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Travaux de l'Institut

Géographique de Reims

Le Baragan : espace géographique dans la littérature roumaine


Odile Bratosin

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Bratosin Odile. Le Baragan : espace géographique dans la littérature roumaine. In: Travaux de l'Institut Géographique de
Reims, vol. 33-34, n°129-130, 2007. Spatialités de l'Art. pp. 79-94;

doi : https://doi.org/10.3406/tigr.2007.1535

https://www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2007_num_33_129_1535

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Résumé
Une lecture géographique d' œuvres littéraires roumaines et du répertoire folklorique local du
siècle dernier permet de découvrir et de saisir les éléments de construction de la représentation
collective d'un espace régional, le Baragan roumain. Mises en forme littéraires d'expériences
cognitives du lieu étonnamment invariables et cohérentes, elles s'imposent comme des sources
pertinentes d'un travail de géographie sociale sur l'espace vécu d'une région où l'épaisseur
littéraire / l'empilement des métaphores littéraires vient compenser le déficit socio-économique /
l'insignifiance régionale pour le / la sublimer en identité. C'est ainsi que trois ensembles d'espaces
sont décryptés dans cet article : l'espace de l'habitat, l'espace de la production et l'espace du rêve,
auxquels les habitants donnent des valeurs sentimentales et symboliques qui se trouvent traduites
dans des images concrètes par l'entreprise d'écriture poétique en un objet paysager, devenu
support d'une construction identitaire.

Abstract
A geographical reading of Rumanian literary works and the local folk directory of the last century
allows to discover and to seize the elements of construction of the collective representation of a
regional space, the Rumanian Baragan. Literary layouts of cognitive strangely invariable and
coherent experiences of the place, they stand out as in relevant sources of a work of social
geography on the space lived on a region where the literary thickness / the pile of the literary
metaphors comes to compensate for the deficit regional socio-economic / the insignificance to
sublimate / in identity. Thus three sets spaces are deciphered in this article : the space of the
housing environment, the space of the production and the space of the dream, to which the
inhabitants give sentimental and symbolic values which are translated in concrete images by the
undertaking of poetic writing into a landscaped object, become support of an identical construction.
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Travaux de l'Institut de Géographie de Reims,


n° 129-130, 2007, pp. 79-94

Odile
LE BARAGAN : BRATOSIN

ESPACE GEOGRAPHIQUE
docteur en géographie,
DANS LA LITTERATURE Membre du laboratoire BIO GEOPHILE, ENS
de LYON
Ingénieur des travaux publics de l'Etat à la DDE
ROUMAINE du Var
Odile.Bratosin@developpement-durable.gouv.fr

Mots-clés : Baragan ; Danube ; Calarasi ; itinéraires ; lieux symboliques ; espace vécu


Résumé - Une lecture géographique d' œuvres littéraires roumaines et du répertoire folklorique local du siècle
dernier permet de découvrir et de saisir les éléments de construction de la représentation collective d'un espace
régional, le Baragan roumain. Mises en forme littéraires d'expériences cognitives du lieu étonnamment
invariables et cohérentes, elles s'imposent comme des sources pertinentes d'un travail de géographie sociale sur
l'espace vécu d'une région où l'épaisseur littéraire / l'empilement des métaphores littéraires vient compenser le
déficit socio-économique / l'insignifiance régionale pour le / la sublimer en identité. C'est ainsi que trois
ensembles d'espaces sont décryptés dans cet article : l'espace de l'habitat, l'espace de la production et l'espace
du rêve, auxquels les habitants donnent des valeurs sentimentales et symboliques qui se trouvent traduites dans
des images identitaire.
construction concrètes par l'entreprise d'écriture poétique en un objet paysager, devenu support d'une

Keywords: Baragan; Danube; Calarasi; itinerary; symbolic systems places; space lived
Abstract - A geographical reading of Rumanian literary works and the local folk directory of the last century
allows to discover and to seize the elements of construction of the collective representation of a regional space,
the Rumanian Baragan. Literary layouts of cognitive strangely invariable and coherent experiences of the place,
they stand out as in relevant sources of a work of social geography on the space lived on a region where the
literary thickness / the pile of the literary metaphors comes to compensate for the deficit regional socio¬
economic / the insignificance to sublimate / in identity. Thus three sets spaces are deciphered in this article: the
space of the housing environment, the space of the production and the space of the dream, to which the
inhabitants give sentimental and symbolic values which are translated in concrete images by the undertaking of
poetic writing into a landscaped object, become support of an identical construction.
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Introduction
La géographie sociale s'attache au territoire, celui qui émerge des rapports sociaux et des liens que les
hommes tissent avec les lieux. Elle s'efforce de retracer les itinéraires du quotidien, à la fois social et spatial,
que les individus inventent selon leur position dans la société, les modèles culturels que nourrissent la
mémoire collective et l'imaginaire sécrété par une conscience socialisée. Elle est un moyen entre autre
d'approfondir les phénomènes d'identité.
Les œuvres littéraires sont en cela d'une très grande richesse, elles nous donnent des exemples
d'itinéraires et des valeurs qui sont associés aux lieux. Elles mettent en scène des personnages dans leur
environnement local ou plus lointain, « elles donnent des lieux et de l'espace une vision plus révélatrice parce
qu'elle est celle des personnages traduite par l'auteur » (Frémont, 1999). Cette vision que nous transmet
l'auteur est inspirée de son vécu, de ses rêveries mais aussi des codes sociaux qu'il a appris. Ainsi l'auteur
nous offre une représentation de l'espace « en fonction de la pratique qu'il en a (espace vécu), des images plus
ou moins construites qu'il s'en fait, et des structures objectives de l'environnement (repérées ou connues) qui
canalisent sa perception » (Di Méo, 1991). Ainsi par le processus d'objectivation sociale de l'espace vécu, le
corps social en transformant, structurant et nommant l'espace, construit le territoire. Il lui affecte des valeurs
sentimentales qui imprègnent les mentalités et fondent une identité territoriale.
Cet article s'appuie sur l'analyse d'extraits de vingt œuvres de la littérature roumaine de la fin du
XIXè siècle et du XXè siècle1 et de textes du folklore local, qui traitent de la vie dans le Baragan, une région

danubienne
régionale
terme
ancienne,
Baragan
ytoujours
située
compris
est utilisé
au
dépassée
Bucarest,
Sud-Est
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découvrir
origines diverses
aux
Aujourd'hui,
à une
travers
situation
: locale,
desle

témoignages que sont ces textes ce qu'était le Baragan et comment ceux qui l'ont connu l'ont perçu.
La lecture de ces œuvres dévoile un univers de contrastes spatiaux et temporels. Trois types de
contraste sont mis en évidence, ceux tenant du milieu naturel, d'une part entre la steppe et le Danube et d'autre
part selon les oscillations de l'été et de l'hiver. Le contraste économique dont la fracture se situe à la fin du 19è
siècle lorsque la région connaît de profondes transformations, enfin le contraste qui se renforce au fil du temps
entre les villages et les villes et notamment celle de Calarasi. L'aspect symbolique, très présent dans les
œuvres sera traité de façon à montrer la distance qui sépare la métaphore de la réalité de la vie quotidienne.

1Dragusanu
Tudor Arghezi
: 1818-1884
: 1880-1967
; Nicolae
; Jean
lorgaBart
: 1871-1940
: 1874-1933
; Panait
; Alexandru
Istrati : 1884-1935;
Batranu : 1908-?;
Vintila Mihailescu
George Calinescu
: 1890-1978
: 1899-1965
; Alexandru; Ion
Odobescu
Codru-:
1834-1895 ; Dragos Protopopescu : 1882-1948 ; Mihail Sadoveanu : 1880-1961 ; Octav Sargetiu : 1908-1991 ; Teodor Scarlat : 1907-
1977 ; Ion Simionescu : 1873-1944 ; Dimitrie Stelaru : 1917-1971 ; Ion Valjan : 1881-1960 ; George Vaslan : 1885-1935 ; Alexandru
Vlahuta : 1858-1918 ; Duliu Zamfirescu : 1858-1922.
2 Les extraits de textes littéraires sont pour la plupart issus de rééditions ou d'anthologies. Ils ont été repris dans une anthologie de la
littérature roumaine écrite par Ilie-Stefan Radulescu et de Constantin Tudor, qui a pour thème central la ville de Calarasi.
81

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1

Carte du Baragan, Région du sud-est de la Roumanie.

Un milieu naturel contrasté

Entre désert aride. . .

Le milieu naturel est le premier aspect du Baragan qui ressort de la lecture des récits se déroulant dans
cette région du Sud-Est de la Roumanie. En effet la première vision que découvre le voyageur est celle d'une
plaine immense, vide, monotone, elle est décrite comme désertique. Un caractère physique unanimement reconnu.
Seulement au-delà de Bucarest, vers l'Est, commence la véritable plaine sèche, lisse sans vallées, sans forêts,
sans puits et sans villages : le Baragan... Le Baragan,..., est resté presque encore désert (Vaslan, 1987).
Avec la même absence presque totale de forêts spontanées (Mihailescu, 1987).
Le Baragan : c'est un désert, mais ce n'est pas un désert... Rien de plus rare que, justement là-bas au fond, un
rideau de pauvres arbres (Iorga, 1972).

L'absence quasi totale de relief confère à cette plaine l'image d'un immense espace sans limite.
La plaine était tellement plate et étendue qu'on n 'apercevait aucune limite (Calinescu, 1966).
... l'interminable plaine du Baragan... (Vlahuta, 1972).
Dans ce paysage, les quelques éléments de relief que sont les movile prennent alors une importance démesurée
...Loin sur la ligne droite de l'horizon, se profilent les movile... décor embellissant du désert (Odobescu, 1961 ).

Ce désert est très souvent comparé à une mer.


De tous les côtés se déploie comme une mer calme et figée à jamais, la plaine complètement vide (Iorga, 1972).
Vaste bercement des vagues avec murmure vers l'horizon, / Les cultures vertes coulent sous le ciel toujours plus
haut... (Sargetiu, 1993).

Mais cette mer est calme, elle ne fait pas peur. Cette comparaison se veut rassurante.
82

Devant lui l'espace est sans limite; mais les vagues d'herbes... ne lui inspirent pas la crainte de l'océan
(Odobescu, 1961).

Cependant, le thème de l'eau ne revient pas toujours pour rassurer. Par contraste, il revient
régulièrement dans les textes pour marquer un manque angoissant, son absence est une obsession, besoin vital
pour les individus comme pour la terre et les plantes. Une austérité qui n'épargne ni les voyageurs, ni les
Bucarestois ni la population rurale.
Les profondeurs n'ont pas d'eau et aucune racine avide ne peut trouver pour les grandes plantes la source de
vie.... Et en bas on suit le Baragan, la bande sans eau dans la proximité de la grande rivière (Iorga, 1972).
Paparuda 3 pars / Viens et arroses-moi /Avec le sceau plein. ..4

En conséquence, la plaine devient un océan de sécheresse et de poussière en été.


La route était argileuse, couverte d'une surface épaisse de poussière séchée...Les cultures après quelques
kilomètres ont commencé à s'assombrir et apparu un désert stérile de poussière noire,... (Calinescu, 1966).

L'eau est toujours présente dans les esprits, sa présence en périphérie du Baragan, au Sud et à l'Est le
Danube, plus à l'Est encore la Mer Noire, l'Argès à l'Ouest et la Ialomita au Nord, rend encore plus difficile à
vivre sa quasi absence dans le Baragan. Duliu Zamfïrescu dépeint l'opposition entre les deux rives de Ialomita
qui ne figure pas réellement la limite Nord du Baragan, en atteste l'existence du village « Baraganul » bien
plus au Nord.
... Ialomita coulait lentement entre deux rives basses, permettant de voir une limite du Baragan, avec des terres
brûlées par la canicule, avec des prairies rongées par les bovins, avec un troupeau de moutons agonisant au fond comme
une tâche blanche... (Zamfïrescu, 1962).

Mais au cœur du Baragan l'eau reste une réalité cachée ou éloignée.


... avec l'eau à une dizaine de mètres de profondeur... (Mihailescu, 1987).
Le champ d'argile et la plaine d'eau, deux déserts : une solitude immobile et un déluge tourmenté (Arghezi,
1956).

Dans ce désert aride, l'âpreté de la nature est compensée par le sentiment de liberté que donne cet
océan d'herbes sans chemin.
Cependant, dans ces lieux avares de beautés ordinaires, j'ai ressenti les sensations des horizons sans fin... dans
des espaces sans chemin (Sadoveanu, 1988).

Un sentiment d'extrême bonheur peut être ressenti lorsque l'on plonge dans le Baragan pour
s'adonner à des activités appropriées à cet espace désertique, mais porteur de vie dans ses profondeurs. Ce
sentiment est étranger à la population locale paysanne qui est astreinte au travail de la terre pour survivre.
Quel plaisir cynégétique plus complet, plus fort, plus serein et plus bercé par des douces rêveries peut exister
dans ce monde, que celui éprouvé par quelqu 'un quand, dans le désert du Baragan, la carriole dans laquelle il est allongé
avance lentement sur des chemins qui ne sont pas encore tracés ? Devant lui l'espace est sans limite... (Odobescu, 1961).

3 Jeune Bohémienne spécialement accoutrée qui, aux périodes de sécheresse, parcourait les rues en invoquant la pluie.
4 Texte du folklore de Calarasi recueillit dans le village Constantin Brancoveanu.
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Ce sentiment de liberté prend ici une dimension spirituelle permettant d'échapper pour quelques
instants à la dureté de la réalité.
Il est monotone le paysage du Baragan, mais l'horizon avec des lignes droites et lointaines soutient une voûte
céleste incommensurablement large (Vaslan, 1987).
On entendait tout au long du chemin que les roues de la carriole et les sabots des chevaux tapant la terre. Une
paix parfaite descendait des hauteurs bleues du ciel (Zamfirescu, 1962).

Mais lorsque après une longue énumération des souffrances endurées par le « pèlerin de
Transylvanie » qui traverse le Baragan, Ion Codru-Dragusanu compare le Baragan au paradis. Il semble
évoquer celui que l'homme reçoit après avoir affronté dignement les obstacles de la vie. Le Baragan serait
alors une école de la vie car il fallait courage et foi pour affronter ce désert au début du XIXè siècle.
...C'est celui-là le pays, c'est cela la vie : /Tu vois comme il ressemble au paradis (Codru-Dragusanu, 1956).

et Danube glorifié. . .

Beaucoup moins de textes évoquent le Danube, pourtant lieu symbolique majeur dans cet espace
roumain. Mais lorsqu'il est évoqué, il est synonyme d'une vie abondante, celle qu'il abrite sur ses rives et sur
les nombreuses îles.
Des îles désertes et arborées s'unissent dans l'horizon lointain avec l'étendue des marécages dans lesquels
vivent encore des animaux sauvages (Bart, 1985).

Cette vie qui manque tant à la steppe.


Notre propriété terrienne est loin de la vallée du Borcea pleine de gibiers et de poissons, deux heures de chemin
à l'intérieur du Baragan (Sadoveanu, 1988).

Il est parfois cité comme repère géographique pour situer la limite méridionale et orientale du
Baragan avec son bras, le Borcea qui baigne la ville de Calarasi à la frontière bulgare. La description très
précise des lieux met en avant les contrastes entre le Baragan et la Dobroudja, mais le Danube y est présenté
comme le bras unificateur des populations de ces deux régions.
On s'arrête quelques minutes à Silistra, port bulgare. D'ici, devant l'ancienne fortification Arab-Tabia, les deux
rives nous sont aussi chères. A droite commencent à se dérouler les terres ondulées de Dobroudja, à gauche l'interminable
plaine du Baragan.... D'ici part le grand bras du Danube - Borcea - qui passe devant la ville de Calarasi et, se dirigeant
un peu vers le Nord, coule sur une distance de cinq postes dans le désert toujours assoiffé du Baragan... (Vlahuta, 1972).

Le Danube est aussi un lieu de vie humaine intense. Le fleuve sert au transport des denrées agricoles
produites dans le Baragan, Calarasi est un point de passage de la frontière avec la Bulgarie, siège de divers
trafics plus ou moins légaux. La dimension géographique et surtout internationale du Danube se rencontre dans
la littérature, œuvre de voyageurs à travers l'Europe, alors que les écrits traditionnels dévoilent des pratiques
purement locales, nous entraînant dans l'intimité des lieux.
Dans le port sont chargés quelques huit bateaux avec du colza et du blé. Et Petre Cobu ne se lasse plus de
regarder tout ce mouvement, cette course, ce travail pressé et ces dockers avec les sacs sur le dos courant les pieds nus sur
les passerelles (Bart, 1985).
84

Volé, je ne l'ai pas volé, / J'ai seulement pris ces troupeaux / Et je les ai vendus sur l'autre rive du Danube, /
Mais je n'ai presque rien gagné/ J'ai gagné trois milles lei.5
Dans la vallée du Danube, à quelques kilomètres du village Ciocanesti, il y a un grind? qui s 'appelle Grindu
Commorii (Le Grind du Trésor). Ici le terrain est plus élevé et lors des crues il n'était pas inondé. Autrefois on
y entreposait le sel apporté de Moldavie, en attendant qu'il soit transporté sur l'autre rive du Danube, vers les
Turcs. Les anciens disent qu'il y a longtemps trois haïdouks 7 se sont installés ici, car dans la zone
marécageuse du Danube il y avait des roseaux et des herbes hautes qui leur permettaient de se cacher. Ces
haïdouks
trois chevaux
ont ramassé,
et l'ont enterré
en volant
ici...8les boyards, une quantité importante d'or estimée au poids transportable sur

Il est le point de contact du Baragan avec les autres régions de Roumanie et l'ouverture sur le monde
qu'un regard extérieur peut mieux percevoir.
Quelques barques sur le Danube, ...Un petit remorqueur comme un cafard... traîne derrière lui un cargo quatre
fois plus grand, lourd, avec le ventre plein du blé qu'il a avalé. Il est parti certainement vers Braïla... Ici chaque matin,
autour du samovar d'Osman, on échangeait sur toutes les questions politiques et économiques de la ville, des ports, du
pays et, on peut dire, même de beaucoup de pays d'Europe, car Trandafir lonescu, l'agent douanier, lisait chaque jour à
haute voix Universul et ensuite pendant des heures chaque information ou télégramme du pays ou de l'étranger faisait
l'objet de longs commentaires (Bart, 1985).

Les textes lui confèrent parfois une dimension internationale, un point névralgique de l'histoire de
l'Europe. Cette région de l'Europe sans relief, aux conditions de vie difficiles, qui attire peu et ne fait pas
parler d'elle, garde la fierté d'être baignée par le Danube. En cette fin de XIXè siècle, à la genèse de l'Etat
roumain, la nationalistes,
mouvements référence à laportés
participation
par les intellectuels
de cette enrégion
Roumanie,
à l'histoire
qui construisent
de l'Europe
l'Europe
est à moderne.
rapprocher des
Sous les caresses mystérieuses de lune, le Danube, allongé entre forêts qui lui rappellent ses sources lointaines,
semble rêver... Au long de ce majestueux torrent qui partage l'Europe en deux, se sont écoulées les tribus des barbares,
hordes sauvages de dévastateurs... peuples anciens se sont dispersés, d'autres ont émergés et se sont érigés sur leurs
ruines ; les grands de tous les coins du monde ont dépêché ici leurs armées dans des guerres, eux dont les actions ont
marqué les plus grands événements de l'histoire du monde. On est étonné lorsqu'on pense combien de peuples sont passés
sur les bords du Danube... (Vlahuta, 1972).

On y ressent une certaine admiration tout comme dans le texte de Jean Bart.
Le Danube, calme et large, avec la même insouciante majesté, depuis des millénaires glisse vers la mer avec des
paresseuses ondulations. D'une part et d'autre, les mêmes bords bas qui se prolongent jusqu'à l'horizon ...... l'eau des
étangs brille comme des morceaux d'un miroir cassé. Et dans ces morceaux se reflétait le même ciel bleu étendu sur une
mer verte de roseaux en train de murmurer (Bart, 1985).

Cette admiration est teintée d'humilité devant la puissance du fleuve qui apparaît pourtant si calme.
Ce mystère de la nature intègre le vécu quotidien des habitants de cet espace, en particulier la douleur de la
séparation. Dans ce chant épique intitulé « Maica batrana9 » (Vieille mère), cette mère en quête de son fils

5 Texte recueillit à Mihai Viteazul


6 Bande de terre le long d'une rivière recouverte par les crues.
7 Voleur de grands chemins.
8 Texte recueillit à Ciocanesti.
9 Texte recueillit à Dischiseni.
85

attribue au Danube, chemin sans poussière, en opposition à celle qui recouvre le Baragan, le pouvoir de
retrouver celui qu'elle a perdu.
Sur le bord de la rivière / Déambule / Une vieille mère / Avec des cheveux de laine / De laine poivre et sel. ../ Et
demande : / Danube, Danube, / Chemin sans poussière... / Je te prierais / Je te demanderais / De mon fils / Que j'ai perdu.
/ L' as-tu vu ?

Le Danube fédère par ailleurs l'histoire personnelle à l'histoire collective. Ainsi dans le chant épique
« Cantecul Ilencutei10 » (Le chant d'Ilencuta) la mort dans le Danube apparaît comme un salut par rapport à
l'esclavage turc.
Ils enlevèrent Ilencuta / Ils la portèrent sur leur dos / Jusqu'au Danube / Ils l'embarquèrent sur un navire / Un
navire goudronné / Venant de l'Orient. / Mais dans son esprit elle se disait : / Plutôt que d'être esclave aux Turcs / Je
préfère me livrer aux poissons / Nourriture pour les grenouilles. / Elle se tourna vers les Turcs / Et avec une douce voix
elle parla : / Déliez-moi les mains / Pour que je puisse faire mes tresses / Pour que je plaise aux pachas. / Les Turcs
l'entendirent / Ils lui délièrent les mains /Elle s'approcha du bord/ Se jeta dans le Danube / Et la vague l'avala.

... Une région hostile

Plus que le paysage désertique du Baragan, le climat continental, chaud et sec l'été qu'aucune ombre
n'adoucit et glacial l'hiver marque de son empreinte la vie quotidienne des habitants des lieux. Le vent
puissant ajoute encore à l'hostilité des lieux. Il assaille le voyageur et éprouve le cultivateur.
... les laboureurs, fatigués d'infini, couché dans la chaleur torride et aplatis par la lourdeur de la terre ont sauté
de leur lit et ont appelé Ciulnita un lieu du pays du grand désert (Arghezi, 1956).
C'est la canicule, grand étouffement / On va fondre à l'instant / Il n'y a pas de lieu de secours... / Il n'y a aucun
abri / Ombre, arbres, il n'y a pas, il n'y en a pas eu/ On manque d'eau fraîche... / Quand le vent commence à souffler / Il
te semble que la terre périsse / Souffle en été la tramontane / A croire qu'il va renverser le Baragan (Codru-Dragusanu,
1956).

Et toujours le vent qui soulève la poussière en été et vous glace jusqu'aux os en hiver.
En été nous nageons dans la poussière, à l'automne et en hiver dans la boue. Et lorsque le vent souffle du
Baragan, nous nous accrochons aux portes des maisons afin qu'il ne nous jette pas dans le Borcea (Valjan, 1987).
Toute mon enfance et toute ma jeunesse je les ai passé en Baragan. Brûlé par le soleil en été, frappé par le vent
en hiver, désert et triste, sans relief, sans rivière, sans la fraîcheur des fleurs et des forêts... (Sadoveanu, 1988).

Difficilement supportable aux humains ce climat est associé à l'enfer et au danger que représentent les loups.
. . . Ici tu entendras les récits sur des hivers terribles avec un vent du Nord tranchant et avec des tempêtes de
neige qui jettent les troupeaux dans le Danube, avec des sifflements d'enfer... et avec le hurlement des loups qui se
baladent en meutes que l'on entend souffler devant la porte verrouillée (Vaslan, 1987).

Un autre malheur frappe cette région, cocktail des eaux stagnantes des marais et des étangs associé à
la chaleur, ce sont les moustiques et la malaria.
... Je ne parle plus des moustiques qui te piquent sur le cou, sur le visage, sur les oreilles, sur les mains... Les
moustiques qui amènent un autre malheur : la malaria. (Valjan, 1987).

10 Texte recueillit à Ciocanesti.


86

... Quel ennemi peut penser à cette ville près des marécages avec des moustiques et de la malaria ? (Stelaru,
1968).

Cette description d'un milieu naturel hostile et néanmoins aimé par les habitants est sans nul doute le
thème prioritaire des écrivains du Baragan.
J'aimais la steppe. Toute mon enfance et toute ma jeunesse je les ai passé en Baragan. Brûlé par le soleil... et
pourtant la terre la plus chère à mon cœur. ... (Sadoveanu, 1988).

Ce premier tableau, que nous décrivent les textes littéraires, montre le contraste entre un désert sans
fin presque sans fleurs et sans arbres au Nord et au Sud le Danube où regorgent faune et flore sauvages. Ces
deux espaces si différents ont en commun des dimensions et un mystère qui inspirent humilité et admiration à
certains auteurs. Cette région insignifiante au regard du reste de l'Europe est remise à sa place, c'est à dire
celle d'une région stratégique entre l'Orient et l'Occident. Enfin la multitude des œuvres littéraires dans cette
région n'est pas un hasard, elle constitue certainement un refuge, un espace de liberté, de défoulement face à
un quotidien triste et monotone à la lumière de ce paysage. Au travers des descriptions paysagères, une réalité
plus dure encore se dévoile, celle des paysans qui souffrent de cette nature et du système féodal des boyards.

En chemin vers Calarasi...

Une steppe à parcourir

Les textes du folklore ou d'auteurs engagés se rencontrent pour décrire une terre où les dures
conditions de vie entraînent les habitants à se déplacer souvent et pressent le pas du voyageur. Le Baragan au
début du XIXè siècle n'était encore qu'une steppe plus propice à l'élevage qu'à la culture. Il servait de terre de
transhumance pour les bergers de Transylvanie.
... Mais, pendant de longs siècles, le Baragan désert a été la patrie des herbes hautes, denses, des petites forêts
dont l'automne dévastateur détruit le faible tronc en même temps que le riche feuillage. Les restes de ces herbes ont
constitué un tapis nourrissant de terre noire capable de rendre la vie contenue dans son tombeau d'herbes. Les prairies
sont restées l'abondance verte pour les troupeaux venus d'ailleurs... (Iorga, 1972).
On dit qu'il y a longtemps dans cette vallée s'est installée une bergère descendue de la montagne et qui
s'appelait Ana. Elle est arrivée avec un grand troupeau de moutons. Trouvant ici de riches pâturages, la bergère y est
resté avec son troupeau tout l'été et l'automne et ensuite quand l'hiver est arrivé puisque les locaux l'ont bien accueillie,
elle s'y installa..."

Le Baragan était peu cultivé, les cultures dépendant toujours de la pluie. On sent dans les extraits de
poèmes qui suivent le désespoir de ceux qui attendent la pluie pour récolter le fruit de leur travail.
Que les pluies tombent/ De jeudi jusqu'à jeudi/ Que neuf pluies tombent / Là où passe la charrue /
Que l'eau coule /Là où on bêche.12
Il pria le Seigneur : /Donne-moi Seigneur, donne-moi / Une pluie avec de la grêle /Avec de la grêle sur la terre
/Et des ténèbres / Là haut dans le vent... / Donne-moi Seigneur, donne-moi / Brouillard là-haut dans le vent / Et beau
temps sur la terre. Colind 13 de flacau (Colind de jeune homme)14.

11 Texte recueillit à Ulmu.


12 Texte du folklore de Calarasi recueillit dans le village Constantin Brancoveanu.
87

De ce fait le complément à des récoltes aléatoires est la chasse dans le Baragan et sur les rives du
Danube, la pêche dans quelques étangs et sur le Danube.
Dans n 'importe quel endroit du Baragan, le chasseur ne trouve un autre abri, pour manger ou pour se reposer
dans la journée, que l'ombre de sa carriole... (Odobescu, 1961).
La nuit laisse tomber dans l'étang son parapluie comme un filet de pêcheur, / Je pêche semblable aux nénuphars,
qui brûlent sur la surface de l'eau comme des étoiles, / Puis un chasseur somnambule... / Le roseau se brise dans les
profondeurs en flèches d'éclair /Et met des colliers en or autour du cou des canards sauvages (Batranu, 1993).

Mais avant tout, la préoccupation quotidienne propre aux habitants de ce territoire était de posséder
et de bénéficier des services d'un bon cheval. Le thème du chevalier, du calaras qui renvoie au nom de la ville
de Calarasi, est emblématique de cette région et revient souvent dans le folklore de Calarasi. Avant le
développement des transports modernes, le cheval permettait de parcourir rapidement les grandes distances.
Le matin il se leva /Il lava ses yeux noirs/ Prit les clés dans la main /Et ouvrit sa grange en pierres /
Où il avait deux chevaux. / Il les fit sortir / Pour les essayer. / Il essaya Murgu / Il essaya Negru. / Murgu
parut meilleur/ Un cheval plus bon et plus doux. /Il lui mit la monture / Et prit son arc et ses flèches / Il fit le
signe de la croix avec sa main droite / Mit son pied à l'étrier/ Monta sur lui/ Et prit la route. Colind de baiat
(Colind de garçon).15

Dans « Colind de fata mare » (Colind de fille) est dressée une liste des choses demandées en guise de
dote par le mari. Il s'agit d'une liste qui rappelle l'activité éminemment agricole de ce territoire et qui contient
toujours, même si le poème est un « colind de fille », le thème du cheval et du calaras. Ainsi, après avoir
demandé « mille brebis », « cinquante boucs », etc., le futur mari demande encore :
Il demande une charrue noire/ Et des bœufs /Et de la terre /Il demande encore /Il demande dote / Il
demande char avec quatre bœufs. /Et à côté du char /Qu'il y ait un cheval / A monter / Un cheval bon pour y
monter.

Vintila Mihailescu souligne la permanence de conditions physiques très dures et malgré les
changements opérés depuis le milieu du 19è siècle, conservant une fonction de passage au Baragan.

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La construction de voies de circulation, l'arrivé du chemin de fer et le creusement de puits qui


interviennent au XIXè siècle inspirent des auteurs scientifiques qui décrivent en détail l'évolution du paysage.
A la charnière des deux siècles, le changement est visible tout en ménageant quelques traces du passé tel que
nous le présente George Vaslan.

13 Sorte d'aubade.
14 Texte recueilli dans le village Calarasi vechi, commune de Cuza Voda.
15 Texte recueilli dans le village Calarasi vechi, commune de Cum Voda.
88

.... le Baragan, couvert de cultures de blé, que l'on traverse avec le train rapide en deux heures, mais qui
auparavant était un pays étendu d'errance pour les bergers et pour les chasseurs... Le Baragan, avec toute sa voie ferrée,
les plantations d'acacias et les puits à pompe hydraulique, est resté encore presque désert. Les chemins droits se perdent à
l'infini au long des cultures de blé et de maïs. La végétation de la steppe d'autrefois a été grosso modo détruite, mais sur
les limites des terres se trouvent encore des buissons de rosiers sauvages, des pruniers sauvages... (Vaslan, 1987).

Le texte d'Ion Simionescu, écrivain et homme de sciences, donne une vision très détaillée des progrès
techniques intervenus dans le paysage du Baragan et de leurs conséquences sur l'activité humaine et
l'économie de la région. Il fait aussi l'éloge d'une certaine modernité, la comparaison avec l'Amérique en
témoigne. Il cherche aussi à montrer que même dans ce petit pays qu'est la Roumanie naissante les possibilités
sont immenses pour ceux que le travail ne rebute pas. Ce texte est empreint d'un optimisme sur l'avenir de la
Roumanie, qui comme l'Amérique pourra se développer.
Le Baragan peut servir merveilleusement de miroir pour le changement rapide de notre pays. La steppe. . . telle
qu'elle a été décrite par Odobescu, ou telle qu'elle a été chantée par Alexandru est aujourd'hui l'un des greniers du pays.
... Aujourd'hui, le chemin de Bucarest à Fetesti permet de rendre compte, même à ceux qui traversent le pays uniquement
en wagon-restaurant, la richesse, l'ordre et le travail déployé sur ce petit morceau de notre fertile pays. Les chemins defer
traversent en long et en diagonale la large plaine. Au long de ces chemins, comme au long des lignes transcontinentales
d'Amérique, la place de tartle16 a été prise par des villages, des habitations stables, parfois avec une disposition régulière,
américaine. Vers l'Ouest, l'armée de ceux qui aiment le travail de la terre avance régulièrement dans l'espace d'entre les
eaux, d'entre les chemins de fer. Les routes droites, bien entretenues, relient les localités entre elles par un réseau de
fourmilier toujours en mouvement. Les puits traditionnels se sont multipliés accompagnés également de leurs frères
modernes, tours de fer en haut desquelles une roue avec des ailes utilise la puissance du vent. L'horizon ne se termine plus
à l'infini, comme un trait de crayon régulé porté sur la glace du ciel. Des petits groupes d'acacias, se contentant de peu,
comme les chameaux du désert, entourent les maisons regroupées, en les protégeant de la chaleur torride du soleil et de la
colère du vent du Nord. La place des grandes herbes peu lucratives a été prise par l'or de la paille et par l'argent des épis
de mais. C'est rare que l'on trouve encore, sur les endroits non cultivés ou autour des lacs salés, morceaux de miroir jetés
ici et là, l'icône des temps passés.... Le Baragan est l'icône du travail déployé jusqu'à hier ; il nous montre en même temps
quel grand lieu de travail, dans tous les points de vue, est encore ce pays, sans pour autant diminuer la valeur des efforts
faits par le passé (Simionescu, 1987).

Il faut toutefois se montrer prudent car le désert du Baragan, avec un horizon sans fin, est comme tous
les déserts source de mirage trompant le voyageur.
... avec son horizon trompeur, dont la ligne imaginaire jouait dans la chaleur du soleil comme un miroir d'eau
(Zamfirescu, 1962).

Le regard sur la société paysanne de Panait Istrati dévoile une réalité moins glorieuse. Dans Les
Chardons du Baragan le jeune Matake se trouve placé entre un monde d'une laideur absolue et l'univers irréel
des contes de fée, les chardons sont le symbole de cette force qui le pousse à quitter ce pays de malheur.
Ensuite, en me voyant regardant les chardons comme un possédé, il ajouta :
- D'ailleurs , je sais que seulement cela t'a jeté dans la bouche du Baragan. Maintenant le malheur nous a
attrapé. Désormais on peut courir ensemble... (Istrati, 1987).

En effet la vie dans le Baragan, au début du 20è siècle ressemble encore davantage à l'enfer de la
féodalité des siècles précédents qu'à la modernité de ce siècle.
- Est-ce que l'enfer pourrait être pire, Seigneur ! se lamentaient les femmes.

16 Groupe d'habitations isolées.


89

Accroupi près du feu et cousant une opined'1, l'homme répondait :


- Il faudrait brûler un jour tous les konaksK et même Bucarest... (Istrati, 1987).

Car le jeune Matake ne va pas découvrir un monde de rêve mais la révolte paysanne de 1907 et sa
répression sanglante. A la charnière du 19è et du 20è siècle la Roumanie sort d'un système féodal qu'avaient
maintenu tardivement les luttes constantes contre des puissances étrangères.
.... l'universelle plainte qui s'échappe de millions de poitrines paysannes, d'un bout à l'autre de la Roumanie...
(Istrati, 1987).

Le tableau se précise, un territoire à l'activité agricole si peu rentable que la chasse et la pêche sont
une nécessité et la possession d'un cheval revêt un caractère primordial pour parcourir un désert humain, se
révèle être le grenier du pays après la révolution industrielle de la fin du XIX siècle. L'entrée dans le
XXè siècle sans modifier les terribles conditions naturelles laisse entrevoir qu'elles pourront être dépassées
pour offrir un avenir plus prometteur.

Un désert humain

Ce qui frappe au premier abord c'est la rareté des villages.


Les villages ne sont visibles que l'un après l'autre au bout d'une distance immense... Jusqu'au bras Borcea, sur
lequel se trouve Calarasi, il y a uniquement un seul village, avec une demi-heure de désert avant et après (Iorga, 1972).
... une interminable neige sous laquelle gisent tristes et rares des villages jetés dans l'étendu (Sadoveanu, 1988).

Parfois il s'agit de quelques habitations groupées, les tartle, déjà évoquées, ou parfois quelques
auberges en bois ou en pierres à partir desquels se sont formés les villages du XXè siècle. L'isolement des
villages etestdestelmoutons
bergers que Teodor
et n'imaginait
Scarlat n'avait
pas ledeBaragan
souvenir
au du
delà
Baragan
de son de
village.
son enfance que des bergeries avec des
Le Baragan de mon enfance /S'étale, inconnu pour moi / Quelque part, loin... / Puisque j'entendais très souvent
de lui /mais je n'avais vu que ses bergeries / avec des bergers et des moutons (dans un livre) / je le croyais un boyard /qui
se promène toute la journée sur ses terres / et qui sait tout ce qui se passe dans le monde /(...)/ Plus tard j'ai appris / que
le Baragan est plus grand qu'un village / (...) (Scarlat, 1993).

Dans le désert hostile, les habitations se mettent à l'abri du vent du Nord quand c'est possible, la
présence d'une rivière est souvent déterminante dans le positionnement des villages.
Ana a établi sa bergerie dans une large vallée au milieu de laquelle coulait une rivière qui était en liaison avec
Motistea19 d'aujourd'hui. La vallée était à l'abri du vent froid qui souffle en hiver en Baragan, une autre raison qui a
persuadé la bergère d'y rester.20

Par contre lorsque l'étendue de la plaine ne peut protéger les habitations, celles-ci se regroupent. La
découverte de l'eau autorisa quelques plantations d'acacias ayant un rôle protecteur et d'embellissement.

17 Chaussures de paysans.
18 Maison de Boyard.
19 Rivière qui se jette dans le Danube.
20 Texte recueillit à Ulmu.
90

Des petits groupes d'acacias, se contentant de peu, comme les chameaux du désert, entourent les maisons
regroupées, en les protégeant de la chaleur torride du soleil et de la colère du vent du Nord (Simionescu, 1987).

Dans le cas contraire, le village est nu et certaines maisons se confondent avec la noirceur de la terre.
Les maisons de ce village, Silistea, qui s'étalent longtemps du côté droit de la ligne, manque totalement du
rideau protecteur des arbres, certaines n'ont même pas un faible ravalement à la chaux. Dans la terre nue de leurs murs,
sous les toits des troncs de maïs noircis, elles se confondent avec l'argile et les prairies qui les entourent (Iorga, 1972).

Le Baragan si hostile aux humains, sans limite pour l'œil humain où le travail est pénible et peu
rémunérateur est symbolisé par le village auquel on accède par des chemins de terre qui semblent ne jamais se
terminer. Pour certains auteurs le remplacement de ces vieux chemins par des routes asphaltées donne une
valeur à la plaine et l'on croirait que de la même façon les villages changent d'aspect, prennent des couleurs au
point d'être comparés aux villages de Normandie qui semblent pourtant bien loin de cet univers. C'est ainsi
que « sous l'effet de l'action humaine, l'espace, la matérialité s'organisent en paysages que découvrent et
resignifient les individus » (Di Méo, 1991).
Je suis allé récemment à Calarasi, poussé par la nouvelle qu'une autoroute asphaltée unissant la capitale avec
la ville située sur le bras danubien Borcea venait d'être achevée... Un changement frappant s'est produit. D'abord,
l'espace dont je parle, cette route asphaltée à la place des chemins indéfinis, simple égratignure dans l'infini, donne une
valeur logique, civilisante, au colosse horizontal... Au couché du soleil, parmi les nuages de bronze, l'agglomération du
bétail, l'assombrissement des cultures, l'aspect compacte des villages... donnent une forte sensation de paysage normand
(Calinescu, 1973).

Pour le même auteur, le Baragan et ses étendues immenses s'opposent à la civilisation, l'espace sans
fin déforme la notion du temps. L'absence de toute localité donnait au voyageur l'impression d'une sortie au-
delà de toute limite possible d'une civilisation et déformait la notion du temps.
Il y avait seulement une heure depuis qu'il était descendu du train et Félix se sentait perdu depuis des centaines
d'années dans un endroit où toute trace de civilisation a été détruite par le soleil et par les herbes (Calinescu, 1966).

La campagne n'apporte rien de bon à un homme intelligent et Calarasi, la ville est son seul débouché.
. . . après la barrière de Magureni on trouve la route de Calarasi, la ville. Combien de possibilités là-bas pour un
homme intelligent ! Quelle carrière !... Lisandru dépérissait à la campagne et... un poste de serviteur dans une école
primaire était son seul salut (Protopopescu, 1993).

Calarasi : une ville promue

La ville de Calarasi en tant que chef-lieu de département est très récente comme le montre son réseau
viaire rectiligne. Longtemps elle ne fut qu'un gros bourg où se tenaient des foires agricoles.
C'est une ville créée récemment : cela se voit d'après un système européen de ruelles, taillées sans pitié dans un
passé totalement humble. Chef-lieu de département, elle a reçu les ornements des édifices publics de ce type de ville
(Iorga, 1972).
- Nous retournons à Lateni ? Je demande.
-Non, on va d'abord à Calarasi; c'est le chef-lieu de département et puis tu connais la chanson:
« Commerçant, petit commerçant, /allez à la foire de Calarasi »... (Istrati, 1987).

Ce nouveau statut pour la ville est un honneur pour ceux qui y habitent ou qui la fréquentent
régulièrement. Nicolae Iorga insiste sur la grandeur des bâtiments administratifs et sur la beauté des maisons et
91

de leurs jardins, comme un sourire pour les passants. Nous sommes loin de la tristesse et de la laideur
monotone associé aux descriptions du Baragan.
Mais voilà, enfin, une grande construction dont la façade porte une inscription d'enseignement. C'est le
gymnase. Ensuite, un peu plus loin, dans un parc, une autre construction, particulièrement belle : le palais administratif
qui reproduit les lignes, en plus petit, de l'un des grands hôpitaux de Bucarest... la Grande Rue se déploie large, avec des
maisons à deux niveaux et avec un aspect agréable. Ici et dans d'autres lieux de la ville font des sourires aux passants des
villas séparées de la rue par des coquets jardins de fleurs (Iorga, 1972).

Alors que les auteurs ont insisté sur l'absence de chemin à travers le Baragan ancien, nombre d'entre
eux évoquent les voies routières et ferroviaires qui relient Calarasi aux autres grandes villes à proximité, en
particulier avec la capitale.
Sur le tapis d'herbes hautes passait des chemins de liaison entre le centre du village et les champs ou de voie
plus grandes entre Bucarest et Calarasi - Slobozia - Braïla (Mihailescu, 1987).
Les chemins de fer traversent en long et en diagonale la large plaine (Simionescu).
A la gare de l'Est (de Bucarest) il y a une locomotive avec six voitures... Le train arrive à Calarasi pendant la
nuit (Stelaru, 1968).

La ville de Calarasi, outre ses fonctions administratives, apporte la diversité des activités là où le
Baragan n'offrait que la chasse, la pêche et l'agriculture avec beaucoup de peines.
Depuis le bout de la route on pouvait voir tout le panorama du port,... (Bart, 1985).
Tandis qu'en largeur deux rues longues alignent des petits commerces,... (Iorga, 1972).
La fenêtre donne sur la rue principale. Vis à vis il y a une cafétéria, une mercerie et une cordonnerie... (Stelaru,
1968).

Cette ville est une ouverture pour les pauvres villageois, elle représente l'espoir d'un avenir meilleur.
Calarasi est devenue un centre attractif pour les villageois du Baragan.
Lisandru a commencé à regretter son passé et regarder l'avenir. Un avenir si proche d'ailleurs. Car, après la
barrière de Magureni on trouve la route de Calarasi, la ville. Combien de possibilités là-bas pour un homme intelligent !
Quelle carrière !... (Protopopescu, 1993).

C'est aussi pour eux une autre reconnaissance, une liberté qu'ils n'avaient pas étant au service des
boyards.
Lisandru est arrivé, en peu de temps, le personnage le plus important de la ville. Les employés du tribunal le
saluaient toujours avec des registres sous le bras, mais avec des chapeaux tombés sur les oreilles et vêtements noirs blasés
et verdis sur eux, ils le rencontraient à la mairie ou au palais administratif. De même, les employés du service sanitaire,
ceux de la préfecture et les facteurs. Même le portier du gymnase August Treboniu Lurian l'interpellait dans la rue et lui
demandait des nouvelles de sa santé, lui, simple serviteur à l'école primaire de garçons N° 1 (Protopopescu, 1993).

Certains propos décrivant la ville de Calarasi comme une belle ville agréable contraste avec les
tableaux des anciens villages se confondant avec la terre. Pourtant certains auteurs reconnaissent que beaucoup
de transformations devraient encore affecter la ville pour qu'elle soit digne de cette appellation.
L'entré en Calarasi semble montrer que les objectifs de Stirbei 21 n'ont pas été si bien atteints. Une route
s'allonge parmi des petites maisons, parmi des entrepôts de bois, où se mesure le blé des paysans qui crient à haute voie la
quantité reçue ou restituée. A droite, part une petite rue de village pauvre (Iorga, 1972).

21 Barbu Stirbei fut gouverneur de Valachie et de Moldavie de 1849 à 1856.


92

La ville n'est pas pavée. Au printemps et en été, ça va, mais à l'automne et en hiver c'est un supplice. Nous
devons lutter avec la boue. Le gymnase n 'est pas très loin de la foire à bestiaux. . . Seulement les rues Bucarest, Stirbei
Voda et Lipscani ont un peu de pavage. Les autres ne peuvent pas être appelées « rues » (Valjan, 1987).

Calarasi, petite ville qui au début du XXè siècle manquait encore de certains éléments de confort, ville
insignifiante pour certains Roumains comme l'est le Baragan, sera bombardée pendant la seconde guerre
mondiale, sa position frontalière avec la Bulgarie, aux portes de l'Orient, témoigne d'une place stratégique qui
donne toute son importance à cette ville et à sa région.
C'est une alarme ? Quel ennemi peut penser à cette ville située près des marécages avec des moustiques et de la
malaria ? ... Boouumm... Un tremblement, un tonnerre lourd et long. Du plafond tombent des tranches de gravas. On se
précipite tout les deux à la fenêtre : une bombe (Stelaru, 1968).

Dans ce troisième tableau, les textes littéraires opposent des villages rares, sans ornements, isolés
dans le désert à la ville de Calarasi qui a reçu les insignes de chef-lieu de département en 1833. Elle obtient
ainsi les moyens d'un développement moderne propice à attirer ceux que le travail de la terre ne peut nourrir.
Comme dans le tableau précédent, nous sommes à un moment charnière. Déjà bien visible dans ses bâtiments
administratifs et les nouvelles villas, les transformations n'ont pas atteints toutes les rues dont certaines
ressemblent davantage à celle des villages. A la croisée des chemins, l'avenir semble prometteur, lorsque la
seconde guerre mondiale n'épargnera pas cette petite ville de province.

Conclusion

La lecture des œuvres de la littérature roumaine ou du folklore du Baragan permet de découvrir et de


saisir l'image d'un espace physiquement et socialement pauvre de prime abord, qui reste un espace de passage,
un espace intermédiaire entre la Transylvanie et l'Empire Turc ou la Bulgarie, entre Bucarest et la Mer Noire.
En s'attachant aux détails des descriptions l'on découvre trois ensembles de lieux ou d'espaces. Le plus
immédiat, celui de l'habitat, de la sécurité : les villages et Calarasi, puis l'espace plus large, celui de la
production nourricière et de la transition vers d'autres espaces déjà cités : la steppe qui devient le grenier du
pays et le Danube et ses rives, enfin l'espace du voyage, du rêve ou du projet : l'Europe et l'Amérique. Ces
espaces s'emboîtent telles les coquilles de l'homme de Moles et Rohmer (Frémont, 1999) qui combinent
échelle des distances et rythme des temps.
Le regard porté par les écrivains est peu différent, qu'ils soient originaires du Baragan, à proximité ou
d'autres régions de Roumanie. La différence est plus nette avec les textes du folklore. Les premiers nous
livrent un aperçu géographique assez complet : paysage, milieu naturel, climat, activités agricoles et
cynégétiques. Les descriptions sont souvent très précises, mettant en exergue les singularités du paysage : un
rideau d'arbres dans le lointain, les moviles comme seul relief, un troupeau de moutons agonisant... Nous
pouvons considérer qu'il s'agit d'une peinture objective du Baragan dans ses aspects physiques. Une première
vision qui est dépassée par l'imaginaire, dans la rêverie ou l'exaltation spirituelle. Ce style est propre aux
écrivains, même locaux qui décrivent une région avec l'avantage et la distance de ceux dont la subsistance ne
dépend pas des caprices de la nature. Les seconds ne donnent pas de descriptions à proprement parler des
paysages. Ils nous renseignent sur la géographie du Baragan dans des récits de la vie quotidienne : l'agriculture
et l'absence d'eau, les marécages le long du Danube qui servent d'abris aux voleurs, la transhumance vers les
riches pâturages des vallées, l'importance d'avoir un cheval pour se déplacer. . . Ces récits ont un caractère plus
social et complètent les premiers. Ils nous font pénétrer l'intimité des habitants, leurs inquiétudes et leurs
douleurs. Certains écrivains replacent cette ambiance dans un contexte historique qui ne fait pas du Baragan
une terre isolée, presque irréelle. Le contraste entre les textes littéraires et ceux du folklore est particulièrement
93

visible au sujet du Danube. Magnifié dans les premiers, il est associé à la douleur dans les seconds. L'histoire
individuelle y rejoint l'histoire collective et le Danube apparaît comme un symbole de protection contre
l'autorité étrangère ou contre l'adversité. Il est le symbole d'une identité locale, le « rayon de lumière » du
Baragan. On a là une approche de l'espace vécu, tel que le présente Armand Frémont, comme « l'ensemble
des lieux fréquentés mais aussi des interrelations sociales qui s'y nouent et les valeurs psychologiques qui y
sont projetées et perçues » (Frémont, 1976 ).

Bibliographie

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