc. En réalité, les règles varieront selon les
individus, mais pourront aussi être communes à divers
groupes dans la société. Cependant, aucune organisation
hiérarchique n’est donnée d’emblée.
37 Deuxièmement, toutes les règles à suivre en matière de
faibrication, de valeurisation ou de combinaison des deux
évoluent elles-mêmes constamment. Elles sont susceptibles
de bouger et de varier, et leur reproduction au cours du temps
dépendra non seulement de la mémoire et de la personnalité

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des individus, mais aussi des réseaux d’inter​action dans


lesquels ils sont pris et au cœur desquels ils s’échangent des
choses qui peuvent être faibriquées ou valeurisées. La
manière dont ces réseaux s’agencent actuellement et la façon
dont les interactions en leur sein renforcent ou non la
configuration actuelle des processus de faibrication et de
valeurisation, voilà ce qui régit la persistance dans le temps
de toute configuration particulière de ces deux processus.
38 Quant à l’idée que mon modèle puisse n’être qu’un accroc
mineur dans l’étoffe du constructivisme social, dont la
première formulation théorique complète remonte à
l’ouvrage vieux d’un demi-siècle de Peter L. Berger et Thomas
Luckmann, je ne le crois pas non plus. En effet, je ne conçois
pas la faibrication et la valeurisation comme des processus
réciproques — tels que l’étaient la routinisation et la
légitimation chez Berger et Luckmann —, mais comme des
activités de type distinct, qui ne s’excluent pas l’une l’autre et
qui se chevauchent potentiellement. D’autre part,
contrairement aux phénoménologues pour qui tout
phénomène est ancré dans l’expérience qu’en fait l’individu,
j’établis un lien entre la société et l’individu en les
considérant tous les deux comme des lignages construits au
fil du temps, à partir de la même unité de base qu’est
l’événement. Ces événements proviennent et sont générés en
partie par les processus de faibrication et de valeurisation : il
n’y a donc pas de sens, selon moi, à distinguer différents
niveaux s’agissant de la société et de l’individu. Ensuite, à
l’inverse des versions les plus radicales du constructivisme, je
reconnais sans détour que l’apparence de stabilité est très
fréquente au sein du processus social et qu’il faut comprendre
pourquoi ; et ce sans me rabattre sur la solution de facilité qui
consisterait à chercher des exemples pour démontrer que cet

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équilibre est possiblement plus précaire qu’il ne le paraît.


Plus généralement, les prémisses classiques du
constructivisme ne reposent pas sur une philosophie de
l’histoire clairement définie, élément essentiel de ma théorie
processuelle. Voilà pourquoi les concepts d’« historicalité » et
d’« anticipation » revêtent pour moi une telle importance.

La dimension morale du processus social


39 Avant de conclure, je souhaiterais généraliser encore
davantage. Lorsque je fais appel aux processus de faibrication
et de valeurisation, ce n’est pas uniquement pour décrire le
processus social sur un plan empirique : le contenu de ces
concepts implique précisément que je me place à la fois sur
un plan empirique et sur un plan moral. Après tout, en disant
qu’à tout moment ces deux processus s’entremêlent, je
m’attaque bien à la distinction kantienne des faits et des
valeurs. Ainsi, pour utiliser la terminologie kantienne, ces
deux processus doivent être sous-tendus simultanément par
une description empirique fidèle du fonctionnement du
processus social et par une prise de position morale quant à
ce que ce processus social devrait être. De fait, ma
démonstration tente de résoudre l’antinomie kantienne du
déterminisme et du libre arbitre en procédant différemment.
Plutôt que de m’attacher à développer la distinction entre
faits et valeurs sur le plan de la logique, je la conçois comme
une mise en tension du présent que nous vivons, et ce de
manière dynamique. Nous vivons les faits et nous vivons les
valeurs ; par conséquent, c’est dans les règles à suivre en
matière de faibrication, de valeurisation et de leur
combinaison que réside la « morale vraie » au sens
d’Emmanuel Kant ou de Leo Strauss. Autrement dit, dans un
système processuel, il ne peut y avoir de morale définie une

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fois pour toutes. Celle-ci provient strictement des règles que


nous suivons dans le cadre du processus consistant à
entreprendre les changements qui transforment un présent
en un autre présent ; donc dans celles qu’il faut suivre en
matière de faibrication et de valeurisation.
40 Cette position est une « critique » au sens kantien du terme.
J’ai défendu l’idée selon laquelle faits et valeurs sont eux-
mêmes produits par des processus qui fonctionnent de
manière continue. J’ai également démontré que ces processus
ne sont pas organisés de façon hiérarchique et que leur
fonctionnement (comment poser ses cartes lorsqu’il s’agit de
jouer à vivre dans le présent) évolue à mesure que le
processus social avance. Cela signifie que, d’un point de vue
logique, une morale vraie prenant la forme d’un impératif
catégorique peut se trouver uniquement dans les règles à
suivre pour transformer les processus de faibrication et de
valeurisation eux-mêmes. En d’autres termes, dans un tel
système, la morale vraie réside dans les règles à suivre pour
modifier celles auxquelles vous obéissez dans vos processus
de faibrication et de valeurisation. Ne pouvant détailler ici en
quoi consistent ces règles — il faudrait y dédier un livre
entier —, je me contenterai de répéter ce point crucial de mon
raisonnement, à savoir que s’il existe une morale vraie, ses
règles peuvent être strictement celles qui définissent la
marche à suivre lorsque nous voulons modifier la manière
toujours changeante dont nous approchons les faits et les
valeurs.
41 Sur ce point, comparer ma position avec la théorie politique
contemporaine et sa conception générale du fondement de la
morale s’avère instructif. Dans le monde occidental actuel, la
théorie politique répond le plus souvent à une orientation
libérale et contractualiste. Elle postule que la société repose

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sur un contrat établi par les membres d’un groupe,


généralement nommé « peuple ». Ce contrat divise le monde
en deux : d’un côté, un domaine public où règne une parfaite
égalité entre les individus ; de l’autre, un domaine privé où
l’inégalité prévaut. Le domaine public est un idéal immuable,
qui apparaît notamment chez Strauss. Nous pouvons
modifier la forme que prend notre quête de la volonté
générale, mais son existence et sa vertu n’est jamais remise
en question. Par conséquent, il s’agit avant tout de trouver le
moyen d’empêcher l’inégalité du domaine privé de peser
indûment sur la volonté générale. Au-delà de cette division
privé/public, une liste d’interdits absolus structure le
contractualisme — un domaine très restreint composé d’actes
(crimes, trahisons, génocides, etc.) qui sont absolument
interdits dans un État ou dans un monde construit de
manière contractualiste.
42 Cette liste d’interdits absolus pose un problème fondamental
à ma théorie. Le processualisme repose en effet sur une
conception du changement comme réalité empirique
première : inévitablement, de nouveaux interdits finiront
donc par s’ajouter à la liste tandis que d’autres disparaîtront.
Plus généralement, mon raisonnement implique que nous
nous libérions en pratique de ce modèle contractualiste certes
admirable, mais immuable. Le monde change et le
contractualisme lui-même risque de ne pas durer. Lorsqu’il
s’agit de penser les faits et les valeurs, le cadre théorique doit
donc tenir compte de cette réalité et en assumer les
conséquences. Autrement dit, ce cadre doit permettre de
penser une morale qui soit toujours vraie, indépendamment
du contenu que pourra prendre notre théorie politique ou du
type de régime dans lequel nous nous trouverons. Une fois
que nous avons admis que la société subit un mouvement

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perpétuel, le champ des possibles nous apparaît comme


immense. Une société donnée peut connaître des réalités très
différentes — pour certaines atroces. Nous savons d’ailleurs
que nos sociétés ont connu de telles situations ; d’où la
nécessité d’une forme de morale qui s’y applique également,
de sorte à pouvoir en sortir aussi vite que possible.
Cependant, au fur et à mesure que le processus social évolue,
nous oublions notre passé et la liste des situations interdites
finit par être altérée. Les réalités changeantes d’un point de
vue empirique, mais que nous désignons toutefois sous le
même terme — à savoir démocraties —, en sont un exemple
que trop familier.
43 Adopter une moralité processuelle offre un avantage certain
par rapport à la perspective contractualiste : nous pouvons en
effet imaginer des règles qui couvriraient un éventail
beaucoup plus large de situations dans lesquelles la société
pourrait se retrouver en termes de morale. Il nous faut
néanmoins tout tenter pour conserver les réussites
fondamentales du modèle stable que représente le
contractualisme tel qu’il a été théorisé par les contemporains
de Kant. L’une de ces réussites, c’est précisément cette liste
d’interdits absolus.
44 Qu’est-ce qui garantit, dans mon système théorique, qu’une
morale existe bel et bien ? C’est-à-dire une morale qui aspire
à garantir ce que nous considérons généralement comme
bénéfique : les comportements prosociaux et altruistes, l’État
de droit, la croyance en la dignité de la personne humaine, le
fait de se montrer responsable à la fois vis-à-vis du passé et
du futur et, en même temps, de prendre soin de notre
présent. Dans mon œuvre théorique, je pense que cette
garantie qu’il existe une morale vraie repose, en définitive,
sur un constat : celui que la personnalité et même le for

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intérieur d’un individu proviennent principalement de


l’expérience qu’il fait du monde social. Cette formulation est
provisoire car je n’ai pas encore trouvé de solution
satisfaisante à ce problème. Je suis conscient que, si mon
ambition véritable est d’inventer une position morale et pas
simplement d’en proposer une nouvelle analyse empirique, il
me faudra trouver une solution qui ressemblera au constat
que je viens de partager. Malheureusement, le temps qui
m’est ici imparti ne me permettra pas d’être plus précis.

Conclusion
45 Lors de ce cycle de conférences, j’ai cherché à mettre en
lumière les difficultés que recèlent non seulement la
conception kantienne des faits et des valeurs, mais aussi les
alternatives formulées ultérieurement, en réaction à Kant, par
un certain nombre de sociologues classiques. Kant avait lui-
même compris que sa position était menacée par les preuves
empiriques de l’évolution de la morale au cours du temps.
Pour résoudre ce problème, il formula un impératif
catégorique faisant de la morale un énoncé purement formel,
dont la validité dans le monde social vaudrait en tout temps,
en tout lieu et en toutes circonstances. Chacun à sa manière,
ni Marx ni Weber ne se sont départis du cadre kantien. Marx
n’a pas réussi à résoudre le problème de la liberté humaine et
Weber n’a pas su réconcilier objectivité et morale en les
concevant comme des idéaux indépendants et
contradictoires. Durkheim a répondu sans détour à Kant,
mais s’est trompé en pensant que ce dernier s’était contenté
de postuler une nouvelle forme de métaphysique. Il a donc
essayé de déplacer l’argument kantien « de la transcendance
à la nature » — selon ses propres termes —, mais a en réalité
involontairement reproduit l’analyse kantienne en faisant du

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social sa nouvelle métaphysique transcendantale. Sur le plan


de la nature, Durkheim s’est borné à réduire le périmètre de
la morale à tout ce qu’un questionnaire définit comme tel.
Cependant, il n’a clairement pas fait sienne cette définition.
46 Ma stratégie n’entend pas éviter une pensée historique ; elle
cherche précisément à prendre cette dimension à bras-le-
corps afin de mieux concevoir les faits et les valeurs, c’est-à-
dire à reconnaître que ceux-ci sont en partie intégrés au flux
de l’expérience de l’histoire elle-même, à la fois à travers le
temps et l’espace social. Intervenant dans le processus de
vivre dans le présent, les processus de faibrication et de
valeurisation ont donc une dimension universelle puisque
nous vivons toujours dans le présent, quel que soit
l’emplacement de ce présent dans le flux du temps
newtonien. Des idéaux moins abstraits dans leur logique que
ceux de Kant peuvent par conséquent être proposés. Bien
qu’ils prennent en compte le caractère changeant du contenu
des valeurs dans une société — une réalité qui a tant dérangé
Durkheim —, ces idéaux pourraient être intemporels.
À travers ces idéaux, j’adopte une véritable position morale à
propos de la philosophie de l’histoire. En revanche, en optant
pour une ontologie du processus social fondamentalement
processuelle, c’est-à-dire en m’éloignant du Kant théoricien
des trois Critiques pour me rapprocher du Kant plus
pragmatique de l’Idée d’une histoire universelle, j’ouvre la
voie à une nouvelle approche du problème des faits et des
valeurs. Celle-ci permet de mieux comprendre les cas
concrets qui posent cette question des faits et des valeurs :
par exemple, le fait que les universitaires se soient
considérablement politisés au cours des quarante dernières
années, l’évolution des rôles de genre ou encore la tentative
visant à imposer au reste du monde le contractualisme

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comme système politique universel. Je défends l’idée que de


tels changements se produisent tout le temps et que nous
devons trouver le moyen de les engendrer, les vivre et les
diriger afin qu’ils répondent au mieux à des critères moraux
pour le changement. Parallèlement, ces nouvelles règles pour
modifier la façon dont nous faibriquons et valeurisons
devront conserver l’essentiel des atouts propres aux
approches préexistantes, notamment ceux du
contractualisme.
47 Cette nouvelle perspective a bien d’autres tâches à accomplir :
c’est la raison pour laquelle je ne proposerai pas, ici, de
critères en tant que tels. J’ai détaillé, à d’autres occasions, les
formes diverses qu’ils peuvent prendre en termes de résultats
souhaitables pour la société et je finirai par les rassembler
dans un livre. En l’état, peut-être ce cycle de conférences
m’aura-t-il permis de prouver qu’il est possible d’envisager le
problème des faits et des valeurs à nouveaux frais. Il s’agit de
se débarrasser de l’ontologie figée qui a si longtemps
caractérisé la pensée juridique et politique occidentale, pour
aborder la question des faits et des valeurs à partir du
postulat que tout est en perpétuelle transformation.
48 Si cette perspective nous met en difficulté parce que nous ne
sommes plus en terrain familier, je pense qu’elle possède
néanmoins deux atouts : elle est plus réaliste d’un point de
vue empirique — et plus solide d’un point de vue factuel — et
elle dispose d’une supériorité morale à long terme. Le
parcours à accomplir entre la société dans laquelle nous
sommes et une société viable, juste et humaine, sera long et
semé d’embûches. Lorsque nous y parviendrons, le processus
social poursuivra en effet son mouvement de renouvèlement
et de transformation de manière continue. D’ici là, nous
devrons regarder en face une humanité dont les divisions

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sont nombreuses et qu’aucune valeur partagée ne fédère — à


supposer qu’il soit possible que l’humanité puisse être
véritablement unie autour de valeurs partagées. Si des règles
morales peuvent nous guider sur ce parcours difficile, celles-
ci doivent régir la façon dont nous modifions sans cesse les
faits et les valeurs de la société, quel que soit le présent dans
lequel nous évoluerons ; l’enjeu étant ici de trouver comment
le faire d’une manière juste. Cette manière doit non
seulement se montrer juste vis-à-vis des vivants, mais aussi
de ceux qui ont vécu, qui vivent en ce moment et qui vivront
un jour. Une montagne de travail intellectuel — et moral — se
dresse donc devant nous. Qu’attendons-nous pour nous y
atteler ?

Notes
1. Voir supra, la deuxième conférence « Marx et Marshall : de
l’historicisme au choix ».
2. Voir ce que nous postulions à travers les exemples cités supra, p. 97.

© Collège de France, 2020

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


ABBOTT, Andrew. Options et réalités : une analyse processuelle des
faits et des valeurs : Quatrième conférence In : Faits et valeurs [en
ligne]. Paris : Collège de France, 2020 (généré le 16 septembre 2020).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/10037>.
ISBN : 9782722605459. DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.10037.

Référence électronique du livre


ABBOTT, Andrew. Faits et valeurs. Nouvelle édition [en ligne]. Paris :
Collège de France, 2020 (généré le 16 septembre 2020). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/cdf/9938>. ISBN :

https://books.openedition.org/cdf/10037 Página 35 de 36
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9782722605459. DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.9938.


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