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Dialogue dissident :
la désobéissance
a-t-elle sa place
sous une autorité
linguistique
inclusive ?
Suzanne Zaccour
Étudiante au doctorat en droit
à l’Université d’Oxford
Michaël Lessard
Candidat à la maîtrise en théorie
du droit à l’Université de New York
Electronic copy available at: https://ssrn.com/abstract=3599146
36 Les cahiers de l’éducation permanente #53
1. www.academie-francaise.fr/actua- 3. https://www.contoursmcgill.com/
lites/declaration-de-lacademie-fran- appel-la-dobissance-grammaticale/.
caise-sur-lecriture-dite-inclusive.
2. http://www.academie-francaise.fr/
actualites/la-feminisation-des-noms-
de-metiers-fonctions-grades-ou-titres-
mise-au-point-de-lacademie
rendent pas les femmes suffisamment visibles. Par exemple,
les termes épicènes incluent tous les genres, sans toutefois
révéler explicitement la présence des femmes au lectorat – ou
plutôt aux lectrices et lecteurs. De même, le féminin « auteure »,
silencieux à l’oral et discret à l’écrit, met moins l’accent sur
les femmes qui écrivent que la forme concurrente « autrice ».
Les autorités linguistiques qui prônent une rédaction épicène
ou des féminins inaudibles peuvent donc être critiquées sous
l’angle de la féminisation ostentatoire4.
La rédaction inclusive doit aussi rendre compte de l’exis-
tence des personnes non binaires5. En ce sens, les doublets
(« les avocats et avocates ») perpétuent une approche binaire au
genre, alors que les graphies tronquées peuvent suggérer une
plus grande diversité des genres (« les avocat·es »).
Ainsi, nous féminisons ou dégenrons la langue pour res-
pecter et témoigner de l’existence des femmes et des personnes
non binaires. Des autorités linguistiques peuvent promouvoir
la féminisation pour des raisons qui concordent en tout ou en
partie avec ces objectifs. Nous pouvons à la fois nous réjouir
qu’elles adhèrent à un projet d’inclusion et critiquer leurs
positions lorsqu’elles ne vont pas assez loin dans la poursuite
de cet idéal.
Son choix des marqueurs de graphie tronquée nous intrigue
également. Alors que l’OQLF déconseillait auparavant
toutes formes de graphies tronquées (ou « doublets abrégés »),
il les accepte maintenant dans les cas où l’espace est res-
treint, notamment dans des formulaires. Il en recommande
En tant que (pro)féministes québecois·es, nous pouvons alors
nous demander comment nous devons nous positionner face
à une telle institution. Notre relation avec l’OQLF est moins
conflictuelle que ne l’est notre rapport à l’Académie française.
Elle est même coopérative puisque nous recourrons à l’autorité
de l’OQLF afin de convaincre nos collègues, notre famille et
ami·es de se délester de la rédaction masculinisée. En même
temps, nous constatons que l’organisme n’emploie pas les
mesures optimales pour rendre visibles les femmes et inclure
les personnes non binaires. Nous continuons donc de propager
« autrice » et de prôner l’emploi du point médian pour un plus
grand respect des personnes non binaires, sans nous laisser
contraindre par les positions de l’OQLF.
13. http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/
gabarit_bdl.asp?id=5343
14. L’OQLF elle-même reconnaît ce
problème, http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/
gabarit_bdl.asp?id=5344
Il nous faut donc désobéir. Or, ce que signifie désobéir dépend
du contexte. Comme on ne désobéit pas de la même façon au
Québec, en France, en Suisse ou en Belgique, on ne désobéit pas
de la même façon à la banque, devant le tribunal ou dans une
association étudiante. En ce sens, nous recommandons parfois
aux personnes qui œuvrent dans un milieu conservateur
d’employer la rédaction épicène complémentée de doublets
occasionnels. Comme nous l’avons vu, cette approche est
discrète et, lorsque critiquée par les supérieur·es, peut être
justifiée en s’appuyant sur les directives de l’OQLF.
Cependant, nous ne pouvons pas toujours en rester aux tech-
niques de féminisation qui ne se remarquent pas. Autrement,
on sera longtemps les seul·es à féminiser dans notre milieu.
Pour inciter nos collègues à nous rejoindre, encore faut-il être
remarqué·e. Ainsi, lorsqu’on est plus à l’aise dans son milieu
ou lorsque le milieu tolère déjà assez bien la rédaction épicène
et les doublets, on peut progresser vers des nouvelles graphies
ou même le féminin générique. De même dans un milieu où
les graphies tronquées sont admises, mais où les parenthèses
dominent, il ne faut pas s’en contenter mais pousser plus loin,
par exemple en promouvant l’emploi de points médians.
Le but n’est pas de choquer simplement pour choquer,
mais d’éviter la complaisance. Il nous faut toujours avancer
vers notre idéal, et pour ce faire il nous faut attirer l’attention !
On peut faire des petits pas, mais encore faut-il s’assurer d’être
toujours un pas en avant du groupe que l’on désire influencer.
Certes, les grands pas ont aussi leur place. Il sera parfois plus
efficace de passer directement aux graphies tronquées dans un
milieu où le masculin générique est de mise (et d’ailleurs, sou-
vent les réactions sont moins négatives qu’on le croirait). Pour
faire fructifier un dialogue, il faut donner à voir toutes les
options, y compris celles qui passent encore pour « extrêmes ».
Il y a de la place, dans le projet de désobéissance linguistique,
pour les plus timides et les plus téméraires d’entre nous.
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42 Les cahiers de l’éducation permanente #53
Tolérer la dissidence
Si un piège de l’obéissance est de nous contenter de ce que nous
offrent les autorités linguistiques, un piège de la désobéissance
est de reproduire l’attitude normalisante que nous critiquons.
Certes, nous avons des préférences et nous promouvons les
choix de féminisation que nous avons nous-mêmes adoptés. Il
nous faut toutefois aussi rester ouvert·es aux autres dissident·es,
sans quoi la féminisation risque de s’essouffler plutôt que de
s’actualiser selon les changements sociaux.
À ce chapitre, nous observons que certaines féministes
qui ont promu la féminisation dans les années 70 et 80 – alors
une forme de désobéissance avant que leurs propositions ne
soient reprises par l’OQLF – hésitent parfois à accepter l’évolu-
tion des techniques de féminisation.
À l’automne 2017, lorsque la question du point médian a percolé
depuis la France jusque dans les médias québécois, certaines
ont pris la parole pour s’opposer aux graphies tronquées de
toutes sortes. Elles ont déclaré que le débat était clos depuis
plus de trente ans les doublets devaient être employés. Certes,
les doublets présentent des avantages. La forme féminine est
entière, ce qui facilite sa visibilité et ne relègue pas les femmes
au statut de suffixe 15. Il y a pourtant aussi de bonnes raisons
de préférer les graphies tronquées. Notamment, les graphies
tronquées permettent d’inclure les personnes non binaires,
qui se retrouvent difficilement dans des doublets binaires.
Le débat est encore ouvert ! Cela est d’autant plus vrai dans
le contexte social actuel d’émancipation grandissante des
personnes trans.
Quelle valeur donner à l’argument selon lequel « le débat
a déjà eu lieu il y a trente ans » ? Les paramètres du débat
ont changé : si l’on peut toujours préférer les doublets en
2018, encore faut-il accepter que ce choix peut marginaliser
des personnes non binaires. Condamner avec véhémence
les g raphies tronquées dans ce contexte nous paraît contre-
productif. Laissons-nous l’occasion de bénéficier de l’apport
des nouvelles générations ; débattons sans nous refuser l’une
l’autre toute légitimité. Restons à l’affût ; qui sait quels enjeux
et nouvelles techniques de féminisations nous attendent au
tournant de la décennie ?
Nous suggérons donc de désobéir, mais aussi de nous
laisser désobéir, et l’exercice n’est pas facile. Mais c’est la
meilleure façon de nous assurer de continuer à progresser.
À titre d’exemple, nous recommandions jusqu’à tout récem-
ment l’emploi de la graphie tronquée double au pluriel (« les
étudiant·e·s »). Nous nous avons été convaincu·es par Éliane
Viennot et d’autres que le point médian unique était préfé-
rable (« les étudiant·es »). Comme nous proposons aux autres de
le faire, nous restons ouvert·es à la possibilité de revenir sur
notre décision.
Au final, nous ne pouvons pas vivre notre vie affligé·es d’un
doute existentiel ; il nous faut prendre position, écrire et
conseiller. Mais cela ne nous empêche pas de rester ouvert·es,
de nous adapter aux époques, et de nous reposer toujours
les questions : sommes-nous tombé·es dans un statu quo de
compromis ? Pouvons-nous faire avancer la cause en désobéis-
sant davantage ?