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triviale et que révèle l’incipit : « La grand-mère ne voulait pas
aller en Floride. Elle voulait aller voir des parents dans l’est du
Tennessee et elle essayait par tous les moyens (she was seizing
at every chance) d’amener Bailey à changer d’avis » (p. 191)1.
Ironie : le prétexte donné s’avère réel. La parole est efficace
nonobstant l’intention. Y aurait-il faute en cette occurrence ?
Il résulte de cette première enquête que le cosmos n’est
pas indifférent et que le cadre de la nouvelle donne voix au
destin que nul ne saurait amadouer pour en modifier les arrêts.
« Je vous donnerai tout l’argent que j’ai ! », propose la dame.
Et l’Inadapté de répliquer : « Jamais vu un cadavre donner la
pièce au croque-mort » (p. 205). Dans le contexte : erreur a été
commise d’avoir reconnu et nommé le criminel, ce qui ne
pardonne pas. À l’étage supérieur : ce qui est écrit est écrit. Le
criminel prononce des sentences à double entente, comme
Œdipe qui déclare vouloir élucider le meurtre du précédent roi
(vers 132) et qui s’élucidera lui-même en réalité. Le destin a
parlé par sa bouche : aucun dieu ne sortira de la machine pour
sauver in extremis la vieille femme.
Qu’a vu en elle de répréhensible le destin ? La ruse (pour
arriver à ses fins), les flèches à l’endroit de sa bru (de son
temps, dit-elle, on élevait les enfants autrement mieux -
p. 193). la vanité (elle s’attife pour que « en cas d’accident,
quiconque la trouverait morte sur la grand-route saurait
immédiatement qu’elle était une lady » - p. 192), l’insensibilité
face à la misère (du petit noir sans culotte elle remarque
seulement qu’il est joli et à peindre – p. 193), la flatterie (« Je
sais bien que vous êtes un bon garçon, a good man at heart » -
p. 202 ; « …que vous venez d’une bonne famille » - p. 205),
l’hypocrisie, l’égoïsme enfin. Tout ceci accompagné par la
respectabilité dont elle a grand souci. Idéal d’une vie
« confortable » (p. 202). Mal social – sans parler du vouloir-
vivre à tout prix.
Pas de quoi émouvoir le destin, semble-t-il. Rien que de
la médiocrité. Pas même la franche méchanceté à l’instar de
l’Inadapté. Il n’en va toutefois pas de même au gré de Dieu. À
la remarque de l’Inadapté sur l’incertitude quant à la
résurrection des morts effectuée par Jésus, elle dit : « Il n’a
peut-être pas ressuscité les morts » (p. 205). Ce qui revient à
douter de la divinité du Christ, mal théologique.
1
. Flannery O’Connor, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Quarto,
2009. Les traductions sont souvent modifiées.
2
§ 2. Il y a le bien et le mal, et partant la liberté.
L’Inadapté est l’anti-hypocrite. Il a parfaitement la notion du
mal, même s’il déclare que « le crime n’a aucune importance
(don’t matter) » (p. 204) : en première analyse, cela ne lui
vient pas d’une option nihiliste (suivant laquelle il n’y a ni
bien ni mal), car voici la raison fournie : « Vous pouvez faire
n’importe quoi, tuer un homme ou faucher un pneu à sa
voiture, tôt ou tard vous ne vous rappelez plus ce que vous
avez fait et vous êtes puni tout pareil » (p. 204). Si le crime
n’importe pas, ce n’est donc pas parce qu’il n’est rien : ce qui
a eu lieu est bien un crime jugé comme tel par celui qui l’a
perpétré. À la grand-mère qui, pour sauver sa peau, lui déclare
qu’il est bon, il réplique : « Non, je ne suis pas bon » pour
ajouter : « mais je ne suis pas non plus ce qu’il y a de pire sur
la terre », ce qui implique une parfaite conscience de soi
morale. C’est pour une autre raison, l’oubli, que le crime ne
compte pas. Même en prison, il ne se souvenait pas de ce qu’il
avait fait (p. 203). La vie est plus forte que l’avoir-fait. Nul
besoin de recourir au divertissement pour se détacher de sa
condition de criminel, car d’elle-même la chose s’efface.
Disons que le temps s’est écoulé. La culpabilité paraît d’un
autre temps et d’une réalité qualitativement différente, ce qui
rappelle, toutes proportions gardées, ce que Pascal disait de
l’injustice que l’on ressent face à l’imputation du péché
originel. L’oubli de l’Inadapté l’a rendu si éloigné de la source
qu’il lui paraît impossible d’y participer actuellement (voir Br.
434). Il y a apparence que l’homme mis derrière les barreaux
change au fil des ans.
Le problème du malfaiteur est de proportion entre l’acte
et le châtiment : il ne parvient pas à mettre en équation tout le
mal commis et toute la punition subie (« I can’t make what all
I done wrong fit what all I gone through in punishment »)
(p. 204). Non que le crime ait paru léger, mais parce qu’il l’est
devenu, si bien qu’une vérité cachée aux yeux de tous lui
apparaît en pleine lumière : crime et châtiment se situent sur
des échelles qualitativement différentes, un peu comme le
travail et le salaire, à quoi remédie le quantitatif : telle
indemnité ou tant d’années d’incarcération devraient égaliser
l’inégalisable, calculer l’incalculable, sanction ou réparation.
Œil pour œil ? Quelle disproportion ! même si la loi du talion2
est prise à la lettre. Calculables, à la limite, sont les
dommages, mais non le crime. Mais l’on sait aussi qu’il y a
2
. Voir Lévitique 24:17-21.
3
des dommages incalculables et irréparables. Le châtiment n’est
jamais là que l’effet objectivé d’un vague compromis, une
médiation sur fond de dissymétrie. La justice pratique
l’économique tout en se mettant sous la haute juridiction de
l’éthique.
Et puis il y a toujours le regard comparatif. Les crimes
sont diversement appréciés. Tel échappe à la justice qui pèse
avec toute sa rigueur sur son voisin : « Est-ce ça vous paraît
juste (right) à vous, madame, qu’un tas de punitions tombe sur
l’un, et rien sur un autre ? » (p. 205). Disproportion absolue
qui met en cause la société comme telle avec son système
normatif. Mais pour peser le juste et l’injuste, il faut encore
que soient encore vivaces, même si faiblement, les normes de
la loi naturelle gravée dans l’âme et telles que précisées par
l’Église catholique, lumière de l’intellect ordonnant au bien.
4
désaxé (ou déséquilibré : He thown3 everything off balance).
S’Il a vraiment fait ce qu’Il a dit, il n’y a plus qu’à tout
envoyer promener et Le suivre. S’Il ne l’a pas fait, il n’y a plus
qu’à jouir de la meilleure façon des quelques minutes qui vous
restent – tuer quelqu’un, incendier sa maison, ou lui infliger
une autre méchanceté. Pas de plaisir à part la méchanceté
(meanness) » (p. 205). Remarquons qu’entre la divinité du
Christ et l’athéisme, il n’y a pas de milieu, le déisme ou le
judaïsme par exemple. Telle est la supposition : si le Christ
n’est pas Dieu le pire est permis, non pas permis : requis, car
rien n’est plus voluptueux que la méchanceté. L’alternative est
brutale : ou Jésus ou Sade4. C’est la résurrection qui pose la
possibilité d’un renversement du pour au contre. Le pour Sade
qui va de soi (puisqu’il assure immédiatement le plaisir) au
contre (qui oblige à suivre Jésus dans la voie qu’il prescrit). Il
est reproché à Jésus d’avoir ébranlé l’ordre naturel suivant
lequel s’il y a le bien et le mal comme termes relatifs et
antagonistes, le plaisir relevant de l’évidence (« il rend
actuellement heureux celui qui le goûte, dans l’instant qu’il le
goûte et autant qu’il le goûte »5), le plaisir de méchanceté est
du côté de la certitude. Or c’est précisément cette certitude qui
s’éteint dès lors qu’on découvre que l’âme survit au corps et
au règne entier des satisfactions temporelles.
« Il importe à toute la vie, dit Pascal, si l’âme est
mortelle ou immortelle » (Br. 218). On ne reprochera pas au
criminel de n’avoir pas mesuré la justesse de cette proposition.
Il ne s’est pas montré négligent en une affaire où il s’agit de
lui-même et de son éternité comme dirait Pascal (cf. Br. 194),
à ceci près qu’il préciserait : son éventuelle éternité. Il est vrai
que notre homme ne s’engage pas dans le pari, comme il aurait
pu. Rien d’autre que la certitude ne saurait le satisfaire. De la
vérité il a une idée ferme. Il précise, en réponse à la dame
apeurée suggérant que peut-être Jésus n’a pas ressuscité les
morts : « Je n’y étais pas, alors je ne peux pas dire qu’Il ne l’a
pas fait. J’aurais bien voulu y être. Il n’est pas juste que je n’y
sois pas été, parce que si j’y avais été, j’aurais su, et je ne
serais pas comme je suis maintenant » (p. 205).
Terrible besoin de certitude qui ne laisse aucune place à
3
. Sic, pour thrown.
4
. Dans la nouvelle Le Fleuve : Dieu ou Satan (p. 216). De même Et ce
sont les violents qui l’emportent, p. 393. Sinon, c’est « Jésus ou toi »
(Ibid.), le démon figurant, en cette occurrence, un principe d’émancipation.
5
. Malebranche, La Recherche de la vérité, IV, ch. x, 1.
5
la foi (en ce qu’elle a d’avatageux) et pour lequel le pari
passerait pour un vain jeu. Confiance excessive dans l’option
de la certitude empirique elle-même en dépit de la parole de
l’Évangile : « S’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, ils
ne se laisseraient pas persuader quand même l’un des morts
ressusciterait » (Luc 16:31). Ne s’en est-il pas trouvé, parmi
les témoins du prodige, pour aller dénoncer Jésus et comploter
contre sa vie (Luc 16 :46-53) ? Paradoxe : l’Inadapté veut
avoir été un témoin oculaire et donc un contemporain du
Christ, ce qui ne va pas sans ambiguïté, le Ressuscité étant un
paradoxe vivant. Le malheur veut qu’il exclut la foi, qui seule
pourtant lui eût accordé la contemporanéité, d’après Les
Miettes philosophiques de Kierkegaard.
Il s’en faut que pourtant rien ne reste de la deuxième
branche de l’alternative. L’idée même d’immortalité est propre
à vider le plaisir terrestre de toute consistance. La dernière
parole de l’Inadapté (et de la nouvelle) s’énonce : « Y a pas de
plaisir réel dans la vie » (p. 206). Proposition qui annule une
précédente en prenant l’apparence d’une affirmation nihiliste.
Rien qui plaise, la méchanceté y compris. Malebranche
paraîtrait réfuté n’était que la comparaison est implicitement
faite entre le plaisir et la béatitude, l’immédiateté des délices
terrestres et l’éternité du sens. Ce qui est reconnaître la rupture
d’ordre entre la concupiscence et la grâce.
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yeux son propre pouvoir christique capable de démarginaliser
le Misfit et de l’ordonner (ou adapter) au sens absolu.
Transmutée par la grâce, elle en devient le véhicule offert pour
le salut de l’homme. « Elle tendit le bras et lui toucha
l’épaule » (p. 205) comme si, désespérant de le convertir par la
parole, elle pouvait opérer par le geste (encore un trait
catholique).
Mais le non-ressuscité réagit brutalement à ce contact :
« L’Inadapté recula d’un bond comme si un serpent l’eût
mordu, et lui tira trois balles dans la poitrine » (p. 205). Il ne
veut pas entendre parler d’une certitude sacramentelle, lui qui
s’est âme et corps dédié à la nécessité d’une certitude
empirique (ou résurrection ou plaisir). Son noli me tangere est
implicite et relève du démoniaque. Non pas du satanique
lequel eût accueilli le contact pour infecter de sa perversion la
personne désireuse de lui venir en aide. « Le démoniaque, dit
Kierkegaard, est une servitude où l’on n’est pas affranchi du
bien »6. À son encontre, le satanique est parfaitement affranchi
du bien devant lequel il ne souffre pas d’angoisse, ce qu’on
observe à l’occasion de la tentation de Jésus au désert.
Qui est angoissé devant le mal espère le salut, non celui
qui est angoissé devant le bien – affect qui « apparaît, précise
Kierkegaard, au moment du contact », comme lorsque le
Christ aborde le possédé (Luc 8:27-28). C’est que « le
démoniaque est la servitude où l’on veut s’enfermer »7. Le
bien ne fait jamais que l’agresser, comme l’allusion au serpent
le signale avec force. Formidable renversement des signes que
justifie d’ailleurs l’ambivalence du reptile : poison et remède
(pharmakon).
Moins manifestement violent car d’emblée enfermé dans
le mutisme8 est le jeune Tarwater dans Et ce sont les violents
qui l’emportent. Son visage exprime pour la personne venue
l’aider, d’une part, le refus de communiquer, d’autre part,
« toute la profondeur de la perversité humaine, le péché mortel
de rejeter avec défi ce qui est d’évidence votre bien » (p. 478).
7
time). À quoi il fait dans un murmure : « Oui, madame, on a
toujours quelqu’un qui vous traque » (Yes'm, somebody is
always after you) (p. 202). Le prodigieux dans cette réponse
tient d’abord à la généralisation : tout le monde est poursuivi
et pas seulement le criminel. Ensuite à l’insinuation que ce
n’est pas, à tous les coups, de la police qu’il s’agit ou de la
conscience morale. Enfin, que ce quelqu’un puisse être Dieu
en personne, comme juge, mais aussi comme donateur de la
grâce. Il nous talonne par amour et nous le fuyons par esprit de
rébellion, par dépit ou ignorance9.
NOTE COMPLÉMENTAIRE
9
. « Qu’est-ce que le pécheur espérait donc gagner ? Il finirait toujours par
être la proie de Jésus » (La Sagesse dans le sang, p. 71) ; « Vous ne pouvez
échapper à Jésus » (Ibid., p. 87).
10
. La Sagesse dans le sang, p. 79.
8
quoi il se situe aux antipodes de l’Inadapté dont la conscience
morale est théonomique ou n’est pas. Des deux personnages se
distingue encore le vendeur de bibles de la nouvelle Braves
gens de la campagne, dont le maléfice cynique est
parfaitement fondé en nihilisme, car dès sa naissance il ne
croit en rien (p. 325).
JH