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Langue française

Humour, Ironie — signification et usage


Simone Lecointre

Abstract
Simone Lecointre : « Humour, Ironie : signification et usage »
This essay on pragmatic linguistics takes another look at Wittgenstein's theory of « Real Linguistic Transactions » by analysing
concrete applications. Different uses of the contrastive structure « HUMOUR vs IRONY » are demonstrated by varying co-
enonciators and discursive situations. Taken within a specific context, each co-enonciator selects its extra-linguistic signs and
sets up its own model of referenciation creating new « language games » each time. These « language games » change word «
grammar » by changing references, resulting in « intercomprehension ».

Citer ce document / Cite this document :

Lecointre Simone. Humour, Ironie — signification et usage. In: Langue française, n°103, 1994. Le lexique : construire
l'interprétation. pp. 103-112;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1994.5730

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1994_num_103_1_5730

Fichier pdf généré le 05/05/2018


Simone LECOINTRE
Université de Nouakchott (Mauritanie)

HUMOUR, IRONIE
Signification et usage

« Les mots que nous avons n'ont quasi que des significations
confuses, auxquelles l'esprit des hommes s'estant accoutumé
de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque rien
parfaitement. »
Descartes, Lettre à Mersenne.

Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques, adoptant un point de vue


radicalement pluraliste sur la signification du mot en discours, estimait plus
particulièrement que les effets de sens varient avec le « genre » 1. Cette hypothèse a guidé notre
recherche.
Toutefois, les propos qui vont suivre pourraient bien être perçus comme
iconoclastes ; on a jusqu'ici considéré, en effet, que « ce que les mots disent en discours » représente
toujours un surplus de sens par rapport à des définitions lexicographiques qui, si bien
conçues soient-elles, demeurent limitatives, parce que stéréotypées ; lire, c'est mobiliser
autour du mot des valeurs venues d'ailleurs : du cotexte, du contexte, de l'intertexte ;
c'est rassembler du sens, c'est conférer au sens un « volume ». Or nous aurons à montrer
ici que certains « genres » de discours ont pour effet de dé-mobiliser ces valeurs, et même
d'aller dans le sens d'une restriction sémantique par rapport à la définition ; restriction
immotivée 2, générant le flou et l'approximation. C'est alors que peuvent apparaître, nés
de cette approximation, des cas de synonymies contextuelles, qui se généralisent dans
certaines pratiques discursives.
Une double question se pose :
1° Comment deux termes, qui ne se présentent pas comme synonymes à la conscience
linguistique, peuvent-ils dans l'usage perdre leur sémantisme différentiel ?
2° Pourquoi certains « genres » discursifs entraînent-ils ce jeu de langage
particulier ?

1. HUMOUR, IRONIE et l'usage métalinguistique


1.1. « Qu'est-ce que l'HUMOUR, qu'est-ce que PIRONIE dans un énoncé ? » Une
large partie de la population francophone cultivée s'avère en difficulté quand on lui

1. Le langage, selon Wittgenstein, a autant de significations qu'il a de fonctions différentes.


2. Ce phénomène n'est pas assimilable à l'actualisation d'un mot réduite à certains sèmes (type
« cet enfant est un petit singe ») et générant ainsi, par voie de métonymie ou de métaphore, des emplois
nouveaux.

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demande une définition un tant soit peu précise des deux termes, alors même qu'elle en use
couramment 3. Elle part en quête d'une « compétence » nécessairement individuelle, dont
l'analyse se fonde toujours, dans cette situation précise, sur des composants sémantiques
supposés (à l'exclusion de toute considération syntaxique). L'interviewé, souvent pris de
court, rassemble dans une formulation plus ou moins adroite les traits qu'il juge
fondamentaux, s'exerçant à une sorte d'analyse componentielle grossière. L'interviewer
pratique l'opération inverse, apprécie le résultat, le confronte à son propre savoir et souvent à
la définition « idéale » qu'est censé proposer le dictionnaire.
La situation discursive ne peut être considérée comme un invariant : chaque allocu-
taire en sélectionne les éléments de son choix. Il saisit dans la demande des motivations
diverses, y voit ou non — en fonction de la personne du locuteur — une obligation de
réponse, construit avec plus de soin sa référenciation si la question est publique, etc. Le
locuteur est, de son côté, prie dans un réseau sensiblement identique : motivations, force
perlocutoire de sa question, prise en compte de l'allocutaire, de son origine et de sa
culture. . .
Mais l'essentiel demeure, dans l'opération métalinguistique qui est demandée aux
co-énonciateurs, leur « savoir » linguistique et leur capacité à en faire l'analyse : le mot
étant là pour son « sens », il va de soi que la construction de la référence est ici liée à un
degré de culture et à la dimension connotative que l'imaginaire de chacun retient comme
essentielle — par exemple pour IRONIE = méchanceté, ou pour HUMOUR = Angleterre.

1.1.1. Si l'on admet que le concept reste flou à proportion de l'insuffisance défini-
toire, alors l'usage courant est demeuré partiellement intuitif, sans que le recours au
dictionnaire ait jamais paru pour autant nécessaire. HUMOUR et IRONIE font partie de
ces mots abstraits dont nombre de locuteurs croient détenir le sens, alors que leur
compétence, par rapport à une définition lexicographique, plus encore par rapport à une
étude lexicologique, reste très partielle.
Dans ces conditions, il y a peu de chances pour que soient jamais actualisés
correctement la plupart des traits qu'exigerait une définition suffisante — mais qu'est-ce qu'une
définition suffisante, et au nom de quoi y aurait-il lieu de l'exiger ? — et pas plus ceux que
mentionne le dictionnaire que ceux qu'il omet de mentionner. Jouant dans le sens de la
restriction sémantique, cet usage métalinguistique fait de HUMOUR et IRONIE des faits
de discoure, dont l'un se définit simplement par les traits qualitatifs « drôle » + «
spirituel », l'autre par les traits qualitatifs « moqueur » + « spirituel ».
Il y a certes des IRONIES « lourdes » et des HUMOURS « pesants ». Ceci tendrait à
attester que le trait « spirituel » n'est pas toujours actualisé en discours, sauf à penser que
les adjectifs « lourd, pesant » qualifient l'effet produit sur l'allocutaire indépendamment
des caractères énonciatifs : l'HUMOUR et l'IRONIE seraient alors perçus comme des
actes de langage où il conviendrait d'analyser le perlocutoire jusque dans ses insuccès :
c'est là notre point de vue.

3. Ces mots appartiennent-ils cependant au vocabulaire du français fondamental ? La critique des


« listes de fréquence » que propose Mylène Garrigues dans « Dictionnaires hiérarchiques du français »
Langue française n° 96, décembre 1992, critique à laquelle nous adhérons entièrement, ne permet pas
d'apporter à cette question une réponse satisfaisante.

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L'actualisation d'un même trait (« spirituel », « intelligent ») 4 dans l'emploi de l'un
et l'autre termes aurait donc pour effet de générer la possibilité d'une synonymie
contextuelle :
HUMOUR, IRONIE
1) « faits de discours »
2) « connotant l'intelligence d'un énonciateur ». Une compétence plus fine joindrait
encore à cette définition le trait :
3) « insolence », « irrévérence », trait à nouveau commun.
L'opposition des termes repose donc en dernier ressort sur les traits qualitatifs pertinents
« moqueur » et « drôle ». A priori, ils ne sont nullement superposables, et au demeurant
cette compétence linguistique ne tient pas HUMOUR pour un doublet d'IRONIE.
Personne n'affirmera jamais que « l'HUMOUR d'un texte, c'est (la même chose que) son
IRONIE ».

1.1.2. Il est donc paradoxal que de nombreux dictionnaires donnent l'un pour
synonyme de l'autre : on ne peut justifier cette pratique que par l'examen attentif des
traits pertinents « moqueur » vs « drôle ».
Les deux adjectifs ont une particularité commune s : aucun texte, aucun énoncé ne
saurait être « drôle » ou « moqueur » en soi. Il ne le devient que senti comme tel par
l'énonciataire ou le lecteur, lequel ne se confond pas, bien entendu, avec la « cible » des
pratiques discursives ainsi caractérisées. Le phénomène de reconnaissance est
indispensable à l'existence même de la drôlerie comme à celle de la moquerie 6. « Dans un
spectacle, dit Devos, si les gens ne rient pas, ce que vous dites n'a plus aucun sens » 7.
Il en va nécessairement de même pour l'HUMOUR et l'IRONIE ; devant être
reconnus, l'un et l'autre ne seront pas vus seulement comme des faits d'énonciation ; ce sont des
faits d'énonciation/réception, des actes langagiers qui doivent pour exister « se faire
reconnaître » et « garantir leur uptake » 8.
Aucun dictionnaire ne signale le moindre rapport sémantique entre les adjectifs
« drôle » et « moqueur » . En revanche, des valeurs nées de nos pratiques socio-culturelles
ont pour effet de combler le vide sémantique qui les sépare.
Un énoncé peut certes être drôle sans être moqueur, ou moqueur sans être drôle 9.
Toutefois, dans nos pratiques sociales et culturelles, la « drôlerie » s'exerce le plus
souvent aux dépens d'une cible concrète, elle égratigne facilement. Pour être « drôle » —
au niveau le plus élémentaire et le moins « spirituel » qui soit, où le drôle devient le

4. Cf. Catherine David in Le Nouvel Observateur : (chez O. Wilde) « L'humour prouve


l'intelligence ».
5. Non signalée par les dictionnaires.
6. On ne commettra pas l'erreur de confondre « drôle » et « comique », le trait « original,
singulier » qui caractérise « drôle » n'étant pas actualisable par le vocable « comique ». « Moqueur »
n'a pas davantage de synonyme acceptable.
7. Entretien avec J. Belot et M. Lecarpentier, Télérama du 22/9/93.
8. Anna Jaubert, La lecture pragmatique, p. 237. L'auteur cite également Strawson 1977 : « un
acte illocutoire n'est accompli que si l'auditeur reconnaît l'intention du locuteur d'accomplir cet acte ».
9. A) Sont drôles sane être moqueurs les textes de R. Devos, qui sont jeu de langue et prennent par
conséquent la langue pour « cible ». Et tous les « jeux de mots » en général.
B) Sont moqueuses sans être drôles telles « plaisanteries » racistes et cruelles, non « reconnues »
par l'auditeur comme plaisantes, ou telles « mises en boîte » trop indignes et méprisables pour que leur
drôlerie puisse être perçue.

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comique — , même la tarte à la crème doit trouver sa cible. Quant à la moquerie, pour
n'être pas « drôle » en soi, elle trouve souvent sa pleine efficacité dans une expression
drolatique — originale, récréative et pittoresque 10. En termes d'énonciation,
l'expression « mettre les rieurs de son côté » semble avoir la même fonctionnalité dans l'emploi de
« être drôle » que dans celui d'« être moqueur ». Les traits pertinents « drôle » et
« moqueur » ne sont donc pas nécessairement exclusifs l'un de l'autre, loin de là.
Mais c'est à la condition de tenir compte des « usages ordinaires du langage » n, et de
la « façon dont [un] usage intervient dans la vie » . Non que « moqueur » et « drôle » aient
jamais la même signification, mais leurs valeurs peuvent dans certains usages s'impliquer
mutuellement. Si 1 on tente d'appréhender la signification de « drôle », et que pour ce
faire, l'on s'interroge sur « tout ce que cela a un sens de dire ou de ne pas dire à propos de
ce mot 12 », il faudra au préalable répondre à la question de Wittgenstein : « Comment te
sers-tu de ce mot, qu'en fais-tu ? » Or si je me sers de l'adjectif « drôle » pour caractériser
un énoncé qui, reconnu comme tel par un allocutaire, a pris pour objet de son dire une
cible concrète 13, j'implique dans cet usage les valeurs de « moqueur ». La « grammaire »
du mot dans ce « jeu de langage » particulier 14 se trouve modifiée, et je le comprends
autrement.
Ces remarques sont évidemment transposables à HUMOUR et IRONIE pris dans ce
même usage où l'implication réciproque de « drôle » et « moqueur » ne peut être
contournée. On conçoit dès lors comment peut s'opérer la levée du paradoxe. Si en langue
HUMOUR et IRONIE sont sentis comme deux termes totalement disjoints, en discours, ils
peuvent prendre une signification très proche : faits d'énonciation, marquée de l'esprit de
l'énonciateur, exerçant sur une cible concrète une verve simultanément moqueuse et
drôle, drôle et moqueuse 15. Les deux termes peuvent alors figurer comme synonymes l'un
de l'autre.

1.1.3. La compétence linguistique de la classe la plus « cultivée » ne lui permet guère


d'admettre une telle équivalence, tant « le mythe d'une langue idéale » est vivace, et peu
conforme à nos habitudes la prise en compte des « usages ordinaires du langage » 16.
Quiconque se pique d'avoir avec sa langue des relations privilégiées n'hésitera pas à
dénoncer cette pratique, à évoquer une « faute », une « licence », une « négligence » ou
une « maladresse ».

10. Cf. J.F. Josselin (Nouvel Observateur) sur J.P. Aron. « Cet historien moqueur » est défini par
« le talent, l'intelligence, l'insolence, et la drôlerie ».
11. R. Eluerd, La pragmatique linguistique, ch. 2 et 5. La citation qui suit est de Wittgenstein.
12. R. Eluerd, op. cit., p. 24.
13. Individu, groupe social, institution, maie aussi événements dont ils sont cause, idéologies qu'ils
conçoivent... en bref, tout ce qui est suscité par l'humain.
14. L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, § 44. Cité par R. Eluerd, op. cit., p. 135.
15. Jankélévitch écrit dans YIronie : (p. 132) « [l'ironie] fait rire sans avoir envie de rire, et elle
plaisante froidement sans s'amuser ; elle est moqueuse, mats sombre ». Et ailleurs (p. 172) : « Au fond,
l'humoriste a un faible pour ce qu'il raille — et pourtant il raille, car il a traversé l'antithèse méchante » .
Jankélévitch distingue « l'ironie vitupérante » et « l'ironie humoresque », et c'est à travers
leurs différences qu'il propose certains critères (plutôt subjectifs) de mise en relation oppositive de
HUMOUR et IRONIE. Par exemple (p. 173) : « L'ironie plaisante, mais dans sa moquerie on lit la vérité
à livre ouvert ; et l'humoriste joue, lui aussi, seulement son sérieux est infiniment lointain. [...] il faut
comprendre la farce qui est dans la simulation sérieuse, et puis le sérieux profond qui est dans cette
moquerie, et enfin le sérieux impondérable qui est dans ce sérieux. » On voit que l'auteur associe
naturellement le trait « drôle, plaisant » au trait « moqueur ».
16. R. Eluerd, op. cit., ch. V.

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Certes la compétence de l'individu « cultivé » lui permet de compléter les définitions
précédentes, quoique très partiellement. Car s'il est capable d'opérer une distanciation
vis-à-vis de la langue, — distanciation favorable à l'expression métalinguistique — , il se
réfère à un savoir linguistique malaisément formidable et très peu formalisable 17. Ainsi
les composants sémantiques nouveaux introduits dans ses définitions ont-ils la
particularité de se glisser aussi bien dans celle d'HUMOUR que dans celle d'IRONIE — du moins
en première analyse — ce qui ne favorise guère la mise en évidence de l'opposition
significative qu'il revendique sans parvenir à la définir dans le micro-système.
L'intuition fine d'un composant « discours de décalage » et/ou d'un composant
« mise à distance énonciative » n'est donc propice à cette mise en évidence qu'à la
condition de pousser très loin l'analyse, ce qui relève strictement du spécialiste —
lexicologue, pragmaticien, théoricien de la littérature 18. Seule l'étude des modalités
référentielles et de renonciation permet en effet d'élaborer une structure contrastive à
partir des deux termes.

1.2. Y a-t-il encore un sens, dans la situation discursive où l'on a placé les co-
énonciateurs, à évoquer « le » sens des mots HUMOUR et IRONIE ? Et à tenter de définir
entre eux une quelconque relation oppositive ?
La compétence linguistique de l'allocutaire étant variable, très en-deçà de la
définition lexicographique, la construction de la référence se fait, pour lui, en fonction de ce
savoir, auquel se joint on l'a vu, la prise en compte sélective (et subjective) du contexte.
Dans cette perspective, les mots ont « du » sens pour chaque proposition qu'il émet
puisqu'il a pu en faire un usage. Le locuteur ne s'y trompe pas, qui, dans sa propre
construction référentielle, a sans doute utilisé une compétence différente et une sélection
autre des événements du contexte : la poursuite du dialogue montrerait la nécessité où il
est de bâtir avec son allocutaire un « monde commun », selon la maxime conversationnelle
de Grice : « dites ce qui est en relation avec le sujet de l'échange » 19 ; il leur faudrait
accorder dans leur activité signifiante leur construction de la référence, en fonction de ce
qu'ils ont intériorisé de l'activité à laquelle ils se livrent. Alors seulement une signification
pourrait se faire jour.

2. HUMOURflRONIE, et le discours critique


2.1. Une performance discursive liée à un « genre » bien particulier associe
fréquemment HUMOUR et IRONIE. Dans nombre de textes de critique en effet, l'un des deux
termes est directement repris par l'autre comme s'il s'agissait d'une véritable
coréférence 20. Critique littéraire, dramatique, mais aussi picturale, musicale, et de toutes

17. Cette difficulté se traduit en partie dans le travail lexicographique. Les efforts pour parfaire les
définitions restent médiocres et l'évolution, d'un dictionnaire à l'autre, peu sensible.
18. Les travaux sur l'IRONIE comme manifestation de la polyphonie énonciative se sont largement
développée dans les années 80. Cf. bibliographie, J. Authier, B. Basire, C. Kerbrat-Orecchioni. En
revanche, on trouve peu d'analyses linguistiques sur Г HUMOUR.
19. Grice, cité par R. Eluerd, op. cit., p. 196.
20. À titre d'exemples, citons :
— « Par la cruauté de son HUMOUR [...]. Le mordant de cette IRONIE [...]. »
— «[...] les possibilités d'IRONIE du langage. Il illumine d'HUMOUR [...]».
— « Mais l'IRONIE de l'auteur [...]. [...] et devant la force et l'HUMOUR qu'il déploie, [...].
— « Sa danse a de l'HUMOUR, de l'IRONIE sur les hanches, elle séduit ».
— Ph. Sellers lui-même, citant, puis commentant un ouvrage sur Beckett, écrit : « Un certain

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les formes ď 'expression artistique : on remarque dans ce « genre » particulier la
fréquence incontestable — pour ne pas dire la vogue — de ces deux mots. Leur emploi ne
dénote pas toujours la plus grande précision et rend ainsi possible le jeu coréférentiel.
Moins évident, mais cependant notable, là où un texte critique parle d'HUMOUR, il
n'est pas rare que le mot IRONIE finisse par surgir (ou le contraire), et l'on constate
encore que dans ces emplois, les deux termes commutent sans modifier le sens de l'énoncé.
Cette remarque fait apparaître une problématique qui concerne sans ambiguïté les
rapports de la langue à tel usage spécifique ; le traitement du couple en « discours
critique » serait susceptible de neutraliser une opposition sémantique pourtant assez
importante pour que :
1) Rien dans la définition lexicographique de chacun des termes ne vienne rappeler
l'autre.
2) La conscience linguistique ne nous en signale même pas d'emblée les traits
principaux, quand bien même HUMOUR et IRONIE seraient saisis en langue comme
une structure de termes appartenant à une même sous-classe sémantique 21.

2.2. On pourrait certes considérer que les emplois en discours — dans le discours de
la critique tel qu'on le rencontre chez ceux qui en font profession — 22 devraient être
confrontés, non avec les mots de la langue usuelle [et leur définition lexicographique 23],
mais avec une métalangue. Cela pose le délicat problème du statut du discours critique, à
la fois discours de spécialistes lié à des pratiques professionnelles et usant d'une « langue
de spécialité » , mais aussi discours non-scientifique, du moins réputé tel, peut-être moins
en raison de son objet qu'en raison de l'absence d'une terminologie suffisante à son usage.
A.J. Greimas écrivait en 1980 : « La critique littéraire utilise un métalangage implicite

pessimisme, le plus vif, essentiellement allié à l'HUMOUR, [...] compose un art de l'inflexion.
Rien de plus à contre-courant, désormais, que l'IRONIE et son double radieux, la bonté ».
Dans la suite de l'article, on est surpris de constater que les deux vocables s'appliquent bien à
Beckett et ne sont nullement en relation oppositive.
La « reprise » peut se faire plus indirectement :
— « En dix récits, entre la cruauté des Sirènes dugolfet l'HUMOUR de l'Elixir d'Ecosse, la grande
romancière [...] passe du frisson au sourire et de l'IRONIE à la tendresse ».
Le rappel se fait ici par le biais du mot « sourire », qui reprend HUMOUR et anticipe IRONIE.
21. Certes « Avoir » de l'HUMOUR implique une forme d'esprit, un trait de personnalité. «
Faire » de l'IRONIE suppose une disposition d'esprit circonstancielle et ponctuelle. On dira difficilement
« Faire » de l'HUMOUR ou « avoir » de l'IRONIE. Mais rapportés à un texte, HUMOUR et IRONIE se
trouvent exemplifies l'un et l'autre par une manifestation discursive.
22. Relevant de deux milieux professionnels distincts (l'université, le journalisme), le discours de
la critique correspond en fait à deux pratiques qui tendent à s'éloigner l'une de l'autre. La pratique des
journalistes, liée au niveau culturel du journal où elle s'exerce, est extrêmement diversifiée. On pourrait
opérer, par conséquent, des distinguos : la fréquence du phénomène que nous relevons varie selon ces
diverses pratiques. Le niveau de langue impliquerait d'évoquer non le, mais les discoure de la critique,
selon une taxinomie à créer. Quant aux écrivains critiques littéraires (Proust, Gracq...) ou critiques
d'art (Diderot, Zola, Baudelaire...), une enquête au demeurant trop rapide ne nous a pas permis de
relever dans leurs écrits critiques la double occurrence HUMOUR/IRONIE à valeur coréférentielle. On
s 'attendait, bien entendu, à ce qu'il en soit ainsi : ce sont là des discours qui relèvent de la littérature
avant de relever du genre critique.
23. Qui n'est autre bien entendu qu'un usage discursif spécifique. Cf. sur ce point le très
intéressant article de B. Fradin, « Langue, discours, lexique », Linx 1984 (notamment p. 162).

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dont les concepts ne sont jamais "définis" » 24. Il n'est pas certain que ces propos soient
en 1994 totalement dépassés.
La question du statut du discours critique n'étant pas notre objet, on considérera que
les termes HUMOUR et IRONIE ont fait jusqu'ici partie de ses concepts opératoires avec,
a priori, la signification qu'ont ces mots dans la langue commune et que le dictionnaire est
censé attester.
Il est clair que le discours critique « travaille » cette signification, travail assez
révélateur de questions qui préoccupent aujourd'hui le lexicologue.

2.3. Il la travaille dans le sens d'une importante restriction sémantique qui autorise
le fait de synonymie. C'est ici encore la prise en compte du contexte qui sera éclairante, car
le phénomène ne saurait être réductible ni à la structure de la langue, ni à la mise en
discours. On pourrait estimer que les « inattentions » dont nous avons cité quelques
occurrences 25 sont le fait de critiques peu soucieux de style ou passablement étourdis : ce
serait là faire bon marché de ce que Wittgenstein nomme les « transactions linguistiques
réelles », prenant ainsi en compte « la façon dont [Г] usage intervient dans la vie », et
introduisant une dimension pragmatique dans l'analyse lexicologique 26.
Au demeurant, à la lecture de ces mêmes articles où sont « maltraités » HUMOUR et
IRONIE, mal identifiés dans leur référence respective, réduits à l'actualisation de
composants sémantiques secondaires et ainsi susceptibles de superposer leurs valeurs, l'individu
« cultivé » ne sera nullement troublé ; c'est qu'il attend de l'emploi de ces mots dans cet
usage spécifique — le discours critique — tout autre chose que la précision du sens.
On y reviendra.

2.4. « Chaque parole institue, au moment où elle est énoncée, l'univers dont elle
parle » écrit Ducrot 27. Cet univers qu'institue le jeu de coréférence, quel est-il ? Seule la
réponse à cette question paraît à première vue susceptible de nous aider à déterminer
pourquoi il est rendu possible par cet usage particulier.
Les mots-clefs de cette réponse pourraient être « article » , « art » , « écriture » .
1) Un article (notamment de journal) se doit d'être « actuel » et d'instaurer avec les
lecteurs potentiels une connivence — communauté de goûts qui doit se marquer
jusque dans la langue. Or les mots HUMOUR et IRONIE, sans doute par ce qu'ils
dénotent d'intelligence, de ruse, et d'activité ludique, sont des mots qui plaisent et
enchantent tant l'énonciateur que son lecteur.
2) L'art — en particulier littéraire — étant l'objet du discours critique, il y a Heu de
singulariser l'artiste chaque fois que l'occasion s'en présente. Rien ne saurait

24. « Notes sur le métalangage » , Bulletin du groupe de recherches sémio-linguistique, n° 13, mars
1980. La critique universitaire s'est dotée depuis les années 60 d'une terminologie spécifique, inspirée en
grande partie de la linguistique, mais aussi de la psychanalyse et de la sociologie. Bien qu'elle se
développe avec alacrité, cette terminologie demeure encore partielle et conserve sans modification de
sens un grand nombre de mots de la langue commune, dont HUMOUR et IRONIE.
25. Cf. note (20).
26. Pour Wittgenstein, « les mots ne signifient ni par eux-mêmes ni par une sorte de décret
individuel ou collectif : ils signifient parce qu'ils font partie d'un langage, et celui-ci d'une forme de
vie... C'est ainsi que nous agissons ; et croire que nous agissons à notre guise est, en la matière, aussi
absurde que de croire que nous agissons comme il faut » (Bouveresse, 1971, pp. 340 et 341).
27. Dire et ne pas dire, Hermann, Paris 1972, p. 239.

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mieux marquer son individualité que l'emploi de deux mots qui impliquent la
distance et la feinte.
3) L'écriture enfin est l'instrument de la critique. Et l'écriture se veut une séduction.
Quoi de plus séduisant dans un style que ces deux termes, intellectualisés,
difficiles, évocateurs d'une réalité complexe.
Peu importerait dès lors une relation oppositive entre HUMOUR et IRONIE. Les deux
termes seraient là pour eux-mêmes, pour leur puissance d'évocation, leur connotation
« littéraire » . Ils donneraient à un article une coloration spécifique, et ce pouvoir leur est
commun.

2.5. À cela s'ajoute, toujours de l'ordre du contexte, le problème spécifique que pose
à la critique le texte de fiction.
Si l'on définit l'IRONIE littéraire comme l'IRONIE d'un romancier qui, à travers
tels de ses personnages, s'exerce à l'encontre d'une individualité, d'une institution, d'une
idéologie etc., il est clair que ce romancier ne dit rien de contraire à ce qu'il veut faire
entendre et n'invalide pas ce qu'il dit au profit d'un discours implicite assumé. On sait que
ce double aspect, négativité et polyphonie originelle, représente la spécificité du discours
ironique et doit permettre de l'opposer au discours humoristique.
L'IRONIE du romancier s'exerce dans un récit où se marquent les insuffisances, les
ridicules, et les vices de ses personnages, qu'il amplifie, parfois jusqu'à l'absurde. Le
romancier pour sa part se retire du jeu, évite tout commentaire, fait en sorte que sa
« présence » ne soit sensible qu'à travers la verve moqueuse qui se dégage d'un texte dont
la caractéristique est l'HUMOUR. Ainsi de N. Sarraute (Les fruits d'or), dont le talent de
conteur met plaisamment en scène le monde ahurissant d 'inauthenticité des écrivains
médiocres. Ou encore, il s'incarne dans le personnage d'un narrateur qui affecte une
distance par rapport à son récit, où s'agitent burlesquement des personnages insolites, en
marge de nos systèmes de valeurs 28. Ainsi de Céline dans Le Voyage ou dans Mort à crédit,
poussant à l'extrême, par tous les procédés de la démesure, les vices et les débordements
des êtres lamentables qui peuplent ses textes.
L'IRONIE littéraire n'a donc plus rien à voir avec sa définition polyphonique. Elle
use de l'HUMOUR comme vecteur, et c'est l'HUMOUR qui porte, qui suggère, en guise
d'arrière-pensée sérieuse, la contestation ironique de l'auteur. Que l'on pense à Beckett,
ou à A. Cohen (Belle du Seigneur), et à leurs descriptions baroques où l'écriture entière
est au service de l'outrance ; les traces du regard dietancié du Narrateur sont marquées
dans cette écriture où sont convoqués tous les procédés linguistiques de l'HUMOUR, et ces
traces sont porteuses d'une subjectivité : le Narrateur feint l'absence, mais révèle par
l'IRONIE une authentique présence à son texte.
On voit à quel point HUMOUR et IRONIE sont alors étroitement mêlés, l'IRONIE
reposant tout entière sur la capacité d'une écriture à engendrer l'HUMOUR.
Le texte de critique tient fort peu compte de ces processus. Mais il intègre le fait que
HUMOUR et IRONIE sont rarement disjoints dans le texte littéraire, et, un peu
facilement, il lui arrive de les prendre l'un pour l'autre. Toutes les conditions sont propices à un
jeu de coréférence dont aucun des termes ne sort indemne du point de vue d'une

28. Sur cette marginalité, cf. Philippe Hamon, article « L'Ironie » in Le Grand Atlas Universalie
des Littératures (Encyclopedia Vniversalis, 1990).

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sémantique « idéale ». Cependant, on l'a vu, le lecteur cultivé ne s'en offusquera pas
puisque la fonction de ces signes dans le discours critique n'est pas d'abord de référen-
ciation, de représentation de ce « réel » dont les dictionnaires donnent partiellement
l'idée.

« N'est-il pas évident, demande Wittgenstein 29, que la possibilité d'un jeu de langage
est conditionnée par certains faits ? » Les faits que nous venons d'évoquer sont un
ensemble de paramètres qui pèsent peu ou prou sur un « genre » particulier. Ils informent
ce que O. Ducrot nomme « le composant rhétorique » M qui permet de donner un sens à
l'énoncé dans un contexte précis, un sens « pragmatique » . Qu'ils aient pour conséquence
la possibilité d'un jeu de coréférence entre HUMOUR et IRONIE par la perte de
composants sémantiques devenus non-pertinents est envisageable. Cela signifierait que
HUMOUR et IRONIE adaptent souplement leur « sens » selon le « besoin » du texte
critique.
Mais les propositions qui précèdent relèvent d'un point de vue eesentialiste et naïf qui
nous écarte de Wittgenstein. Б paraît plus conforme à la théorie de rappeler la connivence
qui lie l'auteur de l'article critique à ses lecteurs. Il y a là ce que A. Culioli définit comme
un « ajustement des systèmes de repérage des co-énonciateurs » 31 : un accord s'est fait
entre des « co-énonciateurs » qui ont appris et intériorisé un usage particulier. On
empruntera encore à R. Eluerd 1 la citation de Wittgenstein autour de laquelle il bâtit sa
conclusion : « Réfléchissez bien à ceci que le jeu de langage est pour ainsi dire quelque
chose d'imprévisible. Je veux dire : il n'est pas fondé. Pas raisonnable (ou
déraisonnable). Il est là — comme notre vie ».

Bibliographie des textes cités

AUTHIER-REVUZ, J. : « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une


approche de l'autre dans le discours ». Parole multiple, DRLAVn0 26, Centre de recherches de
l'Université de Paris VIII, 1982.
BASIRE, B. : « Ironie et métalangage » DRLAVn° 32, 1985.
BOUVERESSE, J. : La parole malheureuse. De l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique,
Éd. de Minuit, Paris, 1971.
DEVOS, R. : Entretiens avec J. Belot et M. Lecarpentier, Télérama du 22-9-1993.
DUCROT, O. : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Hermann, Paris, 1972.
ELUERD, R. : La pragmatique linguistique, Nathan Université, Paris, 1985.
FRADIN, B. : « Langue, discours, lexique », Linxn" 10, Centre de recherche de l'Université de Paris
X Nanterre, 1984.
GARRIGUES, M. : « Dictionnaires hiérarchiques du français », Langue française n° 96, Larousse,
Paris, déc. 1992.
CreIMAS, A.-J. : « Notes sur le métalangage », Bulletin du groupe de recherche sémio-Unguistique
n° 13, CNRS, Paris, mars 1980.

29. Grammaire philosophique, Gallimard 1980, § 617-618, cité par R. Eluerd p. 126.
30. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, 1972.
31. Cité par R. Eluerd, p. 121.

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HaM0N,P. : article « L'ironie », L'ironie 1976/2. Linguistique et sémiologie n° 2, Travaux du Centre
de recherche de Lyon II, 1978.
JANKÉLÉVITCH, V. : L'ironie, N.E. Flammarion, Champs, Paris, 1964.
JAUBERT, A. : La lecture pragmatique, Hachette supérieur, Paris, 1990.
KerbrAT-OreCCHIONI, C. : « Problèmes de l'ironie », L'ironie, Linguistique et sémiologie n° 2,
Travaux du Centre de recherche de Lyon II, 1978.
KERBRAT-ORECCHIONI, С : « L'ironie comme trope », Poétique n° 41, février 1980.
WITTGENSTEIN, L. : Grammaire philosophique, Éd. R. Rhees, trad. A.M. Lescourret, Gallimard,
Paris, 1980.

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