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Un million de révolutions tranquilles

Ils reverdissent les déserts. Ils rendent leurs territoires autonomes en énergies
renouvelables. Ils imaginent des outils de démocratie directe. Ils construisent
des habitats coopératifs et implantent l’agriculture dans les villes. Ils créent
des circuits financiers éthiques et de nouvelles formes de travail, horizontales
et collaboratives. Et, partout dans le monde, ils échangent sans argent,
fabriquent, réparent, recyclent et mettent en place de nouveaux communs.
Qui sont-ils ? Des hommes et des femmes qui ont repris en main les enjeux
qui les concernent. Et qui, de New York à Tokyo, de Barcelone aux villages
du Burkina Faso et de l’Inde, inventent ce que pourrait être le monde de
demain.
À sa parution en 2012, ce livre a été le premier à décrire la dimension
mondiale de ces révolutions silencieuses. Il est devenu une référence pour
tous ceux qui se reconnaissent dans ces nouveaux modes de vie et a reçu le
Prix 2013 du Livre Environnement.
Avec cette deuxième édition enrichie, Bénédicte Manier poursuit son
voyage au sein de cette société civile innovante. Elle montre que de simples
citoyens peuvent trouver des solutions à la plupart des maux de la planète.
Des solutions qui dessinent les contours d’une société plus écologique, plus
participative, plus solidaire.
Bénédicte Manier

Bénédicte Manier est journaliste, spécialisée dans les questions sociales et de


développement. Elle a effectué de nombreux reportages de terrain en France
ainsi que dans plusieurs autres pays (Irlande, États-Unis, Canada, Inde,
Cambodge...), et observe depuis longtemps les initiatives de la société civile.

DU MÊME AUTEUR
Made in India. Le laboratoire écologique de la planète, Premier Parallèle,
2015.
L’Inde nouvelle s’impatiente, Les Liens qui Libèrent, 2014.
Le travail des enfants dans le monde, La Découverte, 2011.
Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie,
La Découverte, 2008.

Illustration de couverture : © Katie Edwards / Ikon Images / Getty Images

ISBN : 979-10-209-0036-4
© Les Liens qui Libèrent, 2016
Bénédicte Manier

Un million
de révolutions tranquilles
Comment les citoyens changent le monde

NOUVELLE ÉDITION AUGMENTÉE

ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT


À Colette Kreder,
sans qui ce livre n’aurait jamais vu le jour
Préface

Un autre monde existe, il est dans celui-ci.


Paul Éluard

Dès sa première édition, en 2012, ce livre a été le premier à décrire la


dimension mondiale des initiatives sociales, économiques et écologiques
portées par la société civile. Il a séduit une génération qui se reconnaît dans
cette invention d’un nouveau monde, et reçu le Prix 2013 du Livre
Environnement. Il a inspiré d’autres livres et plusieurs de ses initiatives ont
été reprises par les documentaires Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent
(2015) et L’urgence de ralentir, de Philippe Borrel (2014). L’expression
« révolutions tranquilles » est même devenue un terme générique pour
désigner les changements menés par la société civile.
Cette seconde édition actualisée poursuit le voyage parmi ces citoyens qui,
sur tous les continents, trouvent des solutions à la dégradation de la planète, à
la pauvreté ou aux villes inhumaines. Qu’ils vivent dans des métropoles
comme New York ou dans de petits villages d’Asie ou d’Afrique, tous ont
trouvé des solutions innovantes : ils ont reverdi des déserts, fait renaître des
écosystèmes, éradiqué la faim, créé des emplois, mis sur pied une agriculture
durable et rénové la démocratie locale. Plusieurs millions ont aussi décidé de
vivre autrement. De vivre mieux. En sortant de l’hyper-consumérisme et en
réinventant l’habitat ou l’usage de l’argent.
Ce livre est la chronique de ces transformations de terrain. Il ne les
répertorie pas toutes – elles se comptent désormais par millions autour du
globe – mais il détaille les plus significatives et explique en quoi elles
pourraient changer le monde si elles étaient reproduites partout.
Délibérément, cet ouvrage n’aborde pas l’action des grandes ONG, dont le
travail est en général connu. Il se concentre sur l’action de ces anonymes qui,
seuls ou en groupes informels, se saisissent de leur économie, de leur
agriculture, de leur consommation ou de leur travail, et changent le destin de
millions de personnes avec des solutions simples et facilement
reproductibles. Cette reprise en main par les citoyens des enjeux qui les
concernent est le fil directeur de ce livre. En quelques décennies, leurs actions
se sont multipliées partout sur la planète, formant un immense réseau de
petites révolutions. Allons les visiter.
L’eau, un bien commun

Et quidem mare commune omnium est et litora, sicuti aer (Car la mer
est commune à tout le monde, ainsi que le rivage, ainsi que l’air).
Justinien, Digeste, 535 av. J.-C.

L’eau est l’origine et la substance de la vie. Mais c’est aussi une ressource
qui s’épuise. L’accroissement de la population mondiale, ainsi qu’une
agriculture et une industrie boulimiques, menacent les ressources hydriques
du globe. Le cycle naturel (évaporation, précipitation, infiltration), seul
capable d’assurer le renouvellement des réserves, est perturbé par
l’urbanisation, la déforestation et le changement climatique, et la
désertification avance partout, en Afrique, aux États-Unis, en Espagne, en
Chine, en Inde et en Asie centrale. D’après la Banque mondiale, la moitié de
la population mondiale manquera d’eau de manière chronique d’ici à 2025 et
déjà, un peu partout sur la planète, le partage de l’eau provoque des tensions
géopolitiques.
L’un des pays les plus révélateurs de cet enjeu est l’Inde. La double
croissance – économique et démographique – y pèse lourdement sur les
réserves hydriques et, à elle seule, l’agriculture accapare 90 % de l’eau
consommée, menant les ressources fluviales et souterraines au bord de
l’épuisement1. Un quart de la population est touché par la sécheresse, le
rationnement d’eau est chronique – à New Delhi, les robinets ne coulent que
quelques heures par jour – et la plupart des études prévoient un épuisement
total des réserves du pays d’ici à 2030 ou 2035.
La validité des solutions low-tech

Dans le Rajasthan : rendre l’eau à la terre


L’État indien du Rajasthan incarne à lui seul cet immense défi : les trois
quarts de sa superficie sont classés en déficit hydrique sévère et les surfaces
agricoles ne cessent d’y reculer. Il constitue l’épicentre d’un phénomène de
désertification avancée du nord-ouest de l’Inde, désormais clairement visible
sur les photos satellitaires de la Nasa2.
Et pourtant, dans ce Rajasthan aride surgit, au détour d’une route, une
exception. Dès l’arrivée dans le district d’Alwar, les arbres, les champs
verdoyants, la terre humide fraîchement labourée surprennent et donnent à ce
paysage de faux airs de Normandie : loin de la poussière jaune du reste de la
région, l’eau coule ici en abondance, grâce à la mobilisation d’un homme et,
autour de lui, de toute une communauté.
En 1985, Rajendra Singh arrive dans le district comme fonctionnaire de
santé et, très vite, s’alarme de l’état de malnutrition des enfants. Dans les
villages, les familles lui disent qu’elles ne font plus qu’un seul repas par jour,
car la terre, désespérément sèche, ne produit que de maigres récoltes. « À
l’époque, tout était sec. On ne voyait plus un seul brin d’herbe, se souvient
Rajendra. La population, qui vivait d’agriculture et d’élevage, était en train de
perdre ses moyens d’existence ». Les sols étaient si érodés par la
déforestation que durant la saison des pluies, l’eau ruisselait et ne parvenait
pas à recharger les nappes phréatiques.
Un jour, un vieil homme apprend à Rajendra qu’autrefois le Rajasthan était
pourtant bien irrigué, grâce à des bassins en terre appelés johads, conçus pour
recueillir les pluies et les laisser s’infiltrer dans le sol. Leur usage remontait
au XIIIe siècle, mais la colonisation y avait mis fin : jugés insalubres par les
Britanniques, les johads avaient été comblés. Mais après leur abandon, les
puits avaient cessé d’être alimentés et s’étaient taris. Les femmes avaient dû
aller chercher de l’eau toujours plus loin, marchant « jusqu’à trois heures à
l’aller et trois heures au retour, des jarres sur la tête », raconte Rajendra.
Réquisitionnées pour aider leur mère, les fillettes avaient dû quitter l’école.
« Et quand le seul puits restant sur des kilomètres à la ronde se vidait, les
gens émigraient vers les villes », se souvient-il.
Pour aider les villageois, Rajendra leur suggère de reconstruire les johads.
Mais il se heurte à des haussements d’épaules fatalistes, tandis que les
autorités s’opposent au retour d’un système jugé dépassé. Alors, il décide de
passer outre. Et sous les yeux des villageois médusés, il se met à piocher le
sol, seul, dix à douze heures par jour, sous un soleil brûlant. Il met plus de
trois ans à creuser ce premier johad, mais quand celui-ci recueille l’eau des
premières pluies, les villageois comprennent que l’eau pourrait bien revenir…
Rajendra, qui veut moderniser le système des anciens collecteurs, reçoit
l’aide d’un jeune ingénieur qui dessine un réseau cohérent, avec des zones de
captage au pied des collines Aravalli et des canaux qui acheminent l’eau
jusqu’à des sites de rétention, là où le sol permet une bonne infiltration
souterraine. Les plans en main, Rajendra réunit les villageois et leur demande
de donner ce qu’ils peuvent : quelques roupies, des pelles, des pioches et
surtout des heures de travail. Et, cette fois, des centaines de volontaires se
présentent. Le chantier s’organise, les hommes piochent la terre sous un soleil
de plomb et les femmes charrient les gravats dans des paniers posés sur leur
tête. En un an, la petite armée de terrassiers creuse 50 structures de rétention
d’eau, en n’utilisant que les moyens et les savoir-faire locaux.
Aujourd’hui, un réseau complet de 11 000 barrages, canaux et bassins
fournit de l’eau à plus de 700 000 habitants, dans plus d’un millier de
villages. Deux à trois moussons ont suffi pour que les eaux pluviales,
canalisées, renflouent totalement les nappes phréatiques. Une fois ces
réserves profondes reconstituées, le niveau des aquifères de surface est
remonté à son tour et désormais, « l’eau affleure naturellement, si bien que
les villageois creusent des puits trois fois moins profonds qu’avant »,
explique Maulik Sisodia, un des membres de l’ONG que Rajendra a créée,
Tarun Bharat Sangh (TBS).
Près de sa maison, une villageoise qui sort un seau du puits me tend en
souriant un verre de cette eau claire et fraîche, que la filtration naturelle des
sols rend parfaitement potable. Dans ce Rajasthan aride, où les moussons sont
chaque année plus erratiques, les puits du district d’Alwar sont aujourd’hui
les seuls à être remplis. « Nous avons eu trois années de sécheresse, mais les
puits sont restés pleins et les habitants ont en permanence deux ans de réserve
d’eau », résume Rajendra. Cette moisson d’eau de pluie a naturellement
réalimenté les sources, si bien que cinq rivières qui avaient disparu depuis
quarante ans, dont l’Arvari, se sont remises à couler. Un vaste réservoir
naturel d’eau s’est aussi reconstitué spontanément, faisant réapparaître
roseaux et poissons et, sur les collines Aravalli, un lac artificiel a été aménagé
à 700 m d’altitude pour que les habitants du village perché de Mandalwas
n’aient plus à descendre dans la vallée.
Le retour de l’eau a métamorphosé l’économie locale. Les fermiers ont
remis en culture des terres stériles, agrandi les surfaces arables et
considérablement accru leurs rendements. Rajendra les a incités à ne cultiver
que des variétés sobres et locales (oignons, lentilles, pommes de terre,
millet…) et à bannir engrais et pesticides, qui accroissent la consommation
d’eau. La terre donne deux à trois récoltes par an et les paysans vivent
largement de leur production et de la vente de leurs surplus sur les marchés.
« Ils gagnent en moyenne 60 000 roupies par an, trois fois plus que le seuil de
pauvreté en Inde », rappelle Rajendra. L’élevage aussi est redevenu rentable :
depuis que les chèvres et les vaches paissent une végétation naturellement
irriguée, « la production de lait est passée d’un ou deux litres par jour à dix
ou onze litres en moyenne ».
Et cette restauration de l’écosystème a profondément changé la vie des
habitants. La malnutrition a disparu. Avec des puits à leur porte, les femmes
ne partent plus chercher de l’eau et les fillettes sont retournées à l’école. Les
ouvriers agricoles ont cessé d’émigrer vers les villes et plusieurs villages du
district se sont repeuplés. Les fermiers se font aujourd’hui construire des
maisons d’un ou deux étages – signe de prospérité dans l’Inde rurale – dont
les couleurs pimpantes tranchent dans le paysage.
En cette fin d’après-midi, je chemine tranquillement avec Rajendra au
milieu des champs, sous le soleil déclinant. Un sourire toujours caché sous sa
barbe, il est heureux de montrer cette prospérité revenue. Au loin, un berger
qui mène boire son troupeau de chèvres nous fait signe. Rajendra me désigne
les champs où de petits carrés de terre retiennent l’eau, transformant le
paysage agricole en une série de damiers miroitant sous le soleil. Des arbres
étayent les parois des bassins de rétention et gardent l’eau à l’ombre, limitant
l’évaporation. Les champs ont eux aussi été entourés d’arbres et de murets de
pierres pour maintenir l’humidité et, partout, plaines et collines ont été
reboisées d’arbustes, qui fixent l’eau dans le sol : « On essaie d’appliquer ce
principe : chaque goutte prélevée à la nature doit lui être restituée », me dit-il.

Une cogestion démocratique


L’autre grande réussite du réseau des johads tient à la gestion innovante de
l’eau. Rajendra a réussi à dépasser les habituelles querelles (entre partis, entre
castes, entre villages…) pour instaurer des assemblées de village, qui gèrent
démocratiquement cette ressource. Femmes et hommes, hautes et basses
castes, y siègent à égalité – une petite révolution sociale en Inde. Un
villageois – souvent l’instituteur – tient le registre des puits, dont le niveau
est mesuré régulièrement. « C’est transparent. Tout le monde sait combien il
reste d’eau et en a la responsabilité », me dit Rajendra. L’eau est gratuite pour
les familles, mais les fermiers qui irriguent paient au prorata de leur
consommation, en roupies, en outils ou en heures de travail. Dans les
réunions, les décisions sont prises par consensus. Les villageois retrouvent
ainsi « un sens de l’égalité et de l’intérêt commun. Ils comprennent l’esprit de
la démocratie locale », explique-t-il. De même, les habitants des 70 villages
traversés par l’Arvari ont créé un parlement local, le jal sansad, qui protège
l’écosystème de la rivière.
Dans la foulée, les villageois ont totalement repris en main leur territoire :
ils ont fait fermer des exploitations minières illégales, construit des écoles,
ouvert cinquante-deux dispensaires alimentés par des plantes médicinales
cultivées localement et aménagé eux-mêmes une réserve naturelle, déclarée
en 1995 « réserve du peuple pour la vie sauvage » (People’s wildlife
sanctuary). Par un effet domino, la réapparition de l’eau a finalement
transformé toute la vie locale.
En 2015, Rajendra a reçu le prestigieux Stockholm Water Prize (le « Nobel
de l’eau ») pour avoir démontré que la désertification et la pauvreté rurale ne
sont pas des fatalités. Modeste, il dit pourtant avoir « juste aidé les gens à
réaliser ce dont ils avaient besoin. À comprendre qu’ils avaient le pouvoir de
faire tout cela eux-mêmes ». Et c’est vrai, ce potentiel existe dans chaque
communauté ; dans le district d’Alwar, la construction du système
d’adduction a simplement permis aux habitants de redécouvrir leur pouvoir
d’agir.
Rajendra Singh a fait de nombreux émules en Inde. Pas très loin de chez
lui, une femme, Amla Ruia, a fait construire 200 petits barrages de rétention
des pluies, qui ont reverdi les terres autour d’une centaine de villages,
redonnant à 200 000 personnes des moyens décents d’existence3. Près de
Jaipur, des citoyens organisés en groupes de « guerriers de l’eau » (jal
yodhas) sous la houlette d’un homme, Laxman Singh, ont
régénéré 30 000 hectares et planté un million d’arbres. Résultat : 90 villages
sont sortis de la pauvreté. Plusieurs villages du désert de Thar4 ont eux aussi
été sauvés de la soif en stockant les pluies. Dans le sud-ouest de l’Inde, un
ingénieur de Bangalore, Ayyappa Masagi, a reconstitué les réserves d’eau
de 4 600 villages, transformant la vie de plusieurs centaines de milliers
d’habitants5. La récupération des pluies et la plantation de 400 000 arbres ont
aussi fait de Ralegan Siddhi le village le plus prospère du Maharashtra6. Et,
dans la plupart de ces révolutions écologiques locales, l’eau est désormais
cogérée par des conseils citoyens (pani panchayat, gram samiti).
Le recueil des pluies gagne maintenant les villes indiennes. À Chennai,
l’organisation Akash Ganga installe gratuitement des collecteurs sur les toits
et, à Bangalore, l’association Rainwater Club a aidé à équiper plus d’un
millier d’immeubles. Une évidence dans une ville arrosée de 3 000 millions
de litres d’eau chaque jour durant la mousson7, alors que l’eau du robinet est
rationnée. À New Delhi, « le palais présidentiel, le terminal 3 de l’aéroport,
l’université Jamia Hamdard et la prison de Tihar » sont eux aussi équipés en
collecteurs de pluie, explique Gita Kavarana, directrice du Centre pour la
science et l’environnement (CSE). Cette ONG indienne a d’ailleurs recensé
tous les systèmes traditionnels de recueil des pluies8 et lancé une campagne
nationale pour les faire renaître.
Une voie d’avenir pour la planète
Plusieurs villages du Népal, d’Afghanistan, d’Iran et de Thaïlande ont
aussi reproduit le système de Rajendra Singh. En Chine, le recueil des pluies
à grande échelle dans la province du Gansu a tellement amélioré les récoltes
que 17 autres provinces ont fait de même, fournissant de l’eau potable
à 15 millions d’habitants et irriguant 1,2 million d’hectares9. On se demande
d’ailleurs pourquoi le recueil des pluies n’est pas systématique en Europe, là
où l’agriculture épuise les nappes phréatiques, au point d’entraîner des
restrictions d’eau chaque été.
La méthode fonctionne aussi en altitude : dans la région himalayenne du
Ladakh, un ingénieur, Chewang Norphel, a eu l’idée de stocker les pluies
dans des micro-barrages qui, l’hiver, deviennent des glaciers artificiels. Là
encore, le retour de l’eau a amélioré les récoltes et stoppé l’exode rural10. Au
Pérou, les paysans des Andes réutilisent les vieux réservoirs incas, les
amunas, qui captent l’eau au sommet des montagnes pour la faire rejaillir
purifiée en aval11.
Les collecteurs de pluie sur les toits, eux, se répandent dans le monde
entier, notamment en Australie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au
Japon, à Singapour et dans les villages du Burkina Faso, du Sénégal, du Mali,
de Somalie ou d’Éthiopie. Aux États-Unis, pays qui détient le record mondial
de consommation d’eau par habitant, les New-Yorkais ont installé 140 grands
collecteurs publics dans les jardins partagés de leur ville12. À Grenoble, un
parc public stocke et redistribue les eaux récupérées13.
Recueillir les pluies est une solution universelle. Sa généralisation pourrait
modifier les sombres perspectives d’une planète où un tiers des grandes
réserves souterraines sont aujourd’hui déclarées « en détresse » et ne se
renouvellent plus14, et où les deux tiers de l’humanité (quatre milliards
d’humains) n’auront plus accès à l’eau buvable en 2030. Des millions de
micro-systèmes de captage des pluies, faciles à installer, pourraient régénérer
les écosystèmes dégradés et mettre fin à la pauvreté rurale, ce qui éviterait
l’exode de millions d’hommes et de femmes chaque année15. En assurant une
autosuffisance durable en eau, ils éviteraient les conflits liés à sa
raréfaction16. Ils contribueraient aussi à maintenir les activités locales,
puisque, dans le monde, trois emplois sur quatre dépendent directement ou
indirectement de l’approvisionnement en eau17. Enfin, comme l’a montré un
programme scientifique mené par des hydrologues en Slovaquie, le recueil
systématique des pluies aurait un effet bénéfique sur le climat, puisque leur
rétention dans le sol restaure le cycle naturel de l’eau et contribue à freiner le
réchauffement18.
Dans son oasis écologique du Rajasthan, en contemplant les flots d’une
rivière revenue à la vie, Rajendra Singh me l’avait bien dit : « La crise
climatique est mondiale, mais elle ne sera résolue que par des solutions
locales, décentralisées, comme la nôtre. »
Les agronomes aux pieds nus du Burkina Faso
Au Sahel, une autre région gagnée par la désertification, l’utilisation des
pluies dans l’agriculture a également donné des résultats étonnants. Au début
des années 1980, une sécheresse sans précédent frappe la province de
Yatenga, au Burkina Faso, réduisant les récoltes en poussière et obligeant des
centaines de familles à quitter leurs terres. Un jour, Yacouba Sawadogo, un
fermier du village de Gourga, se dit en regardant ses terres craquelées qu’il ne
perdrait rien à essayer une méthode oubliée, le zaï. Celle-ci consiste à creuser
dans les champs de petites cavités rondes dans lesquelles on dépose les
semences et un peu de compost. Quand la saison humide arrive, l’eau de
pluie y est piégée et fait germer les graines.
Yacouba Sawadogo19 s’attelle à la tâche et, dès sa première récolte, voit
ses rendements doubler, voire quadrupler selon les plantes. Il décide alors de
diffuser ce mode de culture : il enfourche sa moto pour aller en parler aux
paysans des villages alentour, puis organise des rencontres sur les marchés
locaux. Au fil de ces échanges, les fermiers perfectionnent la méthode, en
ajoutant des cordons de pierres pour contenir l’eau20 et en modifiant la
densité des cavités à l’hectare. Bientôt, des associations de promotion du zaï
se créent et deux autres fermiers burkinabés amplifient la diffusion. Ousséni
Zoromé, tout d’abord, qui adapte le zaï en tenant compte de la nature du
sol21 et lance des écoles de zaï dans plusieurs départements. Puis Ali
Ouédraogo, qui combine le zaï avec la plantation d’arbres, dont les racines
gardent l’eau dans le sol, et forme des dizaines de fermiers qui, à leur tour, en
forment d’autres. En quelques années, le zaï a reverdi des sols stériles,
réhabilitant plus de trois millions d’hectares, freinant l’exode rural et
améliorant le niveau d’autosuffisance alimentaire du Burkina Faso22.
Le zaï est aujourd’hui utilisé dans huit pays du Sahel, où son expansion est
portée par les fermiers eux-mêmes, aidés de quelques associations23. Au
Niger, où elle s’appelle tassa, cette technique a été importée par treize
paysans qui l’ont apprise au Burkina Faso. Bien sûr, elle nécessite une main-
d’œuvre nombreuse (il faut creuser 12 000 à 15 000 cavités par hectare), mais
ses résultats constituent un espoir pour les habitants des zones sahéliennes,
qui sont, comme bien d’autres populations rurales, les premières victimes des
variations climatiques.
En filigrane, la réussite du zaï et des canaux de Rajendra Singh au
Rajasthan démontre aussi la nécessité de sortir la modernité de son seul
logiciel occidental. Il aura en effet fallu attendre de mesurer le dérèglement
climatique pour constater que barrages, déboisement et agriculture
industrielle ont bouleversé des écosystèmes entiers. Et pour comprendre
l’utilité de techniques hydrauliques autochtones24 qui avaient assuré la
prospérité de nombreux territoires durant des siècles, avant d’être mises à
l’écart. Des solutions low-tech qui, aujourd’hui, sont redevenues une voie à
suivre.
La réappropriation citoyenne de l’eau

Contrôler soi-même la distribution


L’eau potable est-elle un bien commun, et son accès un droit universel, ou
est-elle une ressource que l’on peut privatiser et vendre ? Derrière cette
question se cachent des enjeux économiques colossaux. Partout dans le
monde, des firmes multinationales privatisent l’eau du sous-sol pour la
revendre en bouteilles, y compris dans des zones de forte sécheresse, comme
en Inde, en Australie, en Californie ou au Texas, provoquant ainsi des dégâts
irréversibles sur l’environnement. Mais nombreuses sont aussi les
contestations d’habitants qui veulent préserver leur droit à l’eau. L’issue de
leurs actions en justice est variable, allant de la confirmation des contrats
privés à l’arrêt des pompages, comme dans le parc national d’Itatiaia au
Brésil en 2006 (action contre Nestlé Waters), voire à la fermeture d’usines, ce
qu’ont obtenu à plusieurs reprises des villageois d’Inde en guerre contre
Coca-Cola, notamment à Plachimada en 200525.
Comme pour les pompages industriels, la vague mondiale de privatisation
des réseaux d’eau, dans les années 1990, a suscité des mouvements de
protestation dans de nombreux pays (Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande,
Italie, États-Unis…). Certains ont réussi à faire revenir l’eau dans le secteur
public, comme à Tucuman (Argentine), où les habitants ont cessé de payer
les factures après la privatisation26, ou à Felton (États-Unis), où la population
a collectivement racheté le réseau.
Une autre bataille emblématique, celle de Cochabamba, en Bolivie, a elle
aussi abouti à une reprise en main du réseau par les habitants. En 2000, l’eau
de la ville est concédée au consortium privé Aguas del Tunari27. D’emblée,
les factures explosent et la population refuse de payer. Le mécontentement
des urbains rejoint celui des fermiers et tous exigent la fin de la délégation au
privé : manifestations, barrages routiers, grèves et affrontements avec la
police se succèdent, faisant un mort et plusieurs blessés, jusqu’à ce qu’une
manifestation de 50 000 personnes, le 10 avril 2000, finisse par faire plier le
gouvernement. Le contrat est résilié et la distribution revient dans le giron du
service municipal (Semapa). Mais celui-ci, peu efficace, laisse la moitié des
habitants de Cochabamba sans eau potable. Les résidents des quartiers sud
s’organisent alors en comités locaux et commencent à creuser le sol pour
construire un réseau de réservoirs et de canalisations. En quelques années,
plus d’une centaine de petites coopératives détenues par les
habitants28 assurent ainsi une fourniture de base à ces quartiers et sont
reconnues par la municipalité.
Cette auto-organisation a en partie été facilitée par la présence dans ces
quartiers d’immigrants venus des plateaux andins, où existe depuis toujours
une tradition d’aide réciproque appelée ayn29. Mais la gestion de l’eau par les
habitants eux-mêmes reste fréquente en Amérique latine, au sein de
coopératives de villages qui entretiennent les canalisations et protègent
l’écosystème des sources. Parmi elles figurent par exemple les Comités
Vecinales de Agua Potable du Pérou ou les Comités de Agua Potable y
Saneamiento du Nicaragua. Ces derniers ont d’ailleurs obtenu un statut légal
en 2010, en reconnaissance de leur contribution « au développement
économique et social, à la démocratie participative et à la justice sociale ».
De nombreuses municipalités d’Amérique latine permettent aussi aux
citoyens de participer directement à la gestion publique de l’eau ou l’ont
déléguée à des coopératives d’usagers, comme la Saguapac de Santa Cruz de
la Sierra en Bolivie (151000 membres). Ces coopératives existent également
en Argentine (où elles desservent 10 % des habitants), mais aussi – on le sait
moins – aux États-Unis (3 300 structures), au Canada (200, surtout en
Alberta30), en Autriche (plus de 5 000), au Danemark (plus de 2 500) et en
Finlande (1 500)31.

Les cours d ’eau communautaires


Cette même gestion collective se retrouve dans l’usage des acequias32, ces
cours d’eau qui servent à l’irrigation dans plusieurs pays d’Amérique latine
(Argentine, Pérou, Colombie, Mexique, etc.). Leur nom complet, acequias de
común, dit tout de leur statut : elles sont un bien commun dont l’écosystème
est entretenu par les riverains, dans une cogestion d’ailleurs proche de celle
des dongs, les canaux communautaires de l’Assam (Inde)33. Aux États-Unis,
plus d’un millier d’acequias sont utilisées par les fermiers du Nouveau-
Mexique et du Colorado, États arides où elles sont indispensables. Les
riverains sont regroupés en associations, comme la Colorado Acequia
Association (CAA) et la New Mexico Acequia Association (NMAA),
destinées à défendre leur statut de « ressource communautaire » pour éviter
d’en faire une « marchandise destinée à générer des profits »34. Elles
protègent l’autonomie des territoires des acequias en refusant les OGM et en
favorisant les semences autochtones, l’agriculture biologique et la
souveraineté alimentaire locale.
Historiquement, la gestion des ressources en eau a été assurée, durant des
siècles et partout dans le monde, par des collectifs de riverains. Elle a même
constitué l’une des formes les plus anciennes de démocratie locale. Quand
elle est passée sous le contrôle du secteur public, au XIXe siècle, avec la
construction de réseaux d’assainissement, l’eau est restée considérée comme
un bien commun. Le XXe siècle, lui, a vu émerger un marché privé de l’eau.
Pourtant, après trente ans de privatisations et de partenariats public-privé, un
mouvement de retour au public semble s’esquisser : depuis le début des
années 2000, plus de 180 villes et collectivités de 35 pays35 ont repris le
contrôle des réseaux, convaincues que le public garantit un meilleur service.
Les structures de gestion collective, elles, restent nombreuses, à l’image
des assemblées villageoises et des coopératives locales, qui la gèrent de
manière durable, comme un bien commun. En préservant les écosystèmes, la
plupart apportent aussi une réponse à la crise globale de l’eau, ouvrant ainsi
des perspectives à la société civile du monde entier.

1 Voir Bénédicte Manier, « L’eau en Inde, un enjeu social et géopolitique », Le Monde diplomatique,
Planète Asie, 2010.
2 Voir sur http://www.nasa.gov/topics/earth/features/india_water.html.
3 « How One Woman Made 100 Villages in Rajasthan Fertile Using Traditional Water Harvesting
Methods », The Better India, 15 décembre 2015.
4 Avec les taankas (réservoirs) mis en place par l’association Gravis et la fondation France Libertés.
5 Voir la Water Literacy Foundation : www.waterliteracy.tk/.
6 Voir www.annahazare.org/ralegan-siddhi.html.
7 S. Vishwanath, « It is time to reduce the water footprint », The Hindu, 9 juin 2012.
8 Voir www.rainwaterharvesting.org/Rural/Traditional.htm.
9 Source : Programme des Nations unies pour l’environnement
(www.unep.or.jp/ietc./publications/urban/urbanenv-2/9.asp).
10 Shreya Pareek, « The Man Who Creates Artificial Glaciers To Meet The Water Needs Of Ladakh »,
The Better India, 6 novembre 2014.
11 « Las Amunas de Huarochiri. Recarga de los acuiferos en los Andes », Gestion social del agua y
ambiente en Cuencas (GSAAC), juin 2006.
12 Voir Grow New York : www.grownyc.org/openspace/rainwater-harvesting/map.
13 Yannick Nodin, « À Grenoble, l’eau de pluie stockée et redistribuée », Le Moniteur Hebdo,
9 septembre 2010.
14 Xavier Demeersman, « Les réserves d’eau douce souterraine de la planète sont mal en point »,
Futura Sciences, 19 juin 2015.
15 Au Mexique, par exemple, jusqu’à 900 000 personnes abandonnent leurs terres chaque année pour
migrer vers les villes ou les États-Unis. Voir la Convention des Nations unies pour la lutte contre la
désertification (UNCCD) : www.unccd.int/en/resources/Library/Pages/FAQ.aspx.
16 L’Onu estime que 80 % des conflits armés de la planète affectent des sociétés où les écosystèmes
sont dégradés par le manque d’eau.
17 Source : « L’Eau et l’emploi », Unesco, Paris, 2016,
http://unesdoc.unesco.org/images/0024/002441/244163f.pdf.
18 Voir Daniel Hofnung, « Pour un nouveau paradigme de l’eau », 2013 (https://blogs.attac.org/paix-
et-mutations/article/pour-un-nouveau-paradigme-de-l-eau), et M. Kravčík et alii, « Water for the
Recovery of the Climate – A New Water Paradigm »,
2007 (http://www.waterparadigm.org/download/Water_for_the_Recovery_of_the_Climate_A_New_Water_Paradigm.pd
19 Un documentaire a été réalisé en 2010 sur Yacouba Sawadogo : The Man Who Stopped the Desert
(www.1080films.co.uk).
20 « Innovation locale au Burkina Faso dans la vulgarisation agriculteur à agriculteur », portail du
développement du Burkina Faso (http://www.burkina-ntic.net/spip.php?article393).
21 Boukari Ouangraoua, « Burkina Faso : Ousséni Zoromé, le paysan-chercheur », Syfia, 11 mai 2005
22 Rapport du rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation Olivier de Schutter, Assemblée générale
des Nations unies, 20 décembre 2010.
23 L’association Kaab-Noogo, l’association des groupements zaï pour le développement du Sahel, ou
l’Association des écoles de zaï sur le terrain.
24 Comme les étangs traditionnels du Kerala (kulams), remplacés par des barrages qui ont dévasté des
zones autrefois bien irriguées. Sur ces savoirs vernaculaires, voir Anupam Mishra, Traditions de l’eau
dans le désert indien, L’Harmattan, 2001.
25 En 2016, Coca-Cola avait déjà fermé 5 de ses 24 usines d’embouteillage en Inde sous la pression
populaire et en raison d’une baisse de la consommation. La firme n’en reste pas moins leader du
marché de l’eau en bouteilles. Voir « Coca-Cola has closed 20 per cent of its bottling plants in India :
Report », Down to Earth, 21 mars 2016.
26 Bernard de Gouvello, Jean-Marc Fournier, « Résistances locales aux « privatisations » des services
de l’eau : les cas de Tucuman (Argentine) et Cochabamba (Bolivie) », Autrepart, no 21, IRD, 2002.
27 Ibid.
28 Regroupées dans l’association Asica-Sur – Asociación de Sistemas Comunitarios de Agua del Sur.
29 Système d’entraide lors des travaux agricoles et de la construction de maisons qui date des Incas. Le
principe est : hoy por ti, mañana por mi (aujourd’hui pour toi, demain pour moi).
30 Voir le site de la fédération des coopératives de cet État : http://abwaterco-op.com/.
31 Source : Kostas Nikolaou, « Another world exists : Thousands of water cooperatives on the planet »,
17 septembre 2014, www.fame2012.org/en/2014/09/17/water-cooperatives-on-the-planet/.
32 Leur nom dérive de l’arabe as saqiyah (canal). Venues du Maghreb et du Machrek, elles ont été
introduites en Espagne à partir du VIIIe siècle par la conquête arabe. Puis les conquistadors les ont
amenées de l’Ancien Monde au Nouveau Monde, vers les pays andins et le Mexique, où elles se sont
métissées avec les systèmes amérindiens.
33 Anup Sharma, « To Each According to His Needs », Infochange India, 2010.
34 www.lasacequias.org.
35 Notamment Grenoble, Paris, Rennes, Nice et Montpellier en France. Voir « Là pour durer : la
remunicipalisation de l’eau, un phénomène global en plein essor », rapport publié en 2014 par le
Transnational Institute (TNI), l’Unité de recherches internationales sur les services publics (PSIRU) et
l’Observatoire des multinationales.
L’agriculture, nouvelle frontière urbaine

« Il faut concevoir des villes où l’on donne la possibilité aux habitants,


non pas d’être des consommateurs passifs, mais d’être des cocréateurs
de valeur ajoutée. »
Navi Radjou, co-auteur de L’Innovation jugaad. Redevenons
ingénieux !1

Les villes abritent aujourd’hui la moitié de la population de la planète.


Dans leurs armures de béton et d’asphalte, on les juge fortes, modernes,
organisées, indépendantes. Elles sont pourtant vulnérables. Et leur talon
d’Achille, c’est l’alimentation. Les villes sont approvisionnées chaque jour de
l’extérieur et dépendent donc d’un flux de transport incessant, alimenté par le
pétrole. Si ce flux s’interrompait, elles n’auraient que trois à quatre jours de
nourriture en stock. Une vulnérabilité d’autant moins soutenable que leur
croissance démographique est galopante – deux humains sur trois seront
urbains en 2050 – et qu’elles concentrent déjà un ensemble de défis :
inégalités sociales, violences, aménagement chaotique des sols, pollution et
impact carbone croissants.
La première à se saisir de cet enjeu a été la société civile. Elle a développé
un vivier de solutions pragmatiques pour améliorer l’approvisionnement
local, verdir l’écosystème urbain et préparer les villes à l’après-pétrole et au
changement climatique, tout en les rendant plus humaines. Des initiatives qui
germent aujourd’hui sur tous les territoires urbains du monde, et notamment
sur le terreau de la grande pauvreté.
Détroit, prototype des villes post-industrielles
Au loin, les eaux bleues du lac Michigan ont beau miroiter sous le soleil, la
métropole de Détroit offre un paysage de désolation. Dans le centre, le long
des larges avenues désertes, des dizaines d’immeubles de bureaux sont murés
de planches et des milliers de maisons abandonnées s’effondrent
silencieusement, leurs fenêtres béant comme des regards vides. Plus loin,
isolées sur de grandes friches herbues, d’anciennes usines ne sont plus que de
grands squelettes de briques.
Détroit était pourtant une ville de légende. C’était Motor City, la ville de
l’automobile, des Ford et des Cadillac. Mais les usines ont fermées2 et Détroit
a rejoint la liste des cités désindustrialisées de la Rust Belt3. « J’étais
ingénieur chez General Motors », témoigne Mark T. Hudson, un Afro-
Américain qui habite la banlieue de Détroit. « Quand ils ont fermé l’usine, ils
m’ont dit : on te garde si tu vas en Chine, avec la production. J’ai répondu
que je ne pouvais pas : ma femme a un travail ici, j’ai cinq enfants, j’ai acheté
ma maison. Alors j’ai été viré, comme des milliers d’autres. » L’immense
majorité des licenciés n’a pas retrouvé de travail, et tous ceux qui pouvaient
tenter leur chance ailleurs sont partis, créant un exode sans équivalent aux
États-Unis4. « Ils ont tous essayé de vendre leur maison, parfois même pour
un dollar symbolique, mais il n’y avait personne pour acheter : la ville se
vidait », poursuit Mark. « Certains ont même mis le feu à leur maison pour
toucher de l’argent de l’assurance, de quoi aller vivre ailleurs. »
Bâtie pour deux millions d’âmes, l’immense agglomération n’est plus
peuplée que de 714 000 personnes. Ceux qui sont restés, surtout des familles
noires, n’ont plus grand-chose : 40 % vivent sous le seuil de pauvreté, trois
fois plus que dans le reste des États-Unis. À mesure que l’on s’éloigne du
centre, toute activité humaine semble d’ailleurs avoir disparu. Islandview est
l’un de ces quartiers périphériques dévastés par le chômage, où les seuls
commerces restants sont les liquor shops, les magasins d’alcool. « Ici,
l’insécurité alimentaire est chronique5 », explique Shane Bernardo, le
coordinateur d’Earthworks. Cette association exploite une ferme de plusieurs
hectares dans le quartier, où des volontaires font pousser des légumes et des
fruits, ce qui permet de servir 2 000 repas chaque jour aux chômeurs. Elle
forme aussi les habitants au maraîchage et leur distribue 100 000 plants
chaque année, pour améliorer leur subsistance.
Depuis le déclin de l’automobile, Détroit se réinvente en effet une autre vie
en se transformant en ville agricole : friches industrielles, terrains vagues et
espaces verts ont été massivement récupérés par les habitants pour cultiver de
quoi se nourrir. « L’agglomération compte environ 1 600 parcelles cultivées,
en grande partie des jardins communautaires installés dans des terrains
vacants », explique Malik Yakini. Cet ancien proviseur, petites lunettes,
barbe poivre et sel et dreadlocks, a lui-même fondé le Detroit Black
Community Food Security Network (Réseau pour la sécurité alimentaire de la
communauté noire) : son objectif est de redonner une nourriture saine aux
pauvres, cantonnés aux hamburgers et aux chips, au nom de la food justice
(justice sociale en matière d’alimentation).
Sans attendre l’autorisation, Malik et ses amis sont donc allés squatter un
hectare dans Rouge Park, un parc public, pour y installer des potagers et des
serres, qui produisent des légumes et des fruits bio vendus sur place, sur les
marchés et dans la coopérative alimentaire fondée par l’organisation. « Nos
ventes génèrent des revenus et démontrent que l’agriculture à Détroit est un
modèle viable. En mobilisant les habitants pour qu’ils deviennent
autosuffisants, nous sommes en train de créer un modèle durable. C’est une
aventure collective, qui travaille au progrès de tous », explique-t-il.
La municipalité, consciente qu’il faut reconvertir l’immense espace de la
ville, laisse faire. Elle a même lancé le programme Adopt A Lot (Adoptez une
parcelle), qui permet à chacun de cultiver un terrain abandonné. Beaucoup
d’habitants n’ont toutefois pas attendu pour s’approprier les friches. Mark
Covington est l’un de ces nombreux squatteurs. Ce grand Afro-Américain,
éternel sourire aux lèvres et chapeau de paille sur la tête, a créé des jardins
communautaires dans Georgia Street, un quartier aux airs de campagne de
l’Amérique profonde, où les friches dominent et où seule une maison sur
deux semble encore habitée. Dans cette rue bordée d’arbres et de vieux
poteaux électriques en bois, les seuls bruits qu’on entend sont ceux d’un
habitant qui pédale sur son vélo déglingué ou d’un coq qui chante.
Mark me fait entrer dans sa modeste maison et me raconte : « J’ai été
licencié en avril 2008. Comme je n’avais rien à faire, j’ai nettoyé le terrain en
face de chez moi, qui était plein de déchets. Et je me suis dit : je vais y
planter des fleurs et des légumes. Comme ça, les gens du quartier, qui se
battent pour survivre, pourront au moins trouver des légumes frais. » En trois
ans, Mark s’adjuge seize parcelles vides et fait pousser oignons, haricots,
tomates, maïs, poivrons, salades et courgettes. Dans son jardin, il élève aussi
une chèvre, des poulets et des oies et a son propre verger. « Je produis
maintenant 80 % de ce que consomme ma famille et je fournis les voisins en
légumes et fruits gratuits », dit-il.
Mark est ainsi devenu une sorte d’ange gardien du quartier. Il a créé des
parcelles pour les enfants et reçoit régulièrement les élèves des écoles. Il
organise une fête de la rue chaque année en juin, un réveillon collectif à Noël
et donne des cours de cuisine avec les produits des jardins. Il a aménagé un
centre social dans une maison abandonnée, où il propose des dîners et des
séances de cinéma pour le quartier. Sur son blog6, Mark tient la chronique de
la lente reconstruction de Georgia Street et de la dignité de ses habitants.
« Ici, seuls 25 % des gens ont un travail. Mais au moins, ils ont de quoi
manger. Et nous sommes tous devenus plus proches. Le quartier est plus
calme, il y a moins de criminalité et tout le monde respecte les maisons et les
cultures. » Cette évolution s’observe dans de nombreux quartiers, où les
riverains retrouvent une vie commune en faisant pousser ensemble leur
nourriture. Un véritable renouveau dans une ville où le tissu social a été
détruit et où la criminalité a explosé. « On voit un vrai changement »,
remarque Shane Bernardo. « Un jardin communautaire, ce n’est pas
seulement produire de la nourriture, c’est construire du vivre-ensemble. »
Mark, lui, veut rendre son quartier « aussi autosuffisant que possible. On
va installer une éolienne et des panneaux solaires, pour ne plus dépendre du
réseau électrique ». Comme beaucoup d’habitants de Détroit, Mark estime en
effet que l’autosuffisance agricole remplacera à terme les emplois qui ne
reviendront plus. « On ne raisonne plus en termes de revenus, mais de
réponse aux besoins essentiels des habitants. Et nous devons construire une
ville qui réponde à ces besoins », résume Shane.
L’agriculture est donc en train de métamorphoser l’ancienne cité
industrielle : fermes, potagers, vergers, serres, ruches et poulaillers sont
installés entre les avenues, au cœur des parcs ou sur d’anciens parkings.
Détroit est une ville en transition, où une multitude d’organisations7 créent
une nouvelle économie. Elles plantent des dizaines de milliers d’arbres
fruitiers, fournissent gratuitement plants et outils, forment des centaines de
fermiers urbains, ouvrent des potagers dans les écoles et transforment les
terrains vagues en fermes. Un incubateur, FoodLab Detroit, organise les
débouchés chez les entreprises locales : boulangeries, restaurants, traiteurs,
cafés. L’agriculture urbaine a déjà relancé l’Eastern Market, le grand marché
couvert où les restaurants viennent s’approvisionner chaque matin. Le public
y afflue le samedi et les plus démunis peuvent payer avec les tickets
d’alimentation8. Un réseau de slow food réunit fermiers, éleveurs, artisans,
vignerons et restaurateurs, pour promouvoir les produits du terroir et
organiser des livraisons de légumes bio, des dégustations gastronomiques,
des visites de jardins et des cours de cuisine. Détroit a ainsi mis sur pied le
premier vrai circuit d’approvisionnement local et bio au niveau d’une grande
ville, un modèle pour un pays qui connaît encore de nombreux food deserts
(déserts alimentaires, où les habitants dépendent entièrement de denrées
produites ailleurs).
Cette reprise en main gagne d’autres secteurs. Cinémas et ateliers d’artistes
ont transformé d’anciens sites industriels en espaces culturels. Partout
s’ouvrent des librairies, des bars branchés, des épiceries bio, des galeries
d’art, des entreprises de recyclage, des entreprises sociales. Des associations,
comme l’Urban Neighborhood Initiatives, retapent des maisons et combattent
la délinquance par des activités en commun. Prototype de la ville post-
industrielle, Détroit doit sa renaissance à ses propres citoyens. Et, comme au
temps des pionniers, des jeunes viennent de tout le pays pour lancer ici leur
start-up : dans cette ville qui repart de zéro, tout semble possible9.
« Détroit n’a peut-être pas encore trouvé sa voie, mais nous sommes en
train de la réinventer. De lui imaginer un futur, de créer un nouveau
modèle », basé sur l’entrepreneuriat social dans l’agriculture urbaine, analyse
Malik Yakini. Et celle-ci a encore « énormément d’espace pour se
développer : 1 300 parcelles vides, soit 2 400 hectares de friches restent à
cultiver ». Pour Mark aussi, l’avenir repose sur la multiplication des quartiers
agricoles, des « villages urbains » capables d’assurer l’autonomie alimentaire
de la ville. Une « économie verte » qui pourrait s’articuler, dit-il, avec « des
activités technologiques, une forte impulsion éducative » et un tourisme
valorisant les produits agricoles locaux.
À plus de 600 km de là, Baltimore connaît une évolution similaire : la ville
portuaire, dont un quart des habitants vit sous le seuil de pauvreté, voit se
multiplier les jardins communautaires pour lutter contre les déserts
alimentaires dans les ghettos noirs. Les serres de l’entreprise sociale Big City
Farms fournissent déjà une partie de la ville en légumes frais. Et cette
transformation a l’appui total de la municipalité, qui veut faire de Baltimore
une green city, avec des fermes, des espaces verts, des mobilités douces et un
food hub construit dans des quartiers réhabilités10.
New York, pépinière de la guérilla verte
Ces révolutions agricoles et culturelles sont observées de près, car elles
constituent le fer de lance d’un mouvement qui se répand aux États-Unis et
au Canada, avec des milliers de jardins et de fermes communautaires créés
par des urbains qui veulent mettre fin à l’insécurité alimentaire des plus
pauvres et relocaliser la production de leur alimentation.
Le mouvement a commencé en 1973, à Manhattan. À l’époque, New York
est en plein déclin. La municipalité est au bord de la faillite, la classe
moyenne quitte le centre-ville, l’immobilier est en berne et les terrains vides
abondent. Un jour, une artiste peintre du Lower East Side, Liz Christy, réunit
quelques amis pour nettoyer les déchets d’un terrain vague et, dans la foulée,
le groupe décide de le transformer en jardin collectif. La municipalité légalise
leur occupation l’année suivante, en échange d’un dollar symbolique par
mois. Aujourd’hui, ce jardin collectif est un des plus beaux de Manhattan,
avec des plates-bandes cultivées, des espaces pour lire, une treille, un plan
d’eau et des arbres fruitiers où nichent des oiseaux.
Avec ce premier jardin, Liz Christy lance un mouvement : la guérilla verte
(green guerilla). Ses armes sont des pelles, des plantoirs et des seed bombs,
des « grenades » de terreau emplies de graines, que Liz et ses amis jettent
par-dessus les grillages des terrains vagues pour y faire pousser légumes et
fleurs. Le groupe ensemence plusieurs friches dans les quartiers déshérités et
encourage l’occupation de nombreux terrains. Quatre décennies plus tard, la
métropole compte 800 jardins communautaires11, installés par les New-
Yorkais sur d’anciennes friches du Bronx, du Queens, de Manhattan et de
Brooklyn, explique Julie Walsh, de GrowNYC, une des associations qui
soutiennent ces espaces collectifs12. Le jardin Hattie Carthan, par exemple, a
été créé en 1991 par les résidents d’un quartier de Brooklyn. Il compte des
carrés de légumes, des arbres fruitiers et un élevage de poulets. Ce qui n’est
pas rare à New York, où de nombreux citadins élèvent des volailles,
notamment dans le Bronx. Tous les samedis, œufs et légumes sont vendus à
très bas prix sur un marché installé à côté du jardin13, pour permettre aux plus
démunis – un tiers des familles du quartier – de manger des produits frais.
Si certains de ces jardins communautaires ne sont que « de minuscules
parcelles coincées entre deux immeubles, d’autres vont jusqu’à 1 800 mètres
carrés », précise Julie. De véritables fermes, gérées par des associations ou
des groupes de voisins, ont même vu le jour à Brooklyn et dans le Bronx.
L’ONG Added Value, par exemple, cultive deux fermes à Brooklyn et sur
Governor’s Island, avec des jeunes en insertion. Une partie des douze tonnes
de légumes bio produits chaque année est vendue à des restaurants, sur les
marchés et par paniers aux familles, et le reste est donné à des associations.
Une autre ferme, La Finca del Sur, squattée par des femmes sur une friche du
South Bronx, se revendique comme « la première ferme urbaine cultivée par
des femmes de toutes origines raciales ». Ce potager communautaire fournit
des légumes bio bon marché aux familles et organise des fêtes avec musique,
poésie et activités pour enfants.
Les États-Unis et le Canada comptent au moins 18 000 parcelles urbaines
communautaires, d’après l’American Community Gardening Association, un
réseau qui n’a pas pu toutes les recenser. Toutes les villes les voient se
multiplier : Montréal, Ottawa, Vancouver, Toronto, Portland, Los Angeles,
Chicago, Minneapolis, Salt Lake City… Cette croissance de l’agriculture
urbaine se double d’un autre mouvement : le partage des jardins privés.
L’initiative sharing backyards met en contact les familles cherchant une
parcelle avec des institutions (églises, centres communautaires…) ou des
particuliers souhaitant prêter ou partager un jardin. Après son succès au
Canada et aux États-Unis, l’idée a ensuite gagné le Royaume-Uni, l’Australie
et la France14.
Le nombre d’Américains produisant eux-mêmes une partie de leur
nourriture a ainsi atteint une échelle inédite depuis la Seconde Guerre
mondiale15 : une famille sur trois (35 %) cultive aujourd’hui des légumes,
soit 42 millions de familles16. Le nombre de maraîchers urbains est passé, en
cinq ans (de 2008 à 2013), de 7 à 9 millions. Dans un pays où l’alimentation
parcourt en moyenne 2 400 km avant de parvenir à l’assiette, ce retour à
l’autoproduction locale traduit une réelle évolution des esprits et commence à
compter. De 2008 à 2013, le nombre de jardins communautaires a en effet
triplé, passant de 1 à 3 millions, tout comme le nombre de foyers américains
qui y sont impliqués. On voit des urbains aller, le soir ou le dimanche, y
planter des légumes, et des étudiants y effectuer leur stage d’été. Des ateliers
de jardinage et d’élevage (poulets, canards, chèvres, abeilles…) s’ouvrent en
ville et des dizaines de milliers d’écoles sont dotées de potagers.

Quand New York redécouvre les marchés fermiers


L’émergence des jardins urbains aux États-Unis a contribué à relancer les marchés fermiers, qui
avaient disparu de la plupart des villes. À New York, « ils ont été très populaires jusque dans les
années 1950, puis sont tombés en désuétude quand les aliments transformés des supermarchés ont
changé les habitudes alimentaires », explique Julie Walsh. Son organisation, GrowNYC, les a
relancés en 1975, pour que les New-Yorkais retrouvent le goût des produits de la région. « Et le
succès a été immédiat : le premier jour, les fermiers étaient sceptiques, mais tous leurs légumes
sont partis en deux heures. Au point que l’un d’eux a demandé en plaisantant s’il n’y avait pas une
pénurie de nourriture à New York… », raconte-t-elle.
La métropole compte aujourd’hui une soixantaine de marchés, approvisionnés par les jardins et
fermes urbaines locales et par 200 fermiers de la région. L’un des plus grands, celui de Union
Square à Manhattan, attire 250 000 personnes quatre fois par semaine. « Il y avait une demande,
c’est clair », constate Julie, qui envisage l’ouverture d’autres marchés à l’avenir. Tous acceptent
les tickets d’alimentation, pour soutenir l’accès des plus démunis aux produits frais. GrowNYC y a
aussi installé des bornes où les New-Yorkais déposent téléphones portables ou vêtements usagés
(plus de 300 tonnes recyclées chaque année) et des déchets destinés au compost des jardins
urbains. Les marchés fermiers sont aujourd’hui de retour dans toutes les grandes villes
américaines, avec la vente de légumes urbains et péri-urbains.
Des espaces publics comestibles
La production vivrière dans les villes n’est évidemment pas nouvelle :
depuis des générations, elle nourrit 60 à 70 % de la population urbaine
d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les citadins cultivent tous les
interstices de l’espace urbain – terrasses, toits, arrière-cours, petits jardins,
talus des voies ferrées – et installent des micro-cultures dans des sacs, des
bidons ou de vieux pneus. Selon la FAO, 800 millions d’urbains produisent
ainsi 15 à 20 % de l’alimentation mondiale, sur environ 456 millions
d’hectares, une superficie équivalente à celle de l’Union européenne.
Mais ce qui est nouveau, c’est que l’agriculture urbaine a en peu de temps
gagné tous les pays industrialisés : Londres, Amsterdam, Malmö, Bâle,
Berlin, Hong-Kong, Tokyo, Sydney, Singapour, Buenos Aires, Calgary et
d’autres ont adopté cette micro-agriculture, qui déborde joyeusement des
espaces d’habitation pour envahir les lieux publics. Paris compte une centaine
de jardins partagés et Londres une soixantaine17 (sur un millier de jardins
urbains dans tout le pays). À Berlin, un terrain vague de 6 000 m2 sur Moritz
Platz a été transformé en un potager biologique18 cultivé dans un esprit de
partage et d’engagement écologique. Depuis 2011, plus de 300 personnes
cultivent aussi 5 000 m2 de jardins partagés sur le site de l’ancien aéroport
berlinois de Tempelhof.
En Irlande aussi, des jardiniers de toutes générations partagent avec
bonheur plusieurs centaines de jardins urbains19. Le réseau Grow It Yourself
(GIY) soutient par exemple 65 000 personnes et 1 500 groupes (salariés
d’entreprises et d’administrations, élèves et enseignants) qui cultivent des
jardins dans des espaces publics, des écoles ou sur leur lieu de travail, tant en
Irlande qu’au Royaume-Uni et en Australie. Le nombre de ces nouveaux
maraîchers augmente chaque année : « Il y a une forte demande. Les gens
veulent savoir d’où vient leur alimentation et ils veulent avoir leurs propres
cultures », observe Ronan Douglas, un des responsables de GIY, qui, face à
la demande, travaille maintenant avec les municipalités à convertir les
espaces publics et les friches en jardins potagers.
D’autres Irlandais plantent des arbres. Des centaines d’arbres. Comme à
Kilkenny, ville engagée dans une démarche de transition. C’est là, dans une
rue pavée du centre, que Malcolm Noonan me rejoint à la terrasse d’un café
pour m’expliquer comment cette belle ville historique est redevenue la cité de
vergers qu’elle était autrefois : « En 2009, on voulait célébrer les 400 ans de
Kilkenny », me raconte ce militant écologiste aux yeux rieurs, aujourd’hui
conseiller régional du Green Party. « Et, comme on est dans un terroir connu
de longue date pour sa culture des pommes, on s’est dit qu’on allait
planter 400 pommiers. On a été étonnés, parce que l’idée a tout de suite
suscité l’enthousiasme dans les écoles, les entreprises, les associations et chez
les habitants. Tout le monde s’y est mis. On a planté des vergers dans tous les
espaces publics, près des écoles et jusque dans le parc du château. »
Ces 40 vergers ne comptent que des variétés anciennes de pommiers, de
poiriers, de pruniers et de noisetiers, préservées par l’association des Irish
Seed Savers. Ils sont aujourd’hui un bien commun que les habitants se sont
joyeusement approprié : chaque automne, lors du Food Festival, qui réunit les
amoureux de la gastronomie et du slow food, ils récoltent les fruits ensemble
et partagent le jus pressé et les apple pies. « En deux ans, on a atteint notre
objectif, qui était plus large que les vergers eux-mêmes : les habitants ont été
sensibilisés à l’agriculture durable et les enfants des écoles à une nourriture
saine. De plus, les fruits profitent aux plus désavantagés, car tout est lié :
l’autonomie alimentaire et l’inclusion sociale. »
La même démarche se développe dans les villes américaines, comme à
Philadelphie, où les habitants ont planté une cinquantaine de vergers20, ou à
Boston, qui a vu émerger 40 vergers dans les espaces publics et près des
écoles, en plus des 200 jardins collectifs et de la centaine de potagers
scolaires. Des forêts comestibles cultivées en permaculture21 ont aussi vu le
jour à Austin, Madison, Boston, Los Angeles, San Francisco et ailleurs. À
Seattle, les habitants de Beacon Hill ont ainsi négocié avec la mairie la
transformation de 2,8 hectares du parc public Jefferson en forêt nourricière, la
Beacon Food Forest, conçue comme un commun où chacun peut venir
cultiver et se servir. D’autres forêts urbaines ont poussé au Canada
(Edmonton, Victoria, Calgary, Toronto, Vancouver), en Nouvelle-Zélande,
en Angleterre et en Espagne (Atlantis, à Tenerife). À Mouscron, en Belgique,
une forêt comestible privée de 1800 m2, cultivée depuis 1969 par Josine et
Gilbert Cardon22, distribue des graines à petit prix et donne des cours de
permaculture sur Youtube.

Cultiver les toits


Partout dans les villes, le jardinage se moque du manque apparent d’espace en se hissant sur les
toits. En Russie, la moitié des urbains cultivent des légumes sur les toits ou dans les sous-sols. À
New York, les jardins partagés envahissent les toits-terrasses, dont le potentiel est important : plus
de 5 600 hectares de toits encore inutilisés, selon l’organisation New York Sun Works. C’est
d’ailleurs à New York que sont implantées les deux plus grandes fermes bio perchées sur des toits,
les Brooklyn Grange Farms (3 000 m2 et 6 000 m2), dont les légumes sont livrés (à vélo) aux
habitants du quartier. Boston compte une autre grande ferme de 3 700 m2, la Higher Ground
Farm.
Séoul voit grand, elle aussi : légumes, arbres, plantes et ruches sont déjà installés sur plus
de 650 toits d’immeubles, avec le soutien de la municipalité. Le plus grand toit végétal d’Asie, le
Garden 5, grand comme trois stades de football, s’y étend même sur quatre immeubles reliés par
des passerelles23. L’avenir est également aux productions familiales dans des micro-fermes de
toit, comme celles qui émergent au Caire.
Si les cultures en hauteur rationalisent l’espace, elles contribuent aussi à lutter contre le
réchauffement climatique. Végétaliser 15 % des toits d’une ville y réduirait la température
moyenne de 3,3 oC, estime le laboratoire américain Lawrence Berkeley Institute Laboratory.
Même avec 6 % de toits végétalisés, la température baisserait déjà d’un ou deux degrés, relève une
étude menée à Toronto. Cette ville a d’ailleurs, comme Copenhague, rendu les couvertures
végétales obligatoires sur les nouvelles constructions, car elles stockent l’eau de pluie, contribuent
à la biodiversité et réduisent les pertes thermiques des immeubles. À ce titre, elles bénéficient d’un
abattement fiscal à New York.

Héritage de ses anciennes racines de guérilla, le maraîchage urbain a


souvent gardé un esprit ludique. Dans plusieurs villes, comme à Copenhague,
on voit des jardiniers investir de nuit des friches urbaines – plates-bandes,
ronds-points, bords d’autoroute, parcs – et les transformer en quelques heures
en potagers. Au réveil, les riverains constatent la métamorphose sans
comprendre… À San Francisco, des guerilla grafters piratent les arbres
d’ornement des rues : ils y greffent des branches d’arbres fruitiers pour y
faire pousser oranges, cerises ou prunes. En Floride, des maraîchers
bénévoles circulent à vélo dans les rues d’Orlando pour transformer les
pelouses des particuliers en mini-fermes bio24 : les propriétaires bénéficient
alors d’une partie des légumes et le reste va alimenter un circuit court local.
À Los Angeles, Denver, Madrid ou Tijuana, les habitants plantent des arbres
fruitiers dans les espaces publics25, et à Mexico les Sembradores Urbanos
(semeurs urbains) apprennent aux enfants à greffer des cultures partout, dans
des bacs ou des gouttières accrochés aux murs26. L’association parisienne
Vergers urbains plante des arbres et installe des jardins collectifs dans les
rues, les écoles, au pied des immeubles et sur les toits. À Seattle, les membres
de City Fruit cartographient les arbres fruitiers de la ville et vont aider leurs
propriétaires à récolter, pour distribuer les fruits aux banques alimentaires,
aux écoles et aux maisons de retraite. De leur côté, les habitants de villes
comme Vancouver, Portland, Melbourne ou Rotterdam27 recensent les
ressources alimentaires sauvages (herbes28, fruits, baies…) pour les
consommer, et ce foraging (glanage) alimente familles et restaurants. Dans
un esprit de partage, tous ces groupes démontrent qu’une ville recèle de
nombreuses ressources alimentaires cachées.

Le permablitz, ou création expresse de jardins


Convertir rapidement un espace disponible en jardin ? C’est possible avec le permablitz. Ce
terme guerrier désigne la transformation pacifique et ultra-rapide d’une pelouse, d’une cour, d’un
trottoir ou de tout espace public en potager cultivé en permaculture. À Montréal, c’est une jeune
militante écologiste, Clarisse Thomasset, qui diffuse cette technique, née en Australie en 2006.
Commencez par lancer un appel aux volontaires – voisins, collègues de travail ou amis des
réseaux sociaux – et demandez-leur d’apporter pelles, seaux, semis et matériaux de récupération :
déchets organiques, vieux cartons, paille, feuilles sèches. Une fois sur place, retirez la pelouse, les
graviers ou le bitume. Puis le plus simple arrive, dit Clarisse : « On utilise la technique du no-dig
garden, qui permet de planter sans creuser. On superpose simplement des couches de feuilles
sèches, de vieux journaux ou de paille, qui fournissent le carbone, et des couches de compost ou
de déchets organiques, qui apportent l’azote. » Une culture en lasagnes qui recrée le principe d’un
écosystème, mais en accéléré. Il ne reste plus qu’à planter des végétaux qui se protègent
mutuellement, selon le principe de la permaculture.
Cette métamorphose, qui ne prend qu’une journée, a un effet spectaculaire sur le voisinage :
« Les gens viennent voir et demandent à ce qu’on vienne faire la même chose sur leur pelouse »,
raconte Clarisse. « Mais avant d’aller le faire chez eux, on leur demande de participer à un
permablitz chez quelqu’un d’autre, car c’est avant tout un travail communautaire. »
Des jardins solidaires
Récupérer des friches urbaines – avec ou sans permission – est ainsi
devenu fréquent en Amérique du Nord. À Philadelphie, par exemple, plus
de 400 terrains vacants ont été transformés en jardins, une rébellion jardinière
traditionnellement tolérée depuis le XIXe siècle. Les associations Grounded in
Philly à Philadelphie, Living Lots à New York ou Open Acres à Los Angeles
ont d’ailleurs établi une cartographie interactive des friches urbaines à
squatter, pour guider les futurs jardiniers29.
À Montréal, la plate-forme Lande30 permet elle aussi de recenser les
terrains vacants à transformer en potagers. La ville compte déjà une centaine
de jardins partagés municipaux, mais, comme il faut attendre au moins deux
ans pour obtenir une parcelle, des potagers ont surgi spontanément ailleurs
dans les espaces publics, explique Gaëlle Janvier, de l’ONG Alternatives31,
organisation phare dans l’agriculture urbaine au Québec. Et en plus des
jardins partagés, un réseau de plus d’une centaine de ruelles vertes a vu le
jour à Montréal, aménagées par les riverains : ce sont de véritables coins de
campagne, des lieux de rencontres, de promenade et de partage, plantés
d’arbres, jalonnés de nichoirs à oiseaux et de composteurs, d’espaces pour les
artistes et pour les enfants. Certaines sont aussi conçues comme des ruelles
comestibles, avec des légumes en libre service32. Pour Gaëlle, ces
appropriations montrent que « les habitants peuvent partout investir un
terrain, un toit, une rue. C’est possible, l’espace ne manque pas ». Et ces
espaces collectifs ont tous les avantages : apport alimentaire bio, îlots de
fraîcheur et de silence dans la ville, éducation des enfants, échanges
intergénérationnels, intégration des nouveaux arrivants, etc.
À Montréal, une partie d’entre eux sert aussi à nourrir les moins favorisés,
en fournissant les banques alimentaires et des associations. Deux jeunes
Montréalais, Chris Godsall et Keith Fitzpatrick, ont même créé une cantine
itinérante, le Santropol Roulant, qui fournit des repas à domicile aux
personnes âgées. Ils ont d’abord cultivé leurs légumes dans des bacs installés
avec l’aide d’Alternatives sur le toit d’un garage. Puis ils sont allés investir
les toits de l’université du Québec (Uqam) et de l’université McGill :
« Quand on est allés les voir, raconte Gaëlle, on s’est dit : si on arrive à
produire une nourriture communautaire dans cette université prestigieuse, ça
sera un symbole fort. » Pari tenu : leur popote roulante y produit aujourd’hui
plusieurs tonnes de légumes, complétés l’hiver par ceux des fermiers de la
région33. Des centaines de volontaires cuisinent des repas équilibrés et bio et
vont les livrer, à vélo, en voiture ou à pied, aux personnes âgées34, malades
ou handicapées, cinq jours par semaine, leur permettant ainsi de vivre chez
elles et d’être moins isolées. Le prix est symbolique (environ 3 euros) et la
cantine vend d’autres légumes sur les marchés à des prix très réduits pour les
habitants à bas revenus.
En France aussi, les jardins gagnent du terrain dans l’espace urbain. À
Paris, la municipalité accompagne la montée de l’agriculture urbaine en
autorisant la végétalisation des espaces publics et l’organisation de jardins
partagés, notamment autour du vieux chemin de fer de la Petite ceinture.
Dans l’un d’eux, les Jardins du Ruisseau, 300 riverains, ainsi qu’une
vingtaine d’associations et d’écoles, colonisent les quais de l’ancienne voie
ferrée pour produire légumes, fruits, fleurs et miel, et créer des animations de
quartier. La capitale souhaite ainsi végétaliser cent hectares d’ici à 2020,
notamment avec le programme des Parisculteurs.
L’Île-de-France a beau être la région la plus urbanisée de l’Hexagone, elle
compte déjà plus de mille jardins partagés sur près de 900 hectares. La ville
de Marseille, elle, compte un millier de potagers sur une trentaine d’hectares.
Et de nombreuses villes françaises, à l’instar de New York, de Détroit, de
Toronto ou de Berlin, voient réapparaître sur les balcons, dans les arrière-
cours et les jardins de banlieue des micro-élevages de poulets pour avoir des
œufs frais.
Ce maraîchage urbain s’enracine d’ailleurs dans une longue tradition de
jardins ouvriers, qui remonte au XIXe siècle. Les jardins familiaux des
personnels de la SNCF par exemple, maintiennent une communauté de
jardiniers dans une soixantaine de villes depuis 194235. Et ces lopins urbains
connaissent aujourd’hui un fort regain d’intérêt. À la Fédération nationale des
jardins familiaux et collectifs (FNJFC36), qui en regroupe 300 en France, on
constate une « explosion des demandes » et cinq ans d’attente pour obtenir
une parcelle.
Mais beaucoup de Français décident aussi de cultiver sans attendre une
autorisation, comme le raconte Benjamin Gourdin, à Lille : « On a
récemment investi une friche de 1 500 m2 à Lille-Sud. Et pour y entrer, on a
dû passer au-dessus d’une clôture de trois mètres de haut avec une échelle »,
me dit-il, amusé. Son association, l’Ajonc37, soutient en effet les groupes
d’habitants qui s’approprient des terrains en friche et les aide ensuite à
négocier avec les municipalités pour cultiver légalement le terrain. « Ce qui
n’est pas toujours facile », reconnaît-t-il, car ces terrains sont souvent
réservés à des constructions. Depuis 1997, l’Ajonc a néanmoins ouvert
plusieurs dizaines de jardins communautaires dans le Nord et le Pas-de-
Calais, où chacun cultive et se sert librement. « Ils sont bien dans l’esprit de
l’éducation populaire : accessibles à tous, ils se nourrissent des idées de
chacun et créent du lien social », constate Benjamin. Les habitants « de trois à
soixante-dix ans » y retrouvent le plaisir de jardiner et de cuisiner des repas
ensemble, d’organiser des clubs nature, des ateliers écocitoyens ou des
concerts.
Cette éclosion de l’agriculture dans les villes participe bien sûr de la
recherche d’une alimentation saine et au-delà, d’un nouvel art de vivre,
analyse Laurence Baudelet, ethno-urbaniste et auteure d’un livre sur les
jardins partagés38. « Ceux qui s’y impliquent sont des gens qui veulent
connaître leurs voisins et s’investir dans une forme de citoyenneté, car ils
montrent aussi plus de vigilance vis-à-vis des décisions politiques », observe-
t-elle. Et implanter des jardins est possible partout. « Même dans un foncier
aussi contraint que Paris, il reste des marges de manœuvre sur les balcons, les
terrasses, les toits et au pied des immeubles, car les techniques employées –
bacs, palettes, gouttières, arbres palissés sur les murs – donnent des
productions intéressantes, même sur de petites surfaces. »
De plus, les périphéries urbaines ont souvent gardé des surfaces arables
importantes, comme à Strasbourg, Lyon ou dans la grande couronne
parisienne, où 3 000 hectares sont encore cultivés par des maraîchers. Certes,
ces terres sont devenues des enjeux très politisés, comme en témoignent les
querelles autour du Grand Paris, souligne Laurence Baudelet. Mais garder
des ceintures vivrières relève, dit-elle, « d’un choix de société majeur : veut-
on faire de l’agriculture bio ou construire des immeubles ? ».

Les municipalités qui s’engagent


De nombreuses villes soutiennent désormais l’agriculture intra-muros, non seulement pour
améliorer l’alimentation et le lien social, mais aussi pour constituer des puits de fraîcheur qui
réduisent les effets d’îlot de chaleur urbain (ICU). Aux États-Unis, plusieurs municipalités offrent
des terrains aux city farmers (Portland, Austin, Minneapolis, San Diego… )39. Seattle et San
Francisco40 ont même modifié leurs règlements municipaux pour leur permettre de vendre
légalement sur les marchés.
Séoul, en Corée du Sud, encourage aussi les habitants à cultiver jardins et balcons et multiplie
les fermes urbaines : la capitale, qui en comptait déjà plus de 2 050 en 2013, en implantera 1 800
autres d’ici à 2018 dans tous les espaces libres (écoles, parcs, toits d’immeuble) situés à moins de
dix minutes de marche des habitations. À Copenhague, un parc aménagé en 2015 en concertation
avec les habitants offre, outre ses jardins partagés, des zones de drainage qui absorbent les
inondations – une solution de résilience face aux perturbations du climat41 et un début
d’alternative aux cités 100 % asphaltées, surchauffées et vulnérables aux crues. Vancouver, qui
veut être « la ville la plus verte du monde » en 2020, multiplie aussi les espaces plantés pour
rétablir un cycle naturel de l’eau (évaporation, infiltration dans le sol).
Les petites villes ne sont pas en reste. La commune de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) a
ainsi acheté une ferme urbaine pour fournir des légumes sains toute l’année aux enfants42 :
en 2012, elle a été la première ville française de plus de 10 000 habitants à convertir intégralement
au bio ses cantines scolaires, ses crèches et ses centres de loisirs. Une démarche cohérente, car « la
santé, l’écologie, l’éducation : tout se tient », rappelle Marie-Louise Gourdon, maire adjointe à la
culture et conseillère générale des Alpes-Maritimes. Avec des résultats concrets : « les élèves vont
régulièrement à la ferme planter, semer et récolter. Ils comprennent ainsi la valeur du travail et du
bio, et ce qu’ils ont dans l’assiette prend un autre sens. Ils ont d’ailleurs appris à mieux manger ».
Et dans la foulée, « 65 % des parents ont modifié leurs habitudes alimentaires », grâce aux
informations et aux animations de la commune et « parce qu’à la maison, les enfants parlent du bio
et du gaspillage », se félicite Marie-Louise.
Mouans-Sartoux veut ainsi montrer que pour une municipalité, faire le choix de salarier un
agriculteur bio, plutôt que d’acheter toute l’année des légumes non bio à des fournisseurs
industriels extérieurs, répond à un réel enjeu sanitaire et écologique43. Un choix qui ne se révèle
pas plus cher, car le surcoût a été entièrement compensé par une réduction drastique du
gaspillage44. L’enjeu est aussi de soutenir l’économie locale, car ce que la ferme urbaine ne
fournit pas (pain, laitages, fruits) provient exclusivement de producteurs locaux. La ville a aussi
multiplié par quatre ses surfaces agricoles pour soutenir l’installation d’agriculteurs engagés dans
une gestion raisonnée de l’eau.
Des espaces de résilience
Le maraîchage, qui irrigue maintenant les villes du Nord et du Sud, ne peut
d’ailleurs pas se résumer à une tendance bourgeois-bohème. Bien au
contraire, il garde souvent son rôle traditionnel d’amortisseur de la pauvreté.
En Russie, où il est le plus répandu au monde (près des deux tiers des
urbains, soit 65 à 70 millions de personnes, cultivent une parcelle45), la baisse
des salaires et de la production agricole lors de la chute du système soviétique
a provoqué une ruée vers les jardins urbains. Les pelouses ont été converties
en potagers et la superficie cultivée des villes a doublé.
Même réflexe à Cuba : la fin de l’URSS a fait chuter les importations
russes de denrées alimentaires, d’engrais et surtout de pétrole, nécessaires à
l’agriculture intensive. Pour compenser cette pénurie, les urbains sont
devenus maraîchers et la production de légumes de La Havane a décuplé en à
peine dix ans, sans compter l’élevage. Avec 400 000 parcelles urbaines bio,
Cuba a sans doute mis en œuvre la première résilience de l’histoire après un
pic pétrolier46.
Dans les années 2000, la population de Rosario, troisième ville
d’Argentine, n’a survécu à la faillite du pays qu’en transformant 60 hectares
de terrains vacants en potagers urbains. Plus de 800 lopins communautaires
bio nourrissent aujourd’hui 40 000 habitants47 et alimentent une filière locale
de transformation et de vente. Aux États-Unis, les jardins communautaires se
sont d’abord multipliés dans les villes désindustrialisées (Détroit, Pittsburgh,
Youngstown, Cleveland48…) ; ailleurs dans le pays, ils restent en majorité
cultivés par des citadins modestes49. C’est pourquoi l’association Urban
Farming les appelle des food empowerment zones : des zones où les plus
démunis reprennent le pouvoir sur leur vie en devenant autonomes en
alimentation. De nombreuses fermes urbaines américaines consacrent
d’ailleurs leur production aux quartiers pauvres, comme la Common Good
City Farm, à Washington, ou les fermes de l’association Growing Power,
fondée par l’ancien basketteur Will Allen, qui fournissent écoles et ménages
démunis de Milwaukee, Madison et Chicago.
Souvent, les jardins communautaires installés dans des quartiers marqués
par les discriminations sociales et raciales racontent des histoires de
résilience. À Boston, par exemple, le verger d’Egleston a pris la place d’un
terrain vague jonché de canettes vides et de seringues usagées. Il est devenu
un lieu calme, qui transcende les rivalités et les classes sociales, et où des
jardiniers d’origine latino, arabe et chinoise font pousser ensemble des fruits
en accès libre. En France, à Marseille, des jardins collectifs installés au pied
des immeubles recréent de la solidarité dans des quartiers défavorisés et
marqués par la violence50. Les cultures communautaires montrent aussi leur
utilité après les catastrophes. À La Nouvelle-Orléans, le Guerrilla Garden,
installé en 2009 par des habitants revenus après le passage de l’ouragan
Katrina (2005), a fait bien plus que les nourrir : il a réparé le tissu social d’un
quartier détruit. À Haïti, après le séisme de 2010, Aviram Rozin, fondateur de
l’association Sadhana, aidé de centaines de volontaires, a planté des potagers
et des forêts comestibles qui ont redonné vie et nourriture à une zone
dévastée de près de 3 000 hectares.
Sans surprise, la crise de 2008 a elle aussi amplifié l’autoproduction
familiale de légumes dans les pays touchés. Au Portugal, par exemple, la
mairie de Lisbonne distribue des lopins publics pour aider les familles
démunies51. Quant aux Espagnols, ils cultivent 15 000 potagers urbains,
squattés sur des espaces publics par des familles, des associations et des
groupes d’Indignés, ou donnés par les mairies, les régions et les universités.

Les Incroyables Comestibles


Cette résilience en temps de crise, aucune ville ne l’illustre mieux que
Todmorden, en Angleterre. Cette ancienne cité textile en déclin, située près
de Manchester, a perdu ses emplois et, comme Détroit, la moitié de ses
habitants en un siècle. Mais, comme Détroit, elle s’est aussi reprise en main
grâce à l’agriculture urbaine. En 2008, une habitante, Pam Warhurst, réunit
quelques habitants dans un café pour y discuter des moyens d’enrayer la
spirale mortifère qui condamne la ville. « On voulait cesser de se sentir
victimes et agir, pour relancer les énergies », raconte Mary Clear, une autre
mère de famille présente à la réunion. Quelques idées fusent. Dont une que
Pam et Mary retiennent : planter des légumes pour les partager et cuisiner
ensemble.
Le petit groupe baptise joyeusement l’opération Incredible Edibles
(Incroyables Comestibles) et décide de coloniser les espaces publics. En
quelques mois, 70 bacs de légumes apparaissent sur les trottoirs, avec un
écriteau : « Food to share » (nourriture à partager). En trois ans, le nombre de
bacs double et les habitants plantent 3 000 nouveaux arbres fruitiers. Puis
Mary et Pam persuadent les fermiers situés dans un rayon de 50 miles
(80 km) de vendre leurs produits dans les boutiques et les marchés de
Todmorden, et non dans les supermarchés. Cette relocalisation retient
l’argent et les emplois dans la ville et dès 2011, « 83 % de la nourriture
consommée à Todmorden était locale », explique François Rouillay, qui a
accompagné cette aventure et l’a essaimée en France et dans d’autres pays52.
Aujourd’hui, Todmorden produit et auto-consomme plusieurs dizaines de
variétés de légumes et de fruits, du miel, des plantes aromatiques. De la
maternelle au lycée, tous les enfants élèvent des poules et cultivent les
légumes qui composent chaque jour les repas des cantines. Sur deux hectares,
Nick Green, le dynamique jardinier en chef de la ville, chapeau de toile et
barbe rousse, dirige une ferme coopérative où il produit légumes, herbes,
arbres et graines, avec des jeunes en réinsertion. Ce docteur en biochimie
enseigne aussi la permaculture, dont il pollinise les meilleures techniques que
lui et sa compagne, Helena Cook, rapportent chaque année de leurs voyages à
travers l’Europe. Et, toute l’année, une profusion d’animations et de fêtes
liées à la permaculture et à la gastronomie attirent dans la ville des visiteurs
du monde entier. « Les boutiques ont rouvert et il y a deux fois plus d’hôtels
et de restaurants qu’en 2008 », constate François. « Et beaucoup affichent le
logo Totally Locally, car tout est local : légumes, confiture, miel, pain, viande
de moutons, pulls tricotés avec leur laine, etc. »
Les légumes cultivés à Todmorden ne nourrissent pas entièrement la ville,
mais ils ont été un catalyseur : dans ma conversation avec Mary, je lui dit que
comme j’ai pu le voir à Détroit, l’agriculture a permis à sa ville de tourner la
page de la désindustrialisation et de devenir le laboratoire d’un futur
différent. « Laboratoire, j’aime ce mot », réagit Mary, car « chaque habitant a
apporté sa part de talent. Ils ont créé de nouveaux produits (fromages,
gâteaux, produits d’élevage…) et lancé des festivals de gastronomie. Ils ont
aussi ouvert le premier centre de formation à la construction en éco-
matériaux à base de paille : nous aurons bientôt un hôtel construit comme
cela. Maintenant, les gens n’ont pas peur de risquer, d’ouvrir un magasin, une
boulangerie. Nous sommes tous dans l’expérimentation permanente. Peu
importe si on se trompe, le principal est d’essayer. Parce que tout cela produit
un bien plus précieux que la nourriture : un sens de la communauté et la fierté
d’en faire partie ».
Todmorden est en effet devenue une ville dynamique et solidaire, qui a
planté sur son sol de grandes lettres blanches, semblables à celles
d’Hollywood sur la colline de Los Angeles : le mot kindness (gentillesse),
écrit en majuscules. « Le monde vit des temps troublés : une crise énorme,
des banques qui s’effondrent, la guerre à nos portes, le climat qui change »,
rappelle Mary. « Nous entrons dans une nouvelle époque et c’est le moment
de se rassembler et d’agir. De savoir que nous pouvons compter les uns sur
les autres. Cette communauté qu’on bâtit, c’est elle qui nous protégera de
tout. C’est cela, le message d’espoir : au lieu de nous plaindre, agissons
ensemble. »
Les Incroyables Comestibles sont aujourd’hui connus dans le monde
entier. Ils se sont ramifiés dans plus de 1 200 villes – au Japon, au Qatar, au
Niger, au Togo, en Tunisie, en Colombie, aux États-Unis, etc.53 – et ce réseau
mondial continue de s’étendre, diffusant la permaculture en bacs et en
keyhole gardens, ces micro-potagers circulaires en butte, d’origine africaine,
qui sont des microcosmes de permaculture54. La démarche est en effet facile
à mettre en œuvre et elle est arrivée au bon moment, à une époque
d’engouement pour les cultures urbaines, d’affirmation d’un besoin de
convivialité et de partage. D’où un enthousiasme contagieux, qui séduit aussi
les élus locaux : « À Québec, les urbainculteurs ont remplacé la pelouse du
Parlement par des bacs de légumes, et Sherbrooke, Victoriaville, Montréal
donnent leurs espaces publics, tout comme Tournai, Liège, Avranches,
Bayonne et d’autres. On entre dans l’acte II, celui où les municipalités
viennent vers nous », observe François Rouillay.
Lui-même, après trois années consacrées à développer ce mouvement,
donne aujourd’hui des conférences sur l’autonomie alimentaire des villes. « Il
s’agit de passer à un travail en profondeur, pour tendre vers des villes
autosuffisantes, dit-il. La valeur des bacs de nourriture est de créer ensemble
de l’abondance : quand je partage mes légumes, j’en reçois deux fois plus, car
les voisins m’apportent des plants, on les cultive ensemble et, au passage, ils
deviennent des amis. Mais on peut aller plus loin. Aujourd’hui, les gens
vivent mal, parce qu’ils sont conditionnés à se concurrencer entre eux. Alors,
prendre soin de soi, prendre soin de l’autre et prendre soin de la Terre sont
trois changements d’attitude qui interagissent ensemble et créent des cercles
vertueux. En changeant de regard, en se nourrissant local et bio dans une
coopération solidaire, on peut atteindre l’autonomie alimentaire en un temps
très court. On passe d’une société d’offre mondialisée à une communauté
pacifiée, basée sur une offre locale, reliée et interconnectée. »
Demain, nourrir les villes

Des filières urbaines bio


Nourrir les villes : l’enjeu est primordial. Car en 2050, quand 75 % des
neuf milliards de Terriens seront urbains, les cités hypertrophiées auront
partout fait reculer les surfaces agricoles et le pétrole sera devenu rare. Faire
pousser la nourriture sur place sera alors indispensable à la résilience du
monde urbain après le pic pétrolier. Le réseau des villes en transition s’y
prépare déjà55 et plus de 120 municipalités aussi diverses qu’Abidjan,
Johannesburg, Rome, Madrid, Mexico ou New York se sont engagées à
organiser des systèmes alimentaires autonomes en signant en 2015 le pacte de
Milan56.
Mais, dans ce domaine, la société civile a pris de l’avance. La baie de San
Francisco compte déjà une dizaine de mouvements d’agriculteurs urbains57.
À New York, l’association Just Food a mis sur pied plus de 80 réseaux
d’approvisionnement regroupant les fermiers urbains et péri-urbains. Au
Brésil, les 8 000 fermiers de la ville de Curitiba produisent chaque année plus
de 4 100 tonnes d’aliments58 et des systèmes alimentaires locaux existent à
Porto Alegre, Recife, São Paulo ou Salvador. En Russie, près de deux tiers
des urbains sont quasi autonomes en légumes. À Hanoï, au Vietnam, 80 %
des légumes et 40 % des œufs consommés sont d’origine urbaine et péri-
urbaine, tout comme 90 % des produits frais consommés à Accra, au
Ghana59. Certaines villes sont ainsi presque autonomes, et bien d’autres
pourraient atteindre une forme de souveraineté alimentaire en étendant
simplement les surfaces cultivées.
En France, une commune alsacienne de 2 200 habitants, Ungersheim, s’est
en tout cas engagée dans cette voie : elle a amorcé une transition d’ensemble,
qui allie agriculture urbaine, monnaie locale et énergies vertes. Comme tant
d’autres, Ungersheim est environnée de terres dédiées aux monocultures de
céréales. Mais en 2002, le conseil municipal, qui juge aberrant que les
habitants vivent au milieu de cultures destinées à l’exportation, alors qu’ils
achètent des aliments importés de l’extérieur, décide de tenter un processus
de relocalisation. La mairie reprend l’exploitation d’une terre et y installe une
ferme bio, les Jardins du Trèfle rouge, gérée par une structure d’insertion. Sa
production est aujourd’hui vendue sur le marché local et par paniers aux
familles60, et alimente la confection de 500 repas par jour dans les cantines
scolaires de six communes.
Le maire Jean-Claude Mensch lance ensuite un projet de filière agro-
alimentaire allant « de la graine à l’assiette ». Chapeautée par une coopérative
d’intérêt collectif (Scic) dont la municipalité est actionnaire, cette filière
inclut une conserverie qui transforme les légumes de la ferme municipale,
une épicerie en vrac et une micro-brasserie. Depuis 2015, une monnaie
locale, le radis, circule dans la ville et permet de bénéficier de prix réduits à
la cantine et sur les légumes de la ferme municipale. Cette monnaie, dit le
maire, est « un outil indispensable à cette démarche de relocalisation et de
lien social ».
La transition d’Ungersheim est aussi énergétique : les bâtiments
municipaux sont équipés de panneaux solaires, tout comme la piscine, la
ferme se fournit chez Énercoop et une chaufferie au bois complète cet
équipement public. Un parc photovoltaïque relié au réseau national fournit
par ailleurs « l’équivalent de la consommation de tous les habitants, hors
chauffage : la commune est ainsi autonome à 80 %, industries comprises »,
dit le maire. Un éco-hameau de maisons bioclimatiques, autonome en
énergie, a de son côté été co-construit par neuf familles sur le modèle BedZed
(Beddington Zero Energy61). La ferme s’engage aussi dans le zéro carbone,
en n’utilisant que des chevaux de labour, en s’orientant vers la permaculture
et, à terme, vers une irrigation alimentée à l’énergie solaire.
La mairie implique le plus possible les habitants dans cette transition en les
invitant à participer aux commissions municipales (sur l’énergie, le
développement soutenable, les mobilités, l’eau…). Elle organise aussi toute
l’année des chantiers citoyens où ils peuvent planter des arbres fruitiers,
participer aux travaux de la ferme ou contribuer à recenser la biodiversité
locale. « Globalement, 10 % de la population contribue » à la démarche « et
on doit régulièrement relancer », dit Jean-Claude Mensch. « Mais c’est une
politique de petits pas : la transition ne se fait pas en un jour. De même, on ne
va pas dire qu’on arrivera à une souveraineté alimentaire à 100 %, parce
qu’ici on ne cultive pas de riz ou de fruits exotiques. Mais ce qu’on veut,
c’est une démarche écologique globale, qui replace l’homme dans son
environnement. Et dans ce changement de modèle, la puissance publique a un
rôle d’innovation et d’expérimentation à jouer. Comme disait Gandhi :
l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre. C’est le seul. »
Donner l’exemple, c’est aussi le pari que fait la ville d’Albi, qui
ambitionne d’atteindre son autonomie alimentaire d’ici à 2020, en s’appuyant
sur trois types d’action. Tout d’abord, multiplier les espaces publics offrant
des légumes en libre accès : « D’un côté, la ville a du foncier urbain inutilisé
et planté de pelouses, qu’il faut tondre et arroser avec de l’eau potable. De
l’autre, des familles ont du mal à boucler les fins de mois et il y a des files
d’attente aux Restos du cœur », explique Jean-Michel Bouat, l’adjoint au
maire chargé du développement durable, à l’origine du projet. Implanter des
potagers en libre accès était donc une évidence : cultivés par les services
municipaux et les jardiniers des Incroyables Comestibles, ils jalonnent
maintenant une « green route » dans la ville.
Deuxième axe : réimplanter des cultures agricoles dans l’agglomération,
sur des terrains préemptés par la mairie et loués à des maraîchers à prix
modique62. « À terme, on aura 73 hectares cultivés en permaculture », avec
des ventes en circuit court, précise Jean-Michel Bouat. Le troisième axe,
enfin, vise à reconnecter la ceinture verte de la ville au marché local : « Nous
avons 1 223 hectares exploités par soixante agriculteurs, et nous les incitons à
produire des aliments destinés à être uniquement vendus dans la ville. »
Au total, un périmètre agricole de 60 km est ainsi réorienté vers
l’approvisionnement direct des 52 000 habitants d’Albi, une première en
France. La vente en circuit court garantira des débouchés aux agriculteurs et
assurera une quasi-autosuffisance de la ville. « Sur ce périmètre, c’est
faisable », affirme Jean-Michel Bouat.
Comme Jean-Claude Mensch, celui-ci sait que l’autarcie complète ne sera
jamais atteinte. « On n’aura pas de bananes locales », plaisante-t-il, « mais au
moins, on aura réorganisé la production pour la recentrer sur le vrai
problème. » Car, face au dérèglement climatique et, demain, aux besoins
immenses d’une population à 75 % urbaine, « le temps est venu de faire ces
aménagements, de protéger nos ressources agraires locales. Il est déjà trop
tard pour avoir peur, il faut agir ». Pour contribuer à ce changement, l’élu
compte sur une nouvelle génération d’agriculteurs – comme celle qui se
forme à la permaculture au lycée agricole d’Albi – et il pense déjà à des cités
différentes, où « les quartiers de bureaux auront systématiquement un hectare
agricole ». D’autres villes emboîtent le pas à Albi, comme Rennes, qui
planifie également des potagers en libre accès, des fermes urbaines bio et des
circuits courts.

L’apport de l ’hydroponie
Parallèlement aux fermes péri-urbaines, les espaces très urbanisés, où le
foncier manque, peuvent aussi recourir aux cultures verticales en hydroponie,
une technique qui utilise dix fois moins d’eau que la culture en terre. À
Montréal, elle permet déjà de produire des légumes frais toute l’année, alors
que le climat rigoureux du Québec oblige d’habitude la ville à importer la
majorité de ses légumes de Californie. C’est là que je suis allée rencontrer un
des pionniers de cette technique, Mohamed Hage.
Mohamed a posé sa première serre hydroponique, la Ferme Lufa, sur le toit
d’un immeuble industriel de Montréal. Sur 3 000 m2, des rangs de gouttières
micro-irriguées font surgir de longues tiges chargées de poivrons, de
courgettes et de tomates. Chaque jour, la serre produit ainsi 600 kg d’une
quarantaine de variétés de légumes, vendus par paniers sur place (70 % des
clients sont du quartier) et dans des relais en ville. Le succès a été immédiat :
« Dès la première semaine, 500 paniers ont été vendus », raconte Mohamed,
qui a dû s’associer à des producteurs bio de la région pour répondre à la
demande.
La serre Lufa est le prototype d’une culture qui allie technologie et
écologie. Pas de pesticides, mais des coccinelles et des abeilles pour assurer
la pollinisation. Elle utilise peu d’eau : la micro-irrigation est fournie par le
recueil de la pluie et de la neige sur la verrière. « Chaque fois qu’il pleut, nos
réservoirs sont pleins et nous n’utilisons plus l’eau du robinet pendant une
semaine », explique Mohamed – et l’eau est recyclée en circuit fermé. De
même, c’est la récupération de la chaleur de l’immeuble, associée au soleil,
qui chauffe la serre. Celle-ci fournit d’ailleurs une parfaite couverture
isolante, qui limite les pertes thermiques de l’immeuble en hiver et rend
inutile la climatisation en été.
À l’avenir, prédit-il, les villes seront « remplies de ces serres sur les toits. Il
ne faut que deux mètres carrés d’hydroponie pour alimenter un habitant toute
l’année, et Montréal, par exemple, a assez de toits pour être totalement
autonome ». Un modèle reproductible autant au Nord qu’au Sud : Mohamed,
qui s’est aussi implanté à Laval et à Boston, est sollicité par des pays comme
le Bangladesh ou l’Arabie Saoudite. Il est persuadé que, sans culture
intensive sur les toits, « on ne pourra pas nourrir neuf milliards d’humains ».

Ces serres hydroponiques sont aujourd’hui en pleine expansion. On en


trouve à Lyon (la Ferme urbaine), Paris (le Toit Tout Vert), Singapour (Sky
Greens), Chicago (Farmed Here, bio et sans but lucratif) et dans bien des
régions au climat difficile, comme les pays du Golfe ou l’Alaska. À terme, les
fermes verticales implantées par des firmes spécialisées, comme Gotham
Greens à New York et Chicago (où une immense serre
de 23 000 m2 produit 450 tonnes par an), fourniront un complément
substantiel aux cultures horizontales. Tokyo, Séoul et Singapour projettent
d’ailleurs de les multiplier. Leurs productions, vendues en circuit court,
réduiront les transports et donc l’impact carbone. Déjà, à Brooklyn, un
magasin bio Whole Foods vend les légumes qu’il cultive lui-même en
hydroponie sur son toit, à côté de ses panneaux solaires.
Ces fermes hydroponiques devront évidemment éviter de reproduire les
erreurs de l’agriculture rurale : le productivisme et l’agrochimie. Elles
n’auront de sens que si, au lieu d’être des fermes-usines, elles sont
écologiques (bio, zéro énergie, zéro déchet, emballages compostables…) et
cultivent aussi du lien social. À Singapour, par exemple, la serre
hydroponique de 550 m2 de l’entreprise sociale ComCrop se partage entre
maraîchage collectif et production de légumes pour le quartier. L’idéal sera
d’ailleurs de multiplier les micro-cultures hydroponiques par quartier ou par
immeuble. À Singapour, plusieurs hôtels, restaurants, universités, ainsi qu’un
hôpital, produisent déjà leurs propres légumes à l’intérieur : ces cultures
intégrées à chaque habitation sont une solution d’avenir.
Une réappropriation de l’espace urbain
De ce tour d’horizon d’un phénomène qui a conquis le monde, une
certitude émerge : l’avenir appartient aux villes qui auront anticipé leur
indépendance alimentaire. Dans quelques années, elles ressembleront sans
doute à celle d’Almere aux Pays-Bas63, autonome en énergies vertes et en
alimentation bio (grâce à des serres) et recyclant entièrement l’eau et les
déchets. À terme, l’habitat, l’écologie et l’agriculture de proximité seront
intimement liés. Aux États-Unis, d’ailleurs, on construit déjà de nouveaux
agro-quartiers (agrohoods) intégrant potagers et vergers, comme Agritopia à
Phoenix, South Village dans le Vermont ou Willowsford en Virginie.
L’autoproduction des habitants n’est en effet pas négligeable : selon la FAO,
un mètre carré produit 50 kg de produits frais par an, soit un tiers de la
consommation de fruits et de légumes recommandée en Europe. Et un jardin
de « 150 m2 nourrit une famille de quatre personnes toute l’année », rappelle
la Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs. En complément,
l’hydroponie et ses variantes64 produiront dans de grandes serres, mais aussi
dans chaque habitation, car le partage des savoir-faire65, les kits d’installation
et les tutoriels open source66 facilitent sa mise en œuvre sur un balcon, un toit
ou un mur.
L’agriculture urbaine dépasse toutefois le seul enjeu de
l’approvisionnement. Elle est avant tout un réflexe citoyen qui compense la
pauvreté, rétablit de la convivialité dans les quartiers, entretient la
biodiversité et émancipe les citadins des circuits économiques. Elle remplit
aussi cette fonction essentielle : rétablir des commons, ces terrains
communaux du monde anglo-saxon, autrefois librement utilisés par les
villageois pour assurer leur subsistance. Leur fermeture au XVIe siècle en
Angleterre avait d’ailleurs entraîné un appauvrissement de la population et
des révoltes, comme en 1607 dans les Midlands. Nouveaux communs
modernes, les jardins collectifs réintroduisent dans la cité de l’autonomie, du
bien-être collectif, de la justice sociale et de l’écologie. Ils modifient aussi la
nature de l’échange en remplaçant, selon les termes d’Ivan Illich, l’achat de
« biens de consommation par l’action personnelle, et les outils industriels par
des outils conviviaux ».
Après des décennies d’implantation de zones commerciales et industrielles
dans les périphéries, l’agriculture commence à son tour à s’intégrer aux
écosystèmes urbains. L’enjeu est, à terme, l’émergence d’une nouvelle
économie, indispensable à la survie des villes ; une économie postindustrielle
qui, outre l’autonomie alimentaire, assurera la création d’emplois de
transformation et le recyclage des déchets organiques urbains67. Avec pour
bénéfices une alimentation durable, une réduction de l’impact carbone des
villes et de jeunes générations éduquées à l’écologie et à un nouveau vivre-
ensemble.

1 Navi Radjou et alii, Edition Diateino, 2013


2 L’automobile ne fait plus vivre qu’un million de salariés aux États-Unis, au lieu de 10 millions dans
les années 2000. À Détroit, Chrysler et General Motors n’emploient plus que 10 000 salariés et la
plupart des voitures qui roulent aux États-Unis sont fabriquées au Brésil ou au Mexique.
3 « Ceinture de rouille ».
4 Aucune ville n’a connu une telle chute de population, sauf La Nouvelle-Orléans après l’ouragan
Katrina.
5 Au-delà de Détroit, 13,4 % des habitants du Michigan sont en situation d’insécurité alimentaire, selon
le ministère américain de l’Agriculture, et 50,2 millions d’Américains sont dans ce cas.
6 http://georgiastreetgarden.blogspot.com/. Des dons pour soutenir son travail peuvent être versés sur
ce blog.
7 Keep Growing Detroit, The Greening of Detroit, Food Field, The Michigan Urban Farming Initiative,
etc. Beaucoup se sont regroupées pour peser auprès des autorités (http://detroitagriculture.net).
8 Ces food stamps sont attribués par le gouvernement. En 2016, environ un Américain sur sept (13,4 %
de la population) en recevait, presque deux fois plus qu’avant la crise de 2008.
9 Voir notamment Michelle Elder, « Detroit Doers : How Young Social Entrepreneurs Are Impacting
Detroit », http://blog.michiganadvantage.org/great-companies/detroit-doers-how-young-social-
entrepreneurs-are-impacting-detroit, ainsi que http://detroit.iamyoungamerica.com/ et
http://detroitjetaime.com/fr.
10 Stéphanie Baffico, « De Charm City à Farm City : la reconquête des espaces en déshérence par
l’agriculture urbaine à Baltimore », Géoconfluences, 19 avril 2016.
11 Voir sur : www.greenguerillas.org.
12 Après avoir transformé en jardins des friches appartenant à la ville, beaucoup de maraîchers ont dû
se battre pour les garder, la municipalité voulant vendre leurs terrains à des promoteurs. Après plusieurs
années de résistance, ils ont conclu un accord provisoire avec la ville en 2002, mais un certain nombre
de jardins ont quand même été vendus.
13 Voir sur : www.hattiecarthancommunitymarket.com.
14 Voir les sites : www.pretersonjardin.com ; www.plantezcheznous.com.
15 Parcs publics et jardins privés avaient été transformés en victory gardens qui, durant l’effort de
guerre, assuraient 40 % de l’approvisionnement du pays.
16 En 2013, contre 36 millions en 2008, selon la National Gardening Association (« Food Gardening in
the U.S. at the Highest Levels in More Than a Decade », 2 avril 2014).
17 Voir la carte sur www.farmgarden.org.uk/your-area/london.
18 Jardin nomade, car installé dans des caisses en plastique transportables
(http://prinzessinnengarten.net).
19 Voir la carte sur http://cgireland.org/community-gardens/ (Eire et Irlande du Nord).
20 Voir http://www.phillyorchards.org/orchards/.
21 Cette forêt imite la nature : composée de plusieurs strates d’arbres, d’arbustes et de légumes
complémentaires qui s’entretiennent mutuellement, elle restaure l’écosystème. Voir
www.permaculturedesign.fr/la-foret-comestible/.
22 http://fraternitesouvrieres.over-blog.com/2015/03/presentation-de-l-association.html et Thibaut
Schepman, « Dans cette forêt, tout est comestible », Rue89, 10 juin 2015.
23 Voir la vidéo de l’AFP, « À Séoul, le jardinage atteint des sommets », www.youtube.com/watch?
v=aMwZtIgo5-M.
24 Voir sur : FleetFarming.com.
25 Voir le collectif Fallen Fruit (www.fallenfruit.org).
26 Voir la carte des jardins urbains de Mexico sur www.google.com/maps/d/viewer?
hl=en&t=h&msa=0&z=10&ie=UTF8&mid=11k78jTszCBlMV3ybyagodXaD4Sk.
27 Voir sur : http://urbanedibles.eu.
28 Plutôt cueillies en hauteur et non au ras du sol, pour éviter les pollutions d’origine animale.
29 Voir : https://laopenacres.org/#10/34.0248/-118.3255 ; www.groundedinphilly.org/resources/ ;
http://livinglotsnyc.org/#11/40.7300/-73.9900.
30 Voir : www.landemtl.com/.
31 La carte des jardins de Montréal est sur Agriculturemontreal.com/carte et celle des ruelles vertes sur
Eco-quartiers.org.
32 Voir notamment : « Une ruelle verte comestible pour le jardin communautaire Basile-Patenaude »,
2016, Agriculturemontreal.com.
33 Une part du financement de la cantine vient de fondations et d’aides publiques, le reste de dons
d’habitants de la ville, qui apportent aussi du matériel de cuisine et des aliments.
34 Plus d’un tiers (36 %) des personnes âgées de Montréal vivent sous le seuil de pauvreté et beaucoup
font appel aux banques alimentaires, selon Santropol Roulant.
35 Voir leur association : Jardinot.fr.
36 Cette fédération (www.jardins-familiaux.asso.fr) est l’héritière de l’ancienne Ligue française du coin
de terre, qui, à la fin du XIXe siècle, contribua à la légalisation des terrains urbains que s’appropriaient
les ouvriers arrivés des campagnes.
37 Association des jardins ouverts et néanmoins clôturés : www.ajonc.org.
38 Frédérique Basset, Laurence Baudelet, Pierre-Emmanuel Weck, Alice Le Roy, Jardins partagés :
utopie, écologie, conseils pratiques, Terre vivante, 2008.
39 Voir le réseau international de l’agriculture urbaine : www.inuag.org/.
40 Où le maraîchage fournit 5 à 10 % de la consommation locale de légumes, selon les fermiers de la
cité (www.sfuaa.org).
41 Voir Lara Charmeil, « Il capte l’eau et la chaleur : le premier parc ’résilient’ inauguré à
Copenhague », We Demain, 26 janvier 2016, http://www.wedemain.fr/Il-capte-l-eau-et-la-chaleur-le-
premier-parc-resilient-inaugure-a-Copenhague_a1628.html.
42 La ferme dispose d’une structure de conservation pour fournir des légumes d’été durant l’hiver, en
plus des légumes de saison.
43 Mouans-Sartoux est d’ailleurs très active dans le Club des territoires Un Plus Bio
(www.unplusbio.org), qui sensibilise les villes françaises à la restauration collective bio et locale. Elle
compte plusieurs dizaines de communes en transition écologique, dont Loos-en-Gohelle, Grande-
Synthe et Ungersheim.
44 Le gaspillage dans les cantines a été réduit de 80 % grâce à l’introduction des portions adaptables à
l’appétit des enfants. Au final, la conversion au bio s’est réalisée à coût constant pour les parents.
45 Entre potagers collectifs, potagers individuels et datchas, le pays compte plus de 24 millions de
parcelles urbaines et péri-urbaines. Plus de la moitié des Moscovites en cultivent, ainsi que 80 % des
habitants des villes en région (Louiza Boukharaeva et Marcel Marloie, Family Urban Agriculture in
Russia : Lessons and Prospects, Springer, coll. « Urban Agriculture », 2014).
46 Le peak oil (pic pétrolier) est le début de la raréfaction de cette ressource, étape qui fonde la
démarche des villes en transition (voir le chapitre sur les énergies). Pour Cuba, voir les films The Power
of Community : How Cuba Survives Peak Oil, de Faith Morgan (2006), Cultures en transition, de Nils
Aguilar (2012), ainsi que Frédérique Basset, « Comment les Cubains ont converti leur île au bio »,
Kaizen, 16 juillet 2014.
47 « Agriculture urbaine : Rosario, en Argentine, récolte les fruits de ses efforts », Centre de recherches
sur le développement international, Ottawa, juillet 2010.
48 Selon une étude, la culture de tous les terrains laissés vacants par les fermetures d’usines à
Cleveland rendrait la ville totalement autonome en produits frais (S. S. Grewal et P. S. Grewal, « Can
Cities Become Self-Reliant in Food ? », Center for Urban Environment and Economic Development,
Ohio State University, juillet 2011). Aujourd’hui, la création de filières agro-alimentaires locales dans
ces villes de la Rust Belt est la clé de leur reconversion économique en Green Belt.
49 Près d’un enfant américain sur quatre (23,6 %) vit dans une famille qui n’a pas les moyens d’acheter
assez de nourriture, selon le ministère de l’Agriculture.
50 Ivan du Roy, Nathalie Crubézy, « Quand l’écologie populaire permet de lutter contre la
désespérance sociale et la criminalité », Bastamag.net, 5 septembre 2016.
51 Marie Astier, « À Lisbonne, les parcs deviennent des potagers urbains », Reporterre, 28 mai 2015.
52 Il a préfacé le livre de Pam Warhurst et Joanna Dobson, Incroyables Comestibles, Actes Sud, coll.
« Domaine du possible », 2015.
53 Voir le site Lesincroyablescomestibles.fr.
54 La technique est expliquée sur www.inspirationgreen.com/keyhole-gardens.html.
55 Voir l’encadré qui y est consacré dans le chapitre sur les énergies.
56 www.milanurbanfoodpolicypact.org/text/.
57 San Francisco Urban Agriculture Alliance, Little City Gardens, Backyard Harvest Project, Urban
Sprouts, Community Grows, Bay Localize, etc.
58 Sur 1 280 parcelles. Voir « Urban and Periurban Agriculture in Latin America and The Caribbean :
A Reality », FAO (http://www.fao.org/3/a-i3696e.pdf).
59 Selon le Resource Centre on Urban Agriculture and Food Security (Ruaf.org).
60 Voir Mairie-Ungersheim.fr et Marie-Monique Robin, « Sacré village ! Ungersheim en transition »,
2016.
61 Voir cette initiative dans le chapitre sur l’énergie.
62 Deux ans de loyer gratuit, puis 80 euros par an et par hectare.
63 Voir ReGenVillages.com et Natacha Delmotte, « Autonome en nourriture et en énergie, ce village
zéro déchet va être bâti aux Pays-Bas », We Demain, 30 mai 2016.
64 L’aquaponie (avec des poissons), l’aéroponie (avec des vaporisations permanentes d’eau) et
l’ultraponie (avec ultrasons).
65 Notamment sur www.urbangardensweb.com/2014/01/14/six-kinds-of-hydroponic-gardening-
systems-and-hydroponic-planters/ et, pour l’aquaponie, sur http://aquaponie.net/,
http://jardincomestible.fr/aquaponie-permaculture/ ou Aquaponie.fr.
66 Voir http://electronicsofthings.com/iot-ideas/Internet-of-farming-arduino-based-backyard-
aquaponics/.
67 Ceux-ci représentent un tiers des poubelles des ménages (et bien plus dans les restaurants collectifs
et les filières agro-alimentaires), mais ils sont recyclables en biogaz et en compost pour l’agriculture.
En Irlande et en Suède, quasiment 100 % de la population trie déjà ces biodéchets pour la collecte –
80 % en Autriche, 75 % en Catalogne et plus de 60 % en Allemagne. De nombreuses villes (Milan,
Parme, San Francisco, Portland, Seattle, Vancouver, etc.) s’y sont aussi mises. En France, leur collecte
ne sera obligatoire qu’en 2025, mais plusieurs villes pionnières se sont équipées de collecteurs et de
composteurs.
De nouveaux modes de vie

Nous devons, en tant que nation, entreprendre une révolution radicale


de nos valeurs. Nous devons rapidement amorcer le passage d’une
société axée sur les objets à une société tournée vers les personnes.
Martin Luther King, 4 avril 1967

D’une manière douce, nous pouvons secouer le monde.


Mahatma Gandhi
Relocaliser la consommation
Consommer local ? Dans une économie globalisée, l’idée n’a
paradoxalement jamais été aussi répandue. Symbole des maux de la
mondialisation – « malbouffe », importations de qualité médiocre et
dépourvues d’éthique sociale, transports énergivores –, la grande distribution
perd aujourd’hui des clients dans tous les pays industrialisés1. Et la tendance
est à la relocalisation des achats.
Le pionnier de ce renversement a sans doute été le mouvement Slow Food,
fondé en 1986 en Italie par le journaliste Carlo Petrini pour défendre le goût,
les terroirs et l’agriculture bio. Il valorise les « communautés nourricières »
dans plus de 110 pays via le réseau Terra Madre2 et a donné naissance à une
philosophie plus large, le slow living. Celui-ci se déploie dans les slow
cities3 – les villes qui s’engagent pour la qualité de vie (journées sans
voitures, marchés fermiers…) – et dans la slow architecture (matériaux
écologiques locaux). Le slow money4 permet d’investir dans des fermes bio
ou des coopératives locales. Le slow travel consiste à voyager autrement, non
en consommateur, mais en explorateur d’autres cultures, en dialoguant avec
les habitants. La slow education privilégie les livres et la sensibilisation à la
nature, et la slow fashion bannit les marques mondialisées au profit de
vêtements personnalisés.
La slow life a ainsi favorisé la redécouverte des terroirs dans les pays
industrialisés, où acheter local est devenu un réflexe, surtout pour
l’alimentation. Aux États-Unis, cette relocalisation permet de soutenir les
emplois, de connaître l’origine des produits et de contribuer à décarboner
l’économie. Une tendance défendue par un nombre croissant de sites Web, de
livres, de magazines (Yes Magazine, New Village, Relocate America) et de
groupes de réflexion (Post Growth Institute, New Economy Network, New
Economics Institute, Demos, Post Carbon Institute, New Economy Working
Group, People-Centered Development Forum…).
Un des fers de lance de ce mouvement est l’Alliance pour des économies
locales vivantes (Business Alliance for Local Living Economies5), un réseau
de 35 000 entreprises nord-américaines qui relie une nouvelle génération
d’entrepreneurs, convaincus qu’une économie socialement et écologiquement
responsable ne peut reposer sur des échanges mondialisés, mais sur la
renaissance d’une prospérité locale6. Investir dans le potentiel économique,
social, culturel et énergétique des territoires, rappellent-ils, génère une
multitude de bénéfices pour les habitants, en termes de revenus, de vie
sociale, de santé publique, de qualité de vie, de créativité et de démocratie.

Les circuits courts, les Amap


Aux États-Unis, cette nouvelle valorisation des territoires se manifeste
dans la croissance des industries vertes (coopératives solaires locales, par
exemple), des entreprises à but social et solidaire7 et des marchés fermiers,
dont le nombre a quintuplé en vingt ans8. Les circuits courts alimentaires y
connaissent un essor similaire : 164 000 fermiers vendent aujourd’hui en
direct aux consommateurs9 et le nombre d’écoles approvisionnées par des
fermes locales est passé en dix ans de 400 à plus 42 500, bénéficiant
à 23 millions d’Américains10. Un mouvement comparable s’esquisse en
France avec l’association Agrilocal, qui met en relation les établissements de
restauration collective (lycées, hôpitaux) avec des fermiers locaux.
Le même mouvement de relocalisation des achats alimentaires (local food
movement) se développe au Canada, en Australie et en Europe, avec partout
la constitution de circuits directs, dans les fermes et sur le web11. En France,
un tiers des consommateurs achète des produits fermiers chaque semaine, à la
campagne, mais aussi en ville, où les fermiers ouvrent maintenant des
magasins collectifs (il y en a plus de 300 en France12). Ils organisent aussi
des filières alimentaires locales qui livrent aux familles urbaines, aux
restaurants et aux épiceries paysannes, comme le font trois agriculteurs
d’Aubagne13 avec les aliments bio cultivés dans les Bouches-du-Rhône. La
vente directe s’est aussi installée sur Internet, avec des regroupements de
fermiers en ligne ou les « ruches » de La Ruche qui dit oui !14. Ce type de
plate-forme a d’ailleurs un équivalent open source : Open Food Network, une
application qui permet de réunir producteurs locaux et consommateurs dans
un réseau de vente directe15. Des centaines de fermiers australiens,
britanniques, canadiens ou sud-africains l’utilisent déjà.
L’idée de créer soi-même une filière d’approvisionnement n’est pas
nouvelle : elle a vu le jour au Japon dès les années 1960, quand des mères de
famille urbaines, inquiètes du taux de pesticides dans le lait, se sont
regroupées pour passer commande à des fermiers bio. Aujourd’hui, un foyer
japonais sur quatre est membre d’un de ces groupes autogérés d’achat appelés
Teikei (« partenariat »). L’idée a ensuite fait le tour du monde. Arrivée en
Allemagne, en Autriche et en Suisse dans les années 1980, elle a franchi
l’Atlantique en 1985 sous le nom de Community Supported Agriculture
(CSA16). Puis elle s’est développée au Royaume-Uni, au Danemark, en
France, en Belgique (Gasap), aux Pays-Bas, en Italie (Gruppi di acquisto
solidale) et au Portugal (Reciproco), avant de gagner la Corée du Sud, la
Malaisie, l’Inde, la Chine, puis plusieurs pays d’Afrique (Maroc, Mali,
Bénin, Togo, Ouganda, Sénégal, etc.).
En France, c’est un couple d’agriculteurs, Denise et Daniel Vuillon, qui a
créé la première Amap (Association pour le maintien d’une agriculture
paysanne17), dans le Var, en 2001. Et, dans un pays où le nombre de fermes a
chuté de moitié en vingt ans, bien des paysans indépendants auraient disparu
sans leur soutien. Une Amap n’est « pas un simple service de paniers. C’est
une structure militante, un engagement réciproque, formalisé par un contrat
individuel entre paysans et habitants », rappelle la Toulousaine Annie
Weidknnet, une des pionnières des Amap dans sa région18. Car « c’est aux
citoyens et aux fermiers de dire ensemble quelle agriculture et quelle
alimentation ils veulent », rappelle-t-elle. « Nous vivons tous sur un même
territoire et nous avons intérêt à ce que l’autre soit là. »
Un des avantages de ces circuits autogérés est de proposer des produits
moins chers que dans les magasins bio et les supermarchés19. Mais cette
relation directe repense surtout l’échange marchand sur une base solidaire.
Au Royaume-Uni, par exemple, les adhérents des CSA vont aider les
fermiers pour les récoltes, et, au Japon, les membres des Teikei fournissent
les fermes en déchets organiques pour le compost.
Certaines Amap choisissent la livraison de paniers Amap à vélo, comme
Cargonomia à Budapest (Hongrie) : fondée par Vincent Liegey, porte-parole
du Parti de la décroissance20, cette start-up est aussi un incubateur
d’initiatives et de micro-entreprises liées au do it yourself, au low-tech et à la
création d’emplois locaux. Les vélos-cargos sont fabriqués par la coopérative
sociale Cyclonomia, qui est aussi un atelier vélo participatif.
Enfin, un circuit court peut aussi être un circuit d’insertion : les 110 jardins
du réseau des Jardins de Cocagne21 alimentent en légumes bio des dizaines
de milliers de familles, avec des tarifs moins élevés pour les plus défavorisés,
mais ils ont surtout réinséré plus de 4 000 chômeurs dans le secteur du
maraîchage.

L’Amap, un principe applicable à d’autres domaines


Le principe des circuits courts a dépassé le seul champ de l’alimentation pour s’appliquer à
d’autres biens et services. Dans la Drôme, l’association Dryade a créé une Amap pour acheter du
bois de chauffage aux forestiers locaux, avec des coupes douces qui préservent la forêt22. Dans le
Var et en Loire-Atlantique, des Amap « poissons » soutiennent le travail des artisans pêcheurs
locaux.
Des Amap culturelles ont aussi vu le jour dans les villes : impulsée à Nantes en 2012 par
l’association AP3C et le collectif Entraide et Artistes, l’idée de s’abonner à des paniers offrant
livres, CD et places de spectacle a essaimé à Lyon, Saint-Étienne (Mais-Pas-Que), Paris
(Cavacommencer.com), Lille (Kilti), Rennes (Le Panier culturel) ou Toulouse (Art’n’Cie et
Comme un poisson dans l’art). Ces épuisettes culturelles soutiennent des productions
indépendantes – théâtre, musique, lectures publiques, photo, édition – dans le cadre d’un lien
direct entre artistes et public. L’Association pour le maintien d’alternatives en matière de culture et
de création artistique (Amacca) y voit le modèle d’une politique culturelle « démocratique et
démarchandisée »23.

Les coopératives de consommateurs


Dans la foulée des Amap, plusieurs autres solutions d’achat direct ont vu le
jour. En Belgique, des citoyens se regroupent pour faire leurs courses
ensemble au sein des Groupes d’achats communs (Gac). C’est aussi ce que
font en France les adhérents des Groupements d’achat service épicerie
(GASE)24 ; ces habitants d’un même village ou d’un même quartier qui
achètent en grosses quantités des produits bio et se les répartissent ensuite. À
Lyon, l’épicerie Les 3 P’tits Pois dessert aussi en produits bio des groupes
d’habitants et des collectivités et a donné naissance à une filière intégrée : le
Groupement régional alimentaire de proximité (Grap), qui associe des
épiceries, des circuits courts, des producteurs, des commerces mobiles, des
boulangeries et des restaurants, tous consommateurs de bio local et de
produits du commerce équitable.
Pour acheter en groupe, difficile toutefois de faire plus organisé que les
coopératives de consommateurs. Au Japon, elles sont 140 et
regroupent 18,9 millions de membres, rappelle Hayuroshi Amano, porte-
parole de leur union nationale (JCCU). La plus importante, Coop Kobe
(1,4 million de familles), a été fondée en 1921, mais beaucoup sont nées
après la Seconde Guerre mondiale, en pleine pénurie alimentaire, puis dans
les années 1960, après des scandales alimentaires comme celui du lait
contaminé à l’arsenic. Et, aujourd’hui, « leur principal objectif reste la
sécurité des consommateurs », assure Hayuroshi. Pour cela, elles passent des
contrats directs avec des fermiers et des pêcheurs, dont elles testent et
conditionnent les produits elles-mêmes. Leurs adhérents, regroupés par cinq à
douze familles d’un même quartier, passent commande une fois par semaine
et sont livrés chez eux. Ils vont voir les producteurs quand ils veulent et les
aident parfois à planter le riz ou à récolter des fruits. Et, « aufinal, ils ont
toujours le dernier mot : si une production ne convient pas, elle est arrêtée »,
rappelle Hayuroshi.
À ce rapport de forces, les coopératives ajoutent un large éventail de
services à leurs adhérents. Les Seikatsu Kurabu ont par exemple créé des
échanges mutuels d’aide aux malades et aux jeunes mères, et ont ouvert des
restaurants, des boulangeries et des magasins d’objets d’occasion. D’autres
coopératives proposent des voyages, des mutuelles, des unités de recyclage
d’emballages ou, comme Green Coop, des crèches et des services aux
personnes âgées. Plutôt liées à la gauche japonaise, elles se revendiquent
clairement écologistes : les Seikatsu Kurabu, par exemple, combattent les
pesticides, les OGM et le nucléaire25. Après la catastrophe nucléaire de
Fukushima en mars 2011, elles ont d’ailleurs livré des tonnes de nourriture et
d’abris aux sinistrés, et elles restent « en pointe sur le contrôle du niveau de
radiation des aliments », relève Hayuroshi.
Ces coopératives sont aussi présentes, sous des formats divers, dans de
nombreux pays : Canada, Argentine, Brésil, Inde, Sri Lanka, Russie… Aux
États-Unis, elles sont 165, détenues par plus de 1,3 million de membres26, et
en Europe 4 500, avec 32 millions de consommateurs27. Partout, elles
contribuent à réorienter la consommation vers le bio, le local et l’éthique28.
En Corée du Sud, les achats de leurs 630 000 membres représentent 13 % du
marché du bio et un quart de celui du commerce équitable29. En Finlande
(1,9 million de membres), 85 % des aliments de leurs rayons sont des
produits locaux. En Suède (3,1 millions de membres), elles sont « leaders
dans la distribution de produits bio et issus du commerce équitable », indique
Staffan Eklund, de la Swedish Cooperative Union. Elles ont aussi une agence
d’aide internationale, le Swedish Cooperative Centre, qui soutient la création
de coopératives en Afrique, en Amérique latine et en Europe de l’Est.
Des commerces solidaires et coopératifs
La société civile ne fait pas que créer ex nihilo de nouvelles filières
alimentaires : elle intervient aussi dans le sauvetage des commerces locaux. À
Ithaca, ville universitaire de l’État de New York, une librairie était
en 2011 menacée de fermeture. Mais, dans cette ville où la population
multiplie les initiatives30, une partie des habitants a organisé une levée de
fonds et l’a reprise en coopérative. La librairie Buffalo Street Books est
aujourd’hui un magasin actif qui abrite de nombreuses animations et se dit
« au service de la communauté ». Les États-Unis compteraient ainsi quelque
300 magasins, surtout alimentaires, repris en copropriété citoyenne31 Non
seulement ils jouent un rôle de lien social, mais ils constituent aussi une
ressource essentielle dans les food deserts, ces banlieues défavorisées
désertées par les commerces. Ces épiceries autogérées par les habitants –
comme la Mariposa Food Cooperative à Philadelphie, l’East End Food Co-
op de Pittsburgh, l’Apple Street Market de Cincinnati, Mandela Foods à
Oakland ou la Food Co-op de La Nouvelle-Orléans – aident les plus démunis
à sortir de la junk food et à retrouver le goût des produits frais32. Elles se
doublent souvent d’un café, d’ateliers cuisine et d’animations culturelles.
En France, c’est une librairie que les habitants de Poligny (Jura) ont sauvée
de la faillite en 2009, avec l’aide de clubs d’investisseurs citoyens, les
Cigales33. « Les clients ont fait jouer leurs réseaux, leurs connaissances, et
plusieurs dizaines de personnes ont souscrit des parts de 500 euros »,
explique Mathilde Vergon, présidente de la Nouvelle Librairie polinoise. Une
fois relancée, celle-ci a été rentable dès la deuxième année.
Dans les campagnes anglaises, 330 commerces de proximité ont eux aussi
été rachetés par la population34, dont de nombreux pubs, à l’image du
Pengwern35, un pub vieux de trois siècles situé dans le village gallois de Llan
Ffestiniog et racheté en coopérative locale. À Lodsworth (West Sussex), les
habitants se sont cotisés pour ouvrir un magasin polyvalent (produits frais,
pain, journaux, poste…) sous forme d’association. Ces magasins gérés par les
habitants sont particulièrement utiles dans les régions isolées, comme les îles
de l’Écosse. Souvent, ils contribuent à organiser des réseaux alimentaires
locaux (local food systems), qui articulent épiceries citoyennes, Amap et
marchés de village. En Espagne, des épiceries similaires ont aussi été créées
pour diffuser les produits de l’agroécologie locale, comme Landare à
Pampelune ou La Ortiga à Séville.
Cette nouvelle génération de magasins fonctionne souvent de manière
participative. À Londres, The Peoples’ Supermarket (TPS), vend les produits
bio des fermiers proches de la capitale. Mais il n’a qu’une poignée de
salariés : ceux qui font tourner le magasin sont le millier de bénévoles qui se
relaient à raison de quatre heures de travail par mois, et qui, en retour,
bénéficient d’un rabais. Le concept de TPS s’inspire d’une coopérative
américaine, la Park Slope Food Coop de Brooklyn, qui a inventé cette gestion
participative en 1973 pour permettre à des volontaires à faibles revenus de
faire leurs courses pour 20 à 40 % moins cher. Ce principe collaboratif est
maintenant repris par d’autres épiceries en Europe36, souvent financées par
crowdfunding.
À Paris, des habitants du quartier de la Goutte-d’Or ont créé un concept
proche, la « Coop à Paris », qui vend en direct des produits du terroir et est
animée bénévolement par ses quelque 700 membres37. Tout comme l’épicerie
Le Zeybu solidaire à Eybens (Isère), qui offre des prix plus doux aux familles
défavorisées38. À Paris, l’épicerie coopérative et sociale La Grosse Patate
propose aux habitants du quartier des Buttes-Chaumont des fruits et légumes
à petits prix39, cultivés en Île-de-France. C’est aussi le cas du réseau
britannique des Community shops40, des supérettes sociales à but non lucratif
qui diffusent à bas prix des aliments écartés par la grande distribution, mais
toujours frais. De plus, elles offrent des services à leurs clients – comme
rédiger un CV – et travaillent avec les volontaires de FoodCycle, qui
récupèrent les invendus alimentaires et en font des repas pour les personnes
démunies.
Ces nouveaux commerces s’ouvrent également sur des concepts plus
larges. À Nantes, par exemple, on va chez l’Adda (Association aujourd’hui
restaurons demain) pour acheter des légumes bio locaux, mais aussi pour
prendre un café, emprunter du matériel de bricolage et échanger des
services41. À Noisy-le-Sec, La Popote Coop est une épicerie qui se double
d’un snack et d’un lieu de rencontre pour le quartier. Et, à Roubaix, la coop
Baraka se définit comme « une fabrique de biens communs » : ce restaurant
d’insertion qui cuisine des produits bio locaux est aussi un lieu d’animation
culturelle (ateliers d’écriture, spectacles…) hébergé dans un bâtiment
écologique42.
Réduire le gaspillage
S’il est une démarche cohérente avec cet engagement envers le bio et le
local, c’est bien la lutte contre le gaspillage. Chaque année, un tiers de
l’alimentation produite dans le monde est jetée, selon la FAO. Alors, de
nouveaux circuits tentent de réduire ce gaspillage. Aux États-Unis, où 40 %
de la nourriture produite est jetée, plusieurs centaines de supérettes se sont
spécialisées dans la vente de salvage food, des aliments récupérés. Leurs
clients sont des familles précaires, mais aussi des adeptes de la simplicité
volontaire, qui combattent les excès de la société de consommation. Au
Danemark, un pays qui jette 700 000 tonnes de nourriture chaque année, le
supermarché WeFood, à Copenhague, vend 30 à 50 % moins cher des
aliments à l’emballage abîmé ou à la date de péremption dépassée, mais
encore sains.
En Allemagne, la plate-forme Internet foodsharing. de permet aux familles,
aux commerçants ou aux producteurs de distribuer eux aussi leurs invendus
alimentaires, avec une géolocalisation pour repérer les donneurs près de chez
soi. Créé à Berlin, ce réseau distribue plusieurs tonnes de nourriture chaque
année dans toute l’Allemagne, en Autriche et en Suisse, et a essaimé en
France avec l’application Partagetonfrigo.fr, en Californie avec la plate-forme
Copia et en Angleterre avec Neighbourly Food. L’application Too Good To
Go, présente dans plusieurs pays d’Europe, permet elle aussi de trouver des
invendus alimentaires dans les commerces et les restaurants. On peut même
en récupérer dans des frigos installés dans les rues : ces frigos solidaires,
remplis de denrées récupérées par des milliers de bénévoles, ont vu le jour à
Berlin, mais sont aujourd’hui présents dans plusieurs villes allemandes, ainsi
qu’en Argentine, en Espagne ou en Inde.
Et, parce que ce glanage d’aliments n’est pas une récup’ triste, il sert aussi
à faire la fête. Depuis la première Schnippel Disko organisée à Berlin
en 2012 par le mouvement Slow Food allemand, les Disco Soupes se sont
multipliées partout dans le monde (États-Unis, Royaume-Uni, Espagne, Pays-
Bas, Brésil, Corée du Sud…). Ces fêtes solidaires – dont la joyeuse devise est
« Yes we cut ! » – sont organisées à l’occasion d’événements (défilés,
concerts, fêtes…), mais aussi sur les marchés, dans les espaces associatifs ou
les hôpitaux. Sur fond de musique, des volontaires préparent ensemble
soupes, salades et jus de fruits avec des aliments récupérés sur les marchés ou
dans des magasins, et les distribuent ensuite gratuitement, sous forme de
grand buffet. En France, le mouvement a fait naître les Disco BôCô43, des
préparations alimentaires mises en bocaux au sein d’ateliers participatifs
organisés dans des résidences sociales, des foyers de migrants et de sans-abri.
Dans plusieurs villes (Paris, Marseille, Lyon, Tours…), ces sessions
conviviales développent du lien social, valorisent le do it yourself et les
ressources locales, avec souvent des randonnées de glanage organisées avant
les ateliers cuisine.
Le gaspillage alimentaire ne compte que pour environ un tiers de la masse
de déchets produite chaque jour dans le monde et qui, peu à peu, étouffe la
planète44. Rien qu’en France, nous jetons près de 2 900 emballages ménagers
par seconde, dont seuls 67 % sont recyclés. Les plus toxiques sont
évidemment les plastiques, dont 8 millions de tonnes finissent chaque année
dans les océans, où ils polluent irréversiblement la chaîne alimentaire.
Parabole terrible de l’Anthropocène, au rythme actuel, les mers compteront
en 2050 plus de plastiques que de poissons45.
Alors, acheter sans emballage est devenu un petit geste qui compte. Le
développement rapide des épiceries et rayons en vrac en témoigne, que ce
soit en France (Prairial à Vaulx-en-Velin, La Recharge à Bordeaux, le réseau
Biocoop et Day by Day46…), en Italie (magasins Effecorta), à Londres
(Unpackaged), Berlin (Biosphäre et Original Unverpackt), Vienne (Lunzers),
Montréal (Frenco), Anvers (Robuust), Barcelone (Granel) ou dans les villes
américaines (Austin, San Francisco…). Et de nouveaux projets se mettent en
place chaque jour, sans compter la grande distribution, qui s’y met à son tour.
Une démarche évidemment soutenue par le réseau Zero Waste, des groupes
présents partout dans le monde et dont l’objectif est de repenser le rapport
aux déchets dans le but de les éliminer. Ils sensibilisent le public, les villes et
les industries, et leurs blogs diffusent les bonnes idées pour y contribuer au
quotidien : installer des composteurs chez soi et dans son quartier, fabriquer
soi-même ses produits de base (dentifrice, nettoyant ménager), etc.

L’économie du don
Vous ne voulez plus jeter ? Alors donnez : le don et le partage constituent
aujourd’hui une véritable économie. Les objets encore utiles (électroménager,
jouets, CD…) profitent au réseau des Ressourceries et des communautés
Emmaüs, ou bien, sur le principe des frigos solidaires, peuvent être déposés
dans une Givebox, ces petites cabines faciles à installer dans son quartier,
avec quelques planches de bois et un écriteau indiquant qu’on peut y laisser
des objets ou se servir gratuitement. Là encore, c’est un Berlinois qui a eu
cette idée en 2001, avant qu’elle ne se répande dans toute l’Europe et au
Canada.
Comme elles, les gratiferias ont gagné plusieurs continents : ces vide-
greniers en plein air où tout est gratuit ont été lancés à Buenos Aires par un
jeune Argentin, Ariel Rodríguez Bosio, afin de promouvoir une autre
économie. Ils sont devenus un vrai phénomène de société, faisant retrouver à
chacun le plaisir de donner et de récupérer. Avant les gratiferias, les villes
nord-américaines connaissaient déjà des marchés similaires, les really, really
free markets, organisés dans des squares où livres, vêtements ou ordinateurs
sont donnés par des particuliers. De nombreuses villes ont aussi des give
away shops, où il faut amener un objet pour en emporter un autre, ainsi que
des free stores, des magasins gratuits, notamment installés à Détroit,
Cincinnati ou Baltimore.
En Allemagne, des « magasins pour rien » (Umsonstladen47) ont été lancés
à Hambourg en 1999 et sont désormais présents dans toutes les grandes
villes, ainsi qu’à Vienne (Autriche), Amsterdam, Lausanne, Mulhouse et
Paris (le Siga-Siga). Deux jeunes Sud-Africains, Max Pazak et Kayli Vee
Levitan, ont créé, eux, des magasins éphémères de rue, les Street Stores, où
l’on déploie vêtements et chaussures sur un mur, une palissade ou au coin
d’un carrefour pour les donner à ceux qui en ont besoin48.
En dehors de ces réseaux physiques, l’économie du don s’est évidemment
développée sur Internet : le réseau Freecycle réunit quelque 9 millions de
membres dans 170 pays49, et Freegle compte 1,3 million de membres au
Royaume-Uni. Sans compter Ozrecycle en Australie, les Donneries en
Belgique et les multiples sites de dons en France50, qui, d’ailleurs, ne
collectent pas que des objets. Les-ptits-fruits-solidaires.com ou lepotiron.fr,
par exemple, permettent de donner les surplus de votre jardin aux personnes à
faibles revenus.
Le don de livres, lui, est organisé par le réseau Circul-livre à Paris et la
Nuit mondiale des livres (World Book Night) au Royaume-Uni, aux États-
Unis et en Allemagne. Plus poétique est la pratique internationale du
bookcrossing51 : on laisse un livre dans un endroit public, avec un mot disant
qu’il est là pour être lu par d’autres, et une étiquette qui le suit dans tous ses
voyages.
Les bibliothèques de rue ont un peu le même esprit nomade : il suffit d’y
déposer un livre pour en prendre un autre. On les trouve dans
quelque 70 pays, notamment aux États-Unis (little free libraries52 ou
bookboxes), au Canada, au Mexique, au Japon, en Inde (bibliothèques
ambulantes), en Ukraine et un peu partout en Europe (Allemagne, Espagne,
Royaume-Uni, Pays-Bas, France53). L’essentiel, c’est d’être imaginatif : ces
micro-bibliothèques sont installées dans des palettes récupérées, des frigos
repeints ou sur des vélos (les Bibliorodas54 du Brésil), dans des cabines
téléphoniques (New York, Londres), des caisses déposées sur les trottoirs (les
Occupy Libraries américaines55), des troncs d’arbre évidés (Berlin), de vrais
rayonnages (Cologne), ou sont portées à dos de chameaux (Kenya).
Livres, vêtements, objets usuels… Dans ces circuits économiques
parallèles, les gratuivores peuvent trouver tout ce qu’ils veulent. Ils peuvent
aussi glaner ce que la nature leur offre : le foraging (glanage) se pratique
désormais librement dans les grandes villes du monde (San Francisco,
Melbourne, Montréal, Buenos Aires, Nairobi, New Delhi, Paris…). Cette
biodiversité des villes – fruits, herbes aromatiques, salades sauvages… – est
recensée quartier par quartier, partout dans le monde, sur le site participatif
Fallingfruit.org. Mais il suffit souvent de regarder autour de soi : chaque
année, les noisetiers de ma rue parisienne m’offrent leurs fruits, et il m’est
arrivé de trouver du tilleul à Manhattan et des mandarines à Rome.

Réparer, recycler, upcycler


Cette économie du recyclage a largement été adoptée par les classes
moyennes, qui adhèrent de moins en moins au cycle aberrant acheter-utiliser-
jeter et préfèrent recycler. Voire réparer, ce qui n’est pas toujours facile.
C’est pourquoi la Néerlandaise Martine Postma a eu l’idée géniale d’ouvrir
en 2009 à Amsterdam un café-atelier convivial pour s’entraider à réparer des
objets dont l’obsolescence a été programmée dès leur conception. Ce premier
Repair Café a eu un succès phénoménal et l’on en compte maintenant
plusieurs centaines dans le monde : on y remet en état électroménager,
meubles ou jouets, avec l’aide de spécialistes bénévoles ou de bricoleurs
passionnés, ce qui contribue à réduire les achats et le volume des déchets56.
De semblables ateliers participatifs de réparation pour les vélos se sont
aussi multipliés en Europe, en Australie, aux États-Unis ou au Canada57. En
France, ces ateliers – comme Un p’tit vélo dans la tête à Grenoble, La Bécane
à Jules à Dijon, Le Dérailleur à Saint-Étienne, Vélocip’aide ou les
Cyclofficines en Île-de-France – sont regroupés dans le réseau L’Heureux
Cyclage.
Les garages associatifs et les self-garages58 relèvent du même principe : ce
sont des ateliers où, en plus de faire réparer sa voiture pour moins cher, on
apprend à la réparer soi-même avec l’aide d’un professionnel. Pour le
matériel agricole, la coopérative Atelier paysan a créé une plate-forme un peu
identique : elle anime un réseau d’ateliers d’autoconstruction d’outils et de
machines pour aider les agriculteurs à s’équiper eux-mêmes, et offre des
tutoriels techniques open source59.

Les bonnes idées de l’upcycling


Quitte à sauver des objets de la décharge, autant leur offrir une seconde vie ludique, créative et
utile. Partout dans le monde, l’upcycling – qui transforme des palettes de bois60 en mobilier, des
bidons de plastique en jardinières, des canettes de soda en lampes ou de vieux tissus en vêtements
vintage – a le vent en poupe.
L’une des initiatives d’upcycling les plus innovantes concerne l’informatique : c’est le Jerry Do
It Together61, lancé par cinq jeunes Français en 2011 et qui consiste à trier des pièces d’ordinateur
encore utilisables pour en fabriquer un nouveau, inséré dans un bidon de plastique (jerrican)
récupéré et équipé d’un logiciel libre. La communauté internationale des JerryClans, qui s’étend
de l’Afrique (Bénin, Togo, Côte d’Ivoire, Mali, Cameroun, Algérie…) aux États-Unis, permet
aujourd’hui à des jeunes sans moyens d’accéder à l’informatique, dans une démarche qui associe
la conscience écologique, la démocratisation des technologies et l’esprit fab-lab. Les Jerry Do It
Together bénéficient du logiciel libre élaboré en France par le collectif Emmabüntus62 à partir
d’Ubuntu. Il facilite la remise en état des vieux ordinateurs donnés aux associations humanitaires,
surtout à Emmaüs, qui les revend à un prix bas pour lutter contre la fracture numérique63.
Emmabüntus organise aussi des Install-party qui connaissent aussi un grand succès.
Mais le plus grand nombre de pionniers de l’upcycling se trouve dans les pays du Sud : ce sont
les 15 millions de récupérateurs du secteur informel qui recyclent les déchets d’une manière de
plus en plus organisée. Dans toute l’Afrique, d’innombrables artisans et micro-coopératives vivent
ainsi d’un upcycling ingénieux qui transforme métaux, tissus, bois, pneus ou plastiques en objets
du quotidien ou en créations artistiques. Même système au Brésil, où les catadores (récupérateurs)
ont créé quelque 500 coopératives64 qui revendent lampes, meubles ou vêtements à base
d’éléments récupérés. En Inde, cet upcycling créatif et social bénéficie de l’apport d’une jeune
vague de créateurs. L’ONG Swechha, par exemple, fabrique des sandales, des sacs et de la
vaisselle trendy, ainsi que de beaux objets de décoration. L’association Aarambh transforme, elle,
des cartons en astucieux mini-bureaux pliants pour les écoles rurales65.
Enfin, de nouvelles idées viennent doper la récupération elle-même : à Lagos (Nigeria),
l’entreprise sociale Wecyclers66 envoie des récupérateurs à domicile sur des vélos équipés d’une
remorque. En échange de déchets recyclables, les habitants reçoivent des points pour des
communications gratuites sur leur mobile.
La société collaborative

Partager, troquer, louer…


Recyclage et do it together ne forment qu’une petite partie d’une plus vaste
économie d’échange de pair à pair, que la population des pays industrialisés
et émergents a rapidement adoptée67. Cette économie de plates-formes, où
l’on peut troquer, se prêter, louer ou partager biens et services à l’infini, est
un domaine très composite68 où se côtoient groupes de citoyens, associations,
entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), mais aussi start-up et
multinationales cotées en Bourse. Cet ouvrage étant consacré aux initiatives
citoyennes, nous n’évoquerons pas ici les plates-formes commerciales qui
captent le concept de collaboratif pour en tirer profit69, mais nous nous
limiterons aux véritables échanges de biens et de services entre citoyens,
destinés à vendre sans intermédiaire, à échanger des biens (voitures, outils,
électroménager70, appartements, bureaux, jardins…) ou à mutualiser leur
usage. En bref, aux échanges horizontaux, où l’objectif principal n’est pas le
profit, mais plutôt la contribution à des communs (lien social, recyclage,
partage…).
Les réseaux les plus utilisés dans le monde sont ceux qui permettent
d’acheter des biens d’occasion, de trouver un job ou de dénicher des services,
comme Craigslist, Gumtree ou Krrb, l’équivalent américain du Bon Coin.
Certains sites d’achat-vente sont spécialisés, comme Cavientdujardin.com,
qui permet de trouver un particulier qui vend les surplus de son potager (en
France, un tiers des habitants auto-produisent leurs fruits et légumes), ou son
équivalent australien Ripenear.me. Le prêt mutuel d’objets (outils,
voitures…) se pratique, lui, via des plates-formes comme Sharevoisins, ou
Mutum en France, Neighborgoods aux États-Unis et Streetbank, ou Streetlife
dans d’autres pays. En Suisse, le site Pumpipumpe fournit des autocollants
pour afficher publiquement sur sa boîte aux lettres les objets que l’on prête.
Le troc sans argent constitue un pan non négligeable de cette économie
collaborative. Aux Pays-Bas, le site Noppes permet d’échanger entre soi
toutes sortes de biens, tout comme les sites britanniques Swapcycle ou
Swapz, les américains Rehash ou Swap, les espagnols Truequeweb ou
Creciclando, les français Comptoir du troc71 ou Nonmarchand.org (qui
propose aussi un répertoire international des espaces de gratuité), ainsi que
l’international U-exchange.com. Et, pour échanger des livres, on peut aller
sur PaperBackSwap (États-Unis) ou Readitswapit (Royaume-Uni).
En France, Trocalimentaire.com invite à échanger des produits de son
jardin, Troczone se spécialise dans les DVD et jeux vidéo, et Graines de troc
dans les semences de jardin, tout comme le britannique Gardenswapshop.
Plusieurs sites dans le monde, comme Shared Earth aux États-Unis ou
Plantez chez nous en France, proposent aussi le prêt de jardins et l’échange
de plants.
Aux États-Unis, il est même possible de partager de l’électricité : le réseau
américain Gridmates permet de faire un don d’électricité à une personne en
situation difficile ou à une association. Il suffit de déterminer le nombre de
kilowattheures à offrir et ceux-ci sont crédités sur le compte du bénéficiaire.
Quant au covoiturage, plusieurs plates-formes persistent à le maintenir
gratuit, comme sur Freecovoiturage, OpenCar (à Grenoble) et Covoiturage-
libre.fr, qui considère même le partage de voiture comme un bien commun.
En Belgique, le service Cambio de l’association Taxistop.be propose en plus
le transport bénévole d’enfants ou de personnes âgées. Et, aux États-Unis, des
services de covoiturage moins chers et à but non lucratif ont vu le jour pour
les plus démunis dans des villes comme Buffalo, New York, Chicago ou
Denver.
Sur la plate-forme américaine Arcade City, les trajets partagés sont
payants, mais autogérés par les passagers et les conducteurs selon le principe
de la blockchain72. Et la blockchain, c’est l’avenir de l’économie
collaborative : cette technologie de gestion sécurisée des échanges entre
pairs73 éliminera sans doute un jour les intermédiaires centralisés (comme
eBay ou Uber) au profit d’écosystèmes d’échanges autogérés par les
contributeurs74.
D’autres plates-formes vont au-delà de l’échange de biens, en recréant des
relations de voisinage. C’est le cas de SocialStreet en Italie, créée par un
jeune Bolognais, Federico Bastiani, qui cherchait des camarades de jeu pour
son fils. Il a d’abord ouvert un groupe Facebook, puis posé des affiches dans
sa rue, et les voisins ont si bien répondu qu’il a fallu mettre en place un site
pour organiser les échanges. SocialStreet s’est ensuite étendue à toute l’Italie,
à l’Espagne, à la France, à la Croatie, à la Nouvelle-Zélande et au Brésil, avec
l’idée de tisser des liens de quartier et de permettre des projets collectifs.

Vivre mieux avec moins

Cette galaxie d’échanges ne permet pas seulement de repenser ses choix de consommation : elle
suggère aussi que nos sociétés saturées de biens n’ont plus besoin d’en acheter pour satisfaire leurs
besoins, mais qu’il suffit de les partager et de les troquer. Ce qui ouvre peut-être la voie à une
réduction de la consommation, même si d’autres estiment que cela constitue, au contraire, une
forme d’extension du champ consumériste75.
Quoi qu’il en soit, on assiste bel et bien à un déplacement des valeurs. Dans les pays
industrialisés, la conjonction historique de trois crises mondiales – sociale, économique et
climatique76 – a éveillé les critiques à l’égard du système consumériste, et une partie des classes
moyennes a adopté l’idée d’une vie plus simple, basée sur moins de possessions et plus de bio et
de local. Dès les années 2000, les premiers groupes sociaux à entamer cette transition ont été les
créatifs culturels77 Ils étaient alors estimés à 12 à 25 % de la population des pays industrialisés
(environ 50 millions d’Américains et de 80 à 90 millions d’Européens), mais ils sont sans doute
bien plus nombreux aujourd’hui, et la révolution post-matérialiste qu’ils ont amorcée s’est
confirmée.
Aux États-Unis, 80 % des ménages déplorent désormais la vacuité de la société de
consommation et 70 % valorisent une vie simple78. Avec une consommation réduite, un retour
aux marchés locaux, au do it yourself et à l’entraide, une sorte de « démondialisation » s’est
silencieusement mise en place dans la société américaine, constatent ainsi John Gerzema et
Michael D’Antonio79. La sociologue Juliet Schor80 observe elle aussi que de nombreux
Américains ont choisi une vie plus sobre et plus écologique, qui combine habitat en éco-
matériaux, énergies alternatives, auto-production alimentaire et usage des technologies open
source. Cette « économie de la plénitude » est un changement profond, durable, initié par des
groupes sociaux éduqués, que l’accumulation de biens n’a pas rendus plus heureux et qui ont
adopté les mots en « R » : refuse, reduce, re-use, recycle, repair, rot81. Cette évolution
s’accompagne d’une profusion de blogs, de forums, de sites Web et de magazines, tandis que le
declutterring (désencombrement) et le minimalisme deviennent des sujets de best-sellers82.
Au Japon aussi, les livres sur le danshari83 se vendent par millions. Cette philosophie de vie
minimaliste, adoptée par une jeune génération, s’inspire du dépouillement zen et vise à se libérer
du matérialisme. Idem au Québec : « Il n’y a plus grand monde qui ne sache pas ce qu’est la
simplicité volontaire », y constate Serge Mongeau, auteur du livre best-seller La Simplicité
volontaire84. Assis près de la cheminée de sa maison de Montréal, il observe que « de plus en plus
de gens se disent : je ne veux pas faire comme mes parents, embarquer dans ce système compétitif
et travailler dans une société juste pour faire gagner de l’argent à des millionnaires. Beaucoup vont
travailler dans le communautaire ou pour un écoquartier. Et ils simplifient leur vie. Ils vivent avec
moins, mais ils ont une vie qui a un sens ». En d’autres termes, ils privilégient l’être par rapport à
l’avoir.
Ce que Patrick Viveret appelle la « sobriété choisie » ne concerne sans doute qu’une minorité,
mais montre, estime Serge Mongeau, que « la société bouge par en bas. Tout ce monde-là
commence à se parler. Et le changement de société va se faire comme ça, par différentes zones qui
vont se connecter. Rien ne changera d’en haut. Mais de la base émerge maintenant une conscience
collective ».

Bricoler, voyager, apprendre : les échanges de services


L’objectif de l’économie collaborative, c’est d’élargir le champ des
interactions entre citoyens. Mais c’est aussi de réduire les dépenses. D’où le
succès des banques de temps85, qui permettent de s’offrir des services –
réparation, trajets en voiture ou petits plaisirs comme des cours de danse ou
des massages – qu’un pouvoir d’achat réduit ne permet pas de payer. C’est
pourquoi « elles se sont multipliées depuis 2008 » dans une Espagne
fortement frappée par la crise, témoigne Mariona Salleras, coordinatrice du
banco de tiempo de Sant Marti, à Barcelone, ville qui, avec Madrid, en
concentre le plus grand nombre.
Mais, dit-elle, au-delà de la gratuité, « les gens sont aussi attirés par leur
philosophie, leurs valeurs de solidarité, et le fait qu’elles sont l’occasion de
rompre avec les logiques d’argent. Nous ne sommes pas que des
consommateurs, nous sommes avant tout des citoyens. Et les banques de
temps nous font sortir de la société de consommation. » Elles ont aussi un
rôle social, en procurant aux personnes âgées des soins non couverts par la
sécurité sociale, en permettant aux immigrés « de se mélanger aux autres
habitants » et en renforçant les liens entre les Barcelonais, car, « quand on ne
trouve pas le service demandé dans notre réseau, on le trouve dans celui d’un
autre quartier », ajoute Mariona.
Les Systèmes d’échanges locaux (Sel) jouent un rôle similaire. Les
échanges y sont comptabilisés en « monnaies-temps », qui entrent dans la
catégorie des monnaies sociales et dont le nom varie selon les territoires : à
Paris, ce sont les piafs ; aux États-Unis, les time dollars. Et, au-delà des
services échangés, les Sels renforcent le lien social. Ceux d’Île-de-
France86 organisent des bourses locales d’échanges (Blé) de meubles, de
livres ou de plantes, et, à Paris, le Sel de Paname a monté une chorale.
L’association nationale La Route des Sel87 permet aussi d’échanger
appartements ou maisons en France et à l’étranger. De quoi susciter des
rencontres entre milieux très différents : personnes aisées et chômeurs,
familles nombreuses et personnes seules… « Plus les gens sont différents,
plus un Sel est riche », observe d’ailleurs Dominique Doré, du réseau
Sel’idaire88.
Les Sels sont présents dans une quarantaine de pays d’Europe, d’Afrique,
d’Amérique du Nord et du Sud et d’Asie89. Au Japon, ils s’appellent Fureai
Kippu et sont des outils irremplaçables de prise en charge du vieillissement.
Les heures d’aide apportées aux personnes âgées ou malades sont
comptabilisées en crédits-temps électroniques, dont chacun peut bénéficier –
ou faire bénéficier un parent âgé – en cas de besoin90. Dans ce pays
vieillissant, ils offrent des services non couverts par les secteurs public et
privé. Sur le même modèle, L’Échange Heure, une association d’échange de
services entre particuliers, professionnels, collectivités locales ou institutions,
a lancé en Île-de-France l’expérimentation d’une première banque de temps
destinée aux aidants familiaux, afin de partager la prise en charge de
personnes âgées ou malades.
L’un des secteurs ayant le plus développé ces réseaux d’échanges est sans
conteste le tourisme, avec l’objectif de sortir le voyage de la consommation
de masse et de permettre de vraies rencontres. C’est le cas du réseau
Couchsurfing.org91, créé en 2003 par un jeune de Boston, Casey Fenton, et
qui permet à plusieurs millions de personnes de s’héberger gratuitement
partout dans le monde. Des circuits comme HospitalityClub, Nightswapping,
Globalfreeloaders Trustroots ou Trampolinn.com fonctionnent sur le même
principe collaboratif. Plus spécialisés, Gamping ou Campinmygarden
permettent aux campeurs de planter leur tente dans le jardin de particuliers.
De son côté, Warmshowers.org offre aux cyclotouristes un hébergement chez
d’autres amateurs de vélo.
Pour échanger gratuitement sa maison avec une autre famille, il suffit de se
brancher sur des sites comme Trocmaison.com, Guesttoguest.com,
Homeforhome.com, Switchhomes.net, Sepermuta.es ou Bewelcome.org.
Quant au wwoofing92, il permet de séjourner dans les fermes bio d’une
centaine de pays en échange de quelques heures de travail chaque jour. Sur le
même principe, des sites comme Workaway, Worldpackers ou HelpX
donnent l’occasion de voyager à l’étranger en échange d’heures de bénévolat,
tandis que la communauté Friendshipforce.org invite à voyager ou à monter
un projet (comme un jardin partagé) avec des personnes d’autres pays.
Le tourisme autrement, c’est aussi ce que pratiquent les Greeters, ces
habitants qui emmènent bénévolement les touristes visiter leur ville à pied ou
à vélo. C’est une Américaine, Lynn Brooks, qui, en 1992, a invité les New-
Yorkais à faire découvrir leur ville de cette façon via l’association Big Apple
Greeter (Bag)93. Désormais structurés en réseau international, les Greeters
pratiquent ces visites gratuites dans plusieurs pays du monde94. À Paris, ils
sont environ 300 à offrir des balades au gré des rues, des quartiers historiques
ou des endroits insolites, accueillant aussi les personnes en situation de
handicap. C’est « un engagement citoyen, mais surtout un plaisir partagé, car
beaucoup de belles histoires d’amitié sont nées au fil de ces promenades »,
relève Claude d’Aura, l’une de ces bénévoles.

Partager les savoirs


Les plus anciens de ces réseaux collaboratifs d’échange datent de 1971. Ce
sont les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs (Rers)95, fondés par une
enseignante, Claire Héber-Suffrin, et son mari Marc, avec cet objectif
solidaire : s’entraider à apprendre. Ce système d’apprentissage mutuel postule
que chacun a quelque chose à apprendre et à enseigner – bricolage,
langues… –, ce qui valorise les savoirs de tous, y compris des moins
diplômés. Ces groupes citoyens, basés sur la réciprocité, montrent que, « dans
une société, tout n’est pas marchand », souligne leur coordinateur Pascal
Chatagnon. En mutualisant les connaissances, ils construisent ce qui est
l’essence d’une société : du capital humain, des relations conviviales, de la
solidarité. On compte plusieurs centaines de Rers en France, dans les villes,
les villages, les écoles – où ils impliquent les parents – et les entreprises
(comme à La Poste). Ils ont essaimé en Europe, en Afrique et en Nouvelle-
Zélande. Au Brésil, Stella et Chico Whitaker96 ont, dans le même esprit, créé
une université mutuelle à São Paulo. D’autres échanges de savoirs existent
aussi en ligne, via le site Loquo.com en Espagne ou la plate-forme
internationale Community-exchange.org.
Apprendre les uns des autres, c’est aussi ce qu’avaient envie de faire un
groupe de jeunes New-Yorkais97 quand ils ont créé en 2010 la première
Trade School. Il s’agit d’une école éphémère, participative et autogérée,
organisée dans un lieu associatif ou public et où l’on troque avec d’autres ses
connaissances et ses passions – jouer de la guitare, monter un site Web ou
peindre – dans un esprit de partage et de mixité sociale. Les Trade Schools se
sont rapidement répandues à travers le monde, de Londres à Hô Chi Minh
Ville, de Los Angeles à Manille, de Mexico à Dublin, d’Athènes à
Pietermaritzburg.
Avec les Moocs (Massive Open Online Courses), l’apprentissage n’est pas
réciproque, mais ces millions de cours en ligne ouverts à tous permettent
d’acquérir à peu près tout : langues, techniques photo, cursus universitaires…
L’arrivée de ces ressources éducatives en accès libre, d’une importance
historique sans doute comparable à celle de la diffusion des livres par
l’imprimerie, démocratise l’accès au savoir et réduit les inégalités face à
l’éducation. Les Moocs universitaires recueillent une audience très large – ils
sont suivis simultanément par plusieurs dizaines de milliers de personnes de
tous horizons –, mais leur foisonnement oblige à faire des choix98, car, si
l’adhésion est massive, le taux d’abandon est encore élevé. Ce secteur en
pleine évolution, qui préfigure sans doute l’avènement d’un campus
planétaire, pourrait aussi offrir un jour de nouveaux outils aux écoles rurales
des pays en développement.
À côté des Moocs proprement dits, une grande variété d’enseignements et
d’apprentissages spécialisés, par vidéos et tutoriels, est disponible en ligne.
Là encore, l’offre est si abondante que l’on ne peut donner que des exemples.
À commencer par la Khan Academy99, plate-forme gratuite en plus
de 36 langues, fondée par un ancien financier de Wall Street, Salman Khan,
et qui enseigne en majorité des disciplines scientifiques. Ou le site Duolingo,
qui permet d’apprendre une langue et compte plus de 120 millions
d’utilisateurs. L’ONG américaine Solar Energy International100, elle,
enseigne gratuitement le mode d’emploi de l’indépendance énergétique, en
anglais et en espagnol.
Côté écologie, l’organisation indienne Digital Green diffuse des solutions
écologiques à destination des populations des pays émergents et en
développement. Son équipe filme sur le terrain des pratiques qui ont fait leurs
preuves en matière d’agroécologie, de santé, de nutrition ou de micro-finance
citoyenne101, et les poste sur Youtube. Plus de 4 000 vidéos en 28 langues ont
déjà été vues par plus de 660 000 personnes, en Inde, en Afghanistan, en
Éthiopie, au Ghana, au Niger et en Tanzanie, et « 40 % des fermiers qui
voient ces solutions les adoptent dans les deux mois », dit le fondateur, Rikin
Gandhi, un jeune ingénieur qui espère ainsi « améliorer la vie de plusieurs
millions d’agriculteurs d’ici à 2020, dont un million en Éthiopie ».
Dans le même esprit, Sikana.tv, une université libre des savoir-faire,
diffuse en vidéo des savoirs universels et utiles : alimentation, permaculture,
agriculture urbaine, musique, habitat, sport, santé… Ses fondateurs, Grégory
Flipo et Simon Fauquet, estiment que, à l’ère d’Internet et de l’intelligence
collaborative, chacun peut, partout dans le monde, acquérir une connaissance
qui lui donnera un empowerment, changera sa vie, le fera vivre décemment et
générera du bien commun (habitat autogéré, alimentation saine, etc.).

L’âge de la société civile experte : les sciences collaboratives


Au contraire de ces mouvements de distribution horizontale des savoirs, les
sciences participatives, elles, centralisent les contributions individuelles pour
améliorer les connaissances dans un champ donné. Il existe désormais une
galaxie de programmes collaboratifs dans les sciences physiques, humaines et
de la terre, qui se déclinent sous plusieurs formes : délégation de tâches à des
citoyens (saisie et analyse de données pour la recherche médicale, par
exemple), amplification de la puissance de calcul (avec le logiciel de calcul
distribué Boinc102), mise en réseau d’informations et recherche commune de
solutions dans des domaines spécifiques. Les réseaux de sciences citoyennes
se sont d’emblée constitués au plan international, à l’image des groupes
d’audit de la biodiversité (plantes, arbres, espèces animales)103, de
surveillance du milieu (comme Mangrove Watch, FreshWater Watch ou les
Observateurs de la mer en Méditerranée104) ou d’observation de l’activité
sismique (Citizenseismology.eu).
La science participative sort d’ailleurs des laboratoires pour se déplacer sur
le terrain, comme le montrent les opérations d’aquahacking destinées à la
protection des fleuves du Québec105 ou les expéditions organisées par le
réseau Objectif Sciences International (OSI)106 dans plusieurs domaines :
astronomie, archéologie, géologie, environnement, informatique, énergie
solaire, drones, etc. Ces groupes, composés de scientifiques, d’adultes ou
d’adolescents, « partent faire de la recherche sur la géothermie en Islande et
au Japon, sur les oasis au Maroc, la biologie marine en Bretagne, les baleines
et le loup au Canada, ou encore la panthère des neiges au Kirghizistan »,
explique Thomas Egli, le président d’OSI.
Et cette collaboration scientifiques-citoyens fait incontestablement entrer la
science dans une nouvelle époque. « Elle a convaincu les principaux instituts
de recherche, comme le Cern, la Nasa, le CNRS, que c’est un moyen
d’aboutir à des résultats, notamment en recherche appliquée », note Thomas
Egli. Celui-ci voit désormais « les groupes de recherche se fédérer en
associations internationales et continentales » et « un nouveau métier naître :
celui de coordinateur de sciences citoyennes, de coach pour les groupes de
recherche ». Et non seulement cette collaboration entre différents acteurs « ne
coûte pas plus cher, mais elle permet au contraire d’arriver à des
financements collectifs ».

Une intelligence collective


L’ère du collaboratif a finalement mis en lumière deux réalités : les
compétences croissantes de la société civile et la puissance de l’action
collective. C’est à elles que l’on doit la réussite de communs de la
connaissance comme Wikipédia et ses diverses déclinaisons : Citizendium,
Wiktionary (dictionnaire), Wikivoyage (guide de tourisme), Wikiversity
(communauté pédagogique), Scholarpedia (articles scientifiques), Vikidia ou
Wikimini (pour les enfants) ou OpenStreetMap (l’équivalent participatif et
open source de Google Maps).
La mise en commun de ces compétences a, en quelques années, construit
une intelligence collective au-delà des frontières et, souvent, des contre-
pouvoirs citoyens. Plusieurs observatoires collaboratifs surveillent par
exemple les multinationales (Corpwatch), la fabrication des vêtements en
Asie (Sourcemap) ou l’état des forêts dans le monde (Global Forest Watch).
Avec ses 800 ONG et universitaires répartis dans 68 pays, le réseau
indépendant Carbon Market Watch surveille, lui, le marché mondial du
carbone. De son côté, l’association française Sciences citoyennes veille à la
déontologie de la recherche (conflits d’intérêts, lobbying) et lance des alertes
sur les risques liés aux OGM ou aux antennes-relais.
Et ces initiatives ne sont réservées ni aux plus éduqués ni aux pays
développés. Au Kenya, l’aventure collective de MapKibera a ainsi montré
l’impact d’une cartographie participative sur la vie d’un bidonville. En 2009,
deux jeunes Américains, Erica Hagen et Mikel Maron, collaborateur
d’OpenStreetMap, constatent que le plus vaste bidonville urbain d’Afrique,
Kibera, au sud de Nairobi, ne figure sur aucune carte. Ils suggèrent alors aux
habitants de le cartographier eux-mêmes107. Les cartes participatives des 13
villages du bidonville, qu’ils ont mises en ligne, localisent aujourd’hui les
points d’eau, les écoles, les centres d’urgence et les lieux de mobilisation
(manifestations, réunions de quartiers, etc.)108. Après avoir appris
l’informatique pour les réaliser, les jeunes de Kibera se sont mis à la vidéo et
ont créé leurs médias citoyens. Peu à peu, le bidonville s’est ainsi repris en
main. Erica Hagen et Mikel Maron ont ensuite lancé l’initiative GroundTruth,
qui aide les communautés, partout dans le monde, à impulser la même
dynamique : cartographier leurs quartiers et s’organiser collectivement pour
améliorer leur quotidien.
D’autres réalisations sont tout aussi exemplaires. La petite tribu sud-
américaine Matsé, qui vit dans la forêt amazonienne, a cartographié ses terres
pour en revendiquer la propriété et lutter contre l’exploitation de ses
ressources forestières et pétrolières. Elle a également rédigé la première
encyclopédie collaborative de médecine indigène, qui répertorie les remèdes
traditionnels pour les transmettre aux générations futures et les protéger
contre le biopiratage : elle prouve en effet que ces savoirs appartenaient aux
habitants avant que les firmes pharmaceutiques ne tentent de les breveter109.
En Inde, 3 500 citoyens (étudiants, enseignants, linguistes, travailleurs
sociaux…) ont de leur côté réalisé une première mondiale : le recensement
linguistique complet de ce pays de 1,3 milliard d’habitants. Élaborée en deux
ans et publiée en open source, cette encyclopédie vivante
dénombre 780 langues et dialectes tribaux, et montre que 20 langues ont
disparu en à peine un demi-siècle110.
Enfin, l’interaction des compétences démontre son utilité en cas d’urgence.
La communauté OpenStreetMap a cartographié les zones touchées par
l’épidémie d’Ebola en Afrique en 2014, pour aider les équipes médicales. Au
Népal, après le tremblement de terre d’avril 2015, plus de 2 200 volontaires
mobilisés par le Katmandou Living Labs ont cartographié les dommages en
OpenStreetMap pour guider les sauveteurs. La plate-forme Ushahidi permet
elle aussi de cartographier les crises grâce aux données envoyées en temps
réel par les citoyens. Et les volontaires des Virtual Operations Support Teams
(Vost), présents dans plusieurs pays (Australie, États-Unis, Canada, Équateur,
etc.), ainsi que leurs homologues en France (Visov)111, appuient efficacement
les secours lors de catastrophes naturelles ou d’attaques terroristes.

La communauté du libre, l’open source


En deux décennies, cette mutualisation des compétences citoyennes a
même permis de bâtir une économie parallèle. La communauté mondiale du
libre a ainsi créé une vraie rupture dans l’économie numérique en mettant sur
le marché des alternatives gratuites à quasiment tous les services
commerciaux : systèmes d’exploitation (Linux), suites bureautiques
(LibreOffice, OpenOffice), navigateurs, moteurs de recherche, messageries,
stockage de documents, hébergements de sites ou systèmes de paiement en
ligne112. Ces outils ont dopé l’innovation, en offrant des outils numériques
performants aux start-up, aux ONG et à tous les citoyens actifs.
Après le software, le libre a d’ailleurs investi le hardware : ordinateurs et
imprimantes 3D, éoliennes, panneaux solaires, meubles (Opendesk),
maisons113 (Wikihouse), voitures (Tabby, Wikispeed), et même drones,
satellites et robots (le robot chirurgical Raven). L’open source se décline
aussi dans les contenus – savoirs, textes, photos, films ou musiques –
disponibles en Creative Commons. Côté accès à Internet, plusieurs centaines
de fournisseurs (FAI) autogérés et sans but lucratif permettent de contourner
les grands opérateurs en Europe114 et aux États-Unis115, tout en couvrant les
régions blanches.
Aujourd’hui, le monde de l’open source permet d’accéder à tout, de tout
apprendre et de tout faire. Il constitue une forme de projet politique qui vise à
s’affranchir du monde marchand, à reprendre le contrôle des mécanismes
ultra-présents dans nos vies (comme les logiciels) et à renouveler la façon de
travailler, de créer, dans une coopération ouverte, horizontale et
décentralisée116. Ce projet s’est d’ailleurs offert une belle réussite : il a mis
sur pied un patrimoine mondial de biens communs numériques dont les
performances ont séduit des milliards d’utilisateurs, y compris le monde
industriel117 et les pouvoirs publics118. Un patrimoine qui ne cesse de
s’étendre et d’évoluer, car l’open source reste, dans tous les domaines, à la
pointe de l’innovation.

La génération makers
Cette réappropriation collective de la technologie pour la mettre au service
de nouveaux modèles est également au cœur de l’esprit fab-lab. Dans ces
espaces de do it together, logiciels, machines-outils et imprimantes 3D
permettent de concevoir tous types d’objets, de tout réparer en produisant des
pièces détachées (pour combattre l’obsolescence programmée) et d’imaginer
tous les prototypes de matériel open source. Partis d’un premier local
expérimental dans le Bronx, les fab-labs sont aujourd’hui présents dans le
monde entier119 et ont donné naissance à un univers en constante expansion :
makerspaces, hackerspaces, living labs, open bidouille camps120 et autres
ateliers de bidouille collective, ainsi que les hackathons, hackdays et
hackfests, ces temps d’élaboration de solutions technologiques qui accélèrent
les innovations. Le « make » s’est imposé partout comme un processus
collectif d’une créativité sans limite, qui ouvre la possibilité de tout concevoir
et de tout fabriquer, dans des ateliers autonomes et décentralisés, aux
antipodes du modèle actuel de production standardisée.
À lui seul, le monde des makers rassemble toutes les caractéristiques des
innovations citoyennes. Il se situe en effet au carrefour de plusieurs cultures
d’opposition aux logiques économiques dominantes : l’esprit collaboratif,
l’ethos hacker (créativité, open data, solutions pour améliorer un
environnement social) et l’envie de construire une alternative basée sur le
DIY, le non-consumérisme et les coopérations horizontales. De même, il
mise sur l’intelligence collective en associant plusieurs acteurs (geeks,
bricoleurs, ingénieurs, artistes), mêle le high-tech au low-tech, et donne
autant d’importance à l’innovation pure qu’à l’utilité sociale.
La Fab Life a déjà fait reculer les frontières du possible dans de nombreux
secteurs, comme le travail, la santé ou l’habitat. Un fab-lab associé à l’Institut
d’architecture avancée de Barcelone, organisme à l’avant-garde des nouvelles
façons de concevoir la ville, a ainsi créé la Fab Lab House, une maison en
bois à énergie solaire devenue une icône de l’éco-construction. De son côté,
le réseau e-Nable, fort de plus de 5 000 bénévoles, conçoit et distribue des
prothèses de mains imprimées en 3D au coût de fabrication mille fois
inférieur à celui des appareillages classiques. L’impression 3D révolutionne
d’ailleurs la réparation des corps en fabriquant des parties organiques
(muscles, cartilage artificiel, os, peau) et des membres articulés contrôlés par
le cerveau.
Dans les pays en développement, les fab-labs sont aussi des espaces
d’empowerment qui réduisent la fracture numérique, dopent l’innovation
collective et servent d’incubateurs aux start-up121. L’Afrique et l’Asie savent
d’ailleurs, comme nul autre continent, constituer des réseaux de makers
alliant les nouvelles technologies aux savoirs de terrain de paysans ou
d’artisans122 pour fabriquer des objets utiles : outils agricoles low-tech,
innovations médicales, ordinateurs et imprimantes 3D en pièces recyclées,
installations solaires nomades, solutions mobiles de paiement ou de vente des
produits fermiers, etc.
En quelques années, l’esprit fab-lab a ainsi fait entrer la société civile dans
un nouvel « Âge du faire », pour reprendre le titre du livre que le sociologue
Michel Lallement a consacré à ces « zones d’autonomie, où se bricole une
autre manière d’innover, de produire, de collaborer, de décider, de façonner
son identité et son destin »123. À terme, fab-labs et autres ateliers
collaboratifs permettront à chacun de fabriquer l’objet dont il a besoin, pour
trois fois rien et en open source, d’autant que des fab-labs itinérants circulent
partout. L’un des analystes de ce secteur, Chris Anderson, y voit le début
d’une nouvelle révolution industrielle qui va rendre obsolètes la production et
la consommation de masse et modifier l’organisation du travail et la vie en
société124.
Pour le moment, hacking et fab-labs n’ont pas encore bouleversé le
système économique, mais ils marquent bien l’entrée dans une nouvelle
ère125, où la réflexion collective en Lab se généralise et où technologies,
objets et services sont désormais améliorés de façon permanente, grâce à une
collaboration décentralisée et sans hiérarchie. Michel Lallement y voit une
importante mutation du travail et estime que les fab-labs auront un impact sur
nos sociétés, car les « communautés utopiques ne sont pas des îlots d’illusion
dans un océan de réalisme. Elles savent secouer les mondes qui les entourent
et les traversent ».
Les fab-labs suscitent d’ailleurs de nouvelles dynamiques, comme les Fab
Cities, des villes où la fabrication digitale sera un jour enseignée dans chaque
collège et où chaque immeuble aura son atelier pour réparer et inventer une
solution à un problème local. Des micro-usines autogérées de quartier
produiront biens et services adaptés aux besoins des urbains, et des
laboratoires reliés en réseau pourront co-améliorer certains aspects de la vie
en ville : pollutions, services publics, espaces verts, mobilités intelligentes,
smart grids énergétiques, approvisionnement alimentaire, etc. Quelle que soit
l’appellation de ces nouvelles façons de co-réinventer la ville (sharing cities,
contributive cities, collaborative ou adaptive cities), l’appropriation
démocratique des technologies s’y fera par le partage des compétences de
pair à pair et l’utilisation de modèles open source126. La ville de Barcelone,
qui se projette en Fab City, a déjà créé des fab-labs de service public
(Ateneus de Fabricació) et en compte plusieurs dizaines d’autres, privés ou
associatifs127.

Partager le travail
Indissociables de l’esprit fab-lab, les espaces de coworking connaissent
eux aussi un développement rapide128, au point d’être regroupés en réseaux
continentaux (comme Coworking Europe) et en chaînes internationales, à
l’image de Copass, un réseau mondial de coworking, de co-living, de
hackerspaces et de fab-labs. Numa, un tiers-lieu né en France129 et dédié à
l’innovation numérique, qui associe coworking et incubation de start-up, a
essaimé à Barcelone, Casablanca, Moscou, Bangalore et Mexico. À côté des
espaces commerciaux, de nombreux autres sont gérés par des associations,
comme Coworkinglille, installée au Mutualab de Lille et qui complète le
coworking d’un fab-lab et d’un makerspace. D’autres ont pris le statut de
coopérative, comme Koala à Québec ou Ecto à Montréal, les coworkers étant
alors des membres associés.
Tous se veulent des hubs d’innovation qui permettent aux membres d’une
communauté – travailleurs nomades, télétravailleurs, auto-entrepreneurs – de
mutualiser leurs outils, de réfléchir ensemble à leurs projets et de développer
des réseaux communs. La plupart accueillent d’ailleurs des professionnels
d’un même secteur (architecture, nouvelles technologies, économie
collaborative) ou dotés d’une vision commune : entreprises de l’économie
sociale et solidaire, associations écologistes, médias engagés, etc. C’est
notamment le cas de La Ruche, qui accueille de jeunes entreprises porteuses
de solutions écologiques ou sociales dans plusieurs villes de France
(Montreuil, Marseille, Paris…). Et c’est vrai ailleurs, comme à Seattle avec
l’Impact Hubest, une B-Corp130 de coworking qui regroupe d’autres B-Corps.
Ou en Afrique francophone, où les espaces créés par l’association Jokkolabs
accompagnent les jeunes entrepreneurs sociaux dans leur recherche de
solutions pour la santé, l’agriculture ou l’éducation.
Dans les années qui viennent, le coworking poursuivra évidemment son
expansion, car il accompagne un phénomène croissant : l’atomisation du
travail. Le statut de travailleur free-lance est en effet celui qui se développe le
plus vite dans les pays industrialisés131, et les espaces de coworking leur
évitent d’être isolés tout en agrégeant leurs compétences et en participant à
ces nouvelles formes de travail collaboratives et non hiérarchisées. Déjà, à
Berlin, Agora Collective attire des artistes de tout le pays, pour ses ateliers
créatifs. Et aux Pays-Bas, Seats2Meet, né à Utrecht en 2005, a essaimé en un
réseau mondial de près de 2 500 lieux de coworking, où échangent des
dizaines de milliers de travailleurs indépendants.
Vers de nouveaux écosystèmes
Difficile de conclure définitivement sur ce que sera, demain, l’ensemble de
ces nouveaux modes de vie, qu’une société civile qualifiée et innovante fait
évoluer chaque jour. À l’évidence, ils traduisent un certain déclin de
l’individualisme et la montée d’un sentiment d’appartenance à une vaste
communauté informelle, dont les membres habitent à la fois la même ville et
un pays lointain, et se retrouvent dans les nouvelles tribus que sont ces
réseaux de consommation (coopératives ou Amap), d’échanges de savoirs et
de biens, de production (fab-labs, hackathons) et de mutualisation des
connaissances (sciences citoyennes, Wiki…). La vie s’articule désormais
entre plusieurs sphères collaboratives : on est à la fois membre d’une Amap,
d’un fab-lab et d’un site de covoiturage, tout en échangeant des biens sur
Internet et en passant ses vacances en slow travel dans une maison prêtée.
Ces nouveaux usages se jouent des paradoxes, puisqu’ils promeuvent à la
fois le ralentissement (l’esprit slow, les Amap, la décroissance) et
l’accélération (innovations open source, hackathons, fab-labs). Mais ils ont
en commun de penser « glocal », puisqu’ils valorisent autant l’économie
locale que l’appartenance à une communauté mondiale de citoyens en
réseaux. Ils contribuent enfin au déclin du modèle pyramidal et à l’émergence
d’une société qui remplace la concurrence par le « faire ensemble ».
Le spécialiste Michel Bauwens estime que cette reprise en main des
technologies et des circuits de production, ainsi que leur usage collaboratif,
font émerger une « économie post-capitaliste » qui redistribue « le travail, la
connaissance, le soutien financier ». Elle constitue même une nouvelle forme
d’organisation politique, une « démocratie non représentative » où les
citoyens « gèrent eux-mêmes leur vie sociale et productive au travers de
réseaux autonomes et interdépendants »132. Un modèle qui favorise la
production de communs : lien social, temps partagé, technologies open
source, communs de connaissances et actions utiles à la collectivité
(recyclage, agriculture bio… )133.
Par petites touches, ces nouveaux usages font ainsi émerger une société
fonctionnant en écosystèmes citoyens, horizontaux et cogérés. Ces reprises en
main polymorphes, dispersées, amorceront peut-être un jour une transition
plus globale, avec la connexion progressive de millions d’écosystèmes
intelligents et de réseaux économiques coopératifs à l’échelle mondiale.

1 En France, le chiffre d’affaires des hypermarchés baisse régulièrement et, aux États-Unis, les
shopping malls (centres commerciaux) connaissent un réel déclin, plusieurs ayant dû fermer. Voir Lisa
Millar, « Dead malls : Half of America’s shopping centres predicted to close by 2030 », ABC,
28 janvier 2015, et Maxime Robin, « Pourquoi les jeunes Américains désertent-ils les malls ? », Les
Inrockuptibles, 2 novembre 2014.
2 Voir www.slowfood.com, www.slowmovement.com et www.terramadre.org. Ce mouvement présent
dans 153 pays organise un sommet mondial annuel aux États-Unis (www.slowlivingsummit.org).
3 Cittaslow.net.
4 Pour les États-Unis, voir par exemple www.slowmoney.org/local-groups.
5 Livingeconomies.org.
6 Une étude effectuée à Portland (Maine) a montré que 100 dollars dépensés dans les commerces
locaux génèrent 58 dollars de plus dans l’économie locale, mais que l’impact n’est que de 33 dollars si
cette somme est dépensée au sein d’une chaîne nationale ou multinationale
(www.portlandbuylocal.org/news-events/study-buying-locally-pays-big-dividends/).
7 Elles sont déjà plus de 1,6 million aux États-Unis (Gar Alperovitz, « The New-Economy
Movement », The Nation, 25 mai 2011, www.thenation.com/article/160949/new-economy-movement).
8 Passant de 1 755 en 1994 à 8 268 en 2014 (US Department of Agriculture).
9 Source : Trends in U.S. Local and Regional Food Systems
(http://www.ers.usda.gov/webdocs/publications/ap068/51174_ap068_report-summary.pdf).
10 De 2004 à 2014 (source : National Farm to School Network, www.farmtoschool.org).
11 Avec des sites comme BigBarn.co.uk, http://www.farmtoschool.org, EatWild.com, etc.
12 Le site magasin-de-producteurs.fr en donne la liste. Certains fermiers y mettent en place un troc
interne de services : l’un transforme les fruits d’un autre en confiture et celui-ci, en retour, lui fabrique
ses yaourts. Quant aux sites Web, ils peuvent être locaux (Fermiers-Fermières près de Pau, les Paniers
de Thau dans l’Hérault, De la ferme au quartier à Saint-Étienne, etiktable.fr dans l’Ain, etc.) ou
nationaux (drive-fermiers.fr, chezvosproducteurs.fr, etc.).
13 Bruno Knipping, Francois Plesnar et Sébastien Pioli. Voir http://filiere-paysanne.blogspot.fr.
14 Cette plate-forme, présente dans plusieurs pays d’Europe, prélève une commission sur les ventes.
Elle est souvent critiquée par les concepteurs des Amap pour son caractère commercial et son
actionnariat, dans lequel figure Xavier Niel, fondateur de Free.
15 openfoodnetwork.org et openfoodfrance.fr.
16 Voir la carte sur www.localharvest.org/csa/.
17 www.reseau-amap.org/.
18 Annie Weidknnet a d’ailleurs écrit un livre : Amap, histoire et expériences, Nouvelles Éditions
Loubatières, 2011.
19 Voir l’étude comparative menée par les Paniers marseillais : http://lespaniersmarseillais.org/Etude-
de-prix-La-Bio-moins-cher.
20 Et auteur du livre Un projet de décroissance, Éd. Utopia, 2013.
21 www.reseaucocagne.asso.fr.
22 Voir Gaspard d’Allens et Lucile Leclaire, « Avec les Amap Bois, une autre forêt est possible »,
Reporterre, www.reporterre.net/Avec-les-Amap-Bois-une-autre-foret-est-possible.
23 Agnès Maillard, « Les épuisettes culturelles : un nouveau modèle économique au service des artistes
et des citoyens curieux », Bastamag.net, 2 avril 2015. Voir les initiatives de l’Amacca sur
http://amacca.org/category/repertoire-des-amacca/.
24 Plusieurs GASE existent en Bretagne, en Lozère, en Ardèche, à Paris, à Marseille… Voir
http://gase.parlenet.org/.
25 Les clubs Seikatsu ont reçu en 1989 le Right Livelihood Award, le « prix Nobel alternatif ».
26 Voir l’annuaire de ces coopératives locales sur www.ncga.coop/member-stores.
27 Source : European Community of Consumer Co-operatives (www.eurocoop.org).
28 Signe d’un changement de valeurs, les États-Unis, pays phare de l’agriculture industrielle, sont
devenus le premier consommateur mondial de bio, suivis par l’Europe. En France – troisième marché
national derrière les États-Unis et l’Allemagne –, le marché a doublé de 2007 à 2012 et progresse
d’environ 10 % par an. En Chine, la consommation a triplé de 2007 à 2012. En Inde, elle croît de 25
à 30 % par an, au Brésil de 20 %.
29 Kim Hyungmi, « Flux on Korean Consumer Cooperative Activities », iCOOP Co-operative
Institute, 2013.
30 Voir les chapitres sur l’habitat, l’usage de l’argent et la santé.
31 Heide B. Malhotra, « Community-Owned Stores on the Rise », The Epoch Times, 21 juillet 2009.
32 Sur ces épiceries coopératives nord-américaines, voir www.coopdirectory.org/,
www.foodcoopinitiative.coop/ et www.grocer.coop/coops (la cartographie donne une idée de leur
densité).
33 Voir les chapitres sur l’usage de l’argent et la santé.
34 Voir www.communityretailing.co.uk/shops.html.
35 www.pengwerncymunedol.btck.co.uk. De nombreuses reprises bénéficient de l’aide de la Fondation
Plunkett.
36 La Louve à Paris, Super Quinquin à Lille, La Cagette à Montpellier, la Chouette Coop à Toulouse,
Supercoop à Bordeaux, Bees Coop à Schaerbeek (Belgique), etc.
37 Voir https://coopaparis.wordpress.com/ et Nadia Djabali, « Une alternative à la grande distribution
en plein cœur de Paris », Bastamag.net, 29 mai 2014, www.bastamag.net/Une-alternative-a-la-grande.
38 Voir « Le Zeybu solidaire, l’équité alimentaire des producteurs aux consommateurs »
(www.alpesolidaires.org/le-zeybu-solidaire-l-equite-alimentaire-des-producteurs-aux-consommateurs).
39 Il existe plusieurs centaines d’épiceries sociales de ce type, en moyenne 20 % moins chères (voir la
liste sur epiceries-solidaires.org), dont certaines destinées aux étudiants, comme celles du réseau
Agoraé.
40 http://community-shop.co.uk/.
41 Voir « Un lieu participatif, à la fois épicerie bio et atelier de recyclage, pour restaurer, le monde de
demain », Bastamag.net, 30 janvier 2015.
42 www.cooperativebaraka.fr.
43 http://discosoupe.org/disco-boco/.
44 Parmi les nombreux documentaires sur ce sujet, on peut notamment voir sur Youtube « Prêt à jeter :
l’obsolescence programmée » ou « La mort programmée de nos appareils » du magazine Cash
Investigation.
45 Estimation de la Fondation Ellen MacArthur. Le plastique met jusqu’à quatre cents ans à se
dégrader, et il se désintègre en micro-particules, ingérées par le plancton et qui se retrouvent dans la
chair des poissons.
46 Voir la liste sur le site du Réseau Vrac, http://reseauvrac.fr/.
47 www.umsonstladen.de/.
48 Voir cette vidéo www.capetownetc.com/blog/culture/5-minutes-with-kayli-vee-levitan-from-the-
street-store/.
49 www.freecycle.org/about/background.
50 www.donnons.org ; http://donne.consoglobe.com ; http://jedonnetout.com ; www.partages.com ;
www.recupe.net ; www.lecomptoirdudon.com ; www.co-recyclage.com ; etc.
51 www.bookcrossing.com.
52 www.littlefreelibrary.org/.
53 La Bibliambule itinérante, la Boîte à lire à Bordeaux, etc. Voir
https://leslivresdesrues.wordpress.com/.
54 Voir Bibliorodas.wordpress.com.
55 https://occupypghlibrary.wordpress.com/.
56 En 2015, plus de 200 000 objets y avaient trouvé une seconde vie, ce qui avait évité l’émission
de 200 tonnes de CO (source : Repair-cafe.org). La mise à la décharge et le traitement des déchets sont
en effet d’importantes sources d’émission de carbone.
57 www.heureux-cyclage.org/Les-ateliers-velo-dans-le-monde.html. Cette communauté milite pour la
« vélorution » (réappropriation des villes par le vélo).
58 La liste est sur www.selfgarage.org.
59 www.latelierpaysan.org.
60 De nombreux sites offrent des idées et des tutoriels pour transformer les palettes en meubles ou en
maisons : 101palletideas.com, 1001pallets.com etc.
61 http://youandjerrycan.org/.
62 Voir http://emmabuntus.sourceforge.net/mediawiki/index.php/Emmabuntus:Communityportal/fr.
63 Voir Émilie Massemin, « Halte à l’obsolescence ! Les vieux ordinateurs reprennent vie avec le
système Emmabuntüs », Reporterre, 28 mai 2016.
64 De nombreuses vidéos sur ces coopératives et leur réseau national, le MNCR (Mncr.org.br), sont
disponible sur Youtube.
65 La vidéo est sur www.youtube.com/watch?v=ZPUFpEbkOoc. Sur cette vague créative dans
l’upcycling, voir Bénédicte Manier, Made in India. Le laboratoire écologique de la planète, Premier
Parallèle, 2015.
66 http://wecyclers.com/.
67 Le pourcentage d’utilisateurs est par exemple de 72 % des habitants aux États-Unis et de 50 % en
France.
68 Voir Consocollaborative.com, ou Ouishare.net/fr en France, Collaborative consumption.com aux
États-Unis, Consumocolaborativo.com en Espagne, Descolaai.com au Brésil, etc. Pour plus de détails,
nous renvoyons à l’importante bibliographie dans ce domaine, notamment Anne-Sophie Novel et
Stéphane Riot, Vive la co-révolution, Alternatives, 2012 ; Anne-Sophie Novel, La Vie Share,
Alternatives, 2013 ; Michel Bauwens, Jean Lievens, Sauver le monde, LLL, 2015 ; OuiShare et Diana
Filippova (dir.), Société collaborative. La fin des hiérarchies, L’Échiquier, 2015 ; R. Botsman, R.
Rogers, What’s Mine Is Yours. The Rise of Collaborative Consumption, Collins, 2011 ; Matthieu
Lietaert, Homo Coopérans 2.0. Changeons de cap vers l’économie collaborative (www.homo-
cooperans.net/).
69 Quelque 10 000 start-up et multinationales (eBay…) sont présentes sur ce marché mondial et leur
chiffre d’affaires devrait atteindre 335 milliards de dollars en 2025. Elles réorientent le collaboratif vers
le commercial en réintroduisant une forte médiation entre particuliers, en collectant les données
personnelles et en délocalisant leurs profits vers des paradis fiscaux. Leur présence déstabilise certains
secteurs : en utilisant d’innombrables actifs free-lance, Uber favorise l’émergence d’un post-salariat
précaire dans la gig economy (économie à la tâche). AirBnB, lui, fige dans la location permanente une
partie du parc immobilier des grandes villes.
70 Comme des machines à laver, avec www.lamachineduvoisin.fr.
71 Une liste de sites est visible sur : http://socialcompare.com/fr/comparison/comparatif-de-sites-de-
trocs-d-echanges.
72 Voir « Arcade City, le Uber-killer de la blockchain ? », blockchainfrance.net/2016/03/19/arcade-
city-le-uber-killer-de-la-blockchain/.
73 Voir notamment Laurent Lequien, « La blockchain libère les entraves de l’économie collaborative »,
La Tribune, 18 mai 2016 ; « La révolution blockchain en marche », Le Monde Éco & Entreprise,
19 avril 2016, et Michel Bauwens, « Conversation sur la blockchain »,
http://blogfr.p2pfoundation.net/index.php/2016/06/30/conversation-sur-la-blockchain/.
74 Michel Bauwens émet cependant de nombreuses réserves à l’égard des blockchains, notamment le
risque d’une « technocratie totalitaire » pouvant régir notre quotidien, avec des règles échappant au
débat démocratique. Voir Zeliha Chaffin et Jade Grandin de l’Epervier, « Espoirs et vertiges de la
révolution blockchain », Le Monde Éco & Entreprise, 19 avril 2016.
75 Voir Côme Bastin, « Consommation collaborative : le nouvel âge du consumérisme ? », Socialter,
septembre 2016, et Philippe Moati, La Société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, 2016.
76 Chaque année, l’humanité consomme moitié plus de ressources que la Terre n’en fournit. Si rien ne
change, il nous faudra deux planètes en 2030 pour répondre à nos besoins (WWF, rapport Planète
vivante, 2012).
77 Voir Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, L’Émergence des créatifs culturels. Enquête sur les
acteurs d’un changement de société, Yves Michel, 2001, et Ariane Vitalis, Les Créatifs culturels.
L’émergence d’une nouvelle conscience, Yves Michel, 2016.
78 Andrew Benett et Ann O’Reilly, Consumed : Rethinking Business in the Era of Mindful Spending,
Palgrave Macmillan, 2010 (livre basé sur l’étude de sept pays : Brésil, Chine, France, Royaume-Uni,
Japon, Pays-Bas, États-Unis), www.thenewconsumer.com/study-highlights.
79 John Gerzema et Michael D’Antonio, Spend Shift : How the Post-Crisis Values Revolution Is
Changing the Way We Buy, Sell, and Live, Jossey-Bass, 2010.
80 Juliet Schor, La Véritable Richesse. Une économie du temps retrouvé, Éd. Charles-Léopold Mayer,
2013.
81 Refuser, réduire, réutiliser, recycler, réparer, composter.
82 Comme ceux de la Japonaise Marie Kondo, qui évoque la joie du minimalisme et a donné son nom à
la méthode KonMari.
83 De dan (refuser), sha (jeter) et ri (se séparer).
84 Éd. Écosociété, 2005.
85 On peut visualiser leur multiplication sur www.bdtonline.org.
86 www.intersel-idf.org (site des Sel franciliens).
87 Elle édite la revue mensuelle Par Chemins (http://route-des-sel.org).
88 http://selidaire.org.
89 Voir le réseau mondial sur Lets-linkup.com.
90 Fureai : relation cordiale ; Kippu : ticket. La fondation Sawayaka Fukushi Zaidan, qui les a créés,
gère les comptes épargne-temps.
91 Depuis 2011, Couchsurfing n’est plus une ONG, mais une B.Corp, entreprise à responsabilité
sociale et environnementale. Mais les transactions d’argent demeurent proscrites.
92 Voir les deux réseaux internationaux sur www.wwoof.org.
93 www.bigapplegreeter.org.
94 www.globalgreeternetwork.info. On les trouve aussi dans plusieurs villes et régions françaises.
95 www.rers-asso.org.
96 Cofondateur du Forum social mondial.
97 Notamment Caroline Woolard, Or Zubalsky, Rich Watts et Louise Ma, animateurs du site de partage
OurGoods.com. Voir tradeschool.coop.
98 Pour s’y retrouver, on peut consulter les plates-formes mondiales Mooc-list.com, Coursera.org ou
FutureLearn, EdX.org (universités américaines), Udacity.com (ingénierie), Edraak (cours gratuits en
arabe), Ecolearning.eu (portail européen) ou Mooc.es (portail en espagnol). Pour la France : Mooc-
francophone.com, My-mooc.com (qui permet de noter les cours), Openclassrooms.com ou
http://www.sup-numerique.gouv.fr/pid33135/moocs-calendrier-des-cours-en-ligne-ouverts-et-
massifs.html.
99 Khan https://fr.khanacademy.org/. Ses vidéos, déjà vues par plus de 82 millions de personnes, sont
sous Creative Commons.
100 Elle aide en particulier les communautés indiennes d’Amérique à devenir autonomes en énergie
(www.solarenergy.org/native-american-communities).
101 Digitalgreen.org. L’équipe apprend aussi aux fermiers à manier la vidéo pour filmer eux-mêmes
leurs solutions.
102 Berkeley Open Infrastructure for Network Computing, Boinc.berkeley.edu ou Boinc-af.org.
103 Avec WildLab, iNaturalist, Beespotter, Big Butterfly Count, eBird, SeoBirdlife, etc. Les sites
www.scientificamerican.com/citizen-science/ ou, en France, www.naturefrance.fr/sciences-
participatives donnent une idée de la diversité de ces programmes.
104 www.observadoresdelmar.es (Institut des sciences de la mer de Barcelone).
105 Citoyens, biologistes, écologistes et chercheurs identifient ensemble les enjeux (pollutions
localisées, biodiversité en danger) et des informaticiens trouvent des solutions technologiques à ces
problèmes (http://aquahacking.com/).
106 Voir www.vacances-scientifiques.com ou www.conges-science-solidaire.com. L’OSI a un statut
consultatif spécial auprès du Conseil économique et social de l’Onu.
107 Voir Mapkibera.org et Laure Belot, « MapKibera, la carte pour rendre visibles les invisibles », Le
Monde, 2 avril 2015.
108 Publiées sur Voiceofkibera.org et Openschoolskenya.org.
109 Voir l’ONG Acaté : http://acateamazon.org/field-updates/january-2016-field-update-indigenous-
mapping/.
110 http://peopleslinguisticsurvey.org/.
111 Voir http://vosg.us/active-vosts/ et, en France, les Volontaires internationaux en soutien
opérationnel virtuel : Visov.org.
112 On trouve une liste indicative sur https://degooglisons-Internet.org/alternatives.
113 Voir aussi l’Open Building Institute, http://openbuildinginstitute.org/, et le chapitre sur l’habitat.
114 Comme Franciliens.net, http://neutrinet.be ou B4RN, créé par des fermiers britanniques du
Lancashire. Voir la liste sur www.ffdn.org/fr/membres et la carte sur https://db.ffdn.org/.
115 Carte sur https://muninetworks.org/communitymap.
116 Voir les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, et Benjamin Coriat (dir.), Le
Retour des communs, LLL, 2015.
117 Dans l’industrie, le modèle open source permet de créer de la valeur en répartissant les
compétences et les coûts. Elon Musk, qui dirige la firme automobile Tesla, a ainsi renoncé à ses brevets
pour laisser la concurrence et la société civile améliorer la technologie des voitures électriques –
améliorations dont Tesla profitera elle-même, évidemment. Par ailleurs, de nombreuses grandes
entreprises (Virgin, Amazon, eBay, IBM…) et de nombreux marchés boursiers (Londres, Chicago…)
se sont convertis à Linux.
118 Aux États-Unis, de nombreux secteurs publics, même sensibles (Maison-Blanche, Pentagone,
Agence fédérale de l’aviation civile…), tournent sous Linux, tout comme la Station spatiale
internationale de la Nasa. C’est le cas de nombreuses municipalités dans le monde (Munich, Mexico…)
et, en France, de plusieurs ministères, de l’Assemblée nationale ou de la Gendarmerie. De son côté, le
réseau de Villes en biens communs (Villes.bienscommuns.org) favorise les initiatives open source :
logiciels, ressources éducatives, semences libres, etc.
119 Carte mondiale sur www.fablabs.io/map.
120 En France, voir http://openbidouille.net/.
121 Ihub au Kenya, Ovillage à Abidjan, Mest et HubAccra au Ghana, Nahdet El Mahrousa en Égypte,
etc.
122 Pour l’Afrique, voir le réseau AfriLabs et, pour l’Inde, Bénédicte Manier, Made in India, op. cit.
123 L’Âge du faire, Seuil, 2015. Ce livre étudie le Noisebridge, un hackerspace de San Francisco.
124 Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012.
125 Même si ses implications font débat, notamment parce que l’impression 3D rendra aussi possible la
fabrication décentralisée d’engins dangereux, dont des armes.
126 Voir Ewen Chardronnet, « En finir avec la Smart City », Makery, 20 septembre 2016.
127 Voir les contributions au Fab10 de 2014 à Barcelone et Raphaël Besson, « La Fab City de
Barcelone ou la réinvention du droit à la ville », Urbanews, 10 mars 2015.
128 En 2015, près de 8 000 espaces hébergeaient un demi-million de professionnels dans le monde, et
ils progressaient au rythme de +36 % par an, selon le Global Coworking Survey 2015-2016.
129 Leur carte est sur coworking-carte.fr. Ils étaient plus de 350 en 2016.
130 Label décerné aux États-Unis par l’ONG B Lab sur des critères sélectifs d’engagement
environnementaux et sociaux.
131 Aux États-Unis, 34 % des actifs sont des travailleurs indépendants. Leur nombre dépassera celui
des salariés d’ici à 2020.
132 Michel Bauwens, Jean Lievens, Sauver le monde, op. cit. Voir aussi les travaux de sa fondation, la
P2P Foundation.
133 Voir le livre de Benjamin Coriat (dir.), Le Retour des communs, op. cit.
Implanter une agriculture durable

Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa


propre destruction. La nature est dénaturée.
Ivan Illich, La Convivialité

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que


suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.

Aimé Césaire, « Discours sur le colonialisme », Présence africaine,


1955
Cogérer les terres
Dans les années 1960, deux militants américains des droits civiques,
Robert Swann et Slater King, neveu de Martin Luther King, ont voulu aider
les fermiers afro-américains pauvres à acquérir des terres. Ils se sont
souvenus que plusieurs sociétés traditionnelles – comme les Indiens
d’Amérique du Nord ou les Aztèques du Mexique1 – avaient un système de
copropriété citoyenne des terres, pour partager les ressources agricoles. Ils
s’en sont inspirés pour créer une structure juridique à but non lucratif, le
community land trust (CLT, société foncière communautaire), qui permet à
un groupe d’habitants d’acheter du foncier en copropriété2.
Dans un community land trust, les terres sont gérées comme un bien
commun et les décisions sont prises démocratiquement. Le premier CLT
américain a vu le jour en 1969 à Albany (Géorgie) et, depuis, de nombreuses
fermes se sont installées sur ces terrains en copropriété citoyenne3, à l’image
de la ferme bio Peacework, près de New York. En Grande-Bretagne, la plus
emblématique est la ferme Fordhall, exploitée par Charlotte et Ben Hollins.
En 2004, ces deux jeunes, dont la famille loue la ferme depuis 1929,
apprennent que le terrain va être vendu. Pour sauver leur ferme, ils doivent la
racheter, mais n’en ont pas les moyens. Ils lancent alors un appel, proposant
au public un achat collectif sur la base de parts de 50 livres sterling chacune.
Des milliers de personnes répondent : des voisins, des entreprises locales,
mais aussi des inconnus de tout le pays, enseignants, retraités, citadins de
Londres, écologistes, et même le chanteur Sting, qui achète pour 2 000 livres
sterling d’actions. Au final, la ferme devient la copropriété de plus de
7 500 citoyens. Aujourd’hui prospère, elle abrite un salon de thé, anime des
ateliers pour les enfants et vend directement ses produits bio sur place et sur
Internet4.
Le Royaume-Uni compte déjà plusieurs dizaines de telles copropriétés5.
Elles ont revitalisé une partie du tissu agricole et impliqué directement les
habitants dans la production de leur alimentation. Les co-actionnaires ne
reçoivent pas de bénéfice financier, mais ils font un acte d’investissement
dans des fermes, surtout bio, et ont accès à leurs produits en circuit court.

L’épargne solidaire pour garder l’agriculture vivante


En France, un modèle un peu identique, Terre de Liens6, a été fondé
en 2003 par Jérôme Deconinck, un ingénieur agronome soucieux de soutenir
un paysage agricole sinistré. Quelque 200 fermes cessent en effet leur activité
chaque semaine dans l’Hexagone et une exploitation sur quatre y a disparu
dans la décennie 2000-2010. Bien des fermiers, pris en tenaille entre des prix
de vente trop bas et le coût élevé des intrants, préfèrent baisser les bras.
Terre de Liens soutient les fermes en collectant l’épargne de particuliers.
Concrètement, on peut acheter des actions à partir de 100 euros, investies
dans la ferme de son choix, dans sa région ou ailleurs en France. Terre de
Liens achète des terres et y installe de jeunes agriculteurs auxquels les
banques ont souvent refusé des prêts et qui produisent en biologique ou en
biodynamie. Durant ses deux premières années d’existence, elle a ainsi
collecté plus de 700 000 euros d’épargne de citoyens de tout le pays, avant
que le mouvement ne s’amplifie7. Un succès, explique Véronique Rioufol, sa
coordinatrice, qui repose sur le fait que « l’investissement dans la terre reste
considéré comme un placement stable » et que Terre de Liens soutient « des
projets durables, transmissibles sur plusieurs générations ». Les fermes aidées
se veulent aussi proches du public, avec souvent un système de vente directe.
« On commence ainsi à avoir un effet levier sur les territoires, avec beaucoup
de citoyens qui veulent s’impliquer », observe-t-elle. Des citoyens, mais aussi
des institutions : Terre de Liens voit les agences locales de l’eau la « solliciter
de plus en plus, pour mieux gérer l’eau de l’agriculture », tandis que des
collectivités lui proposent des terres communales pour installer des fermes
afin de maintenir leur tissu rural vivant. Ce qui rencontre l’objectif de Terre
de Liens de « renforcer les ceintures vertes des villes et de maîtriser la
croissance urbaine ».

Une filière agroalimentaire cogérée par les habitants


En Allemagne, le premier community land trust a été créé par un
agriculteur bio d’Eichstetten, près de Fribourg8. En 2006, Christian Hiss se
voit refuser un prêt bancaire pour agrandir sa ferme et réfléchit, avec une
poignée d’amis, à un système de financement parallèle. Ils créent alors une
société citoyenne par actions, la Regionalwert AG (RWAG), dont le capital
est ouvert aux citoyens de la région. Au début, vingt personnes acquièrent des
parts : elles sont aujourd’hui plusieurs centaines, et la RWAG détient huit
hectares de terres en propre, ainsi que des parts dans d’autres terres de la
région.
Christian Hiss est allé plus loin. Sur le même principe de gestion
collective, il a mis sur pied toute une filière bio, allant de la ferme à l’assiette.
Elle comprend seize entreprises locales qui emploient plus de 200 personnes :
des fermes produisant légumes, fruits, viande et fromages, une exploitation
viticole, un traiteur bio qui utilise les produits des fermes, un grossiste et trois
supermarchés bio, ainsi qu’un service de livraison à domicile (350 familles
sont abonnées aux paniers bio). Cette filière intégrée permet des synergies
intelligentes : les végétaux produits dans une ferme sont utilisés pour nourrir
les bêtes d’un élevage voisin, celui-ci fournissant en retour de la fumure pour
les cultures, et ainsi de suite.
Chaque année, les actionnaires citoyens de la RWAG reçoivent un rapport
d’activité qui évalue soixante-quatre critères : chiffre d’affaires, limitation de
l’impact sur les sols, utilisation rationnelle des ressources ou niveau de
salaire des employés. « Ce que Christian Hiss a apporté est une nouvelle
conception de l’économie : les bénéfices ne se comptent plus seulement en
termes financiers, mais aussi en termes sociaux et écologiques », résume
Peter Volz, directeur de l’unité de recherche de la filière.
Ces sociétés foncières citoyennes permettent ainsi à la population de se
réapproprier tout un terroir, son économie, ses emplois et la qualité de son
alimentation, c’est-à-dire l’avenir de toute une région9. Un community land
trust, rappelle Véronique Rioufol, « n’est pas seulement un levier financier.
C’est aussi un levier social, un acte d’investissement collectif qui joue sur les
choix de consommation, d’épargne, de vie locale, de paysage… Tout est
lié ». Ces copropriétés foncières promeuvent l’idée que le territoire est un
bien commun et que la société civile a son mot à dire sur ce qu’il devient.
Elles s’implantent d’ailleurs progressivement en Grande-Bretagne, en France,
en Allemagne et en Lituanie10.
Un CLT peut aussi s’étendre à d’autres usages : construction collective de
logements, ouverture de jardins et d’espaces verts partagés, co-hébergement
d’entreprises… Il permet même d’acquérir des territoires entiers, comme le
montre l’exemple de Gigha, une île des Hébrides, au large de l’Écosse, que
ses habitants ont rachetée sous cette forme en 2002. En devenant
copropriétaires de leur île, ils ont engagé une toute nouvelle politique de
développement : ils ont d’abord lancé un programme de logements
abordables, restructuré les surfaces cultivables, puis favorisé des activités
agricoles et touristiques respectueuses de l’environnement, avant de
construire le premier parc éolien coopératif d’Écosse11, qui leur fournit de
l’électricité, mais aussi des revenus, grâce à la vente d’énergie au réseau
national. En quelques années, cette gestion communautaire est parvenue à
enrayer le déclin démographique et économique de Gigha. Une réussite qui
illustre la théorie du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom : quand un groupe
se saisit de la gestion d’un bien commun, celui-ci est au final mieux
administré que par une entreprise privée ou un organisme public, car il l’est
avec pour objectif le bien de tous.
Si l’on veut se convaincre qu’un territoire agricole peut être cogéré vers
l’intérêt général, il faut aller faire un autre petit voyage en Inde, dans un
district rural du centre du pays.
Éradiquer la faim : l’histoire de Chandramma
Chandramma m’invite à m’asseoir près d’elle sur un banc de pierre, à
l’ombre d’un grand arbre, sur la place du village. Cette paysanne solide, à la
peau tannée par le soleil et qui arbore de magnifiques boucles d’oreilles
tribales en or, a des yeux vifs et une voix forte. Et c’est dans sa langue natale,
le télougou, qu’elle me raconte son histoire. Une histoire qui se confond
intimement avec celle du district de Medak, où elle vit.
Mariée à quinze ans, Chandramma cultive les champs durant des années
avec son mari, près de leur maison, située à Bidakanne. Mais, en 1980, une
récolte catastrophique laisse les fermiers sans nourriture ni semences pour
l’année suivante. La faim s’installe. Les familles, qui ne font plus qu’un repas
par jour, reçoivent une aide du gouvernement sous forme de sacs de riz et de
semences de céréales. Mais ces variétés hybrides provoquent, dès la première
année, une vague d’allergies chez les habitants, notamment les enfants. « On
a dû arrêter de les manger. Et il nous a fallu plusieurs années avant d’aller
mieux », raconte Chandramma. L’échec est donc total. Durant cinq ans, les
villageois ne survivent qu’avec les sacs de riz envoyés ponctuellement par le
gouvernement et n’ont plus rien pour ensemencer les champs. « On avait
cessé d’être des producteurs pour n’être plus que des assistés », se souvient-
elle.
En 1985, une ONG d’Hyderabad, la Deccan Development Society (DDS),
arrive et rassemble les habitants sur les places de village pour tenter d’évaluer
leurs besoins. Au début, seuls les hommes participent à ces réunions
(sangams en hindi). « Mais on a vite vu qu’ils ne partageaient pas notre idée
du développement », se souvient Periyapatna V. Satheesh, le directeur de
l’ONG. « Ils n’avaient qu’une vision à court terme, ils voulaient seulement
regagner un peu d’argent tout de suite et, pour certains, juste de quoi aller
boire entre eux. » L’ONG demande alors aux femmes, restées en retrait, de
venir s’exprimer. Et là, tout change. « Les femmes des villages savaient
exactement ce qu’il fallait faire. Elles étaient motivées, elles avaient des
idées, l’envie de travailler dur et le sens du long terme. Alors, on a fini par
faire des sangams uniquement féminins », sourit P. V. Satheesh.
Mais la tâche à accomplir est immense. « La dégradation du district était
sociale, économique et écologique. Les champs n’étaient plus cultivés.
Partout, il y avait une grande pauvreté et un sentiment d’impuissance. Ces
femmes voulaient agir, mais elles étaient marginalisées à plusieurs titres : en
tant que femmes dans un monde d’hommes, en tant que pauvres et de basse
caste et, pour certaines, sans terre. »
Elles se mettent pourtant à l’œuvre. Avec une priorité : retrouver leur
autonomie alimentaire pour que leurs familles ne vivent plus de l’aide
publique. « Je suis allée voir des parents de ma mère, des fermiers eux aussi,
et je leur ai demandé de me prêter des semences », raconte Chandramma.
« Ils avaient des graines traditionnelles, cultivées dans la région depuis des
générations. Je leur ai demandé de m’en prêter, en promettant de les
rembourser en nature après les récoltes. C’est comme ça que l’idée est née :
un système de banques de semences, où on emprunte et on rend. »
Les femmes ont aussi conscience du mauvais état des terres et des
inégalités foncières. Alors, elles imaginent l’impensable : une réforme agraire
citoyenne. Elles recensent l’ensemble des terres disponibles – parcelles vides,
terres de mauvaise qualité laissées aux pauvres… – afin de remettre en
culture le maximum de surfaces possible. Et elles mettent en place un
processus profondément démocratique. Au milieu de la population réunie sur
les places des villages, elles prennent des craies et tracent au sol une vaste
mosaïque colorée : le cadastre des parcelles recensées autour des villages.
Puis tout le monde se redistribue équitablement les terres. Les basses castes
reçoivent autant de surfaces que les castes supérieures, les familles sans terre
ou celles qui ont des sols stériles se voient attribuer de bonnes terres. Sur les
places, transformées en agoras citoyennes, émerge un vrai sens du partage et
de l’intérêt commun.
Une fois les terres réparties, les graines prêtées par les fermiers de la région
sont distribuées de la même façon. Puis les familles se retroussent les
manches et, là encore, le travail se fait ensemble : les fermiers qui n’ont pas
de fils adultes pour les aider aux champs voient des voisins venir à la
rescousse. Les femmes des sangams, qui ont vite dépassé les différences de
caste, organisent aussi des équipes pour aider les dalits (intouchables) à
aménager des sites de recueil des pluies pour avoir de l’eau saine – car leur
statut d’impurs ne leur donne accès qu’aux eaux usées – et à défricher leurs
terres. « Je leur ai personnellement prêté mes semences, et j’ai veillé à la
bonne marche de leurs cultures », précise Chandramma, qui n’a jamais
supporté les injustices faites aux basses castes.
En six mois, ce travail collectif permet de labourer plus de mille hectares
de friches, de les enrichir en fumure organique et de les ensemencer. La suite,
P.V. Satheesh la raconte : « Grâce à ce travail de préparation, les champs sont
devenus spectaculairement fertiles. Nous sommes passés de 30 à 50 kg par
acre auparavant à 300 ou 500 kg, selon les variétés. À la première saison,
800 tonnes de grain sont sorties de terre, l’équivalent de mille repas par
famille durant six mois. »
Avec deux récoltes annuelles, l’autosuffisance alimentaire du district a été
totalement restaurée en trois ans, sauvant de la faim plus
de 200 000 personnes. Une renaissance qui doit autant à ce travail de
régénération naturelle des terres qu’à l’abandon des semences modernes au
profit de variétés traditionnelles adaptées au climat semi-aride de la région.
« Ce sont des variétés multicentenaires, résistantes et qui donnent de belles
récoltes avec peu d’eau. Trois jours de pluie suffisent pour tout faire pousser.
Elles nous permettent de ne pas être dépendants d’engrais ou de pesticides, et
nous dispensent de faire des travaux d’irrigation », explique P. V. Satheesh.
Les 6 000 têtes de bétail ont aussi fourni gratuitement la fumure qui a
régénéré la terre. « C’est comme si, en plus des plantes, nous avions fait
pousser des sols : le nombre d’hectares cultivés n’a cessé d’augmenter »,
explique P. V. Satheesh.
De son état de délabrement initial, le district est passé à une prospérité
visible. Les habitants sont largement autosuffisants et vendent leurs surplus
sur les marchés bio d’Hyderabad. Partout, le paysage regorge de verdure :
plus de 5 000 fermes bio produisent légumes verts, légumes secs, oléagineux
et céréales, avec une prédominance du millet, bien plus protéiné que le riz.
Cette polyculture est basée sur les synergies naturelles, certaines plantes
enrichissant les sols ou éloignant les parasites des cultures voisines. Les
femmes ont également planté des milliers d’arbres, dont les fruits (noix de
coco, bananes, mangues, corossol…) complètent en vitamines une nourriture
fraîche et variée : nulle part ailleurs en Inde je n’ai trouvé de
thalis12 végétariens aussi savoureux que ceux que j’ai partagés là-bas avec les
habitants.
Cette qualité alimentaire a d’ailleurs radicalement amélioré la santé
publique : « Dans le district, les familles ne consultent quasiment plus de
médecin », dit Chandramma en souriant. Et la biodiversité a restitué aux
habitants une pharmacopée naturelle : elle me montre un petit pot contenant
un condiment à base de graines de lin broyées qu’on donne ici « aux
personnes qui ont des problèmes cardiaques ». Sans avoir jamais entendu
parler des oméga 3, ces villageoises illettrées savent que les graines de lin,
qui en sont riches, sont bénéfiques pour la santé.

Nourrir le monde
Avec leurs seed banks, les femmes ont reconstitué une vaste réserve locale
de graines qui fonctionne sur un mode coopératif : elles se prêtent
mutuellement les variétés qu’elles n’ont pas et, une fois les récoltes finies,
remboursent 1,5 à 2 fois le volume emprunté, tout en conservant de quoi
semer de nouveau l’année suivante. Les échanges sont en nature, sans
argent : « Les gens d’ici ont une relation très forte à la terre. Ils considèrent
que ces graines sont un don de la nature et qu’elles doivent être partagées, pas
vendues », explique Chandramma. Avec plusieurs centaines de variétés de
graines et de plants (dont plus de vingt types de millet et trente de
manguiers), ces femmes « sont devenues les dépositaires de la biodiversité.
Les seed banks sont en réalité des gene banks13, les réserves du patrimoine
génétique naturel de la région », dit P. V. Satheesh. Ce stock collectif, qui
s’agrandit au fil des récoltes, garantit l’autonomie alimentaire des fermiers
pour plusieurs années14.
En restaurant l’autonomie alimentaire de ce territoire densément peuplé,
les fermières de la région ont démontré concrètement que ce que l’Onu
appelle l’« intensification écologique » de l’agriculture peut nourrir le monde.
Dans un rapport intitulé « Réveillons-nous avant qu’il ne soit trop tard », la
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced)
appelle d’ailleurs à abandonner les monocultures industrielles au profit de
productions locales, bio et « régénératives » de ce type15. Une vingtaine
d’experts internationaux indépendants sont parvenus à la même conclusion,
estimant que seuls des systèmes agroécologiques diversifiés pourront nourrir
le monde16.
Des semences locales adaptées au climat, une polyculture en rotation, des
synergies entre plantes et arbres, ainsi que des sols vivants, restaurent en effet
les écosystèmes et garantissent une agriculture durable, qui va au-delà de
l’autosuffisance. « Je suis peut-être illettrée », résume Chandramma avec un
sourire, « mais je peux défier n’importe quel scientifique et lui démontrer
qu’avec de la fumure biologique et des semences autochtones, qui ne coûtent
rien, je produis une nourriture meilleure que n’importe quelle semence
moderne qui, elle, coûte cher. Et démontrer que les produits chimiques
épuisent les sols, alors que nous, nous les enrichissons. » Une régénération
devenue d’ailleurs un enjeu vital pour la planète : les terres arables
s’appauvrissent en effet à un rythme si alarmant que les rendements stagnent
ou reculent partout dans le monde, rappelle la FAO. Cette agence de l’Onu
appelle d’ailleurs elle aussi à changer les pratiques agricoles pour régénérer
les sols ; faute de quoi, leur capacité à nourrir l’humanité sera remise en
cause17.
La vie de Chandramma s’est métamorphosée au rythme de celle des
villages : ses récoltes abondantes lui ont permis d’acquérir 10 hectares et du
bétail supplémentaires, ainsi qu’une nouvelle maison et un restaurant près de
Pastapur qui sert une cuisine issue des produits frais de sa ferme. « Les
médecins déjeunent tous ici : ils disent que la nourriture est meilleure pour la
santé », s’amuse-t-elle. Elle est aussi allée parler de son modèle de résilience
agricole à l’étranger, au Sri Lanka, au Bangladesh, en Allemagne ou au
Canada. De son côté, la Deccan Development Society y a formé deux
millions de fermiers indiens et le diffuse maintenant sur plusieurs continents,
dont l’Afrique18. « Il ne suffit pas de dire qu’un autre monde est possible : il
faut désormais montrer qu’il existe », estime P.V. Satheesh.

Un modèle d ’émancipation
Les paysannes de Medak ont aussi transgressé l’ordre social en rendant aux
femmes la légitimité de leurs savoirs agricoles et en leur redonnant la maîtrise
des terres. Mais elles sont allées plus loin : les villages de la région sont
désormais tous autogouvernés par des femmes, un phénomène unique en
Inde. Chaque semaine, quelque 5 000 femmes élues se réunissent dans les
sangams de village19, où elles adoptent démocratiquement des mesures
d’intérêt général. Elles ont ouvert 25 crèches éducatives (balwadis), créé des
écoles du soir pour adultes et organisé plus de 5 000 groupes d’aide à
l’autonomie des femmes (self-help groups). Elles ont banni le plastique et
réintroduit la culture du jute, qui sert à faire des sacs biodégradables. Elles
sillonnent les villages pour expliquer aux fermiers les avantages des
semences locales, donnent des cours d’autosuffisance alimentaire dans les
écoles, réalisent des films anti-OGM et ont créé en 2008 une radio
communautaire, Sangam Radio, conçue comme un système de savoirs
participatifs : elle permet d’échanger des informations entre habitants sur
l’agriculture, la santé ou l’environnement.
Cette démonstration magistrale d’autodétermination met évidemment les
politiciens locaux mal à l’aise. « Ils sont contents de notre réussite agricole,
bien sûr, mais ils ne soutiennent pas vraiment les sangams. Parce qu’ils se
retrouvent dépossédés de leur pouvoir : les habitants n’ont plus besoin d’eux,
ils ne leur demandent ni canal d’irrigation, ni subventions, rien. Ce qui les
prive de l’occasion de venir jouer les bienfaiteurs dans les villages »,
explique P. V. Satheesh en riant. Avec cette souveraineté locale20, le district
de Medak montre que la gestion par les habitants de leurs propres intérêts est
plus efficace qu’une politique venue d’en haut. « Le développement socio-
économique, résume P. V. Satheesh, doit être un processus géré par les gens
eux-mêmes, dans l’intérêt de leur propre bien-être. »

Confronter les modèles


On pourra bien sûr objecter que cette agriculture est obsolète et répéter que
seule l’agriculture intensive et mécanisée est une panacée pour lutter contre la
pauvreté rurale et la faim. L’objection mérite qu’on s’y arrête : étudions donc
les résultats que l’un et l’autre modèles ont produits en Inde, où ils coexistent.
Le premier argument de l’agriculture industrielle est que les engrais
multiplient les rendements. Le Punjab, l’État indien qui a été l’épicentre de la
« Révolution verte » agroindustrielle, fournit ainsi 20 % du blé et 12 % du riz
du pays21. Mais le volume des pesticides et des engrais y a été multiplié par
huit en cinquante ans et l’irrigation y est si massive qu’elle a quasiment
asséché les nappes phréatiques22. Ce qui rend visible à l’œil nu le coût de
l’agriculture intensive pour la collectivité, tant en termes de destruction
massive de l’environnement que de dégradation de la santé des habitants23.
Avec ces pratiques, rendements et revenus agricoles se sont accrus dans un
premier temps. Mais ils stagnent depuis les années 1990, car les sols sont
totalement épuisés24. Le déclin de leur fertilité oblige les fermiers à utiliser
toujours plus d’engrais, sans que les rendements n’augmentent, tandis que la
résistance croissante des parasites aux pesticides accroît le recours aux
produits chimiques. Et comme le prix de ces intrants ne cesse d’augmenter,
les fermiers se retrouvent « piégés dans une économie négative » où leur
endettement s’accroît plus vite que leurs revenus, explique Vandana Shiva25.
Entre 1960 et 2009, la production de blé au Punjab a ainsi été multipliée
par 2,5 mais l’endettement des fermiers a quintuplé sur une période bien plus
courte, de 1997 à 200826. Comme les semences modernes ne tiennent pas
leurs promesses sur des sols épuisés, une seule mauvaise récolte suffit à les
ruiner, les obligeant à vendre leurs terres. En vingt ans, l’Inde a ainsi vu
l’exode progressif de 20 millions de fermiers vers les villes et le suicide d’au
moins 300 000 d’entre eux, prisonniers d’un endettement insurmontable27.
Dans le Telangana, où ce taux de suicide des fermiers est élevé, seul le
district de Medak « en est totalement exempt », observe P.V. Satheesh : les
fermiers n’y ont en effet aucune dette, puisqu’ils n’achètent plus d’intrants, et
leurs revenus ne fluctuent pas avec les prix agricoles, car ils sont
autosuffisants.
Autre affirmation courante : l’agriculture industrielle et le libre-échange
sont les seules solutions pour nourrir le monde. Le libre-échange met en
concurrence de grandes zones de monocultures – dont les variétés
appartiennent aux firmes de biotechnologie – puis les fait transiter d’un
continent à l’autre, rendant la plupart des régions du monde dépendantes de
ces flux d’import-export28. Or, beaucoup étaient autrefois autonomes grâce à
leur production locale de denrées diversifiées. Au Punjab, explique P. V.
Satheesh, « les fermiers cultivaient du maïs, du millet et d’autres céréales, des
légumes secs, des oléagineux, et ils étaient autosuffisants. Au milieu des
années 1960, il existait encore une centaine de variétés de semences, mais
l’invasion des monocultures a tout fait disparaître : elle a anéanti la
biodiversité qui nourrissait les paysans et cela a été une tragédie ». Si bien
que, dans ce « grenier à blé » de l’Inde, un adulte sur cinq souffre aujourd’hui
de malnutrition.
L’importation de produits agricoles concurrence aussi les paysans du Sud,
qui voient leurs revenus décliner, alors que les prix des aliments qu’ils
achètent augmentent. La pauvreté s’aggrave donc dans les zones rurales, là
où la nourriture est produite. C’est pourquoi la moitié du milliard de
personnes souffrant de la faim en Inde et dans le monde sont des fermiers,
rappelle Vandana Shiva29. Non seulement l’agro-industrie et le libre-
échangisme ont échoué à nourrir le monde, mais ils ont appauvri une bonne
part des paysans.
À l’inverse, dans le district de Medak, pauvreté et malnutrition ont
totalement disparu, sans chimie ni mécanisation, simplement grâce à une
agriculture bio diversifiée. En trois ans, et avec des moyens simples, les
fermières y ont finalement résolu tous les fléaux de l’agriculture moderne :
surendettement, perte de souveraineté alimentaire, malnutrition, destruction
de la biodiversité, déstructuration de l’économie rurale, exode vers les villes,
épuisement des terres et des réserves d’eau, emprise des marchés et prise de
contrôle par l’agro-business. Elles ont fait de l’agriculture le bien commun de
toute une communauté et un modèle écologique, à léguer aux générations
futures. « Il est quand même étonnant, ironise P. V. Satheesh, que les sociétés
du savoir que nous prétendons être méprisent les savoirs véritables, ceux qui
peuvent guérir la planète. Car la multiplication d’initiatives de ce type
éradiquerait la faim et de la pauvreté. »
L’agriculture paysanne a beau être jugée dépassée, elle reste en effet la
plus capable de nourrir localement les populations grâce à une productivité
insoupçonnée. Au Brésil, par exemple, les petits fermiers détiennent à peine
un quart des terres cultivées, mais ils fournissent 87 % de la production
nationale de manioc, 46 % du maïs et 50 % des volailles30.
L’expansion de l’agriculture biologique
Cette valorisation de l’agriculture paysanne passe aujourd’hui, de plus en
plus, par le développement des cultures biologiques. Même si elles ne
couvrent qu’une fraction des surfaces, elles ne cessent en effet de s’étendre,
tant en France31 qu’en Europe32 et dans le monde33. Comme pour les autres
alternatives, le bio progresse par petites touches. Des villages, des îles, de
petits pays deviennent progressivement 100 % bio, comme le Bhoutan, les
îles Samoa, le Sikkim en Inde (pays qui compte d’ailleurs le plus grand
nombre de paysans bio au monde et où le rythme des conversions
s’accélère34). Le Danemark ambitionne de devenir, à terme, un pays cultivant
à 100 % en bio.
Le marché est aussi de mieux en mieux structuré. Aux États-Unis, où le bio
est vendu dans trois supermarchés sur quatre et dans 20 000 magasins
spécialisés, les coopératives ont joué un grand rôle dans l’organisation des
débouchés, comme Organic Valley, qui diffuse dans le pays les produits de
plus de 1 800 fermes familiales. Idem en France avec le réseau Biocoop, qui
bénéficie d’une croissance continue depuis sa création en 1986. Le revers de
cette expansion mondiale est que le bio est souvent tenté par le productivisme
et que la distribution passe sous la coupe de grandes firmes35. Mais
l’important est qu’il représente une vraie alternative en termes d’écologie des
sols, et qu’il ait aussi permis de créer des dizaines de milliers de circuits
courts36.
« Ici, en Mayenne, le bio a clairement développé les ventes à la ferme »,
témoigne par exemple Gérard Guidault, agriculteur bio depuis 1980 à
Commer. Lui-même vend directement les légumes qu’il cultive
sur 3,5 hectares, au rythme de trente paniers par semaine. « Je pourrais en
vendre soixante, facilement : j’ai des demandes de familles auxquelles je ne
peux pas répondre et que j’adresse à d’autres agriculteurs », dit-il. Il vend
également à une épicerie bio près de Laval, sur le site La Ruche qui dit oui !,
et a été sollicité par un hypermarché. Avec cette demande en hausse, il
maintient quand même des prix raisonnables : « En moyenne, sur un an, mes
légumes restent moins chers que ceux des grandes surfaces, issus de
l’agriculture conventionnelle. Mes tomates bio sont ainsi moins chères que
celles qui sont traitées aux pesticides », sourit-il en me montrant
ses 600 pieds de tomates qui mûrissent dans une serre ouverte.
Pour Gérard Guidault comme pour d’autres, le bio relève d’une démarche
globale de développement des territoires ruraux qui va bien au-delà de la
seule alimentation. Lui-même accueille des hôtes dans un gîte qu’il a
construit dans sa ferme, et il a mis sur pied des échanges avec des
agriculteurs bio voisins : il leur prête des parcelles pour expérimenter de
nouvelles cultures et reçoit d’eux de nouveaux plants. Depuis 1995, il va
aussi chaque année au Brésil aider des fermiers bio à organiser des circuits
courts et des gîtes ruraux. Il a monté une filière de commerce équitable avec
des agriculteurs brésiliens et une structure d’accueil d’étudiants brésiliens en
Mayenne.
Les agroécologies : la permaculture et l’agroforesterie
Proches de l’agriculture bio, mais allant plus loin dans la régénération des
écosystèmes, les pratiques agroécologiques – agroforesterie et
permaculture37 – sont elles aussi en plein essor. Leur représentant le plus
emblématique en France est évidemment Pierre Rabhi, créateur du réseau des
Colibris et de l’association Terre & Humanisme38, qui soutient leur diffusion
en France et en Afrique (Maroc, Mali, Burkina Faso, Cameroun…), avec
l’objectif de rendre leur autonomie aux paysans et de revaloriser leur rôle
d’« intendants millénaires de la terre nourricière »39.
La permaculture est une éthique globale qui vise à instaurer des
écosystèmes résilients en faisant jouer l’interaction entre tous les éléments
(eau, arbres, plantes, animaux…) pour prendre soin de la terre et des êtres
vivants. Les plantes sont associées pour leurs synergies naturelles : certaines
retiennent l’eau, d’autres génèrent des substances antinuisibles ou nourrissent
les sols, et elles se protègent et se fertilisent ainsi mutuellement. Les arbres,
eux, retiennent la chaleur et l’humidité dans les sols. Contrairement à une
agriculture industrielle qui repose sur des substrats morts, enrichis
chimiquement, la permaculture entretient des sols vivants, riches en dépôts
organiques (feuilles, rejets animaux, champignons) et en agents naturels
(insectes pollinisateurs, faune du sous-sol). Elle régénère ainsi les
écosystèmes et se révèle étonnamment productive.
Partout où elle est implantée40, la permaculture donne en effet des
rendements spectaculaires, que ce soit dans son centre de référence en
France, la ferme du Bec Hellouin, en Normandie41, ou dans d’autres zones
agricoles du monde. Au Malawi, elle a contribué à réduire la malnutrition. En
Égypte, elle a ramené à la vie une zone de désert du Sud-Sinaï42. En Jordanie,
le spécialiste australien Geoff Lawton plante des forêts nourricières dans la
vallée désertique de la mer Morte pour démontrer sa capacité à régénérer les
sols43. Dans le centre de l’Inde, elle a totalement reverdi une région
désertifiée, permettant la renaissance d’une centaine de villages, la création
d’une filière de produits bio et l’ouverture d’un centre de formation de jeunes
agriculteurs44. C’est aussi en Inde que 4 millions de fermiers se sont
convertis à une autre méthode holistique proche de la permaculture,
l’agriculture zéro budget45, qui laisse également faire la nature.
Au Maroc, les 60 familles du douar (village) de Brachoua peuvent elles
aussi témoigner à quel point la permaculture a changé leur vie. Ces villageois,
qui vivaient dans la pauvreté, ont reçu en 2013 l’aide de Mohamed
Chafchaouni, de l’association Ibn Al Baytar46, et de François Rouillay, des
Incroyables Comestibles, pour planter des arbres fruitiers, cultiver des
potagers en permaculture et installer des jardins en keyhole. Avec eux, ils ont
rapidement produit « des légumes, des poulets, des œufs et des fruits, et, en
seulement deux ans, l’avenir de Brachoua a été assuré grâce à son
autosuffisance alimentaire », raconte Mohamed. Celui-ci a ensuite contribué
à organiser la vente de légumes et de poulets beldi (fermiers), d’abord par
paniers dans la capitale, Rabat, puis sur place grâce à des excursions
organisées dans le village.
Ensuite, les habitants se sont orientés vers « l’hébergement et les repas de
terroir de qualité », poursuit Mohamed. Leur douar, situé dans une région de
randonnées, est ainsi devenu une destination reconnue de tourisme rural où
des voyageurs font halte tous les weekends. Aujourd’hui, les wwoofers
arrivent de plusieurs pays pour participer aux cultures. Quant aux femmes,
longtemps maintenues en retrait par les hommes, « elles ont créé des
coopératives de production de couscous et de poulets qui marchent si bien
qu’elles osent se mettre en avant quand des journalistes viennent », se
félicite-t-il. Cette reprise en main collective, relatée par les médias, a fait de
Brachoua un phare pour la permaculture, dans un pays où elle est en plein
développement.
L’agroforesterie restaure elle aussi les sols stériles et accroît
spectaculairement les rendements grâce aux synergies entre cultures, arbres et
élevage, ce qui lui a permis de sortir de la pauvreté des milliers d’agriculteurs
au Malawi, en Zambie, en Éthiopie ou au Burkina Faso47. Dans des zones
désertifiées du Kenya, le Green Belt Movement a fait réapparaître des
cultures, ainsi que des rivières, en plantant 51 millions d’arbres. Inspiré par
ces résultats, l’institut brésilien Terra a planté 1,7 million d’arbres dans la
vallée du Rio Doce, qui ont restauré le cycle de l’eau et permis aux fermiers
de vivre confortablement de leurs cultures. L’agroforesterie a ainsi
transformé la vie de centaines de milliers d’agriculteurs, tant sous des climats
chauds et humides (Sri Lanka, Philippines, Équateur, Amazonie brésilienne)
que tempérés (États-Unis, Europe), d’altitude (Népal, Bhoutan) ou très arides
(Jordanie, Niger…). Des réseaux internationaux48 comme Agrisud, Via
Campesina, le Mouvement brésilien des sans-terre (MST), Campesino a
Campesino ou Pelum (Participatory Ecological Land Use Management) et
Roppa (organisations paysannes d’Afrique de l’Ouest) la répandent
aujourd’hui autour du globe.
Les autorités commencent aussi à comprendre l’enjeu. Depuis 2014,
plusieurs pays d’Amérique latine commencent à reboiser, notamment le
Costa Rica, un des pays les plus engagés pour l’environnement, qui veut
restaurer 50 000 hectares. Onze pays d’Afrique (Éthiopie, République
démocratique du Congo, Kenya, Niger, Ouganda, Burundi, Rwanda, Liberia,
Madagascar, Malawi, Togo) se sont aussi engagés à restaurer d’ici
à 2030 l’équivalent de 100 millions d’hectares de forêts49 pour régénérer des
sols devenus stériles.

Préserver la biodiversité
L’érosion des terres par la déforestation n’est pas le seul fléau qui affecte
l’agriculture : l’effondrement de la biodiversité est au moins aussi alarmant.
Selon la FAO, le monde a perdu en un siècle 75 % de sa biodiversité
agricole ; en d’autres termes, la plupart des légumes et céréales qui ont nourri
l’humanité pendant des générations ont disparu. La responsabilité en revient
notamment à la poignée de semenciers industriels qui contrôlent le marché
mondial (Bayer et Monsanto, Dow Chemicals-DuPont, ChemChina,
Cropscience, etc.)50. Leur lobbying particulièrement efficace leur a permis
d’obtenir que seules les variétés modernes, inscrites au catalogue officiel,
soient cultivables. Ces firmes ont aussi fait restreindre la possibilité de
ressemer ses propres récoltes51. Quant à leurs semences OGM, elles ont, pour
la première fois depuis que l’humanité sédentaire cultive, privé les plantes
d’une faculté propre au vivant : se reproduire. Leurs graines sont stériles,
obligeant les paysans à en acheter de nouvelles chaque année. Pourtant, cette
mainmise fait l’objet d’une contre-offensive partout dans le monde, menée
par des groupes citoyens qui diffusent des semences locales, adaptées aux
climats et libres de droits. Leur objectif : permettre aux paysans de rester
indépendants du marché, tout en préservant ce bien commun qu’est la
biodiversité.
Les banques de semences similaires à celles des femmes de Medak ont
ainsi essaimé sur tous les continents52 et, rien qu’en Inde, des mouvements
comme le Beej Bachao Andolan (Sauvons les semences)53 et Navdanya ont
fait un énorme travail en ce sens. Navdanya54, fondée en 1987 par Vandana
Shiva, a sauvé plus de 5 000 variétés adaptées aux climats du pays, qui
donnent des rendements supérieurs aux semences modernes et sont cultivées
par un réseau de 500 000 agriculteurs. Ces semences leur sont fournies
gratuitement en échange d’une redistribution à d’autres fermiers après les
récoltes ou d’un don aux réserves communes.
En France, le réseau Semences paysannes a lui aussi structuré des collectifs
régionaux pour fournir des semences aux agriculteurs55. Aux États-Unis, tout
un marché s’est organisé grâce aux nombreux sites de vente de semences,
similaires à celui de l’association Kokopelli en France, qui vend des variétés
traditionnelles tout en encourageant le don de semences aux agriculteurs
d’Afrique, d’Amérique centrale, d’Asie et d’Europe de l’Est.
Leur diffusion se fait aussi par l’échange entre particuliers, via des sites
comme Graines de troc, Solaseeds ou Plantcatching en France, les réseaux
d’intercambio de semillas en Espagne ou les groupes de seed savers aux
États-Unis. C’est d’ailleurs dans ce pays que les sachets de semences locales
ont fait leur apparition dans les bibliothèques publiques, pour se servir ou en
déposer. Ces seed libraries ont essaimé en France sous la forme de
grainothèques, portées par Graines de troc et les Incroyables Comestibles.
À terme, une plus grande distribution de ces semences restituerait au
monde paysan son autodétermination et rendrait aux populations leur pleine
souveraineté alimentaire : elles font en effet système avec l’agroécologie pour
multiplier les territoires agricoles autonomes.
Assurer l’alimentation mondiale de demain
Nous n’en sommes encore que vaguement conscients, mais la biosphère
terrestre est en train de basculer dans une nouvelle ère, dont le réchauffement
climatique n’est qu’un des aspects. L’agriculture industrielle porte une lourde
responsabilité dans ce changement critique, car elle a contribué à ce que la
Terre atteigne quatre de ses dix limites fondamentales56 : destruction de la
biodiversité, déforestation, perturbation de la composition des sols par les
engrais et concentration de CO2 dans l’air. Des limites qui remettent en cause
la capacité des terres à subvenir, dans le futur, aux besoins humains57.
Cette situation n’est pas – encore – irréversible. Mais elle le deviendra si
on ne généralise pas très vite les cultures bio, l’agroforesterie, la
permaculture et les banques de semences locales – en bref, les solutions qui
permettent aux populations de restaurer les écosystèmes agricoles, de se
réapproprier leur souveraineté alimentaire et de transmettre une agriculture
résiliente aux générations futures. Sans elles, il deviendra sans doute
impossible de nourrir une humanité de bientôt 9 milliards de personnes, de
vaincre la pauvreté rurale et de sauver la biosphère d’une dégradation
irrémédiable : les agences de l’Onu – Cnuced, FAO, PNUD – s’accordent
désormais sur cette urgence.
À l’opposé d’une agro-industrie aux monocultures centralisées et
dépendantes du pétrole, l’avenir repose donc sur des millions d’autonomies
alimentaires décentralisées, basées sur l’agroécologie. Car celle-ci est capable
de doubler la production alimentaire mondiale en dix ans58 non seulement en
régénérant les sols dégradés, mais aussi en stockant dans le sol les émissions
de carbone : si elle était étendue à toutes les terres arables du monde, elle
capterait 40 % des émissions mondiales de CO259.
Pour le moment, cette conversion globale de l’agriculture reste hors
d’atteinte : elle nécessiterait de convaincre des gouvernements encore
massivement favorables à l’agro-industrie et de combattre un secteur privé
qui ne cherche qu’à tirer profit des ressources agricoles. L’expansion de ces
solutions ne repose aujourd’hui que sur la société civile, la seule à avoir pris
la mesure de cet enjeu politique pour demain : l’agriculture doit-elle
continuer sur sa lancée destructrice, ou doit-elle changer de paradigmes et
devenir un commun mondial, autant destiné à nourrir les hommes qu’à sauver
la planète où ils vivent ?

1 Sous le nom d’ejido.


2 Swann et King se sont aussi inspirés d’un mouvement de redistribution communautaire des terres
lancé en 1951 en Inde par Acharya Vinoba Bhave, disciple de Gandhi. Ce mouvement s’est appelé
Bhoodan (don de terre), puis Gramdan (don du village), car au moins 75 % des villageois faisaient don
de leurs terres pour constituer un patrimoine foncier commun, réparti équitablement entre tous. Il a
permis la redistribution de plusieurs milliers d’hectares. Voir « Bhoodan-Gramdan Movement –
50 Years : A Review » (www.mkgandhi-sarvodaya.org/bhoodan.htm). L’ONG Lafti (www.lafti.net)
poursuit ce travail.
3 Voir notamment http://rodaleinstitute.org/.
4 www.fordhallfarm.com.
5 Voir www.soilassociation.org/communitysupportedagriculture/casestudies. À tout moment, un CLT
peut ouvrir son capital à d’autres habitants ou à des collectivités locales, et cet élargissement, facilité
par des déductions fiscales, solidifie la structure.
6 www.terredeliens.org. Cette structure comprend trois entités : l’association elle-même, une société
foncière qui acquiert et transmet des terres, et une fondation recueillant les dons en espèces ou en
nature (fermes et terres).
7 En 2016, sa société foncière totalisait 48 millions d’euros. Terre de Liens gérait 122 fermes et avait
récupéré 3 000 hectares pour les consacrer au bio. Voir www.terredeliens.org.
8 Merci à Peter Volz de m’avoir permis de tirer des éléments de son article « The Regionalwert,
Creating Sustainable Regional Structures through Citizen Participation », Die Agronauten, juillet 2011.
9 Jérôme Deconinck et Christian Hiss ont d’ailleurs reçu le titre de Fellow Ashoka, qui récompense les
entrepreneurs sociaux, et Terre de Liens a reçu le grand prix Le Monde-Finansol 2011 pour ses
financements solidaires.
10 www.vivasol.lt/.
11 www.gigha.org.uk.
12 Grands plats qui contiennent l’ensemble du repas en Inde.
13 Banques de gènes.
14 Les graines se conservent plusieurs années dans un mélange de terre, de cendre et de feuilles de
neem (margousier, arbre aux qualités pesticides naturelles).
15 « Wake up before it is too late : Make agriculture truly sustainable now for food security in a
changing climate », 2013 (http://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=666).
Voir aussi Olivier de Schutter, « Agroécologie et droit à l’alimentation », rapport 2011 du Rapporteur
spécial sur le droit à l’alimentation (www.srfood.org/fr/rapport-agroecologie-et-droit-a-l-alimentation).
16 « From uniformity to diversity : a paradigm shift from industrial agriculture to diversified
agroecological systems », International Panel ofExperts on Sustainable Food Systems (http://www.ipes-
food.org/images/Reports/UniformityToDiversity_FullReport.pdf).
17 L’agriculture industrielle entraîne de graves pertes de carbone, de nutriments, d’eau et de
biodiversité dans la profondeur des sols, rappelle la FAO dans son rapport « L’état des ressources en
sols dans le monde » (décembre 2015). De plus, en surface, l’érosion gagne chaque
année 90 000 hectares supplémentaires, emportant 25 à 40 milliards de tonnes de terre et faisant
perdre 7,6 millions de tonnes annuelles de céréales. Si rien n’est fait, elle aura emporté plus
de 253 millions de tonnes d’ici à 2050, mettant en danger les réserves alimentaires mondiales. Il faut
donc d’urgence planter des arbres pour fixer et régénérer les sols.
18 Au sein de l’Alliance pour la souveraineté alimentaire (Alliance for Food Sovereignty), constituée
de réseaux d’organisations locales sur plusieurs continents (www.usfoodsovereigntyalliance.org ;
www.foodsov.org ; www.africanbiodiversity.org).
19 Chaque mois, des déléguées élues sont envoyées aux sangams généraux du district et rendent
ensuite compte des débats aux habitants.
20 Cette souveraineté est proche de l’idéal développé en Inde par Gandhi, qui se décline en trois
concepts complémentaires, les trois « S » : gram Swaraj, autogouvernance citoyenne des villages
permettant de faire d’un pays une « république des villages » dotée d’une démocratie participative ;
Swadeshi, autosuffisance économique locale ; Sarvodaya, bien-être collectif qui découle des deux
premiers principes.
21 Mira Kamdar, « Things That Go Bump in the Night », Slate, 4 août 2008.
22 Bhaskar Goswami, « Scars of the Green Revolution », India Together, 2 février 2011.
23 Le Punjab a le taux le plus élevé de cancers du pays – on parle là-bas de la « cancer belt » – et
connaît une hausse notable de la stérilité.
24 La croissance de l’agriculture y est passée de 5 % par an dans les années 1980 à 1,9 % dans les
années 2000. Voir Bhaskar Goswami, op. cit.
25 Vandana Shiva, « Hunger, by Design », The Deccan Chronicle, 3 mars 2011
(http://www.im4change.org.previewdns.com/latest-news-updates/hunger-by-design-by-vandana-shiva-
6436.html).
26 Swarleen Kaur, « Five-Fold Raise in Farm Debt in Punjab », The Financial Express,
4 janvier 2010 (www.financialexpress.com/news/fivefold-raise-in-farm-debt-in-punjab/562817/0).
27 Le surendettement rural est devenu endémique dans nombre de pays du Sud. Les banques ne prêtant
pas aux petits fermiers, ceux-ci ont recours aux usuriers locaux, qui pratiquent des taux astronomiques.
28 Import-export qui dépend étroitement du pétrole. Si ces flux devaient brusquement cesser, aucun
pays n’aurait en stock plus de quelques semaines de céréales pour se nourrir.
29 Vandana Shiva, op. cit.
30 « L’agriculture familiale, paysanne et durable peut nourrir le monde », Via Campesina, 2010,
https://viacampesina.org/downloads/pdf/fr/FR-paper6.pdf.
31 Paradoxalement, alors que l’usage des pesticides par l’agriculture conventionnelle augmente en
France, l’agriculture bio ne cesse de progresser. Entre 2010 et 2016, le nombre de conversions
quotidiennes est passé de dix à vingt fermes par jour. Sur cette période, la part du bio dans la surface
agricole utile (SAU) a triplé, passant de 2 à 5,8 %. Des conversions pas toujours motivées uniquement
par l’écologie, mais aussi par les prix de vente, plus élevés dans le bio.
32 Avec un doublement des surfaces de 2002 à 2012.
33 Entre 2000 et 2011, le nombre de fermes bio a été multiplié par 7,2 et les surfaces bio
par 2,4 dans 162 pays.
34 Premier pays bio avec 650 000 paysans en 2016, l’Inde a vu les surfaces certifiées multipliées
par 29 de 2005 à 2010. Des programmes publics ont permis la conversion de plusieurs centaines de
villages (voir Bénédicte Manier, Made in India, op. cit.).
35 La grande distribution reste le vendeur numéro un de bio, mais les ventes directes (Amap,
notamment) et les magasins spécialisés enregistrent les croissances les plus élevées. Cf. Philippe
Baqué, « Florissante industrie de l’agriculture biologique », Le Monde diplomatique, février 2011.
36 Aux États-Unis, plus de 12 600 fermes vendaient en circuit court en 2012, selon le ministère de
l’Agriculture. L’Europe compterait, elle, quelque 450 000 consommateurs de produits issus d’Amap,
dont 320 000 en France (European CSA Research Group, « Overview of Community Supported
Agriculture in Europe », 2016, http://urgenci.net/the-csa-research-group/).
37 Contraction de « permanente » et de « culture », la permaculture a été conceptualisée par deux
Australiens, Bill Mollison et David Holmgren. Ils se sont inspirés des travaux du microbiologiste
japonais Masanobu Fukuoka, qui a le premier posé les principes de cette agriculture naturelle (voir
Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, Trédaniel, 2005).
38 www.colibris-lemouvement.org/ ; www.terre-humanisme.org/.
39 Pierre Rabhi, op. cit., 2010.
40 La liste mondiale des sites est sur https://permacultureglobal.org/projects.
41 Voir www.fermedubec.com/, le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015), et Caroline
de Malet, « À la ferme du Bec Hellouin, permaculture rime avec rendement », Le Figaro,
14 avril 2016.
42 Habibaorganicfarm.com.
43 Vidéo de cette opération sur www.youtube.com/watch?v=reCemnJmkzI.
44 Voir Bénédicte Manier, Made in India, op. cit.
45 « Only zero-budget farming can double food production, says Palekar », The Hindu,
23 novembre 2014.
46 www.association-ibnalbaytar.com, qui développe les coopératives d’huile d’argan au Maroc.
Mohamed Chafchaouni participe aussi à l’initiative « 1 000 jardins potagers pour l’Afrique » et au
réseau international Slow Food.
47 Voir le World Agroforestry Centre (Worldagroforestry.org) et l’Association pour la promotion des
arbres fertilitaires (Apaf).
48 Voir notamment www.permacultureglobal.com et www.worldagroforestry.org/.
49 African Forest Landscape Restoration Initiative (AFR100).
50 Monsanto, no 1 mondial des semences et des OGM, a été racheté par Bayer, et Syngenta (no 3) l’a
été par le chinois ChemChina, tandis que Dow Chemicals (no 2) et DuPont (no 5) ont fusionné. Cette
hyper-concentration donne à seulement trois firmes le contrôle les deux tiers des semences
commercialisées dans le monde. Voir Florent Detroy, « Bayer-Monsanto : Main basse sur les
semences », AlterEcoPlus.fr, 16 septembre 2016.
51 En ce qui concerne l’Europe, voir Semences paysannes, « A-t-on le droit de ressemer sa récolte ? »,
http://www.semencespaysannes.org/reglementation_especes_vegetales_cultivees_qu_117.php.
52 À l’initiative de groupes citoyens locaux ou d’ONG comme Via Campesina, Grain, le Mouvement
des sans-terre du Brésil, Semences paysannes, Save the Seeds, etc.
53 Biju Negi, « Grassroots Scientists Challenge Seed Monopolies », Infochange India, octobre 2011.
54 Voir Lionel Astruc, Vandana Shiva. Pour une désobéissance créatrice. Entretiens, Actes Sud, 2014.
55 Voir Les Maisons des semences paysannes, ouvrage collectif, Semences paysannes, 2014,
Semencespaysannes.org.
56 Une équipe internationale de chercheurs a établi en 2009 une liste de dix limites que la planète ne
peut dépasser sans basculer dans un état la rendant incapable de subvenir aux besoins humains. W.
Steffen, J. Rockström et alii, « Planetary boundaries : Guiding human development on a changing
planet », Science, no6223, 11 février 2015.
57 Guillaume Krempp, « La nature subviendra de plus en plus difficilement aux besoins humains », Le
Monde, 20 juillet 2016.
58 Olivier De Schutter, op. cit.
59 Tim J. LaSalle, Paul Hepperly, « Regenerative Organic Farming : A Solution to Global Warming »,
Institut Rodale, 2008.
Un usage citoyen de l’argent

L’importance essentielle de la monnaie vient de ce qu’elle est un lien


entre le présent et le futur.
John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de
la monnaie

Le pouvoir jaillit parmi les hommes quand ils agissent ensemble.

Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne

La crise de 2008 a beaucoup fait parler des banques : de leurs circuits


offshore, de leurs spéculations à haut risque sur les prêts hypothécaires
toxiques (les subprimes) et des bonus de leurs dirigeants. Elle a installé une
méfiance durable à leur égard et, un peu partout dans le monde, les
alternatives que sont les banques éthiques et les organismes coopératifs
d’épargne ont vu le nombre de leurs clients augmenter. Depuis, ils ne sont
plus des établissements marginaux et ne cessent de se développer.
Investir dans l’économie réelle : les clubs coopératifs d’épargne
Le siège de la Coop57 est installé dans un immeuble ancien de Barcelone,
donnant sur une rue calme et bordée d’arbres. Par ce doux matin de
printemps, les salariés, quasiment tous trentenaires, travaillent dans une
grande salle aux fenêtres ouvertes, au milieu d’une ambiance studieuse et
informelle où les sonneries de téléphone se mêlent aux conversations en
catalan. Nous sommes ici dans une coopérative citoyenne de services
financiers dont l’histoire remonte à 1986, m’explique Raimon Gassiot Ballbè,
l’un des coordinateurs.
Cette année-là, Bruguera, une maison d’édition créée à Barcelone en 1910,
ferme ses portes. Mais cinquante-sept des salariés licenciés décident de faire
un geste pour l’avenir : ils mettent en commun une partie de leurs indemnités
de licenciement et constituent un fonds de soutien à la création d’emplois
dans les entreprises locales, à condition qu’elles remplissent certains critères
sociaux. Les premiers financements vont à des coopératives et des PME
socialement innovantes. Puis, pour ne pas épuiser le fonds commun, les
fondateurs décident de l’ouvrir à des épargnants extérieurs : c’est ainsi
qu’en 1995 naît la Coop571.
Depuis, la coopérative a considérablement grandi. De cinquante-sept au
départ, le nombre de sociétaires est passé à plus de 3 501 en 2015, auxquels
s’ajoutent 740 organisations de l’économie sociale : fondations, coopératives
et associations. La hausse du nombre de sociétaires a surtout été spectaculaire
après la crise de 20082 : « Aujourd’hui, les citoyens cherchent vraiment des
alternatives aux banques, ils ont perdu confiance en elles », constate Raimon.
En plaçant leur épargne dans la Coop57, particuliers et organisations en
deviennent copropriétaires. « Ici, tout est transparent, dit Raimon : la
comptabilité est publique, et les sociétaires fixent eux-mêmes le taux de
rémunération de leurs placements, chaque année, en assemblée générale. » Et
ils choisissent la destination de leur épargne au sein des activités que la
Coop57 a choisi de financer : coopératives3, structures d’insertion, fermes
bio, écoles autogérées, énergies renouvelables, coopératives de
consommateurs… Des secteurs qui, de toute façon, « n’obtiennent jamais le
soutien des banques », sourit Raimon. Chaque demande de prêt passe devant
une commission d’adhérents qui évalue la viabilité et les critères du projet
(utilité collective, nombre d’emplois créés, échelle des salaires, égalité
hommes-femmes, impact écologique). Ensuite, un comité apporte un appui
technique ; grâce à lui il y a très peu d’échecs parmi les projets soutenus.
Pour faire face à la demande, la Coop57 a dû ouvrir des antennes dans
plusieurs régions d’Espagne. Mais elles restent « auto-organisées et proches
du terrain. Car, si on veut développer une économie éthique, il ne faut pas
créer de bureaucratie ni perdre la philosophie initiale : il faut rester proche
des projets financés », dit Raimon. L’idée est donc de multiplier les
coopératives locales d’investissement, une idée d’ailleurs imitable partout.
« C’est un modèle universel, qui peut être reproduit dans tous les territoires,
en respectant leurs caractéristiques propres », estime-t-il.
En France, des organismes locaux déploient une activité un peu similaire à
celle de la Coop57 : ce sont les Clubs d’investisseurs pour une gestion
alternative et locale de l’épargne solidaire (Cigales4), qui réunissent
depuis 1983 des citoyens désireux d’investir leur épargne dans l’économie
locale. Chaque club vérifie que les projets qui lui sont soumis répondent à
certains critères : créer des emplois, avoir un statut coopératif ou associatif et
une portée écologique (fermes bio, entreprises d’énergies renouvelables…).
Les Cigales ont ainsi favorisé l’éclosion de plus d’un millier d’entreprises en
France, comme Ardelaine, une coopérative de filature de laine bio qui a
maintenu une vie économique locale dans le village de Saint-Pierreville, en
Ardèche.
Garrigue, une autre coopérative de capital-risque solidaire, a vu le jour
en 1985 pour financer, elle aussi, la création d’entreprises de l’économie
solidaire en France (épiceries bio, services d’auto-partage et de recyclage,
écoconstruction…) et en Afrique (coopératives de femmes, savonneries
artisanales… )5. Depuis la crise de 2008, la baisse des prêts bancaires aux
PME a amené Garrigue à renforcer ses financements.
Des banques socialement responsables
Les banques classiques ont bien perçu cette attirance accrue des citoyens
pour une épargne qui a du sens et ont développé plusieurs fonds éthiques6 qui
soutiennent des projets sociaux et écologiques. Ce type d’épargne, en hausse
constante, se compose de dons des intérêts de l’épargne à des associations ou
à des entreprises solidaires, et de prêts financés par l’épargne salariale et les
fonds d’épargne spécialisés, ainsi que des souscriptions directes au capital
d’entreprises solidaires7.
Mais, plus intéressant, des banques radicalement différentes ont
aujourd’hui le vent en poupe, avec pour mission de financer, comme la
Coop57, une autre économie : agriculture bio, énergies renouvelables, écoles
alternatives, coopératives, PME créées par des demandeurs d’emploi, etc. Et
toutes rendent compte chaque année de ces investissements à leurs
sociétaires. Les pionnières sont la Rabobank, créée dès 1972 aux Pays-Bas, la
banque coopérative allemande GLS Bank, fondée en 1974, et la néerlandaise
Oikocredit, qui finance depuis 1975 des projets d’agriculture durable,
d’énergies renouvelables et d’assainissement dans 70 pays, portés à 80 % par
des femmes. La Triodos Bank, née aux Pays-Bas en 1980, est présente dans
cinq pays européens et a déjà permis à plus de 1,3 million d’Européens de
s’équiper en énergies renouvelables.
À cette liste s’ajoutent la Merkur Bank au Danemark, la Banca Etica en
Italie et Fiare en Espagne. Ou, en Suède, l’Ekobanken et la coopérative Jak,
qui dispense des prêts gratuits ou à faible taux, avec pour objectif
l’« autonomisation financière » des citoyens. La France en compte deux, le
Crédit coopératif, première banque de financement de l’économie sociale et
solidaire, et la Nef, créée en 1988. Membre du Collectif pour une transition
citoyenne, la Nef finance des projets sociaux et environnementaux, comme
des coopératives citoyennes d’énergies renouvelables, en partenariat avec
Énergie partagée.
En Europe, les banques éthiques sont aujourd’hui réunies dans la
Fédération européenne de finances et banques éthiques et alternatives
(Feada). Au niveau mondial, la Global Alliance for Banking on Values en
regroupe plusieurs dizaines (les américaines New Resource Bank et First
Green Bank, la bolivienne BancoSol, la suisse Alternative Bank…), engagées
dans une « alternative au système financier ».
Au Québec, la caisse solidaire Desjardins n’est pas non plus une banque
comme les autres. Membre du mouvement Desjardins8, cette coopérative née
en 1971 d’une fusion de caisses solidaires de travailleurs et de syndicats s’est
« donné pour mission la transformation de la pratique bancaire », m’explique
son président, Gérald Larose, dans les bureaux modernes de son siège à
Montréal. Le conseil d’administration reflète cet engagement : il est composé
à 80 % de représentants de syndicats, d’associations, d’organisations
communautaires, de coopératives et de fondations, et à 20 % de particuliers
épargnants. La caisse n’investit que dans des fonds socialement responsables
et, chaque année, affecte ses excédents à plusieurs milliers de projets
générateurs de transformation sociale, portés par des associations, des
entreprises de l’économie solidaire et des coopératives de tous secteurs
(logement, travail, alimentation bio, santé, environnement, culture, écoles,
auto-partage…). « Nous investissons dans cette économie parce que ses
entreprises sont plus durables. C’est de l’économie réelle et non
spéculative », dit Gérald Larose.
L’économie sociale représente d’ailleurs « 10 % du PIB du Québec, bien
plus qu’ailleurs en Amérique du Nord. Elle fait partie de l’ADN des
Québécois : nous sommes le seul peuple francophone dans un océan anglo-
saxon, alors notre histoire a toujours été marquée par une pratique
collective », ajoute-t-il. À l’étranger, la caisse soutient aussi les coopératives
d’épargne et de crédit au Brésil, en lien avec le syndicat Central Única dos
Trabalhadores (CÚT). « Nous ne sommes pas une alternative avec un grand
A, mais une contribution à un changement de modèle, un aiguillon qui peut
amener le système bancaire à réfléchir à ses propres contradictions et à
réviser ses pratiques », résume-t-il.
Un autre modèle de banque sociale existe au Japon. Il s’agit des « banques
de travailleurs » Rokin, nées après la Seconde Guerre mondiale pour aider
des citoyens privés d’accès au crédit. Elles comptent aujourd’hui plus de
10 millions d’adhérents, pour la plupart des membres de syndicats, de
coopératives et de mutuelles9.
Aux États-Unis, on compte environ un millier d’institutions financières
dédiées au développement social (Community Development Financial
Institutions, CDFI10), la plupart sans but lucratif. Alimentées par l’épargne,
par des organisations religieuses, des fondations et des fonds publics ou
privés, elles ont pour mission d’offrir des services bancaires aux personnes
défavorisées, d’aider les créateurs de PME et de soutenir la rénovation de
l’habitat. La One Pacific Coast Bank, par exemple, basée à Oakland, offre des
prêts aux familles à bas revenus ou aux PME gérées par des femmes.
Enterprise Cascadia, à but non lucratif, soutient les fermes bio, la production
d’énergies renouvelables et l’habitat écologique.
Parmi ces CDFI figurent les credit unions, des organismes particulièrement
intéressants. Ces coopératives financières sans but lucratif sont nées dans
l’Allemagne rurale en 1850 pour aider les paysans à s’entraider
financièrement, et ont ensuite connu une étonnante expansion mondiale. Co-
détenues par leurs sociétaires, elles sont aujourd’hui présentes dans 105 pays,
et notamment très implantées aux États-Unis, en Inde et au Canada. Une
partie d’entre elles, les Community Development Credit Unions (CDCU),
sont plus particulièrement tournées vers les familles à très bas revenus.
Fait commun à tous ces organismes : le nombre de leurs clients a bondi
après la crise de 2008, partout dans le monde11. C’est vrai en particulier des
credit unions, réputées pour leurs valeurs coopératives et qui ont connu un
afflux de nouveaux épargnants venus des banques commerciales12. Aux
États-Unis, l’ensemble des CDFI a vu son capital doubler dans les deux ans
qui ont suivi la crise13. Elles ont notamment bénéficié d’une opération initiée
par une jeune Californienne, Kristen Christian. Celle-ci, exaspérée par les
tarifs de sa banque, la Bank of America, a eu l’idée d’un Bank Transfer Day,
un mouvement collectif de départ des banques privées le même jour,
le 5 novembre 2011. Son appel, lancé sur Facebook, a été relayé par les
médias et le mouvement Occupy Wall Street. Et à partir du 5 novembre,
214 000 Américains ont transféré leur argent vers une credit union14.
En Espagne, des communautés de prêt autofinancées
Les credit unions reposent au fond sur un concept simple : collecter
l’épargne d’une communauté pour prêter ensuite solidairement aux membres
qui en ont besoin. Une idée mise en œuvre depuis longtemps dans les tontines
traditionnelles, utilisées par des millions de personnes en Afrique, en
Amérique latine ou en Asie. Ces cagnottes communes, constituées de
membres qui se connaissent (parents, amis, voisins) et qui déposent
régulièrement de l’argent dans un fonds permanent, distribuent des prêts à
chacun, sans intérêt ou à un taux négligeable.
Ces prêts autogérés ont aussi abouti à des groupes plus organisés. Plusieurs
centaines de mutuelles de solidarité15 ont ainsi vu le jour en Afrique (Burkina
Faso, République démocratique du Congo, Rwanda…) pour accorder des
prêts d’entraide et constituer des fonds d’épargne et de crédit. Au Venezuela,
les tontines se sont formalisées en bankomunales, des organismes de
financement mutuel considérés comme des banques communautaires : leurs
membres, majoritairement des femmes, bénéficient d’ailleurs de formations
au métier de banquier.
C’est en observant ce système qu’un jeune entrepreneur espagnol, Jean-
Claude Rodriguez-Ferrera, a eu l’idée de le reproduire dans son pays, sous le
nom de comunidades autofinanciadas (communautés autofinancées, CAF).
Abdoulaye Fall a été l’un des premiers créateurs d’une CAF à Barcelone, en
juillet 2006. « Au départ, on était trois personnes, mais au bout de deux ans
on était déjà vingt », explique-t-il. Le capital collecté par le groupe a
atteint 3 000 euros, et les prêts – en général, de 100 à 500 euros – financent
les dépenses ordinaires des membres, comme l’achat de livres scolaires ou
d’une machine à laver. Pour entrer dans un groupe, chaque personne doit être
recommandée par deux membres fondateurs et agréée par un vote général des
adhérents. Le montant des versements est libre et chacun peut demander un
crédit allant jusqu’à quatre fois son apport personnel, à condition d’avoir la
garantie de deux membres.
Les groupes se réunissent tous les mois et prennent des décisions « avec le
plus de démocratie possible », explique Abdoulaye. Chaque membre est
copropriétaire du capital commun, qui est compté publiquement à chaque
réunion. Le montant, la durée et les conditions des crédits sont décidés
ensemble, et le produit des intérêts (environ 1 % par mois) est partagé à
égalité lors de l’assemblée générale annuelle. Le coordinateur est aussi
désigné démocratiquement. Abdoulaye cite l’exemple d’une femme de
ménage qui coordonne une des CAF de Catalogne et qui dit en plaisantant :
« Durant la semaine, je nettoie les maisons. Et le week-end, je suis directrice
de banque. »
Les CAF renouent finalement avec le concept bancaire d’origine : fournir
un dépôt sécurisé et un prêt en cas de besoin. Elles se sont donc multipliées à
mesure que les revenus se précarisaient en Espagne, car leurs petits prêts
devenaient indispensables pour couvrir les dépenses ordinaires. « Les
immigrés, notamment, sont dans une situation difficile : sans réseau d’appuis,
souvent au chômage et sans papiers, ce qui les empêche de s’adresser aux
banques », explique Abdoulaye. Ces prêts les aident ainsi à payer les
imprévus et à financer des projets dans leur village d’origine, comme le
forage d’un puits.
Étymologiquement, faire crédit, c’est croire (credere) en quelqu’un. Et les
relations de confiance générées par ces groupes en font maintenant « des
réseaux d’entraide qui résolvent beaucoup de problèmes, comme accomplir
les démarches de ceux qui ne savent pas lire ou échanger des services.
Aujourd’hui, 70 % des membres disent que l’argent n’est pas la priorité, mais
qu’ils apprécient ce réseau social », note Abdoulaye.
Les CAF sont très différentes du microcrédit : elles ne dépendent pas d’un
organisme centralisé (comme la Grameen Bank) et les prêts ne sont pas
conditionnés au démarrage d’une activité économique. « Elles remplissent un
vide important, celui des prêts de 300 ou 400 euros, qui ne sont fournis par
personne », relève Abdoulaye. La cogestion du capital empêche d’ailleurs les
dérives que connaît le microcrédit dans certains pays16. Et, surtout, les CAF
démontrent que les pauvres peuvent s’autofinancer. « Avec le microcrédit, le
fait de prêter aux pauvres était déjà révolutionnaire. Mais les CAF vont plus
loin. Elles disent aux personnes à bas revenus : vous pouvez vous organiser
vous-mêmes et être financièrement autonomes », dit Jean-Claude. Celui-ci a
d’ailleurs créé la plate-forme internationale Winkomun.org, dont les tutoriels
aident de nouveaux groupes à s’organiser partout dans le monde, de
l’Indonésie à l’Italie, du Portugal au Sénégal.
Une CAF est « un modèle universel, souple, adaptable, qui peut être
reproduit partout », dit Abdoulaye. « Et l’idée est de créer des millions de
petits groupes : imaginez, sur un continent, trente millions de groupes de
trente personnes, tous autogérés », renchérit Jean-Claude. Ces microbanques
peuvent se constituer à l’échelle d’un village, d’un quartier, d’une ville –
entre collègues de travail ou membres d’un même club de sport, par
exemple –, et bénéficier à tous ceux qui se voient refuser des prêts bancaires.
Dans les pays en développement, elles permettent d’ailleurs aux plus pauvres
de s’émanciper des usuriers privés, aux taux d’intérêt élevés17.
En Amérique latine (Brésil, Bolivie, Colombie…), un système
d’autofinancement similaire s’étend aussi sous la houlette du Vénézuélien
Salomón Raydán, créateur de la Fundación de Financiamiento Rural
(Fundefir)18.

Cofinancer l’écologie et l’économie solidaire : le crowdfunding


Si les CAF limitent volontairement le périmètre des groupes pour que tous les membres se
connaissent, le financement participatif fait le contraire : il élargit le cofinancement à tout le
monde. Le crowdfunding représente aujourd’hui une vaste sphère économique, avec des milliers
de plates-formes qui lèvent plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année dans le monde,
pour cofinancer à peu près tout : start-up et PME, projets culturels, aide humanitaire, nouveaux
médias, jeux vidéo, restauration du patrimoine, achats immobiliers ou frais de santé d’un proche. Il
prend plusieurs formes : le don à une action (individuelle ou collective), le prêt ou l’investissement
en capital. On peut ainsi aider un projet artistique, prêter à des particuliers ou devenir actionnaire
d’une jeune entreprise.
Comme d’autres sphères de l’économie collaborative, le crowdfunding a été en grande partie
investi par le secteur marchand, via les grandes banques. Mais, entre les mains des citoyens, il
reste un formidable outil d’appui à des réalisations qui, sans cet apport collectif, n’auraient que
peu de soutien. Il faut donc, au-delà de ce que proposent les leaders mondiaux (GoFundMe,
Kickstarter, Indiegogo) ou français (Ulule, Kisskissbankbank), aller explorer les plus petites
plates-formes qui lèvent des fonds pour des projets locaux et d’utilité collective.
En France, Bluebees finance les filières agro-alimentaires locales en bio et en permaculture, en
partenariat avec les Fermes d’avenir. Ecobole, Babeldoor et Zeste (adossé à la Nef) soutiennent les
initiatives à fort impact social et écologique, Miimosa finance les fermes locales, CultureTime les
projets culturels, Bulbintown les initiatives de proximité (artisans, associations de quartier…), et
Humaid.fr et Undonpouragir.fr les projets humanitaires. Enerfip et Lumo proposent, eux,
d’investir dans des projets d’énergies renouvelables menés par des entreprises, et Citizencase de
cofinancer les actions en justice des associations ou des groupes de citoyens.
Au plan international, GlobalGiving, CauseVox, Causes, Crowdrise et Razoo sont d’importants
leviers financiers pour les associations de solidarité, Kiva ou Babyloan fournissent des micro-
crédits aux petits entrepreneurs du Sud, et Women’s WorldWide Web soutient l’émancipation des
femmes dans les pays en développement et émergents. En Afrique, Fadev et CoFundy soutiennent
les entrepreneurs de l’économie sociale et Itsaboutmyafrica les projets liés à l’éducation, au
développement et à l’écologie. La plate-forme espagnole Gotéo, gérée par la fondation Fuentes
Abiertas (« open source »), finance des projets favorisant le bien commun – planter une forêt, faire
avancer une cause en justice – et fonctionne comme un hub d’échanges entre utilisateurs.
Le crowdfunding accompagne ainsi la société civile dans sa volonté de contribuer au
changement. « C’est la bonne offre qui s’est constituée au bon moment, quand la méfiance
généralisée vis-à-vis des banques19 a coïncidé avec l’engouement des citoyens pour les actions
concrètes, qui créent de l’emploi local », analyse Benoît Granger, expert de ce secteur et
administrateur de l’association Financement Participatif France. En « mettant face à face le porteur
d’un projet et un citoyen qui a de l’argent, le cofinancement en ligne est plus transparent qu’un
livret d’épargne, dont on ne sait pas ce qu’il finance. C’est un gain de clarté et de temps, mais
aussi de coût », ajoute-t-il.
L’approche à la fois « décontractée et rationnelle » du crowdfunding a d’ailleurs amené de
nouvelles tranches d’âge – c’est-à-dire « plusieurs millions de personnes supplémentaires » – vers
les circuits de l’investissement et du don, relève Benoît Granger : « On y trouve maintenant des
trentenaires pas forcément aisés, à côté de gros épargnants qui investissent dans des projets
rémunérés à 7 % – des taux devenus introuvables dans l’épargne classique ».
À l’avenir, ce secteur va « évidemment poursuivre son développement », dit-il, mais, « il finira
par plafonner, car la croissance amènera inévitablement plus de régulation, pour éviter les
dérives ». À terme, seules devraient donc se maintenir les plates-formes les plus éthiques et les
plus rentables.
Les banques communautaires
Dans les pays émergents (Mexique, Inde, Brésil…), l’auto-organisation a
permis, comme pour les CAF, de créer avec succès de petites banques
communautaires. En Inde, des groupes de femmes gèrent ainsi leur propre
coopérative bancaire, la Sewa Bank20, qui leur fournit comptes, crédits,
épargne retraite et assurance santé. Au Brésil, les femmes d’un quartier de la
ville de Vitoria ont fait de même : elles ont créé le Banco Bem – la « Banque
Bien », car tournée vers le bien commun. Ces femmes, qui avaient acquis leur
indépendance dans l’artisanat21, ont d’abord mis en commun leur épargne
pour prêter de l’argent à d’autres femmes qui voulaient faire de même. Puis,
pour structurer ces prêts, elles ont fondé en 2005 le Banco Bem, qui propose
des services bancaires, des petits crédits pour consommer, améliorer l’habitat
et ouvrir des commerces locaux, et, en plus, une formation et un appui
technique. La petite banque cogérée a lancé sa propre monnaie locale, le bem,
dont la circulation est limitée aux 31 000 habitants de Vitoria, profitant ainsi
à la micro-économie des quartiers.
Les fondatrices du Banco Bem se sont en réalité inspirées de l’expérience
menée par Joaquim Melo dans une autre ville brésilienne, Fortaleza. En 1997,
cet ancien séminariste, qui a accompagné les luttes sociales des habitants de
Conjunto Palmeiras, une ancienne favela22, prend conscience que le peu
d’argent dont disposent ses habitants quitte systématiquement le quartier, car
celui-ci n’a aucun commerce. Cette fuite des ressources ne favorise
évidemment pas l’essor d’une activité économique locale. Avec les habitants,
Joaquim Melo organise donc une micro-banque communautaire, le Banco
Palmas, qui distribue aux familles du micro-crédit à faible taux pour soutenir
la mise en place de petites activités. Et, pour qu’elles puissent acheter ce qui
est vendu sur place, elle dispense des micro-crédits à la consommation à taux
zéro. Grâce à cette double impulsion, le quartier commence à renaître. Des
commerces s’ouvrent, une coopérative de confection et une entreprise de
produits ménagers sont créées. Au final, le tissu économique se reconstitue,
permettant de maintenir 8 000 emplois et d’en créer 2 000 autres. Pour
soutenir le circuit économique du quartier, une monnaie locale, appelée
palmas, est lancée en 2002, bientôt acceptée par plus de 240 entreprises
locales.
Aujourd’hui, les habitants de Conjunto Palmeiras vivent décemment, et le
Banco Palmas a inspiré la création de 51 autres banques communautaires au
Brésil (Banco Terra, Banco Sol…), sans compter celles qui se sont
développées ailleurs en Amérique latine, notamment au Venezuela.
L’essor international des monnaies locales
L’idée de monnaies propres à un quartier ou à un groupe d’habitants, pour
améliorer le pouvoir d’achat et soutenir l’activité économique locale, n’est
pas nouvelle. Durant la Grande Dépression de 1929 aux États-Unis, dans un
contexte de chômage massif, des unités monétaires appelées depression
scrips avaient été mises en circulation par des municipalités, des entreprises,
des associations caritatives et des groupes d’individus pour aider ceux dont
les revenus en dollars s’étaient effondrés. Ces billets servaient à tout –
bulletins de paie, titres de paiement, de crédit, etc. – et ils ont maintenu des
échanges économiques de faible intensité pendant toute la récession,
permettant à des millions d’Américains de vivre sans dollars. Des monnaies
identiques avaient aussi vu le jour en Allemagne et en Suisse.
Depuis une trentaine d’années, ces monnaies – dites locales,
communautaires, complémentaires, citoyennes ou sociales – renaissent un
peu partout autour du globe, en général avec les mêmes objectifs : lutter
contre la pauvreté monétaire et dynamiser l’économie de proximité. Pour voir
leurs effets sur le terrain, je suis allée à Ithaca, une ville de l’État de New
York, rencontrer les utilisateurs de la monnaie lancée en 1991, là encore
durant une période de crise.
À l’époque, les commerces de la ville vont mal. Les habitants ont le
sentiment que l’argent qu’ils dépensent leur échappe et ne profite qu’aux
grandes surfaces de distribution. Aujourd’hui encore, Joe Romano,
propriétaire de deux magasins coopératifs de produits bio d’Ithaca, ne
décolère pas contre ces chaînes, responsables de la délocalisation de
l’économie américaine : « Les gens qui y font leurs courses », dit cet homme
à la silhouette ronde et aux yeux vifs derrière ses lunettes, « ne réalisent pas à
quel point ces multinationales aspirent nos emplois, notre style de vie, nos
activités, vers l’extérieur : c’est un robinet ouvert vers le capitalisme
offshore. »
En 1991, donc, Paul Glover, un habitant d’Ithaca, se dit que, si cet argent
était dépensé dans les commerces du centre, il aurait un effet bénéfique en
termes d’emplois et de revenus locaux. Il imagine alors une unité monétaire
qui s’échangerait en circuit fermé et donnerait aux habitants le choix de la
destination de leur argent. Il imprime lui-même les premiers billets – qui
arborent fièrement la devise « In Ithaca we trust » – et s’emploie à convaincre
habitants et commerçants.
Les Ithaca Hours sont aujourd’hui acceptées par plus de
250 professionnels : épiciers, agriculteurs, avocats, maçons, restaurateurs,
libraires… Avec elles, on achète des légumes à un fermier, qui lui-même s’en
sert pour faire réparer son tracteur chez le garagiste et, à son tour, celui-ci
paie le dentiste, etc. Les Hours gardent ainsi les flux d’argent dans la ville,
« au lieu d’aller soutenir l’économie délocalisée des multinationales », dit
Paul Strebel, un des coordinateurs. « Certains magasins n’auraient pas pu
vivre sans cette monnaie locale. Elle a aussi réorienté producteurs et
consommateurs vers d’autres choix : un marché fermier a vu le jour, qui vend
fruits, légumes et produits laitiers locaux », relève Joe, occupé à servir des
clients dans sa supérette bio. Certains propriétaires acceptent aussi des loyers
en Hours, et l’Alternative Credit Union, la coopérative d’épargne de la ville,
les prend pour rembourser les prêts.
Les échanges se comptent en heures, ce qui redonne du pouvoir d’achat à
ceux qui n’ont pas assez de dollars en poche. « L’idée, c’est de faire
abstraction des revenus de chacun et de dire : une heure de mon temps vaut
une heure de ton temps. Et ça, c’est de la justice sociale », explique Joe. Cette
valorisation des richesses non monétaires est d’ailleurs imitée dans d’autres
villes. À Philadelphie, les plus démunis acquièrent du pouvoir d’achat en
Equal Dollars en échange de bénévolat communautaire : soutien éducatif,
soins aux personnes, etc. Ensuite, ils peuvent par exemple bénéficier de soins,
même sans assurance maladie. Certaines autorités acceptent aussi un échange
direct de services, comme le paiement d’impôts et de taxes en heures de
travail (réparation d’un bâtiment, fourniture de légumes à la cantine de
l’école, etc.). Ces monnaies reviennent ainsi à la fonction d’origine de
l’argent : être un titre d’échange, et non une fin en soi.
Penser le développement des territoires
Aujourd’hui, plus de 5 000 monnaies locales et complémentaires (MLC)
circulent dans le monde23, pour moitié des titres monétaires, pour moitié des
unités de temps pour l’échange de services. Au Brésil, on échange des bonus
à São Paulo, des arco iris à Porto Alegre, des tupi à Rio, tandis que le Canada
en compte une dizaine (Toronto et Calgary Dollars, Laurentiens…), les États-
Unis une quarantaine (Time Dollars, Liberty Dollars, Detroit Cheers,
BerkShares…) et l’Allemagne une soixantaine. En France, la monnaie
numérique Coopek veut marquer une étape nouvelle, en circulant à l’échelle
nationale, en étant gérée par une coopérative et en permettant d’emprunter24.
Quant au Wir, créé à Bâle (Suisse) en 1934 pour aider l’économie locale à
sortir de la récession, il ne représente que 1 % de la masse monétaire du pays,
mais est utilisé par une PME sur cinq25.
En France coexistent deux réseaux de monnaies aux logiques similaires,
mais aux origines différentes. Un premier réseau est constitué de monnaies
émises par des collectifs d’habitants qui veulent dynamiser leur économie.
Plusieurs dizaines sont en circulation – l’Abeille à Villeneuve-sur-Lot, la
Luciole en Ardèche, l’Occitan à Pézenas, la Pêche à Montreuil, etc. – et une
plate-forme nationale mutualise maintenant ces dynamiques locales26.
Un second réseau, les monnaies Sol – la Gonette à Lyon, le Bou’Sol à
Boulogne-sur-Mer, le Sol-Angélique à Niort, etc. –, a été lancé en 2005 par le
Collectif Richesses27, cette fois en partenariat avec des collectivités et des
entreprises de l’économie sociale28. Dans ce cadre, le Sol développe trois
rôles : payer des achats (Sol éco), échanger du bénévolat contre des services
ou des biens (Sol temps) ou servir de support à une aide sociale. À Toulouse,
« la ville, qui soutient fortement l’initiative, distribue une partie de son aide
sociale en Sols-Violettes, ce qui permet aux bénéficiaires d’accéder aux
services qui ne leur étaient pas accessibles avant », explique Célina Whitaker,
co-fondatrice du Collectif Richesses. Au Pays basque, l’Eusko, l’une des
monnaies les plus dynamiques, distribue de son côté des bénéfices sociaux :
3 % des montants échangés sont versés à des associations, et un partenariat
avec le fonds d’investissement solidaire Herrikoa permet d’investir dans des
projets d’intérêt collectif29.
L’usage de ces monnaies reste bien sûr marginal30, mais ces circuits
financiers secondaires injectent des liquidités bienvenues dans l’économie
locale31. À Ithaca, les Hours ont ainsi « fait comprendre aux habitants qu’ils
pouvaient soutenir l’économie réelle, et ils en voient les résultats », relève
Paul Strebel. Plusieurs études32 ont d’ailleurs démontré qu’un achat local
génère trois fois plus de richesses pour la collectivité et crée trois fois plus
d’emplois locaux qu’un achat effectué dans des entreprises multinationales.
Ces firmes, relève la sociologue américaine Saskia Sassen, fonctionnent en
effet dans une logique d’extraction, d’assèchement des économies locales33,
car la majeure partie de l’argent qui y est dépensé s’évapore dans les
dividendes aux actionnaires et les circuits offshore.
Les monnaies locales font aujourd’hui l’objet de plusieurs mesures
d’impact et d’un intérêt croissant des collectivités locales, parce qu’elles sont
« l’occasion de penser un projet de territoire », observe Célina Whitaker. En
Argentine, l’économiste Heloisa Primavera, qui a coordonné l’expérience du
credito lors de la crise des années 2000, plaide d’ailleurs pour une
« biodiversité de milliers de monnaies locales différentes » pour redynamiser
les économies locales, non seulement par l’injection locale d’argent, mais
aussi parce que l’auto-organisation de groupes d’habitants autour d’une
monnaie débouche souvent sur d’autres projets économiques communs
(coopératives d’énergies, circuits courts, etc.).
À Ithaca, Joe Romano estime lui aussi que les monnaies ne sont qu’une
étape. « Il faut dépasser le soutien au commerce local et construire une vraie
économie de proximité, basée sur toutes les productions de la région. Ici,
d’ailleurs, l’idée d’une autosuffisance territoriale fait son chemin. » Et, pour
lui, les pouvoirs publics devraient faciliter cette transition : « Imaginez
que 10 % de tout ce qui est investi dans l’économie d’un pays soit
obligatoirement investi localement. Avec seulement 10 %, pensez à tout ce
qu’on pourrait déjà faire : construire de nouvelles écoles, aider les
entreprises, tout ce qu’on veut. C’est un objectif réalisable, et ça ferait revivre
les économies locales. »
Avec ou sans de tels coups de pouce, les territoires gagneraient en tout cas
à bénéficier d’une synergie entre l’ensemble des instruments financiers
aujourd’hui gérés par la société civile : banques éthiques, credit unions,
monnaies locales, plates-formes de crowdfunding et coopératives d’épargne.
Car, même s’ils se multiplient, ces circuits agissent encore de manière
dispersée, alors qu’ils ont les mêmes objectifs et, souvent, financent des
initiatives situées dans une même région. Leur dispersion empêche
probablement ces outils d’investissement d’atteindre une masse critique et
une visibilité vis-à-vis des pouvoirs publics. Leur coordination, en revanche,
amènerait davantage de visibilité, d’efficacité, d’intelligence collective au
développement d’un territoire, et accentuerait leur effet de levier dans
plusieurs domaines : conversion de l’agriculture, transition énergétique et
création de nouvelles filières productives. Cette coordination des acteurs et
des outils est sans doute la prochaine frontière.

1 www.coop57.coop.
2 Avec cet afflux, l’encours de la Coop57 est passé de 4,1 millions d’euros en 2008 à 30,3 millions
en 2015. Et la hausse se poursuit.
3 Les coopératives sont présentes de longue date en Catalogne. Interdites sous le franquisme, elles ont
repris leur essor après le retour de la démocratie.
4 Pascale-Dominique Russo, Les Cigales : notre épargne, levier pour entreprendre autrement, Yves
Michel, 2007.
5 www.garrigue.net.
6 Voir notamment « Les placements solidaires », Alternatives économiques -Finansol.
7 En 2015, l’épargne solidaire regroupait un million d’épargnants en France et son encours était
de 8,46 milliards d’euros (+24 % en un an), selon le baromètre Finansol. Cet encours n’était que
de 309 millions d’euros en 2002. Voir Céline Mouzon, « La finance solidaire poursuit son ascension »,
AlterEcoPlus.fr, 7 juin 2016.
8 Premier groupe bancaire coopératif du Québec avec 5,8 millions de membres. Voir le chapitre sur les
coopératives.
9 Voir http://all.rokin.or.jp/ et « Rokin Bank : The story of workers’ organizations that successfully
promote financial inclusion », OIT, 2011.
10 Passant de 25 milliards de dollars en 2007 à 41,7 milliards début 2010, selon la Coalition of
Community Development Financial Institutions.
11 L’encours de la banque allemande GLS a par exemple bondi de 37 % dans les deux ans qui ont suivi
la crise. Elle revendique aujourd’hui 2 000 nouveaux clients chaque mois.
12 De 2009 à 2014, le nombre de membres des credit unions est passé de 184 millions dans le monde
à 217,3 millions (+15 %) – dont 100 millions aux États-Unis –, selon le World Council of Credit
Unions.
13 Selon le rapport 2010 de la Social Investment Forum Foundation.
14 Selon l’Union nationale des credit unions américaines (http://Cuna.org).
15 http://mutuelle-solidarite.org.
16 En Inde, par exemple, le microcrédit est devenu lucratif et certains organismes le pratiquent à des
taux exorbitants.
17 Des usuriers aussi présents dans les pays industrialisés, où ils ciblent les immigrés : en Angleterre,
310 000 foyers sont ainsi tombés en 2010 sous la coupe d’usuriers pratiquant des taux allant
jusqu’à 130 %.
18 www.fundefir.org.ve.
19 En France, la légalisation du crowdfunding en 2014 a mis fin au monopole bancaire sur les prêts et
l’investissement.
20 C’est l’une des branches de la Self Employed Women’s Association (Sewa.org), fondée par Ela
Bhatt et qui a permis à 1,2 million de femmes, autrefois pauvres et illettrées, de vivre décemment d’un
métier autonome ou en coopératives.
21 Ateliedeideias.org.br et Camila Queiroz, « Banco Bem transforma a realidade de oito
comunidades », Adital, 31 mars 2011.
22 http://www.institutobancopalmas.org/ ; Joaquim Melo, Viva Favela !, Michel Lafon, 2009 ; Élodie
Bécu et Carlos de Freiras, « Au Brésil, le microcrédit sauve une favela », Le Monde 2, 28 février 2009 ;
Jean-Pierre Langellier, « Relocaliser l’économie et créer de la richesse sur place », Le Monde
Économie, 26 mai 2010.
23 Le site www.complementarycurrency.org/ccDatabase/ donne une idée de l’implantation de celles
qui ont été recensées.
24 Baptiste Giraud, « Juste lancé, le coopek est la première monnaie nationale d’intérêt local »,
4 octobre 2016, Reporterre.
25 Voir Guillaume Vallet, « Le WIR en Suisse : la révolte du puissant ? », Revue de la régulation,
20 décembre 2015, (http://regulation.revues.org/11463).
26 http://monnaie-locale-complementaire.net. De nombreux ouvrages les analysent, notamment
Philippe Derudder, Rendre la création monétaire à la société civile. Vers une économie au service de
l’homme et de la planète, Yves Michel, 2005.
27 Collectif créé après la publication du rapport de Patrick Viveret Reconsidérer la richesse, 2002, La
Documentation Française.
28 Maif, Macif, Crédit coopératif, groupe Chèque Déjeuner. Voir www.sol-reseau.org.
29 À hauteur d’un euro pour chaque euro converti en eusko. Wojtek Kalinowski, « Monnaies locales :
on voit les premiers effets réels sur l’économie locale », AlterEcoPlus.fr, 20 juillet 2016.
30 En 2015, la trentaine de monnaies de l’Hexagone comptaient chacune en moyenne 450 utilisateurs
et 90 commerçants ou producteurs, et une circulation équivalente à 26 000 euros, selon le rapport de
Jean-Philippe Magnen, Christophe Fourel et Nicolas Meunier, D’autres monnaies pour une nouvelle
prospérité, La Documentation française, 2015.
31 En général, l’économie réelle ne bénéficie que de 2 % de la masse monétaire existante. Voir « Les
monnaies locales complémentaires dynamisent l’économie locale », Le Labo de l’ESS, 20 mai 2016.
32 Voir Justin Sacks, The Money Trail, New Economics Foundation et The Countryside Agency, 2002,
http://b.3cdn.net/nefoundation/7c0985cd522f66fb75_o0m6boezu.pdf, et B. Masi, L. Schaller, M.H.
Shuman, « The 25 % shift. The Benefits of Food Localization for Northeast Ohio & How to Realize
Them », 2010, www.neofoodweb.org/sites/default/files/resources/the25shift-
foodlocalizationintheNEOregion.pdf.
33 Auteure d’Expulsions. Brutalité et complexité dans l ’économie globale, Gallimard, 2016. Voir aussi
Cécile Daumas, « Saskia Sassen : notre système économique n’incorpore plus, mais expulse »,
Libération, 5 février 2016.
Énergies : vers des milliers d’autonomies
locales

Si l’utilisation de l’énergie solaire n’a pas commencé, c’est parce que


l’industrie du pétrole ne possède pas le soleil.
Ralph Nader

Un humain sur cinq n’a pas encore accès à l’électricité. Trois milliards
doivent aussi ramasser du bois et des déjections animales ou acheter du
charbon ou du kérosène pour cuisiner et se chauffer, contribuant d’autant aux
émissions de carbone. Cette pauvreté énergétique a pourtant une solution :
l’accès universel aux sources d’énergie inépuisables et disponibles partout –
eau, vent, soleil, énergie géothermique et hydrolienne –, solution que
l’urgence climatique rend désormais impérative.
L’accès aux énergies renouvelables (EnR) reste encore minoritaire dans le
monde, mais leur progression n’a jamais été aussi rapide. Et, même si elle
avance à des rythmes très différents selon les pays, et certainement pas assez
vite au regard de l’urgence climatique, la transition énergétique est désormais
engagée de manière irréversible1. Les investissements battent des records –
d’autant que le coût des équipements ne cesse de baisser –, et les plus gros
émetteurs de carbone y contribuent largement. À l’image de la Chine2,
premier investisseur dans ce domaine et leader mondial de la production de
panneaux photovoltaïques, qui installe d’immenses parcs solaires dans ses
zones désertiques, tandis que la production de son parc éolien dépasse déjà
celle des centrales nucléaires américaines. L’Inde suit la même voie : elle qui
possède déjà la plus grande centrale solaire d’Asie et le premier aéroport
mondial fonctionnant entièrement au solaire, à Cochin, projette d’atteindre
une capacité solaire de 100 GW d’ici à 2022, tout en développant son parc
éolien.
Aux États-Unis, les installations domestiques ont triplé sur la seule
période 2010-2014 et le nombre d’emplois dans l’énergie solaire progresse
vingt fois plus vite que dans le reste de l’économie. Plusieurs villes (San
Diego, San Francisco, Aspen, Burlington…) se voient totalement autonomes
en électricité d’origine renouvelable d’ici à 20353. De son côté, l’Union
européenne a vu la part des renouvelables dans sa production électrique
doubler entre 2004 et 20144. Le niveau d’équipement de l’Allemagne est déjà
élevé, le Portugal est potentiellement indépendant5, et l’Écosse, qui a déjà
couvert 100 % de ses besoins grâce à ses éoliennes, multiplie encore les parcs
offshore. Le reste du monde suit : en Uruguay, plus de 90 % de l’électricité
est de source renouvelable, et le Costa Rica, quasiment à 100 %, ambitionne
d’être un pays neutre en CO2 en 2021 grâce à l’hydroélectricité, la
géothermie et l’éolien. Les équipements solaires du Chili, qui ont triplé en
trois ans (2013-2016), produisent des excédents dans le Nord. Le Maroc s’est
doté d’une centrale solaire qui sera en 2020 la plus grande au monde
(580 MW).
Signes d’une transition industrielle en marche, les innovations
technologiques se multiplient elles aussi, et ont déjà créé des applications
concrètes qui, demain, seront notre quotidien : tuiles et vitrages solaires,
panneaux photovoltaïques souples et légers, batteries de stockage, mini-
éoliennes à grande capacité, centrales solaires capables de produire de
l’énergie la nuit, maisons à énergie positive, désalinisation de l’eau grâce au
soleil, etc. Les routes solaires, expérimentées avec succès aux Pays-Bas et
aux États-Unis, ouvrent la voie à une production photovoltaïque sur de larges
surfaces (autoroutes, pistes cyclables…) et à des chaussées intelligentes qui
afficheront des informations auto-éclairées.
Les pouvoirs publics et les entreprises sont cependant loin d’être les seuls
acteurs de cette transition : loin des grands investissements et des méga-
centrales, la société civile joue depuis longtemps un rôle essentiel dans la
transition des territoires. Elle a mené une action pionnière, nous allons le
voir, dans plusieurs pays industrialisés, et elle la poursuit là où les pouvoirs
publics sont réticents à s’engager. C’est aussi elle qui, dans les pays du Sud,
assure des milliers de petites révolutions énergétiques là où elles sont
nécessaires, à l’échelle des villages. Avant d’aborder les actions citoyennes
en Europe, allons donc d’abord voir en Asie comment les plus démunis
deviennent les acteurs de leur autonomie énergétique.
Quand le Sud invente ses propres solutions

Inde : les ingénieures aux pieds nus


L’air est déjà très chaud en cette fin de matinée dans le petit village de
Tilonia, en Inde. Le soleil grille implacablement les toits et, sous les pieds
nus, la terre est brûlante. Mais, ici, le soleil est une force. Nous sommes au
Barefoot College, un centre d’éducation populaire où tout fonctionne à
l’énergie solaire : éclairage, ordinateurs, pompes à eau, ventilateurs, cabinet
dentaire, et même le petit hôpital de dix lits. Et c’est ici que des villageoises
viennent du monde entier pour apprendre à domestiquer l’énergie du soleil.
Joice a ainsi laissé ses neuf enfants et six petits-enfants au Kenya pour
s’installer au collège durant six mois et suivre une formation d’ingénierie
solaire. Près d’elle, une vingtaine d’autres femmes venues du Niger, de
Mauritanie, du Cameroun, du Kenya, du Ghana et de Guinée-Bissau, assises
autour d’une grande table encombrée de matériel électrique, s’initient au
montage de lampes et de panneaux photovoltaïques. La plupart n’avaient
jamais voyagé. Elles ne parlent pas non plus la langue de la villageoise
indienne qui leur explique le fonctionnement des équipements, mais peu
importe : l’apprentissage se fait en suivant les gestes de l’instructrice et en
s’aidant de schémas simples où chaque pièce est identifiée par une couleur
différente. Ensuite, il suffit de savoir manier un tournevis…
Et ces femmes savent que l’éclairage solaire va changer la vie de leur
village. « Chez nous, on s’éclaire avec des lampes à kérosène », explique
Helen, venue du Cameroun. Mais, « avec quatre lampes, on
dépense 500 francs CFA par jour », presque le budget entier d’une famille
vivant sous le seuil de pauvreté. Pourtant, « il faut de la lumière pour pouvoir
cuisiner et manger le soir, et chasser les serpents qui entrent dans la maison.
Alors, ces lampes solaires vont nous éclairer et permettre à mes quatre
enfants d’étudier le soir à la maison ». Francesca, qui vient d’arriver du
Niger, assure elle aussi que, chez elle, « l’argent économisé sur le kérosène
des lampes sera dépensé pour la santé et l’éducation des enfants ». Outre les
dépenses de kérosène, l’énergie solaire réduit les rejets de carbone et permet
aux artisans de travailler plus tard le soir pour améliorer leurs revenus. En
plus des lampes, les femmes installent des fours solaires, qui permettent de
cuisiner sans corvée de bois ni rejet de carbone. L’éclairage solaire permet
aussi d’ouvrir des écoles du soir : le Barefoot College en a créé plus
de 500 en Inde, animées par 3 000 enseignants eux-mêmes formés à Tilonia.
Il a également construit la première usine indienne de désalinisation d’eau
fonctionnant au solaire.
La réputation du College a très vite dépassé les frontières de l’Inde.
Chaque année, 180 femmes viennent d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine
pour devenir ces ingénieures aux pieds nus. Une fois rentrées au village, elles
vivent de l’entretien des équipements photovoltaïques6. Et, par petites
touches, ces Solar Sisters ou Solar Mamas, comme les appelle
affectueusement le fondateur du College, Sanjit Bunker Roy, ont déjà apporté
l’électricité à 500 000 personnes, dans 72 pays. Dans une logique de
pollinisation, chacune d’entre elles s’est aussi engagée à former d’autres
femmes dans son pays.
Pour répondre aux nombreuses demandes de formation, le College a ouvert
six centres en Afrique – au Burkina Faso, au Liberia, au Sénégal, au Sud-
Soudan et en Tanzanie. Quand un village veut envoyer des femmes se
former, il impose que tous les habitants soient consultés et que les femmes les
plus en difficulté soient prioritaires, afin de bénéficier d’un métier et d’un
revenu7. La plus grande satisfaction des animateurs du College est d’ailleurs
que des communautés pauvres aient ainsi démystifié la technologie solaire en
montrant qu’elles pouvaient parfaitement l’utiliser. « Ces femmes,
considérées comme faibles et sans capacité d’initiative, voient leur image
changer complètement quand elles deviennent ingénieures et que leur village
constate qu’elles maîtrisent l’électricité solaire », observe l’un d’eux, Ram
Karan. D’ailleurs, « elles y trouvent enfin le respect qu’elles méritent »,
résume Sanjit Roy.
En 2005, raconte-t-il, dix Afghanes venues se former au College ont
électrifié cinq villages dans leur pays : « Dix femmes seulement. Et pour un
prix inférieur à ce que coûte un poste de consultant international durant un an
à Kaboul », ironise-t-il. Avant d’ajouter plus sérieusement : « Les populations
rurales peuvent être qualifiées, mais la société ne leur permet pas de le
montrer. Or, si on leur donne une chance, elles deviennent les actrices du
changement. Et une grand-mère illettrée qui devient ingénieure solaire, c’est
un message fort pour la société. »
Rien d’étonnant à ce que le Bangladesh mise lui aussi sur les femmes : ce
sont elles qui électrifient les villages, au rythme d’environ un millier
d’équipements solaires installés chaque jour, grâce aux formations données
par Grameen Shakti8, la branche énergie de la Grameen Bank.

Le Barefoot College : une économie de l’échange


Quand Sanjit ’’Bunker’’ Roy a créé en 1972 le Barefoot College, il en a fait un centre
d’éducation populaire. Sanjit reconnaît avoir été inspiré par les principes de Mao, d’Illich et de
Gandhi. Ici, tout le monde est à la fois enseignant et élève : chacun possède un savoir à transmettre
et peut en apprendre d’autres, dans une relation « basée sur l’égalité, le respect, la confiance
mutuelle », explique-t-il.
Ici, les villageois apprennent à être autonomes dans tous les domaines : santé, habitat,
énergies… Plusieurs centaines d’Indien-ne-s des régions rurales ont pu devenir des barefoot
doctors (médecins aux pieds nus) en travaillant avec des praticiens, infirmières ou sages-femmes,
et procurent aujourd’hui des soins de base et une éducation sanitaire dans plusieurs centaines de
villages du Rajasthan. D’autres sont devenus enseignants, informaticiens, comptables, maçons ou
ingénieurs hydrauliciens. Même les bâtiments ont été construits par des architectes aux pieds nus
qui ont utilisé des matériaux et des techniques écologiques (murs de terre ajourés, notamment) qui
climatisent naturellement, dans ce Rajasthan brûlant l’été. Tous, une fois formés, transmettent leur
savoir à d’autres, avec l’objectif de permettre de multiples autosuffisances locales en matière
alimentaire, économique et énergétique.
Le College lui-même est une communauté autosuffisante. Exception dans une région semi-
désertique, il est autonome en eau grâce à un système de captage des eaux de pluie sur les toits qui
lui donne une réserve de 400 000 litres d’eau stockée dans le sol, sous un théâtre en plein air. Le
College a diffusé cette technique de recueil des pluies, fournissant ainsi de l’eau potable à
800 écoles en Inde et à des dizaines d’autres en Éthiopie, au Sénégal et en Sierra Leone. « Gandhi
disait : Knowledge is where the problem is. Tous les savoirs, toutes les solutions existent
localement. Nous ne faisons que les rendre possibles », explique Sanjit.
Le College est également autonome en nourriture grâce à un potager doté d’une micro-
irrigation. Au total, les deux campus et sept autres centres d’apprentissage décentralisés ont créé
250 emplois, la maintenance informatique et la comptabilité étant confiées aux personnes
handicapées de la région. Dans un contexte de fort chômage rural, il a enfin revitalisé l’artisanat
textile des villages du Rajasthan, en vendant des produits en khadi (toile de coton) sur ses campus
et, pour certains, en ligne (Tilonia.com).
Des solutions autonomes et décentralisées
Cette logique d’équipement des villages est maintenant assez répandue
dans les pays du Sud : au lieu de tenter d’installer des réseaux électriques
classiques dans des zones isolées, ils misent d’emblée sur les solutions off-
grid (hors réseau), à base d’énergies renouvelables. En Asie, en Afrique, des
millions de logements s’équipent ainsi en solaire en combinant micro-crédits,
aides publiques et d’ONG.
L’arrivée de panneaux photovoltaïques peu coûteux a évidemment dopé
cette dynamique. Mais la multiplication des entreprises sociales aussi. Au
Kenya, Jesse Moore, le cofondateur de M-Kopa Solar, équipe ainsi les foyers
d’un panneau solaire, de trois lampes, d’un chargeur de téléphone et d’une
radio solaire pour 0,38 euro par jour pendant un an. Un prix bien inférieur à
celui du kérosène pour les lampes et qui explique son succès : chaque jour,
M-Kopa éclaire 500 maisons de plus au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie,
et aura dépassé le million de familles équipées en 2018.
En Inde, Harish Hande, un ingénieur formé aux États-Unis, a compris le
potentiel du solaire dès 1995, année où il a fondé son entreprise sociale,
Selco. Il a depuis apporté l’électricité à 200 000 familles, 5 000 institutions et
500 écoles. Et le rythme des installations s’accélère. Car Selco facilite
l’équipement des villages pauvres en négociant directement des micro-prêts
avec les banques rurales, les ONG et les coopératives paysannes. Pour les
familles, le prix du kit solaire domestique revient à 180 roupies par mois
(2,40 euros) durant un an, au lieu de 270 roupies (3,50 euros) pour une lampe
à kérosène. Il développe aussi des solutions pratiques – recharges solaires
d’ordinateurs, purificateurs d’eau solaires – et forme des milliers de jeunes en
Inde, au Bangladesh et au Myanmar, dans l’optique de développer en Asie
« ce qui devrait être un bien commun : des micro-réseaux solaires
décentralisés » assurant l’autonomie de quartiers ou de villages.
Harish Hande a aussi eu l’idée d’installer des stations solaires d’électricité
dans 11 bidonvilles de Bangalore, ainsi que dans les rues de la ville : on peut
y recharger son téléphone mobile quand on veut, et on peut y louer une lampe
solaire à la semaine. Une démarche que l’entreprise sociale Station Energy
développe elle aussi en Afrique : elle a installé des boutiques solaires mobiles
dans des containers pour aller apporter l’énergie dans des zones isolées du
Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et des Comores. Sur le même
principe, elle a créé des chambres froides mobiles et des pompes à eau
alimentées au solaire.

Le biogaz, une petite révolution villageoise au Népal


Pour fournir de l’énergie aux villages ruraux difficiles d’accès, le Népal a
trouvé une solution qui résout en même temps le problème du ramassage des
déchets. Le gouvernement a installé plusieurs centaines de milliers de
digesteurs où les villageois recyclent leurs déchets en gaz, ce qui les
débarrasse au passage des fumées domestiques toxiques et des corvées de
bois « qui prenaient aux femmes trois à quatre heures par jour », explique
Samir Thapa, le coordinateur de ce programme9. La méthanisation des
déchets a rendu autonome en énergie une bonne partie de la population rurale
du pays. Mais elle sauve également 250 000 arbres chaque année, réduit les
émissions de gaz à effet de serre de 7,4 tonnes par foyer et par an10 et allège
la facture pétrolière du pays. Les digesteurs sont complétés d’éoliennes et de
panneaux solaires, qui assurent l’indépendance des villages en électricité.
Même s’il n’est pas d’initiative citoyenne, ce programme laisse la
cogestion des équipements au 1,1 million d’habitants concernés, ce qui a déjà
permis de créer 9 000 emplois ruraux, indique Samir Thapa. Et ce système
décentralisé marche si bien que le Népal en a fait un programme de
coopération Sud-Sud : il envoie des experts installer des digesteurs dans
vingt-sept pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie (Cambodge, Laos,
Vietnam, Indonésie, Bangladesh, Bhoutan, Inde…). Au Vietnam, ils ont
permis de créer 300 000 emplois de maintenance dans les villages11.
L’Inde a elle aussi lancé un programme identique, tout comme l’ONG
Grameen Shakti au Bangladesh, avec également une cogestion des
équipements par les habitants. Par ailleurs, plusieurs milliers d’unités rurales
de méthanisation font leur apparition au Burkina Faso, en Éthiopie, au
Kenya, en Ouganda, au Sénégal et en Tanzanie, pour transformer les résidus
agricoles en électricité12.
Cette diffusion des digesteurs montre que les pays en développement et
émergents ont eux aussi entamé leur transition énergétique, montrant même
plus de volonté que certains pays industrialisés. Ces derniers gagneraient
d’ailleurs à appliquer la même politique, surtout dans les régions où leurs
élevages intensifs produisent des masses de lisier. Cette méthanisation est
déjà largement utilisée par les agriculteurs allemands et commence à se
développer dans les régions rurales en France. Quant aux villes, ses
applications sont évidentes. La communauté urbaine de Lille alimente déjà
une partie de ses bus avec un biogaz issu du traitement des déchets ménagers.
Déchets qui servent aussi à chauffer la ville du Plessis-Gassot (Vald’Oise) :
une centrale de méthanisation alimente en effet les moteurs de la centrale
Electr’od, qui fournit eau chaude et chauffage à plus de 41 000 foyers, avec
des factures réduites de 92 %.
En France, l’éolien citoyen
La France ne fait pas partie des pays les plus engagés dans la transition
énergétique : elle a entrepris d’investir dans l’éolien offshore et l’hydrolien,
mais elle reste en retard13 sur ses voisins européens. Et c’est sans doute ce
manque d’impulsion publique qui a donné envie à certains groupes locaux de
passer à l’acte.
En 2002, Michel Leclercq, un habitant de Sainte-Marie (Ille-et-Vilaine),
réfléchit avec des amis, un couple de maraîchers, à l’implantation d’un parc
éolien près de chez eux. Le noyau initial s’élargit peu à peu à une trentaine de
personnes qui, en 2003, créent l’association Éoliennes en pays de Vilaine,
puis, en 2007, une société de capital-risque, Site à Watts. Celle-ci mobilise
les financements : ceux des membres fondateurs, complétés de l’apport de
trois clubs Cigales et d’une société d’économie mixte de Loire-Atlantique,
ainsi que, plus tard, d’une aide du réseau Énergie partagée.
Le parc de Béganne voit finalement le jour en 2014 et s’en voit adjoindre
deux autres en 2016 et 2017, à Sévérac et à Avessac, en Loire-Atlantique,
pour un investissement total de 42 millions d’euros. La production annuelle
de ces trois parcs correspond à la consommation de 26 000 foyers, et
l’électricité est injectée sur le réseau EDF avec un tarif de rachat garanti sur
quinze ans. « Quand on a créé l’association, on voulait construire un parc
éolien, faire des actions d’économie d’énergie et essaimer. On a réussi. Cette
idée utopique était réaliste et a montré que les gens peuvent se réapproprier
l’énergie », résume Michel Leclercq.
Celui-ci passe rapidement sur les années de face-à-face avec
l’administration – « Il est normal de réglementer les éoliennes : elles
modifient le paysage, font du bruit et perturbent la faune. Mais cet
encadrement extrêmement tatillon allonge beaucoup les délais » –, avant de
souligner que ce long parcours a finalement permis « de monter en
compétence, de comprendre les aspects techniques, juridiques et financiers de
l’éolien. Ce qui a généré une dynamique14, de l’emploi et de l’intelligence
collective. On est finalement devenus les référents en France ». Site à Watts a
en effet créé un bureau d’études qui partage dix emplois avec l’association
Éoliennes en pays de Vilaine et accompagne la naissance d’autres projets en
France.
Une trentaine de parcs éoliens citoyens sont ainsi en cours ou déjà ouverts,
dans les Ardennes, le Limousin, ou dans le Maine-et-Loire, où les cinq
éoliennes de Saint-Georges-des-Gardes approvisionnent 7 100 familles. Des
projets également soutenus par le fonds d’investissement solidaire du réseau
Énergie partagée15, qui accompagne techniquement les installations solaires,
éoliennes, hydroliennes et chaufferies à bois des groupes d’habitants qui
veulent changer de modèle énergétique.
Michel Leclercq est en revanche assez réservé sur les sites de financement
participatif dédiés aux projets d’EnR, car ils « soutiennent surtout des
développeurs privés, avec juste un saupoudrage de financement citoyen ». Au
contraire des projets soutenus par Site à Watts Développement et Énergie
partagée, dont « la population locale a la maîtrise totale », ceux soutenus par
ces sites ne sont pas contrôlés par les habitants : « Leur gouvernance relève
entièrement des entreprises, et les personnes qui ont souscrit en attendent
juste des dividendes. »
L’expérience d’Éoliennes en pays de Vilaine a en tout cas suscité la
naissance d’autres collectifs, comme l’association Énergies de citoyens16 à
Mulhouse, qui regroupe habitants, entrepreneurs et collectivités publiques.
Des acteurs que les centrales villageoises17 regroupent elles aussi, avec
l’objectif de mettre en place des micro-projets d’autonomie, ce qu’elles ont
déjà fait dans plusieurs parcs naturels régionaux (Vercors, Bauges, Monts
d’Ardèche, Luberon, Queyras…). L’idée est d’élaborer un modèle
reproductible à tous les territoires ruraux.
Les coopératives d’énergie
Les modèles les plus dynamiques dans ce domaine semblent cependant
être les coopératives d’énergie. Aux États-Unis, il est devenu courant de se
regrouper entre voisins pour acheter des équipements et installer des
panneaux solaires collectifs (solar gardens) ou des parcs éoliens cogérés en
coopérative18. Un modèle qui se développe aussi en Europe : en 2016, plus
de 650 000 citoyens européens cogéraient déjà plus de 1 240 coopératives
locales d’énergie dans onze pays19. En Espagne, plusieurs ont vu le jour
depuis 2011, en dépit de la crise : Som Energía à Girone, Energetica à
Valladolid, Nosa Enerxía en Galice, Goiener au Pays basque et Zencer en
Andalousie. La Belgique en compte une quarantaine20, tout comme la
Grande-Bretagne, où elles se développent rapidement. Leur croissance est
également élevée aux Pays-Bas, où le nombre d’adhérents devrait passer
de 30 000 en 2015 à 150 000 en 201821. De son côté, Énercoop, née
en 2005 en France, envisage de passer le cap des 150 000 clients en 2020.

L’exemple nordique
La taille de ces coopératives d’habitants varie de l’échelle du quartier (des
résidents qui se regroupent pour gérer un réseau de panneaux solaires sur
leurs toits) à celle de la région (pour gérer par exemple un parc éolien). Mais,
en examinant leur carte en Europe, une réalité saute aux yeux : les pays qui
en comptent la plus forte densité se trouvent au nord (Suède, Danemark,
Allemagne, Belgique, Pays-Bas). Et cette forte implication de la société civile
contribue à faire de certains d’entre eux les plus avancés en matière de
transition énergétique22.
C’est notamment vrai au Danemark, où les habitants ont été premiers à
s’organiser pour installer des équipements solaires et éoliens : dès 2001, plus
de 100 000 familles étaient déjà adhérentes de ces coopératives locales, et
celles-ci ont été à l’origine de 86 % des installations éoliennes du pays23. Le
parc offshore de Middelgrunden, implanté au large de Copenhague et qui ne
cesse de s’agrandir, est ainsi détenu pour moitié par une coopérative de
plusieurs milliers d’adhérents et pour moitié par la municipalité. La
croissance du nombre de coopérateurs est aussi soutenue par une loi danoise
qui impose que tout projet éolien soit détenu à hauteur d’au moins 20 % par
la population locale. Le pays est d’ailleurs résolument engagé dans la
transition énergétique, puisqu’il veut s’affranchir totalement des énergies
fossiles d’ici à 205024.
L’Allemagne est elle aussi avancée dans cette voie25. Déjà, en 2015, tous
modes de production confondus (solaire, biomasse, éolien…), les EnR
couvraient plus d’un tiers de la consommation d’électricité. L’engagement
des habitants y est, là encore, pour beaucoup : la moitié de la capacité
productive d’énergies renouvelables du pays est détenue par des citoyens
ordinaires26, qu’il s’agisse de panneaux photovoltaïques posés sur des
maisons, de coopératives locales d’éoliennes ou de centrales de
méthanisation installées par les agriculteurs.
Plusieurs localités allemandes ont d’ailleurs déjà atteint leur autonomie :
avec ses équipements éoliens, photovoltaïques, hydrauliques et de
méthanisation, Dardesheim (Harz), par exemple, produit quarante fois plus
d’électricité qu’elle n’en consomme et sert de modèle à une cinquantaine de
projets similaires dans le pays27. De même, la localité de Wildpoldsried
(Bavière) produit 500 % d’énergie de plus que sa consommation grâce à cinq
usines de production de biogaz, des panneaux photovoltaïques, onze
éoliennes et trois petites centrales hydroélectriques (sans compter un
chauffage urbain basé sur la biomasse et des systèmes solaires thermiques).
Des installations majoritairement cofinancées par les habitants, pour la
plupart des producteurs de lait, qui en perçoivent les bénéfices non seulement
énergétiques, mais aussi financiers, puisque la revente d’énergie fournit 80 %
des revenus de leurs exploitations28. Des dizaines d’autres localités suivent le
même exemple, et cette implication citoyenne, alliée à une impulsion
publique, contribue à faire de l’Allemagne un pays où la production
d’électricité solaire bat des records29.
Anticiper l’après-pétrole : les villes en transition

La démarche de transition envisage le passage à des sources d’énergies renouvelables et une


réduction drastique de leur consommation30. Mais penser une économie post-pétrole va au-delà
de la seule énergie pour envisager une transformation globale des modes de vie. Rob Hopkins,
concepteur des villes en transition, a ainsi identifié l’ensemble des postes de dépendance au pétrole
d’une ville31 et conçu un plan de descente énergétique qui anticipe les changements à mener pour
ne pas subir brutalement les effets du peak oil (pic pétrolier, à partir duquel la production de
pétrole ne cessera de baisser et son prix de monter) et passer en douceur à une économie post-
pétrole.
La transition impose de « repenser le fonctionnement de tout ce qui existe », explique Michel
Durand, qui coordonne les groupes de transition du Québec. L’épuisement du pétrole suppose de
réduire les transports ; or, « comme la moitié des Américains vivent en banlieue et ne vont pas
déménager, il faut changer la façon de bouger en travaillant par îlots », dit-il. On peut ainsi
redessiner toutes les interactions travail-habitat et production-consommation afin de raccourcir les
trajets et de tout rendre accessible en mobilité douce (marche, vélo, transports électriques et
partagés), l’objectif étant de sortir d’une civilisation conçue pour la voiture.
Dans la même logique, l’agriculture locale devient la principale source d’approvisionnement :
d’où une forte autoproduction des familles et la mise sur pied de productions locales, vendues en
circuits courts (Amap, marchés fermiers, petites coopératives). Il faut aussi prévoir le recyclage
total des déchets, l’utilisation de l’eau de pluie, des systèmes locaux d’échange de biens et de
services, et une monnaie locale.
Les habitants de la ville britannique de Totnes ont été les premiers à expérimenter ce scénario à
partir de 2006, suivis d’autres groupes d’habitants dans plus de 1 200 villes d’Europe, du Canada
ou des États-Unis. Le concept s’applique plus largement à tous les bassins de vie, d’habitat et de
transport : quartiers, villages, régions. Il est désormais soutenu par plusieurs pouvoirs publics
locaux, qui ont compris que l’avenir appartient aux territoires qui auront anticipé ce changement
d’ère32.

Combiner les nouvelles énergies


Comme en Allemagne, de multiples petits territoires européens ont entamé
leur transition. En France, c’est le cas de l’ancienne cité minière de Loos-en-
Gohelle, qui construit son autonomie énergétique avec la participation des
habitants. Elle a installé une centrale photovoltaïque au pied des terrils, de
multiples panneaux solaires sur les toits et un parc de six éoliennes, avant de
lancer plusieurs programmes d’éco-construction (nouveaux logements
sociaux à haute performance énergétique et rénovation thermique du bâti
ancien). La commune a aussi ouvert un centre de développement des éco-
entreprises pour promouvoir les filières innovantes dans l’économie verte33.
À l’échelle des quartiers, l’une des transitions les plus abouties est celle de
BedZED – Beddington Zero Energy Development –, situé au sud de Londres.
Cet écoquartier de logements, de bureaux et de commerces, alimenté en
électricité et en eau chaude par une centrale à biomasse, est neutre en
carbone. Chaque logement est doté de panneaux photovoltaïques et
d’équipements électriques basse consommation. Des matériaux passifs et une
isolation maximale y ont réduit le chauffage de 90 %. Les pluies sont
récupérées et les eaux usées recyclées, tandis qu’un approvisionnement
alimentaire local et des mobilités vertes (vélo, voitures électriques, auto-
partage) contribuent à la neutralité en carbone. BedZED est ainsi devenu une
référence en matière de transition énergétique34.
Mais, de tous les territoires, les plus prédestinés à l’autosuffisance
énergétique sont sans doute les îles, non connectées aux réseaux continentaux
et qui bénéficient de la présence constante de vent. L’île d’El Hierro aux
Canaries (Espagne) se caractérise par un système hybride : sa centrale au
fioul a été doublée d’une centrale hydro-éolienne qui peut assurer
l’autonomie des 7 000 habitants en électricité. Cette centrale est composée de
« cinq éoliennes qui pompent aussi de l’eau. Et, grâce à une forte déclinaison
entre les deux bassins de stockage d’eau, quatre hydro-turbines produisent de
l’électricité les jours où il y a peu de vent », explique l’hydrologue Alain
Gioda, qui accompagne le développement durable de l’île depuis vingt-cinq
ans35. Dès la reprise du vent, l’énergie éolienne fait remonter l’eau du bassin
inférieur vers le supérieur, et le cycle peut recommencer. Avec ce système, El
Hierro a atteint son autonomie énergétique durant plusieurs dizaines de jours
dès 2016, mettant en veille la centrale thermique, qui, à terme, n’aura plus
qu’une fonction d’appoint. L’autre caractéristique d’El Hierro est sa
gouvernance énergétique locale. « L’initiative du projet revient à des
ingénieurs locaux, qui ont été élus sur un programme d’autonomie politique
et énergétique, validé dans les urnes en 1979 », ajoute Alain Gioda. « La
centrale hydro-éolienne a généré plus de 30 emplois. Et une société
d’économie mixte d’énergie, dont l’île possède 66 % et la région des
Canaries 11 %, permet de garder sur l’île la majorité des revenus » tirés de la
vente des EnR au réseau espagnol.
De son côté, l’île danoise de Samsø a acquis son autonomie en chauffage,
en eau chaude et en électricité grâce à des parcs éoliens terrestres et offshore,
complétés de panneaux solaires et de générateurs au bois et à la biomasse.
Des sources d’énergie qui ont réduit l’empreinte écologique de l’île de près
de 140 %36. Et, là encore, la transition a été décidée et gérée par les îliens
eux-mêmes : quand le gouvernement a demandé à plusieurs îles du pays si
l’expérience des EnR les tentait, les habitants de Samsø ont tout de suite dit
oui et acheté eux-mêmes les équipements, à titre individuel ou en groupes,
avec des aides nationales et européennes. Le retour sur investissement a été
rapide, puisqu’ils produisent des surplus de plusieurs millions de
kilowattheures, vendus au reste du pays. Une bonne isolation des maisons et
la récupération des pluies complètent ce dispositif, qui fait de Samsø un
modèle d’autodétermination énergétique cité en exemple dans le monde
entier.
D’autres îles, comme celles d’Eigg et de Gigha (Hébrides) et les Orcades
en Écosse, sont elles aussi devenues indépendantes grâce à l’éolien et à
l’hydrolien. L’île britannique de Wight37, les îles d’Aran38 en Irlande,
Madère au Portugal, la Réunion, ainsi que l’archipel des Tuvalu, le Cap-Vert,
les Seychelles et Hawaï suivent la même voie. La Nouvelle-Zélande et
l’Islande sont, elles, déjà quasi indépendantes.
Un modèle énergétique décentralisé
Ces multiples transitions de proximité constituent la base d’un modèle qui
permet de penser l’après-pétrole à une échelle plus large. Aux États-Unis,
plusieurs experts pensent que le changement d’énergie passera par la
réorganisation des réseaux au profit du local, avec la prise en charge par la
population de la production et de la distribution de l’énergie (energy
crowdsourcing). L’idée n’est plus de distribuer une énergie unique à partir
d’un grand réseau national, mais de constituer des pôles locaux de production
d’énergie combinant plusieurs sources renouvelables. Des milliers de pôles
énergétiques rendraient chacun leur territoire autonome en électricité et en
chauffage39, et le réseau national ne serait plus qu’une source
d’approvisionnement secondaire, où l’on se connecterait seulement en cas de
besoin. Ce scénario a déjà fait l’objet d’un rapport du ministère américain de
l’Énergie40, qui y voit une clé pour garantir l’autonomie énergétique du pays
et décarboner l’économie.
Dans ce schéma, calqué sur l’économie collaborative, chaque pôle
distribuerait aussi ses surplus de production vers les territoires voisins, en
réseaux régionaux. Un modèle qui s’applique déjà, on l’a vu, à certaines
localités allemandes. Le micro-réseau qui a vu le jour à New York préfigure,
lui, ce qu’il pourrait être à l’échelle d’un quartier : les membres du Brooklyn
Microgrid sont producteurs d’électricité, mais aussi consommateurs-
vendeurs, puisqu’ils partagent en réseau leurs surplus de production solaire
avec d’autres résidents du quartier41. Le prospectiviste Jeremy Rifkin fait de
ce modèle la base d’une « troisième révolution industrielle42 » où des
millions d’habitants deviendraient des producteurs d’énergie et échangeraient
leurs surplus via des smart grids (réseaux intelligents).
Cette nouvelle géographie énergétique nécessitera évidemment une forte
impulsion politique, mais l’implication de la société civile sera également
déterminante pour organiser les pôles énergétiques par quartiers ou villes, et
gérer collectivement les équipements. En partie amorcé par les coopératives
citoyennes des pays industrialisés, ce modèle décentralisé pourrait aussi être
associé, dans les pays du Sud, à l’organisation en pôles de micro-équipements
de villages, comme ceux qu’installent le Barefoot College ou les entreprises
sociales.

L’économie circulaire
L’économie actuelle répond à un modèle linéaire : on produit des biens en prélevant des
ressources naturelles, on les consomme, puis on les jette. Le concept d’économie circulaire, lui,
n’exploite plus les ressources naturelles et ne jette plus de déchets : il recycle au contraire les
matériaux et les énergies. Les rejets (gazeux, liquides, solides) d’une industrie deviennent ainsi la
source d’énergie ou la matière première d’une autre usine. Et les déchets que produit cette même
usine (eaux usées, vapeur, déchets organiques…) vont alimenter une autre unité productive, et
ainsi de suite. Les flux matériels et énergétiques circulent en cercle fermé, jusqu’à ne plus produire
de résidus finaux, ou presque. Au Danemark, le site de Kalundborg a été le premier à mettre en
place une telle symbiose industrielle, qui réduit les émissions de carbone et les coûts de
production.
Cette nouvelle architecture d’échanges horizontaux reproduit les écosystèmes (rien ne se perd,
tout est réutilisé), réduit l’exploitation des ressources naturelles et crée de nouvelles activités
porteuses d’emplois. Elle est défendue par la Fondation Ellen MacArthur sous le nom d’économie
circulaire, et par Gunter Pauli, fondateur du réseau Zero Emissions Research and Initiatives
(ZERI), sous le nom de blue economy. Des pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil ont
déjà pris de l’avance dans l’organisation de tels écosystèmes énergétiques.

1 Voir l’analyse du WWF en 2016 sur www.wwf.fr/?9641/Les-signaux-de-la-transition-energetique.


2 La Chine s’est engagée à ce que 20 % de sa consommation d’énergie soit de source renouvelable d’ici
à 2030, tout comme l’Inde (40 % d’ici à 2030). Toutes deux devraient cependant rester d’importants
consommateurs de charbon, et elles misent par ailleurs fortement sur le nucléaire.
3 Le solaire, l’éolien et la méthanisation des déchets seront leurs principales sources. Certaines y
ajoutent des innovations simples : Portland insère des turbines à l’intérieur de ses grosses canalisations
d’eau pour que la force du flux produise de l’électricité (voir Mélissa Petrucci, « L’hydroélectricité in-
pipe arrive à Portland », Les-smartgrids.fr, 26 janvier 2015).
4 Les EnR ont dominé le mix électrique européen pour la première fois en 2013 : avec 28 %, elles ont
légèrement dépassé le charbon et le nucléaire.
5 En 2016, le Portugal a atteint 100 % de couverture durant quatre jours grâce au solaire, à l’éolien et à
l’hydraulique.
6 Le matériel envoyé dans les villages est financé par l’agence de coopération indienne, l’ITEC.
7 L’essentiel des frais de voyage, de formation et de livraison des équipements est financé par l’ITEC,
la fondation Ensemble et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
8 En seulement six ans, de 2010 à 2016, elles ont doublé le nombre de foyers équipés, atteignant un
million (Gshakti.org).
9 L’Alternative Energy Promotion Centre (www.aepc.gov.np). Le coût des digesteurs est couvert pour
un tiers par le gouvernement, le reste étant financé par l’aide internationale, venant d’Allemagne et des
Pays-Bas notamment.
10 Navin Singh Khadka, « Nepal Pipes Biogas Expertise Abroad », BBC News, 2 décembre 2011.
11 Saleem Shaikh et Sughra Tunio, « Biogas Surge Easing Rural Life in Vietnam », Alertnet,
4 juillet 2012, http://news.trust.org//item/20120704115000-538vp/?source=spotlight.
12 Dans le cadre du programme de partenariat de biogaz en Afrique (ABPP), mené par les
gouvernements et plusieurs ONG.
13 Retard notamment dû la puissance de l’industrie nucléaire. La loi sur la transition énergétique
de 2015 prévoit de réduire la part du nucléaire de 75 à 50 % dans la production d’électricité d’ici
à 2025. Mais les ressources du pays (qui possède notamment le deuxième potentiel éolien d’Europe)
pourraient permettre une production électrique basée sur 100 % d’EnR d’ici à 2050, pour un coût
équivalent à celui du nucléaire, estime l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie
(Ademe). Dans son étude « Vers un mix électrique 100 % renouvelable en 2050 », celle-ci estime le
potentiel total, toutes sources confondues (éolien, solaire, géothermie, hydraulique, etc.), à 1 268 TWh
par an, soit trois fois la demande annuelle d’électricité prévue en 2050 (422 TWh).
14 Éoliennes en pays de Vilaine organise des sessions de sensibilisation aux EnR dans les écoles, tandis
que la mobilisation autour du parc éolien a suscité d’autres actions locales, comme la plantation
d’arbres.
15 Voir sur http://Eolien-citoyen.fr et Energie-partagee.org.
16 Voir Energie-de-citoyens.com et Fanny Barbier, « Transformer les citoyens en producteurs
d’énergie », Métis, 31 décembre 2015.
17 www.centralesvillageoises.fr.
18 Voir ces initiatives sur Solargardens.org/directory/.
19 Voir Rescoop.eu.
20 La cofondation de la moitié d’entre elles représentait déjà 100 millions d’euros d’investissement
citoyen.
21 Selon l’organisation Duurzameenergie.
22 En 2013, la part des EnR dans la consommation d’électricité était déjà de 65 % en Norvège, de 52 %
en Suède et de 27 % au Danemark (contre 14 % en France). Voir Nicolas Escach, « Le modèle
énergétique nordique n’est pas une utopie », LeMonde.fr, 3 décembre 2015.
23 Copenhagen Environment and Energy Office.
24 Le pays est déjà passé de 3 % de part d’EnR dans la production d’électricité en 1980 à 56 %
en 2016. En 2015, dans de bonnes conditions de vent, l’éolien y a battu un record du monde,
assurant 42,1 % de la consommation électrique.
25 Le pays mène une politique volontariste de sortie progressive du nucléaire. En attendant que cette
transition soit achevée, il fait cependant marcher de nombreuses centrales à charbon.
26 Ce qui représente un investissement citoyen de 100 milliards de dollars, selon le spécialiste Paul
Gipe. Voir « Citizen Power : International Community Power Conference Set for 3-5 July in Bonn,
Germany », 5 janvier 2012 (www.windworks.org). Paul Gipe est l’auteur du Grand Livre de l’éolien,
Le Moniteur, 2007.
27 Marlies Uken, « Die Harzer Stromrebellen », Die Zeit, 30 octobre 2007.
28 Amandine Perrault, « Wildpoldsried, la petite ville allemande qui produit un surplus d’énergie
de 500 % », Les-smartgrids.fr, 13 novembre 2014.
29 Les 25 et 26 mai 2012, la production d’énergie solaire a atteint le record mondial de 22 gigawatts-
heures, l’équivalent de vingt centrales nucléaires, et a permis de répondre à presque la moitié des
besoins électriques du pays.
30 Le concept de puissance économisée grâce aux changements de mode de vie ou de technologie
s’appelle le « négawatt » (voir Negawatt.org).
31 Voir le blog de Rob Hopkins : https://transitionnetwork.org/blogs/rob-hopkins, son Manuel de
transition (Le Souffle d’Or, 2010), ainsi que le site Transitionfrance.fr.
32 Voir notamment le film In Transition 2.0 (www.intransitionmovie.com/fr/).
33 Voir www.loos-en-gohelle.fr.
34 Voir notamment http://www.energy-cities.eu/db/sutton_579_fr.pdf.
35 Voir Climat’O, le blog d’Alain Gioda, sur http://blogs.futura-sciences.com/gioda.
36 Voir Robin McKie, « Isle of Plenty », The Observer, 21 septembre 2008.
37 Wight veut associer l’indépendance énergétique – grâce à l’éolien, à l’hydraulique, au solaire, aux
pompes à chaleur et au biogaz – à une autarcie en matière d’alimentation, d’eau et de recyclage des
déchets. Voir Tom Forster, « Isle of Wight : a Model of Self-Sufficiency », Green Futures Magazine,
1er mars 2012.
38 Qui prévoient leur indépendance énergétique en 2022 grâce à une coopérative locale.
39 Chris Nelder, « Crowdsourcing the Energy Revolution », Smart Planet, 16 novembre 2011,
www.smartplanet.com/blog/energy-futurist/crowdsourcing-the-energy-revolution/192.
40 N. Carlisle, J. Elling, T. Penney, « A Renewable Energy Community. Key Elements », National
Renewable Energy Laboratory, US Department of Energy, 2008,
http://www.nrel.gov/docs/fy08osti/42774.pdf.
41 Voir Fanny Le Jeune, « Brooklyn : un microgrid permet aux habitants de partager de l’énergie
renouvelable entre eux », Les-smartgrids.fr, 21 mars 2016.
42 Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer
l’énergie, l’économie et le monde, Les Liens qui libèrent, 2012.
Le modèle coopératif

Le travail n’est pas une marchandise.


Déclaration du sommet de Philadelphie (1944), signée par 182 États
membres de l’Organisation internationale du travail

Coopératives. À l’heure de l’économie high-tech, ce concept, né


en 1844 dans la ville minière anglaise de Rochdale, pourrait paraître désuet. Il
n’a pourtant rien perdu de sa pertinence. Cette forme d’organisation du travail
tournée vers l’intérêt collectif – c’est d’ailleurs à ce titre que l’Onu la
défend – fait même preuve d’un dynamisme, de capacités entrepreneuriales,
d’une solidité et d’une modernité qui en font un modèle économique crédible,
qui gagne aujourd’hui du terrain.
Une coopérative est une structure de production de biens ou de services
dans laquelle les salariés sont copropriétaires du capital, co-décisionnaires
(un membre, une voix) et co-électeurs des dirigeants, ces derniers étant
responsables devant eux. Une partie des bénéfices est obligatoirement
réinvestie dans le développement de l’entreprise et une autre distribuée aux
salariés-sociétaires sous forme de bénéfices sociaux. Avec l’accord des
membres, la coopérative soutient des activités extérieures, dans un esprit
d’engagement envers la communauté.
Dans le monde, 2,5 millions de coopératives emploient
aujourd’hui 250 millions de personnes1, dans des structures qui vont de la
PME au groupe international. Un milliard d’humains sont aussi membres
d’une coopérative en tant que salariés, consommateurs, propriétaires,
locataires ou épargnants. En Grande-Bretagne, 17,5 millions de personnes
faisaient partie d’une coopérative en 2015, un nombre record (+2,3 millions
en cinq ans). Aux États-Unis, 30 000 coopératives salarient deux millions de
personnes. Parmi elles, 900 coopératives de distribution électrique desservent
plus de 42 millions de clients, tandis que 100 millions d’Américains ont
adhéré à une credit union, une coopérative citoyenne d’épargne. En France,
21 000 coopératives salarient un million de personnes, à peu près autant que
les 41 500 coopératives italiennes. Au Japon, plusieurs centaines de
coopératives fournissent assurances, soins et logements aux étudiants. Par son
importance et ses valeurs, ce modèle vaut donc la peine d’être examiné.
Les empresas recuperadas d’Argentine
Buenos Aires. L’air d’avril est tiède en ce début d’automne de
l’hémisphère Sud. Dans le quartier de Pompeya, les portes de l’imprimerie
Chilavert Artes Gráficas sont grandes ouvertes sur la rue et l’intérieur de
l’atelier ressemble à une ruche. Deux rotatives tournent à plein régime, une
machine assemble les pages d’un livre avec un cliquetis métallique régulier et
des ouvriers chargent des cartons dans un camion. L’endroit sent l’encre, le
papier, la graisse des machines. Il y a quelques années pourtant, l’atelier était
en état de siège et l’odeur qui emplissait la rue était celle des gaz
lacrymogènes lancés par la police.
En 2002, l’Argentine subit une violente crise financière. Surendetté, en
récession, le pays vit sous perfusion du FMI, qui impose ses conditions.
Depuis 1999, sept plans d’austérité ont déjà réduit les dépenses publiques et
flexibilisé le marché du travail, puis les structures sociales sont démantelées,
les services publics privatisés et plus de 100 000 fonctionnaires licenciés.
Malgré la brutalité du traitement, le FMI refuse pourtant de nouveaux prêts à
l’Argentine, et celle-ci doit se déclarer en faillite. Les salaires ne sont plus
payés, 53 % de la population bascule sous le seuil de pauvreté, le chômage
atteint 25 % des actifs et l’inflation réduit le pouvoir d’achat de moitié. Sans
emploi, ouvriers ou professeurs deviennent cartoneros (chiffonniers) pour
survivre. La colère contre la classe politique éclate en grèves générales, en
cacerolazos (concerts de casseroles dans les rues) et en émeutes. Les
Argentins pillent les supermarchés pour manger. Dans un climat
insurrectionnel, l’état de siège est proclamé.
« C’était le chaos général et il fallait d’abord survivre », explique Ernesto
Gonzalez, l’un des salariés de Chilavert. Des milliers de salariés voient leur
entreprise fermer, découvrant parfois un matin que le patron a plié bagage et
vidé l’usine durant la nuit. Les employés de Chilavert sont de ceux-là. Après
plusieurs dizaines de licenciements, les huit ouvriers restants apprennent que
le patron veut vendre les rotatives et tout liquider. Alors, pour garder leur
outil de travail, ils occupent les locaux. Dans l’imprimerie, comme dans des
centaines d’autres entreprises, le mot d’ordre de ce printemps 2002 est :
« occupar, resistir, producir » (occuper, résister, produire). Mais la
répression s’abat : l’eau et l’électricité sont coupées dans la plupart d’entre
elles et la police tente d’en déloger les ouvriers. Ceux de Chilavert
barricadent les portes : « Pendant huit mois, on est entrés et sortis de l’atelier
par un trou creusé dans le mur, là, sur le côté », sourit Ernesto en désignant
une ancienne brèche dans le mur, aujourd’hui rebouchée.
La vague d’occupations d’entreprises suscite dans le pays un élan de
solidarité. À Pompeya, voisins, retraités et étudiants tiennent des assemblées
populaires pour soutenir les salariés de Chilavert. Leurs familles survivent
grâce à l’entraide. « Dans cette effervescence sociale, la clé a vraiment été le
soutien du quartier et des autres ouvriers », se souvient Ernesto.
Fin 2002, ils obtiennent l’autorisation légale de reprendre l’imprimerie en
coopérative. « Il a alors fallu tout faire nous-mêmes : trouver des clients,
gérer les commandes et la comptabilité. On calculait les coûts, on se trompait,
on corrigeait. L’argent rentrait petit à petit, mais au moins on était payés et on
gagnait tous la même chose », raconte Ernesto, tout en jonglant avec deux
téléphones qui sonnent sans arrêt. « Ce qui a été révolutionnaire pour les
ouvriers des recuperadas a justement été d’acquérir cette estime de soi et
cette indépendance. Et d’être traités à égalité, quels que soient l’âge ou
l’ancienneté », résume Luis Alberto Caro, un avocat qui a appuyé le
sauvetage de 120 entreprises et préside une de leurs fédérations2.
Chilavert a ensuite pu passer de huit à douze socios (salariés-sociétaires),
et leur coopérative est aujourd’hui doublée d’un centre culturel qui organise
débats, projections de films et animations, maintenant ainsi le lien avec la
communauté qui les a soutenus. Comme elle, 35 % des recuperadas
argentines ont des activités culturelles tournées vers leur environnement
social3. Et Chilavert reçoit toute l’année étudiants, journalistes et chercheurs,
car elle garde les archives du mouvement national de sauvetage des
entreprises.
Les recuperadas ne représentent qu’une petite fraction du mouvement
coopératif du pays4, mais elles « ont apporté leur contribution à la
reconstruction de l’économie », estime Daniel Lopez, qui dirige l’entreprise
Ghelco, la première recuperada légale de Buenos Aires. La crise de 2008 a
ensuite entraîné une autre vague de reprises d’entreprises, et les recuperadas
sont maintenant présentes dans tous les secteurs : pharmacies, hôpitaux,
écoles, boulangeries, médias, supermarchés, usines textiles, métallurgiques
ou chimiques. Certaines restent fragiles et ont dû recevoir une aide de l’État,
mais la plupart marchent bien. Un palace de Buenos Aires, le Bauen, repris
en coopérative en 2003, a embauché 150 personnes et ouvert un café branché.
Et une entreprise métallurgique comme Union Y Fuerza a « doublé ses
effectifs », note Luis Alberto Caro.
La leçon tirée en Argentine de ce sursaut collectif, c’est que, même dans
une économie en débâcle, des milliers de personnes peuvent reprendre leur
vie en main. Les recuperadas ont montré que « des entreprises jugées
irrécupérables sont viables si elles sont gérées autrement : on peut mieux
répartir la richesse et construire une économie tournée vers les besoins de la
population », ajoute Luis Alberto Caro.
Au Brésil, plusieurs centaines d’entreprises ont aussi été reprises en
coopératives par leurs salariés dans les années 1990 et, depuis 1994, leur
association nationale5 soutient la relance de sociétés en faillite et la création
de petites coopératives dans les quartiers défavorisés.
Un secteur dynamique
Contrairement aux idées reçues, la nature cogestionnaire des coopératives
n’entrave pas leur réactivité. « Elles sont, comme les autres, soumises aux
contraintes du marché, mais la différence, c’est l’implication des salariés dans
la réussite de l’entreprise : ils se sentent concernés et la prise de décision est
plus rapide », relève Pascal Coste-Chareyre, le directeur général de Ceralep,
une entreprise de Saint-Vallier (Drôme) condamnée à la liquidation par un
fonds de pension et reprise en Scop (sociétés coopératives de production)
en 2004 par ses cinquante-deux employés, qui l’ont ensuite développée.
En France, seule une petite partie des Scop et des Scic (sociétés
coopératives d’intérêt collectif) sont des entreprises en faillite relancées de
cette façon, les autres étant des créations ex nihilo ou des sociétés transmises
aux salariés par leur fondateur. Mais leur rythme de création progresse plus
vite que celui des autres sociétés6. Leur paysage très divers – qui va du BTP à
la production de films ou de jeux vidéo – est d’ailleurs jalonné de succès,
comme celui du groupe Chèque Déjeuner, présent dans neuf pays, ou du
Relais, leader français du recyclage de textiles.
Cela dit, tout n’est pas idyllique dans le monde coopératif. Il est même
devenu difficile de distinguer les banques et supermarchés coopératifs de
leurs équivalents commerciaux7, et la démocratie interne y est souvent
réduite, car les assemblées générales attirent peu de sociétaires. La croissance
peut aussi diluer les principes fondateurs. Mondragon, le plus grand groupe
coopératif au monde, créé au Pays basque espagnol en 1955, garde certes des
missions sociales (coopérative de crédit, sécurité sociale), mais il est devenu
une holding internationale de 289 sociétés dont seule la moitié garde le statut
coopératif. Et si la moitié des 80 000 salariés restent sociétaires, ceux des
nombreuses usines délocalisées (Pologne, Roumanie, Inde, Chine…) ne le
sont pas.
Toutefois, bien des exemples inverses montrent qu’il est possible
d’atteindre une taille importante sans perdre son intégrité coopérative. Le
premier groupe financier coopératif du Canada, le groupe Desjardins
(banques, crédit, assurances), fondé en 1900, revendique toujours « le mieux-
être économique et social » de ses 5,6 millions de membres. Chaque année, il
verse une partie des bénéfices (plusieurs millions de dollars canadiens) à ses
sociétaires, à des associations humanitaires, culturelles et écologiques, à
d’autres coopératives, à des étudiants boursiers et à des programmes
éducatifs.
L’enjeu pour les coopératives est donc de se développer en restant fidèles à
leurs valeurs. Car c’est justement face aux dérives du système économique
que leurs principes font la différence, surtout en temps de crise.
Historiquement, elles ont d’ailleurs toujours connu un regain durant les
périodes de turbulences économiques, comme les années 1840 en Grande-
Bretagne, la Grande Dépression de 1929, la crise argentine des années 2000.
Durant une période de chômage élevé au début des années 1990, la Finlande
a aussi soutenu la création de 1 200 coopératives pour créer des emplois. Et,
dans une Espagne durement frappée par la crise de 2008, 950 coopératives se
sont créées en 2013 (+23 % en un an), car ce cadre était jugé plus sûr pour se
lancer.
Les coopératives survivent en effet mieux aux crises : leur taux de survie
dans les premières années est meilleur8 que celui des autres entreprises et
« leur longévité est impressionnante », constate l’Organisation internationale
du travail (OIT)9. D’abord en raison de la répartition horizontale du capital et
d’une gestion axée sur le long terme. Et aussi parce que les gains ne
s’évaporent pas dans les salaires élevés de dirigeants ou la rémunération
d’actionnaires extérieurs, mais sont réinvestis dans l’entreprise. Une échelle
des salaires plus resserrée qu’ailleurs libère également du capital pour
investir, et le capital des sociétaires peut être mobilisé au lieu d’emprunter
aux banques. Enfin, l’esprit d’engagement social du secteur le fait agir pour
« la création d’emplois, la reprise d’employés et les sauvetages »
d’entreprises, souligne l’OIT10.
En finir avec la pauvreté
S’il est une coopérative qui illustre parfaitement cette mission sociale, c’est
bien Lijjat. Pour comprendre son histoire, il faut se rendre à Bombay
(Mumbai), la capitale financière de l’Inde, où les résidences des nouveaux
millionnaires ne peuvent faire oublier les perdants du développement : 78 %
des habitants vivent dans des bidonvilles.
En 1959, sept femmes pauvres se disent qu’elles pourraient nourrir leur
famille en vendant des papads (fines galettes de farine de lentilles) au
marché. Elles sont si démunies qu’elles doivent emprunter de l’argent à des
proches pour acheter la farine. Mais les papads se vendent bien et leur
premier bénéfice leur permet d’acheter plus de farine le lendemain. Au fil des
mois, elles augmentent leur production, fidélisent leur clientèle et sont
rejointes par d’autres femmes. Puis elles adoptent le statut de coopérative et
se jurent que, si leur affaire marche, elles n’embaucheront que des femmes
pauvres.
Aujourd’hui, Lijjat est la plus grande coopérative féminine au monde,
avec 44 000 salariées. Son siège social à Bombay, connaît une activité
bourdonnante, avec plusieurs centaines de salariées réparties entre bureaux et
salles de stockage. Mais l’entreprise a gardé le même objectif depuis sa
fondation : fournir une activité aux femmes pauvres et générer du progrès
social. De Gandhi, dont le portrait trône dans la grande salle de réunion, les
fondatrices ont aussi retenu le refus des inégalités et des différences de caste :
toutes les salariées s’appellent « sœurs » pour se sentir « membres d’une
même communauté », explique Irene Almeida, une des administratrices.
Toutes disposent aussi d’un droit de vote et de veto sur les comptes et
adhèrent aux règles internes, qui imposent de résoudre les problèmes
ensemble, par le dialogue. Les 21 femmes qui dirigent la coopérative à tour
de rôle sont élues, mais ne peuvent diriger si elles n’ont pas commencé à la
base, en cuisinant des papads.
La production est décentralisée, pour maintenir l’emploi dans les villages.
Les femmes travaillent chez elles et leur salaire est versé chaque soir, quand
leurs papads sont collectés à domicile : elles ont ainsi de l’argent en
permanence, sans dépendre de leur mari. Elles gagnent au minimum 120
roupies par jour, soit six fois plus que le seuil de pauvreté, et, de plus, en tant
qu’associées, perçoivent des dividendes annuels souvent supérieurs à deux
mois de salaire. Toutes bénéficient de cours d’alphabétisation, de bourses
scolaires pour leurs enfants, de soins médicaux et de prêts personnels en cas
de besoin. Une éthique qui a valu à Lijjat plusieurs récompenses nationales et
une image sociale très forte chez les consommateurs, qui connaissent son
slogan : « Lijjat, symbole de la force des femmes ».
La coopérative est florissante, avec des bénéfices et des recrutements en
hausse chaque année. Elle possède 85 branches en Inde et exporte dans le
monde entier, mais elle préserve ses principes, refusant les sous-traitances,
les franchises et les partenariats industriels : « Nous travaillons dans la
simplicité et nous ne voulons pas adopter l’esprit des multinationales »,
résume la présidente, Swati R. Paradkar. Ce qui n’empêche pas Lijjat de
démontrer qu’une entreprise peut être rentable tout en procurant des bénéfices
sociaux inimaginables dans le secteur commercial : quelle structure, en
dehors d’une coopérative, donnerait un emploi à 44 000 femmes illettrées en
acceptant qu’elles participent à la gestion ?
Un outil d’indépendance
Au Maroc, les 130 coopératives féminines de fabrication d’huile d’argan
ont réussi, elles aussi, à sortir les femmes de la pauvreté, mais en doublant
cette mission sociale d’une réussite écologique : elles ont contribué à stopper
la déforestation et à relancer la culture de l’arganier11.
Tissaliwine, basée à Agadir, est une des coopératives d’un réseau qui fait
vivre 1 300 productrices12. « Dans les années 1990, les femmes allaient
récolter les noix dans la montagne à 5 heures du matin, mais c’étaient les
hommes qui vendaient l’huile au souk et gardaient l’argent », raconte Jamila
Idbourrous, une de ses responsables. « Aujourd’hui, elles récoltent toujours
les noix et les transforment en huile bio, mais elles sont indépendantes et
utilisent l’argent pour elles et leurs enfants. » À raison de 200 dirhams
(18 euros) le litre, « il leur suffit de produire onze litres par mois pour gagner
le Smic marocain », mais la plupart produisent jusqu’à cinquante litres par
mois, dit-elle.
Au Maroc, les coopératives de femmes ne couvrent que 20 % de la
production d’huile d’argan, mais elles fournissent à celles-ci l’essentiel : un
revenu sûr. « Quand elles produisaient individuellement, elles vivaient dans
la pauvreté. Sans le regroupement en coopératives, jamais elles n’auraient pu
conclure de contrats avec l’étranger, principal débouché de l’huile », explique
Jamila. Les trois tonnes produites chaque mois par Tissaliwine, certifiées
Ecocert, sont en effet exportées à 80 % vers l’Europe et le Canada. Le salaire
de ces femmes, ainsi que le dividende annuel qu’elles perçoivent, font vivre
dignement « un millier de familles dans les douars (villages), où il n’y a pas
beaucoup d’emplois. Beaucoup de productrices sont aussi des femmes seules
et des veuves » qui, sans ce revenu, ne pourraient pas scolariser leurs enfants.
Les coopératives ne peuvent à elles seules réduire toutes les inégalités
d’une société, mais elles restent, en particulier pour les femmes, qui
représentent 70 % des pauvres de la planète, un moyen sûr de gagner leur
indépendance. Au Nicaragua, des femmes de Ciudad Sandino ont quitté les
usines textiles qui les exploitaient et créé une coopérative de confection,
Nueva Vida, qui exporte des vêtements en coton bio via une filière équitable.
De tels exemples d’empowerment abondent dans le monde, allant des
coopératives d’artisanat des femmes zouloues d’Afrique du Sud aux
coopératives de café ou de beurre de karité d’Afrique subsaharienne, qui
procurent aux femmes un revenu et des cours d’alphabétisation.
Dans toute l’Afrique, le secteur coopératif est d’ailleurs devenu un solide
vecteur de création d’emplois. Au Kenya, il fournit 45 % du PIB,
emploie 255 000 personnes et représente 31 % de l’épargne du pays, 70 % du
marché du café et 95 % de celui du coton13. Sur tout le continent, il procure
aux familles assez de revenus pour scolariser les enfants, il irrigue l’économie
réelle de crédits à faibles taux, organise la distribution alimentaire et renforce
les filières de commerce équitable : autant de leviers pour réduire la
pauvreté14. En Inde, ce sont aussi les coopératives qui ont fait du pays le
premier producteur mondial de lait. L’une d’elles, Amul, fondée
en 1946 pour libérer les paysans des intermédiaires, fait vivre décemment
trois millions de petits fermiers.
L’extension du domaine coopératif
Depuis quelques décennies, et surtout depuis la crise économique de 2008,
les coopératives connaissent un regain d’intérêt qui se traduit par une double
évolution : d’un côté, elles s’étendent à de nouveaux domaines d’activité ; de
l’autre, elles font naître des écosystèmes coopératifs.
Déjà nombreuses dans leurs secteurs d’origine (agriculture, banque,
assurance, distribution), les coopératives se multiplient en effet dans d’autres
domaines, comme l’habitat15, le tourisme ou les transports. Dans les énergies
renouvelables, de plus en plus de consommateurs britanniques et américains
de solaire et d’éolien se regroupent en coopératives. Le nombre de
coopératives engagées dans l’agriculture bio dans le monde ne cesse
également de croître, et toutes ne sont pas de grandes structures ; certaines
sont des fermes locales, comme la GartenCoop de Fribourg (Allemagne),
gérée en coopérative par 290 fermiers et consommateurs16. Côté santé, les
pays qui se dotent d’assurances santé les privilégient aussi pour la qualité de
leurs prestations sociales17, et des hôpitaux coopératifs se sont ouverts aux
États-Unis, au Canada, en Inde, au Népal ou en Australie18, tous dotés d’une
valeur commune : le patient est considéré comme un acteur de sa santé.
En Grande-Bretagne, l’éducation est devenue le domaine où les
coopératives se développent le plus vite : en seulement trois ans (2012-2015),
le nombre d’écoles et de collèges coopératifs est passé de 150 à 834, et ceux
qui ont adopté leurs méthodes ont connu une nette amélioration des résultats
aux examens. Un succès qui repose sur leurs valeurs de pédagogie, de
démocratie (enseignants et élèves, parents et toute la communauté locale
s’impliquent dans la vie des établissements), ainsi que sur leur capacité à
intégrer les enfants des minorités ethniques. La tendance est comparable aux
États-Unis et au Canada. À New York, Brooklyn compte maintenant
plusieurs écoles et jardins d’enfants coopératifs, fondés par des parents qui
voulaient un enseignement épanouissant et collaboratif pour leurs enfants19.
Mais, comme pour les recuperadas d’Argentine, l’esprit coopératif ne
s’arrête pas aux murs de l’établissement : il reflète la mobilisation plus large
d’une communauté qui souhaite changer de modèle, que ce soit dans le
travail, l’énergie ou l’éducation. Et il arrive que l’expérience aille plus loin.
En Corée du Sud, une école coopérative s’est même trouvée au cœur du
changement de tout un quartier.
En 1994, un collectif local d’habitants de Mapo – un gu (district) de la
capitale Séoul – se mobilise avec succès contre le déboisement d’une colline.
Dans la foulée, ses membres décident d’ouvrir ensemble un jardin d’enfants
coopératif. Puis ces familles plutôt critiques du système scolaire finissent par
créer, en 2004, la première école alternative de Séoul. Dans l’école de
Sungmisan, les élèves apprennent autant les maths que l’agriculture bio,
l’habitat écologique et la musique, avec des classes pratiques où toute une
communauté – fermiers, maçons, musiciens – s’implique. Cette village
school, où la pédagogie est élaborée en commun, marche si bien qu’elle a été
reproduite ailleurs en Corée20. Mais l’aventure ne s’est pas arrêtée là. Au fil
des ans, le quartier est devenu un « village urbain », une communauté
solidaire d’habitants, qui ont créé une coopérative d’achat de produits bio, un
restaurant bio et un café, quatre crèches et une caisse d’épargne locale
coopératives, ainsi que des co-habitats et des services aux personnes âgées. Et
l’esprit Sungmisan a essaimé ailleurs dans Séoul : la capitale compte
maintenant plus d’une vingtaine de ces villages urbains et la mairie a créé une
agence pour dialoguer avec ces mouvements de quartier, qui changent la vie
de milliers d’habitants.
De leur côté, les États-Unis voient une jeune génération se saisir du statut
coopératif pour ouvrir des boulangeries, des supérettes bio, des cafés, des
restaurants, des espaces de coworking et même des services de babysitting et
de nettoyage à domicile, dans de très nombreuses villes (Minneapolis,
Seattle, New York, Portland…). Leur caractère collaboratif et égalitaire
séduit les jeunes entrepreneurs et des incubateurs de coopératives
apparaissent un peu partout21. Et plusieurs municipalités suivent : Madison a
consacré 5 millions de dollars au soutien du secteur coopératif en 2015 et
New York 1,2 million de dollars, du jamais vu.
En Europe, de jeunes chefs d’entreprise font maintenant appel aux
coopératives de travail pour soutenir leurs débuts. C’est le cas de Coopaname
en France, où plusieurs centaines d’entrepreneurs free-lance (photographes,
paysagistes, journalistes, informaticiens…) bénéficient d’un
accompagnement professionnel, d’un statut d’entrepreneur salarié, d’une
prise en charge des tâches administratives et d’une protection sociale, en
contrepartie d’une cotisation (11,5 % de leur marge brute). Coopaname, qui a
ouvert plusieurs centres dans l’Hexagone, n’est pas une simple couveuse
d’entreprises, mais « une mutuelle de travail » qui « réduit les risques de
l’auto-entrepreneuriat et fournit un équilibre global, qui comprend un suivi
individuel, des ateliers de formation toute l’année, un partage de matériel, des
groupes de travail en commun et une prise de décision collective », explique
Raffaella Toncelli, une de ses chargées de mission.
« Depuis la crise de 2008, les coopératives de travail se développent très
vite22 », observe-t-elle. Comme le groupe mutualiste SMart, basé en
Belgique, un regroupement solidaire de 60000 artistes et professionnels du
spectacle en Europe. Aux États-Unis – où les entrepreneurs free-lance sont
déjà 53 millions et constitueront la moitié des actifs en 2020 –, leur union
syndicale, la Freelancers Union, joue un peu le même rôle23, en leur
fournissant un accompagnement et une protection sociale commune. Et c’est
pour promouvoir ces formes d’organisation, qui allient les avantages du
salariat et du travail indépendant, que Coopaname s’est associée avec
d’autres coopératives (Oxalis, Grands Ensemble, Vecteur Activités et
SMartFr, filiale française du groupe SMart) pour donner naissance à la
première mutuelle de travail associé, appelée Bigre !, une communauté
de 7 000 coopérateurs en France24.
Cette organisation en écosystèmes est d’ailleurs le second axe de
développement du secteur coopératif aujourd’hui. On connaissait déjà
l’intégration de coopératives en filières commerciales, comme Mondragon en
Espagne ou The Cooperative Group en Angleterre (fermes, supermarchés,
pharmacies, agences de voyage…). Mais cette fois, il s’agit de créer de
nouvelles synergies entre coopératives pour construire une intelligence
collective, en système. À l’image, par exemple, du réseau Le Mat25, présent
en Italie et en Suède : il regroupe 18 coopératives sociales qui développent
des structures de voyages différents, en slow travel, au fil de chambres chez
l’habitant et d’activités de proximité, et cette synergie lui a déjà permis de
créer 3 000 emplois, y compris pour des personnes en voie d’exclusion ou
souffrant de handicaps.
Les coopératives intégrales (CI) constituent un autre type d’écosystème,
qui veut accélérer « la transition vers une société post-capitaliste ». Elles
visent à créer un modèle économique indépendant, écologique et décroissant,
en faisant fonctionner ensemble toutes les alternatives de production et
d’échange (circuits courts et coopératives, systèmes d’échanges locaux,
financement participatif, troc et monnaie locale…). La première à avoir vu le
jour a été la Coopérative intégrale catalane (CIC) de Barcelone, une
communauté autogérée qui chapeaute l’action de plusieurs coopératives –
notamment la Cooperativa Habitatge Social (logement à bas prix), un centre
de soins, un système d’autofinancement en réseau (la Casx), une école
alternative, une centrale d’approvisionnement de groupes d’habitants et
d’épiceries sociales en produits locaux, et le Macus, à la fois un fab-lab et un
atelier de réparation. La CIC a aussi aidé un réseau d’artisans à développer
leur activité en dehors de l’économie classique26. En tout, plusieurs milliers
de personnes ont ainsi pris leur autonomie en Catalogne, l’idée étant de
multiplier les secteurs d’autosuffisance jusqu’à émancipation totale des
secteurs public et privé, ce que la CIC appelle la « révolution intégrale »27.
Des coopératives intégrales ont aussi vu le jour ailleurs en Espagne (Valence,
Madrid, etc.)28 et en France (Toulouse)29.
Le levier d’une autre économie
Dans l’optique néolibérale, le modèle coopératif est irréaliste : des
entreprises qui embauchent des salariés peu qualifiés, dotés d’un salaire
décent et d’un pouvoir de décision, ne peuvent être compétitives. Et la
distribution d’avantages sociaux les empêchera toujours d’être rentables.
Pourtant, ce modèle fonctionne. Ces lieux de production solidaires montrent
qu’on peut partager décisions, risques et bénéfices tout en étant rentable et
même plus efficace que les autres entreprises30. Ils montrent aussi qu’une
entreprise peut être un outil de redistribution sociale et de progrès collectif
tout en résistant mieux aux crises que les autres. Les coopératives restent
minoritaires dans le système économique mondial, mais elles constituent un
secteur stratégique qui crée des emplois et innove. L’Organisation
internationale du travail (OIT), qui les soutient, y voit ce qui ressemble le
plus à une « mondialisation juste » et à une économie à visage humain.

1 C’est plus de sept fois le nombre de salariés des multinationales américaines dans le monde
(34,5 millions en 2011). Cette estimation de l’Alliance coopérative internationale a été revue à la
hausse : elle était de 100 millions en 2012 (www.ica.coop).
2 Movimiento Nacional de Fabricas Recuperadas (www.fabricasrecuperadas.org.ar).
3 « Informe del tercer relevamiento de empresas recuperadas por sus trabajadores » (ERT), Faculdad de
Filosofía y Letras, Programa Faculdad Abierta, université de Buenos Aires, 2010.
4 En 2013, elles étaient 350 (25 000 salariés). Le pays compte plus de 12 600 coopératives
employant 233 000 personnes.
5 Associação Nacional de Trabalhadores e Empresas de Autogestão.
6 +6 % de 2014 à 2015, contre +4 % pour les autres sociétés. Le nombre de Scop et de Scic a doublé en
quinze ans, passant de 1 426 en 2000 à 2 855 en 2015, et le nombre de salariés est passé
de 32 247 à 51 000.
7 Philippe Frémeaux, La Nouvelle Alternative ? Enquête sur l’économie sociale et solidaire, Les Petits
Matins, 2011.
8 En France, le taux de survie d’une Scop est de 74 % au bout de trois ans, contre 66 % pour une
entreprise classique.
9 Johnston Birchall, Lou Hammond Ketilson, « Resilience of the Cooperative Business Model in Times
of Crisis », OIT, 2009 (http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_emp/---
emp_ent/documents/publication/wcms_108416.pdf).
10 Ibid.
11 Entre Taroudant et Essaouira, les arganeraies couvrent environ 870 000 hectares et sont aujourd’hui
protégées pour leurs bénéfices écologiques, car l’arganier, avec ses racines profondes, entretient un
écosystème unique.
12 L’Union coopérative des femmes pour la production et la commercialisation de l’huile d’argan
(UCFA, 26 coopératives).
13 Selon l’Alliance coopérative internationale.
14 P. Develtere, I. Pollet, F. Wanyama, « Cooperaring Out of Poverty. The Renaissance of the African
Cooperative Movement », OIT, 2008.
15 Voir le chapitre qui y est consacré.
16 « GartenCoop, une ferme solidaire, autogérée par les agriculteurs et les consommateurs »,
Bastamag.net, 7 novembre 2014.
17 Au moins 81 millions de personnes sont membres de plus de 4 900 coopératives de santé
dans 43 pays (carte mondiale sur http://ihco.coop/2015/02/03/map-of-health-and-social-care-
cooperatives-worldwide/).
18 www.cooperativehospital.com/ et www.cooperativehospital.in/ en Inde,
www.rhodeislandhospital.org, www.ecchc.org/ ou www.ghc.org/ aux États-Unis,
www.coophealth.com/ au Canada, www.nhc.coop/ en Australie, etc.
19 http://thecoopschool.org/, http://oldfirstnurseryschool.org/, www.brooklynfreespace.org/home.html,
etc.
20 www.sungmisan.net. Voir You Chang-bok, « The Story of Sungmisan Village Offers Lessons on
Community Life », Koreana, vol. 26, juin 2012, et Wilfrid Duval, « Le village urbain Sungmisan à
Séoul », UrbaParis, 19 novembre 2015.
21 Bronx Cooperative Development Initiative à New York, Arizmendi Bakery à San Francisco,
Cooperation Texas à Austin, Prospera à Oakland, etc.
22 En France, elles sont regroupées dans le réseau http://www.cooperer.coop/.
23 Avec un statut sans but lucratif, mais non coopératif.
24 Coopaname et Oxalis ont aussi créé la Manufacture coopérative, une structure de recherche-action
qui accompagne la transformation en coopératives de tous types de collectifs (entreprises, groupes
d’usagers et de citoyens, associations…).
25 http://www.lemat.it et www.lemat.se.www.lemat.se. Le Mat fait partie de la Route européenne de la
culture coopérative : http://www.cooproute.coop.
26 Emmanuel Daniel, « Ni capitalisme ni État – la Coopérative intégrale s’épanouit à Barcelone »,
Reporterre, 18 mai 2015.
27 Dans un esprit proche, réseaux de coopératives et centres sociaux autogérés travaillent en Espagne,
dans une Fondation des communs, à élaborer un projet de société fondé sur l’autogouvernance et la
mise en commun des ressources (Fundaciondeloscomunes.net).
28 Elles échangent à l’intérieur du réseau Integrajkooperativoj.net.
29 Voir Emmanuel Daniel, « À Toulouse, une coopérative intégrale prépare l’après-capitalisme »,
Reporterre, 7 octobre 2013.
30 Selon l’étude de Virginie Pérotin, « What do we really know about worker co-operatives ? », Leeds
University Business School, 2015.
Habiter ensemble, autrement

Quelle est l’utilité d’une maison si vous ne pouvez pas l’installer sur
une planète vivable ?
Henry David Thoreau
L’essor des coopératives d’habitants
En 1977, à Montréal, une douzaine de mères célibataires, mal logées,
repèrent sur le Plateau-Mont-Royal une école désaffectée où l’une d’elles
avait autrefois étudié. Le grand bâtiment, plus que centenaire, est abandonné
depuis plusieurs années, mais encore en bon état. « Elles n’avaient pas un
sou, raconte Cécile Arcand, de l’Association des groupes de ressources
techniques du Québec (AGRTQ), mais elles ont décidé de la transformer en
logements pour s’y installer ». Après des années passées à obtenir les
autorisations et à trouver des financements, ces femmes vivent aujourd’hui
avec leurs enfants dans les 31 logements de l’ancienne école, devenue la
coopérative Le Plateau. Car le modèle coopératif sert aussi à créer une autre
façon de vivre ensemble qui, au Québec, est aujourd’hui celle de milliers
d’habitants.
Le plus souvent, leurs projets naissent spontanément : « Ça commence par
une ou deux personnes qui essaient de former un groupe, par le bouche-à-
oreille. Ce sont des familles à bas ou moyens revenus, qui cherchent un
appartement pas trop coûteux et qui veulent s’impliquer dans un mode de vie
convivial », explique Cécile Arcand dans son bureau de la rue Sherbrooke à
Montréal.
Et ces familles ne sont pas seules : les groupes de ressources techniques
(GRT) sont là pour les aider. Ces groupes de spécialistes (architectes,
travailleurs sociaux, gestionnaires de coopératives), sont une pure création de
la société civile : ils sont issus de la réaction des Québécois à la spéculation
foncière des années 1970, quand des milliers de locataires, dans plusieurs
villes, se sont opposés à une vague d’expulsions et à la démolition de vieux
quartiers. Ils ont alors organisé des groupes techniques pour rénover leurs
propres logements, devenus ensuite « des organismes de terrain, qui ont pour
mission de développer les territoires solidairement », résume Marcellin
Hudon, de l’association des GRT du Québec. « Les GRT repèrent des sites ou
des immeubles intéressants, puis mettent en contact toutes les parties
prenantes : futurs locataires, architectes, entreprises de bâtiment, banques,
programmes d’aides publiques », explique-t-il. Puis ils se chargent du
montage financier1, pendant que les futurs résidents conçoivent les plans avec
leurs architectes.
Depuis 1976, le réseau des GRT du Québec a réalisé plus
de 35 000 logements coopératifs pour des familles, des jeunes, des personnes
seules, âgées ou handicapées. Un tiers sont installés dans des immeubles
rénovés, comme d’anciens bâtiments publics ou industriels, avec de belles
réussites architecturales et sociales à la clé : dans la rue Parthenais à
Montréal, par exemple, une usine textile abandonnée est devenue une
coopérative de trente-trois logements habités par des artistes qui en ont fait un
lieu de création, d’expositions et d’animations2.
L’esprit d’une coopérative d’habitation est d’intégrer tous les résidents
dans un cadre de vie solidaire, avec une mixité ethnique, sociale et
générationnelle. « On mélange des familles avec enfants et des personnes
handicapées et âgées, qui sont autonomes grâce à la solidarité des voisins et à
l’intervention de services d’aide à domicile », explique Cécile Arcand.
Chaque immeuble compte au moins une salle communautaire où ont lieu des
repas, des jeux collectifs ou des ateliers d’aide aux devoirs pour les enfants.
Les logements sont détenus par une coopérative à but non lucratif dont les
locataires deviennent sociétaires. Ils ont alors une sécurité d’occupation sur le
long terme : si un membre quitte son appartement, celui-ci reste dans la
propriété collective et le bail peut être transmis à ses enfants. Les loyers sont
inférieurs à ceux du marché privé et ne dépassent pas le quart des revenus des
familles. Les logements ne peuvent être revendus sur le marché, mais
seulement à une autre coopérative, ce qui les garde hors des circuits
spéculatifs. Enfin, les résidents partagent les tâches d’administration et de
maintenance des immeubles, ce qui réduit leurs charges, et achètent en
commun assurances, équipements et électroménager. Les GRT les aident
aussi à réduire les coûts énergétiques en travaillant « avec des architectes
sensibles à la gestion de l’eau et des énergies, dans une optique d’engagement
écologique », précise Marcellin Hudon.
Dans tout le Canada, près de 92 000 personnes vivent dans
quelque 2 200 coopératives, organisées en fédérations pour s’entraider dans
la gestion des immeubles et peser davantage auprès des élus. La majorité se
situe au Québec (plus de 1 300 coopératives d’habitation et 60000 résidents3),
où la plus grande, le Village Cloverdale, près de Montréal,
abrite 4 000 habitants de 57 nationalités différentes. Et, en dépit de la baisse
des aides publiques, le modèle « progresse toujours, parce qu’il y a un
engouement pour les valeurs de convivialité et une demande de logements
peu chers4 », observe Marcellin Hudon. Ce qui attire les résidents est aussi
leur mission sociale, qui est de permettre à « des gens qui habitaient autrefois
des logements insalubres de vivre maintenant dans un habitat dynamique, qui
contribue à l’ouverture de jardins partagés ou de crèches collectives », ajoute-
t-il.
Au Québec, l’expérience réussie du petit village de Saint-Camille a
contribué à populariser ce mode de vie convivial et solidaire. En 2001, pour
lutter contre l’exode rural, cette localité de 500 habitants lance une réflexion
collective qui débouche sur une nouvelle dynamique dans l’habitat. Les
habitants convertissent l’ancien presbytère en coopérative de logements pour
les aînés et confient l’animation de la vie locale à un centre communautaire,
le P’tit Bonheur, qui organise spectacles, projets sociaux et repas collectifs.
La population se cotise aussi pour constituer un fonds éthique dédié au
développement local. Celui-ci finance notamment une coopérative5 qui
diversifie l’agriculture locale en produisant et transformant des légumes bio.
« Les habitants de Saint-Camille se sont définis comme une vraie
communauté rurale. Ils ont décidé de ce qu’ils voulaient et ne voulaient pas,
et privilégié une qualité de vie collective. En cinq ans, la population a
d’ailleurs augmenté de 17 %, avec l’arrivée de jeunes attirés par ces
valeurs », résume Jocelyne Béïque, auteure d’un livre sur la métamorphose
du village6.
Ces transformations locales entrent dans un mouvement plus large. Les
coopératives d’habitation, qui s’étaient développées au XIXe siècle en France
et aux États-Unis grâce au syndicalisme ouvrier7, connaissent un nouvel essor
depuis deux décennies, notamment en raison du coût croissant de
l’immobilier. Elles ne cessent de s’étendre au Japon (un million de résidents),
en Allemagne (trois millions), en Pologne (2,5 millions), en Suède (un
million), en Autriche, en Suisse, en Norvège, en République tchèque, en
Estonie et au Royaume-Uni, où certaines, comme celle de Sanford à Londres,
sont devenues des pionnières en matière d’énergies renouvelables.
Elles se développent aussi en Espagne (1,43 million de logements), en
Italie, au Portugal, en Hongrie, en Turquie (1,6 million), en Égypte, en Inde
(2,5 millions8), en Afrique du Sud et en Australie. Les États-Unis comptent
plus de 1,2 million de logements coopératifs, notamment à New York,
Washington, Chicago, Détroit et San Francisco9. L’Amérique latine connaît
un mouvement identique10 : au Brésil, par exemple, des groupes d’habitants
de São Paulo ont construit eux-mêmes des immeubles dans un esprit d’aide
mutuelle (mutirão), avec l’aide du collectif d’architectes Usina11. Ces
résidences autogérées abritent plusieurs milliers de familles et bénéficient de
services communautaires (boulangeries, crèches, bibliothèques, formations
professionnelles, etc.).
Un peu partout, la crise de 2008 a aussi dopé les récupérations collectives
d’immeubles. En Espagne, dans la foulée du mouvement des Indignés, des
groupes de citoyens expulsés, de sans-abri, d’artistes et d’architectes se sont
emparés d’immeubles inoccupés à Madrid ou Barcelone12 et les ont
réhabilités. Barcelone, en particulier, a vu la naissance de plusieurs de ces
coopératives, comme La Borda, qui a récupéré l’ancienne usine textile de
Can Batlló, ou l’immeuble autogéré Roig21, ouvert par la coopérative
intégrale catalane.
L’habitat coopératif effectue même une percée en France, malgré une forte
culture individualiste, avec des initiatives comme La Jeune Pousse à
Toulouse ou le Village vertical à Villeurbanne. Ce dernier, ouvert
en 2013 avec le soutien du réseau Habicoop, regroupe plusieurs familles, qui
contribuent en fonction de leurs ressources et mutualisent des espaces (jardin,
chambres d’amis) ainsi que des services (livraison de paniers de légumes bio,
gardes d’enfants, prêt de matériel, etc.). L’Hexagone compte plusieurs
centaines de projets citoyens de ce type, qui mettent en œuvre les mêmes
valeurs : logements abordables, gestion démocratique, solidarité entre
habitants, bâtiments écologiques et adaptés au handicap. Dans un domaine où
élus et urbanistes ont souvent échoué, cette conception renouvelée du vivre-
ensemble reçoit maintenant une écoute favorable de la part de plusieurs
collectivités urbaines.
Le co-habitat en propriété partagée
Cet habitat convivial est aussi le choix qu’a fait Guillaume Pinson,
professeur de littérature à l’université du Québec. Avec d’autres familles, il a
acquis un terrain dans la ville de Québec et co-construit un groupe
d’immeubles en bois local13, chauffé par la géothermie et doté d’une isolation
ultra-performante. Géré en propriété partagée, ce village urbain comporte une
maison commune qui offre salle à manger, salle de jeux et de sport,
buanderie, atelier de bricolage, chambres d’amis… Pour favoriser les
transports écologiques, il dispose d’un garage pour 120 vélos, mais de très
peu de places pour les voitures. « Le fait d’être en centre-ville nous permet
d’aller travailler et d’amener les enfants à l’école à pied. Et puis on veut
renoncer à la voiture individuelle et favoriser le covoiturage », précise
Guillaume. Modèle aussitôt imité par une dizaine d’autres immeubles au
Canada14. Guillaume voit d’ailleurs « une vraie demande émerger dans un
pays qui a pourtant une culture de l’habitat individuel : vu le succès que notre
projet a eu dans les médias, on se dit qu’on a façonné un modèle
reproductible ailleurs ».
Se regrouper pour concevoir des copropriétés participatives est également
fréquent aux États-Unis et en Europe du Nord. À Oslo, 40 % des logements
sont déjà participatifs. En Allemagne, les Baugruppen (groupes de co-
constructeurs) se multiplient dans des villes comme Berlin, Tübingen,
Hambourg ou Fribourg-en-Brisgau (surtout dans l’écoquartier Vauban,
construit à partir de 1996), où ils érigent des immeubles aux normes
environnementales élevées, souvent avec jardin et espaces partagés. En
Suède, les « kollektivhus », gérées par des associations ou des coopératives,
représentent plus de 700 000 logements (17 % du parc immobilier). En
France, une des plus anciennes copropriétés participatives est le Lavoir du
Buisson Saint-Louis, à Paris, ouvert en 1983, mais le modèle fait de
nombreux émules depuis une décennie, à l’image de Diwan, un habitat
groupé ouvert en 2008 à Montreuil, ou des Voisins du Quai à Lille15.
Vieillir ensemble
Au sein de ces nouveaux habitats participatifs, qu’ils soient en location ou
en copropriété, une tendance se distingue : celle des logements conçus par
des personnes âgées qui veulent une vieillesse dynamique et solidaire. Car le
co-habitat est une réponse intelligente au défi du vieillissement. Au Québec,
un immeuble coopératif conçu à New Richmond (Gaspésie) pour favoriser
l’autonomie de personnes âgées a suscité tellement de demandes qu’il a fallu
l’agrandir16. Des réalisations similaires ont vu le jour dans plusieurs autres
villes, souvent avec l’intention de mêler actifs et retraités.
En France, la pionnière a été la Maison des Babayagas, initiée par Thérèse
Clerc, une militante féministe de Montreuil. C’est en devenant septuagénaire
que Thérèse a pris conscience de l’absence d’accompagnement du grand âge
en France, et réalisé qu’elle ne voulait pas finir ses jours dans un lieu sinistre
et infantilisant . « Je voulais vivre une vieillesse autonome, à l’image de ma
vie. Alors, j’ai imaginé une anti-maison de retraite, une résidence innovante
où des femmes se prendraient elles-mêmes en charge et s’entraideraient pour
bien vieillir, tout en restant actives17. »
Avec deux autres femmes, elle crée une association baptisée les
Babayagas, ces sorcières des contes russes qui habitent des maisons de pain
d’épices. Elles cherchent partenaires et financements, tiennent bon face aux
obstacles (leur projet n’entre dans aucune case administrative), convainquent
peu à peu leurs interlocuteurs18 et après plus de dix ans de démarches, la
première pierre de la Maison des Babayagas est enfin posée, le 15 octobre
2011. Cet immeuble « autogéré, solidaire, écologique et citoyen » abrite vingt
et un logements à loyers modérés pour personnes âgées et jeunes de moins de
trente ans, avec des espaces et des moments communs, comme des
rencontres-débats avec des associations. Pour Thérèse, la Maison des
Babayagas est ainsi bien plus qu’un hébergement innovant : « c’est un projet
politique » qui veut modifier le regard porté sur la vieillesse, et un « pied de
nez » à une vision économique qui réduit les seniors à une charge pour la
société.
Plusieurs projets comparables sont nés à sa suite, comme à Saint-Priest
(Rhône), Saint-Julien-de-Lampon (Dordogne), Toulouse, Palaiseau ou Vaulx-
en-Velin. La cohabitation de plusieurs générations se développe aussi au sein
de projets comme l’écovillage du Hameau des Buis, fondé par Sophie Rabhi,
la fille de Pierre Rabhi, ou Ecoravie, dans la Drôme. Sur le même modèle de
solidarité active, l’association Simon de Cyrène crée des logements partagés
entre personnes handicapées et valides, comme à Vanves, Rungis ou Nantes.
Ces co-habitats restent toutefois moins nombreux en France qu’aux États-
Unis19, où ils sont fréquents, ainsi qu’en Suède, aux Pays-Bas (où se
développent les « Woongroepen », logements intergénérationnels autogérés),
au Danemark, en Allemagne (avec notamment les Oldies Leben Gemeinsam
Aktiv – Olga – de Nuremberg), en Belgique (avec la transformation
d’anciens bâtiments de type béguinage), en Espagne (avec l’association
Jubilares) ou en Italie (avec CoAbitare).
Quels que soient ses habitants, le co-habitat, conçu au Danemark en 1972,
ne cesse en tout cas de gagner du terrain en Europe (Suède, Allemagne,
Royaume-Uni, France, Belgique…), en Asie (Inde, Japon, Philippines…) et
en Amérique latine (Costa Rica, Mexique, Brésil… )20. Aux États-Unis, des
centaines de milliers d’Américains vivent en intentional communities, des co-
habitats regroupant des personnes aux intérêts communs (retraités, familles
monoparentales, écologistes, membres d’une même religion, artistes, etc.). Ce
secteur très organisé a d’ailleurs ses architectes spécialisés, ses sites Web, ses
blogs, ses magazines et ses livres. Structurés en quartiers de maisons
individuelles ou en immeubles, ces co-habitats se définissent plutôt comme
des neighbourhoods (communautés de voisins) et affichent plusieurs
principes : solidarité, mixité ethnique, tolérance, respect des règles communes
et impact écologique minimal. Ils reposent sur des structures non lucratives et
la prise de décision y est collective.
Les écovillages
L’une des formes les plus abouties de cet habitat groupé est l’écovillage,
pionnier de l’éco-construction, avec des maisons alimentées en énergies
renouvelables et équipées d’un recyclage total des eaux usées. Les
écovillages se multiplient partout : Argentine, Espagne, Allemagne,
Australie, États-Unis, Canada, Mexique, Sri Lanka, Inde, Chili, Brésil, Costa
Rica, Ghana21… Le Sénégal a créé une agence nationale pour transformer,
d’ici à 2020, quelque 14 000 villages en communautés écologiques,
socialement et économiquement soutenables. Le pays compte déjà une
centaine d’écovillages qui ont modélisé la souveraineté alimentaire et le
respect de l’écosystème local, dessinant là une voie d’avenir pour le Sud.
Aux États-Unis, parmi la centaine d’écovillages déjà construits, l’un des
plus connus est celui d’Ithaca. Cette ville située au nord de l’État de New
York et qui abrite l’université Cornell est une cité verte entourée de bois. Il
n’est pas rare, le soir, de voir passer des daims au fond des jardins. En
arrivant dans l’écovillage, construit sur 70 hectares sur les hauteurs de la
ville, la première impression est la paix qui y règne. Ici, pas de voitures, pas
de bruit, mais partout de la verdure, de grandes pelouses, des arbres. Dans la
chaleur de cet après-midi de juin, quelques habitants lisent, installés sous des
parasols, devant les maisons de bois d’architecture traditionnelle américaine,
bâties au bord d’un petit lac où des enfants se baignent. On n’entend que les
oiseaux, le clapotis de l’eau et, au loin, une conversation entre voisins.
« À peu près 160 personnes vivent ici », m’explique la fondatrice, Liz
Walker, en m’invitant à m’asseoir sur l’une des terrasses qui donnent sur le
lac. « Il y a des enseignants de l’université, des informaticiens, des retraités,
des écrivains, un avocat, des agriculteurs, des mères de famille. Tous
différents, mais liés par un vrai sens de la communauté et un engagement en
faveur d’une vie écologiquement saine. »
« Quand j’ai acheté ce terrain en 1992, avec un petit groupe de quinze à
vingt personnes, je voulais surtout offrir des maisons abordables d’un point
de vue financier et bâties dans une démarche écologique », ajoute cette
femme souriante, devenue une icône de l’habitat écologique aux États-Unis.
Les maisons sont pour la plupart orientées vers le sud et dotées de panneaux
solaires. Une isolation optimale réduit les déperditions de chaleur, si bien,
ajoute-t-elle, que « notre empreinte énergétique est de 40 à 60 % plus basse
que celle de la moyenne des maisons américaines. Mais nous améliorons
toujours ce modèle : les maisons du troisième lot ont un système de recyclage
de l’eau et sont énergétiquement passives ».
« Au début, les grandes banques ont évidemment été réticentes à nous
financer. Finalement, c’est une banque locale, qui connaissait l’un de nous,
qui a marché », enchaîne Steve Gaarder, un informaticien aux yeux bleus
rieurs qui fait partie du groupe de fondateurs. La forme juridique choisie a été
celle d’une coopérative à but non lucratif, qui est propriétaire du terrain et des
maisons. C’est donc en achetant des parts de cette coopérative que les futurs
habitants ont acquis leurs habitations. « J’ai acheté ma part 112 000 dollars
et, aujourd’hui, je ne paie pas de loyer pour ma maison, seulement les
charges pour l’eau, l’entretien des parties communes et Internet. »
Les maisons sont entourées de jardins, accessibles aux handicapés et
étudiées pour garantir « un bon équilibre entre la vie privée et la vie
collective, avec des cuisines donnant sur la rue et des parties plus privées côté
jardin », explique Steve. On se côtoie donc quand on veut et on respecte la
vie de chacun, même si, sourit-il, les maisons sont rarement fermées à clé.
Des dîners collectifs et des sessions de musique ont aussi lieu plusieurs fois
par semaine dans la grande salle de la maison commune, qui comprend des
espaces de jeux et des chambres pour les visiteurs. L’alimentation est le plus
possible bio et locale. « Beaucoup de résidents cultivent eux-mêmes des
légumes et les fermes bio des alentours nous fournissent le reste. Les
habitants participent d’ailleurs aux récoltes dans ces fermes », précise Liz.
Les résidents ont aussi organisé un service de covoiturage et implanté des
éoliennes sur le site.
« Au fond, résume Liz, les écovillages n’ont rien inventé. Ils ne font
qu’offrir un espace qui réunit les meilleures pratiques d’habitat écologique,
de préservation des terres, d’alimentation bio, d’énergies renouvelables et de
tous les aspects de la vie en commun. Nous y apprenons comment prendre
des décisions ensemble, résoudre les conflits ensemble, faire la fête ensemble
et nous soutenir les uns les autres. Et nous essayons d’intégrer la sagesse des
modes de vie traditionnels à l’usage des dernières technologies. Ce modèle,
nous l’avons créé pour montrer qu’il était possible de mettre en place une
culture humaine plus durable. »
Un modèle qui semble séduire de plus en plus : « Des journalistes et des
chercheurs viennent voir comment on vit, ajoute Liz. On vient de recevoir
des visiteurs du Japon et de Corée du Sud qui veulent reproduire ce mode de
vie chez eux. Et, aux États-Unis, les habitats de ce type se multiplient dans
des endroits comme New York, Seattle, San Francisco, Portland, Madison, ou
des États comme le Vermont. Tellement de gens veulent vivre autrement,
maintenant : ce n’est plus un mouvement marginal. »
Les éco-hameaux
L’idée d’un éco-habitat convivial gagne aussi du terrain en France. À
Saint-Antoine-l’Abbaye (Isère), village classé parmi les plus beaux de
France, quatorze familles ont construit l’éco-hameau de Chabeaudière.
« L’idée est née entre amis, membres d’une même Amap, qui voulaient
mettre leur mode de vie en cohérence avec leurs convictions écologiques, et
avec des valeurs d’entraide et de solidarité », explique Cyrille Lemaître,
directeur d’une PME de produits bio. Les propriétaires ont choisi des
agromatériaux locaux (terre pour le pisé, paille pour l’isolation et bois pour
l’ossature) qui donnent des maisons bioclimatiques, naturellement fraîches
l’été et chaudes l’hiver, qui demandent moins de chauffage et de ventilation.
Chaque famille a construit son logement, certaines se faisant aider par un
architecte, une entreprise, des amis ou des volontaires d’éco-chantiers. Ce qui
représente une forte économie : « En autoconstruction, les maisons
reviennent à 500 euros le mètre carré, alors que l’indice du coût de la
construction est de 1 470 euros le mètre carré construit », précise Cyrille. Les
maisons individuelles et les deux maisons communes – qui abritent chambres
d’amis, salles de réunion, ateliers et buanderies – sont complétées d’un
espace d’animation pour des rencontres et la livraison de paniers bio – Cyrille
soulignant la parenté du site avec « l’esprit des Colibris » de Pierre Rabhi22.
À l’image de Chabeaudière, plusieurs centaines d’écolieux23 (habitats
alternatifs, écologiques ou autogérés) sont aujourd’hui construits ou en
chantier en France. Pour les aider à voir le jour, François Plassard, un militant
au parcours éclectique (il est ingénieur en agriculture et docteur en
économie), a monté la structure AES (Auto-éco-constructeurs de l’économie
solidaire24) en 2004 à Toulouse. Cette équipe d’architectes et d’artisans joue
auprès des projets d’éco-hameaux le rôle des groupes de ressources
techniques au Québec : « On apporte une cohérence administrative,
architecturale, écologique, technique », explique-t-il. Conçu comme un
réseau d’entraide, AES élabore le projet d’habitat avec les futurs habitants et
les communes, « en ayant en tête la vision d’un bien commun, qui combine
espaces privés et espaces collectifs sans voitures, avec en périphérie un
parking, des vergers et des jardins ».

Construire soi-même, et construire petit


L’autoconstruction, encore très présente dans les pays en développement, a décliné dans les
pays industrialisés, jusqu’à ce que la hausse des prix immobiliers, le déficit de logements, la
précarité et les enjeux écologiques la relancent. L’une des initiatives les plus intéressantes dans ce
domaine vient des États-Unis : c’est un programme d’aide mutuelle à la construction (mutual self
help housing), hérité du temps où les pionniers s’entraidaient pour bâtir des villages25.
Subventionné par le gouvernement, il est mis en œuvre par une centaine d’organisations à but non
lucratif, qui fournissent une aide technique aux familles s’entraidant à construire leur maison.
Cette coopération réduit les coûts et tisse des liens qui améliorent la vie dans les quartiers
construits. Le programme met aujourd’hui l’accent sur les logements à très bas coût énergétique.
En France, on retrouve cet esprit de solidarité chez les Castors26, ces volontaires qui aident des
familles à construire des maisons sur des éco-chantiers27. Au Royaume-Uni, plusieurs agences et
fondations soutiennent les coopératives d’habitations auto-construites en matériaux écologiques28.
Ce secteur bénéficie de la multiplication des modèles en open source, disponibles sur des sites
comme The Small House29 ou Wikihouse.
Des pays comme Cuba, le Mexique, le Nigeria ou le Bangladesh se sont par ailleurs dotés
d’ateliers ruraux d’autofabrication d’éco-matériaux (terre crue, bois), simples d’utilisation,
résistants aux catastrophes (séismes, cyclones…) et de faible coût. Dans l’auto-construction, ils
sont souvent combinés à des éléments de récupération (pneus, bouteilles en plastique compactées
en briques…). Les formes les plus abouties de ces maisons en éléments recyclés sont les
earthships30, nés aux États-Unis : ces habitats, passifs grâce au solaire et à l’éolien, sont aussi
dotés d’une isolation hors pair et équipés de collecteurs de pluie. Leur édification, qui ne coûte
presque rien, repose sur le travail d’équipe. Ils s’étendent aujourd’hui en Europe et en Afrique.
Des earthships à base de pneus ont aussi été construits en Haïti après le tremblement de terre
de 2010 pour leurs qualités antisismiques et leur faible coût31.
En parallèle, la réduction de la taille des familles, la crainte de l’endettement et le choix de la
simplicité volontaire dopent, dans une partie des classes moyennes, la vogue des tiny houses. Ces
petites habitations minimalistes, écologiques et pratiques, qui ont déjà séduit plusieurs milliers
d’Américains, arrivent en Europe32. Elles se situent au centre d’un mouvement très créatif33 qui
associe citoyens, architectes et ONG. Certaines sont montées sur roues pour permettre le voyage,
et d’autres, notamment aux États-Unis, sont utilisées pour donner un toit aux sans-abri.
Les sociétés en propriété collective
Ces habitats groupés sont parfois bâtis sur des terrains dont la propriété est
aussi socialisée : c’est le cas des community land trusts (CLT), ces sociétés
foncières collectives nées dans les régions rurales américaines34 et qui ont
ensuite gagné les immeubles d’habitation des villes. Ces structures à but non
lucratif ont permis à des milliers d’Américains d’accéder à des logements
abordables35, pour la plupart dans les années 2000, une période de hausse des
prix immobiliers. Certains sont plus anciens, comme le Burlington
Community Land Trust (BCLT), fondé en 1984 à Burlington (Vermont) avec
la participation de la municipalité. Celui-ci a offert 650 logements aux
habitants de la ville sous forme de coopératives d’habitations, d’appartements
vendus à prix modéré, d’appartements thérapeutiques et de logements
d’urgence pour les sans-abri. Le Burlington Community Land Trust a ensuite
fusionné avec un autre CLT, la Lake Champlain Housing Development
Corporation, pour former la plus importante structure à but non lucratif de
logements sociaux aux États-Unis, le Champlain Housing Trust36.
En France, un organisme fonctionne dans un esprit assez proche des CLT :
Habitat et Humanisme, une fédération d’associations créée à Lyon par un
promoteur immobilier devenu prêtre, Bernard Devert37. Elle gère un parc de
logements qu’elle construit, achète ou rénove pour les louer à bas prix à des
personnes en difficulté (familles monoparentales, personnes âgées…). Elle a
aussi créé une société foncière qui recueille l’épargne des particuliers pour
financer ces habitats solidaires. Un autre organisme, la coopérative d’intérêt
collectif Habitats solidaires38, créée en 2003 par quatre associations et deux
clubs citoyens d’investissement (Garrigue et Cigales), développe de l’habitat
très social pour les personnes démunies et de l’habitat coopératif. Les
particuliers peuvent soutenir ces projets en devenant sociétaires de la
coopérative.
Des éco-logements de qualité pour les plus démunis
Et si ces logements accessibles aux plus démunis étaient, en plus,
écologiques ? Et s’ils permettaient de créer des emplois ? C’est ce double pari
qu’a tenté – et réussi – Chênelet, un groupe d’entreprises d’insertion situé
dans le Pas-de-Calais.
Chênelet est la solution d’une équation à plusieurs inconnues. D’un côté,
une forte demande de logements sociaux, un chômage élevé chez les moins
qualifiés et de nombreux emplois non pourvus dans le bâtiment. De l’autre,
une région offrant de nombreuses ressources locales (bois, argile, paille…)
utilisables dans l’habitat écologique, mais largement inexploitées. Cette
équation, c’est un entrepreneur social, François Marty, qui l’a résolue : il
construit des logements sociaux qui créent des emplois qualifiés, tout en
valorisant les ressources écologiques locales. L’idée lui est venue en voyant
que les employés de son entreprise d’insertion n’arrivaient pas à se loger. Et
cet entrepreneur militant, imprégné de catholicisme social, rejette
viscéralement le cliché selon lequel les plus démunis devraient se contenter
de logements médiocres. « Je voulais faire une maison écologique comme
pour les bobos, mais pour les plus pauvres. Pour les gens qui vivent
avec 70 % du Smic », dit-il.
Le résultat, ce sont des maisons bioclimatiques de grande qualité, bâties en
éco-matériaux (bois abattu sur place, briques crues en argile locale, fibres de
chanvre cultivé dans la région). Ces habitations bien pensées, confortables et
solides, avec leurs murs qui accumulent la chaleur, sont chauffées par un
poêle suédois à forte inertie et équipées de panneaux solaires et de
récupérateurs d’eau. Même l’acoustique a été conçue pour améliorer la
qualité de vie : ces maisons sont le contre-modèle des HLM mal isolées,
bruyantes et énergivores. Et elles se vendent bien : François propose aux
maires des communes de fournir un terrain « avec un bail emphytéotique, et,
nous, on réalise le chantier avec notre équipe », dit-il. Les futurs habitants
sont consultés et formés à l’usage de ces maisons écologiques.
François a aussi créé une société foncière en 2009 pour financer l’achat de
terrains destinés à des logements sociaux, dont le capital est abondé par
l’épargne solidaire. En lien avec le groupe, d’anciens salariés du Chênelet ont
par ailleurs créé des jardins d’insertion bio, les Anges Gardins (« jardins » en
ch’ti), une structure de vente de légumes bio39, un service de traiteur et des
hébergements en éco-gîtes dans le parc naturel des Caps et Marais d’Opale.
Cette réussite, François la doit sans doute à son parcours atypique. « J’ai
d’abord été un gamin de banlieue parisienne en difficulté. Ce qui veut dire
qu’avant de créer de l’insertion, j’ai consommé de l’insertion », sourit-il. Il
découvre l’écologie à dix-sept ans, puis devient chauffeur routier, part fonder
une communauté d’accueil de jeunes chômeurs et de réfugiés à Arras et,
en 1986, une petite scierie d’insertion. Et passe un Executive MBA à HEC
pour mettre les méthodes de l’entrepreneuriat au service de l’économie
solidaire40.
Aujourd’hui, il prédit un grand avenir à l’éco-construction à but social,
dont la demande augmente sans cesse. Mais il privilégie un modèle de
« croissance lente » tourné vers l’emploi. Le groupe Chênelet41, qui a formé
plusieurs milliers de salariés et créé dix-sept unités d’insertion en France,
veut en effet construire une économie ancrée dans le local, tournée vers le
bien commun. « Alors que l’économie classique laisse des territoires en
déshérence, l’économie solidaire, elle, innove avec leurs ressources »,
résume-t-il.
Partout autour du globe, les réalisations de ce type sont innombrables. La
coopérative d’architectes britanniques Cave, par exemple, a construit
l’écovillage de Landirani, au Malawi, en utilisant les techniques locales et les
matériaux tirés du sol42. Dans le même esprit, un maçon français, Thomas
Granier, aide les populations rurales de cinq pays du Sahel (Burkina Faso,
Bénin, Mali, Ghana, Sénégal) à se réapproprier la technique des briques de
terre crue, développée en Nubie il y a 3 500 ans. Son association, la Voûte
nubienne43, forme des jeunes à édifier, avec les habitants, des maisons peu
coûteuses, écologiques et d’une grande efficacité thermique. Au Rwanda, la
coopérative Nyabimata Environmental Protection, créée par le jeune
Alphonse Hakizimana, a construit plusieurs milliers de maisons à base
d’argile et forme elle aussi des jeunes à ce métier. En Inde, le Centre pour
une architecture vernaculaire44 est une coopérative à but non lucratif
d’architectes, d’ingénieurs et d’artisans. Elle construit des maisons, des
bureaux, des musées et des écoles à base d’écomatériaux et de procédés
adaptés au climat, des réalisations célébrées dans les magazines pour leur
beauté architecturale et leurs performances écologiques.
L’habitat connaît ainsi une profusion de réalisations écologiques et
participatives, à une échelle dont ce seul chapitre ne peut rendre compte.
Comme le résume Steve Gaarder, de l’écovillage d’Ithaca : « Les gens
prennent maintenant conscience de leur besoin de liens », et « les habitats
groupés et écologiques représentent de vraies alternatives » à des modes de
vie qui ont par le passé dégradé le tissu social et l’environnement. L’habitat
individuel en béton, conçu dans un contexte de croissance forte et sans
limites écologiques, montre en effet ses limites, par son coût financier et
énergétique et l’isolement social qu’il génère. Les classes moyennes
d’Amérique et d’Europe veulent aujourd’hui un habitat qui réponde à leurs
besoins en énergies renouvelables, en jardins, en services collectifs, et
redécouvrent des matériaux non polluants, peu coûteux et énergétiquement
performants. Nos sociétés ébranlées dans leurs certitudes recherchent aussi
des lieux de vie moins déshumanisants, offrant solidarité et entraide. Avec
ces nouveaux modèles, socialement rassurants et écologiquement durables, la
société civile est en train d’inventer l’habitat du futur.

1 En général, la moitié du financement vient d’aides publiques, 35 % de prêts bancaires et 15 %


d’apports de collectivités locales ou de dons.
2 Coopérative Lezarts : www.cooplezarts.org.
3 Source : Confédération des coopératives du Québec.
4 La moitié des résidents sont d’ailleurs des femmes seules et des familles monoparentales, selon la
Fédération de l’habitation coopérative du Canada.
5 Cette coopérative, La Clé des champs (www.cle-des-champs.qc.ca), soutient aussi des fédérations
paysannes du Mali.
6 Jocelyne Béïque, Saint-Camille, le pari de la convivialité, Écosociété, 2011, et Bernard Cassen,
« Longue vie à Saint-Camille ! », Le Monde diplomatique, août 2006.
7 Ces coopératives d’habitants ont permis l’accession à la propriété d’ouvriers et d’employés en France
aux XIXe et XXe siècles (voir la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM). Elles se sont
ensuite confondues avec l’histoire du mouvement HLM. Le statut d’habitat coopératif, supprimé
en 1971, a été rétabli par la loi Alur en 2014.
8 Source pour ces chiffres : Sylvie Moreau, consultante à l’ICA Housing, branche Logement de
l’Alliance coopérative internationale (www.ica.coop/al-housing/categories/ICA-Housing).
9 Selon la National Association of Housing Cooperatives.
10 En Uruguay, par exemple, l’importante Fédération de coopératives d’habitation et d’aide mutuelle
(Federación de cooperativas de vivienda y ayuda mutual, Fucvam) regroupe 490 coopératives de
logement et 25 000 familles.
11 Usina, Centro de Trabalhos para o Ambiente Habitado (lauréat du prix World Habitat des Nations
unies).
12 Voir par exemple Emmanuelle Haddad, « En Espagne, les Indignés « libèrent » des immeubles pour
les familles à la rue », Bastamag.net, 3 janvier 2012, et Ana Luz Muñoz Maya et Marine Leduc,
« Quand des mal-logés rénovent immeubles et maisons abandonnés pour y recréer des espaces de
solidarité », Bastamag.net, 3 février 2015.
13 www.cohabitat.ca/.
14 Voir le Canada Cohousing Network (www.cohousing.ca).
15 Les sites www.ecohabitatgroupe.fr/ et http://www.habitatparticipatif.net/ en répertorient un grand
nombre.
16 Source : Association des groupes de ressources techniques du Québec.
17 Entretien réalisé en 2012. Thérèse Clerc est décédée en 2016. Sa biographie a été écrite par Danielle
Michel-Chich : Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs, Éditions des Femmes, 2007.
18 L’Office HLM de Montreuil, qui gère aujourd’hui l’immeuble, la municipalité, l’État, la région, le
conseil général et la Caisse des dépôts.
19 http://seniorcohousing.com.
20 http://directory.ic.org/iclist/geo.php.
21 Voir le Global Ecovillage Network (http://gen.ecovillage.org/) et la Red Iberica de Ecoaldeas
(www.ecoaldeas.org/).
22 www.colibris-lemouvement.org/agir/guide-tnt/comment-monter-un-habitat-groupe.
23 http://ecolieuxdefrance.free.fr.
24 http://portail.eco.free.fr/AES.html.
25 Concept présent dans la mémoire collective américaine sous le nom de barn raising, moment où les
pionniers unissaient leurs forces pour élever les murs de bois d’une grange ou d’une maison.
26 Mouvement coopératif d’autoconstruction né en France après 1945 et qui a permis à des milliers de
ménages modestes de se loger. Il compte 50 000 adhérents répartis en associations régionales.
27 Voir les sites http://chantiersparticipatifs.xooit.fr/index.php et http://fr.twiza.org/.
28 www.communityselfbuildagency.org.uk.
29 www.thesmallhousecatalog.com.
30 Voir quelques exemples sur http://themindunleashed.org/2013/12/10-reasons-earthships-fing-
awesome.html.
31 De nombreuses descriptions d’earthships sont visibles sur Youtube.
32 En France, voir notamment Latinyhouse.com ou MaPetiteMaison.com, et les sites Tinyhouse-
baluchon.fr/ ou Tinyhousefrance.org/.
33 www.resourcesforlife.com/small-house-society ; www.ecolivingcenter.com ; le livre de Sarah
Susanka, The Not So Big House (Taunton Press, 1997), a sans doute marqué le début de ce mouvement
(www.notsobighouse.com).
34 Voir le chapitre sur l’agriculture.
35 National Community Land Trust Network (www.cltnetwork.org). Audrey Golluccio, « Coopératives
d’habitation à l’étranger », Habicoop, février 2011.
36 Cet organisme, fort de 1 500 logements et bureaux, a reçu le prix de l’habitat des Nations unies
en 2008.
37 www.habitat-humanisme.org/national/chiffres-cles.
38 www.habitats-solidaires.fr.
39 Terre d’Opale : http://terredopale.fr.
40 De 2000 à 2002, il a aussi été le chef de cabinet de Guy Hascoët au secrétariat d’État à l’Économie
solidaire, où il a rédigé les lois sur l’épargne solidaire et les sociétés coopératives d’intérêt collectif.
Ces Scic (les-scic.coop) associent salariés, bénévoles, collectivités, entreprises, associations et citoyens
dans la production de biens ou de services répondant à des besoins collectifs. Elles sont proches des
entreprises à but social (EBS) de Belgique.
41 Leader en France sur son marché, il est composé d’une entreprise du bâtiment, d’un centre de
formation à l’écoconstruction (Chênelet développement) et d’une coopérative d’insertion (Scieries et
Palettes du littoral). Les femmes y sont autant payées que les hommes, et François a le même salaire
que ses cadres.
42 www.cave.coop/projects/community-projects/malawi-landirani-eco-village.
43 www.lavoutenubienne.org.
44 Center for Vernacular Architecture (www.vernarch.com).
Une démocratie plus citoyenne

Je ne connais pas de dépositaire plus fiable des pouvoirs suprêmes de la


société que le peuple lui-même.
Thomas Jefferson
Quand les habitants gèrent eux-mêmes la ville
La route qui mène à Kuthambakkam1 sillonne longuement la campagne
entre des rizières miroitantes, où les couleurs vives des saris des femmes qui
repiquent le riz se détachent sur le vert vif des jeunes pousses. La petite ville
est là, nichée dans ces étendues fertiles du Tamil Nadu, en Inde. C’est là que
je retrouve Elango Rangaswamy, l’ancien maire de cette localité
de 5 000 habitants qu’il a fait connaître au-delà des frontières de l’Inde pour
sa réussite démocratique et les changements radicaux qu’il y a impulsés.
Elango est en train d’assister à une réunion d’habitants, dans une grande
salle située à côté de la mairie. Une centaine de personnes – des hommes en
dhoti2 blanc et des femmes aux longues tresses noires – assis sur de grandes
nattes de palme, écoutent un homme qui parle d’un ton véhément. Dans la
chaleur déjà lourde de la matinée, certains s’éventent avec une feuille de
papier et quelques bébés s’assoupissent dans les bras de leur mère. Elango
m’explique à voix basse que la réunion est consacrée à la mise en valeur des
terres agricoles. Pour que nous puissions parler plus tranquillement, il
m’emmène juste à côté, dans un bureau de la petite mairie de briques, où il
fait plus frais.
« Je suis né dans cette ville en 1960 », raconte-t-il. « Et, pendant des
décennies, j’y ai été témoin de tous les problèmes : la pauvreté, l’alcoolisme,
la violence de caste. Je me suis toujours demandé comment on pouvait les
résoudre. Adolescent, j’ai cherché à me rendre utile. J’ai fait du volontariat
dans une association de lutte contre la violence domestique. Et puis j’ai
entamé mes études d’ingénieur, tout en continuant à m’engager dans la vie de
la communauté », en aidant « des femmes pauvres à obtenir des prêts et en
préparant de jeunes dalits à des concours universitaires ». Car Elango est lui
aussi un dalit, un intouchable, une catégorie hors caste jugée impure, dont
même le contact physique est à éviter. « Enfant, quand je touchais quelqu’un,
j’étais battu. Mon père me disait : c’est comme ça, tu ne dois toucher
personne. Mais moi, je ne comprenais pas », dit-il.
À l’âge adulte, Elango devient chimiste à Chennai. Mais le souvenir de son
village, en plein déclin, le préoccupe. « Je voulais y aller plus souvent et
même retourner y vivre. Pour y changer les choses. » Le coup de pouce
décisif viendra de son épouse, Sumathy : en 1994, elle trouve un travail qui
fait vivre la famille, ce qui permet à Elango de repartir à Kuthambakkam. En
octobre 1996, il se présente aux élections locales et est élu sarpanch (maire).
Dès lors, il va se consacrer entièrement à la renaissance de la localité :
« J’avais décidé de transformer le village. D’en faire un modèle de
gouvernance. »
Son premier acte est d’associer la population à son projet. Il met en place
un gram sabha, une assemblée villageoise où toutes les familles sont
représentées à égalité et peuvent débattre des enjeux publics, au même titre
que le conseil municipal (panchayat)3. En quelques semaines, sur la base des
besoins exprimés par les habitants, Elango élabore un plan d’action qu’il
soumet à l’assemblée du village. « Tout y a été longuement discuté : les
décisions, les priorités dans le budget », explique-t-il. Et, une fois le plan
voté, il demande aux habitants de se mobiliser pour le mettre en œuvre eux-
mêmes. Le premier chantier consiste à nettoyer le bourg et à le doter d’un
système d’assainissement. Tous se mettent au travail. Les rues sont dotées de
poubelles et d’un éclairage public à énergie solaire, et un système de collecte
des pluies est aménagé pour fournir de l’eau potable aux habitants. Puis la
réparation de l’école est lancée, et Elango parvient à convaincre chaque
famille de scolariser tous les enfants, filles et garçons.
Dans la foulée, il lance un autre projet qui va, à son étonnement, susciter
plus d’adhésion que prévu : la réhabilitation des quartiers de taudis où vivent
les dalits, qui représentent la moitié de la population et à qui il veut donner
des habitations décentes. « Tout le monde, même les hautes castes », a
participé à ce chantier collectif, qui a consisté à remplacer les abris de tôle et
les huttes de palme par des logements en dur. En quelques mois, 150 maisons
sont construites en matériaux écologiques (des briques d’argile compressée
produites sur place). Reconnaissants, les dalits creuseront eux-mêmes les
égouts, faisant économiser 2 millions de roupies (27 300 euros) à la
commune. Ils répareront aussi les routes et nettoieront les puits de la ville.
Elango va faire mieux. Maintenant que hautes et basses castes ont
collaboré aux mêmes chantiers, il va tenter de les faire vivre ensemble. Il
imagine un programme appelé samathuvapuram (« habitat égal » en tamoul)
et, en octobre 2000, lance la construction d’un lotissement de cinquante
maisons mitoyennes doté d’une crèche collective. Dans chacune d’entre elles,
il fait cohabiter une famille d’intouchables et une famille d’une autre caste –
une démarche « révolutionnaire pour le pays », sourit-il. Et ça marche. Ça
marche même si bien que les autorités du Tamil Nadu, étonnées du résultat,
reprennent ce projet à leur compte. Ce type d’habitat partagé et complété de
services sociaux (dispensaires, écoles), dont la conception associe architectes
et résidents, constitue désormais un programme financé par le gouvernement
qui fait vivre ensemble des castes et des confessions différentes (hindous,
musulmans, chrétiens) dans un esprit de paix et d’égalité.

Une économie relocalisée


« En 2001, tout était achevé », dit Elango. Et la localité de Kuthambakkam
était métamorphosée. Chaque famille y dispose aujourd’hui d’un habitat
digne. Les maisons individuelles, tout comme l’espace public, ont une
apparence soignée, et l’économie locale a profité de cette transformation : si
elle reste à 70 % agricole, les métiers liés au bâtiment ont été dopés par les
chantiers. Les matériaux de construction – briques d’argile et tuiles
résistantes aux cyclones – ont été fabriqués par les femmes du village, qui
poursuivent cette activité aujourd’hui, tout en construisant des poêles
domestiques économes en énergie et écologiques capables de brûler des
déchets4.
Mais la prospérité actuelle provient aussi d’une politique volontairement
mise en place par le maire. Lors de son premier mandat, il se rend compte
que la plupart des productions locales sont des matières premières agricoles
qui partent à l’extérieur pour y être transformées, et reviennent à
Kuthambakkam pour y être revendues emballées et étiquetées. Il se demande
alors si cette transformation ne pourrait pas avoir lieu sur place. Il fait réaliser
une enquête qui évalue à six millions de roupies la valeur des marchandises
usuelles (aliments, vêtements, savon…) consommées chaque mois par les
habitants. Sur ce total, l’équivalent de cinq millions de roupies pourrait être
fabriqué dans la ville même. Il soumet alors au gram sabha un plan de
développement de micro-entreprises locales.
Aujourd’hui, « tout est produit et transformé sur place. Les récoltes servent
à fabriquer ce dont nous avons besoin : le riz est décortiqué ici, l’huile nous
sert à fabriquer du savon, le coton à faire des vêtements et de la corde, la
corde à faire des hamacs, etc. ». Avec ces activités, la localité de
5 300 habitants est devenue autosuffisante en biens et en services, et elle ne
compte plus aucun chômeur. Ce qui, dans une Inde rurale soumise au
chômage endémique, constitue une petite révolution.
Ce principe d’économie « en réseau », Elango l’a étendu à six localités
voisines : il a aidé les autres maires à identifier les besoins des habitants et les
matières premières disponibles sur place. Puis tous ont recensé les
qualifications locales et demandé à des ONG de former la main-d’œuvre qui
en avait besoin. De petites entreprises ont ensuite été créées, avec l’aide de
groupes autogérés de micro-crédit. Aujourd’hui, ce qu’elles produisent
subvient intégralement aux besoins des habitants, qui, de leur côté,
privilégient cette consommation locale, qui leur garantit des emplois. Entre
elles, les sept localités échangent leurs surplus – lait, riz, vêtements – et, pour
éviter de trop monétiser l’économie locale et la garder conviviale, un système
de troc a aussi été instauré : à Kuthambakkam, « les habitants échangent des
tomates contre des cours d’informatique », sourit Elango.
Après seulement deux mandats, Elango affiche un bilan que bien des
maires peuvent lui envier : plein emploi, éradication de la pauvreté et de
l’habitat insalubre, scolarisation universelle, assainissement et eau potable
pour tous, quasi-autonomie en énergie solaire. Pour obtenir ces résultats, il a
mis en œuvre des principes gandhiens qu’il revendique5 : autodétermination
villageoise, coopération citoyenne, égalité de tous, respect de
l’environnement et autosuffisance économique. Même s’il lui a fallu
surmonter bien des obstacles : il a notamment été poursuivi en justice par des
entreprises de BTP que les travaux autogérés par les villageois avaient
privées de chantiers rémunérateurs.
Il est presque 19 heures. Le soir s’étire sur Kuthambakkam et, pendant
qu’Elango et moi parlons, nous entendons les échos d’une musique rock
jouée à l’extérieur : c’est un groupe d’adolescents qui écoute des CD dans
une cour proche de la mairie. Au-dehors, voitures et motos circulent, et des
habitants passent, le téléphone portable collé à l’oreille. La vie quotidienne
ici démontre que les principes d’autosuffisance villageoise n’ont rien
d’incompatible avec la modernité : ils organisent simplement cette modernité
sur une base différente, en inventant un modèle économique viable qui
garantit la prospérité locale et l’emploi pour tous.

Un modèle reproductible
Elango n’a adhéré à aucun parti et n’a jamais voulu faire une carrière
politique. Au terme de deux mandats, il a quitté son siège de maire pour se
consacrer à la diffusion de son modèle de gouvernance. Il a ouvert une
Panchayat Academy, une structure de formation des maires qui accueille des
élus confrontés aux mêmes défis que Kuthambakkam et les aide à trouver des
solutions locales, basées sur les mêmes principes démocratiques. Cette
structure a déjà formé un millier de maires venus de toute l’Inde et en forme
une vingtaine de plus chaque mois. Elango a ainsi mis sur pied un réseau
de 2 000 élus qui partagent ses convictions. Et, à terme, il se donne pour
objectif de développer « un réseau de 20 000 villages » qui, d’ici à 2020,
reproduiraient ce modèle d’autogouvernance en constituant une fédération de
« petites républiques villageoises » sur le modèle gandhien. « Je veux
montrer que c’est possible. Si le changement a pu se faire ici, pourquoi pas
ailleurs ? Tout cela peut être reproduit à grande échelle. Parce que nous
sommes dans une démocratie qui permet cette co-gouvernance des villages.
Et parce que, socialement, il y a un besoin. »
L’ancien maire, qui a reçu plusieurs récompenses internationales, a été
invité à raconter son expérience en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En
Inde même, l’existence de plusieurs autres villages modèles (tels Hiware
Bazar dans le Maharashtra, Kethanur dans le Tamil Nadu…), autogérés et
bénéficiant d’une démocratie directe et d’une autosuffisance économique,
prouve que le processus démocratique qui a transformé la vie de
Kuthambakkam est reproductible ailleurs.
Plus impensable encore, Elango a radicalement transformé le vivre-
ensemble. En misant sur le dialogue, la tolérance et l’entraide, il a permis la
cohabitation paisible de catégories socio-religieuses qui s’ignoraient,
s’évitaient ou se détestaient. Au sein de la localité, les affrontements entre
castes et la délinquance ont disparu. Mettre fin à la violence et aux ghettos,
réussir la mixité sociale et confessionnelle : là encore, bien des élus
occidentaux aimeraient pouvoir se vanter de tels résultats.
L’économie en réseau mise en place à Kuthambakkam et dans les localités
voisines est également porteuse de leçons. Hormis pour les voitures,
l’essence et l’informatique, les habitants y sont autosuffisants, ce qui rend
leur économie imperméable aux aléas des crises et profite à l’emploi local.
Ce type d’économie « dé-mondialisée » est-il transférable à d’autres pays,
dans d’autres contextes et avec d’autres niveaux de vie ? La question mérite
d’être posée. À l’heure où bien des maires ruraux d’Europe se désespèrent de
la dégradation de leur tissu agricole et industriel, Elango a montré qu’une
relocalisation de l’économie est possible, en équilibrant offre et demande
locales et en soutenant le développement de productions autochtones bien
pensées et complémentaires. Ce modeste maire d’une petite localité indienne
a ainsi réalisé le rêve de bien des habitants et élus des pays industrialisés :
une économie locale prospère.
L’essor des expériences participatives
Le processus mis en œuvre à Kuthambakkam plonge ses racines dans la
demokratia grecque, le pouvoir du peuple. « En votant, chacun doit pouvoir
se dire : j’ai un véritable pouvoir », dit Elango. Qui ajoute que la démocratie
n’a rien à craindre de la participation libre et égalitaire de chaque citoyen :
même s’il a fallu, au début, « dépasser les intérêts individuels », les habitants
ont su créer un esprit de responsabilité commune qui a métamorphosé la
petite ville.
Cette réinvention de la démocratie est la clé pour rénover des systèmes
politiques figés, aujourd’hui critiqués un peu partout. Les citoyens reprochent
à leurs dirigeants d’être davantage à l’écoute des lobbies économiques que
des besoins de la société, d’être incompétents face aux crises, obnubilés par
les calculs politiciens et coupés des réalités. Quelque 80 % des Français
jugent ainsi les citoyens plus capables que les élus de trouver des solutions à
leurs problèmes et à ceux du pays, et 74 % pensent que les idées doivent
venir des citoyens6.
Cette crise de la représentativité fait finalement progresser l’idée que les
droits des citoyens vont au-delà du seul bulletin de vote. Certaines
collectivités le comprennent et utilisent déjà des outils de participation
directe. Et, là où ils n’existent pas, la société civile en invente.

Les budgets participatifs


Laisser des groupes de citoyens se prononcer sur les choix budgétaires de leur ville : l’idée est
née à Porto Alegre, au Brésil, où, depuis 1989, les habitants déterminent chaque année
l’affectation des budgets publics. Ces budgets participatifs ont permis de recentrer les dépenses sur
les besoins réels, comme l’eau potable, l’amélioration du logement ou l’éducation. Selon le
maire7, ils ont incontestablement amélioré l’efficacité de la dépense publique et évité les
malversations. Inspirés par Porto Alegre, plus de 1 500 budgets participatifs ont essaimé en
Amérique latine (Brésil, Venezuela, Colombie, Mexique…), aux États-Unis, au Canada, en
Europe (Espagne, Allemagne, Portugal, Suède, Italie, France, Suisse…), en Afrique
(Mozambique, Sénégal, Mali, Burkina Faso…), et même en Chine (Chengdu)8. Le concept a été
décliné à l’échelle d’autres collectivités (régions, conseils de quartier, lycées…).
Aux États-Unis existent par ailleurs des assemblées générales d’habitants comparables aux
gram sabhas indiens. En vertu d’un privilège vieux de trois cents ans, les villes de moins
de 6 000 habitants des six États de Nouvelle-Angleterre (Connecticut, Maine, Massachusetts, New
Hampshire, Rhode Island, Vermont) tiennent chaque année des open town meetings. Les habitants
en âge de voter y débattent des questions locales, votent les budgets, les règlements publics et
parfois le salaire des élus. Ils peuvent librement inscrire des sujets à l’ordre du jour et réclamer
d’autres réunions.

Marinaleda est un village aux maisons blanches, situé au milieu


d’oliveraies plantées dans la sierra rouge et sèche de l’Andalousie. C’est là
qu’en 1976 des journaliers agricoles pauvres se révoltent et lancent un
mouvement d’occupation des terres. Manuel Sánchez Gordillo est leur leader.
En 1979, il se fait élire maire de la localité et y développe un modèle
clairement anticapitaliste et une démocratie directe proche de celle de
Kuthambakkam, aujourd’hui observée dans toute l’Europe. Chaque année,
plusieurs centaines d’assemblées réunissent les habitants pour voter sur les
questions locales (impôts, logements, emploi…). Les familles se sont aussi
entraidées pour construire leurs maisons sur des terrains distribués par la
mairie, et tous effectuent des travaux collectifs d’entretien du village.
L’économie locale tourne autour d’une coopérative agroalimentaire où
presque tout le monde travaille pour un salaire égal. Même après la crise
de 2008, qui a durement frappé l’Espagne, le partage du travail a permis
d’éviter la pauvreté. Dernier effet de cette gestion participative : la localité ne
connaît aucune délinquance. « Qu’on ne vienne pas me dire que notre
expérience n’est pas transposable. N’importe quelle ville peut faire de même
si elle le décide », dit le maire9.
En France, un état d’esprit un peu similaire est en train de faire revivre la
petite commune de Trémargat (Côtes d’Armor). Les habitants contribuent
aux décisions collectives, effectuent en commun des travaux sur l’espace
public et orientent la localité vers l’écologie (l’électricité y est fournie par
Énercoop et l’agriculture y est bio). Ils gèrent aussi ensemble l’épicerie
associative, alimentée en circuit court par les fermes locales10.
À Saillans, dans la Drôme, les habitants ont pris le pouvoir depuis qu’une
liste citoyenne a été élue aux municipales de 2004. La gouvernance de cette
commune de 1 200 habitants y est collégiale et participative. Collégiale,
parce que les élus prennent des décisions à plusieurs, pour éviter
l’« accaparement du pouvoir » par le maire, « enrichir les réflexions et
partager les responsabilités et le travail ». Et participative, parce que les
habitants sont membres de sept commissions thématiques qui définissent les
priorités communales, et de « groupes action-projet » qui les mettent en
œuvre11. Le conseil des adjoints est devenu un « comité de pilotage » ouvert
au public et les comptes rendus des réunions sont systématiquement publiés.
À l’échelle d’un pays, plusieurs expériences citoyennes ont eu lieu, comme
en Irlande, où le mouvement We the Citizens12 a tenu en 2011 une assemblée
de citoyens tirés au sort pour réfléchir aux politiques publiques et « rénover la
République ». De jeunes mouvements citoyens ont aussi vu le jour en Afrique
pour protester contre la confiscation de la démocratie par une caste politique.
Au Sénégal, Y’en a marre, créé en 2011 par le rappeur Keur Gui et les
journalistes Cheikh Fadel Barro et Aliou Sané, aide les habitants à reprendre
en main les affaires locales et à demander des comptes aux élus. Au Burkina
Faso, Le Balai citoyen, fondé en 2013 par le chanteur reggae Sams’K Le Jah
et le rappeur Smockey, a été en tête des manifestations qui ont chassé le
président Compaoré en 2014. Avec plusieurs dizaines de clubs de « cibal »
(citoyens balayeurs) dans le pays, il veut éradiquer la corruption endémique
en politique13. La Lucha (Lutte pour le changement) est un autre mouvement
non violent, créé en 2012 en République démocratique du Congo (RDC) pour
exiger une démocratisation du régime.
Mais l’un des sursauts les plus importants a eu lieu en Islande durant la
crise financière de 2008 : alors que les banques font faillite et que le chômage
explose, les Islandais, excédés, descendent dans la rue durant des mois pour
dénoncer le système politico-économique. Leur colère oblige le
gouvernement conservateur à organiser des élections anticipées en 2009, lors
desquelles il est balayé. Parallèlement, des organisations civiques mettent en
place une assemblée citoyenne de 1 500 personnes pour repenser la
Constitution. Le nouveau gouvernement accepte l’idée et fait élire en 2010 un
conseil de 25 citoyens chargés de réécrire la loi fondamentale, dans un
processus participatif où le texte est consultable sur Internet. Un tiers des
Islandais signent aussi une pétition exigeant un référendum sur le paiement
de la dette laissée par les banques14. Et, lors de deux consultations populaires,
en 2010 et 2011, les Islandais refusent massivement de payer cette facture.
D’un bout à l’autre du processus, les électeurs ont donc imposé leurs
exigences au monde politique. Aujourd’hui, la Constitution finlandaise
permet aussi à chaque citoyen d’inscrire des propositions de loi à l’agenda
parlementaire si elles reçoivent le soutien de 50 000 personnes (1 % de la
population).
Deux Islandais ayant participé à la réforme de la Constitution, Gunnar
Grimsson et Robert Bjarnason, ont ensuite décidé de fournir à la société
civile des outils de démocratie participative. Ils ont créé la Fondation des
Citoyens (Citizens Foundation) et, en 2010, mis en ligne deux plates-formes
permettant aux électeurs de juger les projets débattus au parlement, puis les
programmes des candidats aux municipales de Reykjavík. La participation
populaire a été telle que les nouveaux élus de la capitale ont demandé qu’un
site dédié, Better Reykjavík, permette ensuite aux citoyens de collaborer à la
gouvernance de la ville. Depuis son ouverture, 70 000 habitants (sur les
120 000 de la ville) y ont participé. La fondation a ensuite lancé Your
Priorities15, un programme universel qui permet aux citoyens du monde
entier de créer leur propre espace de débat interactif en ligne pour définir
ensemble les priorités de leur pays et peser sur leurs gouvernements.
Les listes citoyennes
L’Islande a aussi été témoin de l’ascension fulgurante du Parti pirate, le
Piratar, fondé en 2012 par Birgitta Jónsdóttir, une ancienne militante de
WikiLeaks et du Mouvement citoyen, qui revendique une démocratie directe
et une plus grande transparence de la vie politique16. Dans la foulée, plusieurs
Partis pirates ont vu le jour dans une soixantaine de pays du monde, et ont
gagné des élus en Suède et en Allemagne.
Ce qui a été possible dans un petit pays comme l’Islande l’est-il aussi à
plus grande échelle ? Sans doute, si la société civile est assez forte pour se
mobiliser. Et c’est ce qui est arrivé en Inde en 2011. Cette année-là, des
dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues durant plusieurs
mois pour protester contre l’accumulation des scandales de corruption. Un
mouvement anticorruption s’organise et, en 2012, un petit parti citoyen,
l’Aam Aadmi Party (AAP, « Parti de l’homme ordinaire »), en émerge, avec
pour logo un balai, symbole de sa volonté de nettoyer la vie publique. À
l’étonnement de tous, ce jeune parti remporte à deux reprises (2013 et 2015)
les élections régionales du territoire de New Delhi, prenant la tête de la
capitale.
En 2015, Barcelone a également vu la victoire d’une liste issue de la
société civile. La maire élue, Ada Colau, est une militante du droit au
logement, altermondialiste et membre de Guanyem (« Gagnons »), un
mouvement proche de Podemos, le parti issu des Indignés espagnols.
En 2014, dans une ville touchée par la crise, les expulsions, le chômage,
Guanyem organise des réunions de quartier pour échanger avec les habitants.
Puis un manifeste est rédigé qui propose une « réappropriation des
institutions pour les mettre au service des personnes et du bien commun ». En
2015, Ada Colau constitue une liste, Barcelona En Comù, avec des militants
associatifs, des écologistes, des syndicalistes, des membres du parti Podemos
et de mouvements sociaux17. Liste qui lui permet de devenir maire en
s’alliant à la gauche municipale.
L’une des innovations d’Ada Colau a été d’inviter les habitants à participer
à la rédaction de la charte éthique de son mouvement Guanyem. Elle a pour
cela utilisé une plate-forme Web interactive, DemocracyOS, créée en 2012 en
Argentine par un groupe de jeunes militants (étudiants, chefs d’entreprise,
développeurs…). Ce logiciel libre et gratuit (OS signifie open source),
utilisable en 18 langues, permet d’associer la population à la prise de décision
publique à tous les niveaux (partis politiques, gouvernements, parlements,
régions, mairies…). Il a déjà été utilisé en Tunisie, au Kenya, à New York, au
Mexique et par Podemos en Espagne. En France, l’équipe de DemocracyOS a
organisé une première consultation citoyenne en 2015 sur la loi sur le
renseignement, puis a passé un partenariat avec Nanterre, « la ville qui a été
la première à créer des conseils de quartier et qui veut aujourd’hui rénover la
participation citoyenne en créant un espace ouvert en ligne, une agora
permanente18 », explique Virgile Deville, président de DemocracyOS en
France.
En Argentine, la jeune co-fondatrice de DemocracyOS, Pia Mancini19, a
convaincu la législature de Buenos Aires de l’utiliser en 2014 pour que les
habitants enrichissent les projets de loi municipaux de leurs réflexions. Elle a
aussi fondé un parti citoyen, le Partido de la Red (Parti du Web), pour
présenter des listes issues de la société civile aux législatives de 2013. L’idée
était de « hacker la démocratie », de pénétrer le système législatif pour y
défendre la voix des citoyens.
C’est ce même pari que fait en France le mouvement Ma Voix : que des
anonymes deviennent députés pour relayer les idées des citoyens à
l’Assemblée nationale. Une manière de lutter contre le désenchantement vis-
à-vis du monde politique, que Ma Voix a su résumer dans sa vidéo de
lancement20 : « Nous nous sentons piégés par un système politique qui ne
nous respecte pas » et « nous dégoûte par ses mensonges, ses promesses non
tenues, son inhumanité », y disent des citoyens anonymes. Et ceux-ci clament
vouloir construire « une offre politique qui ressemble au monde que nous
dessinons jour après jour : libre, coopératif, connecté, interdépendant ».
« Ma Voix, ce sont des citoyens en mouvement », témoigne Quitterie de
Villepin, contributrice de ce processus citoyen qui suscite des candidatures de
volontaires, les forme à la fonction de député et tire au sort des candidats
parmi eux. Une fois élus, les députés issus de ce processus s’engagent à
défendre au Parlement des idées, des « lignes de force » démocratiquement
débattues par les citoyens sur une plate-forme Web interactive. Une façon de
« hacker l’Assemblée nationale, c’est-à-dire d’introduire dans ce système
dépassé un autre logiciel. Changer de paradigmes, réintroduire de la
confiance là où il y a de la défiance », plaide Quitterie.
Dès sa création en 2015, Ma Voix a reçu un accueil « qui nous a
dépassés », dit-elle. « Notre vidéo a été vue plus de 300 000 fois, nos
réunions rassemblent des jeunes, des vieux, des gens qui n’ont jamais voté,
toutes générations confondues. Il y a un frémissement, un enthousiasme ». Et,
à terme, que ces candidats soient élus ou pas, l’idée est de construire une
méthode : la plate-forme est conçue en logiciel libre pour que d’autres
citoyens se servent partout de cette démarche participative, applicable « à
tous les échelons, dans les villes, les régions, à l’Assemblée, au Sénat, au
Parlement européen ». « L’essentiel est que les citoyens entrent au cœur du
réacteur » de la décision publique, rappelle Quitterie. « Parce qu’il est temps
de se demander quel sera notre pouvoir, dans quelques années, face aux
multinationales, aux paradis fiscaux, aux guerres. On gagne en conscience
citoyenne mondiale. Alors, il faut investir pleinement notre rôle d’acteurs.
Parce que l’effondrement du château de cartes est en cours. Et il va falloir se
mettre en marche, construire, créer, proposer, en transformant la colère en
énergie positive. »
L’essor de la Civic Tech
Dans ces tentatives de rénovation de la démocratie, l’outil numérique joue
évidemment un rôle essentiel. La Civic Tech constitue une sphère créative,
très diverse et en constante expansion, qui permet aux citoyens d’intervenir
dans la vie publique de manière informée et participative. Au Brésil, c’est le
cas du mouvement Meu Rio (« Mon Rio »), créé par deux jeunes, Alessandra
Orofino et Miguel Lago, dans la foulée des manifestations de 2013 contre la
hausse des tarifs des transports publics. Il rassemble plus de 200 000 Cariocas
en ligne et dans les quartiers de la ville, qui font pression sur la municipalité
pour obtenir de meilleurs services en matière d’école, de sécurité, de
transport ou de rénovation urbaine. Les habitants dressent d’ailleurs eux-
mêmes la cartographie des égouts et des immeubles vétustes. Uniquement
financé par des micro-dons des habitants, il leur permet aussi de défendre
leurs propres projets. Des réseaux identiques sont ensuite nés dans d’autres
villes brésiliennes, comme Curitiba, Recife ou Porto Alegre21, avec le même
objectif : reprendre en main le quotidien de la cité.
D’autres plates-formes dressent un crowdmapping de la corruption des
fonctionnaires et des élus, comme Bilkamcha en Tunisie, fondée par
l’association I Watch, ou comme I Paid A Bribe en Inde, une plate-forme
interactive qui aide les citoyens à dresser en temps réel la cartographie de la
corruption dans le pays, mais signale aussi les fonctionnaires honnêtes à ses
plus de 12 millions de visiteurs. I Paid A Bribe marche si bien que des sites
équivalents ont été ouverts dans plusieurs pays : Pakistan, Kenya, Sri Lanka,
Philippines (Bantay.ph) ou Grèce (Edosafakelaki.org). L’application
internationale BribeSpot contribue, elle aussi, à cartographier la corruption.
En Inde, Janaagraha, l’association qui gère I Paid A Bribe, a ensuite lancé
l’application I Change My City22, qui fonctionne comme Meu Rio : les
urbains s’en servent pour signaler les dysfonctionnements des services
publics, faire des propositions et connaître en détail le budget de leur ville.
C’est avec les mêmes objectifs qu’aux États-Unis des Civic Hacknights
réunissent régulièrement des groupes de citoyens dans plusieurs villes,
notamment New York, Oakland, Seattle, Boston, Miami ou Chicago, pour
élaborer des outils numériques destinés à améliorer la vie urbaine. Dans ces
hackathons du soir, habitants des quartiers, chercheurs, data-journalistes,
militants associatifs et programmeurs créent ensemble des applications
pratiques destinées par exemple à aider de nouveaux arrivants à trouver la
bonne école publique, à repérer les logements vides pour les sans-abri, à
recenser les lieux non encore adaptés aux handicapés ou à décrypter le budget
de la ville. Ces Civic Hacknights, qui conjuguent la puissance collective du
Web à la participation des habitants, ont notamment essaimé dans plusieurs
villes canadiennes et britanniques.
L’organisation à but non lucratif Code for America parraine ces
hackathons et développe des outils open source de partenariat entre habitants
et administrations. Créée en 2009 par Jennifer Pahlka, une jeune diplômée de
Yale, Code for America a d’ailleurs convaincu plusieurs municipalités
(Chicago, Portland, Washington, Boston, Seattle…) de jouer ce jeu
participatif. San Francisco, par exemple, a accepté d’ouvrir l’accès à ses
données – réseaux d’énergie, de transport, composition socio-économique
des quartiers –, et cet open data facilite la création d’applications citoyennes
interactives destinées à rendre les services municipaux plus efficaces.
La ville de New York a d’ailleurs ouvert un Civic Hall, un centre
collaboratif qui accueille tous les acteurs de la Civic Tech – citoyens,
hackers, membres d’associations, entrepreneurs sociaux, chercheurs,
représentants des municipalités, journalistes ou artistes – pour partager les
compétences, débattre des enjeux publics et résoudre ensemble les problèmes
de la métropole (pollution, ressources en eau, mobilités, insécurité, vivre-
ensemble, inclusion sociale…). Des labs urbains23 similaires ont aussi vu le
jour à San Francisco (Superpublic), à Los Angeles, à San Diego (Civic
Innovation Labs), à Chicago (UiLabs), à Barcelone et à Paris.
Parallèlement se développent d’innombrables plates-formes numériques
ayant aussi l’ambition d’organiser des débats entre élus, habitants, entreprises
et associations autour d’un projet urbain, comme Civocracy.org – une start-
up née à Berlin et présente dans cinq pays européens – ou Citizers.com, créée
en France. Democracy 2.124 est un outil de votation en ligne développé par
Karel Janeček, mathématicien et militant anti-corruption tchèque. Il a déjà été
utilisé dans plusieurs pays – République tchèque, Tunisie, Portugal, États-
Unis, Chine – ainsi que pour le budget participatif de New York.
Aux États-Unis, des sites comme Pollenize.org ou IsideWith.com aident
aussi les électeurs à comparer les programmes des candidats aux élections
locales ou nationales. Un travail que réalise au Chili la plate-forme Vota
Inteligente, et, en France, Voxe.org, site collaboratif qui s’est étendu à
plusieurs pays d’Europe, d’Asie, des Amériques et d’Afrique. D’autres sites
surveillent le travail législatif, comme la plate-forme Congreso Abierto au
Chili25 ou Democracy Watch, groupe de pression citoyen qui a permis de
faire modifier plus de 110 lois fédérales ou provinciales au Canada. En
France, le site Parlement-et-Citoyens.fr permet, lui, de participer à l’écriture
de propositions de loi d’origine parlementaire.
Les applications mobiles se multiplient elles aussi, avec l’ambition de
renouveler la démocratie locale en ouvrant le dialogue entre citoyens et élus.
En France, elles s’appellent notamment Stig, Vooter, Fluicity, Questionnez
vos élus, City2Gether ou Neocity. Elles permettent de répondre aux
consultations lancées par les pouvoirs publics, de signaler un problème ou
proposer une idée (Tell My City), de débattre de projets locaux (Politizr), de
se mobiliser pour une cause (Fullmobs) ou de présenter des candidats aux
élections (Baztille).
Quel que soit leur champ d’application, les outils de la Civic Tech sont très
diversement utilisés dans le monde : assez peu en France, par exemple, alors
qu’ils se sont fait une place au niveau local aux États-Unis. Mais leur
potentiel est important et ils s’organisent progressivement en réseaux
internationaux : la Red Latinoamericana por la Transparencia Legislativa
regroupe des observatoires de la démocratie dans 11 pays latino-américains,
tandis que Poplus, une communauté internationale de militants et de
développeurs, crée des outils collaboratifs open source pour amplifier la
participation citoyenne partout dans le monde. Leur multiplication témoigne
en tout cas, sur tous les continents, de la volonté d’une jeune génération de
réenchanter la politique en y greffant la participation des citoyens. Elle traduit
sans doute aussi la nécessité d’ajuster les démocraties – dont les structures
n’ont pas changé depuis deux siècles – à une société civile moderne, éduquée
et informée.
Dans leur ensemble, ces laboratoires de nouvelles formes d’expression
citoyenne – assemblées d’habitants, budgets participatifs, listes citoyennes,
plates-formes interactives de la Civic Tech, mouvements civiques de terrain –
ont en commun la mise en œuvre de trois principes : participation,
redevabilité (accountability) des élus et transparence. À terme, ils devraient
contribuer à faire émerger, progressivement, une démocratie collaborative,
tout comme l’économie collaborative a vu le jour. Plusieurs formes de
gouvernance participative pourraient ainsi s’organiser26, notamment avec
l’arrivée de non-professionnels de la politique, élus sur des listes citoyennes,
et la contribution de la société civile aux décisions publiques, sur le modèle
de la « démocratie liquide27 » expérimentée à Reykjavík. Avec, en arrière-
fond, cette idée utopique : rapprocher un peu plus la démocratie de sa forme
idéale, celle d’une communauté de citoyens libres, qui participent ensemble à
la définition et à la mise en œuvre du bien commun.

1 Le film Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015), a repris cette initiative, à partir de ce livre.
2 Toile de coton nouée autour de la taille.
3 Ces assemblées citoyennes, distinctes des conseils municipaux, sont autorisées par le 73e
amendement à la Constitution indienne, qui encourage l’auto-gouvernance des villages dans l’esprit des
« républiques villageoises » souhaitées par Gandhi. Adopté en 1992, ce texte instaure par ailleurs un
quota de basses castes et de femmes au sein des conseils municipaux.
4 L’indépendance économique des femmes, leur organisation en groupes de micro-finance, le plein
emploi des hommes et les actions de sensibilisation lancées par le maire ont en quelques années permis
d’éliminer la violence domestique qui sévissait dans le village.
5 Sur le site de la municipalité, il a fait figurer cette phrase de Gandhi : Be the change you want to see
in the world (Soyez le changement que vous voulez voir advenir dans le monde).
6 Emmanuel Galiero, « Selon un sondage, 80 % des Français font confiance aux citoyens plutôt qu’aux
politiques », Le Figaro, 8 mars 2016, et « Seuls 24 % pensent que les idées doivent venir des élus »,
sondage OpinionWay pour 20 Minutes et Soon Soon Soon, 15 septembre 2015.
7 Raul Pont, « L’expérience du budget participatif de Porto Alegre », Le Monde diplomatique,
mai 2000.
8 Voir la carte sur https://democracyspot.net/2012/09/10/mapping-participatory-budgeting-and-e-
participatory-budgeting/.
9 Voir sur Youtube le documentaire de Yannick Bovy, « Marinaleda. Les insoumis », et Stefano
Vergine, « Marinaleda, son maire communiste et son taux de chômage à 0 % », L’Espresso-Courrier
international, 24 juin 2010.
10 Marion Guyonvarch, « Trémargat, laboratoire d’alternatives et de démocratie participative à ciel
ouvert », Bastamag.net, 11 décembre 2014, et Raphaël Baldos, « Trémargat, village bio et solidaire »,
La Croix, 4 mars 2016.
11 Voir le site de la mairie de Saillans et Gaspard d’Allens et Lucile Leclair, « À Saillans, les habitants
réinventent la démocratie », Reporterre, 17 octobre 2015.
12 « Nous, les citoyens » (www.wethecitizens.ie).
13 David Commeillas, « Coup de Balai citoyen au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, avril 2015.
14 Il s’agissait d’accepter ou non le remboursement par l’Islande des 3,9 milliards d’euros avancés par
Londres et La Haye après la faillite de la banque Icesave en 2008.
15 Voir www.yrpri.org et https://www.youtube.com/watch?feature=playerembedded & v=2oLlzPqtpQ.
16 Ainsi que la réforme du droit d’auteur pour un accès libre aux données et la protection de la vie
privée sur Internet.
17 Liste complétée par des primaires citoyennes ouvertes à tous.
18 https://participez.nanterre.fr/.
19 Voir sa vidéo, devenue virale :
http://www.ted.com/talks/pia_mancini_how_to_upgrade_democracy_for_the_internet_era.
20 www.youtube.com/watch?v=3eQ4XrgBQBE.
21 www.meurio.org.br et www.fundadores.nossas.org .
22 www.Ipaidabribe.com, www.youtube.com/watch?v=3PwxM8CmH0 et www.Ichangemycity.com.
23 En général sponsorisés par de grandes entreprises comme Google ou Microsoft, parfois par des
fondations. Certains sont soutenus par des universités.
24 www.d21.me/. Lire l’interview de son fondateur sur
www.paristechreview.com/2015/09/29/democratie-2-1-mathematiques-politique/.
25 La fondation chilienne Ciudadano Inteligente est à l’origine de cette initiative, tout comme de Vota
Inteligente.
26 Loïc Blondiaux suggère par exemple que la « démocratie contributive » soit une des branches du
gouvernement. Voir son livre Le Nouvel Esprit de la démocratie, Seuil, coll. « La République des
idées », 2008.
27 Concept apparu à la fin des années 2000 pour désigner un modèle mixte mêlant élections classiques
et participation citoyenne. Voir Dominik Shiener, « Démocratie liquide : la vraie démocratie du XXIe
siècle », 3 décembre 2015 (www.abondance.info/democratie-liquide-la-vraie-democratie-du-21e-siecle-
medium/).
Des centres de santé citoyens

Bénéficier d’un niveau de santé optimal est un des droits fondamentaux


de chaque être humain, sans distinction de race, de religion, de
conviction politique, de condition économique ou sociale.
Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, Genève, 1946

Les gens sont des miracles qui s’ignorent.


Albert Camus
Les cliniques gratuites américaines
Le bâtiment est moderne, de plain-pied, situé dans une rue calme du centre
d’Ithaca, dans l’État de New York. Dans la salle d’attente aux murs pastel, un
jeune couple patiente, accompagné d’une petite fille. À côté d’eux est assis
un homme aux cheveux bruns très courts, le teint blafard, les joues un peu
creuses. « Il y a ici beaucoup de gens sans emploi. Certains vont d’une région
à l’autre ; ce sont des individus ou des groupes qui errent, sans ressources, et
qui ont besoin de soins de santé primaires », explique Bethany Shroeder, la
directrice de la clinique, en me faisant visiter les locaux.
Cette clinique n’est pas ordinaire : sans but lucratif, elle fournit des
consultations gratuites et des médicaments à tous, surtout aux plus pauvres.
« Les médecins les aident aussi à trouver des aides sociales », explique
Bethany. « Et le besoin est énorme. Nous accueillons aujourd’hui trois fois
plus de patients qu’au début. La majorité a entre vingt-cinq et cinquante ans,
ils sont sans revenus, peu couverts par l’assurance maladie ou pas couverts du
tout. »
Ce centre de soins est né de la mobilisation des habitants de la ville.
En 1997, dans la foulée de la création d’une monnaie locale, ils se disent
qu’il faudrait aussi agir pour ceux qui ne bénéficient ni de Medicare ni de
Medicaid, les deux volets de la protection sociale publique américaine. Ils
décident de créer une mutuelle citoyenne, Ithaca Health Alliance1, qui
comprend un fonds spécial destiné à financer certains soins ciblés, dentaires
par exemple. Le fonds est monté grâce à une souscription volontaire des
habitants, qui apportent 100 000 dollars. Puis la clinique est inaugurée en
2006 et installée en 2010 dans des locaux plus modernes.
Là aussi, toute la ville a contribué : meubles et équipements ont été fournis
par des habitants et, en dehors de l’aide d’une fondation, son budget n’est
alimenté que par les dons des citoyens2. Les soignants – médecins, infirmiers,
acupuncteurs… – sont tous bénévoles et se relaient pour assurer des
consultations plusieurs jours par semaine. « Nous avons un engagement
envers ces patients : ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas d’autre choix »,
plaide Bethany. Elle-même a donné une conférence à l’université Cornell,
dans la ville, ce qui a amené des étudiants bénévoles. Et elle a aussi mis sur
pied un système d’échanges mutuels de services avec l’hôpital local qui lui
permet de faire pratiquer des examens de laboratoire sans transaction
d’argent.
Cette activité n’est d’ailleurs pas son seul engagement : Bethany travaille
aussi « avec un groupe d’écrivains et de chercheurs de l’université sur les
moyens de relocaliser l’économie » de la région. Elle habite une maison
partiellement autonome en énergie grâce au solaire et cultive un potager dont
elle distribue les surplus autour d’elle. « Il vaut mieux contribuer aux
solutions que contribuer aux problèmes », dit-elle en riant.
Comme à Ithaca, plus de 1 200 cliniques de soins gratuits fonctionnent aux
États-Unis grâce aux dons d’argent et de temps de citoyens ordinaires, pour
soigner les oubliés du système de santé3. L’une d’elles, créée en 1969 à
Berkeley (Californie) comme un établissement de « médecine de rue », avec
des médecins volontaires, professe que la santé est « un droit humain de base,
qui ne doit pas être lié aux profits4». Une autre, fondée en 1994 à San
Francisco par deux médecins de famille, Patricia et Richard Gis, a depuis son
ouverture soigné gratuitement plusieurs dizaines de milliers de patients privés
de couverture santé5.
En Europe, dans une Grèce durement frappée par la crise, où de nombreux
centres publics de santé ont dû fermer et où près d’un million de personnes
ont perdu leur assurance-maladie, une cinquantaine de dispensaires autogérés
et de pharmacies solidaires ont aussi fait leur apparition depuis 2009 : animés
par des citoyens bénévoles, ils soignent gratuitement les plus démunis6.
Les maisons médicales autogérées de Belgique
Les cliniques citoyennes américaines, dont certaines ont déjà plus de
quarante ans d’existence, ont aussi inspiré les fondateurs des maisons
médicales de Belgique. Celles-ci ont vu le jour juste après 1968, explique le
Dr Pierre Drielsma, médecin généraliste à la maison médicale Bautista Van
Schauwen à Seraing. « À l’époque, il y avait en Belgique des comités
d’action d’étudiants dans les universités, notamment dans les facultés de
médecine, qui voulaient prolonger leur action politique dans la vie
professionnelle. C’est ainsi que sont nées ces maisons médicales, sans but
lucratif, avec une idéologie forte qui met en œuvre une égalité entre
travailleurs aussi bien qu’une égalité médecins-patients, ce qui implique que
les décisions sur les traitements sont prises en commun. »
Ces centres proposent une offre groupée de soins qui associe plusieurs
professionnels – généralistes, infirmiers, dentistes, kinésithérapeutes,
psychologues… – afin de permettre un suivi médico-social global, tenant
compte de la situation familiale, sociale et économique des patients. « C’est
un système médical citoyen », résume Pierre Drielsma, qui « défend chaque
jour des valeurs » de solidarité et de justice sociale « dans un monde
ultralibéral » où la santé est devenue une source de profits.
Ces centres, autogérés par les personnels, associent des représentants des
patients et, pour certains, des mutuelles. Ils sont financés depuis 1979 par le
forfait à la capitation, somme versée chaque mois par l’assurance maladie
pour chaque patient et qui couvre 80 % des dépenses des centres (le reste
étant financé par les subventions). Les soins sont donc gratuits, et, sans eux,
une partie de la population aurait renoncé à se soigner.
Aujourd’hui, la Belgique compte environ cent trente maisons de santé7et
« elles ont le vent en poupe : quatre ou cinq nouvelles s’ouvrent chaque
année, ajoute Pierre. En réalité, notre modèle séduit parce que le principe
d’équipes pluridisciplinaires propose une meilleure organisation des soins. Il
permet aussi aux femmes, de plus en plus nombreuses dans les professions
médicales, de mieux s’organiser, par exemple pour les remplacements de
maternité ». Ces maisons médicales assurent désormais 5 à 8 % de l’offre de
soins selon les régions, voire « 10 % à Bruxelles. Et il y a encore un vrai
potentiel de croissance, avec un objectif à terme de 25 à 30 % de l’offre de
soins du pays », estime Pierre.
Un autre réseau de soins gratuits a été créé, lui, dans l’orbite du
mouvement marxiste Tout le pouvoir aux ouvriers, devenu ensuite le Parti du
travail de Belgique (PTB). Ce réseau a commencé en 1971 avec l’ouverture
d’un cabinet médical dans la ville ouvrière de Hoboken, près d’Anvers, par
deux généralistes, Kris Merckx et Michel Leyers. Pendant des années, ils ont
défendu une médecine sociale proche des familles, soignant notamment
l’empoisonnement au plomb des enfants des ouvriers métallurgistes. Leur
travail a servi de point de départ à la mise en place d’un réseau de onze
maisons médicales dans tout le pays, appelé Médecine pour le peuple8 et qui
soigne gratuitement plusieurs dizaines de milliers de patients.
Des modèles assez proches des maisons médicales existent en Australie et
en Nouvelle-Zélande, mais surtout dans l’Ontario (Canada)9, où une centaine
de centres offrent une médecine préventive et curative. Les soignants y
travaillent en lien avec des équipes de soutien social pour prendre en charge
des situations parfois difficiles (violence familiale, toxicomanie, pauvreté,
errance…). Ils proposent aussi des haltes-garderies, des haltes pour jeunes
sans abri, des coopératives d’achat d’aliments ou un suivi des mères
adolescentes.
Au Sud, les médecins aux pieds nus
L’Inde est un autre pays pragmatique et innovant dans ce domaine, qui a
vu les structures de santé citoyenne se multiplier. À l’image de l’initiative
d’Ashish Das, un résident de Calcutta, qui avait l’habitude, quand il était
étudiant, de collecter des médicaments inutilisés dans son quartier pour les
donner aux pauvres. Il a ensuite créé une banque nationale de médicaments
gratuits, la Hatkhola Medical Bank. Et celle-ci est devenue un vaste réseau de
centres de consultations et de cliniques itinérantes, où des médecins
bénévoles traitent des milliers de patients chaque année10. Le réseau
Opération Asha, créé en 2006, est, lui, une structure de médecins aux pieds
nus : ses deux fondateurs, Shelly Batra et Sandeep Ahuja, ont formé des
milliers de citoyens à la lutte contre la tuberculose. Équipés d’une tablette
connectée, ils visitent les villages et les bidonvilles et dispensent un
traitement en 48 heures. Plus de 6,5 millions de patients ont ainsi été traités
en Inde, et plus de 68 000 autres au Cambodge.
Au sud, dans le Kerala, 100 000 citoyens volontaires, formés en soins
infirmiers, assistent également 70 000 patients en fin de vie, à leur domicile.
Ce réseau citoyen de soins palliatifs, le Neighborhood Network in Palliative
Care, produit des résultats si probants que son fondateur, Suresh Kumar, est
maintenant sollicité par les gouvernements de nombreux pays (Thaïlande, Sri
Lanka, Jordanie, Indonésie, Espagne…) pour le reproduire.
Enfin, l’Inde a inventé le concept d’hôpital solidaire. Deux groupes
hospitaliers high-tech, l’Aravind Eye Hospital, fondé en 1976 par le Dr
Venkataswamy, et le Narayana Health, fondé en 2001 par le chirurgien
cardiaque Devi Shetty, soignent gratuitement des millions de patients pauvres
chaque année, grâce à une gestion innovante, qui associe tarifs solidaires,
micro-assurances de santé et fondations11. Un fonctionnement aujourd’hui
étudié à Harvard.
Micro-assurances et mutuelles communales
Les carences dans la couverture santé ont également dopé l’innovation
dans d’autres pays. Aux États-Unis, des groupes d’habitants ou de
professionnels d’un même secteur (fermiers, salariés) ont créé leurs propres
mutuelles sans but lucratif, pour concurrencer les mutuelles commerciales.
Certaines ont atteint des tailles respectables, comme Health Partners à
Minneapolis (1,4 million de membres), la Group Health Cooperative à Seattle
(600 000 membres).
En France où, faute de moyens, près de trois millions de personnes restent
privées de mutuelles, des habitants d’une même ville se sont eux aussi
regroupés, cette fois pour négocier une couverture santé collective à un prix
accessible. L’idée a été lancée par Véronique Debue, l’adjointe aux affaires
sociales de Caumon-sur-Durance (Vaucluse), qui a permis à plusieurs
centaines d’habitants de sa commune d’obtenir ensemble une cotisation à un
prix unique, quels que soient l’âge ou la situation de famille, ce qui crée une
solidarité entre les générations. Et en peu de temps, le concept a essaimé,
sous des formes variables, dans plusieurs dizaines d’autres villes, comme
Mormant (Rhône), Etel (Morbihan), Coutras (Gironde), La Bastide-des-
Jourdans (Vaucluse), Drancy (Seine-Saint-Denis), Hendaye et Bayonne
(Pyrénées Atlantiques), Grande-Synthe et Hazebrouck (Nord), etc. Une idée à
développer dans chaque ville, puisque plus le nombre d’adhérents est élevé,
plus les tarifs sont intéressants.
Dans les pays du Sud, où la protection sociale est souvent inexistante,
plusieurs mutuelles ont aussi vu le jour à l’initiative de groupes citoyens
d’épargne ou de micro-crédit : c’est notamment le cas des micro-mutuelles
Wer Werlé de Dakar et de Thiès, au Sénégal, organisées par un groupe de
femmes12, de Grameen Kalyan, une assurance solidaire issue de la Grameen
Bank au Bangladesh, ou des micro-coopératives de santé gérées par des
femmes des bidonvilles en Inde et soutenues par l’ONG Sewa.
De telles initiatives, il en existe des milliers d’autres dans le monde. Elles
ne relèvent pas de la charité, mais d’un sentiment de justice sociale, et si elles
ne remplacent pas un système public de santé et protection sociale, elles
constituent des pistes à explorer quand celui-ci n’existe pas, ou qu’il est mis à
mal par les restrictions budgétaires. Elles montrent surtout que la santé est un
bien commun, qui peut être géré par tous, avec simplement un peu
d’engagement.

1 www.ithacahealth.org.
2 Déductibles des impôts.
3 Ces cliniques, dont certaines ont des aides fédérales, sont regroupées depuis 2001 dans la National
Association of Free and Charitable Clinics (www.nafcclinics.org).
4 www.berkeleyfreeclinic.org.
5 www.sffc.org.
6 Source : https://solidaritefrancogrecque.wordpress.com/liste-des-dispensaires-sociaux-2/. Source :
https://solidaritefrancogrecque.wordpress.com/liste-des-dispensaires-sociaux-2/.
7 Voir leurs fédérations : www.maisonmedicale.org ; www.vwgc.be.
8 http://gvhv-mplp.be.
9 http://www.health.gov.on.ca/fr/public/programs/ohip/.
10 Ruchi Choudhary, « All Power is Within You », India Together, 7 juin 2011,
www.indiatogether.org/2011/jun/hlt-medbank.htm.
11 Le fonctionnement de ces hôpitaux et de ces réseaux innovants est détaillé dans : Bénédicte Manier,
Made in India, op.cit.
12 L’Union des réseaux du progrès des femmes en milieu urbain (Ur-Profemu). Voir « Micro-assurance
santé. Guide d’introduction aux mutuelles de santé en Afrique », Bureau international du travail, 2000.
Conclusion

Une réappropriation du monde

En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est
l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer.
Charles de Gaulle,
conférence de presse, 25 mars 1959

Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue.
Victor Hugo
La génération du passage à l’acte
Que conclure de ce foisonnement planétaire d’actions citoyennes ?
D’abord que la reprise en main par la société civile des enjeux qui la
concernent ne cesse de s’amplifier. Elle constitue aujourd’hui un phénomène
polymorphe, silencieux, mais qui se développe partout autour du globe. Nous
sommes entrés dans l’âge de la société civile agissante, dont les initiatives ne
cessent de s’étendre : villes en transition, coopératives, groupes de
permaculture, fab-labs, communauté du libre, systèmes collaboratifs forment
maintenant des réseaux mondiaux qui s’organisent, se rencontrent. La
cartographie mondiale de ces initiatives s’enrichit, les rendant plus visibles et
montrant qu’elles constituent une réaction collective à une crise mondiale
inédite, dont les quatre facettes – économique, sociale, démocratique et
écologique – sont indissociables.
La planète a en effet basculé dans une époque critique. Le dérèglement du
climat, le pillage illimité des ressources, l’épuisement des terres arables, la
dégradation des écosystèmes, la déforestation et le manque d’eau menacent
sa survie. La faune terrestre est entrée dans une nouvelle phase d’extinction
de masse et à terme, les humains pourraient faire partie des espèces qui
disparaîtront1. Enfin, le mode de développement actuel continue d’accroître
les inégalités2 et maintient des milliards de personnes dans la pauvreté.
Pourtant, d’autres signes émergent. Jamais le monde n’a eu une population
aussi informée, aussi qualifiée, aussi mobile, aussi connectée, aussi
consciente des enjeux planétaires. Elle est aussi la plus active et la plus
inventive de l’Histoire. C’est particulièrement vrai de la génération des
Millennials, ces jeunes devenus adultes avec le nouveau siècle : nés dans la
culture numérique, ils constituent à eux seuls un groupe mondial
multiculturel, connecté et engagé dans une logique de changement. Rien
qu’aux États-Unis, cette génération fait preuve du niveau d’engagement
civique le plus élevé depuis les années 1930, et exprime à une forte majorité
(84 %) son ambition de « faire quelque chose de positif pour changer le
monde »3.
Le phénomène est sans aucun doute typique des périodes de crise
planétaire. Déjà, en 1929, Freud expliquait dans son livre Malaise dans la
civilisation que lors des crises collectives, les hommes cherchent des
solutions à leur souffrance en adoptant deux comportements opposés : soit le
rejet de l’autre et le repli sur soi, soit l’ouverture et la coopération. C’est ce
que nous sommes en train de vivre. En l’espace de deux décennies, le repli
identitaire et la montée des périls géopolitiques se sont confirmés. Mais,
parallèlement, a émergé une société d’« activistes agissants » (activist
doers)4, une génération positive qui pense au futur. Partout dans le monde,
elle tente de réduire son impact sur la biosphère et de modifier les paradigmes
de l’économie. Et dans un monde saturé d’incertitudes, ses réussites – la
régénération d’écosystèmes, l’émergence de biens communs, le
développement d’une agriculture écologique, des modes de vie et de
production coopératifs, la réduction des énergies fossiles – sont les signes
tangibles que d’autres voies sont possibles.
Du Nord au Sud, ces citoyens montrent que des solutions existent. Des
solutions simples, facilement reproductibles sur tous les continents. Des
solutions qui déjouent le sentiment d’impuissance. Car, chaque fois qu’ils
reprennent le contrôle sur leur environnement, leur travail, leur monnaie, leur
consommation, ces citoyens déconstruisent une mondialisation qui ne leur
convient pas et façonnent autour d’eux le monde idéal qui leur échappe à
l’échelle globale. Ils donnent ainsi un visage concret au changement et
prennent conscience de leur pouvoir d’action.
Pour agir, cette société civile n’a jamais disposé d’autant d’outils : réseaux
sociaux, informations planétaires en temps réel, technologies open source,
financements participatifs ou mutualisation des compétences ont changé la
donne. Ces outils d’empowerment ont modifié les modes d’action, accéléré
les échanges intellectuels et matériels, renforcé l’expression démocratique.
Une sorte de contrepouvoir qualifié, horizontal et sans leader, s’est ramifié
autour du globe, qui partage et reproduit les solutions de terrain. Peu à peu se
construit une intelligence collective qui commence à intéresser les pouvoirs
publics et inspire les entreprises innovantes5. Mais surtout, cet élan de
transformation bottom up fait aujourd’hui de la société civile une actrice
essentielle du changement social, face à des pouvoirs publics qui semblent de
moins en moins capables de penser le bien commun.
Vers de nouveaux communs
La multiplication planétaire de ces initiatives, en un temps historique très
court, laisse penser que leur essor va continuer. Tout d’abord parce que leur
base sociale n’est pas constituée de groupes marginaux, mais de classes
moyennes bien intégrées, ayant les moyens matériels et intellectuels d’agir et
porteuses d’un fort désir de transformer la société, en créant de nouvelles
façons de travailler, d’habiter les villes, de consommer et de vivre ensemble.
Or, de tout temps, les classes moyennes ont été les trendsetters, les groupes
sociaux qui ont déterminé les tendances à venir. Il est d’ailleurs intéressant de
voir que les plus à l’avant-garde de ce mouvement sont les classes moyennes
d’Amérique du Nord et d’Europe, celles qui ont, par le passé, été les
précurseurs d’autres grands changements de société : la première et la
deuxième révolution industrielle, et l’adhésion au capitalisme industriel et au
modèle consumériste. Leur changement actuel de valeurs suggère donc que
nous sommes au début d’un changement profond et durable.
Autres éléments qui plaident en faveur d’une poursuite de leur
développement : ces initiatives répondent à des besoins réels – elles ont
d’ailleurs changé la vie de dizaines de millions de personnes – et elles
résolvent en grande partie la crise du sens. Enfin, l’expansion mondiale des
comportements collaboratifs laisse penser que les nouveaux réseaux
d’individus et de ressources – des « réseaux pensants », comme dit Patrick
Viveret – vont continuer à se multiplier. D’abord au niveau des territoires, là
où le changement est le plus à portée de main. C’est d’ailleurs là que se pense
déjà une économie à l’échelle humaine (concept appelé community-scaled
economy aux États-Unis) et que se mettent en place de nouveaux communs
interdépendants : agriculture et environnement sains, réseaux d’énergies
renouvelables, habitats écologiques et conviviaux, circuits financiers
éthiques, biens et services issus de formes de travail collaboratives, plus
grande démocratie locale, etc.
La prochaine frontière est sans doute d’articuler les initiatives entre elles,
en réunissant leurs acteurs, afin de constituer des leviers puissants pour la
transition des territoires. Un par un, de nombreux territoires, dans plusieurs
pays, pourraient ainsi montrer des changements visibles.
La crise polymorphe que vit la planète est de toute façon une transition en
elle-même, qui nous obligera à mettre en place de nouveaux modèles. De gré
ou de force, l’homme devra s’inscrire dans une interaction intelligente,
résiliente, avec la biosphère. Ce changement radical de vision passera,
résume Serge Latouche, par au moins huit actions interdépendantes :
« réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire,
réutiliser, recycler6 ». L’épuisement prévisible des ressources et les
conséquences dramatiques du réchauffement climatique, notamment,
devraient ainsi nous faire passer d’une logique de flux mondiaux d’échanges
à une logique de territoires autonomes en travail, en alimentation et en
énergie. De manière pragmatique, il faudra aussi mêler les solutions du Nord
et du Sud et recourir autant au high-tech qu’au low-tech7.
Cette transition, dont la société civile a été la première à se saisir, nul n’en
connaît encore l’issue. La remise en cause des logiques actuelles se heurte à
d’importants groupes d’intérêts (pétroliers, financiers...) et les convulsions du
monde rendent l’avenir imprévisible. Mais la société civile a
incontestablement découvert sa force de transformation et elle esquisse déjà,
en de multiples endroits de la planète, les contours d’une société plus
écologique, plus participative, plus solidaire. Ce sont peut-être les prémices
du futur, qui émergent et s’organisent.

1 Selon une étude publiée par des experts de Stanford, Princeton et Berkeley : Gerardo Ceballos et alii,
« Accelerated modern human-induced species losses : Entering the sixth mass extinction », Science
Advances, 19 juin 2015.
2 Un groupe de 67 milliardaires détient autant de richesses que la moitié de la population du globe.
3 Dan Schawbel, « 74 of the Most Interesting Facts About the Millennial Generation », 25 juin 2013,
http://danschawbel.com/blog/74-of-the-most-interesting-facts-about-the-millennial-generation/.
4 Andrea Stone, « Civic generation rolls up sleeves in record numbers », USA Today, 19 avril 2009, et
Pew Research Center, « Portrait of the Millennials », www.pewresearch.org/2010/03/11/portrait-of-the-
millennials/.
5 Elles remplacent en effet, avec succès, le modèle pyramidal par une gestion participative qui valorise
les compétences, comme l’entreprise Buurtzorg à Rotterdam (10 000 employés). Sur ce nouveau mode
de gestion, voir Frédéric Laloux, Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail
inspirées, Éd. Diateino, 2015.
6 Serge Latouche, « La voie de la décroissance. Vers une société d’abondance frugale », in Alain
Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité. Dialogues sur la société
conviviale à venir, La Découverte, 2011.
7 Voir Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable,
Seuil 2014.
Postface

Le monde nouveau est en train d’émerger, à l’échelle


du micro
(entretien avec le philosophe Patrick Viveret)

Le modèle actuel de développement démontre ses échecs. Le politique montre


aussi son incapacité, son absence de volonté à répondre par le haut aux
grands enjeux de la planète. Est-il possible d’y répondre par le bas, par le
terrain, en agissant à l’échelle locale ?

Nous sommes à la fin de trois cycles. Le premier est trentenaire, c’est


l’échec du modèle « DCD », c’est-à-dire : dérégulation, compétition à
outrance, délocalisation ; ce que l’universitaire américain Robert Reich
appelle l’hypercapitalisme. Il arrive à un point d’insoutenabilité tel qu’il va
s’écrouler, ce qui ne veut pas dire qu’il va le faire pacifiquement. Antonio
Gramsci disait : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à
apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Les fermetures
politiques, les crispations sont quelques-unes des facettes de ce monde qui
meurt.
La deuxième fin de cycle est plus profonde. C’est la fin du grand cycle
historique de domination du modèle de modernité occidentale. Max Weber
avait caractérisé l’entrée dans la modernité par le passage de l’« économie du
salut » au « salut par l’économie ». Ce cycle arrive à sa fin, parce que ses
promesses n’ont pas été tenues. On voit les dégâts de ce modèle, qui n’a
produit ni progrès social ni progrès moral. Et la question du salut fait
maintenant son retour, pas forcément par le biais du religieux, mais sous
forme globale, notamment par des appels réguliers à sauver la planète.
Or sauver la planète revient en réalité à sauver l’humanité elle-même. Et
cela pose la question fondamentale : comment sortir par le haut de ce cycle ?
La réponse est d’entamer un dialogue de civilisations exigeant et ouvert –
dialogue que les forums sociaux mondiaux ont d’ailleurs commencé à
engager – qui permette de faire un « tri sélectif » dans la modernité
occidentale et dans les civilisations de tradition, et ce, afin d’en tirer le
meilleur des deux.
Côté occidental, on peut garder l’émancipation, la liberté de conscience, le
droit au doute, l’individualité et les droits de l’homme, et parmi eux les droits
des femmes. Mais il faut en dissocier le pire, comme la chosification du
vivant – des hommes et de la nature –, le fondamentalisme de marché et la
volonté de domination, qui s’est notamment manifestée par le colonialisme.
Côté traditions, il faut équilibrer les trois points forts du rapport à la nature,
au lien social et au sens par la nécessité émancipatrice, pour éviter que cette
reliance se transforme en dépendance. Le point commun dynamique de ce
dialogue peut être la notion de bien-vivre (buen vivir1), qui est au cœur
aujourd’hui du débat des sociétés latino-américaines.
Ce « tri sélectif » dans les civilisations peut permettre la co-construction
d’un nouvel universel à partir du meilleur d’entre elles.
La troisième fin de cycle historique est ce que j’appelle la sortie du
néolithique, qui est encore un âge de pierre (lithos, en grec, c’est la pierre).
L’humanité ne peut avancer dans son processus d’humanisation qu’en sortant
de la dureté. Elle a besoin de franchir un saut qualitatif dans sa propre
humanisation, de mettre sa sagesse au même niveau que son savoir.
La question la plus difficile pour l’humanité, c’est l’humanité elle-même,
car elle est confrontée à sa barbarie intérieure. L’enjeu est : comment
l’humanité peut-elle passer du réseau pensant au réseau aimant ? Gandhi
avait pointé cette question cruciale de l’amour. Mais c’est un terrain qui est
resté en friche.
Ces trois fins de cycle, qui convergent au point de vue historique, exigent
des mutations colossales, qui prennent du temps. C’est ce qui se passe dans
l’émergence de ces actions parallèles. Elles sont des germes, des prototypes,
qui manifestent une créativité dans ce temps long. Le monde nouveau est en
train d’émerger, à l’échelle du micro.
Mais les enjeux mondiaux créent un haut niveau d’exigence : il s’agit de
préparer des réponses aux échecs des trois cycles.

Quelles seraient les conditions nécessaires pour que ces initiatives diverses
constituent une réponse globale ?

Il faut penser un système qui remplacerait le système dominant sans


devenir à son tour un modèle dominant. Les actions du passé se sont très vite
centrées autour d’un dogme. La question même de la nature d’un système
autre doit donc être repensée. Il faut définir de grandes alliances qui se
nourrissent des différences, voire des divergences. Pour cela, il faut une
qualité démocratique. Si les forums sociaux mondiaux durent, c’est qu’ils
acceptent de se heurter à cette biodiversité, de travailler ces différences.

L’enjeu n’est-il pas aussi que ces initiatives, qui illustrent ces mutations
naissantes, atteignent une masse critique pour peser sur les choix
politiques ?

Il y a un enjeu de masse critique, mais aussi de dynamique de forces. Les


mutations de conscience se produisent tous azimuts, à la fois dans ces zones
privilégiées, où émergent ces alternatives, et dans le système dominant, où
certains sont amenés à bouger. On le voit par exemple dans l’attitude de
curiosité, de tolérance, voire d’accompagnement, de certains élus locaux face
aux expériences de monnaie sociale. Ce sont des zones de porosité,
d’interaction. Ces éléments d’ouverture peuvent jouer un rôle.
[En ce qui concerne le changement politique], il faut chercher à constituer
des formes d’ingénierie politique qui fassent bouger les lignes de
fonctionnement du monde politique. La grande question est le changement de
posture par rapport au pouvoir. La logique de pouvoir en tant que domination
est contre-productive, car elle est impuissante face aux grands enjeux
économiques et financiers, et ne fait pas avancer les grandes questions de
l’humanité. La démocratie ne peut se limiter à démilitariser la lutte pour le
pouvoir – entendu comme une conquête. Elle doit développer, dans une
mutation démocratique, le rapport au pouvoir dans son sens premier, qui est
un pouvoir de création, démultiplié par la coopération.

Comment rendre le concept de « sobriété heureuse » attractif dans un monde


qui fixe pour norme l’hyperconsumérisme ?

La captation de richesses est une réponse inconsciente à l’angoisse de la


mort. Les créatifs culturels, par exemple, sont moins malades que les autres
de cette captation de sens.
[…] Selon Spinoza, il existe deux émotions fondamentales : la joie et la
peur. La stratégie est d’amener la force d’attraction et de démonstration du
côté de la transformation, et non de la peur. Il faut concevoir le changement
comme un projet d’invitation à la vie, non comme un refus ou un
empêchement. L’innovation peut être festive. Il faut apporter de l’eros pour
faire pendant au thanatos, au caractère pathogène du modèle actuel. Au
couple démesure-mal de vivre, il faut répondre par le couple positif
simplicité-joie de vivre.
L’enjeu est de créer une dynamique de conversion, une énergie attractive,
comme Gandhi a su le faire. La force d’attraction de ce modèle est réelle, et
elle passe les barrières de la mort : Gandhi et Luther King ont été assassinés,
mais leurs paroles portent toujours un projet.
Pour réussir la mutation, il faut associer plusieurs paramètres que j’appelle
Rêve : résistance créatrice ; vision transformatrice ; expérimentation
anticipatrice et évaluation démocratique. Ces conditions ne peuvent être
dissociées l’une de l’autre : la résistance créatrice face au thanatos, à la peur ;
la vision transformatrice pour débloquer l’imaginaire face au « there is no
alternative » et pour sortir de la sidération, qui est l’arme de la domination,
puisque le dominé adopte les arguments du dominateur ; et l’expérimentation
anticipatrice pour se projeter, expérimenter sa vision le plus loin possible.
La condition humaine est aussi un chemin qui a besoin d’entraide, de
coopération (car celle-ci démultiplie la capacité de création), et qui doit être
joyeux. Les créatifs culturels sont ce que j’appelle des coopérateurs ludiques.
Ils sont des forces de transformation.

1 Concept écologique et démocratique développé par les populations indigènes d’Amérique latine
(Pérou, Équateur, Bolivie…) et qui implique à la fois un équilibre avec la nature (production suffisante
pour tous, mais sans accumulation) et un équilibre social reposant sur la participation égale de tous les
citoyens.
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui m’ont renseignée, hébergée et


accompagnée durant l’écriture de ce livre : Emmanuelle Gelzer pour sa
générosité aux États-Unis, Anne et André Spears et Jean-Pierre Harpignies
pour leur stimulante amitié à New York, Hanna Gelzer et son mari Mark pour
m’avoir ouvert leur maison à Ithaca, Jean-François Hugues pour sa relecture
et ses conseils, Michel Durand et Clarisse Thomasset pour leur accueil à
Montréal, Jangmu Sherpa et Pasang Norbu Sherpa pour leur aide au Népal,
ainsi que Shane, Dee et Noel Doran en Irlande. Merci également à Heloisa
Primavera à Buenos Aires, Erric Felder à Détroit, Rodrigo Gouveia à
Bruxelles, François Rouillay en France et Amritha Chandramouli à Pastapur.
Merci enfin à Patrick Viveret d’avoir accepté d’écrire la postface et, au-delà,
à lui et à Dominique Picard pour leur constante amitié.
Si vous souhaitez être tenu informé des parutions
et de l’actualité des éditions Les Liens qui Libèrent,
visitez notre site :
http://www.editionslesliensquiliberent.fr

Ouvrage réalisé
par Les Liens qui Libèrent et le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com
à partir de l'édition papier du même ouvrage.
Sommaire

Couverture

Présentation

Bénédicte Manier

Un million de révolutions tranquilles

Préface

L’eau, un bien commun


La validité des solutions low-tech

Dans le Rajasthan : rendre l’eau à la terre

Une cogestion démocratique

Une voie d’avenir pour la planète

Les agronomes aux pieds nus du Burkina Faso

La réappropriation citoyenne de l’eau

Contrôler soi-même la distribution

Les cours d ’eau communautaires

L’agriculture, nouvelle frontière urbaine


Détroit, prototype des villes post-industrielles

New York, pépinière de la guérilla verte

Quand New York redécouvre les marchés fermiers

Des espaces publics comestibles

Cultiver les toits

Le permablitz, ou création expresse de jardins


Des jardins solidaires

Les municipalités qui s’engagent

Des espaces de résilience

Les Incroyables Comestibles

Demain, nourrir les villes

Des filières urbaines bio

L’apport de l ’hydroponie

Une réappropriation de l’espace urbain

De nouveaux modes de vie


Relocaliser la consommation

Les circuits courts, les Amap

L’Amap, un principe applicable à d’autres domaines

Les coopératives de consommateurs

Des commerces solidaires et coopératifs

Réduire le gaspillage

L’économie du don

Réparer, recycler, upcycler

Les bonnes idées de l’upcycling

La société collaborative

Partager, troquer, louer…

Vivre mieux avec moins

Bricoler, voyager, apprendre : les échanges de services

Partager les savoirs

L’âge de la société civile experte : les sciences collaboratives

Une intelligence collective

La communauté du libre, l’open source

La génération makers
Partager le travail

Vers de nouveaux écosystèmes

Implanter une agriculture durable


Cogérer les terres

L’épargne solidaire pour garder l’agriculture vivante

Une filière agroalimentaire cogérée par les habitants

Éradiquer la faim : l’histoire de Chandramma

Nourrir le monde

Un modèle d ’émancipation

Confronter les modèles

L’expansion de l’agriculture biologique

Les agroécologies : la permaculture et l’agroforesterie

Préserver la biodiversité

Assurer l’alimentation mondiale de demain

Un usage citoyen de l’argent


Investir dans l’économie réelle : les clubs coopératifs d’épargne

Des banques socialement responsables

En Espagne, des communautés de prêt autofinancées

Cofinancer l’écologie et l’économie solidaire : le crowdfunding

Les banques communautaires

L’essor international des monnaies locales

Penser le développement des territoires

Énergies : vers des milliers d’autonomies locales


Quand le Sud invente ses propres solutions

Inde : les ingénieures aux pieds nus

Le Barefoot College : une économie de l’échange


Des solutions autonomes et décentralisées

Le biogaz, une petite révolution villageoise au Népal

En France, l’éolien citoyen

Les coopératives d’énergie

L’exemple nordique

Anticiper l’après-pétrole : les villes en transition

Combiner les nouvelles énergies

Un modèle énergétique décentralisé

L’économie circulaire

Le modèle coopératif
Les empresas recuperadas d’Argentine

Un secteur dynamique

En finir avec la pauvreté

Un outil d’indépendance

L’extension du domaine coopératif

Le levier d’une autre économie

Habiter ensemble, autrement


L’essor des coopératives d’habitants

Le co-habitat en propriété partagée

Vieillir ensemble

Les écovillages

Les éco-hameaux

Construire soi-même, et construire petit

Les sociétés en propriété collective

Des éco-logements de qualité pour les plus démunis

Une démocratie plus citoyenne


Quand les habitants gèrent eux-mêmes la ville

Une économie relocalisée

Un modèle reproductible

L’essor des expériences participatives

Les budgets participatifs

Les listes citoyennes

L’essor de la Civic Tech

Des centres de santé citoyens


Les cliniques gratuites américaines

Les maisons médicales autogérées de Belgique

Au Sud, les médecins aux pieds nus

Micro-assurances et mutuelles communales

Conclusion - Une réappropriation du monde


La génération du passage à l’acte

Vers de nouveaux communs

Postface - Le monde nouveau est en train d’émerger, à l’échelle du


micro. Entretien avec le philosophe Patrick Viveret

Remerciements

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