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Dépôt Bruxelles X
P501050
Périodique trimestriel
Belgique – België
CHANTIER p. 12 P.P. - P.B.
1099 Bruxelles
BC 8507
face au Covid
Enjeux sociaux, politiques et culturels du virus
Reflets p. 09
la culture « Le sens du poil » ou la pilosité pour toustes !
4 Chantier
Se décentrer face au Covid
14
michel agier
Que faire de nos peurs ?
Pourpa rlers 17
julia galaski
Rendre visibles Méfiance virale
les violences policières
19
8
isabelle stengers
Propos intempestifs Se libérer de l’imaginaire capitaliste ?
De la « méchanceté » du virus
24
9
L’école au temps de la pandémie
26
La puissance inquiétante
des covido-sceptiques
Reflets 27
Le Sens du Poil
denis huart
« La marchandisation de l’hôpital
met en balance des intérêts sanitaires
avec les intérêts économiques »
30
Face au choc, la suractivité médiatique
empêche de penser
I
l y a un an, le monde Cette crise est-elle
occidental se retrouva une parenthèse de notre
fort démuni lorsqu’un société ultra capitaliste
coronavirus particulièrement ou l’occasion d’anticiper
tenace vint frapper à sa porte. le monde qui vient, celui du
Amica lement Nord Nous avions dansé, dépensé et réchauffement climatique et
nadia nsayi
consommé tout l’été sans nous des crises sociales et sanitaires
Œuvres congolaises au MAS d’Anvers : soucier de cette « grippette », qui à répétition ? Arrêtons de nous
la question de la restitution touchait alors des pays lointains complaire dans cet attentisme
en dehors de nos réalités. Mais idiot et envisageons dès
34 voilà, comme en 1914 ou en maintenant la crise Covid-19
1939, le monde dit « développé » comme un avertissement pour
FéminismeS n’avait pas su mesurer – et donc tous ceux·celles qui veulent/
Femmes en politique : prévenir –, l’ampleur de la crise à peuvent bien l’entendre.
les silences seront notre victoire venir. Nous y étions allés une fois Nous avons sollicité des
encore la fleur au bout du fusil… hommes et des femmes pour
37 Un an a passé et nous ne qu’ielles nous livrent une analyse
semblons toujours pas capables de cet avertissement, qu’ielles
de jauger le caractère systémique en décodent la profondeur et
de cet évènement. Le sacrosaint les enjeux. Nous les remercions
principe de précaution ayant d’avoir partagé leurs réflexions
envahi les recoins les plus dans ces pages.
intimes de nos existences, nous Mais ne jouons pas les
sommes toujours bien en peine Cassandre. Nous vous souhai
Réverb’ de penser l’incertitude et de tons, à toutes et tous, une année
L’amère impunité vivre avec. Nombreux·euses heureuse et sereine. Pleine
sont ceux·celles qui guettent d’une énergie renouvelée qui
38 le retour à la normale, quand nous permette, collectivement,
bien même cette (a)normalité d’enfin changer les règles du jeu.
À bas la Culture ! participe à l’accroissement des
Dubuffet contre les enculturés inégalités, au repli identitaire,
à l’appauvrissement politique Sarah de Liamchine
39 de nos démocraties et à Denis Dargent
l’anéantissement du vivant. Codirectrice·teur de PAC
Popcorns
Nos chroniques culturelles
D épôt Pour recevoir Agir par la culture à l'égard des traitements de Le contenu des articles n’engage Avec le soutien du Service
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times mineures, on encourage notamment par un groupe de bénévoles. Les gens intéressés sont les
à cette fin la création d’un guichet unique. bienvenus pour renforcer l’équipe !
interpelée s’est rebellée pour justifier son intervention, pour pour Mehdi », « Justice pour Lamine », « Justice pour
dire que la violence était légitime, qu’ils étaient obligés d’in- Tatum » et tant d’autres… Venir aux rendez-vous
tervenir, de maintenir la personne au sol, de la pousser, de (rassemblements, interpellations…) et relayer leur
la menotter, de la frapper, de lui forcer la main, jusqu’à lui parole. En parler autour de soi.
casser le bras… qu’ils n’ont pas pu faire autrement en raison
de cette rébellion. Accuser la personne de rébellion devient Enfin, au niveau politique, il faut continuer de se
une manière de se protéger préventivement de toute accu- mobiliser. Les interpellations communales sont
sation de violence. D’où l’importance de filmer. D’où l’impor- un bon outil pour rappeler aux autorités locales
tance du certificat médical, qui soit précis et complet pour qu’elles ont une responsabilité directe et pour les
rétablir les faits. Ces cas de « rébellion » sont de plus souvent encourager à briser le tabou et à sortir du déni.
*
Le Sens du Poil (Sophia Bouhon, Alice Chemais, Margot Foubert,
Charlotte Houben et Laure Marlière)
«
My hair is sacred, every inch and centimeter
Whether buzzed on my head and
Bushy between my legs
My body, my soul, free from your control
Is an asymmetric symmetry, it is a whole »
www.le-sens-du-poil.com
face au Covid
Enjeux sociaux, politiques
agir par la culture #63
13 \ et culturels du virus hiver 2020
MICHEL AGIER
Que faire
PROPOS RECUEILLIS PAR AURÉLIEN BERTHIER
de nos peurs ?
Dans « Vivre avec des épouvantails », Michel Agier tente de
saisir quelque chose de « ce qui nous arrive » en menant à partir
de l’expérience du premier confinement une anthropologie du
contemporain. Formidable machine à débloquer la pensée face
à un fait social total Covid sidérant, cette analyse en direct,
cette exploration de notre rapport au corps, aux frontières
et aux peurs en temps de pandémie, nous permet de prendre
la mesure des choses et d’envisager les chemins
qui faciliteront un processus de digestion
des évènements. Et surtout, ce cheminement
nous donne des pistes pour jouer avec
les peurs (afin de les apprivoiser), et,
ce faisant, pour aussi déjouer les usages
politiques de celles-ci. Un exercice de
décentrement et de déconfinement des
sciences sociales plus que nécessaire
au temps de la catastrophe.
la figure des épouvantails, des objets dans lesquels on déplace la peurs et de création nécessaire, n’est-il
peur et qui vont alors incarner ces imaginaires de la peur. Outre pas empêché par les conditions actuelles,
l’altérité historique, je suis aussi allé chercher cette altérité en l’impossibilité de se réunir, la prohibition
Amérique latine, dans des formes de croyances populaires qu’on de la vie sociale… Est-ce que tout cela
Le monde, les corps, la peur.
retrouve en partie dans les carnavals, avec des personnages qui ont empêche cet exutoire et cette création
souvent pour fonction d’alerter sur les risques, de faire peur, mais d’épouvantails ?
Premier parallèle, 2020
tout en devenant familiers et esthétiquement appropriables. C’est D’un côté oui, ça freine, mais en fait, ce travail de
ainsi particulièrement le cas des visiones, des espantos, des esprits l’imaginaire doit se faire et il est sans doute déjà en train
de la forêt et de la mangrove de Colombie. Je les ai observés par de se faire. D’autre part, on voit de plus en plus de protes-
exemple dans des carnavals dans des villes alors aux prises avec tations sur les conditions de l’enfermement qui se mani-
la violence meurtrière des paramilitaires et du trafic de drogues. festent dans tous les pays. Ce qui ne veut pas dire que les
Les épouvantails du moyen-âge et les espantos de ces régions gens ne veulent pas se protéger, je crois, mais qu’ils veulent
latino-américaines nous indiquent un quotidien renversé, d’autres mettre en débat des mesures relevant de la biopolitique et
mondes, des formes à travailler pour s’approprier nos peurs et dès lors présentées comme indiscutables. Heureusement,
potentiellement renverser certains discours politiques et média- on voit que la politique refait surface et qu’elle défait cet
tiques qui nous accablent d’imaginaires de la peur aujourd’hui. imaginaire totalitaire de la biopolitique.
Mais nous en Europe aujourd’hui, On n’en a donc jamais fini avec la politique. Et on n’en a jamais
quels seraient nos épouvantails sur fini avec les imaginaires populaires qui peuvent aussi renverser ces
lesquels on pourrait projeter nos peurs ? systèmes d’injonctions à rester chez soi. Je ne fais pas l’éloge de la
Sans être un spécialiste, je pense à une piste inté- désobéissance, j’observe simplement ce phénomène. Et peut-être
ressante, celles de toutes ces figurations qui depuis que lorsqu’on aura un troisième ou un quatrième confinement, on
une bonne vingtaine d’années nous décrivent arrivera à une situation où les expressions politiques ne seront
d’autres mondes dans une profusion de romans, plus complètement impossibles alors même que l’on se confinera.
films, séries, BD… d’anticipation. Des imaginaires de Que les épidémiologistes, les médecins, mais aussi les respon-
peurs, de catastrophes terribles se retrouvent dans sables politiques vont élaborer des solutions pour se protéger
cette abondance de figurations dystopiques ou uto- physiquement du virus avec les gens, inventer des formes de confi-
piques. Elles donnent à voir des projections sur ce nement qui n’en sera plus un avec les citoyen·nes, sans s’empêcher
qu’il adviendrait de nous après une catastrophe ou de vivre et d’avoir des relations sociales. Tous les humains ont
bien elles imaginent d’autres mondes, parfois plus besoin d’altérité. Une politique qui l’ignore est vouée à l’échec.
C
omment expliquer cette tendance chiffres fait d’un moyen une finalité. En ment à faire montre de solidarité com-
au désamour entre citoyens et ce sens, l’économisme, c’est plus que la passionnelle. Cette manœuvre permet
autorités politiques ? Plusieurs ruine du politique, c’est le placage au d’occulter à peu de frais notre responsa-
facteurs et hypothèses peuvent sol de l’imaginaire collectif, sans lequel bilité collective et le modèle de société
être mis en avant. Outre le recours on sèche sur pied. Et la décomposition à l’origine de cette pandémie appelée à
permanent à un vocabulaire qui camoufle du social » affirme Régis Debray1 . Cet se reproduire ad nauseam. Sachant par
les enjeux et n’aide pas à leur compréhen- assèchement de l’imaginaire politique ailleurs, comme l’indique le politologue
sion, force est également de constater engendre une panne d’idées qui n’est Bruno Frère, que « les petits gestes sont
que la quantophrénie toujours prégnante guère propice à réenchanter le monde autant d’élans moraux qui permettent de
n’aide pas non plus : « l’obnubilation des et à susciter l’intérêt du citoyen. ne pas politiser le débat »4 . Une sorte de
Se libérer de
l’imaginaire
capitaliste ?
Isabelle Stengers, philosophe
qui étudie la production des
savoirs, revient dans cet entretien
accordé à l’atelier des droits
sociaux, que nous reproduisons
ici par écrit, sur la manière
dont l’imaginaire capitaliste
met en danger les sciences, la
démocratie et l’environnement.
Elle explique comment cet
imaginaire a pu susciter des
réponses prises dans la plus
grande panique face à la pandémie
de Covid-19. Et nous rappelle
qu’il est tout à fait essentiel de
continuer à développer notre
capacité d’imagination solidaire
pour contrer ce qui provoque
les catastrophes, pandémie
aujourd’hui, et désastres
climatiques à venir.
*
Gestionnaire de projet
à l’Atelier des Droits Sociaux
La Découverte, 2020
cevable dans des sociétés plus traditionnelles, a encore en mémoire ces passagers arrivant à Zaventem, tous
où on respecte les vieux. Et les respecter ce surpris de ne subir aucun contrôle sanitaire. Mais on se rappelle
n’est pas les enfermer. Mais je pense en tout aussi du moment où les politiques découvraient tout d’un coup
cas que le mot « oubli » est le bon parce que ce qu’ils n’avaient pas les équipements et les matériaux nécessaires
confinement doit être compris à partir d’une comme les masques par exemple !
réaction de panique. Et quand il y a panique,
on oublie plein de choses ! On réagit sous le Je ne parlerais pas à ce sujet d’impréparation, comme si elle
coup d’une urgence qui empêche de penser. était contingente, comme si ça avait été une surprise. Car
Cette panique qui nous a pris nous a guidés non, ce n’était pas une surprise : l’Organisation mondiale
dans une situation, qui a évidemment accentué de la Santé avait averti que les épidémies devenant pan-
toutes les inégalités sociales, tous les rapports démies, c’était notre avenir. Il s’agit en fait plutôt d’une
de force… Au fond, je crois qu’on a vu une indif- incapacité de penser vraiment avec cette possibilité que
férence à tout ce qui n’était pas lié au maintien quelque chose vienne enrayer la normalité des choses, la
de l’ordre public. Et l’ordre public, on a su qu’il routine de la croissance… Ce à quoi on a en réalité assisté,
allait être dévasté si tout le système sanitaire c’est aux conséquences d’un idéalisme. Celui du refus de
était débordé. Donc les vulnérables, c’était prendre au sérieux ce qui pourrait mettre en question la
avant tout ceux qui menaçaient de fabriquer toute-puissance de ce qui est jugé seule source légitime
le scandale d’un système sanitaire – fierté d’un d’action et de pensée, en l’occurrence, pour nos gouver-
pays développé – qui craque. On n’a pas voulu nants, la logique du marché et de la croissance. Or, quand
ça. Le reste, ce sont des conséquences. Et je l’idéalisme est tout à coup confronté à quelque chose
pense par ailleurs qu’il ne faut pas trop parler auquel il ne peut plus échapper, c’est la panique ! On a
de choix délibéré, c’est faire trop d’honneurs à donc plutôt eu affaire à un effondrement de la pensée de
ce qu’a été cette situation. l’État, de la pensée de ceux qui nous gouvernent. Avec
toute la brutalité d’un « on ne sait plus quoi faire, alors on
En termes d’intentionnalité, est-ce arrête tout ! », avec tous les oublis et les cruautés dont on
que pour des raisons politiques, et peut- a parlé. Mais aussi avec les manques totaux d’imagination.
être électorales, certaines catégories de En effet, l’idéalisme de nos gouvernants, c’est un imagi-
la population sont déconsidérées, ont été naire qui fait réalité, c’est leur horizon, c’est leur réalité.
peu prises en compte ? On citait les SDF Cet imaginaire se différencie donc de l’imagination qui
ou des gens qui n’existent pour ainsi dire est la capacité à prévoir les difficultés, à anticiper, à savoir
pas pour le politique. que ce qui est normal aujourd’hui pourrait tout à coup ne
Ça faisait partie des inégalités sociales. Il y plus l’être demain – et à le penser sérieusement. Donc
a des gens qui feraient mieux de ne pas exister… Ou l’imaginaire, c’est une anesthésie de l’imagination. Et c’est
même des gens qui ne sont pas censés exister : on bien de ça que nous souffrons.
pourrait ainsi parler des très nombreux travailleurs
au noir qui ont été totalement livrés à eux-mêmes. Et en ce qui concerne les sciences, le point qui m’a
Notre société est très dure. Tous ceux qui ne sont v raiment fait mal c’est d’entendre dire – notamment
pas répertoriés comme salariés, comme ayant un par des médecins – « la science ». Et de voir les politiques
statut, tous ceux-là tombent à travers les mailles, reprendre ce terme, dire par exemple : « nous écoutons la
et à travers des mailles de plus en plus larges. Donc science » parce que ça les arrangeait bien. Soudainement,
effectivement, on pourrait parler d’un calcul, mais dans un nouveau réflexe de panique, on a oublié la poli-
c’est une logique. Logique qui fait qu’au fond, tique et c’est « la science » qui s’est mise à nous guider. Or,
une qualité administrative prévaut sur des droits c’est toujours une très mauvaise idée de demander à « la
humains ou des droits sociaux. science » ce qu’il faut faire, parce que ce n’est pas du tout
ravage de la nature, dans l’ensemble des pratiques encore, réduites à une espèce de sacrifice « altruiste » : ça
humaines d’exploitation, d’extraction et de com- c’est bon pour les saints qui se sacrifient pour les autres,
bustion qui nous amènent au désordre climatique. mais l’homme normal, lui, veille à ses intérêts et ne veille
Or, le désordre climatique, lui, n’est pas une crise : qu’à ses intérêts en bon égoïste natif qu’il serait... Eh bien
il ne passera pas. Nos descendants et les descen- si la nature avait été peuplée d’égoïstes, il n’y aurait plus
dants de nos descendants y auront encore affaire de nature. Nous savons désormais que la nature existe à
sur des siècles et des siècles dans le meilleur des travers des interdépendances multiples et enchevêtrées,
cas… c’est-à-dire s’ils survivent. Et d’autre part, ce et que le ravage de la nature, c’est précisément la des-
désordre climatique active ce que les humains ont truction de mondes, ou d’écosystèmes, qui tiennent par
eux-mêmes mis en route, c’est-à-dire la sixième l’interdépendance entre les vivants qui y coexistent. Ainsi,
extinction qui nous menace non seulement nous, détruire les interdépendances qui se tissent dans le sol,
humains, mais aussi la plupart des animaux… Les c’est tuer sa fécondité, c’est ne plus avoir que des cultures
virus ne sont pas des vivants mais leurs hôtes prin- qui vivront seulement par les intrants c’est-à-dire les
cipaux que sont les bactéries, elles, ne s’éteindront engrais et les pesticides qui nous empoisonnent. Ce sont
pas : il y aura la vie sur terre. Mais la vie de notre ère, les monocultures qui sont aussi vulnérables aux épidémies
elle, pourrait bien s’éteindre comme la vie à l’époque que nous le sommes désormais.
des dinosaures s’est éteinte.
Vous mettez bien l’accent sur le
Comment comprendre qu’il y ait danger des changements climatiques et de
ce maintien d’un rapport à l’environnement l’absence de réponses face à cela. On voit
qui le chosifie, qui le rend tout simplement que ça s’accompagne aussi de danger sur
inerte, comme si on pouvait l’utiliser à notre les droits sociaux, si cela suit la tendance
guise sans qu’il y ait des conséquences ? amorcée durant ces dernières années, on
Cette idée se maintient parce qu’elle fait partie peut craindre le pire pour l’avenir. Doit-on
de ce régime qu’on appelle capitalisme, y compris pour également craindre le pire sur les questions
le capitalisme socialiste. On exploite ce qui peut être de démocratie et de vivre ensemble qui
exploité, on extrait ce qui peut être extrait, et le reste sont censées être le socle de nos sociétés ?
est déchet. Ça fait partie de l’histoire dans laquelle nous La démocratie peut prendre plusieurs formes, elle
avons été embarqués et dans laquelle nous avons embar- peut suivre deux extrêmes. D’une part, se réduire à l’art
qué le reste du monde par colonisation interposée. Nous de diriger un troupeau sans qu’il se révolte, en le rendant
avons détruit des manières de vivre qui étaient prudentes donc docile par tous les moyens. D’autre part, tendre vers
à l’égard de la nature. Nous avons fait voler en éclat toute l’exigence sans cesse reconduite et sans cesse approfondie
possibilité de faire attention, tout souci des conséquences. que les gens pensent ensemble. Ça peut se faire en tension
Cette idée que c’est notre rôle de dominer la nature fait là et en conflit mais ils pensent ensemble et ils essaient de faire
encore partie de l’imaginaire. Celui-là même qui nous dit : sens en commun quant à l’avenir qui serait possible pour eux.
« covido-sceptiques »
« Le fait est que les faits ne nous suffisent pas » écrit
Régis Debray dans Les communions humaines. délitement entretenu par la communica-
tion à distance propre au net, le confine-
Cette formule résume à elle seule toute la condition
ment et les gestes barrières.
anthropologique de l’espèce humaine. Animal
symbolique, l’humain accorde une place centrale Dès l’épidémie de grippe dite espagnole
aux « réalités irréelles », tel un adorateur de l’invisible en 1918, le port du masque est contesté.
On invoque déjà la tyrannie de l’hygiène,
qui a besoin de se sentir intégré à une totalité la version ancienne du « sanitairement
supérieure au travers d’un dieu, d’un totem, d’une correct ». On dénonce les interdictions,
terre, d’un texte ou d’un concept. « Que ferait-on sans imposées par l’État, de cracher dans les
lieux publics au nom de la lutte contre la
le secours de ce qui n’existe pas » écrivait Paul Valéry. tuberculose, ou l’obligation, à Paris dès
1883, de placer les déchets ménagers
Mais, au cours de l’histoire, ces écha- Aux efforts pédagogiques des virologues dans des poubelles, du nom du Préfet
faudages symboliques, dont l’efficacité et des microbiologistes, répondent le qui prit cet arrêté pour lutter contre la
dépend des époques comme des cultures rejet du masque, les succès fulgurants du propagation des maladies. Comme le rap-
et où les religions ont, jusqu’à présent, documentaire « Hold-Up », le pillage des pelle François Reynaert, d’autres combats
récolté plus de succès que les utopies, magasins d’armes, l’effondrement des de santé publique, tels le port obligatoire
sont partiellement déconstruits par ventes de la bière Corona ou le stockage de la ceinture de sécurité en voiture, le
les révolutions cognitives du 17e siècle. d’écailles de pangolins. casque pour les motards, la lutte contre
Désormais, dans le sillage des savants l’alcool au volant ou les obligations de
et en rivalité avec les spiritualités et les La vague conspirationniste s’est amplifiée vaccination contre la variole au 19e siècle,
théologies, la science moderne, fondée avec la pandémie. Mais les prémices de ont suscité de violentes réactions2 . Des
sur l’argumentation et la démonstration l’érosion de la culture du raisonnement oppositions féroces construites toujours
plutôt que sur la conviction et la croyance, scientifique fermentaient déjà bien sur les mêmes arguments : la défense
impose progressivement ses paradigmes. auparavant et ce, au-delà des cercles de de la liberté individuelle et l’indignation
Jusqu’à une rationalisation absolue du militants d’extrême-droite, de quelques face à des pouvoirs publics qui entendent
réel au détriment de la conscience et de sectes d’illuminés ou des tweets incen- tout régenter. Bref, le droit « de prendre
la morale qui ne riment plus guère avec diaires de l’ancien locataire de la Maison les risques que je veux ».
les découvertes technologiques. Cette blanche. Le doute, le soupçon, le relati-
évolution s’illustre singulièrement dans visme et les récits alternatifs prospèrent Bien évidemment toutes les dérives liber-
le domaine militaire depuis Hiroshima. Le avec un succès inégalé. ticides et totalitaires peuvent pointer
remède est devenu un poison qui désen- le museau au cœur de ce dosage, au
chante totalement le monde. L’analyste Jérôme Fourquet évoque le réglage subtil, entre les droits et les
poids des séries américaines dans les libertés fondamentales d’un côté et, de
Alors, comme un tragique retour de représentations collectives des géné- l’autre, l’intérêt sanitaire général. Les
balancier, les facteurs dits de progrès rations les plus récentes et la perte de projets annoncés de vaccination, gratuite
et les facteurs dits de régression se crédit des discours scientifiques pour et non-obligatoire, relèvent sans doute
rééquilibrent. Le récit structuré de la expliquer l’inflation de ces croyances1 . du test de vivacité démocratique et
destinée humaine, bâti sur la critique Rappelons que plus de la moitié des d’empathie collective. Mais gageons que
historique, avoisine avec les historiettes Américains estiment que le récit biblique la pulsion idolâtre, comme les prétendus
les plus saugrenues. Les vérités, toujours représente la vérité de l’histoire humaine desseins cachés de puissances occultes,
provisoires, ancrées dans l’enquête et la et que le darwinisme constitue une gagneront hélas à nouveau du terrain,
recherche, cohabitent de plus en plus imposture. Le procès du singe n’est pas notamment virtuel, sur l’esprit critique
avec les fantasmes du complot, les fake terminé. Cet essor de l’irrationnel voi- et sur la démarche rationnelle.
news et les informations alternatives sine depuis longtemps avec les crises
« post-vérité ». Grand retour aux illusions sanitaires et monte encore en puissance
Jérôme Fourquet, L’archipel français,
1.
archaïques, aux pensées primaires et aux à l’époque des réseaux « sots-ciaux », Seuil, 2019
affirmations péremptoires. La matrice du délitement du lien social et des François Reynaert, « “On n’a plus le
2.
droit de rien”, ce tube indémodable »,
cartésienne prend l’eau de toutes parts. normes de réciprocité et de confiance, L’Obs du 24 septembre 2020.
« La marchandisation de
l’hôpital met en balance
des intérêts sanitaires avec
les intérêts économiques »
PROPOS RECUEILLIS PAR AURÉLIEN BERTHIER
I
l y eut d’abord, dans l’actualité et audible – du productivisme, de la
pré-Covid, la période chinoise mondialisation des échanges et de
de curiosité exotique pour l’interdépendance globale du système-
un virus jugé plus étranger monde sous pavillon capitaliste.
qu’étrange (« ça ne peut pas nous arriver
ler
ici »). Lui a succédé, en février, une phase L’état de grâce médiatique n’a toutefois
Troest
arrive aussi chez nous »). Laquelle a très moment où il a été utilisé par l’Organi-
rapidement côtoyé une entreprise édito- sation mondiale de la santé (OMS) pour
: Emma
l’opinion selon laquelle les Congolais n’auraient pas de la Culture l’a déjà signalé à plusieurs reprises : si le Congo
d’histoire avant la colonisation. Les 100 pièces phares de adresse à la ville d’Anvers une demande officielle de restitu-
l’expo prouvent en effet que c’est faux. Et cette histoire tion des œuvres, la question sera examinée. À présent, il reste
africaine est riche, sinon elle ne serait pas présente au à savoir si la restitution est une priorité pour les dirigeants
travers des objets d’art dans des musées en occident. congolais. Je ne pense pas. Jusqu’à maintenant il n’y pas eu
de demande, même si certaines organisations de la diaspora,
(Du 3/10/2020 au 28/03/2021)
Est-ce que le MAS « règle comme Bamko (Centre de réflexion et d’action sur le racisme
ses comptes » avec l’héritage colonial anti-noir·es) lutte pour cette restitution dans le cadre d’un
de la Belgique ? Lance-t-il une forme processus de décolonisation. Le Congo devrait se prononcer
de décolonisation des musées ? parce que ce n’est pas au musée de choisir et décider quelles
Le MAS conserve une collection africaine de 15000 œuvres doivent retourner là-bas ou non. Les Congolais doivent
www.mas.be
objets dont 5000 proviennent du Congo. Cette collection faire ce travail de mémoire. Si la Belgique arbitre seule sur les
a vu le jour en 1920, en pleine période coloniale. À l’occa- conditions de restitution, nous ne sortirons pas de la logique
sion de ce centenaire, le MAS décide d’aborder d’une façon paternaliste. Pourtant c’est bien cette logique qu’il faut briser
transparente et critique le passé colonial de la Belgique, 60 ans après l’indépendance du Congo.
L’AMÈRE
de rejoindre l’Angleterre. Il était
au courant qu’à l’intérieur se
PAR PIERRE VANGILBERGEN trouvait un nombre important
de personnes, dont des enfants.
Il n’avait reçu aucun ordre. Il
avait appris que tirer dans les
IMPUNITÉ
pneus d’un véhicule en course
et de nuit était proscrit. Et pour-
tant, il a sorti son arme et a fait
feu. La camionnette s’est finale-
ment arrêtée sur le côté. Le père
tient sa fille ensanglantée, on la
lui retire de ses bras et on la jette
Il tente de se relever et deux policiers se avec hargne les violences policières qui ont par terre. Le père est neutralisé, la fille est
lancent dessus et font pleuvoir les coups lieu couramment aux États-Unis. Cracher emmenée en ambulance. Sa maman tente
de matraque. Mâchoire fracturée, cheville ce sentiment d’injustice, notamment par de la rejoindre, une policière la retient par
droite cassée, vingt points de suture. La rapport à ce qu’a connu Rodney King. La les cheveux. Mawda mourra, seule, dans
scène a été filmée, les images font le tour formation décide de pousser la démarche l’ambulance.
du monde. Entre nausée et révolte. Un an jusqu’au bout, en utilisant « Cop Killer »
plus tard, les quatre policiers impliqués comme titre d’album. Mais l’informa- Le même sentiment qui revient. Celui qui
dans l’affaire sont jugés : acquittement. tion remonte et les esprits s’enflamment. serre la gorge et fait bouillir de l’intérieur.
Les patrons de leur label de l’époque – Celui de l’injustice et de l’impunité face à
La même année, Body Count, une for- Warner Bros Records – sont menacés de celles et ceux qui sont censé·es faire res-
mation à la rencontre des genres entre mort. Au final, l’album ne comportera pecter la loi, maintenir l’ordre et assurer la
le hardcore-punk, le metal et le rap, s’ap- pas de titre et le morceau « Cop Killer » sécurité publique. Face à ces mêmes per-
prête à sortir son premier album. Avec est remplacé. Il verra néanmoins le jour sonnes qui sont censées observer une règle
son chanteur emblématique, le rappeur en version single, entrant dès lors dans de proportionnalité, à savoir recourir à la
Ice-T, ils écument les scènes depuis déjà l’ADN du groupe. Même si Ice-T commen- force uniquement pour leur défense et en
un an. Dans la set-list figure un titre, cera quelques années plus tard à incarner fonction du degré de menace ou de violence
« Cop Killer », dont les lyrics sont pour le le rôle d’un policier dans la série Law & encourue. Et pourtant face à ces mêmes
moins explicites, avec son fameux « fuck Order : Special Victims Unit, il n’en demeure personnes, assermentées, qui laissent bien
police brutality ! » en refrain. Une diatribe pas moins que l’artiste n’a jamais renié ce trop souvent leurs actions être dictées par
instinctive, le besoin viscéral de dénoncer morceau sulfureux. un racisme devenu structurel.
f
RG E N
u
NIS DA
b
PAR DE
Du
La culture a donc pris la
place de ce que fut naguère
la religion. C’est le nouvel
opium du peuple. « C’est une
Pour bien saisir le cheminement déité incorporelle, un dieu
Toucher à l’essence même de la de sa pensée, il faut se souvenir symbolique ». S’attaquant dès
création, tel fut le véritable de l’intérêt viscéral qu’il a lors aux enculturés et au
objet du travail de Jean Dubuffet. toujours porté aux expressions phénomène d’enculturation en
Né au Havre en 1901 dans une artistiques éloignées de tout général, il écrit encore :
famille de négociants en vin, conditionnement culturel. Dès « Les célébrateurs de la
Dubuffet s’adonne dès son plus 1945, il rassemble une collection culture ne pensent pas assez
jeune âge au dessin et à la d’œuvres dues à des personnes au grand nombre des humains et
peinture, envisagés comme un étrangères au milieu artistico- au caractère innombrable des
rapport de velléités entre culturel et préservées de son productions de la pensée ».
des matières, des outils et influence.
contre
un être de chair et de sang
(il renâcle à utiliser le mot
artiste). S’il fréquente un
temps l’école des Beaux-arts de
sa ville natale, le plasticien
développe très vite une aversion
instinctive envers l’académisme
et les milieux artistiques. « Des ouvrages, précise-t-il, Les détracteurs de Dubuffet ne
Les affaires familiales dont exécutés par des personnes se sont pas privés de dénoncer
il hérite lui permettront, dès indemnes de culture artistique, l’apparent paradoxe entre cette
les années 30, de bénéficier dans lesquels donc le mimétisme, posture radicale et l’énorme
de l’aisance matérielle contrairement à ce qui se passe succès public (et commercial)
nécessaire à la poursuite de chez les intellectuels, ait peu que connurent ses œuvres à partir
son activité créatrice en toute ou pas de part, de sorte que des années 60. L’art brut lui-
indépendance, et loin, dit-il, leurs auteurs y tirent tout même devint un marché dès la
de « la culture et ses corps (sujets, choix des matériaux, fin des années 70 : les œuvres
constitués de spécialistes mise en œuvre, moyens de collectionnées par Dubuffet et
et de fonctionnaires ». transposition, rythmes, façons ses successeurs furent montrées
d’écriture, etc.) de leur propre dans les musées et célébrées par
la critique et les marchands
les
fond et non pas des poncifs de
l’art classique ou de l’art d’art, ces bras armés culturels
à la mode ». Ces formes d’art qui opèrent le tri et éliminent…
inconscientes d’elles-mêmes, Dubuffet a toujours reconnu
Dubuffet leur invente un nom qu’un déconditionnement culturel
dès cette époque : l’art brut. total était impossible. Mais,
La culture, pour Dubuffet, En opposant cet art brut ajoutait-il, l’important est
tient lieu de repoussoir à la aux arts culturels, Dubuffet d’être contre. L’attitude de
spontanéité et la liberté de provoque une remise en cause refus et de contestation de
créer. Par culture, il entend essentielle des conditionnements la culture constituant à ses
à la fois la connaissance inhérents au modèle de société yeux une posture plus féconde
des œuvres du passé — une productiviste occidentale que l’inculture qui, elle,
notion, écrit-il, « tout à fait (la culture est aussi outil donne une prise plus facile à
illusoire, ce qui en a été de l’impérialisme), se l’enculturation. Jean Dubuffet
conservé n’en représentant caractérisant par une volonté est mort à Paris le 12 mai 1985.
qu’une très mince sélection de hiérarchie, elle-même NB : Les principaux textes de Jean Dubuffet
spécieuse basée sur des vogues héritée des castes qui l’ont sont rassemblés dans « L’homme du commun
qui ont prévalu dans l’esprit imposées. Les choses existent à l’ouvrage », toujours disponible chez
Gallimard, coll. « Folio essais ».
des clercs » —, et l’activité parce qu’elles sont connues,
de la pensée et de la création reconnues et labellisées.
r é s
d’art. Deux acceptions, estime-
encu l t u
t-il, dont on aurait tort de
croire qu’elles constituent
une seule et même chose.
1
3
1 3
Chroniques de l’imprévisible
DE L’ÉDUCATION d’être l’expression de points de rupture idéo- neutralise tout changement politique pour
populaire et numérique. Trouver le juste équilibre entre
#54 Climat. Pourquoi les urgences ne répondent pas
PERMANENTE
Covid-19 : « grippette » passagère ou bouleversement
souffrance, Planète en sursis #46 Les malaises
civilisationnel ?
logiques fondamentaux au sein de la société. le remplacer par le sentiment que les choses
Le printemps de l’année 2020 a vu l’irruption d’un virus échappé
#55
d’un marché humide chinois qui a immobilisé et confiné la planète.
Impensable quelques semaines auparavant, cette pandémie,
entre récit fantastique et thriller bio-médical, a profondément
modifié tous les paramètres dominants de l’hégémonie du « cyber
CHRONIQUES Les campagnes électorales prennent une forme peuvent changer. Face à cela, l’auteur estime qu’il
capitalisme », du retour de l’État protecteur à l’amplification des
croissantes et dérives culturelles
4
LES CAHIERS
l’imprévisible
nos modes de vie, du télétravail à la distanciation physique,
de la sédentarisation forcée aux nouvelles approches culturelles.
pouvoir politique doit obéir aux lois impitoyables la ramenant à ses origines : la rue, la barricade
PAC, au travers de ce cahier, concentre son attention,
parmi différents textes et témoignages, sur les effets
de ce virus dans une perspective d’éducation populaire.
Appréhender un tel bouleversement demande des outils
critiques et des pratiques renouvelées et solidaires qui
« pacifier » l’espace public en gardant leurs démontrent le mépris d’un système envers ceux
enfants à la maison. Fatima Ouassak va entrer pour qui Fatima Ouassak analyse le processus
en lutte au départ d’une préoccupation légitime : de désenfantisation à l’œuvre : « lorsque le
pour garantir la qualité de l’alimentation de système dominant regarde nos enfants, il ne
ses enfants, elle demande la mise en place de voit pas des enfants, il voit des menaces pour
repas végétariens à la cantine scolaire. C’est sa survie […] il les désenfantise » (p. 15).
avec cette demande qu’elle va faire l’expérience Les actions du Front de mères s’organisent autour
de la violence de classe, et qu’elle va se voir de cinq piliers stratégiques : la transmission,
jeu vidéo
11
11
La Commune des Lumières.
Portugal, 1918.
Une utopie libertaire //
Jean Lemaître // Otium, 2019
Jean Lemaître nous propose dans La commune
des Lumières un magnifique récit sur la vie du
militant anarchiste portugais Antonio Correia.
Inspiré par les grandes figures libertaires de
1
l’époque comme Tolstoï, Elisée Reclus, Bakounine
et Pierre Kropotkine, cet homme exceptionnel,
représentant de commerce en bicyclette, infati-
gable défenseur des idéaux de fraternité et de
partage, fonde en 1916, la « Comuna da Luz » 1
dans l’Alentejo, une communauté autogérée où We. the Revolution // Polyslash, Pologne, 2019
les règles de vie n’en demeurent pas moins très
strictes : ne pas fumer, ne pas boire d’alcool et We. the Revolution vous propose d’incarner un juge, alcoolique et joueur, durant la Révolution
ne pas manger de viande (comme les principes française et en particulier durant la période de la Terreur. Très vite, vous allez comprendre, en tant que
imaginés par T
homas More dans l’Utopie au joueur·euse, qu’il ne va pas tant s’agir de rendre justice que de naviguer entre les intérêts contradictoires
début du 16e siècle). Malgré les sombres nuages sans chavirer : le peuple, les révolutionnaires, l’aristocratie… et même votre famille ! Appliquer la loi et
qui la menacent, des forces réactionnaires jusqu’à rendre la justice ? Si possible. Mais avant tout ménager les camps en présence et survivre. Pour garantir
l’épidémie de grippe espagnole, dont pas un cama- sa survie et celle de sa famille, votre personnage va ainsi chercher toujours plus de pouvoir, dans une
rade de la commune ne décèdera, cette expé- fuite en avant faite de conspirations et de trahisons. Ce que les mécanismes du jeu excellent à rendre,
rience politique exceptionnelle p
rendra fin, suite à vous amenant pernicieusement à prendre des décisions de plus en plus sanglantes dont découleront
l’échec de la grève générale du 18 novembre 1918 d’autres choix inhumains. Contrairement à beaucoup de jeux, acquérir plus de pouvoir ne vous rendra
et à la répression des soldats et des gendarmes donc pas plus fort mais simplement plus exposé à la violence, renforçant progressivement une atmos-
du régime autoritaire de Sidonio Pais. Antonio, qui phère de paranoïa étouffante. Au final, We. the Revolution, plus qu’un jeu historique, se présente
s’était engagé à ne jamais c ouper sa barbe tant comme une fresque sombre sur le Pouvoir et la Justice. En exhibant crûment l’avidité et la violence
que durerait le fascisme, meurt dans son lit le 2 des dirigeants des institutions, il critique explicitement l’hypocrisie de leurs discours déconnectés
décembre 1967. Mais il revit formidablement sous de leurs actes. Ni nihiliste (« tous pourris »), ni conservateur (« la violence de la révolution disqualifie
la plume de Jean Lemaître qui conte avec grand toute contestation politique »), We. the Revolution s’en prend aux institutions et aux personnes qui les
talent la fougue révolutionnaire de cet ardent incarnent. Et en particulier à la Justice, plus sensible aux positions sociales qu’aux actes, plus occupée
défenseur de la solidarité universelle. JC à maintenir l’ordre qu’à appliquer la loi, moins un juge de la société que son reflet. JA
film
on les devine à travers l’attitude furieuse
six épisodes, conçu par Charlotte Pudlowski et excentrique du personnage. Très vite Yoav
et Anna Buy, la question des abus sexuels va se rendre compte qu’on ne se défait
faits aux enfants par des membres de leurs pas si facilement d’un pays d’origine.
familles est déroulée dans toutes ses dimen-
sions : culturelles, psychologiques, familiales,
sociales… Au centre de cette analyse très
1
complète de l’inceste : le patriarcat dans la 1
protection de la figure du père tout p uissant
et de sa volonté de disposer du corps d ’autrui
à sa guise. Ce qui explique l’assourdissant
musique
silence, grand trait caractéristique de
l’inceste, qui règne encore aujourd’hui sur
un p hénomène pourtant massif puisqu’on
parle tout de même de 10 % de la population
directement concernée par le p hénomène ! 1
L’inceste représente ainsi un sérieux enjeu en France Chébran vol. 2 // French boogie 1982-1989 //
matière de santé publique et mentale pour nos Born Bad Records, 2018
sociétés qui préfèrent p ourtant le refouler et
le nier, que ce soit juridiquement, socialement, Qui a dit que les projets sociocu ne pouvaient pas Tout simplement « déjà rire de ça ». Le morceau
médicalement, politiquement, médiatiquement, produire un résultat kick-ass ? On connaissait est conçu et répété. Hafida, D jamila, Samira et
symboliquement… L’inceste, pas traité à la le Wild classical music ensemble, groupe d’avant- Sunaï scandent les formules toutes faites de la
hauteur des dégâts qu’il inflige, sort donc enfin punk qui parcourt à présent les scènes rock bureaucratie antisociale en les tordant dans tous
de sous les radars grâce à ce riche et puissant d’Europe ou l’électro-hip-hop brut de The
les sens, pour mieux les exorciser, dans un rap
docu radio. Il se base sur des témoignages Choolers Division, deux projets d’ailleurs belges, étrange mâtiné d’arrangements disco-funk et de
de première main de personnes incestées, et où la dimension socioculturelle devient fina- mélodies synthétiques qui vieillissent si bien. Il
aussi bien que d’analyses de militant·es et lement secondaire, effacée par la haute qualité est enregistré pour un concours de rap, qu’elles
chercheur·euses. L’exposé est implacable et musicale et l’avangardisme du projet. P arfois ne gagneront pas mais qui leur permettra d’être
resitue cette catastrophe intime dans le contexte ça prend plus de temps pour obtenir une repérées par Vally, la chanteuse du groupe Chagrin
social qui le favorise, dans cette systémique reconnaissance méritée, et ça réémerge bien d’amour qui cartonne alors avec « Chacun fait ce
infernale qui valorise l’incesteur (dans 98 % longtemps après, comme ici à la faveur d’une qui lui plait ». Ce qui permettra au morceau de
des cas un homme) et condamne au silence compilation de diggers – ces chercheurs de devenir un 45 tours. Édité par Celluloid, le label
l’incesté·e. Un silence que même la vague pépites musicales – du label Born Bad Records. du magazine Actuel, il comporte une version en
#metoo n’a pas troublé puisque, comme le Il en est ainsi du morceau « Ettika » joué par français en face A et en arabe en face B, tout
remarque l’autrice, quasiment aucun témoi- un groupe éponyme. L’histoire de ce morceau ? aussi efficace. Las, il n’aura qu’un succès confi-
gnage d’inceste n’est remonté à la surface à Bernard Guégan, est un animateur autodidacte dentiel, dans une France où le métissage n’a pas
cette occasion. Cette silenciation des femmes improvisant des ateliers socioartistiques avec encore droit de cité. Dommage pour ces jeunes
incestées leur apprenant la soumission, de celle des jeunes déscolarisé·es des quartiers populaires femmes douées, mais, aujourd’hui, 35 ans plus
des hommes agressée qui, s’identifiant à leur de Rouen au milieu des années 80. Le contexte ? tard, exhumées par la compil « France Chébran »
incesteur, marchent ensuite dans ses pas, L’arrivée du rap en France et une région sinis- (vol. 2), leurs voix cartonnent dans les soirées
ne serait-elle pas l’une des premières pierres trée de Normandie. L’idée de l’atelier ? Réaliser qui se respectent. Les autres morceaux de cette
à l’édifice patriarcal au complet ? À écouter « un rap fait de reprises de formules admi- compil de proto-rap et electro-pop française
en libre accès sur https://louiemedia.com/ nistratives de refus de recrutement dans une des débuts sont bons, ce n’est pas ça. Mais celui
injustices-2/ou-peut-etre-une-nuit AB boîte » avec les jeunes femmes de son groupe. d’Ettika est le plus intéressant, de loin. AB
l’imprévisible
pertinence, transformation et résistance #49 Migrants :
les naufragés des populismes #48 Reboussolons-nous !
Chroniques de l’imprévisible
DE L’ÉDUCATION
populaire et numérique. Trouver le juste équilibre entre
#54 Climat. Pourquoi les urgences ne répondent pas
PERMANENTE
Covid-19 : « grippette » passagère ou bouleversement
souffrance, Planète en sursis #46 Les malaises
civilisationnel ?
Le printemps de l’année 2020 a vu l’irruption d’un virus échappé
#55
d’un marché humide chinois qui a immobilisé et confiné la planète.
Impensable quelques semaines auparavant, cette pandémie,
entre récit fantastique et thriller bio-médical, a profondément
modifié tous les paramètres dominants de l’hégémonie du « cyber
CHRONIQUES
capitalisme », du retour de l’État protecteur à l’amplification des
croissantes et dérives culturelles
#55
Chroniques de l’imprévisible
5€
CLIMAT
//
pertinence, transformation et résistance #49 Migrants :
CLIMAT //
populaire et numérique. Trouver le juste équilibre entre
DE L’ÉDUCATION
croissantes et dérives culturelles #45 D’une culture de
Héritages. Accélérations. Éveils. Espoirs #51 Le droit
ne répondent pas
PERMANENTE
souffrance, Planète en sursis #46 Les malaises
#54
LES
CLIMAT
centrale de notre époque. La survie même de l’Humanité est
mise en péril.
Or, malgré une prise de conscience croissante et une
amplification des mouvements sociaux, nos modes de vie ne
Pourquoi
se transforment pas et poursuivent la dégradation
des écosystèmes.
Nos attitudes, tant individuelles que collectives,
//
LES CAHIERS
les urgences
Pourquoi poursuivons-nous, psychologiquement et
les urgences
matériellement, dans la logique productiviste capitaliste qui
accroît les inégalités et dévaste la biosphère ?
Comment semer les germes d’un modèle alternatif écosocialiste
qui conjugue justice sociale et climatique, liberté et solidarité,
ne répondent
initiative citoyenne et action publique ?
Quelques modestes réponses à ces interrogations essentielles
au travers de ce cahier.
pas
ne répondent
#54
Climat
pas
#53 Écriture Inclusive « Hommes-Femmes : Toutes Égales »
#52 Face aux métamorphoses du monde. Héritages.
Accélérations. Éveils. Espoirs #51 Le droit à l’habitat : une priorité sans
appel #50 Éducation populaire et numérique. Trouver le juste équilibre
entre pertinence, transformation et résistance
#49 Migrants : les naufragés des populismes #48 Reboussolons-nous !
Réenchanter l’éducation permanente #47 Climat en souffrance.
Planète en sursis #46 Les malaises de l’après-Charlie : identités
mouvantes, inégalités croissantes et dérives culturelles