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Commentaire de texte

Cyrano de Bergerac – Edmond Rostand


Acte V, scène 6 (vers 2549 à 2571)

Introduction
Le drame romantique a connu ses heures de gloires grâce à Victor Hugo à la
moitié du XIXème siècle, dans des pièces comme Hernani ou encore Ruy Blas. Si
ce genre paraît disparaître au commencement d’un nouveau siècle, certains
dramaturges font perdurer ce style d’écriture sur les scènes françaises. Edmond
Rostand fait partie de ces jeunes écrivains qui ne redoutent pas de suivre le
modèle de leur père hugolien, tout en s’inspirant du mouvement symboliste de
l’époque. Dans Cyrano de Bergerac, « comédie héroïque », le personnage principal
est amoureux de sa cousine Roxane, qui elle-même aime un jeune gascon du nom
de Christian. Grave dilemme lorsqu’il s’agit de protéger l’amoureux de celle qu’on
aime ! Cyrano propose alors un contrat avec Christian : celui-ci sera la beauté et
Cyrano sera l’esprit, afin de séduire la belle. Christian meurt à la guerre, le héros
ne dévoilera pas leur secret mais restera une présence discrète et quotidienne
auprès d’une Roxanne entrée au couvent. Dans la dernière scène de la pièce, on
assiste à une scène de révélation, dans laquelle Roxane découvre que celui qui lui
écrivait des lettres d’amour était Cyrano, qui meurt suite à la réception d’une
poutre reçue sur la tête, lors d’un piège tendu par ses ennemis. En quoi ce
dénouement correspond-il aux caractéristiques attendues ? Si dans sa
rhétorique, Cyrano considère la dualité de la mort, il n’en reste pas moins un
poète plein d’esprit, qui joue sur la corde du registre pathétique.

Développement

I- La dualité de la mort
a) La mort comme ennemie
La révélation qui a eu lieu précédemment laisse Roxane présente sur scène mais
celle-ci n’intervient que deux fois dans cet extrait au vers 2554, pour prononcer
le nom de Cyrano avec une ponctuation expressive, et au vers 2571 pour poser
une question. Cyrano, entouré de cette femme qu’il a toujours aimé (la scène se
déroule 15 ans après le début de la pièce) et de ses amis Le Bret et Ragueneau,
est pourtant seul dans l’épreuve qu’il subit. Ce passage est presque un monologue
tant les autres personnages sont muets. Il va alors s’adresser à la Mort et
l’attendre de pied ferme. Les didascalies montrent la force de caractère du
personnage, pourtant affaibli par son accident : « est secoué d’un grand frisson
et se lève brusquement  », «  Il se raidit  », «  Il tire l’épée  », «  Il lève son
épée  », «  Il frappe de son épée le vide  », «  Il frappe  », «  Il fait des moulinets
immenses et s’arrête haletant  », «  Il s’élance l’épée haute  ». Tous les verbes
d’action montrent une énergie hors du commun qui donne une idée très précise de
la détermination du personnage à affronter la Grande Faucheuse. Il la voit
cependant comme une ennemie qu’il faut abattre et son côté guerrier (c’est un
soldat gascon après tout) reprend le dessus. Il la désigne avec un pronom
personnel très innocent « elle » (v.2551, 2552, 2554, 2555). Elle semble guetter
le bon moment pour venir à bout de ce héros coriace. Le champ lexical qui se
rapporte à elle est présent tout au long de sa longue réplique : « botté de
marbre », « ganté de plomb », « vous me mettrez à bas », « Dieu », « mon
salut ». La mort est représentée sous forma d’allégorie et devient une entité
entière dans l’esprit halluciné de Cyrano. Il l’évoque aussi avec le groupe nominal
« cette Camarde » (v.2555), représentation allégorique de la mort sous les traits
d’un squelette. Et cette ennemie, il se doit de la combattre, d’où le jeu incessant
de l’épée qu’il conserve auprès de lui et agite pour faire barrière entre elle et lui.
Cette épée est d’ailleurs le symbole de Cyrano, en tant que soldat et homme
tenace, courageux et intrépide. Elle ne l’abandonne que quand il rend son dernier
souffle, comme l’indique la dernière didascalie « L’épée s’échappe de ses mains ».
La répétition de « Je me bats ! » vers 2565 est un indice supplémentaire de la
force de caractère de Cyrano qui n’est pas impressionné par celle qui doit le
terrasser. Il ironise d’ailleurs sur son geste en disant que « c’est bien plus beau
lorsque c’est inutile » (v.2558). Il n’est pas dupe, il sait ce qui l’attend.
b) Les compagnons de la mort
Si la vie de Cyrano est en danger et qu’il doit lutter contre une mort inéluctable,
il rencontre d’autres éléments qui vont le trouver sur le seuil de la tombe. Ainsi,
il s’adresse aussi à plusieurs allégories : le Mensonge, les Compromis, les
Préjugés, les Lâchetés, la Sottise (v.2561, 2562, 2563). Durant toute sa vie,
Cyrano a du se défendre avec son arme favorite, à savoir l’esprit, contre toutes
ces entités. En effet, il est laid, ce qui a joué en sa défaveur envers Roxane. Son
plus grand handicap, il le nomme lui-même « mon nez » (v.2555). Il en joue, le
maltraite oralement, ironise sur ce point, notamment dans la tirade du nez dans
l’Acte I, scène 4. Il soufflette, se bat et tue pour lui. Ce qui engendre moult
commentaires sur ce personnage haut en couleur qui prend ombrage des critiques
de manière aussi virulente. Il termine bien à propos sur la Sottise, grand mal
humain, puisque celle-ci ne voit pas plus loin que le paraître et l’apparence. Tous
ces maux sont désignés sous le groupe nominal « vieux ennemis » (v.2560),
précédés de l’interjection « Ah ! », comme si leur présence était une bonne
surprise. Le pronom « vous » les présente comme un groupe indissociable. La
Sottise, placée en fin de vers, est quant à elle séparée des autres (v.2563) et il
la tutoie. Cette intimité présente une habitude entre eux, car Cyrano estime
l’avoir suffisamment côtoyer dans sa vie. L’évocation de deux éléments végétaux
« le laurier et la rose » (v.2566) fait référence à deux symboles
particulièrement forts : la gloire, la victoire pour le premier (élément d’Apollon
qui plus est), du secret, du sacrifice, du renouveau, de l'amour, de l’étincelle
spirituelle pour la seconde. Il perd tout face à eux, or il les provoque grâce à
l’impératif : « Arrachez ! » (v.2567). Il semble ne pas connaître la peur puisque il
gardera avec lui une chose qui lui tient à cœur et qui clôt la scène : « Mon
panache » (v.2571 : brio et bravoure extraordinaires). Le dernier vers,
fragmenté selon le schéma suivant 6/2/1/3, laisse planer le suspense jusqu’au
bout et on assiste, éberlué, à la mort souriante du héros qui paraît avoir joué son
dernier bon tour.

TRANSITION
Cyrano est donc un héros prêt à mourir et même si cette disparition n’est pas
voulue, il ne tombe jamais dans le registre élégiaque et affronte cette épreuve la
tête haute. La mort n’est qu’une simple bagatelle qu’il traite comme il l’a fait avec
ses ennemis, sur le champ de bataille. Malgré la douleur et le froid qui
l’envahissent, il demeure toutefois un poète dans l’âme qui manie la rhétorique et
les mots avec brio.

II- Un poète dans une scène pathétique


a) Le don des mots
En effet, Cyrano se targue tout au long de la pièce de faire preuve de beaucoup
d’esprit. On assiste à cette démonstration car ses répliques sont construites
avec une syntaxe étudiée et un choix des mots totalement opportun. Ainsi, dès le
début de l’extrait, ses paroles font mouche, même si elles paraissent décousues :
Les phrases nominales (v.2549, 2550, 2561, 2562, 2571) sont ici choisies pour
exprimer des souhaits et surtout, correspondent au souhait de Cyrano de faire
cette dernière route en solitaire. Les tirets sont le signe d’hésitations, non pas
dues à une perte de ses mots, mais tout simplement à la plaie qui lui ravage le
crâne et lui fait entrevoir les noirceurs de l’au-delà. La mort le trouve chaussé et
ganté (v.2551-2552) de matières lourdes et mortuaires. Un vocabulaire
mélioratif intervient tout de même dans cette bagarre avec la mort puisqu’il
évoque l’espoir (v.2557), la beauté (v.2558), la gloire et l’amour (v.2566), la
pureté (v.2570). Même le rire est présent ici au vers 2561. Tout est métaphorisé
dans ces envolées verbales, dans des alexandrins qui n’ôtent rien à la majesté du
personnage, bien au contraire. Cyrano n’est pas un personnage de tragédie, mais il
pourrait l’être tant sa noblesse langagière est importante. Le ton qu’il utilise ici
est marqué par la ponctuation très expressive qui balance entre exclamations et
questions rhétoriques. Il exprime, dans un présent qui ancre ses paroles dans une
réalité funeste, sa certitude quant au bagage qu’il emmène avec lui dans la tombe
et qui insiste encore sur sa force de caractère (v.2567, 2568, 2571). Ce présent
intervient presque comme une vérité générale car rien ni personne ne peut lui
enlever sa bravoure. Cela est une preuve supplémentaire quant au fait que le bon
esprit et la finesse ne le quittent jamais. C’est un héros qui force l’admiration
même au plus fort du pathétique.

b) Une scène tragique


Si Cyrano se rit de la Mort, il n’en reste pas moins que cet extrait met en scène
la disparition d’un personnage mythique. Amant effacé devant Roxanne mais aux
premières loges quand il y a promesse d’une bagarre, il est ici abattu dans un
dénouement où le pathos est à son comble. Le public a assisté à son accident et
sait donc d’ores et déjà que la fin est proche. La pitié est bien présente dans la
salle et sur scène. On attend avec angoisse le moment où Cyrano livrera son
dernier souffle. Le « grand frisson » du début est annonciateur de son agonie, de
même que le silence (v.2551) et le chancellement (v.2571). L’intervention
redondante de Roxane et Le Bret insiste sur la terreur qu’implique cette
exposition de la mort (v.2554). La présence mutique de Ragueneau est elle aussi
un signe du pathétique. On retrouve encore ce registre dans la volonté stérile de
Cyrano de rester en vie : il refuse de pactiser avec l’ennemi (v.2562) et lance des
questions rhétoriques montrant la lucidité dont il fait preuve ici (v.2556). C’est
dorénavant un vieil homme fatigué et blessé qui ne laisse pas de place à la
faiblesse puisqu’il refuse même l’aide de ses compagnons (v.2549, 2550).
L’impératif et l’adverbe de négation s’inscrivent dans un pathos qui conduit le
public à une admiration doublée d’une volonté de voir ses souffrances se
terminer. L’épée, objet de défense, symbole de courage et de bataille, est le seul
élément qui trouve gré à ses yeux. Une épée et un arbre sont les seuls soutiens
qu’il recherche, le monde des objets et de la nature prennent plus d’importance
que les hommes qui l’entourent. On voit donc la solitude de ce héros, qui use du
JE comme signe d’une existence maintenant fragile (v.2551, 2553, 2554, 2564…).
Enfin, le pathétique rebondit une dernière fois dans les 2 dernières didascalies
lors du dernier échange avec Roxane. Elle est celle qui l’a accompagné durant les
15 dernières années de son existence et qu’il a aimée en secret. Le fait de la
« reconnaître » montre un ultime sursaut de cet amour obsédant qui lui a fait
faire le sacrifice de toute une vie.

CONCLUSION
Au terme de ce commentaire, force est de constater que la disparition de Cyrano
a lieu comme sa vie s’est déroulée, avec brio et intensité. Dans ce dénouement, on
retrouve toutes les caractéristiques du genre puisqu’il est nécessaire, rapide et
complet. L’aveu a eu lieu, la mort est intervenue à sa suite et l’intrigue amoureuse
est résolue, même si elle laisse une certaine amertume auprès des personnages
restants. Tout comme Ruy Blas, le héros disparaît au moment où son amour
pourrait enfin se concrétiser. Du personnage tragique au héros romantique, le
décès est-il inévitable ?

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