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L'ACCOMPAGNEMENT : DISPOSITIF DE BIENVEILLANCE ET

CONSTRUCTION TRANSACTIONNELLE

Jean Foucart

De Boeck Supérieur | Pensée plurielle

2009/3 - n° 22
pages 13 à 27

ISSN 1376-0963

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2009-3-page-13.htm
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Pour citer cet article :
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Foucart Jean, « L'accompagnement : dispositif de bienveillance et construction transactionnelle »,
Pensée plurielle, 2009/3 n° 22, p. 13-27. DOI : 10.3917/pp.022.0013
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L’accompagnement :
dispositif de bienveillance
et construction transactionnelle

Jean FOUCART 1
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Résumé : Les pratiques d’accompagnement traversent de multiples sphè-
res de la vie sociale. Partout où se profilent des situations socialement et
psychiquement intolérables, se mettent en place des dispositifs d’accom-
pagnement. Nous formulons l’hypothèse que, dans un univers de fluidité
et de précarité transactionnelle, l’accompagnement apparaît comme une
des voies de réponse à la mise en scène de la souffrance sociale, liée à la
précarisation des transactions. Il s’agit de soutenir l’individu, de l’amener
à un travail sur lui et à une construction des liens sociaux. L’accompagne-
ment s’inscrit dans un impératif social d’« affiliation », de construction des
rapports entre subjectivités tout en se situant dans l’impossibilité de dire
l’ensemble social où s’insérer, puisque la « société » s’avère de moins en
moins l’instance suprême dans laquelle prendraient sens les êtres sociaux.
Plus précisément, l’accompagnement s’inscrit dans ces dispositifs de bien-
veillance au sein desquels s’inventent des modes de sociabilité fondés sur
l’oralité et la sollicitude. La relation d’aide est considérée comme l’horizon
de la situation d’aide, ce que signifie bien le mot « accompagnement ». La
relation accompagnant-accompagné devient le principal enjeu de la relation,
ce qui induit un type particulier de transaction.

Mots clés : accompagnement, dispositif de bienveillance, fluidité, oralité, précarité


transactionnelle, relation d’aide, souffrance, transaction.

1
  L’auteur est docteur en sociologie, chargé de cours, chercheur et responsable de la revue à
l’École sociale de Charleroi, Haute École Louvain-en-Hainaut.

DOI: 10.3917/pp.022.0013 13
1. Introduction
Depuis un quart de siècle environ, une pratique nouvelle fait florès : l’ac-
compagnement. Cette pratique traverse de multiples sphères de la vie sociale.
On parle de l’accompagnement des cadres dans la sphère de l’entreprise, de
l’accompagnement spirituel dans la sphère religieuse, de l’accompagnement
scolaire, de l’accompagnement des mourants, des handicapés, des chômeurs,
etc.
Là où se manifestent des situations socialement et psychiquement intoléra-
bles caractérisées par une rupture des virtualités ayant une valeur existentielle
(échec scolaire, deuil…), se mettent en place des dispositifs d’accompagne-
ment. L’émergence de ceux-ci est bien souvent le résultat d’initiatives individuel-
les inscrites dans des mouvements plus profonds. Ces différentes pratiques
d’accompagnement sont homologues. Elles sont à inventer et sont relative-
ment incertaines.
Notre sentiment est que la notion de transaction, comprise comme para-
digme méthodologique à fonction heuristique, peut aider à rendre compte de
ces dispositifs d’accompagnement, en raison notamment de son intérêt pour
saisir les situations complexes et peu structurées, où les partenaires produi-
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sent, progressivement et de façon tâtonnante, les normes de leur interaction.

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Ces différentes pratiques se caractérisent par une logique «  disposi-
tive ». Cette notion, sujette à des variations de compréhension en fonction des
contextes historiques et institutionnels, connaît aujourd’hui une certaine stabi-
lisation autour de quelques traits significatifs. La notion de dispositif est avant
tout perçue comme concept de l’entre-deux. Certains auteurs font ressortir son
caractère de figure intermédiaire visant à trouver une position entre d’une part
une approche totalisante mettant en avant l’idée d’une structure, d’un ordre
homogène, et, d’autre part, une approche rhizomatique mettant en évidence
une fluence généralisée, des ensembles ouverts plus proches de l’indifféren-
cié ou du chaos.
Ces deux concepts nous serviront de cadre analytique. Disons d’emblée
que, dans les dispositifs, les pratiques sont à construire, à inventer, à bricoler.
Nous formulerons l’hypothèse que, dans un univers de fluidité et de réalisa-
tion de soi, générateur de précarité transactionnelle, l’accompagnement appa-
raît comme l’une des réponses possibles à la mise en scène de la souffrance
sociale liée à la précarisation des transactions. Il s’agit de soutenir l’individu,
de l’amener à un travail sur lui et à une (re)construction des liens sociaux. L’ac-
compagnement s’inscrit dans un impératif social d’« affiliation », de construc-
tion de rapports entre subjectivités tout en étant dans l’impossibilité de dire
l’ensemble social où s’affilier puisque la société s’avère de moins en moins
l’instance suprême dans laquelle prendraient sens les êtres sociaux. En pous-
sant le raisonnement à la limite, ne pourrait-on dire que l’accompagnement
serait une instance de socialisation sans société  ? L’accompagnement est
une modalité de mise en place de dispositifs de bienveillance, dans lesquels
s’inventent des modes de sociabilité fondés sur l’oralité et la sollicitude. Dans
ce type de dispositif, la relation d’aide est considérée comme l’horizon de la
situation d’aide, ce que signifie bien le terme « accompagnement ». La relation

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entre l’accompagnant et l’accompagné devient le principal enjeu de la relation,
ce qui induit un type particulier de transaction.

2. Outils conceptuels : dispositif de bienveillance


et transaction

2.1. Le dispositif

Avec cette notion de dispositif, on se trouve dans une logique de moyens


mis en œuvre en vue d’une fin. Le dispositif a une visée d’efficacité, d’optimali-
sation des conditions de réalisation.
Selon Foucault (1994), le dispositif renvoie aux procédures sous-tendant
l’organisation de la société. À ce titre, il peut être considéré comme la concréti-
sation d’une intention à travers la mise en place d’environnements aménagés.
Par rapport à Foucault, l’approche contemporaine change sensiblement.
Le concept devient moins « panoptique » et plus pragmatique, plus interaction-
niste. L’usage du concept s’intègre toujours dans le champ de l’instrumentalité,
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tout en marquant un changement par rapport à la régulation technocratique

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classique dans la mesure où il introduit le recours à de nouveaux moyens
d’action, notamment la délégation et la décentralisation. Est déléguée à l’indi-
vidu-usager une certaine faculté d’exercer sa propre intelligence ou sa propre
moralité (Fusulier et Lannoy, 1999). On pourrait parler d’une nouvelle gestion
du changement qui ne s’exerce plus prioritairement sur le mode de la coerci-
tion.
D’une manière générale, l’individu autonome, conçu comme porteur d’une
intentionnalité propre, apparaît comme la figure centrale du dispositif. On
n’oriente plus l’individu, c’est l’individu qui s’oriente dans le dispositif.
Selon Peeters et Charlier (1999), le dispositif peut être défini comme la
concrétisation d’une intuition au travers d’un environnement aménagé. Il se
définit par une fonction de support, de balise, de cadre organisateur de l’action.
Il procède essentiellement à des mises en ordre qui soutiennent l’action de l’in-
dividu. Il crée des effets de signification qui procurent des ressources pour un
autopilotage. Dans les dispositifs informatiques par exemple, on parlera d’in-
terface « compagnon » ou d’« assistant ».
Cela signifie que, si le dispositif organise et rend possible quelque chose, il
n’en garantit cependant pas l’actualisation. Il fait simplement exister un espace
particulier préalable dans lequel ce « quelque chose » peut se produire. Néan-
moins, nous supposons chez plusieurs auteurs la présence d’une convic-
tion implicite, celle de la force performative des dispositifs, de leur tendance
naturelle à actualiser et réaliser ce qui n’est initialement présenté que comme
potentialités. Certains d’ailleurs se demandent s’il y a lieu de parler de disposi-
tif quand « ça n’a pas marché », c’est-à-dire quand cette actualisation ne s’est
pas produite. Chez d’autres, cette conviction s’exprime explicitement dans une
théorisation plus radicale, celle qui postule le passage des dispositifs de nor-
malisation et de pouvoir aux dispositifs de bienveillance (Belin, 2002).

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Cette dernière théorisation postule que les dispositifs qui entourent les
êtres humains constituent autant d’espaces transitionnels comparables à
celui que développent la mère et le nourrisson à la naissance. Ces espaces
transitionnels sont à comprendre comme des espaces intermédiaires entre la
relation fusionnelle à la mère et l’ouverture au monde. Ils constituent des envi-
ronnements « bienveillants », tolérants à l’erreur, et procurent un espace de
jeu et de liberté dans lequel les actions et les expériences ne sont pas sanc-
tionnées. En autorisant une relâche partielle de la gravité du réel, ils facilitent
l’expérience du monde extérieur en permettant d’entretenir avec lui un rapport
plus serein. Dans ces espaces, l’expérience de la séparation (notamment avec
la mère) n’est alors plus à comprendre comme une coupure nette et radicale.
Les frontières entre intérieur et extérieur sont temporairement suspendues, ce
qui ouvre la voie à une articulation de ces deux mondes. Dans ces espaces,
le registre de l’imaginaire peut se déployer pour représenter la réalité et lui
donner du sens, de sorte que le dehors est rendu commensurable au-dedans.
C’est pourquoi, dans cette perspective, il est fondé de parler de fonction mater-
nelle des dispositifs et des environnements techniques.
Nous parlerons, à la suite de Belin (2002), de dispositif de bienveillance.
En ce sens, on s’inscrit dans une sociologie des espaces potentiels. Le terme
bienveillance n’est pas pris dans un sens éthique (par exemple, un amour
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sans désir), mais comme une caractéristique d’un environnement. La « bien-
veillance dispositive » est fondée sur l’absence, c’est-à-dire sur cette capacité
à être seul en présence de l’autre (Belin, 2002, p. 181), à la fois distant et ras-
surant. Ces dispositifs sont des espaces transitionnels favorisant la symbolisa-
tion d’un extérieur menaçant.
Il faut bien préciser que tout dispositif est aussi contrôle et régulation. Il
libère en même temps qu’il régule ; autrement dit, il régule la liberté. En effet,
le rôle d’un dispositif n’est pas de contraindre à un type de fonctionnement
déterminé, mais d’organiser un espace d’effectivité des comportements libre-
ment choisis mais en accord avec les finalités déterminées (Fusulier et Lannoy,
1999).
On peut articuler la référence grandissante au concept de dispositif à
l’émergence et au développement de la fluidité sociale et de l’individualisme.

2.2. La transaction

Cette notion, comprise comme paradigme méthodologique à fonction heu-


ristique, s’avère particulièrement intéressante. Elle peut aider à rendre compte
des pratiques au sein du dispositif, en raison de son intérêt à saisir les situa-
tions complexes et peu structurées où les partenaires produisent, progressive-
ment et de manière tâtonnante, les normes de leur interaction dont l’évolution
comporte un fond relativement important d’incertitude et de risque. Les par-
tenaires engagés dans une transaction ont donc à trouver des solutions aux
problèmes auxquels ils sont confrontés et à négocier des compromis sans dis-
poser d’emblée d’une connaissance sûre de ces problèmes et sans pouvoir
prévoir les effets des décisions prises. Ainsi, par exemple, la connaissance
d’une situation écologique ne se construit que progressivement, de sorte qu’il

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n’est guère facile d’arbitrer entre les prévisions apocalyptiques des uns et la
relative indifférence de ceux qui ont intérêt à sous-estimer les problèmes. Dans
la mesure où la complexité et l’indétermination des sociétés modernes crois-
sent sans cesse, la question est moins de trouver la meilleure solution dans
un environnement valablement informé, mais bien de savoir quelle dynami-
que décisionnelle produire dans un contexte où les données de la situation se
modifient constamment, où des surprises sont toujours à attendre et où il s’agit
moins de prendre une série de décisions ponctuelles que de s’engager dans
un processus de maîtrise continue d’un problème et d’être prêt à réagir au
moment imprévisible (Remy, 2004).
Dans la transaction, le réel est supposé être toujours plus complexe que
n’importe quel modèle d’explication. Cette complexité n’apparaît pas comme
subsidiaire, comme si elle donnait un peu de flou à une explication fondamen-
tale s’imposant d’elle-même. La complexité étant au cœur de l’explication, les
situations peu codées revêtent un intérêt particulier. Dans les circonstances où
la relation sociale est peu structurée, les individus et les groupes sont produc-
teurs de la norme, voire des règles du jeu, ou, au minimum, ils sont le lieu d’une
réinterprétation. Ils aboutissent souvent à produire une identité commune ou à
redéfinir celle-ci à travers une recherche tâtonnante (Remy, 1994).
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3. Fluidité sociale, réalisation de soi,
précarité transactionnelle

3.1. Société et flux

Le concept sociologique de la société s’organise autour de la métaphore


de la région, c’est-à-dire que « les objets s’agglomèrent entre eux et des fron-
tières sont tracées autour de chaque cluster particulier » (Urry, p. 45). Ainsi, il
semble exister différentes sociétés avec leurs grappes d’institutions sociales,
et une frontière nette et policée autour de chaque société/région.
Les flux ont tendance à fragiliser les sociétés existantes, surtout qu’une
pléthore de « sociations » a vu le jour, soucieuses qui d’étudier, qui de combat-
tre, qui de fuir, qui de remplacer, qui de promouvoir ces divers flux, souvent par-
delà les limites de la « région » sociétale. Ce qui génère, à l’intérieur de toute
« société » existante, un nouvel ordre de décentrement. Cet ordre est com-
plexe, entrelacé, disjonctif, car ces flux multiples sont régulièrement combinés
et recombinés à travers des spatio-temporalités souvent sans rapport avec les
sociétés-régions existantes, souvent selon une sorte d’organisation hypertex-
tuelle. Franchissant les frontières sociétales, de tels flux rendent plus difficile la
mobilisation par les États de nations nettement séparées et cohérentes autour
d’objectifs reposant sur la société en tant que région. Ces configurations affai-
blissent la capacité de l’instance sociétale à rassembler des citoyens en un
tout, à gouverner en leur nom, à les doter tous d’une identité nationale parlant
d’une seule voix, celle de l’État-Nation. Nous ne vivons pas dans une société
à risques, termes qui évoquent les fixités d’une institution régionale et d’une
structure sociale. Nous vivons plutôt dans une culture à risques, indéterminée,

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ambivalente et sémiotique, où les risques sont dus pour une part au déclin du
pouvoir des sociétés face aux multiples flux planétaires « non humains » et aux
multiples réseaux.

3.2. La valorisation de la réalisation de soi

Le premier élément est la représentation que chacun peut se faire du


« potentiel » qui est en lui et dont l’exploration et la valorisation doivent mobili-
ser ses soins. Chacun doit venir à bout, pour lui-même des résistances et des
blocages qui y font obstacle. Chacun doit progresser dans l’inventaire des res-
sources propres dont il dispose pour parvenir au but. Chacun doit faire émer-
ger « le monde qui est en lui ».
L’épanouissement de soi devient la principale valeur de la vie et semble
ne reconnaître que peu d’engagements profonds à l’égard des autres (Taylor,
1997 ; Foucart, 2009).
Cette culture du soi se croise avec une culture du risque. Lorsque la routine
et les situations de la vie quotidienne deviennent problématiques, un des fon-
dements de la vie sociale est atteint. Le sentiment qui en résulte est sans doute
encore plus puissant lorsque les rythmes et événements naturels sur lesquels
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nous savons que nous pouvons compter se trouvent à leur tour affectés. Au
monde social qui donne des signes de vulnérabilité, fait pendant le monde
naturel qui perd de sa consistance.
Ce souci de la réalisation de soi et cette angoisse s’inscrivent, non dans un
monde commun, mais dans de fragiles co-constructions intersubjectives. Un
effet de ce modèle est l’individualisation de la responsabilité. L’individu devient
responsable de ses échecs, de ses projets.

3.3. Une précarité transactionnelle

Nous formulerons l’hypothèse que, dans un régime de fluidité sociale et


d’individualisme par déliaison, l’individu est confronté aux problèmes de l’ins-
tabilité, de l’indéfinition. Ce régime se caractérise par un affaiblissement des
points d’appui, une précarisation des conditions de la confiance.
Une difficulté majeure serait donc aujourd’hui de se relationner aux autres,
d’élaborer des bricolages, d’investir dans le jeu, de construire des micro-com-
promis entre le dedans et le dehors, de se relier tout en se séparant. Alors que
l’idéologie de l’individualisme valorise l’autonomie, l’investissement, l’initiative,
la responsabilité, les conditions sociales contribuent à mettre le sujet en diffi-
culté. Le jeu « libéré »peut avoir comme envers, comme « face sombre », la
complication effective du jeu, dont la limite serait l’empêchement du jeu.
Dans un réseau-flux associé à cette valeur culturelle qu’est la réalisation
de soi, les transactions sont mobiles, fluides, précaires, indéterminées. Les
questions existentielles, source d’angoisse, portent sur le bricolage entre le
lien et la séparation.
Se relationner aux autres devient une épreuve pour l’individu. Nous utilisons
le terme « épreuve » dans le sens de souffrances, malheurs, dangers, etc., des

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thématiques et situations qui exigent force et courage. Le jeu n’est pas évident.
Il est incertain, risqué, aléatoire. Tendanciellement l’insupportable prédomine.
Le jeu n’est plus source de plaisir, d’illusion, mais d’angoisse, de terreur
existentielle. Angoisse renforcée par la crainte de l’échec qui, dans un modèle
d’individualisme par déliaison, est attribué à l’individu. Le mal, le monstrueux
n’est plus situé à l’extérieur, mais dans la construction des jeux. Cela explique
pourquoi, alors que nous ne souffrons pas plus aujourd’hui qu’hier, nous nous
sentons écrasés par le thème de la souffrance.

4. L’entrée par le concept de dispositif :


un espace transitionnel

Nous qualifierons, à la suite de Jacques Ion (2005), mais dans un sens


en partie différent, les dispositifs d’accompagnement de « socio-psychiques ».
L’auteur désigne ainsi des dispositifs « socio » qui sont sous le contrôle d’ins-
tances de travail social et « psychique », en ce sens que la psychologie dans
sa dimension clinique est ici considérée comme un outil privilégié.
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De manière différente et plus large, par ce qualificatif, nous envisagerons

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les dispositifs au travers desquels est recherché du « social », pensé comme
ce qui peut relier ici et maintenant, et attester une réalisation personnelle.
Cet état transitionnel se retrouve à différents niveaux du dispositif. Nous
allons développer cette idée à travers différentes dimensions.

4.1. L’accompagnement de situations intolérables

À l’arrière-plan des expériences qui surgissent sur les scènes des divers
accompagnements, il y a des situations sociales considérées comme incertai-
nes et problématiques. Elles sont considérées comme ayant perdu certaines
de leurs qualités, celles-là même mises en lumière dans la conception goff-
manienne et décrites comme une forme typique et stabilisée d’environnement
organisant a priori l’action qui doit, à un moment ou un autre, venir s’y dérouler.
Envisagée de la sorte, la situation circonscrit un univers d’intelligibilité relative-
ment défini et reproductible ; et c’est parce que cet univers et les règles qui le
gouvernent leur sont directement disponibles que les individus peuvent ajuster
leur conduite (Giuliani, 2005, p. 197).
Caractérisées par une forte instabilité, les situations auxquelles sont confron-
tés les accompagnants sont difficilement sujettes à une typologie. Elles forment
un environnement hostile, qui trouble et désoriente celles et ceux qui s’y trou-
vent confrontés. Ces dispositifs placent le faisceau lumineux sur le sujet d’une
expérience. Ils privilégient l’expérience des personnes à travers ce qu’elles
sont amenées à dire, à faire et à penser lorsqu’elles vivent telle ou telle situa-
tion. L’approche mobilisée par les accompagnants instaure une scène où l’ex-
périence d’autrui se donne à entendre, à voir et à ressentir.

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4.2. Un dispositif secondaire

L’accompagnement se définit en tension avec le modèle réparateur ou avec


l’« écrit ». Au travers de l’analyse d’un corpus de textes, Paul Maela (2004)
relève que l’accompagnement se trouve en tension entre deux logiques : une
logique sociotechnique ou scientifique, soucieuse d’objectivité, et une logique
de sollicitude, centrée sur la subjectivité, qui rompt avec les anciens schémas
de bienfaisance ou de prise en charge.

4.3. Une conception pragmatique

La pratique d’accompagnement est difficilement définissable pour les inter-


venants de terrain qui n’en précisent pas a priori le contenu. Le concept d’ac-
compagnement renvoie à une conception pragmatique pensée dans l’action,
sur base de cas concrets auxquels les praticiens se réfèrent constamment.
La méthodologie de l’accompagnement s’est construite progressivement au
gré des expériences de terrain, sans véritable matrice conceptuelle de base.
Le contenu méthodologique de la pratique n’est pas défini, laissant le concept
totalement ouvert sur la pratique. Ce contexte permet une grande liberté d’in-
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tervention.

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4.4. Le caractère central de la demande

On peut identifier dans les dispositifs d’accompagnement trois principes


fondamentaux communs à l’ensemble des pratiques : le travail à la demande,
le travail au cas par cas, et « faire avec » la personne au lieu de faire « pour ».
Ces trois principes semblent se distinguer davantage par leur dimension rela-
tionnelle que par leur véritable substance. Ils semblent proposer davantage un
cadre global à la relation d’accompagnement qu’un contenu précis dictant le
travail concret à réaliser. Les intervenants se retrouvent tous sur la nécessité
d’appréhender le bénéficiaire en tant que personne et non plus en tant qu’objet
d’une catégorisation.

4.5. Contractualisation et responsabilisation

La personne se voit ainsi reconnue comme un citoyen à part entière ayant


des droits mais aussi des devoirs. Il n’est dès lors pas étonnant de consta-
ter que tout accompagnement repose sur l’établissement d’un contrat passé
entre la personne et le service. Ce contrat portera sur les engagements et les
droits de chacune des parties. L’utilisation du contrat démontre la volonté des
praticiens de l’accompagnement de sortir d’une logique de dépendance et
d’assistanat des individus en les faisant participer de manière plus active. Car
le contrat d’accompagnement est moins un contrat au sens strict du terme
qu’un outil permettant de donner du sens à la relation et de clarifier la situation
d’aide.

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Le chômeur accompagné, le bénéficiaire du RMI, la personne gravement
malade sont-ils vraiment en mesure d’exprimer leur consentement ferme et
éclairé pour s’engager dans une volonté contractuelle ? Le rapport qui s’établit
entre l’individu et le dispositif qui lui demande de s’engager dans le contrat
d’accompagnement, est un rapport fortement inégalitaire. D’un côté, un indi-
vidu qui se trouve le plus souvent en situation de précarité et/ou de faiblesse,
et de l’autre, un accompagnant qui, dans certains cas, est représentant des
pouvoirs publics. Loin de la théorie de « l’autonomie des volontés » du siècle
des Lumières, ces situations relèvent dans bien des cas de l’adhésion à un
contrat unilatéral pour lequel on peut douter que le consentement soit toujours
éclairé.

4.6. Une recomposition de la professionnalité


Ces acteurs ont trois spécificités. La première est de brouiller la démar-
cation entre bénévoles et professionnels. C’est ainsi qu’apparaissent et se
répondent des figures aussi paradoxales que celles du bénévole qualifié et du
professionnel dont la qualification est sans rapport direct avec le poste de tra-
vail qu’il occupe. L’intervenant est la synthèse de ces deux figures.
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Tout se passe comme si le statut et le diplôme étaient devenus gênants, ou

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plus exactement paralysants car empêchant de voir comment agir, comment
s’ajuster au plus près des situations des usagers pour les accompagner. Agir
professionnellement, c’est de plus en plus souvent être capable de se définir
individuellement et collectivement en dehors des instances traditionnelles.
L’intervenant doit être compétent, mais pas forcément qualifié, et ici la com-
pétence se définit comme la capacité de construire son cadre de travail.
Il est intéressant de s’interroger sur la trajectoire des accompagnants. Trai-
tant des permanents laïcs de l’Église catholique, Céline Béraud (2007) nous
dit que la trajectoire biographique peut être considérée comme une carrière
(au sens de la sociologie interactionniste), c’est-à-dire une succession de posi-
tions bénévoles, professionnelles et semi-professionnelles. Les témoignages
recueillis par cet auteur rendent compte d’itinéraires comme une succession
de réponses à des interpellations. Ces itinéraires constituent une entrée origi-
nale et réussie dans le monde du travail.

4.7. Une légitimité venue d’en bas


Alors que l’autorité est conçue dans l’institution de manière idéal-typique
comme descendante, les voies de construction d’une légitimité « par le bas »
sont aujourd’hui alléguées par les accompagnants. L’inscription dans des
groupes parfois les plus locaux et la reconnaissance ecclésiale que ces inte-
ractions procurent se trouvent quelquefois même opposées aux instructions
romaines, nous dit Céline Béraud (2007). La reconnaissance dont jouissent les
permanents laïcs « en bas » sur le terrain contribue à leurs yeux à neutraliser
les différentes instructions disciplinaires venant d’« en haut ». La validation que
leur assurent les membres des groupes qui leur sont confiés l’emporte in fine
sur les modalités de l’accréditation officielle.

21
4.8. Des espaces intermédiaires

Il n’en reste pas moins que la fonction d’accompagnement semble se


déployer le plus naturellement sur la construction d’un nouvel espace inter-
médiaire entre les espaces hiérarchiques hérités et les espaces de sociabilité
paritaire.
Dans son analyse des dispositifs d’accompagnement scolaire, Glasman
(2001) souligne que ces dispositifs se veulent et sont, selon leurs animateurs
sur ce point unanimes, des espaces un peu particuliers, des « tiers lieux »,
des « espaces intermédiaires ». Instituer un lieu à habiter pourrait même être
dans certains dispositifs l’objectif essentiel. Cette version de l’accompagne-
ment scolaire tend à moins mettre l’accent sur les activités en dépendance
plus ou moins directe avec l’école et ses exigences que sur l’espace-temps
spécifique que représente pour les adolescents la présence du local de l’ac-
compagnement scolaire dans le quartier. Loin que l’accompagnement ne soit
qu’un moyen, il deviendrait alors en quelque sorte sa propre fin. Les activités
de soutien au travail scolaire tendraient à n’être plus que prétexte ou occasion
pour une vie sociale spécifique que les adolescents utiliseraient à partir du
moment où ce lieu ferait partie de leur paysage familier.
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Ces dispositifs ne se confondent pas avec l’institution (école, hôpital…) et

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offrent aux usagers qui les fréquentent un lieu où ils peuvent se tromper, com-
mettre des erreurs sans qu’elles soient gardées en mémoire.

4.9. Conclusion : espace transitionnel ou intermédiaire


et dispositifs de bienveillance

S’il est pertinent à propos des dispositifs d’accompagnement de dévelop-


per l’idée de transition, il est peut-être excessif de présenter tous ces dispositifs
comme des lieux de recomposition (affective, intellectuelle, spirituelle) après un
ébranlement des étayages de fond par une catastrophe ou une crise, comme
on peut l’attendre d’un « espace transitionnel ». Utiliser le concept d’« espace
transitionnel » reviendrait à embarquer des connotations trop fortes. C’est la
raison pour laquelle on préfère parler, plus modestement, d’espace intermé-
diaire, en n’oubliant aucune des caractéristiques que l’on vient de souligner, et
qui lui donnent une parenté certaine avec l’« espace transitionnel »
Les dispositifs d’accompagnement peuvent être envisagés comme un
environnement bienveillant et tolérant à l’erreur. Envisager l’environnement
comme tolérant à l’erreur, c’est mettre en évidence les ressources polyvalen-
tes disponibles pour le sujet, mais qui deviennent significatives dans la mesure
où elles se laissent marquer par une intentionnalité flottante et transversale
(Berten, 1999). C’est un espace où l’acteur peut en quelque sorte s’exercer,
éprouver certaines limites de son action (ce qui relève de soi, ce qui n’en relève
pas), s’engager seul mais sous le regard de l’autre.

22
5. L’entrée par le concept de transaction :
une transaction fondée sur l’oralité et la sollicitude

Chaque accompagnement est individualisé. Cependant, ce sentiment d’uni-


cité n’est pas incompatible avec le fait qu’il existe un registre limité de transac-
tions formalisées dans un type de dispositif.
Le dispositif, soulignions-nous, est un espace dans lequel quelque chose
peut se produire. Le dispositif assume une fonction de support, de balise, de
cadre organisateur de l’action. Il procède essentiellement à des mises en ordre
qui soutiennent l’action de l’individu, il crée des effets de signification qui pro-
curent des ressources pour un autopilotage (Peeters et Charlier, 1999).

5.1. L’instauration d’une visée commune : la construction


d’un vivre ensemble

À la suite de certains auteurs, nous travaillerons l’hypothèse selon laquelle


l’élaboration d’un vivre ensemble est l’enjeu central de l’accompagnement. Ce
vivre ensemble n’est pas une forme stable liée à des intérêts communs, à une
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structure de groupe, à des statuts déterminés. Il se construit dans des accords

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situés, bricolés entre des personnes et justifiés par des confrontations à des
problèmes atypiques. La condition pour que ces micro-arrangements n’appa-
raissent pas aux yeux de chacun comme des pis-aller, est qu’ils soient suscep-
tibles d’aménager les contraintes de manière créative et de composer avec
le désordre imposé par des situations difficiles. L’expérience ainsi typifiée est
susceptible d’être réorganisée. Cette perspective débouche toutefois rarement
sur un projet précis. Elle se traduit le plus souvent par des formes plus minima-
les.
Nous touchons une spécificité de ces dispositifs et de la transaction  : il
ne s’agit pas de consoler en réduisant l’usager au sort de grand perdant en
facilitant son adaptation à la fatalité d’une situation (Giuliani, 2005), mais au
contraire, la transaction est censée déclencher quelque chose, mettre en
œuvre un cours d’action, renouveler l’engagement des acteurs dans le monde.
Cela ne peut avoir lieu qu’à la condition que les participants réagissent, se lais-
sent prendre, se sentent affectés par cette matière commune.
L’enjeu de l’interaction est donc l’élaboration et le maintien de ce « vivre
ensemble  » dont les accompagnants aspirent à ce qu’il soit suffisamment
significatif pour servir de guide à l’usager désorienté.

5.2. Une transaction ordinaire

La transaction est première par rapport aux objets de la transaction. Elle


porte sur l’individu, le sujet, à travers la perception d’un manque, qu’elle pré-
tend surmonter pour maintenir les conditions de la cohésion sociale.
Travailler sur la subjectivité et travailler sur le lien social, comme construc-
tion d’un monde commun lui-même fondateur des identités subjectives, se

23
confondent ici. L’accompagnement a affaire à des sujets « en souffrance ». Là
est son objet. Dans cet espace douloureux circulent effectivement des deman-
des, des questions existentielles et toutes les conséquences pour les subjecti-
vités des ratages symboliques de l’« assemblage ».
La transaction porte sur l’individu, elle cherche à le transformer. Et ce sont
les objets mobilisés dans la transaction qui sont au service de cette finalité et
non la transaction qui est au service des objets. Il s’agit de transactions identi-
taires.

5.3. Une transaction fondée sur l’oralité

L’oralité est plus ou moins invisible parce que son domaine d’élection est
le microsocial, parce qu’elle n’a pas de support physique durable (ce peut être
une parole, une expression faciale, un silence) et parce qu’elle a vocation de
spécificité. Elle est censée être affaire de circonstances, répondre au besoin
du moment, ne pas avoir de sens et de portée au-delà de celui-ci.
Les pratiques des intervenants sont davantage fondées sur le «  savoir-
être », la personnalisation ou les compétences que sur la qualification. L’accom-
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pagnement est une suite d’échanges, de rencontres, d’événements imprévus.

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Il ne se déroule pas selon un plan précis.

5.4. L’implication

Quand le travail se trouve de moins en moins dans le produit et de plus en


plus dans le travailleur, quand la compétence (définie subjectivement) tend à
remplacer la qualification (définie collectivement), l’autonomie et l’implication
personnelle se font exigences premières. Les pratiques des artistes, dans ce
qu’elles impliquent de capacités d’improvisation (d’implication personnelle),
sont exemplaires des pratiques d’accompagnement.
Il résulte de l’oralité que les effets des initiatives, des conseils, des accords
sont largement imprévisibles. De cette indétermination, l’investissement dans
le jeu est un élément important, l’implication de chacun étant essentielle. Cela
implique, pour l’usager, le besoin de s’aviser avec assiduité de sa capacité à
agir et, pour l’accompagnant, la nécessité d’expérimenter des modalités d’in-
teraction possible avec son public (Giuliani, 2005).

5.5. L’importance de l’affectif

Le moindre formalisme et l’attitude encourageante sont une invitation à


partager une émotion, des opinions, des ressentis. Dans certains dispositifs,
les relances de l’accompagnant donnent la primauté à la parole, accréditant le
fait que personne ne connaît mieux que l’usager le type de subjectivité produit
par le désordre des situations. Le langage des émotions, des sentiments est
important. L’accompagnant ne doit pas se protéger ou se distancier par rapport
aux sentiments suscités par le contact avec l’usager. La dimension affective

24
permet de discerner les difficultés de l’usager, ce qui le déstabilise. C’est à par-
tir de cette attention que l’accompagnant dégagera l’essentiel de l’accessoire,
l’urgent du secondaire et enfin les potentialités de l’usager.

5.6. L’importance de la proximité

La notion de proximité ne renvoie pas seulement à la dimension spatiale,


mais également au familier, au proche. Dans le schéma de la réparation, le
réparateur se définit par la dimension d’étrangeté, par la distance par rapport
à l’usager. Dans ce schéma, le travailleur social par exemple utilise un certain
nombre d’outils généraux lui permettant d’affronter des situations probléma-
tiques. L’écoute elle-même s’inscrit dans la distance. Elle est un procédé de
travail visant à établir une objectivation ; elle est élaborée à partir des délibéra-
tions menées par le professionnel qui évalue s’il peut aider l’usager. Comment
faire, quelles actions mener, par où commencer ? L’écoute permet aussi de
dresser un plan de travail en assignant des priorités à la solution des problè-
mes les plus pressants.
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5.7. La confiance dans le proche : trois niveaux de compétence

Tout d’abord, le travail de rapprochement mis en œuvre par les accom-


pagnants consiste à aménager des espaces d’écoute où tout jugement sur
l’histoire personnelle de l’usager et sa situation sociale est suspendu. La fragi-
lité de l’usager peut s’y explorer là où le jugement l’en empêcherait pour avoir
creusé une distance et avoir produit une vérité socialement impossible à assu-
mer. Le jugement menace en effet d’anéantir le résidu d’estime de soi de l’usa-
ger, d’assigner son vécu au statut du déni, et donc de bloquer une demande
balbutiante qui, pour être explicitée, nécessite des appuis thématiques et des
encouragements.
A contrario, la proximité permet de différer le moment d’une éventuelle
évaluation et d’accorder à la relation un temps où ce vécu ne risque aucune
appréciation négative. La suspension du jugement joue comme un ménage-
ment prodigué à la personne, favorisant la venue progressive d’un premier
niveau de confiance : une confiance portée à un environnement rendu familier
(dans sa dimension physique et humaine). La sollicitude exercée au travers de
ce ménagement répand ainsi une force persuasive par la teneur en confiance
qu’elle mobilise. Elle accroche l’usager, elle le saisit par l’accueil.
Un second niveau de compétence intervenant dans ce travail de proximité
réside dans l’attention portée par l’accompagnant au registre biographique. Il
s’y construit un régime d’échange dans lequel prennent sens des anecdotes,
des détails de l’existence. L’accompagnant doit développer une acuité percep-
tive à l’égard d’indices de gêne et d’embarras qui peuvent masquer des élé-
ments traumatiques.
Une troisième dimension de la compétence réside dans la nécessaire
proximité à l’égard de l’usager et la distance vis-à-vis de l’appartenance insti-
tutionnelle. Nous nous trouvons dans le registre du tact, à savoir cet ensemble

25
d’attitudes, de paroles, articulant un régime de proximité et une appartenance
institutionnelle. Cette compétence essaye de créer chez l’usager une confiance
en la justice de l’institution.

5.8. Une constante redéfinition

Dans nombre de dispositifs d’accompagnement, les intervenants ne cri-


tiquent, ni ne s’opposent aux principes normatifs de responsabilité et d’auto-
nomie, ces derniers constituant encore l’idéal vers lequel tend la pratique.
Néanmoins, ils se trouvent très concrètement confrontés au fait que les dis-
cours (responsabilité, autonomie) et les catégories d’association (contrat, par-
cours, projet) ne sont d’aucun recours pour s’orienter et savoir concrètement
composer avec les situations problématiques. Dans le cadre de ces dispositifs,
ils ne disposent plus de l’appui d’un cadre de contraintes dont les valeurs ne
sont pas discutées.
L’identité doit s’extirper du confort d’un rôle professionnel pour investir une
posture beaucoup plus labile qui consiste à capter la particularité des situa-
tions de l’usager et à prendre en considération la façon dont il les vit. Ainsi, les
professionnels s’ajustent à l’expérience de l’usager. Au point que la définition
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de ce que l’on fait et de ce que l’on est semble sans cesse à reformuler, en
fonction des situations, des événements et des circonstances.
À travers ces dispositifs, la coordination entre les acteurs ne relève pas
de procédures formalisées. Elle est circonstancielle, construite in situ. Il ne
s’agit pas de s’adapter aux valeurs communes, mais de comprendre la per-
sonne accompagnée dans sa particularité. Ce type de coordination exige des
contreparties, notamment l’engagement de l’accompagné à « faire un effort »,
à « remédier à la situation », à construire le projet, à respecter le pacte. Nom-
bre d’accompagnateurs se plaignent de ne pas « avancer », d’investir « pour
rien », de ne pas voir les résultats, de ne pas voir leurs efforts couronnés de
succès. Lorsque les pactes ne sont pas respectés, un malaise s’installe. On ne
peut plus faire confiance en l’usager.
La pratique de l’accompagnement suppose que les accompagnants se
déprennent réellement de toute attente normative quant aux comportements à
adopter face aux usagers, mais aussi des formes habituelles d’étiquetage. La
prise de distance avec les normes ordinaires de l’intervention représente un
coût réel : l’accompagnant doit construire lui-même sa posture dans un gré à
gré avec l’usager et accepter de ne pas maîtriser un cadre d’intervention sans
cesse redéfini au contact de l’autre.

5.9. Une valorisation de la sollicitude

La sollicitude répond au devoir de se tenir non seulement à distance du


pôle de la compassion, qui implique la passivité de l’usager, mais aussi à proxi-
mité de pratiques normatives qui promeuvent la figure de l’individu, dont le
bien essentiel reste l’autonomie.

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5.10. Conclusion : la possibilité transactionnelle

Nous voudrions conclure cette approche par une question relative à la


« possibilité transactionnelle ». Certes, la transaction est le fait de positions iné-
galitaires, mais on peut se demander si, dans les situations extrêmes comme
les soins palliatifs ou plus largement dans les situations dont la sortie est lar-
gement compromise, la transaction ne devrait pas postuler que l’échange
contractuel soit suspendu.

Jean FOUCART
Rue Puissant 1
B-6000 Cbarleroi
Tél./Fax : 00 32 71 340 161
E-mail : foucart.jean@skynet.be

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