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Pratiques : linguistique, littérature,

didactique

Le Merle Blanc : Exercice de lecture et d'écriture


Jean-Michel Adam, Jean-François Halté, André Petitjean

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Adam Jean-Michel, Halté Jean-François, Petitjean André. Le Merle Blanc : Exercice de lecture et d'écriture. In: Pratiques :
linguistique, littérature, didactique, n°11-12, 1976. Récit 1. pp. 115-130;

doi : https://doi.org/10.3406/prati.1976.967

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1976_num_11_1_967

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LE MERLE BLANC :
Exercice de lecture et d'écriture

Jean -Michel ADAM


Jean - François HALTE
André PETITJEAN

Le problème soulevé dans l'article ci-dessous est celui de la


mise en place d'une démarche théorique et pédagogique
conséquente à propos d'un conte anonyme Le Merle Blanc (1). L'objectif
dans les classes a été double : fournir des instruments de lecture
à valeur à la fois explicative et généralisante d'une part, d'autre
part établir des matrices formelles de production de texte.

LE MERLE BLANC

Un roi assez vieux avait trois à l'en récompenser par ma


fils. Les deux aînés étaient couronne.
méchants, emportés, brutaux même. L'aîné, prenant alors la parole,
Quant au cadet, il était doux, mais demanda à son père de le laisser
assen simple d'esprit. Un certain aller à la recherche du merle blanc
jour, le roi les rassembla tous et déclara qu'il ne reviendrait point
trois et leur dit: sans l'avoir trouvé.
— On m'a assuré qu'à cinquante Le roi lui fit donner des armes,
lieues d'ici, il y a une bête un bon cheval et de l'argent, et le
merveilleuse qu'on nomme Je merle laissa partir.
blanc. Cette bête a le pouvoir de Après avoir marché bien
rajeunir celui qui peut la posséder. longtemps, il arriva dans une grande
Me voilà avancé en âge : si donc et belle ville où régnait alors un
quelqu'un pouvait m'apporter cette roi débonnaire et ami du plaisir. Le
bête merveilleuse, je suis disposé prince bien accueilli par les habi-

(1) Le travail a été mené parallèlement dans des classes de 6» et de 4» ; il va sans dire
qu'il est programmable, avec des variantes spécifiques, dans toutes les classes du premier
et du second degré.

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tants qui le voyaient porteur d'un puisse me résister. Je sais que tu
beau sac rempli d'or, ne tarda pas vas pour t'emparer du merle blanc.
à être introduit au milieu de la Il se trouve à deux lieues d'ici, à
cour dissipée du roi régnant. De cent pas de la grosse tour de la
sorte que, un an après son départ, ville. Il est dans une grotte gardée
il n'était pas encore de retour. par deux dragons. Pour endormir
Voyant cela, le second fils du ces bêtes, tu prendras seize pains
roi partit à la recherche du fameux de quatre livres et deux oies. Tu
merle blanc, emportant comme son mettras tremper les pains dans
frère un beau cheval, des armes et l'eau-de-vie et tu iras près de la
de l'or. Il lui arriva les mêmes grotte jeter ces provisions aux
aventures qu'à son frère, qu'il dragons. Une heure après, le merle
rencontra, dépouillé de tout, dans la blanc sera en ta possession.
ville des plaisirs. Malgré cet Cours, et surtout fais diligence.
exemple, il y mena une vie dissipée, Un dernier conseil : ne rends
oubliant complètement et son père service à personne avant que je ne
et la couronne promise à celui qui t'aie revu. Adieu !
pourrait ramener le grand merle Ayant ainsi parlé, le renard
blanc. De sorte qu'un an après son disparut dans la profondeur du bois.
départ, le roi n'en avait encore Resté seul, le prince continua
reçu aucune nouvelle. sa route et arriva bientôt aux
Alors le cadet dit à son père : portes de la ville où sa mise
— Sire, si vous le permettez, simple ne le fit pas remarquer.
j'irai, moi aussi, à la recherche de Ayant entendu le bruit de la
la bête merveilleuse, et, Dieu trompette dans une rue voisine, il s'y
aidant, j'espère vous revenir avant rendit et y vit une nombreuse
trois mois. Faites-moi donner un populace entourant les officiers du
peu d'argent. Je n'ai pas besoin roi, qui annonçaient l'exécution
d'armes et de cheval pour faire ce pour le lendemain matin de deux
voyage. C'est à ma bonne étoile princes étrangers coupables de
que je remets le soin de son haute trahison.
succès. Le jeune homme ne douta pas
Après quelques difficultés, le roi que ce ne fussent ses deux frères.
laissa partir son dernier fils. Il alla chercher les pains, les oies
Cinq jours après avoir quitté le et l'eau de vie qui lui étaient
palais de son père, le prince nécessaires, et partit pour rejoindre
traversait une forêt lorsqu'il entendit la grosse tour de la ville. Il y
crier une bête. Courir dans cette arriva, compta cent pas en allant
direction et arriver auprès d'un droit devant lui et trouva
renard pris au piège fut pour lui effectivement la grotte du merle blanc. Une
l'affaire d'un instant. Emu de pitié, grande odeur de soufre le
le jeune prince débarrassa le suffoqua, mais il s'approcha et jeta aux
renard, qui le remercia en lui disant : dragons les provisions qu'il avait
— Ecoute, tu m'as sauvé la vie. apportées. Une heure après, le
Pour te récompenser de ton bon fameux merle blanc était en sa
cœur, je me mets à ta disposition ; possession. C'était un oiseau
quand tu auras besoin de mon gigantesque dont les ailes brillaient
assistance, tu diras : « Renard, comme le soleil.
renard, passe monts et vallées, j'ai — Que veux-tu de moi ?
besoin de ton secours ». Je demanda l'oiseau ; parle ! je suis à
viendrai, et il n'est point de chose qui tes ordres.

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— Je voudrais d'abord que tu teindre le bord du gouffre lorsque
me fasses délivrer mes deux frères le prince, fatigué, lâcha le renard
qui sont prisonniers du roi. et retomba tout meurtri au fond du
— Soit ! monte sur mon cou et gouffre.
je t'y conduirai. Le renard revint trouver le jeune
Ce disant, le merle blanc se prince, le ranima et lui fit
rapetissa tellement qu'il ne parut pas recommencer l'ascension du souterrain.
plus gros qu'un coq. Le prince Cette fois, le prince arriva
enfourcha ce nouveau coursier et heureusement en terre ferme.
se trouva bientôt au milieu de ses Après avoir remercié le renard
frères, qu'il enleva au nez de leurs des services qu'il lui avait rendus,
gardiens ébahis. le jeune prince s'en alla rejoindre
Malgré le bon service que venait le château de son père. Avant d'y
de leur rendre leur cadet, les deux arriver, il se vêtit d'un habit de
princes ne songèrent, aussitôt garçon de ferme, se teignit le
libres, qu'à s'emparer de la bête visage et vint demander au roi son
merveilleuse. père, qui ne le reconnut pas sous
— As-tu vu, dit l'un, la belle ses habits d'emprunt, de lui donner
carrière d'or qui se trouve là-bas ? la garde du merle blanc que ses
— Non, je n'ai pas songé à la frères avaient rapporté comme leur
regarder en passant. conquête. Il fut accepté.
— Alors, venez la voir. Il apprit alors que le merle blanc
Et les trois frères de avait déclaré au roi qu'il ne le
s'approcher du gouffre. Pendant que le rajeunirait pas si on ne lui amenait
cadet se penchait pour mieux voir, celui qui l'avait conquis sur les
il fut poussé par ses deux frères deux dragons. Les deux princes
eï tomba au fond de la mine. avaient dit à leur père que c'était
eux-mêmes qui avaient pris la bête,
Lorsqu'il revint à lui, il songea
et que c'était pour se venger que
au renard qu'il avait sauvé et se
le merle blanc disait que ce n'était
mit à crier :
pas eux qui l'avaient pris.
— Renard, renard, passe monts
et vallées, j'ai besoin de ton Dès que le jeune prince fut entré
secours ! dans la salle où se trouvait le
Ces mots étaient à peine merle blanc, il vit l'oiseau
s'abaisser et lui commander de monter
prononcés que déjà le renard était
auprès de lui, et, en léchant les sur son cou, ce qu'il fit. Une
plaies que lui avait faites sa chute seconde après, tous deux étaient
au fond du souterrain, le guérit dans la salle du roi à qui ils
racontèrent les supercheries des
complètement.
deux princes.
— Maintenant que te voilà guéri,
lui dit le renard, il te reste à sortir Outré de colère, le roi fit
du trou. A cet effet, tu vas te tenir dresser deux bûchers dans la cour
à ma queue et je te remonterai. Ne du palais, y fit lier ses deux fils
t'avise pas de lâcher ma queue, aînés et les fit brûler vifs. Puis il
car ce serait à recommencer. prit sa couronne et la donna au
Tiens-toi bien, je monte ! jeune prince.
Et le renard monta en l'air, Un instant après, le vieux roi
traînant après lui le prince cramponné était redevenu jeune, grâce au
à sa queue. Le renard allait fameux merle blanc.

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LECTURE

Pour de nombreux enseignants encore, il semble que le recours à un


outil théorique d'analyse n'est pas ressenti comme une nécessité. C'est
pourquoi, au risque de nous répéter, avant que d'exposer la didactique de
l'analyse du conte, nous préciserons les raisons qui nous ont conduits
progressivement au choix de la méthode qui sera développée.
Parce qu'il s'agit d'un conte populaire, on pourrait croire LE MERLE
BLANC aisément assimilable par des jeunes lecteurs dont l'univers culturel
se nourrit volontiers de merveilleux. Or il n'en est rien : il suffit de proposer
aux élèves de résumer « l'histoire » pour se rendre immédiatement compte
d'un certain nombre de difficultés :
• elle n'est pas toujours comprise dans sa globalité (... « c'est l'histoire d'un
merle qui... c'est l'histoire de trois frères qui... d'un jeune qui... d'un
roi qui... »). Ces différentes « entrées » de récit signalent la qualité de
la compréhension des élèves ; on voit que celui qui commence son
récit par l'énoncé narratif « un merle qui... » aura peu de chances de
reconstituer l'ensemble des unités narratives du texte.
• elle est bien souvent réduite (oubli de séquences narratives, fixations
sur certains personnages ou épisodes (renard, dragon, animaux familiers
ou mythiques)).
• dans tous les cas elle n'est lue que littéralement et dans les schèmes
infantilisants des « contes pour enfants » (réduction psychologisante /le
bon fils vs les fils méchants/, moralisante /les méchants sont toujours
punis, les bons récompensés/, aperception de l'enjeu idéologique
dominant du texte : le problème de la transmission du pouvoir...)).
La troisième série de réductions peut paraître « normale », l'enseignant
de français aura le sentiment que c'est sur ces points fondamentaux qu'il
doit porter le plus gros de son effort pédagogique, que c'est dans ces
domaines que son savoir historique, culturel... constitue l'apport majeur et
indispensable. Les deux premières séries — mises bien souvent au compte
des dons ou carences de chacun et à ce titre un peu mésestimées dans
l'attention pédagogique (on se contentera, en fin d'étude, de proposer à
nouveau le récit-résumé qui, cette fois, sera convenablement exécuté) — sont
en fait, pensons-nous, de problèmes très sérieux.
On sait de mieux en mieux le rôle déterminant joué par le milieu
socioculturel dans la petite enfance. Des liens étroits existent entre les pratiques
langagières et plus généralement culturelles des milieux familiaux et
l'acquisition par les enfants des compétences tant linguistique que narrative.
Les maîtres des C.P. s'aperçoivent des relations qui s'établissent entre le
plaisir à entendre à raconter des histoires et l'apprentissage de la lecture
si bien que les histoires traditionnellement considérées comme
récompense/récréation deviennent à part entière des éléments d'une démarche pédagogique
d'ensemble. Si cette démarche, à ce niveau du cursus, a pour objectif (entre
autres) l'acquisition d'une grammaire narrative implicite, elle ne saurait être
exportée telle quelle dans le second degré, qui a lui, pour objectif, l'explici-
tation des implicites. Le changement de démarche est d'autant plus impératif
que, du fait de nombreuses déterminations (sociales, scolaires...), les implicites
sont, souvent, loin d'être correctement intégrés. Dès lors, la bonne volonté
empiriste du maître-désireux-de-faire-parler/écrire-progresser-ses-élèves ren-

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contre ses limites et le recours à un ensemble théorique cohérent est
nécessaire. Dans ce contexte, la « théorie » n'est pour nous ni un gadget
élucubré, artificiellement parachuté dans les classes, ni un rempart sécurisant,
encore moins une fuite devant le réel de la classe par un saut magique
dans la « science » et surtout pas une innocente manie destinée à se faire
plaisir. Nous entendons, ici, par « théorie », un outil conceptuel opératoire,
historiquement construit (donc indéfiniment constructible), relativement simple,
cohérent, adéquat (donc explicable et manipulable par les élèves), susceptible
(dans les limites de son domaine d'opérativité) de résoudre certains des
problèmes sus-cités. Les procédures utilisées ici proviennent essentiellement
des travaux d'A.-J. Greimas et de P. Larivaille : elles permettent de rendre
compte d'un texte particulier mais aussi, au-delà de lui, d'informer et de
modeler la lecture des élèves qui peut alors se porter sur d'autres textes,
bande dessinée, roman policier...
Concrètement, l'analyse du conte a pris la forme d'un va et vient
constant entre le texte et les concepts, réglé par la demande des élèves. Il
ne s'est jamais agi d'un exposé magistral, exhaustif et didactique de la
méthode, mais de détours ponctuels intervenant dès l'instant où un problème
de lecture apparaissait. Ainsi, les concepts d'actant/acteur n'ont été utilisés
qu'au moment où la notion de personnage atteignait ses limites explicatives
et ne permettait plus d'avancer.

I ÉLABORATION DU MODÈLE NARRATIF

La première découverte des élèves, vécue comme évidence, est qu'un


récit forme un ensemble organisé et cohérent dans lequel on distingue
différentes phases : un début, un développement, une fin. La comparaison
systématique des deux premiers et des deux derniers paragraphes vient
conforter cette première appréhension. Un certain nombre d'informations se
répètent ( = ) : un roi assez vieux = le vieux roi...; d'autres diffèrent, voire
s'opposent (vs) : un roi assez vieux vs redevenu jeune. Entre ces deux
états, un avant et un après, une transformation s'est opérée, au cours de
laquelle un manque initial (la jeunesse) a été comblé. C'est entre ce manque
et sa liquidation que le conte a lieu. A la suite de Greimas, on appellera
« Contenu corrélé initial inversé » le premier état et « Contenu corrélé final
posé » le dernier.
Il faut à présent analyser le processus de transformation positive qui
suit un parcours logique rigoureux, narrativement stéréotypé afin de donner
aux élèves les moyens de voir le récit comme un enchaînement de séquences,
comme une suite hiérarchisée, non anarchique. Les transformations détectées
au niveau sémantique sont le résultat d'opérations effectuées au moyen des
fonctions ou épreuves : fonctions contractuelles d'une part, fonctions jonc-
tionnelles d'autre part, fonctions performancielles enfin.
On se servira du modèle narratif de P. Larivaille (5 séquences
élémentaires + 5 séquences transformationnelles = 25 cases + 4 connecteurs)
qui précise et prolonge les travaux de Propp et d'A.-J. Greimas. (1)

(1) Ces
aussi concepts
n'insisterons
ont éténous
travaillés
pas surdansla l'Etude
terminologie.
du ConteNous
du Graal
renvoyons
parue en
dansparticulier,
PRATIQUES pourN° 9,la
mise en place du modèle quinaire aux pages 20 à 22 et 31 à 33. Voir aussi Mateo Falcone (1).
ci-dessus.

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SÉQUENCES ÉLÉMENTAIRES
ET SÉQUENCES TRANSFORMATIONNELLES
SÉQUENCE 1
Les trois premières phrases du premier paragraphe posent le manque
initial du récit ou E1i, ouverture de la première séquence au cours de laquelle
une tâche est proposée au héros. La dernière phrase du premier paragraphe
et l'ensemble du second constituent l'appel au héros virtuel ou Force
transformatrice (Ft1) : si donc quelqu'un pouvait m'apporter...
A ce niveau, le récit propose successivement trois réponses à l'appel
avec décision d'agir (Da) ou dynamique actionnelle : — Da1 = l'aîné
— Da1' = le second fils
- Da1" = le cadet.
Le paragraphe 3 recouvre Da1. Le paragraphe 4 représente la Force
Equilibrante (Ei1) ou envoi du héros ainsi que reconnaissance de sa qualité de
héros virtuel. Au terme de cette séquence, le héros est désigné (Etat
provisoire E2p).
SÉQUENCE 2
La connexion de la première séquence transformationnelle avec la
seconde (qualification, acquisition des moyens) est assurée par ces mots :
Après avoir marché bien longtemps, il arriva dans une grande et belle ville...
Dans ce connecteur Cl on reconnaît la fonction II de Propp : DÉPART (le
héros quitte sa maison).
L'état initial de la seconde séquence est bien sûr le même que celui
qui clôt la première (E2p = héros désigné). Vépreuve qualifiante proposée
à l'aîné (Ft2) est indexée par l'ensemble du cinquième paragraphe : ville
des plaisirs, cour dissipée du roi. La réaction du héros (Da2) n'est pas
explicitée, le texte nous dit son échec (absence de Fé2) sous la forme de l'absence
de retour sans autre détail : un an après son départ, il n'était pas encore
de retour. On peut donc dire qu'au terme de la quête engagée par l'aîné,
non seulement le manque initial n'est pas comblé mais plus encore un
second manque apparaît : la disparition dudit aîné.
SÉQUENCE V et 2'
Le récit reprend alors au niveau de Da1 avec la décision d'agir (réponse
à l'appel paternel) du second fils. Le 6e paragraphe déroule, très rapidement
et de façon allusive, Fé1', E2'p, C1' et Ft2'. Il précise alors Da2' (réaction du
héros) : il y mena une vie dissipée... mentionne l'échec de Fé2 et l'absence
de qualification E2'p sous la forme de l'absence de respect du contrat :
...oubliant complètement et son père et la couronne promise à celui qui
pourrait ramener le grand merle blanc... aucune nouvelle. Apparaît ainsi
le redoublement du deuxième manque : l'absence des aînés.
SÉQUENCE 1"
Sous une forme très fréquente dans le conte populaire, le récit répète
pour la troisième fois (triplication de Propp) la même séquence de réponse
à l'appel et décision d'agir. Les élèves perçoivent aisément à quel point le
récit semble essayer un à un les héros dont il dispose, revenant en arrière
lorsqu'un échec l'y oblige. Il y a là signe d'une loi logique fort importante :

120
la réussite de l'épreuve qualifiante est nécessaire si l'on veut passer à la
séquence suivante. Seul un héros qualifié au terme de la seconde séquence
transformationnelle peut passer l'épreuve d'affirmation (épreuve principale
pour A.-J. Greimas). Le seul sujet à acquérir par la seconde épreuve les
moyens d'accomplir la troisième est le cadet. Il faut remarquer que les
deux aînés sont dotés de moyens (armes, or, cheval...) sans qu'ils aient à
passer la moindre épreuve pour se les procurer. Cette économie les oblige
en fait à échouer dans la ville des plaisirs.
La réponse à l'appel paternel Da1" mérite d'être citée dans la mesure
où elle a seule la forme d'un discours direct dans lequel un certain nombre
de différences soulignent l'opposition aînés vs cadet :
— Sire, si vous me le permettez (soumission à l'autorité paternelle et royale,
respect de la hiérarchie), j'irai, moi aussi, à la recherche de la bête
merveilleuse et, Dieu aidant, (appel à la providence) j'espère vous revenir avant
trois mois (fixation d'un délai, connotation mythique du chiffre 3). Faites-
moi donner un peu d'argent. Je n'ai pas besoin d'armes et de cheval pour
faire ce voyage (négation des moyens des aînés). C'est à ma bonne étoile
que je remets le soin de mon succès (nouvel appel à la providence).
Le paragraphe suivant constitue l'envoi du héros Fé1" et sa
reconnaissance par le roi. On aboutit à un nouvel état provisoire, E2p" : le cadet est
héros désigné, état suivi d'un connecteur spatial, C1" : cinq jours après...
le prince traversait une forêt.
SÉQUENCE 2"
L'épreuve qualifiante assignée au cadet diffère singulièrement de celle
des aînés : ceux-ci sont confrontés à des humains, dans la ville, celui-là à
un animal, dans la forêt. Sa réaction et le succès de l'épreuve sont explicités :
Da2 : Courir dans cette direction... l'affaire d'un instant. Après la prestation
de service, le long discours du renard atteste la qualification du héros en
posant clairement la donation de l'adjuvant : je me mets à ta disposition ;
quand tu auras besoin de mon assistance... Le héros maintenant qualifié,
E3p, reçoit alors une aide sous la forme du dévoilement des moyens à
mettre en œuvre pour s'emparer du merle blanc. C'est la passation d'un
contrat Ne rend service à personne avant que je ne t'aie revu que le héros
transgressera ultérieurement — qui entraîne l'apparition d'une séquence 4
de confirmation.
SÉQUENCE 3
Désormais, le héros peut passer l'épreuve principale ou Affirmation.
Elle est introduite par le connecteur C2 (déplacement) : le prince continua
sa route et arriva bientôt... L'affrontement, Ft3 (1) semble avoir lieu en
plusieurs temps. Après avoir évité le piège de la ville des plaisirs
—soulignant ainsi sa différence avec ses frères —, le héros met en œuvre les
moyens acquis Da3 et affronte le gardien de la grotte : ...une grande odeur
de soufre... il s'approcha et jeta au dragon les provisions qu'il avait
apportées. Le succès de la lutte se traduit par l'acquisition du merle blanc,
c'est-à-dire, par la réparation du manque, Fé3 : une heure après, le fameux
merle blanc était en sa possession...

(1) Le cadet étant seul sujet de la quête dans les séquences qui suivent, on abandonne la
notation en prime et second qui signalait la trlpllcation.

121
L'allusion aux phases antérieures du récit il ne douta pas que ce ne
fussent ses deux frères en concurrence avec le contrat passé avec le renard
constituent autant d'indices de l'amplitude de la réparation du manque. En
effet, en ce point du récit, celui-ci n'est plus uniquement la « jeunesse » mais
aussi la récupération des aînés disparus. Pour accomplir cette nouvelle
tâche, l'acteur merle blanc, actant objet de la quête principale, devient
actant adjuvant
Avec la délivrance des frères, on peut parler de manques réparés, E*p.

SÉQUENCE 4
Le déplacement implicite dans l'espace (C3) qui conduit les frères
hors de la ville la carrière d'or qui se trouve là-bas introduit à la séquence
de confirmation et de salut du héros rendue nécessaire par la rupture du
contrat posé par le renard (Séquence 2").
Le début du paragraphe Malgré ce bon service... leur cadet insiste
sur E4p, la suite immédiate les deux princes ne songèrent, aussitôt libres,
qu'à s'emparer de la bête merveilleuse pose la perspective d'une agression
du héros, Ft4. La délivrance du héros, Da4 est constituée par l'appel au
renard, Fé4 et le difficile sauvetage qui s'en suit. L'opération réussit le prince
arriva heureusement en terre ferme, le héros est sauvé, Ep5.

SÉQUENCE 5
Un dernier déplacement dans l'espace, C4 (retour incognito) sert de
connecteur de la séquence transformationnelle glorification : le jeune prince s'en
alla rejoindre le château de son père (retour)... se teignit le visage... habits
d'emprunt (incognito). La trahison des frères impose l'accomplissement d'une
contre-épreuve ou tâche difficile, Ft5. Canoniquement, c'est le destinateur qui
impose la contre-épreuve afin de vérifier que la tâche a bien été accomplie
par celui qui la revendique. Il n'en est rien ici puisque c'est le merle qui
la provoque ...il ne le rajeunirait pas si on ne lui amenait celui qui l'avait
conquis sur les deux dragons. Mis en présence de son maître masqué, le
merle blanc le reconnaît, révélant ainsi sa qualité de héros et du même coup
la traitrise des aînés, Fé5. La punition des faux héros et Vapothéose du vrai
ainsi que l'effacement du manque initial achèvent le conte, E6f.

TABLEAUX RÉCAPITULATIFS

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 1 PRÉPARATION


E'i » 1 manque : jeunesse
x
Ft1 = appel au héros virtuel

Dai =
Dai'
Dai" réponse àà l'appel
l'appel, décision
l'appel etdécision
décision
d'agir
d'agir
d'agir
(second
(aîné)
(cadet)
fils)

Fé1 = envoi de l'aîné (reconnaissance de qualité de héros virtuel)


E2p = héros désigné (aîné)
Ci = départ

122
SÉQUENCE TRANSFORMÀTIONNELLE 2 QUALIFICATION
E2p = héros désigné (aîné)
Ft2 = épreuve qualifiante proposée à l'aîné (ville des plaisirs)
Da2 = réaction du héros (l'aîné cède aux plaisirs)
Fé2 = qualification du héros (l'aîné échoue)
E3p = héros non qualifié

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE V PRÉPARATION

Da1' =
Fé1' réponsedu à second
envoi l'appe-l, fils
décision
(reconnaissance
d'agir (second
de fils),
sa qualité
(cf E1i etFt1
de héros
de Séq.
virtuel)
Trans 1j
E2'p =
Ci' héros désigné (second fils)
départ

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 2' QUALIFICATION

Da2'
E2'p =
Ft2'
Fé2' épreuve
héros désigné
réaction
qualification
qualifiante
du second
du (second
hérosproposée
fils(lefils)
(cède
second
au
au plaisir)
second
échoue) fils (ville des plaisirs)

E3'p = héros non qualifié

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 1" PRÉPARATION

Da1" =
Fé1" réponsedu àcadet
envoi l'appel(reconnaissance
décision d'agirde(le qualité
cadet),de(cfhéros
E1i etvirtuel)
Ft1)
E2"p »
C1" sa héros
départ désigné (cadet)

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 2" QUALIFICATION

E2"p =
Ft2"
Da2" — héros désigné
épreuve
réaction qualifiante
du cadet
(cadet)
(sauve
proposée
ranimai)
au cadet (sauvetage du renard)

E3"p =
C2" ss qualification du héros (le cadet)
déplacement

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 3 AFFIRMATION


£3p = héros qualifié (cadet)
Ft3 =» affrontement (lutte contre les dragons)
Da3 = prouesse du héros (s'empare du merle)
Fé3 = réparation du manque (merle en sa possession)

E3p
Ft3'
Da3'
Fé3' =s
= héros qualifié
affrontement
prouesse
réparation dudu(lutte
héros
(cadet)
manque
contre
(délivre
(aînés
leslesen
gens
aînés)
sa decompagnie)
la ville)

E4p = manques réparés (oiseau jeunesse + aînés récupérés)


C3 = déplacement (la carrière d'or)

SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 4 CONFIRMATION


E4p = manquas réparés
Ft4 =» agression contre te héros (traîtrise des aînés)
Da4 ss sauvetage du cadet (aide du renard)
Fé4 = salut du cadet
E5p =x héros sauvé
C4 = retour incognito

123
SÉQUENCE TRANSFORMATIONNELLE 5 GLORIFICATION
E5p «s héros sauvé
Ft5 s la contre-épreuve (exigence du merle blanc)
Da5 s accomplissement de l'épreuve
Fé5 a révélation du héros, punition des faux héros
E6f m apothéose, manque comblé couronnement du héros.

Remarque :
La reconnaissance du parcours syntaxique ne pose pas de problème
excessif, d'autant moins que le conte étudié n'offre pas de résistance
d'écriture : les événements s'y succédant d'une manière linéaire, l'avant
et l'après chronologique sont toujours nettement définissables. Cette
relative simplicité permet de constituer le texte en récit comme « niveau
autonome de la signification » et de faire conséquemment l'économie
de l'étude du niveau de l'expression. Cela dit, la matrice canonique de
P. Larivaille, comme celle de AJ. Greimas d'ailleurs, ne saurait être
appréhendée ex abrupto avec des élèves du premier cycle. On a procédé
ici par recoupements : après avoir rencontré ailleurs la notion de
découpage séquentiel, reconnu certaines séquences typiques (l'épreuve par
exemple), on a utilisé le Merle Blanc à la fois comme synthèse des
connaissances préalables et comme accomplissement exemplaire de la
méthodologie.
Cette étude syntaxique reste cependant en soi insuffisante : des questions
fondamentales restent dans l'ombre, en particulier celle de la nature
des investissements sémantiques. On s'est attaché, dans ce qui suit, à
approcher le récit non plus seulement comme une structure conforme
et partant neutre, mais comme un enjeu culturel et idéologique.

2 LE RÉCIT COMME ENJEU DE VALEURS

Le niveau syntaxique, comme niveau autonome de signification, est


d'une très grande abstraction. Par définition, un modèle narratif vise la
généralité, c'est-à-dire, la réduction des formes particulières à des schémas
structurels d'une grande puissance. C'est au niveau de la rencontre entre
les structures syntaxiques et les structures discursives que se marquent les
différences et que s'investissent des contenus dont les valeurs se définissent
en référence tant à l'histoire, à la culture d'un groupe social, qu'à l'histoire
et à la culture des sujets.
Si la notion d'actant syntaxique est propre à rendre compte des parcours
narratifs, il faut faire appel à celle d'acteur qui la recouvre au plan discursif
pour étudier la circulation des valeurs dans le récit.

21 DES ACTANTS AUX ACTEURS.


Les élèves commencent par percevoir des personnages/personnes
conformément aux codes de lecture qui les constituent : ils s'enferment dans
l'identification (« moi, à sa place, je... »), dans le refus réaliste (« ça n'existe pas... »),
reconduisant la confusion réaliste texte/réalité. La reconnaissance des parcours
syntaxiques, du caractère systématique des relations (à l'intérieur du texte,
mais aussi, par comparaison, d'un texte à l'autre) permet d'opacifier la per-

124
ception initiale et de saisir la notion d'actant. La maîtrise de cette notion
n'empêche cependant pas un autre type d'enfermement dans des catégories
psychologiques et idéologiques. La saisie d'isotopies morales (bon vs méchant),
mythiques (naturel vs magique), cosmologiques (jeune vs vieux)... permet un
début de classification tout en maintenant, du fait de leur relative superfi-
cialité et de leur empiricité, une certaine illisibilité du conte, considéré plus
comme lieu de projection/interprétation de valeurs, que comme lieu de leur
constitution/disposition.
On considère alors l'acteur comme la somme des prédicats, qualificatifs
et fonctionnels, attribués à des lexèmes identifiables et non équivoques dotés
d'un classème « anthropomorphe », susceptible de développer un ou des
programmes narratifs selon un ou des rôles thématiques. On peut dresser
la typologie suivante :

ACTEUR ROLE QUALIFICATION ROLE ACTANTIEL


THÉMATIQUE
un roi rai vieux Destinateur :
justicier (si quelqu'un pouvait m'ap-
porter)
Destinataire :
(le vieux roi était redevenu
Jeune)
les deux aînés méchants Sujet :
atnés emportés aller à la recherche du merle
débauchés brutaux Opposant :
traîtres poussé par ses deux frères
le cadet cadet doux Sujet :
simple d'esprit j'irai moi aussi à, la recherche
sensible... de la bote merveilleuse
1 « arme » 1,2,3: acteurs adjuvant
2 «argent» non animés
3 « or »
4 « cheval » transporteur adjuvant
5 «renard» transporteur adjuvant (je me mets à ta
/sauveteur disposition)
6 «merle» transporteur
/sauveteur
rajeunisseur adjuvant (je suis à tes ordres)
/dénonciateur objet (-.à la recherche du
merle blanc)
« dragon » gardien opposant
...(gens de la ville, autre roi...)

Remarque :
Les guillemets dans la colonne ACTEUR indiquent que les acteurs non
dotés par le texte d'un patronyme sont désignés par des lexèmes
signalant leurs rôles thématiques majeurs.

125
22 LA TRANSMISSION DU POUVOIR

La constitution du tableau ci-dessus ne pose pas de problème particulier,


et, l'observant, les élèves font rapidement un certain nombre de constatations.
Ils corroborent tout d'abord ce que l'analyse syntaxique avait déjà montré :
l'existence de plusieurs sujets confrontés à la même tâche, les uns échouant,
l'autre réussissant, est mise en parallèle avec les qualifications respectives
et les rôles thématiques de chacun. Apparaît alors l'idée que le conte
développe un problème familial, celui de la confrontation entre le cadet et les
aînés. L'intervention du maître est, en ce point de la réflexion, tout à fait
nécessaire, pour éviter la réduction psychologique. Il ne s'agit pas en effet
de l'affrontement banal de frères bons et méchants dans une famille. Cet
affrontement a un enjeu politique d'une extrême importance : celui qui
réussira l'épreuve héritera de la couronne. Dès lors, c'est l'opposition aine
vs cadet qui est porteuse de signification et au travers de la fable familiale
se profila une leçon politique.
On peut donc énoncer la thèse suivante :

l'enjeu idéologique du récit est la justification de la


procédure de transmission héréditaire du pouvoir.

Ce que nous allons démontrer.

221 LA IMPLICATION.
La syntaxe a montré que l'épreuve principale était tentée trois fois.
Les deux premiers échecs étant le fait des aînés, le succès final revenant
au cadet. Le contrat stipulé au début du conte est indifférent quant aux
sujets qui virtuellement pourraient l'accepter : si donc quelqu'un... Le roi
disposant de trois fils, chacun d'eux, possède apparemment, si l'on s'en tient
à la formulation de la demande, les mêmes potentialités. Or, les réponses
à la demande du père sont enregistrées dans l'ordre aîné 1, aîné 2, cadet,
c'est-à-dire dans l'ordre de la naissance, qui du coup, apparaît comme
surdéterminant les trois quêtes. Surdétermination d'autant plus évidente que le
conte n'offre pas trois quêtes effectives, mais deux seulement, la seconde
n'étant que la réitération elliptique de la première, la qualification « aîné »
recouvrant indistinctement les deux acteurs. Au terme de cette opération,
restent en lice le candidat héréditaire potentiel de la couronne, l'aîné /les 2
aînés/, et le cadet, champion éventuel. A la structure familiale l'Histoire a
substitué une structure politique.
On peut se demander alors pourquoi le conte met à l'épreuve l'aîné
alors qu'il est l'héritier naturel de la couronne. La réponse est à chercher
dans les qualifications psychologiques et morales. Méchant, emporté, brutal
il n'est pas digne d'hériter, et l'épreuve est imposée pour vérifier son
incompétence ou lui donner l'occasion de prouver son mérite. On comprend bien
pourquoi c'est lui qui part le premier : héritier présomptif, il a toute priorité
pour harmoniser son droit et son devoir et résoudre la contradiction que ses
qualifications négatives font apparaître entre l'un et l'autre. Seul l'échec des
aînés permet au cadet de se mettre à son tour en campagne. Ce dernier, sans
droit direct sur la couronne mais doté du mérite, réussit là où et quand les
aînés ont échoué : il ne prend la couronne d'ailleurs qu'à partir du moment

126
où ceux-ci sont physiquement éliminés, c'est-à-dire au moment où lui — le
cadet — se trouve en position d'hérédité naturelle : le roi... les fit brûler vifs.
Le conte, on le voit, tourne tout entier autour de la question du mérite
et de la naissance. Reste à analyser ce que recouvre la notion de « mérite »,
et cette étude peut être menée à bien au travers de l'analyse des qualifications
de chacun et des parcours thématiques des héros.

222 LE PROFANE ET LE SACRÉ.


A l'initiale du conte, le roi père, vieux, propose comme objet de quête
le Merle Blanc qui a « le pouvoir de rajeunir », et comme récompense, sa
couronne. Quête absurde logiquement si l'on considère que le roi trop avancé
en âge pour gouverner, une fois rajeuni redevient par définition apte à
conserver le pouvoir, mais quête lisible idéologiquement : le jeune fils et
le roi père rajeuni sont identiques, l'autre est digne de succéder au même
suivant une évidente circularité propre à définir le héros comme « héros de
l'ordre du monde accepté ». Mais quel est le procès d'identification du père
au fils?
Affecté d'un défaut naturel, le vieillissement, le roi père en proposant
la quête du merle blanc, animal mythique, impose au sujet qui l'accepte de
se placer sur une isotopie sacrée. En somme, une corrélation isotopique doit
s'établir entre le demandeur, l'objet, le sujet et les moyens à mettre en
œuvre : la conquête d'un objet merveilleux présuppose un sujet acceptant
l'existence du merveilleux.
Significativement, les aînés prennent pour adjuvants cheval, or/argent
et armes, moyens non conformes à Pisotopie sacrée. Munis de la modalité du
vouloir, ils sont dotés du pouvoir matériel : le savoir leur manque puisqu'ils
entendent accomplir une quête merveilleuse avec les seuls moyens profanes
et, de façon caractéristique, on l'a vu, ils ne réalisent aucune épreuve
qualifiante susceptible de leur donner la puissance conforme. Leur enlisement
dans la ville dissipée des plaisirs n'est que l'affirmation de leur erreur. Preuve
ultime de leur bévue, de leur aveuglement sur les lois du merveilleux, ils se
font passer pour ce qu'ils ne sont pas, déguisant leur forfaiture devant le
merle, réduisant celui-ci au seul trait d'animal.
Le cadet par contre, accepte le contrat et l'ordre du mythique. Comme
ses frères, il est doté d'un vouloir, mais, à leur différence, il ne possède
aucune puissance matérielle et se situe d'emblée sur l'isotopie sacrée : Dieu
aidant... je n'ai pas besoin d'armes et de cheval... c'est à ma bonne
étoile... succès... Manifestant ainsi son savoir du merveilleux, le cadet
obtiendra la puissance dont il est dépourvu au moyen d'une épreuve qualifiante
(réception de l'adjuvant magique qui procure les services).
Les parcours spatiaux accomplis par le cadet héros confirment sa
qualification et son mérite. Au contraire de ses aînés, il franchit tous les
espaces, allant de l'un à l'autre, traversant la forêt, lieu mythique, descendant
dans les profondeurs (la grotte, le ravin), volant dans les airs, mais aussi
circulant dans la ville profane et dans les propriétés paternelles. Il est donc
bien le héros du conte, c'est-à-dire ce « personnage mobile » dont parle Lotman
(Structure du Texte Artistique).

223 LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE.


Ainsi donc, ce conte porte sur la régulation des principes qui président

127
à la transmission du pouvoir : le mérite et la naissance. La preuve ayant été
surabondemment faite du mérite du cadet, — voir encore son
désintéressement marqué par le sauvetage de ses frères coupables, le risque pris d'échouer
à sa mission en rompant, par amour fraternel, le contrat passé avec le
renard —, il hérite en fin de la naissance (par l'élimination physique des
frères) et de la couronne. Nous sommes loin d'un contenu moralisant auquel
il serait pourtant facile de réduire le conte : « bien mal acquis ne profite
jamais... » : par delà cette morale prosaïque, c'est toute une philosophie
politique qui est proposée. La transmission héréditaire du pouvoir est une bonne
chose : le mérite sert de garde-fou au privilège de la naissance. Là où celle-ci
faillit, le mérite est là qui prend la relève. Mais il la prend, sans équivoque,
dans la même famille, c'est-à-dire qu'il reconduit, en l'élevant d'un degré, le
privilège de la naissance : « bon sang ne peut mentir ». Un jour viendra
(mais il ne s'agit là que d'un « jour » mythique, anhistorique) où les principes
ici disjoints seront dans une collusion parfaite au point de se recouvrir dans
la définition de la monarchie de droit divin. Nul doute que ce conte, dont on
ne peut fixer la parution, ne participe, à sa manière, du confortement de
cette idéologie. Le sacré convoqué ici sous les instances du merveilleux,
mais aussi du religieux chrétien (Dieu, le Providence), est au service, en fait
du profane : la sentence « heureux les simples d'esprit car le royaume des
cieux leur appartient » se détourne du spirituel vers le matériel au plus grand
profit de la monarchie temporelle.

ÉCRITURE

Toute bonne « leçon d'explication de textes » se conclut, c'est bien


connu, par des exercices d'application : après avoir fait le plein de
connaissances nouvelles, l'élève doit apporter la preuve qu'il les a comprises en
les régurgitant dans des travaux de production imitative : « Sur le modèle de...
écrivez à votre tour... ». Cette démarche, en tous points fidèle au dogme de
l'expression décrit par ailleurs (cf PRATIQUES N° 1/2), prétend qu'on assimile
simplement les formes (rhétoriques) par imprégnation et qu'ensuite, il suffit
d'avoir vécu ou de savoir imaginer/rêver pour pouvoir écrire. Comme
l'affirmait J.M. Adam dans son article Le Conte du Graal (PRATIQUES N° 9),
les instructions modernistes concernant le BEPC n'ont strictement rien changé
à la démarche traditionnelle puisqu'elles considèrent la forme récit comme
allant de soi, immédiatement accessible et intuitivement connaissable, ainsi
qu'en témoigne la formulation même des sujets. Comment un élève qui n'aura
jamais réfléchi sur la cohérence et l'organisation structurale d'un texte pourra-
t-il s'acquitter efficacement d'un travail lui demandant sous la forme « étant
donné tel début, inventez une suite, un dénouement » d'associer un contenu
corrélé final adéquat à son homologue initial ? Sauf à disposer par talent (?)
don naturel (?) de la grammaire narrative implicite, l'élève est conduit à
s'enliser dans les méandres des pseudo cohérences de type psychologiques
ou moralisantes, comme, de toutes façons, l'intitulé des sujets l'y invite :
« compte tenu du caractère du personnage, imaginez une autre scène... ».
L'exercice, pour nous, n'est pas un deuxième temps (dont les meilleurs,
à la rigueur, pourraient se passer) du travail, intervenant après la prestation
didactique du maître, mais il en est, au contraire, l'élément fondamental
et moteur. Lire et écrire constituent le même geste : écrire, toujours écrire

128
sa / ses lectures ; c'est toujours en écrivant / réécrivant qu'on apprend à lire.
De ce point de vue, expliquer un texte c'est en confronter deux : celui qui
s'impose sur la page comme achevé, constitué, cohérent, celui qui s'écrit sur
le « cahier » de l'élève, progressivement, par tâtonnements parfois, et qui en
propose la lecture / réécriture. Le terme d'exercice semble peu approprié
pour appréhender ce type d'« activité ». Il ne s'agit plus en effet, de
« s'exercer » à réaliser une certaine performance, de « s'entraîner » en vue
de « réussir » une épreuve éventuelle, mais littéralement de travailler,
c'est-à-dire d'élaborer des hypothèses, de les confronter à la réalité d'un texte,
d'en vérifier la validité et la rentabilité, éventuellement d'en changer pour en
proposer de nouvelles. Le soulèvement par le maître ou par les élèves de
questions du type « pourquoi les aînés ont-ils échoué ? », « en quoi consiste la
transformation de la situation initiale en la situation finale ? », « quels sont les
rôles actantiels des différents acteurs ? »... implique la mise en branle de
processus cognitifs, la production d'un travail effectif de connaissance, en
somme une activité complexe et formatrice. Il en va de même lorsque l'élève
est chargé de fabriquer ses propres fictions : l'enjeu n'est plus faussé, comme
dans la démarche traditionnelle, la relation verdictive du maître-récepteur/
sanctionneur et de l'élève coincé dans un faux rapport de communication
(—il doit écrire ce qu'il veut, sur un thème imposé ou non, sans l'adresser
au maître à qui, néanmoins il doit « plaire » pour obtenir la « note »
motivation de dernière instance). L'enjeu, cette fois, consiste en l'assimilation
et en l'utilisation maîtrisée de lois précises, propres à permettre la
construction d'un objet fictionnel complet, cohérent et personnel, destiné à une
communication élargie comprenant (au moins) l'élève écrivant d'abord, ses
camarades et le maître ensuite. Se créent alors dans la classe d'autres types
de rapports : le maître dont la fonction sanctionnante demeure, ne l'exerce
plus selon des critères subjectifs (finesse, goût, expression, style...) connus
de lui seul, mais selon l'efficacité des réponses apportées à des problèmes
dont les tenants et aboutissants sont connus de tous et vérifiables par tous,
le « j'aime/je n'aime pas » est remplacé par l'appréciation de la conformité
ou non au programme proposé, aux règles imposées.
Concrètement, cette mise en pratique des textes a pris des formes
variées :
• construire un conte à partir du schéma narratif donné dans la lecture
du Merle Blanc.
• imaginer une fin déceptive, dans laquelle les aînés auraient triomphé.
Inventer une transformation conforme à cette situation finale.
• imaginer que le cadet ait échoué à son tour. Comment pourrait se définir
un sujet qui réussirait.
• imaginer que le cadet ait à passer différentes épreuves qualifiantes, en
tenant compte : 1) du maintien sur l'isotopie « sacrée » ;
2) d'une « progression » dans ces épreuves.
• compte tenu des qualifications des aînés et de l'isotopie sur laquelle ils
sont situés, imaginer ce que les aînés font à la ville.
• compte tenu de son rôle actantiel décrire le dragon (qualifications et
faire thématique...)
Ces quelques travaux ne sont rien de plus que des suggestions de

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travaux pratiques (1). Ils peuvent aisément être multipliés et diversifiés en
fonction des intérêts des enfants et des objectifs de programmes. Tributaires
de l'état de développement de la théorie de la narrativité, ils évolueront
bien sûr en fonction des rapports qui s'établissent entre les grammaires
narratives et les grammaires textuelles. Ils sont tributaires aussi des liens
à construire avec les autres sciences, notamment la psychologie de l'enfant.
L'enseignant a en effet beaucoup à apprendre de la connaissance des
opérations au moyen desquels s'effectuent la mémorisation, la conservation du
sens dans l'esprit du lecteur. Voir à ce sujet ce que W. Kintsch et T. A.
Van Dijk avancent sur le rôle des macrostructures dans la compréhension
et dans la mémorisation d'un récit (LANGAGES N° 40). Ils dépendent enfin
de l'état de développement des sciences de l'éducation qui, à partir de
savoirs theorico-pratiques, peuvent informer la démarche de l'enseignant :
seuils d'acquisition, objectifs, priorités, stratégie... etc. Mais il n'est pas
juste d'attendre toutes les réponses pour se mettre au travail.

Avignon, Juillet 1976.

(1) Ce travail d'écriture peut venir compléter (venir après chronologiquement et surtout métho-
dologiquement) celui qu'a proposé J.-P. Goldenstein dans le n° 10 de PRATIQUES : « Une
grammaire de texte pour la composition française ».

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