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QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION

BUREAUCRATIQUE ? CASTORIADIS ET LEFORT À SOCIALISME OU


BARBARIE (1949-1958)

Nicolas Poirier

La Découverte | Revue du MAUSS

2011/2 - n° 38
pages 185 à 196

ISSN 1247-4819
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Pour citer cet article :


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Poirier Nicolas, « Quel projet politique contre la domination bureaucratique ? Castoriadis et Lefort à Socialisme ou
Barbarie (1949-1958) »,
Revue du MAUSS, 2011/2 n° 38, p. 185-196. DOI : 10.3917/rdm.038.0185
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Quel projet politique contre la domination
bureaucratique ? Castoriadis et Lefort
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à Socialisme ou Barbarie (1949-1958)

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Nicolas Poirier

Si Cornelius Castoriadis et Claude Lefort ont pu collaborer à


Socialisme ou Barbarie, groupe né en 1949 d’une tendance for-
mée au sein du Parti communiste internationaliste, une formation
trotskyste où ils militaient depuis 1946, et développer une critique
sans concessions du stalinisme à travers une analyse originale du
phénomène bureaucratique, il ne faut pas pour autant confondre
leurs trajectoires. Si elles ont pu se recouper et travailler dans le
même sens, elles ont emprunté aussi des chemins fort divergents.
Pour Lefort, la finalité d’un mouvement antibureaucratique porté
par la classe ouvrière devait s’entendre au sens d’une lutte perma-
nente menée contre la domination bureaucratique, sans que cette
contestation soit subordonnée aux objectifs d’une prise de pouvoir
sous la direction d’un parti révolutionnaire. Pour Castoriadis,
au contraire, l’objectif légitime d’un mouvement prolétarien ne
devait pas être simplement la résistance aux nouvelles formes de
la domination et de l’exploitation mais, plus largement, l’exer-
cice du pouvoir sous la forme d’une démocratie directe redéfinie
comme autogestion ouvrière de la société. C’est de là qu’il faut
partir pour comprendre leurs divergences eu sein de Socialisme
186 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

ou Barbarie, et c’est à l’analyse de ces désaccords que ce texte


entend travailler1.
Castoriadis aura toujours défendu le projet d’une transformation
révolutionnaire de la société, que ce soit à Socialisme ou Barbarie
ou, plus tardivement, en référence à la polis démocratique athé-
nienne qui, d’après lui, fournit les germes de ce processus qu’est
l’auto-institution explicite et délibérée de la société. Il n’aura jamais
été question, pour Castoriadis, d’opposer le projet révolutionnaire et
le projet démocratique, mais de montrer qu’ils sont indissociables :
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une société démocratique doit se concevoir comme une société apte
à gérer ses affaires sans en passer par l’intermédiaire d’institutions
étatiques et susceptible d’une remise en question perpétuelle de sa
propre institution. Défendre, dans la perspective de Castoriadis,
l’exigence révolutionnaire, c’est reconnaître la possibilité, pour la
société, d’entretenir avec elle-même un rapport réflexif lui permet-
tant de ne pas aliéner à une instance extrasociale (le divin, les lois de
la nature ou celles de l’économie capitaliste…) sa créativité. Et c’est
là, au fond, le sens véritable de l’idée démocratique : l’instauration
d’un régime du social caractérisé par la capacité conférée aux hom-
mes associés de réfléchir leur propre pouvoir, en se reconnaissant
comme les auteurs des lois auxquelles ils choisissent d’obéir.
Lefort, pour sa part, va progressivement glisser d’une critique
de la conception de l’action révolutionnaire, structurée par une
avant-garde constituée, à la critique de l’idée même de révolu-
tion, sa critique du parti le conduisant à une critique plus générale
du projet de société autonome défendu par Castoriadis. Une telle
conception de la démocratie réintroduit en effet, selon Lefort, le
mythe hérité de Marx d’une société transparente à elle-même, et
c’est sans aucun doute sur ce point que s’est jouée la rupture de
Lefort avec Castoriadis en 1958.
On peut, du coup, comprendre le sens des divergences entre
Lefort et Castoriadis comme relevant de deux conceptions fort
différentes de la démocratie : Castoriadis défend le principe de la
démocratie directe, le peuple devant exercer en personne le pou-
voir. Lefort, au contraire, cherche à penser la démocratie davantage
comme un mode de l’agir politique qui conteste le pouvoir sans

1. Pour une confrontation plus générale des positions de Castoriadis et de Lefort,


voir Poirier [2011, p. 307-420].
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 187

prétendre l’exercer (c’est en tout cas ce qu’il cherchera à mon-


trer dans son livre sur Machiavel [1972]). Castoriadis n’acceptera
jamais l’idée défendue par Lefort d’une division du social dont
le fantasme de dépassement déboucherait immanquablement sur
l’avènement d’une forme d’État totalitaire, et il objectera à Lefort
que la caractérisation du pouvoir démocratique comme lieu vide fait
l’impasse sur l’effectivité des politiques déterminées dans un sens
oligarchique. Inversement, Lefort marquera toujours ses distances
avec l’idée de la démocratie conçue comme une forme de régime
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qui pourrait s’incarner dans des institutions bien définies, celles d’un
autogouvernement. L’institutionnalisation de l’agir démocratique
en tant que démocratie directe risque, selon lui, de conduire au rêve
mortifère d’une société cherchant à s’incarner en passant outre la
distinction du réel et du symbolique et en éliminant, de la sorte, la
condition sans laquelle il n’y a pas de liberté politique.

L’expérience prolétarienne contre


la bureaucratie (Claude Lefort)

Concentrons-nous ici sur la période de Socialisme ou Barbarie,


entre le début des années 1950 et l’année 1958, moment où Lefort
quitte l’organisation. Les divergences entre Castoriadis et Lefort
sont en fait apparues très tôt. Elles ne portent pas seulement sur
des points d’ordre théorique ou philosophique mais aussi et surtout
sur des problèmes d’ordre pratique, relatifs notamment à la ques-
tion du parti et, plus généralement, des rapports entre la classe et
l’organisation. Déjà réticent à l’idée d’une organisation qui aurait
pour ambition de défendre des thèses programmatiques couvrant
l’intégralité de la réalité sociale et politique, Lefort manifestera,
dans un texte de 1952, « Le prolétariat et sa direction » [Lefort,
1952a], publié dans le n° 10 de Socialisme ou Barbarie, son oppo-
sition aux conceptions défendues par Castoriadis et de la majorité
du groupe qui entendait se constituer en organisation politique. Pour
Lefort, il ne s’agissait pas tant d’apporter une théorie nouvelle de
l’organisation qui contredirait la conception de l’avant-garde révo-
lutionnaire défendue par Lénine dans Que faire ?, que de remettre
en cause l’idée même de parti ; l’existence d’une direction révolu-
tionnaire séparée constituait en effet, d’après Lefort et la tendance
188 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

minoritaire de Socialisme ou Barbarie, l’un des principaux facteurs


de la « dégénérescence » bureaucratique. Les positions de Lefort
découlent de sa conception de l’action ouvrière en tant qu’expé-
rience politique par laquelle le prolétariat devient le sujet de son
histoire : ce qu’il nomme l’« expérience prolétarienne », qui impli-
que que soit reconnu le fait de la créativité comme caractéristique
intrinsèque du prolétariat et, ainsi, le refus d’une direction politique
qui n’émanerait pas de ce processus d’auto-organisation [1952b,
p. 71-97]2. De ce point de vue, affirme Lefort, il est fallacieux
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de voir dans l’existence du parti un trait inhérent à l’expérience
prolétarienne et de considérer toute conception remettant en cause
l’existence supposée nécessaire du parti comme une trahison des
principes du marxisme [1952a, p. 62]. Si le mouvement ouvrier est
dans l’obligation de se structurer et de donner une unité à ses luttes,
il n’est toutefois nullement évident que l’organisation politique
du prolétariat doive nécessairement prendre la forme d’un parti.
La croyance en une telle nécessité résulte, d’après Lefort, d’une
conception foncièrement abstraite de la politique révolutionnaire,
incapable de prendre en compte l’effectivité de l’histoire en acte, et
donc étrangère à l’expérience au travers de laquelle le prolétariat se
constitue précisément en sujet révolutionnaire [ibid., p. 63].
Ce que veut signifier Lefort, dans sa critique des positions
défendues par la majorité du groupe Socialisme ou Barbarie, c’est
que, conformément à la conception du jeune Marx, prolétariat et
bourgeoisie n’ont pas un rapport similaire à la politique. En effet,
c’est précisément parce qu’elle est la classe détentrice du comman-
dement de l’économie que la bourgeoisie peut s’aliéner dans une
représentation politique au service de ses intérêts, la superstructure
politique ne faisant, dans son cas, qu’exprimer la réalité profonde
de l’infrastructure économique. Or ce qui vaut pour la bourgeoisie
ne vaut d’aucune manière pour la classe ouvrière : celle-ci n’étant
rien, ni sur le plan économique où elle est considérée comme une
marchandise, ni sur le plan politique où elle est à l’origine pri-
vée de tout droit, elle n’a d’autre alternative que de se constituer

2. Cette d’idée d’expérience prolétarienne par laquelle Lefort entend faire


ressortir le processus de subjectivation propre à la classe ouvrière, qui fait que celle-ci
se constitue comme classe au sens politique, c’est-à-dire en tant que porteuse d’un
projet révolutionnaire, anticipe les analyses d’Edward Palmer Thompson développées
dans La Formation de la classe ouvrière anglaise [Thompson, 1988].
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 189

comme sujet historique exprimant les intérêts de la société dans


son ensemble et voué ainsi à prendre en charge sa direction globale.
N’ayant donc plus aucun intérêt partiel à faire valoir, le prolétariat
n’a plus besoin d’en passer par l’entremise d’une représentation
politique, qui se révèle précisément à lui comme aliénation pure
et simple3. Lefort reconnaît, certes, la nécessité stratégique d’une
forme d’organisation politique, lorsque la conjoncture historique
l’exige, c’est-à-dire juste avant la révolution. Mais il serait, selon lui,
impropre de caractériser comme une direction politique autonome
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ce regroupement spontané émanant de l’activité des organismes
démocratiques, tels les Soviets ; cette organisation, en fait, n’a
d’autre rôle que celui de faciliter la prise de pouvoir par le prolé-
tariat, et elle doit donc logiquement s’abolir dans la perspective du
gouvernement ouvrier [ibid., p. 68]. Une telle exigence libertaire
exprimée, dès ces années, Lefort exprime sur la primauté de l’agir
effectif des hommes anticipe d’une certaine manière sa conception
de la démocratie sauvage comme espace de luttes contre l’arbitraire
du pouvoir4.
La critique, menée par Lefort, des conceptions défendues par
Castoriadis et la majorité du groupe concernant la nécessité d’un
parti révolutionnaire, peut donc sembler relativement bien ciblée.
Lefort fait remarquer, contre les positions de Castoriadis et de
la majorité, avant tout soucieuse, selon lui, de se distinguer du
bolchevisme sans réfléchir au fait même de l’existence du parti,
qu’il est tout à fait superficiel de dénoncer la conception classique
du révolutionnaire professionnel si l’on ne voit pas qu’au fond les
positions critiquées – celles de Lénine notamment – ne découlent
pas d’une dérive bureaucratique dans la conception du rapport entre
l’organisation et la classe, mais qu’elles coïncident logiquement
avec l’existence même du parti comme corps constitué et séparé

3. « […] Le prolétariat n’est rien d’objectif ; il est une classe en qui l’économique
et le politique n’ont plus de réalité séparée, qui ne se définit que comme expérience.
C’est ce qui fait précisément son caractère révolutionnaire, mais ce qui indique son
extrême vulnérabilité. C’est en tant que classe totale qu’il doit résoudre ses tâches
historiques, et il ne peut remettre ses intérêts à une partie de lui détachée, car il n’a pas
d’intérêts séparés de celui de la gestion de la société. » Lefort [1952a, p. 66-67].
4. À partir des années 1960, pour évoquer les luttes contre la domination
bureaucratique, Lefort emploiera le terme de contestation et non plus celui de
contradiction [notamment Lefort, 1963, p. 321].
190 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

de la classe [ibid., p. 64]. Dans ces conditions, il serait particulière-


ment incohérent de remettre en cause l’existence de la bureaucratie
comme instance dirigeante alors même qu’on défend, à la manière
de Castoriadis (Socialisme ou Barbarie, n° 2), la conception d’un
parti révolutionnaire qui fonctionne sur la base de l’organisation
extérieure des actions de la classe ouvrière [Castoriadis, 1974b,
p. 121-143]. Si, en effet, affirme en substance Lefort, le parti est
habilité à conduire les masses parce qu’il détient la théorie vraie
du mouvement révolutionnaire, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il
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fasse autre chose que chercher à l’imposer. Un parti qui est reconnu
comme direction avant la révolution s’installera après celle-ci
comme le seul garant légitime de la politique socialiste. Dès lors,
ce n’est pas dans le centralisme de la direction révolutionnaire qu’il
faudrait chercher les causes de la bureaucratisation des organisa-
tions ouvrières mais dans « le fait même du parti » [Lefort, 1958,
p. 107]. C’est, au fond, l’existence du parti révolutionnaire comme
tel qu’il convient de contester au nom de la praxis révolutionnaire
elle-même.

L’organisation prolétarienne contre la bureaucratie


(Cornelius Castoriadis)

Certes, dans « Le parti révolutionnaire », un texte de 1949,


Castoriadis affirme lui aussi que le parti ne peut jamais exercer le
pouvoir en tant que tel [Castoriadis, 1974b, p. 141]. Cela dit, ses
positions sur la question de l’organisation tranchent par rapport à
celles de Lefort. Castoriadis affirme en effet que, dans la perspective
d’une prise de pouvoir par le prolétariat, l’existence d’une direction
politique séparée, et donc structurée sur un mode partidaire, s’avère
jusqu’à un certain point nécessaire. À partir du moment où l’on
considère qu’est politique l’activité organisée ayant comme but
ultime la prise de pouvoir et la transformation de la société dans
une perspective déterminée [ibid., p. 123], on doit nécessairement
se poser la question des moyens susceptibles de rendre effectif
un tel projet. De ce point de vue, l’existence du parti révolution-
naire en tant qu’organisme collectif, doté d’un statut propre et
d’un programme bien déterminé, et dont la fonction essentielle
consiste à coordonner l’activité des travailleurs dans la perspective
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 191

d’une transformation globale de la société, s’avère inéluctable.


Dénoncer son existence en tant que telle, sous prétexte qu’elle
risque d’engendrer un monstre bureaucratique revient, justement,
selon Castoriadis, à abdiquer devant la bureaucratie en lui laissant
pour ainsi dire l’initiative politique et en ne se donnant d’autre
possibilité que la lutte permanente contre les formes de pouvoir
instituées [ibid., p. 141]. Lefort et ses camarades minoritaires ont
sans nul doute raison d’insister sur le caractère autonome des luttes
ouvrières. Celles-ci ne sauraient se développer dans le giron d’une
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direction autoritaire, sauf à nier le potentiel de créativité inhérente
à l’action du prolétariat, mais leur tort est, d’après Castoriadis, de
remettre abstraitement en cause la nécessité du moment politique
comme condition d’un passage à l’universalité sociale. C’est cette
nécessité qu’exprime de façon emblématique l’existence de l’or-
ganisation partidaire de la classe ouvrière [ibid., p. 131-134]. Sans
doute faut-il voir, dans cette divergence de vues, les germes de
l’opposition qui se dessinera plus tard entre les deux hommes et qui
renvoie à deux conceptions bien différentes de la démocratie. Pour
Lefort, l’objet de l’agir démocratique consiste davantage à contes-
ter le pouvoir en revendiquant contre lui des droits qu’à chercher,
comme le soutient Castoriadis, à en démocratiser l’exercice effectif
[Chollet, 2008, p. 202].
L’un des clivages principaux entre Castoriadis et Lefort tient,
semble-t-il, à une divergence foncière d’appréciation du sens de
l’autonomie. Et cette différence dans la compréhension de ce que
les deux penseurs estimaient être le critère politique fondamental
est manifeste dès les débuts de leur collaboration à Socialisme
ou Barbarie. Dans « Le parti révolutionnaire », Castoriadis réfu-
tait déjà l’idée d’une antinomie entre l’existence d’une direction
révolutionnaire et celle des organismes démocratiques, comme
les Soviets ou les comités de lutte, produits de l’activité autonome
de la classe ouvrière. Sur la base d’une référence aux schèmes du
rationalisme hégélien, il défendait l’idée qu’il est impossible de
parler d’une quelconque autonomie des organismes créés par le
prolétariat si l’on ne replace pas ces créations dans le cadre global
de la dialectique historique où elles prennent leur sens véritable.
Sur ce plan, ajoutait-il, ne peuvent être conçus comme autonomes
que les organismes qui ont pu s’élever à un niveau d’universalité
tel qu’ils transcendent tout intérêt particulier, en exprimant les inté-
192 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

rêts du prolétariat tout entier et donc ceux de la société en général


[Castoriadis, 1974b, p. 128-129 et p. 138]. Il était donc tout à fait
impropre de parler d’une autonomie comme donnée initiale à pré-
server de toute influence extérieure. L’autonomie n’existe à l’origine
que sous forme de germes, et ce n’est qu’à la condition de rendre
ces germes féconds, dans des créations qui expriment des degrés
sans cesse plus élevés de liberté, qu’on peut parler d’autonomie
au sens profond et effectif du terme. Or si Castoriadis infléchira
par la suite nettement ses positions, dans le sens d’une prise de
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distance vis-à-vis de la thématique hégélienne de la liberté, il ne
cessera jamais, au fond, de penser l’autonomie comme un faire
sans cesse à reprendre plus que comme l’expression d’un agir se
suffisant à lui-même.

Quel sens donner à l’action politique révolutionnaire ?

Dans son texte « Organisation et parti », où il amplifiait la cri-


tique de la forme parti entamée six ans auparavant, Lefort faisait
remarquer que le concept traditionnel de politique ne permettait
pas de poser les problèmes de la société dans le sens de l’expé-
rience concrète que font les travailleurs des rapports de production
[Lefort, 1958, p. 103-104]. C’est qu’au fond, disait-il, voir dans
la politique un mode d’être se situant à un niveau sans commune
mesure avec l’expérience quotidienne de l’exploitation implique
de comprendre le problème du rapport entre l’organisation et la
classe dans les termes mêmes où le pose la conception léniniste.
Le seul objectif légitime que doit défendre une organisation révo-
lutionnaire, disait-il encore, c’est d’œuvrer, en relation directe
avec les luttes et les revendications portées par les travailleurs, à
l’élaboration d’un projet de gestion de la production par les sala-
riés eux-mêmes5. C’est pourquoi, jugeant que les positions de la
majorité du groupe ne faisaient qu’aller dans le sens d’un amen-

5. « La revue n’a cessé d’affirmer que les ouvriers devaient prendre en main
leur propre sort et s’organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syndicats
qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions
que l’objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la production par les
travailleurs, car toute autre solution n’aurait fait que consacrer le pouvoir d’une
nouvelle bureaucratie. » [Lefort, 1958, p. 101].
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 193

dement des thèses défendues par Lénine dans Que faire ?, Lefort,
en 1958, entendait défendre l’idée qu’aucune conscience politique
ne peut jamais être inculquée de l’extérieur, et ceci indépendam-
ment du degré de démocratie formelle régnant dans l’organisation
et rendant possible l’expression de désaccords notables [ibid.,
p. 102-104]. Si l’idée de politique a le moindre sens, ce ne pouvait
être, selon lui, que comme « explicitation » des tendances inscrites
dans les luttes quotidiennes contre l’exploitation dont elle permet
le prolongement, en aucun cas comme l’imposition d’une théorie
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élaborée de l’extérieur indépendamment de ce que peuvent vivre
concrètement les producteurs sur leur lieu de travail [ibid., p. 104].
Agir politiquement dans un sens révolutionnaire revient donc, pour
Lefort, à abandonner la posture du militant, voué à convaincre les
exploités du bien-fondé des directives fournies par l’organisation,
pour œuvrer à une critique du fait même de l’exploitation à partir
des luttes développées par les ouvriers dans le cadre de leur travail
[ibid.]. Et s’il s’agit de travailler à une extension des luttes, ce
n’est nullement au sens d’une unification à un niveau d’autonomie
supérieur sous l’égide du parti mais dans la perspective d’une mise
en résonance des multiples tentatives déployées par le prolétariat
pour abolir l’exploitation.
Or Castoriadis estime qu’une telle conception du rapport entre
l’organisation et la classe témoigne d’une conception abstraite de
l’autonomie, incapable de poser en termes concrets le problème
de la liberté politique. Prendre le projet d’autonomie au sérieux,
c’est s’interroger sur ses conditions de réalisation mais aussi et
surtout travailler à rendre cette autonomie effective en dépassant la
conception idéaliste de la liberté comme simple borne régulatrice
[Castoriadis, 1974a, p. 212] – afin de rendre objectivement possible
une action politique révolutionnaire effectivement autonome. Dans
la perspective défendue par Castoriadis, la critique de Lefort revient
à évacuer, sous couvert d’une remise en question de l’existence
même du parti, la question politique, en posant en des termes fina-
lement assez abstraits le problème de la liberté. S’il est vrai, comme
l’affirme Lefort, que la politique ne peut consister en l’application
technique d’un programme fixé au préalable, il n’est toutefois pas
certain que sa seule fonction se réduise à l’explicitation de ce que
vivent les ouvriers dans leur quotidien [Lefort, 1958, p. 104]. Car
en conférant à l’activité militante l’unique tâche de soutenir et
194 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

d’amplifier, en les articulant, les luttes des travailleurs au sein des


entreprises [ibid., p. 111], les conceptions de Lefort déboucheraient,
souligne Castoriadis, sur la négation de tout projet politique, lequel
doit nécessairement poser la question de l’ensemble de la société
dans le cadre d’une élucidation consciente. L’idée de Lefort selon
laquelle la politique doit partir de l’expérience quotidienne est
tout à fait juste mais elle doit se comprendre au sens où l’orga-
nisation doit effectivement aider à la formation d’une expérience
prolétarienne dans la perspective d’une conception d’ensemble de
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la société [Castoriadis, 1974a, p. 235-237]. Il serait en fait impos-
sible de penser la catégorie de la politique sans celle de la totalité.
Par souci de cohérence, la politique même la plus réformiste doit
nécessairement faire fond sur une vision du tout de la société et ne
pas se contenter d’envisager les problèmes d’un point de vue local
[Castoriadis, 2006, p. 131].
On peut toutefois se demander si Castoriadis s’oppose vérita-
blement aux conceptions de Lefort ou s’il ne travaille pas plutôt à
les radicaliser ; car s’il est vrai qu’une des fonctions de la politique
est d’expliciter ce qui se joue dans l’expérience que les individus
font quotidiennement de l’aliénation, il est tout aussi vrai que leurs
luttes informelles contiennent les prémisses d’une contestation plus
générale de l’ordre établi, c’est-à-dire beaucoup plus que ce qu’un
regard superficiel pourrait y voir. Et sans doute est-ce là le rôle
fondamental d’une organisation politique : faciliter la réflexivité des
individus sur ce qu’ils vivent mais que les significations imaginaires
instituées les conduisent à refouler [Castoriadis, 1975, p. 35-36].
Castoriadis reprochera en tout cas à Lefort d’avoir évolué vers
une conception foncièrement abstraite de la politique. Sous prétexte
de préserver l’autonomie de l’individu, elle conduirait à une vision
métaphysique de la liberté puisqu’il faudrait faire l’hypothèse que
les hommes parviennent hors de toute influence à se déterminer à
agir par eux-mêmes, et sur la base de leur libre-arbitre préservé
de toute intervention extérieure [Castoriadis, 1974a, p. 217]. Or
si la praxis a justement un sens, c’est d’être, dit Castoriadis, cette
action dirigée vers autrui qui le vise comme sujet autonome et lui
permet de donner toute la mesure, précisément, de son autonomie6.

6. « Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés
comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement
QUEL PROJET POLITIQUE CONTRE LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE ?… 195

La politique forme cette dimension constitutive de l’existence qui


met les libertés les unes au contact des autres et où ces différentes
libertés, loin de seulement coexister, se rencontrent et s’altèrent
réciproquement.
Ce qui nous semble central, dans cette divergence de vues,
c’est qu’elle révèle, au-delà des oppositions circonstancielles, un
antagonisme de fond qui touche à des orientations philosophiques
contradictoires. Alors que Castoriadis continuera à penser la société
et l’histoire dans l’optique d’une vision globale, tout en critiquant
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la dimension spéculative et déterministe de la pensée héritée, Lefort
développera sa réflexion dans une fidélité marquée à la phénomé-
nologie de Merleau-Ponty, qui le conduira à remettre totalement en
cause le sens même du projet d’autonomie. C’est, au fond, dans la
perspective d’une critique radicale de l’idée d’autonomie, qui tien-
drait plus du fantasme métaphysique que d’une conception politique
défendable, que Lefort s’emploiera par la suite à repenser l’agir
démocratique à partir notamment d’une relecture de Machiavel. Là
où, au contraire, Castoriadis cherchera à tisser ensemble les fils de
la praxis démocratique et ceux de l’autonomie.

Références bibliographiques

CHOLLET A., 2008, « La question de la démocratie : Cornelius Castoriadis et


Claude Lefort », in BACHOFEN B., ELBAZ S., POIRIER N. (dir.), Cornelius
Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Éditions du Sandre, « Bibliothèque
de philosophie contemporaine », Paris.
CASTORIADIS C., 2006 (1975), L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil,
« Points Essais », Paris.
— 2005 (1975), « Pourquoi je ne suis plus marxiste », in Une Société à la
dérive, Le Seuil, « La Couleur des idées », Paris.
— 1974a (1959), « Prolétariat et organisation, II », in L’Expérience du mou-
vement ouvrier, 2, UGE, « 10-18 », Paris.
— 1974b (1949), « Le parti révolutionnaire », in L’Expérience du mouvement
ouvrier, 1, UGE, « 10-18 », Paris.
LEFORT C., 1972, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard.

de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine,


pour autant qu’elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis. » [Castoriadis, 2006,
p. 112].
196 ÉMANCIPATION, INDIVIDUATION, SUBJECTIVATION

— 1963, « La dégradation idéologique du marxisme », in Éléments d’une


critique de la bureaucratie, Gallimard, « Tel », Paris, 1979. (Première
édition : Droz, Genève, 1971).
— 1958, « Organisation et parti », in Éléments d’une critique de la bureau-
cratie, op. cit.
— 1952a, « Le prolétariat et sa direction », in Éléments d’une critique de la
bureaucratie, op. cit.
— 1952b, « L’expérience prolétarienne », in Éléments d’une critique de la
bureaucratie, op. cit.
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POIRIER N., 2011, L’Ontologie politique de Castoriadis. Création et institution,

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Payot, « Critique de la politique », Paris.
THOMPSON E.-P., 1988, La Formation de la classe ouvrière anglaise. Traduction
DAUVÉ G., GOLASZEWSKI M. et THIBAULT M.-N., Gallimard/Le Seuil, « Hautes
études », Paris.

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