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ENJEUX ÉDITORIAUX
Michael Hawcroft
ISSN 0035-2411
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POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE :
ENJEUX DRAMATIQUES, ENJEUX ÉDITORIAUX
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MICHAEL HAWCROFT*
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indiquer le fait qu’un personnage interrompt le discours de son interlocu-
teur, et en dernier lieu le fait qu’un personnage interrompt son propre dis-
cours. Anne Henry choisit d’utiliser le terme assez général de « ellipsis
marks » en raison de la relative instabilité entre l’usage des traits d’union
et celui des points, qui n’était pas, dans l’imprimerie pré-moderne, aussi
nettement distinct qu’il allait le devenir. Elle note, cependant, qu’en
France on adopta rapidement les points pour figurer ce signe de ponctua-
tion, et affirme que cette standardisation est due à l’influence de
l’Imprimerie Royale au milieu du XVIIe siècle (p. 126).
La question du nom à donner à ces petits points peut légitimement être
posée, car au XVIIe siècle, alors qu’ils existaient bel et bien, ils n’avaient
tout de même pas été baptisés officiellement. Dans leurs traités linguis-
tiques parus respectivement en 1669 et 1689, Mauconduit et Andry de
Boisregard évoquent le point, la virgule, le point-virgule, les deux points,
3. Voir Malcolm B. Parkes, Pause and effect : an introduction to the history of punctuation in
the west, Aldershot, Scolar Press, 1994 ; Nina Catach, La Ponctuation (histoire et système), Paris,
Presses Universitaires de France, 1994 (Que sais-je ?) ; l’article de Russell Goulbourne, « The
Sound of silence… : points de suspension in Baudelaire’s Les Fleurs du Mal », Australian
Journal of French Studies, 36 (1999), p. 200-213, donne des références fort utiles aux textes du
XVIIIe siècle ; et l’article de Anne Henry, « The remarkable rise of “…” : reading ellipsis marks in
literary texts », in Ma(r)king the text : the presentation of meaning on the literary page, éd. Joe
Bray, Miriam Handley, Anne C. Henry, Aldershot, Ashgate, 2000 (p. 120-142), bref mais très per-
tinent, donne des exemples exceptionnels de l’usage de ce signe de ponctuation tirés de textes
anglais.
4. Voir Yves Giraud, « Lire Racine, vraiment ? », Revue d’Histoire littéraire de la France, 101
(2001), p. 303-309, qui critique l’attitude respectueuse envers la ponctuation originale adoptée
par Georges Forestier dans son édition du théâtre de Racine ; la réplique de Forestier dans le
même numéro de la revue (p. 310-311) ; et l’article, extrêmement érudit, de Alain Riffaud, « Édi-
tion critique et description matérielle : un enjeu mineur ? L’exemple de la ponctuation dans le
théâtre imprimé », Littératures classiques, 51 (2004), p. 17-42.
5. Publius Terentius, Andria. The First Comoedie of Terence, in English, traduit par Maurice
Kyffin, London, T. E[ast] for T. Woodcocke, 1588. Voir l’article de Henry, p. 122.
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 309
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point] qui nous sert à couper le sens d’une expression, par une nouvelle
qui a un sens différent »8. Il donne ensuite deux exemples, tirés tous deux
d’une conversation entre Hermione et Cléone dans l’Andromaque de
Racine, qu’il rapporte ainsi :
Hé bien, chere Cléone,
Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?
Sais-tu quel est Pirrhus ? T’es-tu fait raconter
Le nombre des exploits …. Mais qui les peut compter ?
Intrépide, & par tout suivi de la victoire ;
Charmant, fidele enfin, rien ne manque à sa gloire.
Songe ……
Dissimulez : votre Rivale en pleurs
Vient à vos piés, sans doute, aporter ses douleurs9.
une raison subite qui engage celui qui écoute à interrompre celui qui lui
parle ; c’est pourquoi il doit lui couper la parole sans pause »10. Le « point
interrompu » demande donc à celui qui lit le texte à haute voix une
réflexion sur son jeu, notamment sur la possibilité qu’il y ait, ou non, une
pause ainsi que sur le ton de voix qu’il convient d’adopter.
La première partie de cet article sera consacrée à une analyse rhéto-
rique et dramaturgique des occurrences des « points interrompus », qui se
trouvent dans les éditions originales des pièces de Racine telles qu’elles
paraissent dans l’édition de Georges Forestier, édition entièrement fiable
du point de vue des occurrences de ce signe de ponctuation dans les édi-
tions originales. Dans la deuxième partie, je passerai en revue les argu-
ments pour et contre l’autorité de la ponctuation originale, avant de consi-
dérer ce que peut apporter à ce problème extrêmement épineux une
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analyse des occurrences de points de suspension, ainsi que du nombre de
points utilisé dans chaque occurrence, dans toutes les éditions des pièces
de Racine du XVIIe siècle et dans plusieurs exemplaires de chaque édition.
ENJEUX DRAMATURGIQUES
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sonnages ; soit il augmente la puissance émotionnelle de ses vers ; soit il
souligne des moments-clés dans la thématique de certaines pièces.
La majorité des cas est constituée par les interruptions d’un person-
nage par son interlocuteur. Étant donné que la vraisemblance exige qu’un
personnage d’un moindre statut social ne doive pas interrompre le dis-
cours d’un personnage d’un statut social plus élevé, il s’agit très souvent
d’interruptions par des personnages qui tiennent l’autorité sur leurs inter-
locuteurs. C’est ainsi, dans Britannicus, qu’on sent la hauteur d’Agrippine
ne voulant pas que Burrhus, qui vient de lui défendre l’entrée dans l’ap-
partement de Néron, lui rende maintenant un service :
BURRHUS
Mais souffrez que je retourne exprès…
AGRIPPINE
Non, je ne trouble point ses augustes secrets (I, 2, 137-138).
C’est par une interruption que Néron essaie de faire entendre sa propre
volonté devant Junie qui vient d’évoquer l’influence d’Agrippine :
JUNIE
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…
NÉRON
Ma Mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens (II, 3, 561-562).
BAJAZET
Atalide, Madame ! Ô Ciel ! Qui vous a dit…
ROXANE
Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit (V, 4, 1491-1492).
BAJAZET
J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
Contenté votre gloire, et payé vos bontés,
Que vous-même peut-être…
ROXANE
Et que pourrais-tu faire ? (V, 4, 1527-1529).
C’est par une interruption des plus dévastatrices qu’elle envoie Bajazet à
sa mort :
BAJAZET
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Madame. Et si jamais je vous fus cher…
ROXANE
Sortez (V, 4, 1571-1572).
Il est à noter que cet exemple nous fait voir qu’il peut y avoir interruption
sans qu’il y ait interruption de sens.
Dans certains cas, Racine emploie les interruptions là où un person-
nage qui parle voit arriver ou partir un autre personnage. Ainsi Burrhus
s’interrompt en voyant Agrippine s’approcher : « Mais quoi ? Si
d’Agrippine excitant la tendresse / Je pouvais… La voici, mon bonheur
me l’adresse » (III, 2, 807-808) ; et Xipharès s’interrompt lorsque
Monime le quitte hâtivement : « Ah ! Madame… Elle fuit, et ne veut plus
m’entendre » (II, 6, 747). Ce genre d’interruption est utilisé assez fré-
quemment pour attirer l’attention du spectateur sur l’entrée ou sur la sor-
tie d’un personnage.
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Si les exemples cités ci-dessus sont, en fait, les occurrences les plus
banales des points de suspension, ceux qui suivront nous montreront un
Racine extrêmement attentif à toute une gamme de fonctionnements de la
technique de l’interruption. De plus en plus fréquemment après les deux
premières pièces de l’auteur, le personnage racinien s’interrompt lui-même
dans des contextes autres que l’entrée et la sortie d’un personnage. C’est,
pour l’auteur, une manière d’exprimer plus que les paroles ne semblent
dire, de faire rêver les spectateurs ou les lecteurs, quoique brièvement, sur
toutes les choses qui n’ont pas été dites. Dans Iphigénie, tout l’amour
paternel d’Agamemnon se voit nettement dans ce qu’il ne dit pas, dans le
fait qu’il change de syntaxe, ayant prononcé le mot « Fille » : « Ma Fille…
Ce nom seul, dont les droits sont si saints, / Sa jeunesse, mon sang, n’est
pas ce que je plains » (I, 1, 115-116). La colère de Mithridate contre
Pharnace est d’autant plus terrifiante qu’elle se tait juste avant d’éclater :
Je vous ai commandé de partir tout à l’heure.
Mais après ce moment… Prince, vous m’entendez,
Et vous êtes perdu si vous me répondez (III, 1, 964-966).
Prise au piège par Mithridate, Monime est sur le point d’avouer son
amour pour Xipharès quand elle arrive à se corriger : « Que dites-vous ?
Ô Ciel ! Pourriez-vous approuver… / Pourquoi, Seigneur, pourquoi vou-
lez-vous m’éprouver ? » (III, 5, 1073-1074). Elle ne tardera pas à se tra-
hir pourtant, et c’est une trahison dont l’impact dramatique s’exprimera,
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lui aussi, au moyen d’une interruption : « Nous nous aimions… Seigneur,
vous changez de visage ! » (III, 5, 1112).
En situant les interruptions dans de nouveaux contextes (relativement
à sa pratique dans La Thébaïde et Alexandre le grand), Racine réussit à en
tirer de nouveaux effets théâtraux. En effet, si la vraisemblance exige
qu’un personnage de rang inférieur n’interrompe jamais le discours d’un
personnage de rang supérieur, Racine s’arrange précisément pour pécher
contre la vraisemblance dans ce domaine : c’est une manière efficace
d’éveiller l’attention des spectateurs. On sait combien les spectateurs de
l’époque étaient sensibles à ce genre d’interruption en lisant les critiques
qu’a faites l’abbé d’Aubignac à propos de l’Œdipe de Corneille : « ce que
je trouve d’impertinent, et qui néanmoins est ordinaire à M. Corneille, est,
que ces personnages qui sont d’assez grande qualité, s’interrompent à tout
propos, se ferment la bouche l’un à l’autre en plusieurs occasions qui
mériteraient bien que l’on sût tous leurs sentiments ; ils commencent à
dire plusieurs choses qu’ils n’achèvent pas, tant celui qui les écoute préci-
pite sa réponse ; ce n’est pas ainsi que les grands Seigneurs ont de cou-
tume d’agir »11. Parfois il s’agit simplement de l’interruption d’un person-
nage-messager, indiquant la gravité des nouvelles qu’il vient annoncer.
Cette sorte d’interruption est d’autant plus frappante dans le théâtre qu’il
s’agit d’une interruption marquée physiquement sur scène en même temps
qu’une interruption orale. C’est le cas de Burrhus :
AGRIPPINE
Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…
BURRHUS
Madame, c’en est fait, Britannicus expire (V, 4, 1619-1620).
11. L’abbé d’Aubignac, Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael
Hawcroft, University of Exeter Press, 1995 (Dissertation concernant Œdipe, p. 98).
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 315
C’est aussi le cas d’Arbate, dont l’interruption est d’autant plus spectacu-
laire qu’elle sauve la vie à Monime :
MONIME
Ah ! laissez-moi…
ARBATE, jetant le poison
Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,
Madame, exécuter les volontés du Roi (V, 3, 1545-1546).
MONIME
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Quoi, Seigneur ? Vous m’auriez donc trompée ?
MITHRIDATE
Perfide ! Il vous sied bien de tenir ce discours (IV, 4, 1283-1285).
coup, je n’ose m’y trouver. / Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour
vous sauver » (II, 5, 791-792). Le sens n’est pas coupé ; les points de sus-
pension demandent une pause pendant laquelle l’actrice doit exprimer,
sans avoir recours aux mots, toute la douleur qu’un éventuel mariage entre
Bajazet et Roxane pourrait lui coûter. Il en va de même pour Agamemnon,
tiraillé entre son amour paternel et son devoir politique. Quand il décide
de sauver la vie de sa fille, les points de suspension indiquent le conflit
qui continue à jouer en lui :
Ceux même, dont ma gloire aigrit l’ambition,
Réveilleront leur brigue et leur prétention,
M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse…
Va, dis-je, Sauve-la de ma propre faiblesse (I, 2, 139-142).
Et quand Mathan veut quitter le Temple de Jérusalem après le torrent
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d’imprécations de Joad lancées contre lui, parmi les trois occurrences des
points de suspension dans ses deux vers, ce n’est que la troisième qui
marque une coupure de sens ; celle-ci et les deux premières servent surtout
à inviter l’acteur à jouer la confusion et la colère : « Avant la fin du jour…
on verra qui de nous… / Doit… Mais sortons, Nabal » (III, 5, 1041-1042).
Malgré la relative simplicité des deux catégories principales de points
de suspension — interruption d’un personnage par un autre, interruption
d’un personnage par lui-même — il existe certaines occurrences de la pre-
mière catégorie qui posent problème. Il est parfois difficile de savoir si les
points de suspension qui se trouvent à la fin d’un discours indiquent une
interruption par l’interlocuteur ou une pause pendant laquelle celui qui
parle se tait, sans interruption aucune. Dans l’échange suivant à propos de
Bajazet, le statut des points de suspension reste ambigu :
ROXANE
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.
Mais…
ATALIDE
Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ? (IV, 3, 1199-1200).
Soit Atalide interrompt le discours de Roxane, montrant ainsi son impa-
tience de découvrir le sort que celle-ci réserve à Bajazet, soit, plus proba-
blement, Roxane hésite à le dire, de sorte qu’Atalide lui prend la parole,
ce qui serait susceptible de provoquer plus d’émotion chez le spectateur,
et plus de pitié pour Atalide. Une pareille ambiguïté flotte sur les points
de suspension qui relient le discours de Mathan et celui d’Athalie dans
une conversation où le conseiller essaie de provoquer chez la reine une
certaine hostilité envers Joad et le Temple :
MATHAN
Et qui sait si Joad ne veut point en leur place
Substituer l’Enfant dont le Ciel vous menace,
Soit son fils, soit quelque autre…
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 317
ATHALIE
Oui, vous m’ouvrez les yeux.
Je commence à voir clair dans cet avis des Cieux (II, 6, 607-610).
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exemple, peut être la folie du juge incapable de cesser de juger :
LÉANDRE
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Et pour votre santé…
DANDIN
Je veux être malade (I, 4, 79-80).
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ENJEUX ÉDITORIAUX
12. Correspondance de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, 5 vol., Paris, Vrin,
1987-91, t. III, p. 390. Cité par Alain Riffaud, « Édition critique et description matérielle », p. 31.
13. Voltaire, Correspondence and related documents, éd. Theodore Besterman, in The
Complete Works of Voltaire, Genève, Banbury, Oxford, The Voltaire Foundation, 1968, vol. 85-
135 (12 déc. [1742], D2699, t. 92, p. 311). Cité par Alain Riffaud, « Édition critique et descrip-
tion matérielle », p. 31.
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 319
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outre, il se pouvait que plus d’un compositeur, et même plus d’un seul ate-
lier, s’occupât de la composition typographique des différents cahiers
d’un ouvrage. Les différences typographiques, et notamment de ponctua-
tion, entre les diverses parties d’un ouvrage peuvent donc, quelquefois,
s’expliquer par référence à ce phénomène. C’est ainsi, par exemple,
qu’Alain Riffaud explique la ponctuation parfois erratique de l’Iphigénie
de Rotrou, publiée en 1640 (p. 19). Cette répartition du travail typogra-
phique entre divers compositeurs et l’existence de variantes de presse exi-
gent, me semble-t-il, que tout éditeur moderne prête une attention scrupu-
leuse aux questions de bibliographie matérielle et qu’il examine autant
d’exemplaires que possible des éditions qui l’intéressent14.
Quatrièmement, la ponctuation telle qu’elle paraît dans la première
édition d’une pièce de théâtre, même si l’on peut se convaincre qu’il
s’agissait de la ponctuation de l’auteur, ne serait pas forcément une ponc-
tuation orale que l’auteur aurait voulu imposer aux acteurs qui devaient
jouer la pièce. D’abord, il est évident que les acteurs n’apprenaient pas
leur rôle à partir du texte imprimé. Chaque troupe avait un copiste qui, à
partir du manuscrit original que lui confiait l’auteur, copiait le rôle de
chaque personnage. C’est donc cet assemblage de manuscrits du copiste
qui fut à la base de la première interprétation d’une pièce sur scène.
Ensuite, si l’auteur se préoccupait de la ponctuation lors de la préparation
d’un manuscrit qui servirait de copie aux compositeurs, il se peut qu’il
s’agisse d’une ponctuation destinée notamment aux lecteurs (plutôt
qu’aux acteurs). Alain Riffaud cite deux ouvrages traitant de la typogra-
phie, l’Orthotypographie du correcteur typographique Hornschuch publié
en 1608 et Les Sciences pratiques de l’imprimerie de M.-D. Fertel publié
14. C’est aussi l’attitude adoptée par Riffaud (p. 39) et par Wallace Kirsop, « Rotrou’s
Dedicatory Epistles Revisited », Australian Journal of French Studies, 37 (2000), p. 121-126.
320 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
en 1723. Les deux auteurs veulent avant tout que l’auteur livre aux typo-
graphes un manuscrit lisible, et quand il est fait mention de la ponctua-
tion, il s’agit non pas d’une ponctuation orale, mais d’une ponctuation qui
« apporte une grande élégance au texte et plus que tout autre chose permet
une bonne compréhension du sujet », selon l’expression d’Alain Riffaud
(p. 31). Enfin, aux yeux des commentateurs de l’époque pré-moderne, la
ponctuation n’était pas uniquement orale. Les critères oral et grammatical
se juxtaposaient. On le voit, par exemple, quand Furetière dit à propos des
deux points qu’ils « marquent ordinairement le milieu d’un verset, ou la
pause où l’on peut prendre haleine », et Beauzée, dans l’Encyclopédie,
affirme que l’art de ponctuer doit « combiner les besoins des poumons
avec les sens partiels »15.
Cinquièmement et polémiquement, ceux qui prônent la ponctuation
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originale ne s’expriment pas toujours avec autant de précision scientifique
qu’il le faudrait pour convaincre les sceptiques. Dans son article qui com-
pare, pour deux tirades, la ponctuation de l’édition originale de Bajazet
avec celle d’une édition moderne, Julia Gros de Gasquet en tire la conclu-
sion suivante : « la ponctuation ancienne permet donc d’entendre la respi-
ration du texte telle qu’elle a été notée par Racine lui-même et telle que les
comédiens du XVIIe siècle la pratiquaient » (p. 231). Or non seulement les
comédiens apprenaient leur rôle à partir d’un manuscrit, comme nous
l’avons dit plus haut, mais Julia Gros de Gasquet base ses analyses de la
ponctuation originale non pas sur un exemplaire de l’édition de 1672, mais
sur l’édition de Christian Delmas publiée dans la collection « Folio
théâtre » de Gallimard en 1995 « dont » dit-elle « la ponctuation est res-
taurée » (p. 221). Si l’on se réfère à l’édition de Delmas, en revanche, il
nous apprend très honnêtement non pas qu’il a restauré la ponctuation
d’origine, mais qu’il l’a conservée « autant que possible » (p. 26). Nuance
absolument cruciale du point de vue de la précision scientifique. Quant aux
excellentes analyses d’Eugène Green sur la ponctuation des éditions origi-
nales de Racine dans La Parole baroque, elles laissent de côté la question
de l’autorité de cette ponctuation et semblent tenir pour certain qu’il s’agit
d’une ponctuation voulue par Racine et destinée à ses acteurs (p. 107-110).
Malgré tous les problèmes que soulève l’évaluation du rôle de la ponc-
tuation de l’époque, il ne s’ensuit pas que nous ne devrions pas en tenir
compte. D’abord, et surtout, parce que même s’il existe quelques doutes
sur sa fidélité aux intentions de l’auteur et sur sa dimension orale, il est
clair que la ponctuation de l’époque a forcément plus de chances d’être
plus proche des intentions de l’auteur et de posséder une plus grande
15. Furetière et Beauzée sont cités par Riffaud, p. 38, 39. Voir aussi, dans le même article,
p. 24-29, où Riffaud déduit le système de ponctuation grammaticale qui sous-tend l’édition de La
Cléopâtre d’Isaac de Benserade de 1636.
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 321
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de ponctuer un livre revient souvent aux correcteurs d’épreuves, tout en
insistant sur le fait que certains auteurs gardent leur propre façon de ponc-
tuer : « Chaque Auteur a sa manière de ponctuer, & quelque irrégulière
qu’elle soit bien souvent, il croit cependant entendre parfaitement la ponc-
tuation. D’ailleurs il en abandonne souvent le soin à des Correcteurs, qui
ponctuent presque tous sans réflexion, ou sans connaissance » (p. 311).
Si l’on trouve des incohérences dans la ponctuation d’un livre, la
ponctuation ne paraît incohérente, comme l’a déjà expliqué Georges
Forestier, qu’aux yeux de ceux qui y cherchent un système stable de ponc-
tuation purement grammaticale ; d’ailleurs, une ponctuation apparemment
incohérente peut cacher des effets de déclamation qui s’entendent parfai-
tement dès que le texte est lu à haute voix17.
Si l’on doit avouer que la ponctuation d’une pièce de théâtre, même
dans sa toute première édition, ne nous donne pas forcément accès à la
manière dont les vers ont été récités lors des premières représentations,
reconnaissons que la ponctuation d’époque peut indiquer la représentation
orale que l’auteur voulait imposer à ses lecteurs, qui lisaient tantôt silen-
cieusement, tantôt à haute voix. On ne saurait prouver que la ponctuation
imprimée soit celle que les acteurs adoptaient ; mais il est certain que la
ponctuation imprimée est celle qui aidait les lecteurs de l’époque à envi-
sager (et même à recréer) une représentation orale des vers qu’ils lisaient.
Si ceux qui prônent la ponctuation originale n’ont pas toujours fondé
leurs arguments sur la plus scrupuleuse consultation des éditions de
l’époque, et sur un certain nombre d’exemplaires de chaque édition, ceci
n’empêche en rien que d’autres chercheurs poursuivent de telles
recherches. Les arguments et les analyses qui suivront seront donc
16. Voir Sept Traités sur le jeu du comédien, p. 303-304.
17. Voir la réponse de Georges Forestier qui suit l’article de Yves Giraud (Revue d’Histoire
littéraire de la France, 101 (2001), p. 310-311).
322 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
basés sur toutes les éditions et tous les exemplaires énumérés à la fin de
cet article.
Je reviens maintenant à la question des points de suspension, et ce,
dans une double perspective. J’ai examiné de façon minutieuse l’usage
des points de suspension dans Andromaque, Bérénice et Phèdre. En pre-
mier lieu, les résultats de cette investigation m’aident à étayer les analyses
qui m’ont occupé dans la première partie de cet article, c’est-à-dire que je
peux montrer que les points de suspension n’ont rien d’arbitraire, qu’ils
jouent un rôle dramaturgique qui n’est pas à négliger. Ensuite, l’étude m’a
mené à considérer l’éventuelle signification du nombre différent de points
utilisés, entre deux et cinq, pour figurer ce signe de ponctuation. Si ces
analyses n’ont rien de définitivement concluant, elles nous font plutôt voir
le rôle joué par Racine dans la ponctuation de ses œuvres et l’importance
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qu’il faut attacher à la ponctuation originale pour bien apprécier la valeur
dramaturgique des vers telle que Racine l’aurait transcrite dans leur ver-
sion imprimée.
Voici une constatation très simple que j’ai pu faire après la consulta-
tion de toutes les éditions citées : il y a une très remarquable cohérence
entre l’occurrence des points de suspension dans toutes les éditions où
paraissent Andromaque, Bérénice et Phèdre au XVIIe siècle, ce qui nous
inclinerait à penser que c’est l’auteur plutôt que les divers compositeurs
qui aurait déterminé les occurrences de cette marque de suspension. Des
36 points de suspension paraissant dans l’édition d’Andromaque de 1668,
35 occurrences restent dans l’édition des Œuvres de 1697. L’occurrence
suivante est remplacée par un point simple à partir de l’édition de 168718 :
CÉPHISE
Mais tout s’apprête au Temple. Et vous avez promis…
ANDROMAQUE
Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon Fils (IV, 1, 1067-1068).
Il se peut qu’il s’agisse ici d’une simple erreur. Déjà dans l’édition col-
lective de 1675-1676, le vers 1067, assez long d’ailleurs, se trouvait en
bas de la page, et avec seulement deux points de suspension ; dans les édi-
tions de 1687 et de 1697, il reste encore moins d’espace pour les points de
suspension dans ce vers qui se trouve toujours en bas de la page19. Si un
seul point a été voulu par Racine, ce serait l’unique occurrence dans son
théâtre d’une coupure de sens par un personnage qui en interrompt un
autre qui ne soit pas signalée par des points de suspension. Seules deux
18. Contrairement à ce que dit Georges Forestier dans son édition du Théâtre, qui la date à
tort de 1675 (p. 1362).
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 323
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termine pas son discours ; il est interrompu par un Pyrrhus impatient
d’épouser Andromaque. Racine a pu être responsable des deux interpréta-
tions ; cependant il est clair que c’est l’absence des points de suspension
qu’il a préférée ici, ne les ayant pas réutilisés à partir de 1673. Une autre
occurrence est ajoutée à l’édition de 1675-76 pour être retenue dans toutes
les éditions suivantes :
CÉPHISE
Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre…
ANDROMAQUE
Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre (IV, 1, 1105-1106).
Le sens de la phrase n’est évidemment pas achevé, ce qui explique l’ajout
des points de suspension, signalant une interruption rapide de la part
d’Andromaque.
Il y a seulement deux occurrences de modification de points de sus-
pension à signaler dans Bérénice, dont les 21 occurrences des points de
suspension dans la première édition de 1671 sont réduites à 19 dans l’édi-
tion des Œuvres de 1697. L’exemple suivant paraît dans toutes les éditions
sauf celle de 169721. Il s’agit de la célèbre aphasie de Titus devant Bérénice :
TITUS
L’Empire…
BÉRÉNICE
Hé bien ? (II, 4, 623-624).
19. Sauf dans l’exemplaire O97-5 où le mot « promis » est divisé de sorte que « -mis »
occupe une nouvelle ligne (la dernière en bas de page).
20. La variante n’est pas notée par Forestier (p. 1351). Quand je signale de telles omissions
dans l’édition de Forestier, ce n’est aucunement pour critiquer celui-ci, qui explique l’impossibi-
lité, dans une telle édition, d’incorporer toutes les variantes ; c’est pour montrer l’importance
d’avoir accès aux éditions du XVIIe siècle.
21. La variante n’est pas notée par Forestier (p. 1477).
324 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Avec les points de suspension, cet échange offre à Bérénice deux possibi-
lités : soit d’interrompre Titus, soit (ce qui est plus vraisemblable dans le
contexte de son aphasie générale) de laisser une pause pendant laquelle
Titus cherche ses mots en vain de sorte qu’elle finit par essayer de le
pousser à s’exprimer. Sans les points de suspension, l’échange peut sem-
bler moins intéressant. Titus dit le mot « empire » sans essayer d’aller
plus loin ; et Bérénice de reprendre pour lui demander d’achever son sens.
Je reviendrai à cet exemple. Pour la deuxième occurrence dans Bérénice,
il s’agit d’une suppression de points de suspension à partir de l’édition
de 1675 :
TITUS
Jugez-nous…
ANTIOCHUS
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Puisque le sens de la phrase de Titus est complet, on peut imaginer que les
points de suspension invitent une pause, pendant laquelle Antiochus réflé-
chit. Sans les points de suspension, la pause est supprimée, et le jugement
d’Antiochus tout prêt. Parmi toutes les éditions de Phèdre, on ne relève
qu’un seul ajout (et aucune suppression) de points de suspension. Il s’agit
de l’édition de 1697 où, dans une réplique d’Œnone, ils marquent le
moment même où elle a l’idée d’accuser faussement Hippolyte : « Vous le
craignez … Osez l’accuser la première » (III, 3, 886)22. Il y a donc très
peu d’ajouts ou de suppressions de points de suspension par rapport au
nombre total des occurrences dans les éditions successives des œuvres de
Racine. D’ailleurs, dans tous les exemplaires que j’ai consultés de chaque
édition de ces trois pièces, il n’existe aucune variante de presse ayant rap-
port à l’occurrence des points de suspension. On peut donc constater que
parmi les 81 occurrences des points de suspension paraissant dans la pre-
mière édition de chacune de ses trois pièces, 78 occurrences restent dans
l’édition des Œuvres de 1697, trois occurrences seulement ayant été sup-
primées. Si Racine ne s’occupait pas de la ponctuation, il faudrait féliciter
toute une armée de compositeurs anonymes d’avoir fait preuve d’une fidé-
lité et d’une cohérence vraiment remarquables.
Le nombre de points
Qui lit les textes pré-modernes dans les éditions originales observera,
dans le cas des points de suspension, que le nombre de points n’est pas
fixé à trois comme aujourd’hui. Doit-on en déduire que le nombre de
points a une signification ? A relire la définition de Furetière dans son
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Racine les plus scrupuleux. Quant à son édition, Georges Forestier
explique que « les textes sont établis avec la plus rigoureuse fidélité pos-
sible à la leçon des éditions du XVIIe siècle […] Pour tous les textes
publiés du vivant de Racine, seule l’orthographe a été modernisée, majus-
cules et ponctuation étant reproduites à l’identique » (p. XCII). Et pourtant,
en ce qui concerne les points de suspension, Forestier n’a pas reproduit ce
qui se trouvait dans les premières éditions ; sans nous le dire, il a toujours
fixé le nombre de points à trois. Pour son édition de La Thébaïde, Michael
Edwards a « tenu à respecter intégralement la ponctuation des textes du
dix-septième siècle »24, mais il a silencieusement fixé le nombre des
points de suspension à trois. Dans l’édition que Valerie Worth et moi-
même avons établie d’Alexandre le grand, nous avons conservé la ponc-
tuation originale, mais « nous avons fixé à trois, à chaque occasion, le
nombre des points de suspension »25. J’avoue que nous avons fait ainsi,
croyant, à l’époque, que les points de suspension étaient signifiants, mais
que le nombre des points ne l’était pas.
Seuls parmi les éditeurs de Racine, R. C. Knight et H. T. Barnwell,
mais sans nous dire pourquoi, ont reproduit toute la ponctuation, y com-
pris le nombre des points de suspension, telle qu’elle paraissait dans l’édi-
tion originale26. Il me semble qu’ils avaient tout à fait raison de faire ainsi,
puisqu’il est loin d’être certain que le nombre des points ne signifiait rien.
Dans sa Grammaire françoise simplifiée, publiée en 1778, Urbain
Domergue en explique la signification de manière précise : « Il est des
23. Encyclopédie ou dictionnaire des sciences, des arts et des métiers, 35 vol., Stuttgart-Bad
Cannstatt, Friedrich Frommann, 1967, t. XIII, p. 24.
24. Michael Edwards, La Thébaïde de Racine. Clé d’une nouvelle interprétation de son
théâtre, Paris, Nizet, 1965, p. 14.
25. Racine, Alexandre le grand, éd. Michael Hawcroft et Valerie Worth, University of Exeter,
1990, p. XLIII.
26. Racine, Andromaque, éd. R. C. Knight et H. T. Barnwell, Genève, Droz, 1977.
326 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
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tout de suite un problème dans le cas du texte dramatique. On a vu que
certaines occurrences des points de suspension signifie une pause, tandis
que d’autres (la majorité, d’ailleurs) signifient une interruption sans
pause. Quelle serait la signification d’un nombre différent de points dans
le cas des interruptions sans pause ? Aucun texte théorique ne nous le dit.
Et pourtant le phénomène existe. J’avance donc cette hypothèse, qu’on
mettra à l’épreuve dans les exemples qui suivront : que plus il y a de
points dans le cas d’une interruption sans pause, plus l’interruption s’ef-
fectuera vigoureusement.
On trouve, dans les éditions de Racine, des occurrences de 2, 3, 4, et
5 points ; et pour le nombre de points, il y a plus de variantes entre les dif-
férentes éditions que pour l’occurrence des points, considérée plus haut.
Malgré l’existence des variantes, il y a tout de même une proportion non
négligeable d’occurrences où le nombre de points reste le même dans
toutes les éditions. Dans Andromaque, 14 d’entre les 36 occurrences des
points de suspension gardent le même nombre de points dans toutes les
éditions ; pour Bérénice, il s’agit de 12 sur 21 ; et pour Phèdre, 9 sur 24.
En fait, parmi les 81 occurrences de points de suspension paraissant dans
la première édition d’Andromaque, de Bérénice, et de Phèdre, seules
9 occurrences font l’objet de plus d’une modification du nombre de points
dans les éditions ultérieures28. Les sceptiques diront que la variété du
nombre de points, aussi bien que l’existence de variantes entre les édi-
tions, nous ferait plutôt croire que l’explication se trouve moins dans un
effet dramaturgique voulu par l’auteur que dans la pratique variable de
différents compositeurs. Et les sceptiques auront, peut-être, à l’appui le
27. Urbain Domergue, Grammaire françoise simplifiée, ou traité d’orthographe, Lyon, chez
l’auteur, 1778, p. 188.
28. Il s’agit des vers suivants : And. 380, 550, 893, 1067, 1156, 1176 ; Bér. 623 ; Ph. 565,
1385.
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 327
fait étonnant que, dans la première édition de Bérénice, toutes les occur-
rences des points de suspension comportent 4 points, alors que, dans la
première édition de Phèdre, elles comportent toutes 3 points29. Dans les
première et deuxième éditions d’Andromaque, en revanche, on repère des
occurrences de 2, 3, 4, et 5 points. Il semble bien que l’explication la plus
simple est la pratique des ateliers et des compositeurs. Que Racine ait
voulu que le nombre de points soit ainsi dans les premières éditions de ces
pièces, on ne pourra jamais le savoir. Cependant, dès qu’on commence à
examiner les occurrences des nombres différents de points et à en tracer
les variantes à travers les éditions, on se met à distinguer des choix dra-
maturgiques plutôt que typographiques, ce qui nous ferait plutôt arguer de
l’intervention de Racine dans beaucoup de cas, sinon dans tous30.
On ne trouve aucune occurrence de 5 points dans Bérénice et Phèdre,
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mais on peut en trouver trois dans Andromaque, et il n’est pas sans intérêt
de les considérer ensemble. La première occurrence est une interruption.
Hermione a décidé de demander à Oreste l’exécution de Pyrrhus, et l’a
fait venir exprès. Se croyant peut-être enfin aimé d’elle, il s’adonne à des
expressions de joie, qu’elle interrompt sur un ton très péremptoire :
ORESTE :
Croirai-je que vos yeux à la fin désarmés
Veulent.....
HERMIONE
Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez (IV, 3, 1155-1156).
Les 5 points paraissent dans les éditions de 1668 et 1673 pour être réduits
à 4 dans les éditions de 1675-1676 et 1687, et enfin à 3 dans l’édition de
169731. La deuxième occurrence se trouve dans la même scène, mais seu-
lement dans l’édition de 1673. Dans toutes les autres éditions on n’y
trouve que 4 points :
HERMIONE
Courez au Temple. Il faut immoler.....
ORESTE
Qui ?
HERMIONE
Pyrrhus (IV, 3, 1176).
29. Voir cependant la discussion des variantes de presse plus bas.
30. Il est dommage qu’il n’ait survécu aucun manuscrit de pièce de théâtre de la main de
Racine. Cependant, qui lit les manuscrits de ses notes de lecture (entre autres) conservés à la
Bibliothèque Nationale de France se convainc facilement du fait que Racine savait parfaitement
utiliser les points de suspension, qu’il se servait tantôt de points, tantôt de traits d’union, et que
le nombre de points ou de traits variait. Les occurrences les plus fréquentes se trouvent dans ses
transcriptions d’auteurs grecs et latins, et les points de suspension indiquent toujours une omis-
sion. Voir, par exemple, MS fonds français 12888 (p. 3, 21, 25, 41, 43, 176, 251, 270, 330, 400) ;
12889 (p. 46) ; 12890 (p. 62). En revanche, aucune occurrence ne se trouve dans sa correspon-
dance manuscrite (MS fonds français 12886).
31. Voir cependant la discussion des variantes de presse plus bas.
328 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
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çante avant de lui répondre ? A l’actrice ou au lecteur de décider. Il est
intéressant de noter que ces 5 points paraissent dans les deux premières
éditions de la pièce, qu’ils paraissent aussi dans la première édition col-
lective de 1675-1676 pour être réduits à 4 points dans les éditions sui-
vantes. Or, dans ces trois occurrences de 5 points, s’agit-il du caprice des
compositeurs ? Je dirais plutôt qu’on y voit l’effet d’une conscience dra-
maturgique. Les trois occurrences des 5 points soulignent encore plus
vigoureusement le grand désespoir, la grande jalousie, et la grande fureur
d’Hermione, dans les éditions où ils paraissent.
On ressent l’intervention de cette même conscience dramaturgique en
lisant des occurrences de différents nombres de points dans des vers qui se
côtoient et qui nous invitent donc à accorder une valeur variable aux dif-
férentes occurrences. C’est le cas, par exemple, dans cet échange entre
Hermione et Cléone. Je cite d’après le texte de la première édition :
HERMIONE
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter
Le nombre des Exploits… Mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la Victoire,
Charmant, Fidèle enfin, rien ne manque à sa Gloire.
Songe....
CLÉONE
Dissimulez. Votre Rivale en pleurs,
Vient à vos pieds sans doute apporter ses douleurs (III, 3, 855-860).
Dans les deux premières éditions, la première occurrence comporte 3
points et la deuxième 4 points. Dans toutes les éditions collectives, la pre-
mière occurrence (« Exploits ») comportera 2 points, et la deuxième («
Songe ») 4 points, sauf que dans l’édition de 1697 celle-ci comportera 3
points. Ce qui veut dire que dans chaque édition quelqu’un a voulu insis-
ter pour que ces deux occurrences se distinguent : une petite pause pen-
dant qu’Hermione admire l’héroïsme de Pyrrhus et une interruption
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 329
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Cent fois.. Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude (II, 5, 641-643).
Dans cette édition on imagine trois pauses de longueur égale après « Mais »,
« Rome », et « L’Empire ». Les 4 points des deux premières occurrences
sont retenues dans toutes les éditions jusqu’en 1697 ; mais dans les édi-
tions de 1675-1676 et de 1687, les 4 points de la troisième occurrence
sont réduits à 3, ce qui invite une pause moins longue après « L’Empire »
et qui signale donc une certaine impatience de la part de la reine. Son
impatience est plus marquée dans l’édition de 1697, qui remplace les
points de suspension après « L’Empire » par un seul point : dans ce cas-
là, Titus s’arrête une fois qu’il a prononcé le mot « L’Empire », sans
même donner l’impression qu’il cherche d’autres mots. Et Bérénice essaie
en vain de le pousser à parler.
Dans Phèdre, au moment même où l’héroïne trahit son secret à Œnone,
elle hésite deux fois, tellement la révélation va comporter de conséquences.
Dans la première édition, les deux hésitations sont marquées par 3 points ;
cependant dans les éditions de 1687 et de 1697, les 3 points sont retenus
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pour la première hésitation, mais augmentés à 4 pour la seconde :
PHÈDRE
J’aime… à ce nom fatal je tremble, je frissonne.
J’aime....
ŒNONE
Qui ? (I, 3, 261-262).
D’une part, le fait de suggérer une pause plus longue pour la seconde
hésitation crée plus de suspense avant la révélation, d’autre part il nous
fait voir la profondeur des souffrances mentales de l’héroïne.
Variantes de presse
Le nombre de points de suspension semble donc, la plupart du temps,
s’expliquer le plus facilement par référence à une intervention éventuelle
de la part du dramaturge. Cependant, tous les arguments des sceptiques
n’ont pas été épuisés. Ils diraient, peut-être, que les variations du nombre
de points sont dues aux différents compositeurs qui s’occupaient de la
composition des différents cahiers de l’ouvrage, chaque compositeur
ayant ses préférences. Mais cette hypothèse ne saurait être appuyée par les
faits. Par exemple, dans le cahier 2D du deuxième volume des Œuvres de
1697, on trouve trois occurrences de 4 points, qui dans l’édition de 1687
avaient été de 3 points (Phèdre 1113, 1133, 1179), une occurrence de
3 points, qui avaient été de 4 points dans l’édition de 1687 (Phèdre 1385),
et une occurrence de 3 points, qui avaient été de 3 points également dans
l’édition de 1687. A part la première édition de Bérénice et celle de
Phèdre, tous les cahiers de toutes les autres éditions présentent une telle
variété de points de suspension qu’on ne saurait attribuer le choix du
nombre de points aux préférences d’ateliers ou de compositeurs parti-
culiers. Au contraire, comme nous l’avons vu plus haut, les variations
s’expliquent mieux par référence au contexte dramaturgique.
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 331
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rence de deux points dans les exemplaires P77-1 et P77-2, tandis que la
même occurrence comporte 3 points dans tous les autres exemplaires.
Cependant, il s’agit de ce qu’on pourrait appeler deux éditions séparées de
Phèdre en 1677, une ayant 78 pages, l’autre 74, toutes deux typographi-
quement distinctes. On croit communément que les exemplaires ayant 78
pages (tels P77-1 et P77-2) constituent la première édition ; et aux argu-
ments généralement acceptés, on peut en ajouter un autre : c’est-à-dire,
que dans P77-1 et P77-2 le compositeur a mis 2 points en fin de vers,
puisqu’il n’y a pas suffisamment d’espace pour en mettre une troisième ;
tandis que dans les autres exemplaires, ayant 74 pages, et qui constitue-
raient la deuxième édition, le compositeur a placé le dernier mot de ce
vers, « bien », sur une nouvelle ligne de sorte qu’il y ait beaucoup d’es-
pace pour mettre les 3 points de suspension que ce vers gardera dans
toutes les éditions suivantes.
De véritables variantes de presse se trouvent dans l’édition de 1697.
L’exemplaire O97-5 donne « veulent.... » (4 points) au vers 1156 d’Andro-
maque, alors que les autres exemplaires donnent « veulent… » (3 points) ;
ce même exemplaire donne « décevant.... » (4 points) au vers 523 de
Phèdre (3 points dans les autres exemplaires), et « embarquée.... »
(4 points) au vers 113, tandis que les autres exemplaires donnent, bizarre-
ment, « embarquée..., » (3 points plus virgule). Cette dernière variante
nous fait penser que l’exemplaire O97-5 pourrait comporter des correc-
tions par rapport aux autres exemplaires examinés. C’est pourtant un
exemplaire que la critique a négligé. Ainsi, le petit nombre de variantes de
presse ne permet pas aux sceptiques d’arguer d’une incohérence dans le
choix du nombre de points dans les occurrences des points de suspension.
Georges Forestier a choisi le texte des éditions originales comme texte
de base de son édition critique parce que ces éditions sont les plus proches
de la création des pièces sur scène. A propos du texte de l’édition de 1697
332 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
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L’exemple de Corneille
33. Il faut noter cependant que, pour l’ajout des points de suspension au vers 886 de Phèdre
dans l’édition de 1697, il s’agit de 2 points : « Vous le craignez.. ».
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 333
CONCLUSION
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qu’il n’est pas possible d’évaluer le rôle de la ponctuation dans les textes
pré-modernes sans consulter toutes les éditions revues par l’auteur et
autant d’exemplaires de ces éditions que possible ; que tout signe de ponc-
tuation peut entraîner une modification dans la manière de comprendre un
texte et de le réciter à haute voix et que, donc, toute édition scientifique
d’un ouvrage pré-moderne doit forcément faire face aux problèmes diffi-
ciles posés par la ponctuation ; que, pour les textes dramatiques, il faut
avouer qu’on ne peut pas connaître la ponctuation qu’observaient les
acteurs quand ils apprenaient leur rôle puisqu’ils disposaient de manus-
crits et non pas de livres imprimés ; cependant il est de fait que la ponc-
tuation des éditions du XVIIe siècle est inévitablement celle que suivaient
les lecteurs de l’époque quand ils lisaient ou récitaient ces ouvrages, et
que, donc, la ponctuation servait d’aide au lecteur qui pouvait, par ce
moyen, imaginer ou recréer une représentation orale du texte dramatique.
A ces constatations générales viennent s’ajouter des observations particu-
lières ressortissant des analyses détaillées des points de suspension chez
Racine : et notamment, que les points de suspension se prêtent étonnam-
ment bien à signaler toute une gamme d’effets dramaturgiques qu’un
acteur ou qu’un lecteur peut, grâce à eux, mieux réaliser ; qu’une si
grande cohérence d’occurrences de points de suspension existe dans les
éditions de Racine au XVIIe siècle qu’on doit, à mon avis, les attribuer à
l’intervention de l’auteur ; que le nombre de points utilisé, lié souvent à
des effets de jeu et de contraste, ne saurait plus être négligé. Les points de
suspension, parent pauvre des marques de ponctuation dans les débats
récents sur le sujet, méritent eux aussi que l’on leur porte attention, d’au-
tant plus que toute analyse du théâtre de Racine, y compris les aspects
apparemment les plus insignifiants, nous fait mieux apprécier en lui l’écri-
vain dramatique inlassablement attentif aux moindres détails de son art.
334 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Corneille
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— H41-1 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (BNF. RES-YF-3904) [In-12].
— H41-2 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (BNF. RES-YF-3905) [In-12].
— H41-3 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (ASP. RES-RF-1940) [In-12].
— H41-4 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (BNF. RES-YF-673) [In-4].
— H41-5 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (ASP. RES-RF-1939) [In-4].
— H41-6 : Horace, Paris : Augustin Courbé, 1641 (ROU. RES-M-20) [In-4].
Racine
— A68-1 : Andromaque, Paris : Claude Barbin, 1668 (ASP. RES-RF-4552).
— A68-2 : Andromaque, Paris : Théodore Girard, 1668 (BNF. RES-YF-3206)
[fabriqué en 1673 à partir de cahiers imprimés en 1668 sauf le cahier C, qui est
pareil aux cahiers C imprimés en 1673].
— A68-3 : Andromaque, Paris : Théodore Girard, 1668 (VER. RES-LEBAUDY-in-
12-578) [fabriqué en 1673 à partir de cahiers imprimés en 1668 sauf le cahier
C, qui est pareil aux cahiers C imprimés en 1673].
— A73-1 : Andromaque, Paris : Henry Loyson, 1673 (BNF. YF-6210).
— A73-2 : Andromaque, Paris : Henry Loyson, 1673 (BNF. RES-YF-3863).
— A73-3 : Andromaque, Paris : Henry Loyson, 1673 (ASP. RES-RF-4553).
POINTS DE SUSPENSION CHEZ RACINE 335
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— O75/76-1 : Œuvres, Paris : Claude Barbin, 1675 (vol. 1), 1676 (vol. 2) (VER.
RES-LEBAUDY-In-12-347, 348).
— O75/76-2 : Œuvres, Paris : Claude Barbin, 1676 (BNF. RES-YF-3216, 3217).
— O75/76-3 : Œuvres, Paris : Jean Ribou, 1676 (BNF. RES-YF-3218, 3219).
— O75/76-4 : Œuvres, Paris : Claude Barbin, 1676 (ASP. RES-RF-4460).
— O75/76-5 : Œuvres, Paris : Claude Barbin, 1676 (VER. RES-LEBAUDY-in-12-
349, 350).