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APPROCHE SOCIOLINGUISTIQUE DE L'AVENIR DU FRANÇAIS DANS LE

MONDE

Louis-Jean Calvet

La Découverte | « Hérodote »

2007/3 n° 126 | pages 153 à 160


ISSN 0338-487X
ISBN 9782707152756
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Approche sociolinguistique de l’avenir


du français dans le monde

Louis-Jean Calvet*
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Par l’avenir du français dans le monde, je n’entends pas les chances de la langue
française d’être plus ou moins parlée, de gagner ou non des locuteurs, de rester
une langue internationale de premier plan, sujets certes importants, mais qui ne
sont pas dans ce propos. Par l’avenir du français dans le monde, j’entends en effet
deux choses : d’une part, l’avenir formel du français, c’est-à-dire les « couleurs »
qu’il est en train de prendre dans les différents espaces de la francophonie où on le
parle aujourd’hui ; d’autre part, et ceci nous mènera à des problèmes de politique
linguistique, ce qu’en feront ceux qui ont en charge la politique de la langue et qui
ont lancé un certain nombre d’opérations. C’est-à-dire qu’il s’agira de l’effet des
politiques linguistiques menées par la francophonie sur les perceptions du français.

Quelques repères théoriques ou conceptuels


Hérodote, n° 126, La Découverte, 3e trimestre 2007.

Le modèle gravitationnel

Le modèle gravitationnel est fondé sur le fait que les langues sont reliées entre
elles par des bilingues et que le système des bilinguismes, leur étagement, nous
permet de présenter leurs relations en termes gravitationnels et de mettre un peu
d’ordre dans le grand désordre babélien qui semble caractériser le monde (près de
7 000 langues).

* Professeur à l’université de Provence Aix-Marseille-I.

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Autour d’une langue hypercentrale (l’anglais), dont les locuteurs ont une forte
tendance au monolinguisme, gravitent ainsi une dizaine de langues supercentrales
(le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois, l’hindi, le malais, etc.), qui, lorsque
leurs locuteurs sont bilingues, acquièrent soit la langue hypercentrale soit une
langue de même niveau, supercentrale. Autour de ces langues supercentrales, gra-
vitent 100 à 200 langues centrales, qui sont à leur tour le pivot de la gravitation de
4 000 à 5 000 langues périphériques.
À chacun des niveaux de ce système, deux tendances se manifestent donc,
l’une vers un bilinguisme « horizontal » (acquisition d’une langue de même niveau
que la sienne) et l’autre vers un bilinguisme « vertical » (acquisition d’une langue
de niveau supérieur), ces deux tendances étant le ciment du modèle. L’organisa-
tion en quelque sorte statistique des langues du monde n’est pas une hiérarchisation
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des langues, mais une configuration à partir d’un principe organisateur. Et la leçon
de cette configuration se vérifie pratiquement chaque jour.
Un bilingue bambara/français au Mali par exemple est dans 99 % des cas
de première langue bambara, un bilingue alsacien/français a toujours l’alsacien
pour première langue, un bilingue kabyle/arabe est presque toujours de première
langue kabyle, etc. Je pourrais bien sûr multiplier les exemples à l’infini, mais
ceux-ci suffisent pour nous montrer que le ciment de l’organisation gravitation-
nelle témoigne de rapports de force.
L’organisation mondiale des rapports entre les langues dont veut rendre
compte ce modèle gravitationnel est une photographie d’un processus mouvant
de rapports de force. L’anglais en est aujourd’hui le pivot, la langue hypercentrale,
mais il va de soi que cette situation peut évoluer et qu’une autre langue peut, dans
l’avenir, prendre cette place.

Acclimatement et acclimatation linguistiques

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J’extrais ce passage d’un ouvrage posthume et inachevé d’Ahmadou Kourouma,
dans lequel il remettait en scène Birahima, l’enfant-soldat de Allah n’est pas
obligé, bardé de ses dictionnaires et sautant grâce à eux d’un registre à un autre.

J’ai quatre dictionnaires pour me débarbouiller et expliquer les gros mots qui
sortent de ma petite bouche. Larousse et Petit Robert pour le français français
de vrais Français de France ; le Harrap’s pour le pidgin (le pidgin est une langue
composite née du contact commercial entre l’anglais et les langues indigènes) ;
l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire pour les bar-
barismes d’animistes avec lesquels les nègres d’Afrique noire de la forêt et de la
savane commencent à salir, noircir la limpide et logique langue de Molière. Le

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Larousse et le Petit Robert permettent d’expliquer le vrai français français aux Noirs
animistes d’Afrique noire. L’Inventaire des particularités du français d’Afrique
noire essaie d’expliquer aux vrais Français français les barbarismes animistes des
Noirs d’Afrique 1.

La littérature est parfois plus clairvoyante que les sciences humaines, et ces
quelques lignes évoquent dix fois mieux que n’importe quel texte de linguistique
une niche écolinguistique particulière. Car l’auteur met le doigt sur un phénomène
fondamental, que j’ai proposé de baptiser acclimatation linguistique et que je vais
rapidement définir. On distingue en écologie, à partir du verbe s’acclimater, deux
processus différents, l’acclimatement et l’acclimatation. L’acclimatement est le fait,
pour une espèce déplacée, de survivre, un animal ou un végétal que l’on transporte
d’un climat à un autre s’adaptant à de nouvelles conditions de vie. L’acclimatation
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est pour sa part le fait, pour les mêmes espèces déplacées, non seulement de sur-
vivre mais aussi de se reproduire.
Il en va de même pour les langues, que déplacent leurs locuteurs. Elles peuvent
survivre un temps, coexister avec d’autres langues dans une niche écolinguistique
donnée, mais elles peuvent aussi prendre racine. Et, de la même façon qu’un ours
polaire transporté sous les tropiques devrait pour s’adapter perdre une partie de
sa graisse et de sa fourrure, les langues s’adaptent, prennent en quelque sorte des
couleurs locales. Le néerlandais par exemple a connu en Indonésie une période
d’acclimatement puis il a disparu : la reproduction correspond ici à la trans-
mission d’une génération à l’autre. En revanche le portugais est passé au Brésil
par un processus d’acclimatation, il a éliminé une grande partie de la population
linguistique pour prendre sa place, mais en même temps il s’est en partie trans-
formé. Car une espèce qui s’acclimate se transforme nécessairement, s’adapte aux
conditions locales, en particulier aux conditions climatiques, et il en va de même
pour les langues (même si, bien sûr, le climat ne joue ici aucun rôle). L’acclimata-
tion de l’espagnol à Cuba ou en Argentine a entraîné des modifications à la fois de
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la phonologie, du lexique et de la syntaxe, au point que certains parlent aujour-


d’hui de l’espagnol de Cuba (ou d’Argentine, etc.), voire du cubain (ou de l’argen-
tin, etc.). Et, bien que nous ne sachions pas si le français connaîtra en Afrique
une acclimatation ou s’il restera au stade de l’acclimatement avant de disparaître,
nous pouvons d’ores et déjà constater des modifications, des adaptations, qui font
qu’on ne parle plus tout à fait la même langue dans les rues de Bamako (Mali),
d’Abidjan (Côte-d’Ivoire) ou de Libreville (Gabon) que dans celles de Paris.
Et cette observation nous met face à une évidence : une « même langue » (ou
du moins ce que la linguistique tend à considérer comme une « même langue »,

1. Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, Le Seuil, Paris, 2004, p. 19.

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le français, le portugais, etc.) prend des formes différentes dans ses différents
espaces.

Variable et variantes

Ceci me mène à un autre point théorique, très connu celui-ci des linguistes
mais qui l’est peut-être moins des spécialistes d’autres disciplines, la distinction
entre variable et variantes. Pour aller vite, disons qu’une variable est le lieu
commun abstrait d’un certain nombre de variantes dont chacune d’elles est une
réalisation concrète de cette variable abstraite.
Un exemple rapide : les locuteurs du sud-est de la France ont tendance à pro-
noncer aïoli, avec un accent sur le pénultième syllabe, ce que ceux du Nord
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prononcent aoili, avec un accent sur la dernière syllabe. Nous dirons dans ce cas
que aïoli et aoili sont deux variantes phonétiques d’une variable « aïoli ». Dans ces
termes, je dirais que les langues sont d’immenses variables abstraites dont nous ne
percevons et ne pratiquons que des variantes. Et, de ce point de vue, je dirais que
l’avenir du français est aussi celui des rapports entre ces variantes et la variable.

La théorie des jeux et de la décision

Le dernier concept qui me sera utile est emprunté à la théorie des jeux et de la
décision. On y opère une distinction entre ce que l’on appelle des jeux à somme
nulle et des jeux à somme positive. On parle de jeu à somme nulle lorsque les
gains de l’un des joueurs sont équivalents aux pertes de l’autre ou des autres, et de
jeux à somme positive lorsque tous les joueurs gagnent. Mais, dans ce dernier cas,
bien sûr, ils ne gagnent pas la même chose.
Or cette distinction me paraît fondamentale dans le cadre des politiques linguis-
tiques concernant plusieurs langues et plusieurs centres de décision. Si nous consi-

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dérons métaphoriquement les langues (c’est-à-dire l’ensemble de leurs locuteurs)
ou les ensembles linguistiques (francophonie, anglophonie, lusophonie, etc.) comme
des « joueurs », nous pouvons alors analyser leurs rapports comme un jeu, le pro-
blème étant de savoir sur quels points il peut y avoir coopération et sur quels
points il risque d’y avoir opposition. Nous pouvons par exemple analyser les pro-
blèmes linguistiques de l’Europe en cherchant les intérêts de chacune des langues,
les possibilités offertes et les conséquences possibles des différents choix.
Et, si nous considérons que la politique linguistique ne doit pas être un jeu à
somme nulle, il est possible d’imaginer que chacun des joueurs retire un bénéfice
d’une telle coopération à condition que les joueurs n’aient pas le même but mais
des buts compatibles. Aucune coopération ne serait par exemple possible entre la
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francophonie et l’hispanophonie si chacun de ces deux ensembles voulait que sa


langue soit la seconde langue internationale après l’anglais.
Cette approche implique donc que, parallèlement à une analyse concrète de la
situation des langues, nous établissions un inventaire des attentes, des revendica-
tions, des espérances des différentes langues ou des différents ensembles linguis-
tiques, une liste des problèmes internes et externes qu’ils rencontrent, afin de
cerner les éventuelles concertations et actions communes entre tout ou partie des
joueurs considérés.

Quel avenir pour le français ?

Laissons pour l’instant de côté ces notions de jeux à somme nulle ou positive,
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qui me serviront plus loin, pour revenir à l’acclimatation linguistique. Il suffit de
voyager un peu dans la francophonie pour se rendre compte que, de Brazzaville
à Bruxelles, de Québec à Tunis, le français a pris des couleurs locales, qu’il s’est
acclimaté. Je ne vais pas vous imposer un long inventaire des particularités
lexicales ou syntaxiques du français de Dakar, de Libreville, de Montréal ou de
Marseille, tout le monde voit à quoi je fais allusion. Ce qui m’intéresse ici, c’est
que l’intercompréhension entre ces différentes formes n’est pas nécessairement
assurée, qu’en Afrique par exemple on devine les prémices de l’émergence de ce
qui pourrait devenir, à long terme, de nouvelles langues, des langues françaises
comme on parle aujourd’hui de langues latines, c’est-à-dire des langues qui
auraient au français d’aujourd’hui les mêmes types de rapport que le français,
l’italien ou le portugais ont au latin.
J’ai parlé de couleurs locales, on pourrait parler de prise de racine : les langues
prennent racine et changent en allant dans des directions différentes. Face à ce qu’on
pourrait pour l’instant ne considérer que comme des variations, des variantes d’une
immense variable, il faut alors se demander quelles sont les théories et les pra-
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tiques de la francophonie. Il faut se demander si elle prend en compte ces varia-


tions, cette diversité, ou si elle a au contraire une tendance à imposer un modèle
unique, une norme, disons le français standard.

La défense de la diversité

La francophonie, c’est-à-dire la réunion au sein de l’OIF (Organisation inter-


nationale de la francophonie) d’une soixantaine de pays, a justement fait de la
diversité son cheval de bataille et a remporté en la matière quelques succès diplo-
matiques, en particulier en obtenant que l’UNESCO vote en 2005 une Déclaration
universelle sur la diversité culturelle.
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Le plan d’action pour la mise en œuvre de cette déclaration, constitué de vingt


points, en compte trois qui concernent directement les langues :

5. Sauvegarder le patrimoine linguistique de l’humanité et l’expression, la créa-


tion et la diffusion dans le plus grand nombre possible de langues.
6. Encourager la diversité linguistique – dans le respect de la langue maternelle –
à tous les niveaux de l’éducation, partout où c’est possible, et stimuler l’apprentis-
sage du plurilinguisme dès le plus jeune âge [...].
10. Promouvoir la diversité linguistique dans l’espace numérique et encourager
l’accès universel, à travers les réseaux mondiaux, à toutes les informations qui
relèvent du domaine public.

La « diversité linguistique » est comprise, par l’UNESCO comme par la fran-


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cophonie, comme « pluralité des langues », « défense du patrimoine linguistique ».
Or, s’il y a « diverses » langues, il y a aussi « diverses » formes d’une même langue,
et la politique francophone de défense et de diversité s’intéresse aux « diverses »
langues et néglige les « diverses » formes des langues. En 2001, la francophonie a
par exemple lancé un projet commun de politique linguistique avec l’hispanophonie
et la lusophonie, et elle a compris qu’il ne fallait pas s’inscrire dans le cadre d’un
jeu à somme nulle (dans lequel les uns perdent donc ce que l’autre ou les autres
gagnent), mais dans celui d’un jeu à somme positive (dans lequel tout le monde
gagne, mais ne gagne pas la même chose). Le projet (intitulé « Trois espaces lin-
guistiques ») a mis en place un certain nombre d’actions visant à défendre le statut
du français, de l’espagnol et du portugais dans les organisations internationales,
actions qui allaient de la formation des fonctionnaires internationaux aux langues
romanes à la certification dans ces langues sur le modèle du cadre européen de
référence. En cours de route, la réflexion sur la certification a rencontré le pro-
blème de la norme. Le français, l’espagnol et le portugais ne sont pas des langues
unifiées : on ne parle pas le même portugais au Portugal et au Brésil, on ne parle

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pas le même espagnol en Espagne, à Cuba, en Argentine ou au Mexique. Quant au
français, il a des normes différentes au Québec, en France ou en Belgique, mais
il est en outre parlé dans des pays (africains ou maghrébins) dans lesquels il y a un
conflit entre la norme hexagonale, issue de l’époque coloniale, et des pratiques
locales différenciées, produites par le phénomène d’acclimatation défini plus haut.
Dans toutes ces situations, se pose alors une question. Si la défense de la diver-
sité linguistique implique que l’on défende le français, l’espagnol, le portugais ou
toute autre langue face au danger d’uniformisation que représente l’anglais, la
même défense de la diversité ne devrait-elle pas impliquer que l’on défende égale-
ment les diverses formes de ces langues, c’est-à-dire les produits de l’acclimata-
tion, que l’on réfléchisse donc à la place de la norme dans la diversité ?
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Diversité ou « Yalta linguistique » ?

La notion de diversité peut, elle aussi, être interrogée. Lorsque la francophonie,


la lusophonie et l’hispanophonie se lancent dans leur politique de défense de la
diversité linguistique, elles dessinent ce que j’appellerai une diversité horizontale,
et leur lutte ne concerne finalement que des langues supercentrales face à la langue
hypercentrale, l’anglais. Or nous pouvons opposer à cette diversité horizontale
une diversité verticale concernant les langues qui, dans chacun des trois espaces
considérés, gravitent autour des langues pivots. Ainsi autour du français gravitent
d’autres langues de France et du Canada, des langues africaines, etc. Autour de
l’espagnol gravitent d’autres langues d’Espagne, mais aussi les langues indiennes
d’Amérique ; autour du portugais gravitent les langues africaines de l’Angola et
du Mozambique ainsi que les langues indiennes du Brésil, ou du moins ce qu’il
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en reste.
Pour être crédibles et ne pas prêter le flanc à une accusation de « Yalta linguis-
tique », la francophonie, l’hispanophonie et la lusophonie devraient donc se préoc-
cuper aussi de la défense d’une diversité verticale, c’est-à-dire du sort des autres
langues en présence sur leurs territoires. Cette préoccupation est d’ailleurs impli-
quée par le texte de l’UNESCO cité plus haut, qui parle du « plus grand nombre
possible de langues », mais il conviendrait de l’intégrer dans la formulation de
politiques linguistiques concrètes.
Les grands principes ne mangent pas de pain. Mais on ne peut pas beurrer la
tartine des deux côtés. Pour que les Africains francophones se sentent par exemple
concernés par le combat pour la diversité, il faudrait que ce combat ne se limite
pas à la défense du français (ou de l’espagnol et du portugais), mais s’apparente
à un combat pour la biodiversité en rassemblant d’autres ensembles linguistiques,
pour initier une réflexion plus large sur les rapports entre les langues du monde et
la protection de la diversité.
La défense de la diversité signifierait donc à un premier niveau, le plus évi-
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dent, une lutte pour la conservation de cette multiplicité des langues, contre le
danger de dérive tendancielle vers une langue unique qui, à terme, pourrait être
synonyme de pensée unique. Mais il ne s’agit là que de la moitié du problème, que
j’appellerai la diversité externe, celle qui concerne les diverses langues du monde.
Il en est une autre imaginable, qui lui est complémentaire, que j’appellerai la
diversité interne, dans le cadre de chacune des langues de grande diffusion, parlées
sur de vastes territoires. J’ai parlé de l’acclimatation des langues, des formes ou
des « couleurs » locales qu’elles prennent en prenant racine. Or, face à cette diver-
sité, nous notons encore une forte tendance à l’unification, c’est-à-dire à la norme
centralisatrice. Face aux français, aux espagnols, aux portugais, je veux dire
des formes linguistiques différentes, fruits de l’acclimatation, certains groupes
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de pression (les Académies, l’Alliance française, l’Instituto Cervantès, l’Instituto


Camoens...) tentent de protéger ou d’imposer un modèle linguistique unique, le
français, l’espagnol, le portugais, ce qui est tout le contraire de la diversité interne.
Il ne faut pas avoir une vision figée, uniquement synchronique, des situations
linguistiques. Le modèle gravitationnel est donc un produit de l’histoire, le résul-
tat d’une évolution, mais il est aussi traversé par l’évolution. Réfléchir sur la géo-
politique des langues implique que nous ne réfléchissions pas seulement sur les
situations actuelles, mais aussi sur leur avenir.
J’ai entamé mon intervention en citant Ahmadou Kourouma. Le détour que je
viens de faire par les politiques linguistiques nous ramène à sa trouvaille littéraire,
à cet enfant qui invoque des sources diverses, des normes différentes, symbolisées
par des dictionnaires, des inventaires lexicaux, pour expliquer des pratiques diffé-
rentes, celles des « Français de France » parlant le « français français » et celles
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des « nègres d’Afrique noire » pratiquant des « barbarismes d’animistes ». Les
rapports entre la norme standard et les variations inhérentes à toute langue ne sont
certes pas faciles à gérer. Une politique linguistique doit pouvoir exposer les buts
qu’elle recherche, et l’un d’entre eux est bien sûr l’intercompréhension.
Mais la recherche de l’intercompréhension entre en conflit avec le respect de la
variation. Entre ces deux termes opposés, il devrait être possible de trouver un
moyen terme, permettant par exemple de ne pas occulter dans l’enseignement
d’une langue standard les formes locales, celles qu’utilisent ou entendent les
élèves dans leurs pratiques quotidiennes. Je songe ici à différentes situations,
comme celle de l’arabe classique enseigné face aux parlers réels des différents
pays arabophones, à l’espagnol enseigné face aux formes argentine ou cubaine, et
bien sûr au français enseigné face aux différentes formes de cette langue.
La francophonie doit comprendre que la défense de la diversité, dont elle a fait
son cheval de bataille, implique une réflexion sur ses dimensions horizontale, ver-
ticale, interne et externe que je viens de développer. C’est à ce prix que la galaxie
francophone pourra être considérée comme un ferment de liberté linguistique, un

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ferment de diversité, c’est-à-dire au bout du compte un ferment de démocratie.

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