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Dominique Bucheton
in Dominique Bucheton et al., Le développement des gestes professionnels dans
l'enseignement du français
2008 | pages 15 à 27
ISBN 9782804159511
Article disponible en ligne à l'adresse :
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
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https://www.cairn.info/le-developpement-des-gestes-professionnels---page-15.htm
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Professionnaliser?
Vers une ergonomie du travail
des enseignants dans la classe
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de français
Dominique BUCHETON
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de mettre en évidence. Il doit aussi se transformer pour s’adapter.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ces transformations nécessaires.
On en évoquera ici quelques-unes.
du plus riche l’emporte, soit les enseignants, dans et par leurs pratiques,
mènent à leur niveau une bataille sans précédent pour la démocratisation de
l’accès au savoir. Dirigeront la société, les médias, les institutions, les postes
de pouvoir ceux qui auront la maîtrise des modes de lecture, d’écriture, de
pensée, des formes collaboratives du travail à distance, des formes culturelles
nouvelles. Certains milieux sociaux et familiaux peuvent en leur sein s’auto-
former, s’autodévelopper, apporter les étayages nécessaires à leurs
« juniors », les aider à franchir les caps nouveaux, investir dans du matériel,
de l’accompagnement individualisé. Il n’en va pas de même d’une partie très
importante de la société. La fracture numérique et donc culturelle est déjà en
train d’organiser de nouvelles ségrégations.
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en même temps ne pas perdre de vue la visée centrale des stéréotypes et des
références morales que ces histoires ont installés demande des savoirs sur la
littérature et des gestes d’enseignement beaucoup plus sophistiqués. Les
faces multiples et cachées du loup, objet d’une intertextualité déferlante en
librairie, ravissent et éduquent les enfants, mais à la condition que l’ensei-
gnant puisse les mettre en travail et en réseau dans la classe. Devant ces objets
culturels plus denses, la médiation culturelle de l’enseignant est plus que
jamais nécessaire, notamment pour les plus démunis.
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de plus par classe dans les apprentissages premiers du lire-écrire serait un
progrès considérable. Cela nécessiterait notamment que les auxiliaires
d’enseignement (quel que soit leur nom) qui font du soutien ou du renforce-
ment, les parents, les associations d’aide aux devoirs dans certains quartiers
difficiles, puissent comprendre les manières de procéder de l’enseignant. Ce
n’est pas le cas. L’enseignant de première année primaire ignore même fort
souvent les méthodes de ses collègues de grande section de maternelle. De
même, les passages entre l’école primaire et le collège, le collège et le lycée ne
cessent d’ouvrir des béances dans lesquelles sombrent les élèves fragiles ou
tangents. La sélection se fait dans ces gués difficiles parce qu’obscurs 2.
Les pratiques des enseignants du fait de cette large part d’ombre – ou
de secret parfois – sont l’objet de tous les malentendus, de toutes les affabu-
lations, de tous les discrédits, largement envenimés par les médias et les cote-
ries politiques. Jamais la pression médiatique, sociale, politique n’a été aussi
virulente sur l’école pour en modifier les orientations fondatrices, voire les
régulations institutionnelles (lois de programme). Face à cette pression, le
métier des enseignants ne peut plus être un travail dont seuls seraient percep-
tibles les contours généraux définis par les programmes, qui sont d’ailleurs
vendus aujourd’hui en librairie. La profession, comme toute autre branche
professionnelle, doit définir, identifier, nommer ses arts de faire précis, ce que
1 Appelée en France « cours préparatoire », cette année qui rassemble les enfants de 6 ans a
pour enjeu principal l’entrée dans l’apprentissage du lire-écrire.
2 Plusieurs équipes de recherche du réseau RESEIDA travaillent actuellement sur ces lieux de
passage.
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nous appellerons ici de manière encore très générale « ses gestes profession-
nels ». Certains domaines ou niveaux d’enseignement, certaines tâches ont été
explorés, d’autres restent très peu objectivés.
Pour répondre aux caricatures sur lesquelles les politiques préten-
dent s’appuyer, les analyses précises du travail réel des enseignants dans des
contextes précis sont d’autant plus nécessaires. Elles sont encore très peu
développées ou ont parfois un tel niveau de généralité qu’elles ne donnent
qu’assez peu idée de ce qui se passe dans les classes ordinaires.
Enseigner n’est un métier ni invisible ni impossible à décrire. C’est un
métier complexe, fourmillant de dilemmes, de savoirs cachés (Hubert et
Chautard, 2001), qui n’est obscur que parce que son analyse précise est à
peine entamée et parce que la tradition de l’enseignant seul maître à bord et
responsable dans le secret de sa classe a la vie dure.
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quelles certains gestes bien intentionnés conduisent les élèves, les sur-étayages
qui empêchent les élèves de penser par eux-mêmes, les transpositions didacti-
ques approximatives qui installent des savoirs erronés qu’il sera difficile de délo-
ger ensuite, etc. Elles devraient aussi permettre de cerner les points d’appui, les
notions clés, les zones de développement potentiel sous-estimées, les gestes
professionnels déclencheurs de développement ou d’inhibition.
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surface est-il accessible aux chercheurs ? Est-il accessible à la conscience des
praticiens ? En d’autres termes, peut-on agrandir une demeure, transformer
son architecture générale sans se soucier de ses fondations ?
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Le déroulement du « texte du cours » 3, sa mise en scène en diverses
unités didactiques inscrites dans le temps précis de la leçon, peut être planifié
dans la préparation, il ne peut pas être préjoué. La pragmatique nous a en effet
enseigné depuis longtemps que si dire c’est faire, chercher à produire sur
l’autre un effet est un acte beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier
abord. Il s’effectue au prix de toutes sortes de mouvements réciproques dans
lesquels s’opèrent la négociation du sens, la redéfinition des places, des rela-
tions, parfois même de l’identité des locuteurs. On sait combien cette co-
activité cognitivo et sociolangagière court de risques de malentendus, de déni-
vellation du sens, du fait même de sa dissymétrie fondamentale. Lorsqu’on
étudie de près les incidents critiques, les imprévus, les situations à hauts ris-
ques de malentendu, comme les débuts de cours par exemple, on observe ces
dérapages constants de la négociation du sens, dont les maîtres sont plus ou
moins conscients et qu’ils régulent de leur mieux.
Étant co-élaborée dans l’action langagière et non langagière avec les
élèves, la dynamique du cours est imprévisible. Elle est le fruit même des
interactions, des ajustements, des négociations du sens qui s’y jouent et s’y
construisent. Les dilemmes que l’enseignant gère dans cette dynamique (ex. :
j’interromps ou non le cours et je réexplique ou non la consigne) ont leur pen-
dant chez les élèves qui en vivent d’autres (ex. : j’écoute les explications que
le maître est en train de donner ou je finis la liste d’exercices qu’on vient de
me donner). Les gestes du maître pour mettre en place un geste d’étude chez
3 Dans la mesure où le cours est supporté par un ensemble de paroles, ayant une ouverture et
une clôture, nous le considérons comme « un texte ».
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les élèves (ex. : tenter de faire émerger un questionnement sur un texte his-
torique ou littéraire) ne provoquent pas forcément la dynamique attendue.
Les élèves, par leur mode d’implication, leurs postures scolaires déjà là, leurs
résistances diverses, modifient, voire détournent, les finalités initiales de la
leçon ou des exercices proposés. Ils se donnent d’autres tâches, le maître cor-
rige et modifie les siennes. Une large part du texte de la classe est imprévisi-
ble, notamment pour le novice.
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Le couplage directif et pragmatique du travail du maître avec le travail
des élèves se fait par le truchement de plusieurs canaux. Il est hétéronome. La
caractéristique de la parole dans la classe est cette hétéronomie sémiotique
(Bucheton, 2000). En maternelle et au primaire, on peut penser que cette
hétéronomie est décisive. Elle mêle divers systèmes symboliques :
– la voix, le corps parlant de l’enseignant (Jorro, 2004), ses déplacements ;
– les artéfacts multiples qui remplacent la parole du maître (tableau,
consignes écrites, corrections écrites…), instruments par lesquels la
collaboration énonciative des élèves est sollicitée, évaluée ;
– l’agir lui-même, qui devient langage et instrumente la suite de l’activi-
té partagée ;
– etc.
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Elle est, pour le jeune enseignant, un lieu de difficultés majeures. Ce multiple
agenda suscite chez lui en permanence toutes sortes de dilemmes. En une
heure de cours, il est amené à prendre un nombre impressionnant (de 500 à
plus de 1000) décisions de nature fort diverses. L’observation des enseignants
débutants montre combien ce multi-agenda est difficile à mettre en place. Ces
débutants verbalisent toutes leurs décisions et préoccupations. Ils parlent,
parlent, couvrent tous les espaces de silence potentiels nécessaires pour
l’activité privée de l’élève. À l’opposé, l’expert économise sa voix. Ses gestes
professionnels sont plus denses. Par exemple, il peut enrôler d’un geste de la
main, orienter par un questionnement verbal précis, encourager par le ton de
la voix, désigner l’objet des yeux. Il est plus efficient, plus professionnel. Cette
densité de la parole du maître est probablement une de ses spécificités impor-
tante. Elle relève d’arts de faire d’une haute technicité : des gestes de métier
qui s’apprennent.
4 Cette idée des entours de l’activité des maîtres et des élèves dans la classe était déjà posée
lors du colloque de la DFLM à Neuchâtel en 2001 : J. Dolz, B. Schneuwly, Th. Thévenaz-Christen,
M. Wirthner (éds), Les tâches et leurs entours en classe de français.
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de manière tacite et qui sont rapidement identifiées par les élèves comme fai-
sant partie de la culture partagée de la classe. Ces routines et microgenres lan-
gagiers assurent la continuité d’un cycle à l’autre (la lecture suivie d’une
œuvre commence en maternelle). Ils ne sont jamais identiques mais sont à la
source de toutes sortes de variations (genres seconds), qui demandent aux élè-
ves et au maître de modifier et d’ajuster leurs rôles respectifs (ce qui génère
d’ailleurs de nouveaux malentendus). Même si le maître corrige un texte selon
un principe bien établi, il introduit ses propres codes. Lorsqu’on visite des éco-
les dans d’autres pays, on reconnaît assez vite ces préoccupations communes
(ce multi-agenda propre aux tâches d’enseignement et d’éducation). Elles ne
s’actualisent pas forcément de la même façon. Les gestes professionnels des
enseignants appartiennent donc à une culture professionnelle propre aux tra-
ditions historiques d’un pays, voire à la culture professionnelle spécifique d’une
école ou d’un type d’école (privée ou publique). En Écosse, il y a de cela plus
de trente ans, les enseignants ne corrigeaient pas les écrits des élèves, ils mon-
traient simplement qu’ils les avaient lus. Pas de trace de rouge ! Ils faisaient
écrire aux élèves des textes singuliers tous les jours, dès la première année pri-
maire (une visite, une pensée, un rêve, un événement de la journée, etc.). On
pourrait dire de ces gestes du faire écrire, communs à ces enseignants écos-
sais, qu’ils étaient représentatifs d’un genre d’activité : une activité partagée,
partageable, reconnaissable par la communauté des élèves, de leur famille, des
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maîtres et de l’institution. Ils surprenaient fort des parents étrangers.
On mesure au travers de cet exemple la parenté de la notion de genre
avec celle de gestes de métier.
Le mot geste veut mettre au premier plan l’agir : une action tou-
jours singulière qui s’inscrit dans un cadre culturel, professionnel qui
lui préexiste. Le geste contient le genre, l’actualise en contexte et de ce
fait en permet les modifications.
Un des problèmes de la formation à ces gestes du métier enseignant
est précisément leur dimension héritée (les jeunes enseignants, on le sait,
puisent d’abord dans leur capital de souvenirs scolaires) ou leur dimension
imitée et non-réflexive. Un jeune enseignant novice peut ainsi, assez facile-
ment en apparence, pratiquer un genre scolaire. Il fait par exemple « la décou-
verte d’un nouveau texte en CP », en réutilisant toutes les techniques du maî-
tre qu’il vient d’observer, mais sans comprendre les choix technologiques et
théoriques qui sous-tendent l’approche de la leçon observée. Le geste devient
aveugle. Il faudra beaucoup de temps ensuite pour que ce novice mette à dis-
tance ces « habitus » afin de les faire évoluer si nécessaire. Il arrive que ces
gestes se figent. Ils sont devenus tellement puissants, évidents, doxiques,
qu’ils paralysent l’invention de formes d’ajustement nouvelles. Ils résistent
très longuement aux assauts des prescriptions nouvelles, des innovations
didactiques proposées. Ils sont d’autant plus résistants qu’ils sont le fait de
communautés fermées d’enseignants 5.
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La finalité du geste professionnel de l’enseignant, c’est de contribuer à créer
l’espace de parole et de travail pour que les curricula soient transmis et appro-
priés par les élèves, de sorte que ces derniers en soient transformés et édu-
qués. Faire apprendre, faire grandir, telle est leur visée éthique, sociale, insti-
tutionnelle. Éduquer pour enseigner, enseigner pour éduquer.
6 Sauf probablement dans le cas de « l’enseignement spécialisé » où les hiérarchies des préoc-
cupations des enseignants peuvent être autres.
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frontale (toute la classe), la scène duale (dialogue spécifique avec un ou
deux élèves à une table), les scènes de groupes restreints, les scènes de cou-
lisse, où se jouent entre les élèves des jeux divers, ou encore la scène privée,
qui se manifeste par les regards et le corps des élèves silencieux (Bucheton,
2004).
De ce fait, l’action de l’enseignant met en jeu des jeux, des registres,
des tonalités de langage et d’action multiples. Elle est adaptative et constam-
ment inventive.
Les gestes professionnels des enseignants sont réalisés dans des con-
textes qui sont à chaque fois uniques de par :
– les acteurs et leur engagement, leur identité, leurs savoirs, leurs expé-
riences diverses ;
– la nature de l’environnement didactique ;
– la culture de la classe et/ou de l’établissement ;
– le facteur temps ;
– les effets, événements et rétroactions que ces gestes génèrent ou non ;
– les émotions que toute situation met en mouvement ;
– etc.
Les gestes professionnels et leurs ajustements sont donc couplés à un
ensemble de paramètres qui activent, modulent, freinent la situation. Ils sont
pour partie instituants, pour partie institués par la situation. La co-activité et
les significations qu’ils génèrent ou qui en retour les provoquent nécessitent
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des réajustements constants (hormis peut-être pour les moments très rituali-
sés qui ne construisent pas de sens nouveau et spécifique).
La professionnalité qu’il convient alors d’observer attentivement
devient alors non seulement la mise en œuvre de gestes professionnels de
métier, mais leur actualisation, réinvention, réajustement dans la dynamique
des situations, à chaque fois spécifique. La capacité à s’ajuster avant, pendant
et après l’action dans des contextes didactiques, scolaires divers, serait alors
la caractéristique de la professionnalité enseignante. Elle permettrait
la conduite de la classe au mieux de ses possibilités humaines, institutionnel-
les, didactiques.
Pour finir, disons que si les gestes professionnels sont l’ensemble de
ce qui est identifiable, descriptible et objectivable et donc transmissible, la
professionnalité est alors la manière de s’approprier ces arts de faire communs
pour les mettre en œuvre, les ajuster aux situations et ce faisant les transfor-
mer, voire en réinventer de nouveaux.
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