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Dans les Charmes, Paul Valéry fête l’intellect et évoque la tragédie de l’esprit. En effet, “la vie
de l’intelligence constitue un univers lyrique incomparable, un drame complet, où ne manquent
ni l’aventure ni les passions, ni la douleur, ni le comique, ni rien d’humain.” (Discours sur
Descartes)1. Ebauche d’un serpent appartient à ce recueil et, à travers ce poème, Paul Valéry
aborde un aspect de cette “vie de l’intelligence”, la tentation de la science. Ainsi, à l’origine, le
titre de ce poème aurait pu être : Ebauche d’un serpent ou la tentation de la connaissance
orgueilleuse. Paul Valéry s’inspire de la Genèse pour évoquer cette tentation de la science avec
le symbole même de la tentation : le serpent tentateur. Mais la particularité de ce texte est
l’emploi du pronom “je” : c’est le serpent le narrateur.
Bercé par la brise dans la ramure de l’arbre de la connaissance, le Démon, qui a pris la
forme d’un serpent, contemple le Paradis Terrestre, jardin à la végétation luxuriante et aux
eaux vives où Dieu plaça le premier couple : Adam et Eve. Il soutient qu’en créant le monde,
nécessairement imparfait, Dieu a commis une faute portant atteinte à son propre absolu. Le
serpent va, par la flatterie, par la conscience de soi et l’orgueil, amener les hommes à leur
perte. Il se plaît, dans les quelques strophes que nous présentons, peut-être inspirées du Jeu
d’Adam, à rappeler de façon assez ironique la tentation qui a inspiré à Eve le désir de mordre
au “fruit défendu”et d’accéder ainsi à un certain savoir.

Vers 201 à 210 : Dans cette première strophe, le serpent cite ce qu’il a dit à Eve pour la
convaincre de mordre le fruit défendu. Il a vanté à Eve les bienfaits du fruit qui lui apporterait
une “science vive”.
Vers 211 à 220 : Le serpent se décharge ici de toute responsabilité vis-à-vis de la faute
d’Eve, prétextant que “le plus rusé des animaux / qui te raille d’être si dure, / ô perfide et
grosse de maux, / n’est qu’une voix dans la verdure.” Il précise que caché dans l’arbre, il
n’était plus qu’une voix dans la verdure que personne n’était obligé d’écouter. “-Mais, sérieuse
l’Eve était / qui sous la branche l’écoutait.” Le vers 219 révèle, par le nom propre d’Eve
précédé d’un article, une nuance familière et moqueuse !
Vers 221 à 230 : Dans cette strophe, le serpent se présente comme une sorte de
Prométhée, bienfaiteur des hommes : “Sens-tu la sinueuse amour / que j’ai du Père
dérobée?” Il se vante d’avoir dérobé à Dieu l’un de ses attributs pour le bienfait des hommes,
comme Prométhée dérobe le feu aux dieux dans la mythologie grecque.
Vers 231 à 240 : “- Siffle, siffle! me chantait-il!” Dans ce vers 235, le serpent fait
référence à un appel qu’il entend. Mais comment interpréter cet appel ? Peut-être est-ce la voix
de Satan, du Mal qui lui dicte sa conduite ...? Cela pourrait se confirmer par les cinq vers
suivants qui décrivent la sensation du serpent à cet appel. Il entre dans une sorte de transe : “Et
je sentais frémir le nombre, / tout le long de mon fouet subtil, / de mes replis dont je
m’encombre : / ils roulaient depuis le Béryl / de ma crête jusqu’au péril !”.
Vers 241 à 250 : Ici, le serpent loue l’arrivée du moment où Eve va céder à la
tentation.”Génie! O longue impatience! / A la fin les temps sont venus, / qu’un pas vers la
neuve Science / va donc jaillir...” Du vers 245 au vers 250, il emploie des métaphores
précieuses qui décrivent le corps d’Eve prête à se mouvoir, à céder à la tentation.
Vers 271 à 280 : Dans cette strophe, le serpent parle de et à l’”Arbre des arbres”. La
connaissance, la science y sont symbolisées par cet arbre dont les racines puisent dans les
ténèbres de la terre les “sucs” que la sève élèvera jusqu’au ciel bleu.
Vers 291 à 300 : Le serpent s’adresse toujours à l’arbre, comme on le voit au vers 297 :
“Sur ton branchage vient se tordre”. Et aux vers 299 et 300, il prévoit clairement la Chute
prochaine de l’Homme “Il en cherra des fruits de mort, / de désespoir et de désordre!”.
Vers 301 à 310 : Dans ces vers, le serpent chante sa victoire. Mais les trois derniers vers
de cette strophe semblent être la réplique victorieuse du poète qui exalte la Science par laquelle
l’homme s’élève jusqu’à l’Être Suprême : “Cette soif qui te fit géant, / jusqu’à l’Être exalte
l’étrange / Toute-Puissance du Néant !”

e
1Cité dans Lagarde & Michard: XX , p.315, Bordas, 1962.
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« Le serpent tente Adam et Eve ». Vitrail du Bon Samaritain, XIIIe s., Bourges (J.P.
Deremble)

***
III- Les conséquences de la faute.
A] Dans la Genèse:

1) Le cycle de la dénonciation :

“Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa
femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin. Yahvé Dieu appela l’homme : “Où es-tu?” dit-il.
“J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché.”
Il reprit : “Et qui t’a appris que tu étais nu? Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de
manger !” L’homme répondit : “C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai
mangé !” Yahvé Dieu dit à la femme : ”Qu’as-tu fait là?” et la femme répondit : “C’est le serpent qui m’a séduite,
et j’ai mangé.” (Genèse, III, 8,13.)

Juste après avoir commis le péché, l’homme et la femme culpabilisent. Lorsque Yahvé
Dieu les appelle, ils ont honte et se cachent derrière les arbres du jardin. En effet, Adam et Eve,
éveillés à la concupiscence pour avoir mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal, se
rendent compte de leur nudité et éprouvent un sentiment de honte. Pourtant, ils ne sombrent
pas totalement dans le mal puisqu’ils avouent leur sentiment à Yahvé : ils ont eu peur de leur
état. Ainsi Yahvé se rend compte qu’ils ont désobéi à son interdiction : “Tu as donc mangé de
l’arbre dont je t’avais défendu de manger!”, puisqu’ils peuvent désormais discerner ce qui est
honteux ou non, ce qui est bien ou mal.
Dans le récit de la Genèse, Adam, après son péché, entre en conflit avec sa femme. Il
l’accuse et la rend responsable de ce qui est arrivé : “C’est la femme que tu as mise auprès de
moi qui m’a donné du fruit, et j’ai mangé!”, dit-il à Dieu. L’homme se désolidarise de sa
femme. Le péché comme manque d’amour sera cause de bien des conflits familiaux. (Cf. Caïn
et Abel > IV La question de la culpabilité des premiers parents.) La seconde et ultime
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dénonciation est celle d’Eve vis-à-vis du serpent : “C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai
mangé.” On remarquera dans la suite du récit que l’ordre des interrogations divines n’est pas
gratuit. En effet, Eve accuse le serpent en dernier et Yahvé la croit puisqu’il ne laisse aucune
chance de s’expliquer au serpent, créature, par définition, inférieure à l’homme.

2)Le châtiment du serpent tentateur :


“Alors Yahvé Dieu dit au serpent : “parce que tu as fais cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux et
toutes les bêtes sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai
une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien.” (Genèse,III,14, 15.)

Au verset 14, le serpent est puni de son acte de tentation par son créateur, à la fois par
une souffrance morale : “Parce que tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux et
toutes les bêtes sauvages”, et par une souffrance physique : “Tu marcheras sur ton ventre et
tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie.
Au verset 15, le texte hébreu annonçant une hostilité entre la race du serpent et celle de
la femme oppose l’homme au Diable et à son “engeance”2, et laisse entrevoir la victoire de
l’homme. C’est une première lueur de salut : le “protévangile”3.

3) Le châtiment d’Eve:
“A la femme il dit : “Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta
convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.” (Genèse, III, 16.)

L’entente du couple Adam et Eve sera troublée à la suite du péché et la vie même du
couple humain sera désormais guettée par la souffrance et par les tentations passionnelles ou
dominatrices. C’est ainsi que la femme connaîtra les douleurs de l’enfantement et souffrira de
la domination de l’homme. A la suite de cela, l’égalité de l’homme et de la femme est brisée.
Ainsi s’affirme l’idéal divin de l’institution matrimoniale avant que le péché n’ait corrompu le
genre humain. Eve “la Vivante” est identifiée à la vie : à cause du péché, elle ne transmet la vie
qu’à partir de la souffrance, mais elle triomphe cependant de la mort en assurant la perpétuité
de la race ; et elle sait qu’un jour sa postérité écrasera la tête du serpent, l’ennemi héréditaire.
La “mère et l’épouse” sont inséparables. En appelant Eve sa femme, Adam signifie la vocation
de celle-ci à être mère de tous les vivants. “L’homme appela sa femme “Eve”, parce qu’elle
fut la mère de tous les vivants.” (Genèse, III,20.) Cette vocation s’accomplit, d’après la
Genèse, malgré les circonstances les plus défavorables.

4) Le châtiment d’Adam.
L’enseignement des préceptes religieux nous dit souvent, “par leur désobéissance nos
premiers parents perdirent la vie surnaturelle et le droit au bonheur du ciel. Il perdirent en
même temps toutes les faveurs extraordinaires que Dieu leur avait accordées.”4

“A l’homme, il dit : “Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je
t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours
de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu
mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la
glaise.” (Genèse, III,17-19.)

Dès l’origine, l’homme a été créé pour dominer le monde, pour le cultiver et le garder
(Gn., II, 15b.) et aménager une société terrestre de plus en plus heureuse par un travail qui lui
permette de s’épanouir dans la joie : “Soyez féconds, emplissez la terre et soumettez-la” (Gn.,
I, 28.) Mais voilà que le péché abîme les œuvres de l’homme. Le travail, loin d’être
épanouissant, peut devenir aliénant. Au lieu de maîtriser de mieux en mieux la matière,
l’homme peut en devenir esclave.
Le récit de la Genèse nous montre de façon symbolique comment, à cause du péché,
l’univers devient hostile à l’homme. Par la faute d’Adam, le sol est maudit : “Maudit soit le sol
à cause de toi! [...] il produira pour toi des épines et des chardons.” (Gn. III, 17,18.)
L’homme, à cause de son péché, mangera son pain à la sueur de son front. ( Gn. III, 19).
L’homme tiré du sol est passible de la mort comme toute créature terrestre. Dieu le lui
rappellera après son péché : “Tu es glaise et tu retourneras à la glaise.” (Gn. III, 19b). Si
Adam a pu mourir, c’est qu’il était naturellement mortel. Pécheur ou non, il ne pouvait

2 engeance : de l’ancien français “enger” : augmenter. Personne ou catégorie de personnes méprisables.


3Annonce symbolique de l’évangile.
4 Extrait de : Le péché originel, J.Bur, p.83, Cerf, 1998.
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parvenir à l’immortalité qu’en passant par la mort d’une condition terrestre corruptible à une
condition, dite céleste, incorruptible.
Les versets qui suivent exposent les considérations de Dieu exprimant sa crainte de voir
l’homme se saisir de l’arbre de vie et enfin l’expulsion finale d’Adam et Eve du lieu privilégié
qu’était le jardin :
“Puis Yahvé Dieu dit : “Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le
mal ! Qu’il n’étende pas la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours !” Et Yahvé
Dieu le renvoya du jardin d’Eden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le
jardin d’Eden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie.” (Genèse, III,
22,24).

B. Dans la littérature

1) A Villequier , de Victor Hugo

A Villequier,
de Victor Hugo

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,


Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure


Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m’entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,


Emu par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

Maintenant, ô mon Dieu, que j’ai ce calme sombre


De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,


Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l’immensité :

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire


Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes


Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;

( Lagarde & Michard, XIXe, Bordas 1963)


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Victor Hugo, pendant une période mystique de sa vie, fait quelque peu suivre à ses
poèmes le cours de la Genèse. Les Châtiments , moment de nuit et d’obscurité pour
Victor Hugo, pourraient expliquer, en parallèle, la vie du premier couple humain créé
par Dieu : Adam et Eve ont péché, ils sont punis et apparemment abandonnés par
l’amour de Dieu. Cette oeuvre entraînera une autre période, celle de la lumière qui
remplacera la nuit, celle des Contemplations : Hugo atteint une maturité dans la
souffrance ; cette souffrance qui pourrait devenir féconde aussi pour Adam et Eve, après
la dure punition du Créateur.
Ce poème A Villequier fait partie du recueil des Contemplations ; il se place dans le
quatrième livre qui compose ce recueil, Pauca Meae, écrit entre 1844 et 1848. Victor
Hugo pourrait ici être comparé au premier homme pécheur, qui, après avoir assouvi sa
soif de connaissance, se retrouve finalement bien seul sans l’Amour de Dieu. L’homme
souffre ici dans sa solitude, le peu de discernement qu’il a volé ne l’aide en rien : il est
perdu sans la lumière du Créateur pour le guider, lumière autrement plus intense et plus
rayonnante que la sienne. Il y a dans ce poème le malheur incompréhensible de
l’homme, voué quoi qu’il fasse à la soumission et à la dépendance à l’égard de Dieu.

(Etude des sept premiers quatrains du long poème de Victor Hugo)

Les cinq premiers quatrains, qui se rejoignent par l’anaphore de leur premier vers
Maintenant, montrent la nostalgie de l’homme abandonné qui cherche son âme et
retrouve les moments de paix offerts par Dieu au commencement. L’homme a en effet
gagné une pénible victoire dont il sort pâle : la maturité d’Adam fut longue ; et le
lecteur peut imaginer son repentir et son retour à la raison, non narré dans la Genèse.
L’homme seul s’imagine, ou revient sous les branches des arbres au vers 3, au bord
des ondes au vers 9, il regarde à nouveau les fleurs dans le gazon, enfin seulement
Maintenant, il est attendri par les divins spectacles au vers 17. Il y a dans ces quatrains
l’idée d’une prise de conscience de l’homme par rapport à sa situation passée qui était si
privilégiée, et surtout par rapport à sa relation avec Dieu : la douleur est féconde dans le
sens où l’âme de cet homme pécheur s’est élevée. Ainsi, il songe à la beauté des cieux
au vers 4, il sort de la bulle fermée de la punition, réfléchit sur sa condition même :
Maintenant je reprends ma raison devant l’immensité, au vers 20. Sa condition, sa
petitesse, sont révélées par la grandeur de Dieu dont il a tant besoin, du Seigneur son
guide.

Dans les deux derniers quatrains, l’homme orphelin de l’Amour divin fait une louange
au Père, dans le sens plein de ce dernier mot : comme un fils envers son créateur,
comme un homme perdu qui cherche un guide, comme un pécheur qui chercherait le
pardon. Donc, cet homme appelle Dieu, ou plutôt cherche à l’approcher, il a soif de sa
Lumière, de sa protection, de son savoir omniscient : Je viens à vous Seigneur, répété
aux vers 21 et 25.

Ce péché semblait avoir été commis par Adam et Eve dans une volonté d’indépendance,
de meilleure qualité de vie et tout simplement de bonheur, sans rien devoir à Dieu lui-
même ; la créature reniait le Créateur par cette envie d’autonomie. Ce poème montre un
renversement spirituel de l’homme seul dans sa dure réalité, comme l’enfant parti trop
tôt qui revient chez son père rassurant : ce poème est tout simplement un cri d’amour de
l’homme vers Dieu.
33

2) La fin de l’homme de Leconte de Lisle.

LXXX.

Voici. Quaïn errait sur la face du monde.


Dans la terre muette Eve dormait, et Seth,
Celui qui naquit tard, en Hébron, grandissait.
Comme un arbre feuillu, mais que le temps émonde.
5 Adam, sous le fardeau des siècles, languissait.

Or ce n’était plus l’homme en sa gloire première,


Tel qu’Iahvèh le fit pour la félicité,
Calme et puissant, vétu d’une mâle beauté,
Chair neuve où l’âme vierge éclatait en lumière
10 Devant la vision de l’immortalité.

L’irréparable chute et la misère et l’âge


Avaient courbé son dos, rompu ses bras nerveux,
Et sur sa tête basse argenté ses cheveux.
Tel était l’Homme, triste et douloureuse image
15 De cet Adam pareil aux Esprits lumineux.

Depuis bien des étés, bien des hivers arides,


Assis au seuil de l’antre et comme enseveli
Dans le silencieux abîme de l’oubli,
La neige et le soleil multipliaient ses rides :
20 L’ennui coupait son front d’un immuable pli;

Parfois Seth lui disait : - Fils du Très-Haut, mon père,


Le cèdre creux est plein du lait de nos troupeaux,
Et dans l’antre j’ai fait ton lit d’herbe et de peaux.
Viens! Le lion lui-même a gagné son repaire. -
25 Adam restait plongé dans son morne repos.

Un soir, il se leva. Le soleil et les ombres


Luttaient à l’horizon rayé d’ardents éclairs,
Les feuillages géants murmuraient dans les airs,
Et les bêtes grondaient aux solitudes sombres.
30 Il gravit des coteaux d’Hébron les rocs déserts.

Là, plus haut que les bruits flottants de la nuit large,


L’Hôte antique d’Eden, sur la pierre couché,
Vers le noir Orient le regard attaché,
Sentit des maux soufferts croître la lourde charge :
35 Eve, Abel et Qaïn, et l’éternel péché!

Eve, l’inexprimable amour de sa jeunesse,


Par qui, hors cette amour, tout changea sous le ciel!
Et le farouche enfant, chaud du sang fraternel!...
L’Homme fit un grand cri sous la nuée épaisse,
40 Et désira mourir comme Eve et comme Abel!

Il ouvrit les deux bras vers l’immense étendue


Où se leva le jour lointain de son bonheur,
Alors qu’il t’ignorait, ô fruit empoisonneur!
Et d’une voix puissante au fond des cieux perdue,
45 Depuis cent ans muet, il dit : - Grâce, Seigneur!

Grâce! J’ai tant souffert, j’ai pleuré tant de larmes,


Seigneur! J’ai tant meurtri mes pieds et mes genoux...
34

Elohim! Elohim! de moi souvenez-vous!


J’ai tant saigné de l’âme et du corps sous vos armes,
50 Que me voici bientôt insensible à vos coups!

O jardin d’Iahvèh, Eden, lieu de délices,


Où sur l’herbe divine Eve aimait à s’asseoir ;
Toi qui jetais vers elle, ô vivant encensoir,
L’arôme vierge et frais de tes mille calices,
55 Quand le soleil nageait dans la vapeur du soir!

Beaux lions qui dormiez, innocents, sous les palmes,


Aigles et passereaux qui jouiez dans les bois,
Fleuves sacrés, et vous, Anges aux douces voix,
Qui descendiez vers nous à travers les cieux calmes,
60 Salut! Je vous salue une dernière fois!

Salut, ô noirs rochers, cavernes où sommeille


Dans l’immobile nuit tout ce qui me fut cher...
Hébron, muet témoin de mon exil amer,
Lieu sinistre où, veillant l’inexprimable veille,
65La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair!

Et maintenant, Seigneur, vous par qui j’ai dû naître,


Grâce! Je me repens du crime d’être né...
Seigneur, je suis vaincu, que je sois pardonné!
Vous m’avez tant repris! Achevez, ô mon Maître!
70 Prenez aussi le jour que vous m’avez donné. -

L’Homme ayant dit cela, voici, par la nuée,


Qu’un grand vent se leva de tous les horizons
Qui courba l’arbre altier au niveau des gazons,
Et, comme une poussière au hasard secouée,
75 Déracina les rocs de la cime des monts.

Et sur le désert sombre, et dans le noir espace,


Un sanglot effroyable et multiple courut,
Chœur immense et sans fin, disant : - Père, salut!
Nous sommes ton péché, ton supplice et ta race...
80 Meurs, nous vivrons! - Et l’Homme épouvanté mourut.

Extrait des Poèmes Barbares, Œuvres de Leconte de Lisle, tome II, Les Belles Lettres, Paris,
1976.

Ce poème fait partie du recueil de Leconte de Lisle intitulé Poèmes Barbares (1862-
1878). La fin de l’homme, écrit en alexandrins, décrit les derniers jours d’Adam, ses dernières
réflexions et enfin sa prière. A travers la description de ses derniers instants, le poète rappelle
ce que furent les prémices de l’humanité : le jardin d’Eden, la création de l’homme et de la
femme, le péché originel et ses conséquences, Abel et Qaïn, Seth...
Vers 1 à 5 : La première strophe nous présente la situation des personnages bibliques :
Qaïn condamné à errer sur la terre après le meurtre de son frère Abel (v.1), Eve déjà morte
“Dans la terre muette Eve dormait, ...”, Seth dernier fils d’Adam et Eve encore bien jeune :
“Celui qui naquit tard, en Hébron, grandissait”, et enfin Adam, âgé et fatigué : “Comme un
arbre feuillu, mais que le temps émonde, / Adam, sous le fardeau des siècles, languissait.”
Vers 6 à 10 : Leconte de Lisle décrit d’abord l’homme “en sa gloire première”, tel que
Dieu le façonna, c’est-à-dire fort et beau, immortel, à l’âme pure. “Chair neuve où l’âme vierge
éclatait en lumière / Devant la vision de l’immortalité.” (v.9-10).
Vers 11 à 15 : Cette strophe s’oppose radicalement à la précédente. En effet, Adam y est
décrit comme un vieillard tremblant, triste et fatigué. Le vers 11 rappelle le péché originel par
l’expression “l’irréparable chute” et les conséquences de cet acte par “...et la misère et l’âge”.
Adam, par son péché, a été chassé du jardin d’Eden où le travail était joie et facilité, mais par
35

cet acte malheureux ,il a connu la misère et le dur labeur.


Vers 16 à 20 : les mots “arides” au vers 16, “antre” au vers 17, “abîme” au vers 18
montrent la rigueur de la vie d’Adam en comparaison avec la vie qu’il avait avant la chute. Son
teint est halé car “la neige et le soleil multipliaient ses rides”. Adam semble avoir sombré dans
l’ennui (v. 20) tentant d’oublier.
Vers 20 à 25 : Dans son repli sur lui-même, Adam ne reste pas seul, son fils prend soin
de lui et tente de lui redonner goût à la vie. En l’appelant “Fils du Très-Haut, mon père...” Seth,
son fils, rappelle à Adam que malgré toutes ses épreuves il reste la création de Dieu, qui fit de
l’homme l’achèvement de la création du monde, son couronnement.
Vers 26 à 30 : Leconte de Lisle décrit dans cette strophe, avec une infinie perfection,
l’état du ciel, l’atmosphère du soir où Adam, enfin, sortit de son isolement intérieur et “gravit
les coteaux d’Hébron.” Hébron, d’où Dieu aurait pris la terre destinée à façonner Adam.
Vers 31 à 35 : Adam, pour s’adresser à Dieu et réfléchir sur sa vie, choisit le sommet
d’Hébron, dominant ainsi ce qui fut sa terre d’accueil lorsqu’il fut chassé du Paradis. Comme
le rappelle le vers 32 : “L’Hôte antique d’Eden...” De là, dominant la terre, création de Dieu, il
se remémore sa vie et les êtres chers partis avant lui. “...Sentit des maux soufferts croître la
lourde charge : / Eve, Abel et Qaïn, et l’éternel péché!” (vers 34-35). Le péché et ses suites
pèsent sur la conscience d’Adam comme une lourde charge difficile à supporter. Les remords
le rongent...
Vers 36 à 40 : Adam rappelle qui fut Eve aux vers 36 et 37, cette femme que Dieu lui
donna, celle qui était la chair de sa chair et l’os de ses os, “l’inexprimable amour de sa
jeunesse”, celle par qui la chute arriva : “Par qui, hors cet amour, tout changea sous le ciel”. Ce
vers est magnifique car il montre que malgré toutes les épreuves qu’ils ont traversées par la
faute du serpent qui tenta Eve, leur amour n’a pas changé. Enfin, Adam se rappelle Qaïn errant
quelque part pour avoir tué son frère Abel, mais qui n’en reste pas moins son fils. Au souvenir
de ces êtres chers à son cœur et loin de lui, Adam, vieux et las de la vie, souhaite rejoindre son
épouse et son fils dans leur long sommeil. “Et désira mourir comme Eve et comme Abel!”
Vers 41 à 45 : C’est du haut d’Hébron, face au lever du soleil et si proche des cieux,
qu’Adam “depuis cent ans muet”, s’adressera à son créateur par ces mots “Grâce, Seigneur!”
En cet appel, le poète fait résonner à la fois la détresse et la fatigue de l’homme, mais aussi son
espoir en Dieu ; allant jusqu’à ignorer le “fruit empoisonneur” source de sa Chute. (vers 43).
Vers 46 à 50 : Cette strophe est véritablement une prière, presque une longue plainte
d’Adam qui exprime sa souffrance, soulignant ainsi qu’il n’a pas oublié ce pourquoi il est en
terre d’Hébron et non dans le Jardin d’Eden. “J’ai tant saigné de l’âme et du corps sous vos
armes”. Adam crie sa souffrance.
Vers 51 à 55 et vers 56 à 60 : Leconte de Lisle, amoureux de la Nature, décrit avec
magnificence le jardin d’Eden, le paradis perdu. Dans ces deux strophes, Adam loue la beauté
et la douce vie d’Eden : “O jardin d’Iahvèh, Eden, lieu de délices”. Le vers 60 laisse prévoir la
suite ... “Salut! Je vous salue une dernière fois!”
Vers 61 à 66 : Ici Adam salue la terre d’Hébron où “sommeille...tout ce qui [lui] fut
cher...”, la terre où il se réfugia après la chute, la terre où ses fils se déchirèrent.
Vers 67 à 70 : Cette strophe enfin est la prière d’Adam. Il demande à son créateur,
“vous par qui j’ai dû naître”, de reprendre sa vie : “Prenez aussi le jour que vous m’avez
donné”.
Vers 71 à 75 et vers 76 et 80 : Leconte de Lisle décrit dans ses deux dernières strophes
la fin de l’Homme, dont la vie fut emportée selon sa prière dans le déchaînement des éléments.
“L’Homme ayant dit cela, voici, par la nuée,
Qu’un grand vent se leva de tous les horizons
Qui courba l’arbre altier au niveau des gazons,
Et, comme une poussière au hasard secouée,
Déracina les rocs de la cime des monts.

Et sur le désert sombre, et dans le noir espace,


Un sanglot effroyable et multiple courut,
Ch œur immense et sans fin, disant : - Père, salut !
Nous sommes ton péché, ton supplice et ta race ...
Meurs, nous vivrons ! - Et l’Homme épouvanté mourut.”
(Vers 71 à 80)

Dans ce magnifique poème, Leconte de Lisle a traité de la fin d’Adam en se fondant sur
le texte biblique décrivant le péché originel et ses conséquences et en se projetant dans
l’imaginaire mythique.
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IV - La question de la culpabilité des premiers parents :

Le péché a fait “boule de neige”5, entraînant avec lui une accumulation de malheurs :
travail, souffrance, mort. Il serait faux d’isoler le premier péché, le plus lourd de conséquences
qu’on puisse imaginer, du tableau que l’auteur de la Genèse a lui-même peint d’une succession
de chutes qui ont intensifié la première. Adam paraît porter la responsabilité de la situation
pécheresse et malheureuse de toute l’humanité, or ce sont tous les hommes qui, pécheurs
depuis les origines, sont responsables du péché du monde, que, selon la doctrine chrétienne, le
Christ est venu vaincre : “ ...il voit Jésus et dit : “Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché
du monde.” (Jn. I, 29).
D’après l’interprétation chrétienne, il n’y a jamais eu de temps où l’homme, devenu
capable d’option libre, n’ait été pécheur, sinon toute une partie de l’humanité n’aurait pas eu
besoin de la grâce rédemptrice du Christ et la rédemption opérée par le Christ ne serait pas
universelle.
Qu’on admette ou non l’historicité d’Adam comme premier pécheur, la chrétienté nous
rappelle souvent que la masse humaine a été pécheresse dès que ses membres ont été capables
de distinguer le bien du mal. Mais cela ne signifie pas que le premier acte libre posé par un
homme adulte ait été nécessairement un péché. Il suffit d’admettre qu’il n’y a jamais eu, aux
origines, d’homme adulte capable d’acte libre qui n’ait été pécheur durant son existence
terrestre. Nous ne pouvons savoir réellement quand l’homme, par l’éveil de sa raison et de sa
conscience, a été capable de pécher. Le ou les premiers hommes envisagés par les
paléontologues n’ont pu être le ou les premiers hommes envisagés par la révélation biblique.
Bien des générations ont dû passer avant que l’humanité ne devienne capable de commettre un
acte vraiment “peccamineux”6 tel qu’il est décrit symboliquement dans le récit de la Genèse.
Si le péché d’Adam et Eve raconté en Genèse II et III est l’original de tout péché commis par
l’humanité depuis ses origines, le récit du premier péché nous révèle ce qui est
fondamentalement notre péché comme rupture de notre relation filiale et amicale avec Dieu.
Le christianisme enseigne que tous les hommes naissent sans la grâce filiale, par
solidarité avec Adam et Eve pécheurs, c’est-à-dire avec toute l’humanité qui est pécheresse
depuis ses origines. Mais tous les hommes peuvent renaître fils de Dieu.

CONCLUSION :
Finalement, le péché des origines ne fut que le début d’une très longue histoire, celle d’une
humanité qui sera pécheresse jusqu’à la fin des temps. Certes les premiers hommes, par leur
faute initiale, ont inauguré le règne du péché dans le monde, mais ils ne firent que l’inaugurer :
le règne du péché se manifeste dès les premiers récits qui, dans la Genèse, suivent celui du
péché d’Adam. Les poèmes et les textes que nous avons traités dans notre dossier reprennent,
bien sûr, le thème du péché originel, mais plus largement l’idée que l’homme est uni à Dieu,
que ce soit dans sa création, dans sa faute, dans son châtiment, ou bien dans son repentir :
l’homme est dépendant de Dieu, comme le fils est dépendant de son père.

Bible de Grandval, vers 840, Genèse, Londres, British Museum,


 Raffael-Verlag, Stockhornstr. 5, CH-3063 Ittingen

5 J.Bur, Le péché originel, Cerf, Paris, 1973.


6 Etat de ce qui est péché.
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BIBLIOGRAPHIE
Dictionnaires:
Ä Dictionnaire culturel de la Bible, Cerf-Nathan, 1990.
Ä Encyclopédie Universalis, Dictionnaire du Judaïsme, art. “Adam”, art. “Eve”, Albin
Michel, 1998.

Edition de la Bible: (Version française).


Ä La Bible de Jérusalem, Cerf, Paris, 1973.

Livres d’interprétation de la Bible:


Ä A.Paul, La Bible, Histoire, Textes, Interprétations, Nathan.
Ä A.Soued, Les symboles dans la Bible, Chap. XII et XII, Jacques Grancher, 1993.
Ä F.Comte, Les grandes figures de la Bible, coll. “Les compacts”, Bordas, Paris, 1992.
Ä Janine Hourcade, La femme dans l’église.
Etudes spécifiques sur la Genèse:
Ä R.Graves, R.Patai, Les mythes hébreux, Fayard, 1987.
Ä J.Bur, Le péché originel, Cerf, 1988.
Ä R.Couffignol, Le drame de l’Eden, Publication de l’Université de Toulouse, 1980.

Collections littéraires:
Ä Bogaert et Passeron, Les lettres françaises, Moyen-Age, chap. sur le théâtre religieux,
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Ä Lagarde & Michard: Moyen-Age, Bordas, 1960.
Ä Lagarde & Michard: XIX°, Bordas, 1968.
Ä Lagarde & Michard: XX°, Bordas, 1962.
Ä Leconte de Lisle, Poèmes Barbares, tome II, Critique par E. Pitch, Les Belles Lettres,
Paris, 1976.

Marc Chagall, « Adam et Eve chassés du Paradis terrestre », Message biblique, 1954-1967,
Nice.
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Michel-Ange, Voûte de la Chapelle Sixtine, 1512

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