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PORT - MA FEMME (Version Finale)
PORT - MA FEMME (Version Finale)
Ma femme
PERSONNAGES
NUNO.
PÈRE de Nuno.
MÈRE de Nuno.
Des fauteuils, des canapés, des chaises, des tables et beaucoup de journaux éparpillés.
Éventuellement, une porte.
[ / ] indique l’endroit où celui qui parle est interrompu par la réplique suivante.
Ma femme 4
Soir
Noir.
LAURA. – Il y en a un paquet.
PÈRE. – C’est à cause de la crasse, oui. Ils flairent l’odeur de merde et finissent
embourbés dans ce pays.
Lumière.
Le PÈRE lit sans grand intérêt le journal, assis dans son fauteuil, entouré d’une pile de
journaux. NUNO est couché sur le canapé, pieds nus. LAURA est debout. La MÈRE,
toujours habillée de façon tape-à-l’œil, lunettes sur le nez, feuillette un journal. Elle en
finit un et en recommence un autre. Ils boivent tous du vin.
PÈRE. – Ça fait cinq cents ans qu’on est enlisés là-dedans. Il y a de la merde partout,
elle bouche les tuyaux et les gouttières…
LAURA. – Nuno.
Silence.
NUNO. – Mm.
PÈRE, en fermant le journal. – Saloperie de pays. Ouvrir leur trou du cul et gober des
mouches, c’est tout ce qu’ils font.
PÈRE. – Ce qu’il nous faudrait, c’est une révolution. Mettre la main à la pâte.
PÈRE. – Regarde les moustiques, ils ont l’air ravi… Ils se sentent chez eux. Encore un
peu et ils vont occuper le salon et nous flanquer dehors. En ce qui me concerne, ce
journal bien pourrait avoir huit cents ans. Ça ne changerait rien. (Il se gratte.) Je
suis piqué de partout.
PÈRE. – Quoi?
MÈRE. – Le journal.
PÈRE. – Pourquoi?
PÈRE, à NUNO. – Vous devriez vous bouger, vous organiser. Nous, on a déjà donné.
MÈRE. – Tu permets?
PÈRE. – On s’en est pris plein la gueule. Mais ça ne fait rien. Ça permet d’avoir la peau
dure et de s’entraîner à viser juste.
NUNO. – Bouclez-la!
MÈRE, en essayant d’arracher le journal des mains du PÈRE. – Donne-moi ça. (Le
PÈRE ne lâche pas le journal.) Donne-le-moi. (Après un certain effort, la MÈRE
réussit à attraper un bout du journal qui se déchire. Le PÈRE sourit. Vieux con.
(Elle essaie de lire ce qui lui reste du journal.)
MÈRE. – Va ta faire voir ailleurs. Ah, si les moustiques pouvaient t’avaler tout cru.
MÈRE. – Un de ces quatre, il va tomber raide mort et on ne s’en rendra même pas
compte.
PÈRE, à NUNO. – Toi: brosse-toi les dents, pipi et au lit, mon ami.
MÈRE. – Quoi?
Noir.
Noir.
NUNO. – Mm.
Temps.
Lumière.
NUNO. – La tranquillité.
NUNO. – Mm.
NUNO. – Peut-être.
LAURA. – C’est ce que tu m’as dit. C’est toi qui lui as parlé.
NUNO, en ouvrant les yeux. – Je ne me souviens pas. Il doit venir demain. S’il n’est pas
venu aujourd’hui, c’est parce qu’il vient demain. Ou plus tard. J’ai dû confondre.
LAURA. – Dehors?
NUNO. – Oui.
NUNO. – La sienne. L’autre jour, il m’a tenu un discours d’une demi-heure. Je crois
qu’il y a quelque chose entre vous. Vous manigancez quelque chose.
LAURA. – L’année dernière, son arrivée t’a tout de suite mis de bonne humeur.
Temps.
NUNO. – Je n’aime pas me doucher à l’eau froide et, par-dessus le marché, achetée
avec l’argent de mes parents.
NUNO. – La nostalgie. J’ai la nostalgie. De quand nous étions un empire. Et que nous
dirigions le monde.
LAURA. – Non.
NUNO. – Ou que mon père mette bon ordre à tout ça. Laura.
LAURA. – Oui.
Ma femme 10
LAURA. – Tu es chiant.
NUNO. – Je rigolais.
Noir.
LAURA. – Oui.
NUNO. – Laura.
LAURA. – Oui.
Noir.
Lumière.
PÈRE. – L’apathie.
NUNO. – La tranquillité.
PÈRE. – La volupté de l’ennui. Tout le monde dort dans ce pays. Pas étonnant qu’il
manque de caractère, de gens avec des couilles au cul. Ils sont tous en train de
rêver du championnat, de lits bien moelleux et de champs de coquelicots, et après
voilà le résultat des courses. Mais moi, je ne me croise pas les bras, mon ami, je ne
me croise pas les bras. Je ne vais pas me taper un puits vide pendant deux
semaines, juste parce qu’un mec s’est endormi et a oublié de fermer le robinet. Il
y a des fois où, je te jure, uniquement à coups de flingues.
NUNO. – Laura.
NUNO. – Tu peux aussi aller réchauffer son lit, tant que tu y es.
NUNO. – Laura trouve que je sens mauvais. Quand je vais me coucher, elle se pousse
de l’autre côté.
PÈRE. – Je t’ai déjà montré le fusil que nous avons là-haut? Du grand-oncle Matos,
c’était comme ça qu’on l’appelait : eh Matos! Viens ici! Si tu vas à Montijo1, ils se
souviennent encore de lui. Il a braqué son fusil sur la tête du maire et ne l’a pas
raté. Passe-moi le vin. (Il boit au goulot.) Ce pays est dans un état pitoyable.
Depuis huit cents ans. Et les femmes bien comme il faut se font rares. On peut les
compter sur les aiguilles d’une montre. Toi, tu en as dégoté une, mais veille bien
sur elle car elles ont des patins aux pieds. Elles se retrouvent sur une pente, et hop!
tu ne les revois plus jamais. Moi, j’ai souvent chopé la mienne sur le seuil de la
porte. Je l’ai rattrapée à temps. Il faut leur donner de l’amour. Si tu leur donnes de
l’amour et si tu te laves les pieds, tu peux dormir tranquille. Moi, j’aime beaucoup
l’amour. Presque autant que j’aime les femmes. Mais elles sont difficiles. Et elles
n’oublient rien.
PÈRE. – Je suis piqué de partout. C’est la faute au bourbier, dehors. Le ruisseau est à
sec et les moustiques se ramènent illico.
PÈRE. – Celui-là, à l’heure qu’il est, il a dû émigrer, c’est ce que font les incompétents.
Ils se barrent en Afrique pour arnaquer les Négros et leur piquer l’argent des
diamants. J’en connais un paquet. Ensuite, ils ouvrent un compte en Suisse et
partent vivre au Venezuela ou en Afrique du Sud où ils finissent avec un pruneau
dans la cervelle. J’en connais un paquet. Plus tu chies plus tu manges, plus tu sues
plus tu bois et le loup n’est pas né de la dernière pluie, pas vrai? Et oui. Si tu restes
peinard, le ciel te tombe dessus. Ça a toujours été comme ça. Moi, je te préviens,
tant que j’aurai des forces, je ne lâcherai pas le morceau. Et s’il faut faire couler
du sang, on le fera couler. Toucher la cible. Tu sais que tu n’as plus l’âge que tu
avais. Ça compte, ces choses-là. On ne peut pas perdre de temps. Moi, j’ai
commencé à travailler à treize ans comme forestier. Beaucoup de nuits blanches,
mon ami. (Il boit au goulot.) L’âge, ça compte énormément.
NUNO. – Tu te goures.
PÈRE. – Tu fais des petites virées en voiture, tu passes tes vacances avec ton papa, tu
plonges dans la mer, tu manges des côtelettes, qu’est-ce que tu sais? Creuse-toi la
tête et fais-moi signe, écris ton journal et entraîne-toi à viser juste. Et puis demain
on en reparlera. Il y a ceux qui arrivent et ceux qui partent. Certains entrent et
d’autres sortent. Donc, fais en sorte de bien dormir car moi aussi je vais tout faire
pour. Et nettoie-moi un peu toute cette saloperie car cette maison n’est pas une
porcherie. (Il s’éloigne.)
1
Ville située au Sud de Lisbonne qui a une longue tradition dans l’élevage porcin. (N.d.T)
Ma femme 13
Noir.
Matin
Noir.
PÈRE. – C’est aux matinées que l’on reconnaît les belles journées.
Lumière.
LAURA, en peignoir, allongée sur le canapé dans la même position que Nuno à la fin
de la scène antérieure, une tasse de thé posée sur la poitrine. Le PÈRE et la MÈRE
viennent d’arriver. Le PÈRE porte des bonbonnes d’eau et la MÈRE des sacs et des
paniers d’où pointent des fleurs et des légumes. Ils portent tous deux un chapeau de
paille. La MÈRE porte une robe d’été qui l’avantage. On voit les débris du verre cassé
quelques instants auparavant.
LAURA. – Bonjour.
PÈRE. – Et Nuno?
LAURA. – Il dort.
MÈRE. – On a acheté des soles, grandes comme ça. Votre ami ne vient pas?
PÈRE. – Parfait.
LAURA. – Pourquoi?
PÈRE. – Parce que, comme ça, il y en aura plus. Plus de bon petit poisson. L’année
dernière, quand il était là, il n’a pas arrêté de bouffer et au bout d’une semaine à
s’empiffrer, il s’est fait la malle sans rien dire.
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MÈRE. – Pour le dîner, on a acheté des tranches de filet de bœuf, grandes comme ça.
MÈRE. – Ils en demandaient trois fois rien. Une paille. (Elle enlève un chapeau de
paille d’un sac. À Laura.) Celui-ci est pour toi.
LAURA. – Merci.
LAURA. – Mm mm.
MÈRE, au PÈRE. – Je te l’avais bien dit que c’était sa taille? J’ai aussi acheté ce
peignoir. (Elle montre un peignoir identique à celui que LAURA porte.)
Noir.
Noir.
PÈRE. – On enlève le plus gros. Ces mains… Ce n’est pas de ma faute. J’ai passé de
longues années à travailler à la dure. On perd ses sensations. Et on renverse des
choses.
Lumière.
Le PÈRE et LAURA dans la salle. Le PÈRE, avec un mouchoir, aide LAURA, sur le
canapé, à nettoyer le café qu’il vient de renverser sur son peignoir. Un bouquet de
fleurs posé par terre.
PÈRE. – À quinze ans, je m’étais déjà tapé cinq ans de boulot, dans une scierie. J’avais
la peau des mains si dure qu’on aurait dit des pattes de crocodile. Les femmes
adoraient ça. Les femmes ont toujours eu des goûts bizarres. Elles demandent de
ces trucs. Ça doit être pour ça que je les aime autant. Le petit n’a pas l’intention de
se réveiller?
PÈRE. – C’est bien ce qui me semblait. (En prenant les fleurs.) Tiens. Directement des
champs. Demain, tu viens au marché?
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PÈRE. – Ah, ça, c’est la vraie vie. Des gens qui parlent fort. J’ai toujours aimé les
marchés. Quand j’étais gamin, je travaillais sur le marché l’été, je chargeais des
caisses. Pour me faire quelques ronds.
PÈRE. – Déjà?
LAURA. – Hier.
PÈRE. – Je me fais vieux. On ne dirait pas, mais c’est à ces petits détails. Soudain, on
regarde le calendrier et on se rend compte qu’on est né depuis un bon bout de
temps et qu’on a déjà vu beaucoup de choses. On se met à penser et il y a de quoi,
tu sais, ça donne matière à penser, cette sensation de se répéter. Ça n’a pas
seulement à voir avec les questions et les histoires qu’on raconte, c’est aussi dans
la manière dont on s’y prend pour entrer et sortir de la voiture, pour boire un petit
coup. Quand tu atteins mon âge, tu comprends que cela fait une paye que tu fais
une ribambelle de choses de la même manière. Ça donne même envie de pleurer.
Ou de se faire sauter la cervelle. Il y en a déjà eu plein qui ont calanché. Il y aurait
de quoi ouvrir un cimetière. Enfin, la mort… Il n’y a rien à faire. Avant même de
naître, on est déjà morts.
Mais de quoi est-ce que je parlais?
LAURA. – Du marché.
PÈRE. – Non? C’est un de mes préférés. C’est une leçon pour toute la vie. Ça m’a aidé
à acheter cette maison. Il est temps d’en ouvrir une petite de blanc, non?
PÈRE. – Excellent. Moi aussi, je t’aime bien. Tu ne veux pas être ma maîtresse? Cela
fait longtemps que je n’ai pas eu de maîtresse. Comment est-ce qu’on dit déjà, une
relation extra-je-ne-sais-quoi. (Il s’approche de Laura.)
Ma femme 17
Noir.
PÈRE. – Tu es encore jeune, tu as toute la vie devant toi. Mais ne te fais pas d’illusions.
On finit toujours par se faire rouler. Comme le disait ma grand-mère, les rêves des
chats se déroulent toujours dans la cuisine. J’ai envie de t’embrasser.
Noir.
NUNO. – À la plage?
Lumière.
LAURA allongée sur le canapé comme dans la scène antérieure. NUNO, tout juste
réveillé, debout.
NUNO. – Ah bon? Je ne sais pas. Il y a quoi au déjeuner? J’ai une de ces faims.
(LAURA se lève.) Où est-ce que tu vas ?
NUNO. – Et avec les autres, on fera un feu le dernier jour des vacances. On mettra le
feu à cette saloperie et on s’enfuira à Cuba avec l’argent de l’assurance. Il est
temps de fumer une clope. Un bon petit cigare.
LAURA. – Tu te goures.
NUNO. – Cette année, c’est différent. J’ai plus de forces, Laura. Prêt à passer à
l’attaque. Si on n’était pas déjà mariés, je te redemanderais en mariage. Parfois,
j’aimerais pouvoir le refaire. Dommage qu’il y ait tant de choses qu’on ne puisse
pas répéter.
NUNO. – C’est le principe même de l’amour heureux. Celui qui ne finit jamais. Et qui
ne s’oublie pas.
Noir.
NUNO. – Occuper l’espace. On ne peut pas lâcher pied. Laura. Tu m’écoutes? Laura.
Laura! Où est ma femme?
Ma femme 19
Après-midi
Noir.
Lumière.
ALEXANDRE. – Et Nuno?
MÈRE. – Il doit être là-haut en train de faire une sieste. Et boire du vin. En toute
tranquillité. (Indiquant une bouteille de vin.) Tu en veux?
ALEXANDRE. – Un verre.
ALEXANDRE. – Oui.
ALEXANDRE va chercher un verre. La MÈRE s’assied et boit son vin cul sec. Elle le
remplit à nouveau.
MÈRE. – Ça fait du bien, n’est-ce pas? Et le vin est bien frais. J’aime les contrastes. La
vie en a peu. Tu vas bien?
MÈRE. – Moi aussi. Et puis, je me suis mariée. Et puis, j’ai eu un fils. Et puis, mon fils
s’est marié. Et on est encore tous là. Grâce à Dieu, comme disait ma mère qui
n’est plus là.
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MÈRE. – Laura est allée à la plage et mon mari, je ne sais pas. Il doit être dans le coin
en train de viser les mouches. Mais reste ici encore un peu papoter avec moi.
Personne ne fait attention à moi. Personne ne m’écoute.
MÈRE. – Je t’en prie. Tant qu’on y est. (Elle se sert aussi.) Tu as une cigarette?
MÈRE. – Non! Quelle sottise! Et mon fils m’a dit aussi que tu avais divorcé.
ALEXANDRE. – Oui.
MÈRE. – Mon mari et mon fils se sont disputés au déjeuner aujourd’hui. Ils se sont
disputés hier soir aussi. Ils n’arrêtent pas de se disputer. Toujours les mêmes
histoires. Ils se volent dans les plumes la journée entière. La vie entière.
Aujourd’hui, c’était à cause du vin. Nuno a dit que c’était de la merde et il a dit
aussi que son père cachait ses meilleurs vins et qu’il devait certainement attendre
de partir les pieds devant pour les ouvrir. Mon mari t’a déjà montré sa cave?
MÈRE. – Bois, fais comme chez toi. Tu as raté une violente dispute. J’ai cru que mon
mari allait lui filer un coup de poing, mais mon mari a toujours été un maigrelet.
Sa bedaine maintenant lui permet de donner le change, mais ses bras n’ont aucune
force.
MÈRE. – Mais il sait cracher. Il vise juste. Et il est plus rapide. Hier soir, il a failli
casser un bras à son père. Tu t’es déjà bagarré avec mon fils?
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ALEXANDRE. – Non.
MÈRE. – Encore heureux pour lui. Toi, tu es robuste. Tu ne dois pas rater un tir, non
plus. Il n’aurait pas pu te casser un bras à toi. Viens ici. (ALEXANDRE
s’approche.) J’ai toujours préféré les hommes robustes. Mais je me suis mariée
avec un nabot qui n’en loupe pas une. Ce sont les paradoxes de la vie. La vie en
est remplie. J’aime les hommes robustes. Tu vas rester dormir?
MÈRE. – Moi aussi, ça me fait plaisir. Mais nous n’avons pas d’eau. Puits à sec. Depuis
deux semaines. Complètement à sec. On fonctionne avec des bonbonnes. Une
fortune. Heureusement, on a de l’argent, beaucoup d’argent. Et du vin. J’ai besoin
d’une cigarette. (Elle se lève, ouvre un tiroir d’où elle retire un paquet de
cigarettes.) Elles sont à mon mari. Tout est à lui. (Elle allume une cigarette.) Je
suis mariée avec lui depuis trente-six ans. Et, parfois, il oublie encore mon
prénom. C’est ridicule. Encore un peu de vin?
MÈRE. – Il trouve ça normal. Mais, son prénom à lui, il ne l’oublie pas. Quel âge est-ce
que tu as?
ALEXANDRE. – Aussi.
ALEXANDRE. – Pourquoi?
ALEXANDRE la sert.
MÈRE. – Tu sais que ça fait du bien de parler. Parler et boire du vin. Tu as l’air triste.
Normalement, les gens comme ça, comme toi, ils arrivent à quarante ans et se
bourrent de tranquillisants. Moi, je n’ai pas besoin de tout ça. Je dors comme un
loir. Je suis en phase avec le monde. Et ça, c’est important. Mon mari, lui, il ne
sait pas rester tranquille. Un de ces jours, il va s’engager dans la politique. Ou se
faire sauter la cervelle.
MÈRE. – Parfois, je ne sais pas ce que je préfèrerais, tu sais euh... j’ai oublié, comment
tu t’appelles déjà?
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ALEXANDRE. – Alexandre.
Noir.
MÈRE. – Alexandre, c’est ça. Alexandre. Bois, fais comme chez toi, Alexandre. Moi,
cela fait trente-six ans que je bois et je n’ai pas encore réussi à me soûler.
Noir.
LAURA. – Tu es là.
Lumière.
LAURA. – Et Nuno?
LAURA. – Oui.
Silence.
LAURA. – La maison est grande, ne t’inquiète pas, il y a de la place pour tout le monde.
Temps.
ALEXANDRE. – Oui.
LAURA. – Tu aimes?
LAURA. – Oui.
ALEXANDRE. – Du vin?
LAURA. – Une petite gorgée. (Elle boit du verre d’ALEXANDRE.) Je pensais que tu
n’allais plus venir.
ALEXANDRE. – Quoi?
LAURA. – Les vacances. Ça fait deux semaines qu’on est sans eau. Et beaucoup de
moustiques le soir.
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ALEXANDRE. – Oui.
Ils se rapprochent.
Noir.
Noir.
NUNO. – À-man-ger!
Lumière.
La MÈRE avec, bien sûr, une nouvelle tenue et NUNO sont assis. LAURA,
ALEXANDRE et le PÈRE sont debout. LAURA, ALEXANDRE et NUNO viennent
d’arriver de la plage. ALEXANDRE porte un chapeau de paille.
PÈRE. – Parce qu’en vérité, il ne s’agit pas d’un problème économique, à l’heure
actuelle, il s’agit avant tout d’un problème culturel. Car enfin, on se balade dans la
rue et on tombe nez à nez sur les derniers modèles, des 4x4, des cabriolets, des
sièges en cuir et toutes ces conneries. Après, tu regardes à l’intérieur du véhicule
et qu’est-ce que tu vois? Une famille entassée avec des petites têtes qui sortent de
la fenêtre pour pouvoir respirer. Et c’est quoi ça? C’est un problème culturel.
Pourquoi est-ce qu’ils n’achètent pas deux Fiats 125 et font moitié-moitié? Ou
bien qu’ils circulent à vélo et se nourrissent correctement, beaucoup de légumes et
de fruits. Leur dada maintenant, c’est de se prendre pour des riches. Après, un
beau jour, ils se réveillent, ils se grattent les poches et serrent leur cravate jusqu’à
en tomber par terre. Voilà comment tout ça finit. Comme le disait mon grand-
oncle Matos: La seule manière de faire entrer un brin d’intelligence dans l’esprit
de ces gens, c’est de leur enfiler un canon de fusil dans le trou de balle et leur faire
réciter la table de multiplication à l’envers. La civilisation, elle n’est pas prête de
se pointer ici. Les gens passent tout leur temps, fourrés dans les épiceries, à
bouffer des pommes, les uns sur les autres, ou à déblatérer de la prose dans les
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colonnes des journaux. Ce pays a besoin d’un bain de sang, voilà ce que je dis,
moi. Et mieux vaut tard que jamais.
PÈRE. – Les chinetoques, ils savent s’y prendre eux. Yeux bridés, bouche cousue et du
chop-soy au déjeuner et au dîner. J’ai raison ou pas?
MÈRE. – À la nôtre!
MÈRE. – Moi aussi, j’aimerais profiter de cette occasion, de votre présence à tous, pour
dire à ma famille qu’aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je suis heureuse que
nous soyons arrivés là où nous sommes et que c’est toujours un plaisir de pouvoir
passer des vacances avec vous tous et je crois que nous devons remercier mon
mari d’avoir su lutter pour gagner sa vie et trouver sa place et d’avoir réussi à faire
son chemin au milieu de ce désert de sable et de pierres.
PÈRE. – Ma femme peut avoir beaucoup de défauts, mais elle a toujours réussi à voir
une lueur au fond du tunnel. C’est pour cela qu’on est mariés depuis trente-six ans.
MÈRE. – L’âge ne pardonne pas. (Au PÈRE.) File-moi une cigarette. Tu ne veux pas
ouvrir la fenêtre? Il commence à faire superchaud ici.
PÈRE. – Je n’ouvre pas la fenêtre parce que je suis piqué de partout. (Il donne une
cigarette à la MÈRE.) Plus personne n’entre ici.
PÈRE. – Le soleil s’est déjà couché. Et dès que pique le soleil dans la mer, pique le
moustique, quelle que soit la chair. C’est ce que m’a appris ma grand-mère, vous
n’étiez pas encore nés.
NUNO. – Alexandre a passé tout le chemin à parler des tranches du filet de bœuf,
grandes comme ça.
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NUNO. – On reluquait les greluches sur la plage. (À ALEXANDRE.) Elle est bien en
maillot de bain, Laura, hein?
NUNO. – Qui est-ce qui n’aime pas… Viens ici, ma chérie, que je te lèche le sel.
NUNO. – J’adore cette femme. Tu as entendu? Je t’adore. Et j’adore les verres. Des
verres pleins. Où est le vin? On a tous besoin de quelques grands verres de cette
merde, n’est-ce pas mon petit papa, mon géniteur.
PÈRE. – Tais-toi.
PÈRE. – Ah exact, tu as raison, je m’emmêle les pinceaux. Alors, qui est-ce qui va se
marier?
PÈRE. – Oui, c’est vrai, je m’en souviens. C’est moi qui ai payé la note. (À
ALEXANDRE.) Et alors, petit, tu sors avec quelqu’un en ce moment?
ALEXANDRE. – Quoi?
PÈRE. – Parler, ça n’a jamais été ta tasse de thé, hein? Tu es là, tu observes, tu
acquiesces et c’est tout, on ne sait jamais grand-chose. Tu devrais boire davantage.
Et avoir une tronche un peu plus jouasse.
LAURA, à ALEXANDRE. – Avant que tu n’arrives, Nuno non plus n’ouvrait pas
beaucoup le bec.
PÈRE. – C’est l’âge. C’est inévitable. Quand tu atteins un certain âge, tu te rends
compte qu’il y a un tas de choses que tu fais de la même façon depuis je ne sais
combien d’années. Et les années passent. Heureusement, le contexte change. Les
circonstances. Le climat. Il y a des jours où il pleut. Des gouttes tombent. On les
Ma femme 27
LAURA. – Du mariage.
ALEXANDRE. – Décapotable.
PÈRE. – Tu n’as pas encore terminé de fumer celle-là. (La MÈRE éteint sa cigarette.)
C’est moi qui ravitaille cette famille. Les cigarettes, les bons petits filets de bœuf,
un toit pour dormir, ce vin. (Il lui donne une cigarette.)
NUNO. – Tu es un magnat.
NUNO. – Menteur.
2
PIDE (Police Internationale et de Défense de l’État) : police politique de l'État portugais pendant la
dictature, sous António de Oliveira Salazar et Marcelo Caetano, qui sera dissoute en 1974, après la
Révolution des Œillets. Dans une production française, on suggère la version: “je me castagnais avec les
CRS ”. (N.d.T)
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NUNO. – Assassin.
LAURA. – Du mariage.
PÈRE. – Ah bon, c’est comme ça? Ça n’allait pas bien?! Combien de fois est-ce que les
choses ne sont pas allées bien entre nous, femme? Tu crois que c’est comme ça,
mon petit? Je ne me sens pas très bien aujourd’hui, je ne me souviens plus du nom
de la gonzesse qui est là, couchée à côté de moi, je vais divorcer. On ne jette pas
les choses par la fenêtre comme ça, petit, la vie n’est pas facile, d’ailleurs elle ne
l’a jamais été, je ne comprends pas pourquoi maintenant les gens pensent qu’elle
l’est.
NUNO, à ALEXANDRE. – Prends plus de vin. Ne fais pas attention aux vieux.
MÈRE. – Tu trouves? Encore heureux. Mon mari dit toujours du mal de ma cuisine. On
s’applique, on se fatigue, on se salit, on se coupe et…
PÈRE. – Une Porsche? Moi, à votre âge, je roulais en Diane. Ce vin qu’on est en train
de boire, je l’ai gagné à la sueur de mon front.
PÈRE. – Ce vin est excellent. Mais de quoi est-ce qu’on était en train de parler? (Il
s’assied.) Vous ne vous asseyez pas? Je suis piqué de partout. (À ALEXANDRE.)
Moi aussi, je t’aime bien, petit. Ne le prends pas mal. Moi, j’aime tout le monde.
Surtout les femmes. Laura, assieds-toi, ici, sur mes genoux.
PÈRE. – Mais, parfois, il y a des choses que j’ai du mal à accepter. (À LAURA.) Un vrai
poids plume. Il faut que tu manges, toi, sinon tu ne tomberas pas enceinte.
MÈRE. – Quoi?
PÈRE, à NUNO. – C’est une expérience unique. Je parle par expérience personnelle.
Surtout si l’enfant te ressemble.
Noir.
II
Soir
Noir.
LAURA. – Il y en a un paquet.
Lumière.
Le même espace, mais on dirait que rien ne s’est passé. Le plateau comme au début.
NUNO allongé sur le canapé, LAURA debout et la MÈRE, avec une nouvelle toilette,
assise sur un fauteuil, lit un journal. Ils boivent tous du vin.
MÈRE. – S’ils le pouvaient, ils mettraient la main sur la maison. Putain de moustiques.
MÈRE. – Je n’ai jamais cru dans ce que disaient les journaux non plus.
LAURA. – Nuno.
NUNO. – Mm.
NUNO. – Mm.
NUNO. – Oui.
NUNO. – Mm.
MÈRE. – Ça ne tient pas debout. Des mensonges, toujours les mêmes mensonges. (Elle
commence à déchirer calmement le journal.) Je ne comprends pas pourquoi il
achète le journal. C’est encore pire que les bédés. Tout juste bon à tapisser le sol.
Notre chambre en est déjà remplie.
MÈRE. – Si une allumette leur tombe dessus, la maison part en fumée. En plus, sans
eau.
MÈRE. – Heureusement, on oublie ce qu’on lit. On se salit les mains, mais au moins on
oublie vite.
MÈRE. – À cette heure-ci, ils ne peuvent chasser que des fantômes. Ou des moustiques.
LAURA. – Un autre.
MÈRE. – Ils ont passé l’après-midi tous les deux, dans le bureau, à regarder des cartes,
à étudier des stratégies. Ton père a toujours aimé les stratégies.
MÈRE. – Ton père dit qu’il vise juste. Une main ferme. Il est robuste. Moi, j’aime les
hommes robustes. Et toi, Laura, tu les aimes aussi?
NUNO, à LAURA. – Viens ici. Assieds-toi ici. Si on n’était pas déjà mariés, je te
demanderais à nouveau de m’épouser.
MÈRE. – Le sien est plus vieux. Un de ces quatre, il va tomber raide mort et on ne s’en
rendra même pas compte.
LAURA. – Un autre.
MÈRE boit. – Le vin n’aide pas du tout. (La MÈRE se lève avec la bouteille et le verre.)
J’aurais beau boire encore pendant trente ans que cela ne me ferait pas le moindre
effet. Je suis plus sobre que cette chaise.
LAURA. – À demain.
Noir.
Temps.
NUNO. – Allez.
LAURA. – Arrête!!
Ma femme 34
Noir.
NUNO. – Tu sais, Alexandre – tiens, encore un peu de vin –, tu sais, Laura veut avoir
beaucoup d’enfants.
Lumière.
NUNO, allongé sur le canapé. ALEXANDRE tient le fusil. Ils boivent tous les deux du
vin.
NUNO. – Peupler, n’est-ce pas? C’est ce que je dis toujours à mon père, qu’il a encore
le temps de me donner une petite sœur. Mais c’est un radin. De la pire espèce. Et
coeur étroit n’est jamais au large.
ALEXANDRE. – Mais, toi et Laura, vous êtes plutôt sur la bonne voie.
ALEXANDRE. – Aussi.
ALEXANDRE. – Quoi?
NUNO. – Le fusil, là. (ALEXANDRE lui passe le fusil.) Vous en avez tué beaucoup, des
moustiques?
NUNO. – Ouais, c’est ça. Mon père n’est pas un mec commode, il se met une chose
dans la tête et n’en démord plus. Quand j’étais môme, il me faisait cracher dans un
verre à cinq mètres de distance jusqu’à ce que j’aie la bouche sèche. Apprendre à
viser juste, il disait. Celui qui veut atteindre son but dans la vie doit savoir viser
juste. Mon père n’a jamais été un homme bon, tu sais. Attends encore un peu et il
va te demander de te jeter dans le puits. Et le puits est à sec. Depuis deux
semaines. Tu penses rester dans le coin?
NUNO. – Moi, je devrais me casser. Prendre un bain décent. Boire de l’eau du robinet.
Me laver les pieds. Tu veux encore du vin?
NUNO le sert.
NUNO. – À la nôtre.
ALEXANDRE. – À la nôtre.
NUNO. – Mais, on ne peut pas laisser ça comme ça. On ne peut pas fuir. Il y a
beaucoup de gens qui fuient, mais on ne peut laisser ni le monde vide, ni les
maisons désertes. On doit peupler pour prouver l’existence et garantir l’avenir, pas
vrai? Tu vas avoir des enfants avec qui, toi? Avec ma femme?
NUNO. – On ne dirait pas comme ça, mais Laura a l’esprit maternel. Moi, je trouve du
moins.
NUNO. – Vous lui avez fait peur, tu sais. Avec les coups de feu. Maintenant, elle veut
s’en aller.
NUNO. – Un autre verre. Pour mieux dormir. Toi, maintenant, tu es puissant aussi. Tu
as de l’argent.
ALEXANDRE. – Toi, tu as une femme. Pas moi. Tu devrais accorder plus de valeur à
ce que tu as.
NUNO. – Il est plus difficile de garder une femme qu’un sac de puces. C’est ce que dit
mon père, parfois.
NUNO. – Non. Je n’ai jamais aimé mon père, tu le sais. J’aurais préféré qu’il ne soit
jamais né. On a bu jusqu’à plus soif, tu te souviens?
NUNO. – Moi, j’aime les mariages. Si j’avais ton argent, je ferais sauter la cervelle de
mon père.
NUNO. – Mais comme je ne l’ai pas, il faut faire les choses autrement.
NUNO. – Je me suis marié avec Laura parce que c’est la femme de ma vie. Et la vie est
courte. La mienne, en tous les cas, l’est. J’aime faire les choses au bon moment. La
ponctualité. Et je ne suis pas du tout doué pour l’avenir. Il ne m’intéresse pas. J’en
arrive même à oublier qu’il existe. Et toi, pourquoi tu t’es marié, Alexandre?
ALEXANDRE. – Non.
NUNO. – Tu devrais. Ça fait du bien. Les femmes ne sont pas faites pour qu’on les
oublie. Moi, je n’oublie jamais la mienne. (Revenant au fusil.) Vous avez tué
quelque chose avec ça?
NUNO, en visant. – Vous auriez pu liquider quelques moustiques. Mon père t’aime
bien, tu sais. Tout le monde t’aime bien. Mon père, ma mère, ma femme. Tu es un
homme heureux. Moi aussi. Tu crois que je deviens vieux?
ALEXANDRE. – Où ça?
NUNO. – Là-bas, au fond. Tu te souviens quand on tirait sur les chiens avec la carabine
à air comprimé?
ALEXANDRE. – Ici?
ALEXANDRE. – Ici?
Noir.
NUNO. – Je crois que j’ai besoin d’un peu plus de vin. Ça ne va pas le faire comme ça.
Noir.
NUNO. – Mm.
Lumière.
Ma femme 38
NUNO, allongé sur le canapé, un verre posé sur la poitrine. Le PÈRE avec un pantalon
de pyjama et en peignoir.
PÈRE. – Les secondes pensées sont toujours les meilleures. Il te reste du vin? J’ai fini
ma bouteille.
PÈRE. – Le travail, c’est l’espoir. Je copie quelques trucs. Tout n’est pas nouveau. Le
code civil, ça y est. Tu ne veux pas m’aider?
PÈRE. – Je m’en doute. Je ne sais pas de qui tu tiens. Je lui disais bien à ta mère
pourtant qu’elle devait se promener plus pendant sa grossesse. Mais elle disait que
ça la fatiguait beaucoup, que son médecin ne voulait pas. Qu’est-ce que les
médecins en savent? Ils ne savent rien. Je l’ai toujours soupçonnée d’avoir eu une
aventure avec son médecin. Si ça se trouve, tu es son fils, au docteur je-ne-sais-
qui, celui qui maintenant donne des interviews partout, dans tous les magazines. Je
peux prendre la bouteille?
PÈRE. – J’ai une de ces soifs. Cette chaleur. Tout compte fait, il sert à quelque chose
ton ami. Il a la main ferme. Il sait ce qu’il veut. C’est rare de rencontrer des gens
comme ça. Et il sait tirer.
NUNO. – Quoi?
PÈRE. – Les femmes doivent être alimentées. C’est ça, le secret. Tant que tu leur
donnes à manger, elles ne t’embêtent pas. Conseil d’ami.
PÈRE. – Tu es mon fils. Je suis piqué de partout. Et nous sommes tous fils de Dieu.
NUNO. – Papa.
PÈRE. – Oui.
NUNO. – Je ne veux pas d’argent. J’aimerais juste savoir. Qui a été le premier. Qui va
être le dernier. Quand est-ce que tout ça va se terminer.
PÈRE. – Il y a un paquet de moustiques dehors. Et moi, j’ai toujours aimé mon père. Et
j’ai toujours aimé les femmes. Et je n’ai jamais été difficile, jamais fait la fine
bouche, grâce à Dieu. Il y a des choses qui ne changent jamais, mon cher, mais si
tu as la trouille, achète-toi un chien.
NUNO. – Pourquoi est-ce que tu ne te tires pas une balle dans la tête?
PÈRE. – Parce que j’ai encore beaucoup à donner au monde. Des objectifs et des
stratégies, des choses qui te font défaut. Et maintenant, il faut que j’aille travailler.
N’oublie pas de passer l’aspirateur sur la moquette et de faire la poussière car
demain on a des visites. Il faut sauver les apparences. Et cette maison n’est pas
une porcherie.
Le PÈRE s’éloigne.
Noir.
Matin
Noir.
PÈRE. – C’est aux matinées que l’on reconnaît les belles journées.
Lumière.
LAURA, en peignoir, allongée sur le canapé dans la même position que celle de NUNO
à la fin de la scène antérieure, une tasse de café posée sur la poitrine. Le PÈRE et
ALEXANDRE viennent d’arriver. ALEXANDRE porte des bonbonnes d’eau et le fusil,
et le PÈRE des sacs et des paniers d’où pointent des fleurs et des légumes. Chacun
porte un chapeau de paille. On voit les débris du verre cassé quelques instants
auparavant.
LAURA. – Bonjour.
Ma femme 40
ALEXANDRE. – Et Nuno?
ALEXANDRE. – Alexandre.
PÈRE. – Votre ami, ici présent, ne voulait même pas y croire. On nous a offert un
poulet et un canard, grand comme ça, et on s’est arrêtés là car nous n’avions plus
de place.
PÈRE. – Vous pouvez toujours courir. Vous allez rester ici, que cela vous plaise ou non.
D’ailleurs, à partir d’aujourd’hui, plus personne ne sort de cette maison. Pas vrai,
petit?
LAURA. – Si.
LAURA. – Quoi?
PÈRE. – Donne-moi ça. (Il lui enlève la tasse et renverse du café sur le peignoir.) Vu
ton âge, tu devrais avoir plus de jugeote. (À ALEXANDRE.) Bon, on va donner le
canard à la patronne et ensuite on va s’exercer à tirer sur des verres. Parce que
faute de s’en servir, le fer se rouille. C’est comme ça. (À LAURA.) Et toi, essaie de
mettre une jolie tenue, question qu’on puisse se rincer l’œil.
PÈRE. – Ce ne sont pas les idées qui me manquent. De l’optimisme. On a besoin d’une
bonne dose d’optimisme pour remettre les choses sur les rails. On ne peut pas
s’endormir sur ses lauriers. On n’a pas le temps pour cela. Eine Revolution hat
keine Zeit, ihre Toten zu zählen3.
3
“Une révolution n’a pas le temps de compter ses morts”, La Mission, Heiner Müller.
Ma femme 41
PÈRE. – De ma part et de celle de notre ami, ici présent. Directement des champs. De la
nature. Avec beaucoup d’amour. Parce que les femmes ont besoin d’amour. Et
d’être traitées avec égards. Pas vrai, petit?
PÈRE. – Oui, c’est vrai. Et je pourrais presque prendre exemple sur toi. Mais voilà,
cœur en feu, tête enfumée. (Il s’approche de LAURA.) Et je perds en clarté, en
visibilité. Tout devient trouble.
Noir.
PÈRE. – Dein Kuß ist mir lieber als eine Landschaft 4. Pas mal, hein? Ça avance, petit.
Et toi, ne bois plus de café, tu vas en mettre partout. On ne veut pas de cochons
ici. Aide-toi et le ciel t’aidera. (Il chante, en s’éloignant.) ”J’ai voulu savoir qui
j’étais // Ce que je faisais ici// Qui m’a abandonné // Qui j’ai oublié.”5
Noir.
Lumière.
4
“Je préfère ton baiser au paysage”, Description d’un combat, Franz Kafka.
5
Extrait de la chanson E depois do Adeus (Et après l’Adieu) de Paulo Carvalho qui fait référence à la
Révolution des Œillets. Diffusée par les postes de radio de Lisbonne le 25 avril 1974, à 22h55, cette
chanson a servi de signal au début des opérations militaires contre le régime. Dans une production
française et, pour maintenir cette référence à la gauche, on suggère de chanter ici les premiers vers de la
chanson Le temps des cerises ou de l’Internationale. (N.d.T)
Ma femme 42
LAURA. – De quoi?
ALEXANDRE. – Où ça?
ALEXANDRE . – Et Nuno?
LAURA. – Je t’attendais.
Noir.
Temps.
Noir.
Lumière.
LAURA, allongée sur le canapé. NUNO, qui vient juste de se réveiller, est debout.
NUNO. – J’ai été réveillé par des coups de feu. Ils s’entraînent à viser juste?
LAURA. – On va à la plage?
NUNO. – Il n’y a toujours pas d’eau, n’est-ce pas? J’ai besoin de prendre un bon bain.
Comme ça, c’est difficile de penser. Trop de crasse sur la peau. Et il fait de plus en
plus chaud. Encore un peu et je vais commencer à brûler. Tu crois que je
brûlerais?
NUNO. – Ils s’y sont mis à deux? Deux contre un, ça devient compliqué.
NUNO. – J’ai vraiment mal dormi. La chaleur et les moustiques. Ils ne t’ont pas piquée?
LAURA. – Non.
NUNO. – Il a passé la nuit à se balader d’un côté à l’autre. Tu ne l’as pas entendu?
NUNO. – J’ai fait des rêves… Il y a longtemps que je n’avais pas rêvé autant.
LAURA. – Tu as entendu?
NUNO. – Quoi?
NUNO. – Non. C’est un type qui a oublié de fermer le robinet. Mon père me l’a déjà
expliqué. Et après, il s’est enfui au Venezuela.
LAURA. – Je n’ai pas besoin de toi pour m’en aller. (En se levant.) Je n’ai besoin de
personne. On dirait que je ne suis jamais sortie d’ici. Et ce n’est pas la faute de tes
parents. C’est de ta faute. (Elle s’éloigne.)
Noir.
Après-midi
Noir.
MÈRE. – Oh, qui c’est qui est là. Je t’ai déjà vu quelque part, non? Tu viens chercher du
vin?
Lumière.
La MÈRE, dans la salle, boit du vin, allongée sur le canapé. ALEXANDRE, un verre
d’eau à la main.
MÈRE. – Mais, d’abord, tu finis ton eau parce qu’on ne peut pas la gaspiller. Vous êtes
en train de manigancez quelque chose? Ou en train de jouer au Monopoly?
MÈRE. – Et alors, quand est-ce que l’eau va revenir dans le puits? On peut avoir une
petite idée?
MÈRE. – Et même si tu le savais, tu ne le dirais pas, n’est-ce pas? Toi, tu ne parles pas.
Ce n’est pas trop difficile de se taire? De rester bouche cousue?
ALEXANDRE. – Non.
MÈRE. – Moi aussi, je t’aime bien. Viens ici. Quel âge est-ce que tu as?
ALEXANDRE. – Oui.
MÈRE. – Faut dire aussi que tu aimes tout. Mais tu sais quel âge elle a? Moi, non plus.
Je ne m’en souviens plus. Et ça, ça signifie quelque chose. La vie, d’ailleurs, est
pleine de significations. Tu ne veux pas trouver un emploi pour mon fils? Il en
aurait bien besoin.
MÈRE. – Je ne sais pas de qui il tient. Mon mari, parfois, pense que j’ai eu une liaison
avec mon gynécologue. Le pauvre, il est si primaire. Il ne lit que des bédés et
achète ces journaux de merde pour tapisser le sol. Il est bon ce vin, n’est-ce pas?
ALEXANDRE. – Oui.
MÈRE. – Bien sûr que tu l’aimes. Et le froid aussi. Mais tu pars aujourd’hui, c’est ça?
C’est ce que mon fils m’a dit. Et il m’a dit aussi que si tu lui volais sa femme, il te
ferait sauter la cervelle. Il te fracasserait les dents et après il te ferait sauter la
cervelle.
MÈRE. – Il est dangereux parfois. Il est plus dangereux que son père. Et il a dit aussi
que si tu ne partais pas aujourd’hui, il te fracasserait les dents et te ferait sauter la
cervelle. C’est la seule chose qui lui est venue à l’esprit. Il n’a jamais eu beaucoup
d’imagination. Il prend le même petit-déjeuner depuis l’âge de six ans. Il imite, il
répète. C’est pour ne pas oublier les choses. Pour répéter, il doit se souvenir. Mon
fils passe son temps à se souvenir. Comme s’il avait déjà tout perdu. On dirait son
père. Le pauvre, il ne va jamais être heureux. Ni aller de l’avant. Mais ne crains
rien, je ne vais pas le laisser te faire du mal. Tout compte fait, je suis sa mère.
MÈRE. – Tu préfèrerais?
Ma femme 47
ALEXANDRE. – Oui.
MÈRE. – Tu es robuste. Tu parles peu, mais tu parles bien. J’aurais dû t’épouser. J’aime
les hommes robustes et j’ai épousé un gros tas de merde. Ah, mon Dieu… Où sont
mes vingt ans. (Encore du vin.) Encore un peu?
MÈRE. – Sentir sur ma lèvre appauvrie… On cesse d’être jeune quand on comprend
que cela ne sert plus à rien de raconter une douleur. Tu m’aimes bien moi aussi?
Noir.
ALEXANDRE. – Oui.
Noir.
ALEXANDRE. – Toujours.
Lumière.
ALEXANDRE. – Ta mère me l’a demandé. Puis ton père. Tu crois que c’est bien?
NUNO. – Nettoyer toute cette saloperie. À coups de feux, vous n’y arriverez pas.
Uniquement à coups de jets d’eau. Ou à défaut d’eau, en mettant le feu. (En volant
le vin des mains d’ALEXANDRE.) Il est bon?
ALEXANDRE. – J’ai entendu dire que tu voulais me fracasser les dents et me faire
sauter la cervelle.
NUNO. – Fais gaffe à ma mère. Elle paraît lucide comme ça, mais elle ne tourne pas
rond. Elle débite de ces trucs. La sénilité. Moi aussi, je prends le même chemin. Et
mon père aussi. C’est de famille. C’est dans notre putain de sang. Moi, je croyais
que j’y avais échappé.
NUNO. – C’est ça. Avec toi, ici, c’est nettement plus drôle. À la nôtre.
ALEXANDRE. – À la nôtre.
NUNO. – Les femmes et les enfants. C’est pour ça qu’il faut avoir beaucoup d’enfants.
Pour parfumer la maison. Odeur de lavande. Et de pin. Famille fraîche et odorante.
Maison parfumée, maison fortunée. Tu l’avais déjà entendu?
ALEXANDRE. – Non.
NUNO. – Ah non?
Temps.
NUNO. – C’est vrai. Mais moi, j’ai déjà renoncé. Je perds toujours. Sauf que comme je
n’ai presque jamais rien gagné, je n’ai pas non plus grand-chose à perdre.
NUNO. – Moi, elle me fait penser à la mort. C’est certainement parce que je vis avec
mes parents. Mais parfois, ce sont les enfants qui partent les premiers. La vraie
ponctualité, c’est de mourir avant l’âge.
Ma femme 49
NUNO. – Non. C’est mon père qui aime me dire ça. Peut-être qu’il a raison.
Heureusement, tu es venu. Tout est devenu plus clair. Toi, tu es un mec robuste,
plus robuste que moi. Quand est-ce que tu commences à tirer?
NUNO. – Dommage que Laura ne comprenne rien à tout ça. (En s’éloignant, le verre à
la main.) Non. Elle a toujours manqué de flair pour la réalité. Elle ne pose pas les
pieds par terre comme nous. Elle ne comprend rien à la vie. Elle ne comprend rien
à l’amour. Elle ne comprend rien. Mais nous, on se comprend.
ALEXANDRE. – Tu trouves?
NUNO. – Oui. Si elle voyait ça, elle serait capable de pleurer. Il y a des choses difficiles
mais, parfois, il vaut mieux se taire et disparaître. Voyons voir si tu sais viser
juste.
Noir.
NUNO. – Je vais le mettre sur la tête. Comme Guillaume Tell. Tu veux encore du vin?
NUNO. – Bon et bien essaie de viser juste car je commence à en avoir ma claque.
Noir.
PÈRE. – J’aimerais profiter de cette occasion pour dire quelques mots. Parce qu’en
vérité, il ne s’agit pas d’un problème économique, à l’heure actuelle, il s’agit avant
tout d’un problème d’accélération. Plantés dans un véhicule, on tourne en rond
autour du Marquês6. Et qui est-ce qui est capable de freiner, de brancher les quatre
clignotants et de monter sur le capot? Personne! Si le pays ne fait rien pour nous,
c’est à nous de faire quelque chose pour lui. C’est comme Mahomet, la montagne
et Moïse en train d’ouvrir les eaux. Même si je dois faire comme le Christ et me
mettre à marcher sur l’eau, elle finira bien par revenir. Elle inondera toute cette
merde et que les Romains aillent se faire voir chez les gorets. On nettoiera la
porcherie et, pour fêter ça, j’ai déjà mis une petite bouteille de côté. Il ne suffit
pas de vouloir. Parfois, il y en a un qui se met à klaxonner, mais après il prend sa
retraite et finit au cimetière des Prazeres7 à engraisser les griffons. Ce pays
manque d’arbres et tant que l’eau n’inondera pas cette merde ou que le feu
6
Place du Marquês de Pombal (Marquis de Pombal): rond-point et principale place de Lisbonne, au
milieu de laquelle se dresse un obélisque, le Marquês de Pombal est aussi un point de rencontre de la
population pour fêter les grands événements électoraux, sportifs, etc. Dans une production française, on
suggère la version: “on tourne en rond autour de la Concorde ”. (N.d.T)
Ma femme 50
brûlera ces gens, nous n’irons pas de l’avant, c’est ce que je vous dis, moi. Mon
grand-oncle Matos, il savait comment s’y prendre, lui: leur enfiler un canon de
fusil dans le trou de balle et leur faire réciter la table de multiplication à l’envers.
(Lumière.) C’est comme ça, oui ou non, petit?
La MÈRE, allongée sur le canapé, avec une nouvelle tenue. LAURA et le PÈRE sont
debout. ALEXANDRE assis avec un chapeau de paille sur la tête. LAURA enceinte de
sept mois.
ALEXANDRE. – Oui.
PÈRE. – Et si le temps se met à tourner en rond, on est là pour lui donner un petit coup
de pouce. Quand j’avais votre âge, je léchais le sol et je mangeais du pain avec du
saindoux. On a tous vécu la même chose mais l’important, c’est de ne pas
s’assoupir. Quand on touche le fond, on ne peut que remonter.
PÈRE. – Exactement. Ce qu’il faut, c’est baiser. Mettre tout ce monde à planter des
arbres et ensuite les renvoyer à la case départ. On a beaucoup à apprendre avec les
chinetoques. Yeux bridés, bouche cousue et du chop-soy au déjeuner et au dîner.
PÈRE. – Déjà? Encore heureux. Ça ne fait pas de mal de répéter. Répéter, c’est se
souvenir vers l’avant et regarder en arrière, c’est comme pisser dans un violon.
D’ici deux jours, on mettra ce pays sous l’eau et on fera comme Noé. On remplira
le bateau pneumatique et on attendra que la boue sèche. Parce que tant qu’il fait
jour, il fait soleil et ce qui vient finit toujours par repartir.
MÈRE. – À la nôtre!
LAURA. – Pourquoi?
ALEXANDRE. – Non.
MÈRE. – Natacha!
PÈRE. – Quelque chose comme ça. Elles ont de ces prénoms. Et puis, elles ne
comprennent rien aux vins.
PÈRE. – Tiens. Ces jeunes manquent de mémoire. La mélancolie n’a jamais fait de mal
à personne. Il faut apprendre à être malheureux. (À la MÈRE.) N’est-ce pas?
MÈRE. – Je ne sais pas, à cette époque, je ne te connaissais pas encore. Je n’avais pas
encore fumé ma première cigarette. C’était il y a longtemps déjà / Quand j’avais
seize ans…
PÈRE, à la MÈRE. – Verse-moi encore un peu de vin car je suis mort de faim.
PÈRE. – On s’est entraînés. Notre ami, ici présent, progresse de jour en jour.
PÈRE. – Mais de quoi est-ce qu’on parlait? Ah, je me souviens. Tu as divorcé n’est-ce
pas?
ALEXANDRE. – Oui.
MÈRE. – Arrête de mettre mal à l’aise le petit! Tiens, prends encore du vin, ne fais pas
attention aux vieux.
PÈRE. – Il est suffisamment grand pour ne plus être mal à l’aise. Oui ou non?
PÈRE. – Non, bien sûr que non. Mais cela n’a aucune importance non plus. Les
hommes sont tous les mêmes.
PÈRE. – Ici, sur mes genoux! Après que le petit sera né, tu pourras aller faire trempette.
Entre-temps, de la discipline. Nous ne voulons pas d’un petit enfant avec quatre
bras. (LAURA s’assied.) Je vois que tu as déjà pris du poids. Tu fais de l’exercice?
Il faut bouger les jambes pendant la grossesse, pour transmettre du dynamisme au
rejeton. À la nôtre. (À LAURA.) Mets-toi debout car, comme ça, je n’y arrive pas.
(LAURA se lève. Ils trinquent.) À la nôtre.
PÈRE. – Ne vomis pas par terre. Tant qu’il n’y a pas d’eau dans le puits, il faut viser
juste, dans le trou. Nous ne voulons pas de saletés ici.
PÈRE. – Ne t’inquiète pas, ton temps viendra. Je suis marié depuis trente-six ans et je
sais de quoi je parle.
PÈRE, à ALEXANDRE. – Viens ici, j’ai envie de te prendre dans mes bras. Demain, tu
vas apprendre à cracher comme il faut, mon ami. (Le PÈRE et ALEXANDRE
s’enlacent.) On va faire des noces dignes de ce nom.
PÈRE. – Tiens. Je n’ai jamais rien refusé à personne. Viens ici Marie-Natachatte, j’ai
envie aussi de te prendre dans mes bras.
9
Dans le texte original, l’auteur cite António Nobre (1867-1900), poète portugais mort de tuberculose à
32 ans et qui a publié un unique recueil de son vivant, intitulé Só (Seul). Cet ouvrage a été écrit en grande
partie à Paris et est fortement imprégné de la marque des poètes décadents et symbolistes français. En
raison de la parenté, nous proposons ici quelques vers de Tristan Corbière. (N.d.T)
Ma femme 54
ALEXANDRE. – À la nôtre.
ALEXANDRE. – On boit.
PÈRE. – Maintenant, il ne reste plus qu’à changer le pays. Remplir les puits. Parfumer
tout ça.
PÈRE. – De quoi?
ALEXANDRE. – Laura?
PÈRE. – C’est vrai. Où est-ce qu’elle s’est fourrée, la petite? Elle est partie?
(S’emparant du fusil.) On va s’en occuper tout de suite.
ALEXANDRE. – Laura.
Noir.
ALEXANDRE. – Laura!
Fumée d’incendie.
FIN
Ma femme 55