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Nicolas Poirier
2011/2 - n° 38
pages 185 à 196
ISSN 1247-4819
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Quel projet politique contre la domination
bureaucratique ? Castoriadis et Lefort
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Nicolas Poirier
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une société démocratique doit se concevoir comme une société apte
à gérer ses affaires sans en passer par l’intermédiaire d’institutions
étatiques et susceptible d’une remise en question perpétuelle de sa
propre institution. Défendre, dans la perspective de Castoriadis,
l’exigence révolutionnaire, c’est reconnaître la possibilité, pour la
société, d’entretenir avec elle-même un rapport réflexif lui permet-
tant de ne pas aliéner à une instance extrasociale (le divin, les lois de
la nature ou celles de l’économie capitaliste…) sa créativité. Et c’est
là, au fond, le sens véritable de l’idée démocratique : l’instauration
d’un régime du social caractérisé par la capacité conférée aux hom-
mes associés de réfléchir leur propre pouvoir, en se reconnaissant
comme les auteurs des lois auxquelles ils choisissent d’obéir.
Lefort, pour sa part, va progressivement glisser d’une critique
de la conception de l’action révolutionnaire, structurée par une
avant-garde constituée, à la critique de l’idée même de révolu-
tion, sa critique du parti le conduisant à une critique plus générale
du projet de société autonome défendu par Castoriadis. Une telle
conception de la démocratie réintroduit en effet, selon Lefort, le
mythe hérité de Marx d’une société transparente à elle-même, et
c’est sans aucun doute sur ce point que s’est jouée la rupture de
Lefort avec Castoriadis en 1958.
On peut, du coup, comprendre le sens des divergences entre
Lefort et Castoriadis comme relevant de deux conceptions fort
différentes de la démocratie : Castoriadis défend le principe de la
démocratie directe, le peuple devant exercer en personne le pou-
voir. Lefort, au contraire, cherche à penser la démocratie davantage
comme un mode de l’agir politique qui conteste le pouvoir sans
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qui pourrait s’incarner dans des institutions bien définies, celles d’un
autogouvernement. L’institutionnalisation de l’agir démocratique
en tant que démocratie directe risque, selon lui, de conduire au rêve
mortifère d’une société cherchant à s’incarner en passant outre la
distinction du réel et du symbolique et en éliminant, de la sorte, la
condition sans laquelle il n’y a pas de liberté politique.
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de voir dans l’existence du parti un trait inhérent à l’expérience
prolétarienne et de considérer toute conception remettant en cause
l’existence supposée nécessaire du parti comme une trahison des
principes du marxisme [1952a, p. 62]. Si le mouvement ouvrier est
dans l’obligation de se structurer et de donner une unité à ses luttes,
il n’est toutefois nullement évident que l’organisation politique
du prolétariat doive nécessairement prendre la forme d’un parti.
La croyance en une telle nécessité résulte, d’après Lefort, d’une
conception foncièrement abstraite de la politique révolutionnaire,
incapable de prendre en compte l’effectivité de l’histoire en acte, et
donc étrangère à l’expérience au travers de laquelle le prolétariat se
constitue précisément en sujet révolutionnaire [ibid., p. 63].
Ce que veut signifier Lefort, dans sa critique des positions
défendues par la majorité du groupe Socialisme ou Barbarie, c’est
que, conformément à la conception du jeune Marx, prolétariat et
bourgeoisie n’ont pas un rapport similaire à la politique. En effet,
c’est précisément parce qu’elle est la classe détentrice du comman-
dement de l’économie que la bourgeoisie peut s’aliéner dans une
représentation politique au service de ses intérêts, la superstructure
politique ne faisant, dans son cas, qu’exprimer la réalité profonde
de l’infrastructure économique. Or ce qui vaut pour la bourgeoisie
ne vaut d’aucune manière pour la classe ouvrière : celle-ci n’étant
rien, ni sur le plan économique où elle est considérée comme une
marchandise, ni sur le plan politique où elle est à l’origine pri-
vée de tout droit, elle n’a d’autre alternative que de se constituer
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ce regroupement spontané émanant de l’activité des organismes
démocratiques, tels les Soviets ; cette organisation, en fait, n’a
d’autre rôle que celui de faciliter la prise de pouvoir par le prolé-
tariat, et elle doit donc logiquement s’abolir dans la perspective du
gouvernement ouvrier [ibid., p. 68]. Une telle exigence libertaire
exprimée, dès ces années, Lefort exprime sur la primauté de l’agir
effectif des hommes anticipe d’une certaine manière sa conception
de la démocratie sauvage comme espace de luttes contre l’arbitraire
du pouvoir4.
La critique, menée par Lefort, des conceptions défendues par
Castoriadis et la majorité du groupe concernant la nécessité d’un
parti révolutionnaire, peut donc sembler relativement bien ciblée.
Lefort fait remarquer, contre les positions de Castoriadis et de
la majorité, avant tout soucieuse, selon lui, de se distinguer du
bolchevisme sans réfléchir au fait même de l’existence du parti,
qu’il est tout à fait superficiel de dénoncer la conception classique
du révolutionnaire professionnel si l’on ne voit pas qu’au fond les
positions critiquées – celles de Lénine notamment – ne découlent
pas d’une dérive bureaucratique dans la conception du rapport entre
l’organisation et la classe, mais qu’elles coïncident logiquement
avec l’existence même du parti comme corps constitué et séparé
3. « […] Le prolétariat n’est rien d’objectif ; il est une classe en qui l’économique
et le politique n’ont plus de réalité séparée, qui ne se définit que comme expérience.
C’est ce qui fait précisément son caractère révolutionnaire, mais ce qui indique son
extrême vulnérabilité. C’est en tant que classe totale qu’il doit résoudre ses tâches
historiques, et il ne peut remettre ses intérêts à une partie de lui détachée, car il n’a pas
d’intérêts séparés de celui de la gestion de la société. » Lefort [1952a, p. 66-67].
4. À partir des années 1960, pour évoquer les luttes contre la domination
bureaucratique, Lefort emploiera le terme de contestation et non plus celui de
contradiction [notamment Lefort, 1963, p. 321].
190 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION
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fasse autre chose que chercher à l’imposer. Un parti qui est reconnu
comme direction avant la révolution s’installera après celle-ci
comme le seul garant légitime de la politique socialiste. Dès lors,
ce n’est pas dans le centralisme de la direction révolutionnaire qu’il
faudrait chercher les causes de la bureaucratisation des organisa-
tions ouvrières mais dans « le fait même du parti » [Lefort, 1958,
p. 107]. C’est, au fond, l’existence du parti révolutionnaire comme
tel qu’il convient de contester au nom de la praxis révolutionnaire
elle-même.
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direction autoritaire, sauf à nier le potentiel de créativité inhérente
à l’action du prolétariat, mais leur tort est, d’après Castoriadis, de
remettre abstraitement en cause la nécessité du moment politique
comme condition d’un passage à l’universalité sociale. C’est cette
nécessité qu’exprime de façon emblématique l’existence de l’or-
ganisation partidaire de la classe ouvrière [ibid., p. 131-134]. Sans
doute faut-il voir, dans cette divergence de vues, les germes de
l’opposition qui se dessinera plus tard entre les deux hommes et qui
renvoie à deux conceptions bien différentes de la démocratie. Pour
Lefort, l’objet de l’agir démocratique consiste davantage à contes-
ter le pouvoir en revendiquant contre lui des droits qu’à chercher,
comme le soutient Castoriadis, à en démocratiser l’exercice effectif
[Chollet, 2008, p. 202].
L’un des clivages principaux entre Castoriadis et Lefort tient,
semble-t-il, à une divergence foncière d’appréciation du sens de
l’autonomie. Et cette différence dans la compréhension de ce que
les deux penseurs estimaient être le critère politique fondamental
est manifeste dès les débuts de leur collaboration à Socialisme
ou Barbarie. Dans « Le parti révolutionnaire », Castoriadis réfu-
tait déjà l’idée d’une antinomie entre l’existence d’une direction
révolutionnaire et celle des organismes démocratiques, comme
les Soviets ou les comités de lutte, produits de l’activité autonome
de la classe ouvrière. Sur la base d’une référence aux schèmes du
rationalisme hégélien, il défendait l’idée qu’il est impossible de
parler d’une quelconque autonomie des organismes créés par le
prolétariat si l’on ne replace pas ces créations dans le cadre global
de la dialectique historique où elles prennent leur sens véritable.
Sur ce plan, ajoutait-il, ne peuvent être conçus comme autonomes
que les organismes qui ont pu s’élever à un niveau d’universalité
tel qu’ils transcendent tout intérêt particulier, en exprimant les inté-
192 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION
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distance vis-à-vis de la thématique hégélienne de la liberté, il ne
cessera jamais, au fond, de penser l’autonomie comme un faire
sans cesse à reprendre plus que comme l’expression d’un agir se
suffisant à lui-même.
5. « La revue n’a cessé d’affirmer que les ouvriers devaient prendre en main
leur propre sort et s’organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syndicats
qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions
que l’objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la production par les
travailleurs, car toute autre solution n’aurait fait que consacrer le pouvoir d’une
nouvelle bureaucratie. » [Lefort, 1958, p. 101].
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 193
dement des thèses défendues par Lénine dans Que faire ?, Lefort,
en 1958, entendait défendre l’idée qu’aucune conscience politique
ne peut jamais être inculquée de l’extérieur, et ceci indépendam-
ment du degré de démocratie formelle régnant dans l’organisation
et rendant possible l’expression de désaccords notables [ibid.,
p. 102-104]. Si l’idée de politique a le moindre sens, ce ne pouvait
être, selon lui, que comme « explicitation » des tendances inscrites
dans les luttes quotidiennes contre l’exploitation dont elle permet
le prolongement, en aucun cas comme l’imposition d’une théorie
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élaborée de l’extérieur indépendamment de ce que peuvent vivre
concrètement les producteurs sur leur lieu de travail [ibid., p. 104].
Agir politiquement dans un sens révolutionnaire revient donc, pour
Lefort, à abandonner la posture du militant, voué à convaincre les
exploités du bien-fondé des directives fournies par l’organisation,
pour œuvrer à une critique du fait même de l’exploitation à partir
des luttes développées par les ouvriers dans le cadre de leur travail
[ibid.]. Et s’il s’agit de travailler à une extension des luttes, ce
n’est nullement au sens d’une unification à un niveau d’autonomie
supérieur sous l’égide du parti mais dans la perspective d’une mise
en résonance des multiples tentatives déployées par le prolétariat
pour abolir l’exploitation.
Or Castoriadis estime qu’une telle conception du rapport entre
l’organisation et la classe témoigne d’une conception abstraite de
l’autonomie, incapable de poser en termes concrets le problème
de la liberté politique. Prendre le projet d’autonomie au sérieux,
c’est s’interroger sur ses conditions de réalisation mais aussi et
surtout travailler à rendre cette autonomie effective en dépassant la
conception idéaliste de la liberté comme simple borne régulatrice
[Castoriadis, 1974a, p. 212] – afin de rendre objectivement possible
une action politique révolutionnaire effectivement autonome. Dans
la perspective défendue par Castoriadis, la critique de Lefort revient
à évacuer, sous couvert d’une remise en question de l’existence
même du parti, la question politique, en posant en des termes fina-
lement assez abstraits le problème de la liberté. S’il est vrai, comme
l’affirme Lefort, que la politique ne peut consister en l’application
technique d’un programme fixé au préalable, il n’est toutefois pas
certain que sa seule fonction se réduise à l’explicitation de ce que
vivent les ouvriers dans leur quotidien [Lefort, 1958, p. 104]. Car
en conférant à l’activité militante l’unique tâche de soutenir et
194 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION
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la société [Castoriadis, 1974a, p. 235-237]. Il serait en fait impos-
sible de penser la catégorie de la politique sans celle de la totalité.
Par souci de cohérence, la politique même la plus réformiste doit
nécessairement faire fond sur une vision du tout de la société et ne
pas se contenter d’envisager les problèmes d’un point de vue local
[Castoriadis, 2006, p. 131].
On peut toutefois se demander si Castoriadis s’oppose vérita-
blement aux conceptions de Lefort ou s’il ne travaille pas plutôt à
les radicaliser ; car s’il est vrai qu’une des fonctions de la politique
est d’expliciter ce qui se joue dans l’expérience que les individus
font quotidiennement de l’aliénation, il est tout aussi vrai que leurs
luttes informelles contiennent les prémisses d’une contestation plus
générale de l’ordre établi, c’est-à-dire beaucoup plus que ce qu’un
regard superficiel pourrait y voir. Et sans doute est-ce là le rôle
fondamental d’une organisation politique : faciliter la réflexivité des
individus sur ce qu’ils vivent mais que les significations imaginaires
instituées les conduisent à refouler [Castoriadis, 1975, p. 35-36].
Castoriadis reprochera en tout cas à Lefort d’avoir évolué vers
une conception foncièrement abstraite de la politique. Sous prétexte
de préserver l’autonomie de l’individu, elle conduirait à une vision
métaphysique de la liberté puisqu’il faudrait faire l’hypothèse que
les hommes parviennent hors de toute influence à se déterminer à
agir par eux-mêmes, et sur la base de leur libre-arbitre préservé
de toute intervention extérieure [Castoriadis, 1974a, p. 217]. Or
si la praxis a justement un sens, c’est d’être, dit Castoriadis, cette
action dirigée vers autrui qui le vise comme sujet autonome et lui
permet de donner toute la mesure, précisément, de son autonomie6.
6. « Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés
comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 195
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la dimension spéculative et déterministe de la pensée héritée, Lefort
développera sa réflexion dans une fidélité marquée à la phénomé-
nologie de Merleau-Ponty, qui le conduira à remettre totalement en
cause le sens même du projet d’autonomie. C’est, au fond, dans la
perspective d’une critique radicale de l’idée d’autonomie, qui tien-
drait plus du fantasme métaphysique que d’une conception politique
défendable, que Lefort s’emploiera par la suite à repenser l’agir
démocratique à partir notamment d’une relecture de Machiavel. Là
où, au contraire, Castoriadis cherchera à tisser ensemble les fils de
la praxis démocratique et ceux de l’autonomie.
Références bibliographiques
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Payot, « Critique de la politique », Paris.
THOMPSON E.-P., 1988, La Formation de la classe ouvrière anglaise. Traduction
DAUVÉ G., GOLASZEWSKI M. et THIBAULT M.-N., Gallimard/Le Seuil, « Hautes
études », Paris.