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PUISSANCES DIVINES

À L’ÉPREUVE DU COMPARATISME
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

175

Illustration de couverture : Fragments de marbre d’une statue colossale de Zeus, provenant


d’Aigeira en Achaïe, c. 150 av. J.-C., Athènes, Musée National, n° 3377. Photo Corinne Bonnet.

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PUISSANCES DIVINES
À L’ÉPREUVE DU COMPARATISME
CONSTRUCTIONS, VARIATIONS
ET RÉSEAUX RELATIONNELS

Sous la direction de
Corinne Bonnet
Nicole Belayche
Marlène Albert Llorca
Alexis Avdeeff
Francesco Massa
Iwo Slobodzianek

H
F
La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses

La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences reli-


gieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, reflète la
diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des
sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne).
Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et
pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité
des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pra-
tiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, socio-
logie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise
les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes
Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes dis-
parues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’origina-
lité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes
– judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au
Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie
et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection
n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissi-
dences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages
sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine
des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de
l’École, chercheurs invités…)

Directeur de la collection : Arnaud Sérandour

Secrétaires d’édition : Cécile Guivarch, Anna Waide

Comité de rédaction : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe,


Marie-Odile Boulnois, Gilbert Dahan, Jean-Daniel Dubois, Vincent Goossaert,
Michael Houseman, Christian Jambet, Alain Le Boulluec, Marie‑Joseph
Pierre, Jean-Noël Robert.

(c) 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

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ISBN 978-2-503-56944-4
e-ISBN 978-2-503-56945-1
10.1484/M.BEHE-EB.5.111590

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PUISSANCE DU REGARD EN ÉGYPTE ANCIENNE.
BOLS, MIROIRS ET REFLETS

Youri Volokhine

Puissance divine

La notion de « puissance divine » est susceptible d’évoquer plusieurs idées


dans le cadre de la pensée égyptienne et, en premier lieu, celle de sekhem,
« puissance », qui donne son nom à la terrible déesse lionne Sekhmet, dont
l’un des usages substantivaux signifie par ailleurs « statue », « image » 1. La
représentation ainsi nommée est conçue en tant que signe visible et manifeste
de la « puissance » divine – une image efficiente, c’est-à-dire une image qui
a le pouvoir de ce qu’elle représente. On pourrait penser aussi, par exemple,
à la notion de baou associée aux manifestations divines, bâtie sur le mot ba
qui désigne une fonction existentielle particulière des êtres divins ou humains
(dans ce dernier cas, des défunts) 2. Ainsi, les « Baou de Rê » désignent-ils
l’écriture hiéroglyphique elle-même, conçue comme une émanation divine,
comme une manifestation de la puissance divine. On pourrait encore citer
bien des exemples qui attestent tous du fait que l’écriture, comme l’image – et
particulièrement celle des dieux –, véhicule une forme de puissance transcen-
dante. On a choisi ici de traiter d’un cas particulier. Il existe en effet un mode
précis de figuration qui impose une forme particulière de la puissance et de la

1. Voir B. Ockinga, Die Gottebenbildlichkheit im alten Ägypten und um Alten Testament, Wiesbaden
1984 (Ägypten und Altes Testament 7) ; W. Ramadan, « Les désignations des statues dans l’Égypte
ancienne », Discussions in Egyptology 59 (2004), p. 61-66 ; E. Hornung, « Der Mensch als ‟Bild
Gottes” in Ägypten », dans O. Loretz, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen, Munich 1967,
p. 123-175, spécialement p. 139-141.
2. J. F. Borghouts, « Divine Intervention in Ancient Egypt and its Manifestation (b3w) », dans
R. J. Demaree, J. J. Janssen (éd.), Gleanings from Deir el-Medîna, Leyde 1982, p. 1-70. Pour
la notion de ba, cf. L. Žabkar, A Study of the ba-concept in Ancient Egyptian Texts (SAOC 34),
Chicago 1968.

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présence divine : la frontalité. C’est autour de cette thématique – la frontalité,


la facialité, le visage des dieux et des hommes, l’expérience du face-à-face,
le regard, la beauté et la monstruosité – qui fut chère à Jean-Pierre Vernant,
qu’on propose ici de s’arrêter en hommage à ce savant.

La figure de l’Autre

En 1985, Jean-Pierre Vernant publiait La mort dans les yeux 3. Ce petit livre
de moins de cent pages constitue néanmoins une contribution importante pour
une approche renouvelée, articulée et repensée, de plusieurs figures divines de
la Grèce ancienne, notamment Artémis et Gorgô. Il s’agit d’une approche pro-
blématisée qui aboutit à la reconnaissance d’un aspect de la pensée grecque :
la figure de l’Autre ; une anthropologie de l’identité, sur ce qui la constitue et la
dit dans le champ des panthéons. Ce livre fut le produit d’une réflexion entre-
prise lors des cours de Jean-Pierre Vernant au Collège de France 4. « La figura-
tion des dieux » est au cœur du programme, non pas uniquement conçu comme
une histoire des formes ou des images, mais réellement comme une anthropo-
logie du monde grec ; ou si l’on préfère, une anthropologie de l’image, au sens
donné par Hans Belting, lequel d’ailleurs se réfère aussi à Vernant 5. Dans cette
anthropologie, un objet émerge : la frontalité. Celle-ci implique la figure des
dieux, la représentation du divin, passant par le médium du visage, non seule-
ment dans la plastique, mais aussi dans les idées. Les valeurs du visage, dans
le cadre de la pensée grecque, ont été étudiées aussi par Françoise Frontisi 6.
Ses fines analyses permettent de dépasser l’édifice touffu mis jadis en place
par Waldemar Deonna autour des valeurs du regard et de l’œil, une enquête
pionnière (riche en références) et comparatiste (tous azimuts, mais avec une
attention particulière portée sur le Proche-Orient) 7.

Les « antécédents ». Questions de méthode

La comparaison entre des figures divines grecques et proche-orientales


présentant des analogies (formelles) peut être envisagée par l’helléniste ou
l’égyptologue comme un détour, comme un passage vers un ailleurs, qui
permet ensuite de repenser la matière qu’il étudie dans son propre champ

3. J.-P. Vernant, La mort dans les yeux (Paris 1985), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, poli-
tique, Paris 2007, 2 vol., II, p. 1473-1519.
4. J.-P. Vernant, Figures, idoles, masques. Conférences, essais et leçons du Collège de France
(Paris 1990), repris dans Œuvres II, p. 1521-1661. Il s’agit des cours des années 1975 à 1984.
5. H.  Belting, Pour une anthropologie des images, Paris 2004, notamment p. 214-217.
6. F.  Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris 1995.
7. W.  Deonna, Le symbolisme de l’œil, Paris 1965 (École française d’Athènes, Travaux et Mémoires
des anciens membres étrangers de l’École 15). Cf., du côté de l’histoire de l’art, J. Clair, Méduse.
Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris 1989.

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spécialisé. C’est surtout cette forme de comparatisme que Jean-Pierre Vernant


et son école ont mis en avant, non sans bonnes raisons. Car l’on connaît les
approximations et les dérives propres aux anciens comparatismes, qui arra-
chaient les faits artificiellement isolés à leurs terrains, tout en les tordant. Tout
ceci conduisait à construire des figures qui n’avaient au fond de réalité que
dans l’imagination de leur savant inventeur. Marcel Detienne, en dépouillant
son Adonis de « l’enchantement » de la magie frazérienne, montrait la voie
aux hellénistes qui avaient affaire à des dieux grecs au parfum oriental 8. Le
piège n’était pas tant de trouver en Orient des influences très anciennes sur
la civilisation grecque 9 que, surtout, de se méprendre sur la nature de ces
influences en suivant des modèles interprétatifs dépassés, notamment celui
de la diffusion linéaire. Prenons le cas de « Gorgô », la Gorgone, la Méduse,
qui occupe une place importante dans La mort dans les yeux. Ce masque ter-
rifiant brouille les classifications : masculin, féminin, jeune, vieux, beau et
laid, humain et bestial, une face sur laquelle toutes les catégories interfèrent.
Ce visage-là se présente dans une frontalité totale, une frontalité associée au
monstrueux. Or, selon un point de vue comparatiste, la face de Gorgô n’est
pas sans analogies avec des figures attestées au Proche-Orient, d’autres faces
grimaçantes venues d’Assyrie, d’Égypte et du Levant. Jean-Pierre Vernant a
discuté de ce problème :
Frontalité, monstruosité : ces deux traits posent le problème des origines du
schéma plastique de Gorgô. Des antécédents en ont été recherchés au Proche-
Orient (Bernard Goldman 10), dans le monde créto-mycénien (Spyridon
Marinatos 11), suméro-accadien (Ernest Will) 12. Des rapprochements ont été
proposés avec la figure du Bès égyptien 13 et surtout du démon Humbaba tel

8. Cf. M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris 1972, p. 9-15.
9. M. L. West, The East Face of Helicon: West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford
1997.
10. B. Goldman, « The Asiatic Ancestry of the Greek Gorgon », Berytus 12 (1961), p. 1-23.
11. S. Marinatos, « Gorgones kai gorgoneia », Arch. Eph. (1927-1928), p. 7-41 ; cf. N. Marinatos,
The Goddess and the Warrior. The Naked Goddess and Mistress of Animals in Early Greek
Religion, Londres – New York 1999 (spécialement le chap. iii). Cet ouvrage est paru après le livre
de J.-P. Vernant, mais, comme l’a fait remarquer V. Pirenne-Delforge (L’Antiquité Classique, 70l
(2001), p. 376), il est dommage que l’auteur n’ait pas tenu compte pour son sujet des études du
savant sur Gorgô.
12. É. Will, « La décollation de Méduse », Revue archéologique 27 (1947), p. 60-76.
13. Je n’entre pas ici dans le débat sur les relations, échanges et autres transferts éventuels ou avé-
rés entre les Bès et la figure de Gorgô. Notons que l’on a proposé de reconnaître un lien fonda-
mental entre l’entité « Aha » féminine (type « Bès », nue, tenant des serpents, de face, connue dès
le Moyen Empire sur les « ivoires magiques ») et le type iconographique de la « Maîtresse des
animaux » proche-orientale, cf. J. Wegner, « A Decorated Birth-Brick from South Abydos: New
Evidence on Childbirth a Birth in the Middle Kingdom », dans D. P. Silverman, W. K. Simpson,
J. Wegner (éd.), Archaism and Innovation. Studies in the Culture of the Middle Kingdom Egypt,
New Haven – Philadelphie 2009, p. 447-496, spécialement p. 466-471. Sur Bès à Chypre, dans le

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qu’il est représenté dans l’art assyrien (Clark Hopkins 14). Nous avons évoqué
ces travaux en soulignant qu’en dépit de leur intérêt ils manquent ce qui
constitue à nos yeux le fait essentiel : la spécificité d’une figure qui, quels
qu’aient pu être les emprunts ou les transpositions, se profile comme une créa-
tion neuve, très différente des antécédents qu’on invoque. Son originalité ne
saurait être saisie en dehors des relations qui, au sein de l’archaïsme grec, la
lient à des pratiques rituelles, à des thèmes mythiques, à une Puissance sur-
naturelle enfin qui se dégage et s’affirme en même temps que se construit et
se fixe le modèle symbolique qui la représente dans la forme particulière du
masque gorgonéen 15.

Si l’on doit reconnaître que la figure grecque de Gorgô ne sort pas de


nulle part, qu’elle noue des liens avec des antécédents, néanmoins, on conçoit
fort bien, avec Jean-Pierre Vernant, que l’originalité de Gorgô tire sa source
de sa spécificité hellénique. Mais l’idée que les influences reçues ou exer-
cées ne doivent être envisagées que dans un seul sens – celui de l’Orient vers
la Grèce – et que celles-ci ne devraient concerner que « l’archaïsme grec »,
pourrait sembler une trop commode fin de non-recevoir pour toute approche
comparatiste sensible aux diffusions (permanentes) et aux influences (conti-
nuelles). Sans vouloir nécessairement affronter le problème des contacts entre
cultures voisines, le comparatisme du détour cherche à éviter les pièges du
comparatisme superficiel, de type frazérien, évoqué ci-dessus, qui néglige
les particularités spécifiques des cultures. Tout est une question de mise en
perspective. Pour un égyptologue, l’archaïsme grec correspond chronologi-
quement grosso modo à la récente époque saïte, au viie siècle avant notre ère.
Or, c’est précisément l’époque de la mise en place des relations commerciales
et politiques intenses entre la Grèce et l’Égypte 16, relations qui aboutiront, à
la suite des aléas de l’histoire, à ce que l’Égypte entre dans le monde grec,
gouvernée par des Grecs qui écrivent et pensent en grec, pour des sujets par-
fois grecs mais très majoritairement égyptiens, souvent aux confluents de ces
cultures et formant à leur tour une culture « gréco-égyptienne ». Bref, la ques-
tion des diffusions culturelles se pose, et elle invite naturellement au compa-
ratisme. Mais ce que j’aimerais montrer dans les quelques exemples égyptiens
qui seront traités ci-dessous, c’est qu’une autre approche comparatiste est
encore susceptible d’être pratiquée : ni le comparatisme des influences, ni

sillage de la « Grande Déesse » (elle-même pouvant être appréhendée comme actualisation de l’Ha-
thor égyptienne), voir notamment A. Carbillet, La figure hathorique à Chypre (iie-ier mill. av. J.-C.)
à Chypre, Münster 2011 (AOAT 388), cf. I. Tassignon, « Les statues du “Bès chypriote” », Cahiers
du Centre d’Études chypriotes 31 (2001), p. 59-67.
14. C. Hopkins, « Assyrian Elements in the Perseus-Gorgon Story », AJA 38 (1934), p. 341-358 et « The
Sunny Side of the Greek Gorgon », Berytus 14 (1961), p. 25-35.
15. J.-P. Vernant, Figures, idoles, masques, dans Œuvres II, p. 1576-1577.
16. D. Agut-Labordère, « Plus que des mercenaires ! L’intégration des hommes de guerre grecs au
service de la monarchie saïte », Pallas 89 (2012), p. 293-306.

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vraiment celui du détour, mais un comparatisme méthodologique portant


sur des thèmes précis qui s’expriment essentiellement dans les images, et qui
laisse peut-être entrevoir des communautés culturelles étendues. Il s’agira en
effet de réfléchir sur des objets égyptiens qui présentent a priori des éléments
iconographiques susceptibles d’être analysés en fonction de la catégorie de
l’altérité, telle que l’a définie par Jean-Pierre Vernant dans les études que nous
avons citées. Ceci engage à un dialogue comparatiste entre les données égyp-
tiennes et les données grecques.

Frontalité égyptienne et présence divine

La frontalité en Égypte paraît être une exception dans l’iconographie des


scènes en deux dimensions qui privilégient toujours l’orientation latérale ;
elle répond néanmoins à des motivations précises 17. Parmi celles-ci, l’image
frontale peut fonctionner pour évoquer une interaction avec le spectateur, le
contact visuel « face à face » ; elle peut évoquer aussi, par exemple, le mou-
vement (un corps qui se tourne). En outre, les motifs frontaux, notamment
lorsque des dieux sont concernés, sont associés à des symboliques particu-
lières. Dans le panthéon, la figuration frontale conduit vers plusieurs configu-
rations différentes. L’une d’elle oriente vers les « Bès », les dieux « masques »
grimaçants, et une autre vers la déesse Hathor, dont un visage de face aux
oreilles bovines consacre une manifestation emblématique 18. Ces deux figures
divines (les « Bès » et les Hathor), associées à des manifestations frontales,
se rencontrent et agissent de concert dans un même contexte lié aux cosmé-
tiques, aux objets de la vie de tous les jours, aux erotica, à la protection de la
vie fragile (la mère, l’enfant), à la (re)naissance. Dans ce cadre, la manifesta-
tion frontale de la divinité, figurée sur des objets, dénote un aspect particu-
lier de la « puissance divine ». Ce mode de frontalité se retrouve donc sur des
artefacts souvent liés au monde du cosmétique, c’est-à-dire des objets asso-
ciés à la sphère corporelle de l’individu. Ces objets de la vie courante sont
surtout connus par des pièces d’apparat relevant du trousseau funéraire. Dans
ce cadre, ces objets véhiculent une symbolique liée au renouvellement de la
vie, auquel veille notamment la déesse Hathor. L’iconographie de ces objets
met en scène des thèmes qui révèlent des puissances divines agissant sur le
corps, et parfois spécifiquement en contact avec le visage (le bol que l’on porte
aux lèvres ; le miroir dans lequel on se regarde ; l’étui à khôl dans lequel on
plonge le stylet appliqué ensuite sur l’œil). Parmi les différentes stratégies

17. Y.  Volokhine, La frontalité dans l’iconographie de l’Égypte ancienne, Genève 2000 ; Id., « Dessins
atypiques : entorses aux proportions classiques et frontalité », dans G. Andreu-Lanoë (éd.), L’art
du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne, Paris 2013, p. 58-65.
18. Il faut citer aussi la « déesse nue » frontale, dont les représentations circulent entre le Proche-Orient
et l’Égypte, sans cesse réinterprétée selon les contextes (cf. ci-dessus, n. 13).

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Youri Volokhine

iconographiques offertes à l’artisan-dessinateur égyptien pour signifier des


idées propres à ce contexte, la frontalité se présente comme un choix pos-
sible. Plusieurs indices permettent d’y lire un discours traitant de l’expérience
du regard et de l’altérité du reflet. Ce sont essentiellement les choix iconogra-
phiques égyptiens qui nous mettent sur cette piste. On peut donc tenter de
reconstituer quelques éléments de cette stratégie en s’appuyant sur des indices
et des détails. En regardant attentivement certains objets, on peut essayer de
mettre en lumière des réseaux de relations entre plusieurs entités divines ainsi
que leurs ancrages symboliques. On analysera ici essentiellement deux types
d’objets : les bols et les miroirs.

Bols « à visage » et reflets hathoriques

Il existe des objets associés au visage en Égypte ancienne, des objets


sur lesquels on dessine des visages, des faces ou des yeux. Simultanément,
ces objets sont en contact avec le visage (la face, les yeux, la bouche). Cela
pose immédiatement la question de la frontalité et du « regard de l’image » 19.
Celle-ci apparaît notamment sur plusieurs coupes ou bols à boire en faïence
de la xviiie dynastie. Stylistiquement et thématiquement, ces objets font partie
de cette délicate production dont témoignent les artefacts de luxe fabriqués
notamment sous Amenhotep III, période que l’on peut considérer comme
l’apogée du raffinement 20.
Sur un bol conservé au Musée de Turin 21, un double motif du visage hatho-
rique ligaturé à des fleurs ouvertes ou en bouton décore le fond de la coupelle
(figure xxvii p. 438). Les faces hathoriques sont montées sur des manches. Les
visages sont stylisés, voire déformés. Les yeux sont démesurés. Des yeux qui
fixent celui qui, portant ses lèvres à la coupe, les verrait apparaître dans le
trouble du liquide. Ces faces hathoriques, au fond du bol, imposent en somme
l’idée de vision, de contemplation, de regard. Parfois, ce n’est pas la face hatho-
rique qui est convoquée, mais tout autre chose. Ainsi, sur une coupe du Musée
de Berlin, trois poissons sont disposés de telle manière qu’ils partagent un seul
œil central 22. On peut se demander pour quelles raisons c’est un motif lié au
regard (face frontale d’Hathor ; œil de poisson) qui figure au fond de ces bols 23.

19. R. Tefnin, Les regards de l’image. Des origines jusqu’à Byzance, Paris 2003.
20. A. P. Kozloff, dans Aménophis III. Le Pharaon-Soleil, Paris 1993, notamment p. 290-300
(« Instruments rituels ») et p. 340-343 (« Récipients et figurines »),
21. Turin. Inv. no 3368, diam. 6,5 cm ; h. 2 cm. Reproduction notamment dans E. Scamuzzi, Egyptian
Art in the Egyptian Museum of Turin, Turin 1964, pl. LV et LVI. Cf. par exemple le bol (fragment)
UC 38094 (Petrie Museum).
22. Berlin Ägyptisches Museum 4562 ; cf. A. P. Kozloff, Aménophis III, p. 352. Ce sont des tilapia,
poissons qui procèdent du symbolisme de la renaissance et qui évoluent donc dans un contexte
« hathorique ».
23. Dans d’autres cas, la face hathorique (ou celle de Bès) peut décorer des jarres à vin.

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Un indice menant vers une réponse possible se trouve dans des coupes
de style différent et provenant d’un contexte autre. Par exemple, une coupe
conservée au Louvre (trouvée à Ougarit) révèle en son fond un motif gra-
phique composé par des signes hiéroglyphiques (figure 1) 24.

Figure 1. Coupe avec un calligramme hiéroglyphique formant un visage,


Louvre AO 15727 (dessin de l’auteur).

Or, il s’agit d’un calligramme, lequel compose avec des signes d’écriture
un motif, en l’occurrence un visage 25. On peut facilement lire et voir simul-
tanément ce visage « parlant » : « contempler toute beauté » 26. Le même type
de calligramme orne des objets analogues : ainsi, une coupe trouvée à Lakish
compose pour sa part une phrase identique 27. Si l’on rencontre ce type de cal-
ligramme dans d’autres circonstances, en tout cas, en ce qui concerne les bols,
leur présence confirme ce que nous avons observé sur quelques coupes hatho-
riques : l’invitation d’un regard (d’un visage). Au fond de ces bols et coupes,
un visage, un regard, un œil, fixe donc parfois le buveur. Associés (ou en
variations) à d’autres thèmes, ces visages que le buveur aperçoit au travers du
liquide imposent une présence symbolique dans l’acte de boire. Néanmoins,
on est en droit de se demander pour quelles raisons les artistes décorateurs
de ces objets ont choisi de mettre en évidence le thème du regard, soit par la
frontalité du visage hathorique qui y invite directement, soit par une évoca-
tion du regard au moyen d’un motif incluant des yeux. Il y a ainsi une insis-
tance particulière sur la vision, ce qui a priori ne semble pas en corrélation
directe avec le fait de boire. On pourrait émettre l’hypothèse que c’est plus

24. Louvre AO 15727 ; diam. 12,2 cm ; h. 5.10 cm ; Minet el Beida (Ougarit), tombe 6. xiiie siècle
av. J.-C.
25. Sur ce jeu graphique, cf. B. Mathieu, « “Et tout cela exactement selon sa volonté”. La conception
du corps humain (Esna no 250, 6-12) », dans A. Gasse, F. Servajean, C. Thiers (éd.), Et in Aegypto
et ad Aegyptum, Recueil d’études dédiées à Jean-Claude Grenier, Montpellier 2012 (CENiM V/4),
p. 499-515, ici p. 511-512. Voir aussi H.-G. Fischer, Varia Nova. Egyptian Studies III, New York
1996, p. 43-44.
26. Louvre AO 15727 ; provenance : Ougarit (Minet el-Beida, tombe 6). xiiie siècle av. J.-C.
Diam. 12.2 cm.
27. Bol en faïence, Lakish (Tell ed-Duweir), Israel Museum, ve-xiiie siècle av. J.-C.

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Youri Volokhine

précisément sur l’acte de pencher son visage vers une surface liquide – qui
serait susceptible de refléter la face du buveur – qu’interviendrait cette pré-
sence symbolique. En tout cas, en ce qui concerne les beaux bols en faïence,
cette présence/puissance divine procède de « l’hathorisme » : une force de vie.
On a l’habitude de penser que les associations iconographiques sur les objets
du quotidien procèdent nécessairement de l’apotropaïque. Cela est vrai, dans
une large mesure. Néanmoins, d’autres idées, plus complexes, semblent aussi
convoquées, comme nous allons le voir à présent.

Suave et inquiétant

Les petits objets de luxe que nous venons d’évoquer font partie de ce
monde du « beau », du raffiné et de l’élégant, que l’élite égyptienne appré-
ciait au plus haut point. De façon générale, tout ce qui implique la sphère cor-
porelle, les objets cosmétiques et tous les « objets du corps », s’inscrit dans
ce monde suave qu’est l’univers hathorique. Mais ce monde n’est pas celui
d’une mièvre béatitude. Au contraire, il laisse entrevoir des contours parfois
plus inquiétants, menant de la séduction à la monstruosité 28. C’est ainsi que le
monde du « beau » par excellence est celui de la chasse, le loisir le plus prisé
par l’élite sociale, pratiqué comme il se doit par le roi lui-même. Or, comme
l’iconographie le montre, le monde de la chasse n’est pas bien différent de
celui de la guerre. Les chasses aux fauves et celles aux ennemis sont traitées
de manière parfaitement analogue, et souvent symétriquement, comme on le
voit par exemple sur un beau coffret en bois appartenant à Toutankhamon 29.
Le monde de la guerre, traité par l’iconographie pharaonique, comporte des
motifs obligés : mise à mort de l’ennemi sur le champ de bataille, mutilation
(la tête, les mains, le phallus), agonie suggérée par les corps tordus au sol et
les têtes grimaçantes tournées souvent de face, pour en exagérer encore le
grotesque. Ce monde de la guerre est celui du triomphe de la force royale, et
simultanément celui de l’horreur et de l’horrible. En fait, lorsque l’on s’avise
de faire le répertoire de motifs attestés sur les objets cosmétiques, on réalise
rapidement une certaine forme de polarité conduisant de la beauté à la laideur.
Il suffit de prendre en considération, par exemple, les belles cuillères à fard
ouvragées de la xviiie dynastie. Les thèmes favoris sont d’une part les belles
jeunes filles 30 et, en contraste, les vilains serviteurs étrangers (les Syriens,
chauves et barbus) 31 ; ou encore de beaux jeunes hommes élégants et, à l’op-
posé, de vieux serviteurs contrefaits. On peut admettre que, dans tous les cas,
ces motifs personnifient les serviteurs qui sont appelés à aider à la toilette. Il

28. R. Tefnin, Les regards de l’image, p. 58.


29. N. Davies, A. H. Gardiner, Tutankhamun’s Painted Box, Londres 1962.
30. Louvre N 1737 : belle jeune fille nue, portant des bouquets floraux.
31. Louvre N 1738 : serviteur syrien.

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faut aussi remarquer que ces objets cosmétiques sont très souvent associés
avec le dieu Bès, lequel est un type de divinité, plutôt qu’une seule entité.
Hybride d’un nain, d’un avorton, d’un lion, d’un singe, grimaçant et gesticu-
lant, il prête son apparence notamment aux étuis à khôl, aux jarres à vin, aux
miroirs, et à de multiples figurines. Les Bès, les Hathor, les animaux du désert
(bouquetin, gazelle, oryx), les singes et les lions, sont tous associés aux renou-
vellements de la vie, et c’est pourquoi ils sont déclinés sur de multiples objets
cosmétiques et de la vie courante 32. La gamme des représentations (liées au
monde hathorique) attestées sur ce matériel révèle deux pôles : le monde du
suave, de l’élégant, de la beauté, de la délicatesse, et le monde de l’inquiétant,
du difforme, de l’altérité.

Visages et miroir

Les miroirs offrent aussi des éléments sur la perception égyptienne du


visage 33. Il est toutefois délicat de bien tracer les contours du discours égyp-
tien sur les miroirs, sur ce que l’on y voit, sur l’expérience qu’implique le
reflet. Les miroirs peuvent être des objets votifs ; dans les temples tardifs, les
« rites de l’offrande des miroirs » sont généralement adressés à Hathor. Dans
un autre contexte (auquel Hathor n’est cependant pas étrangère), les miroirs
se retrouvent dans des rites liés à la maternité, dont la finalité conduit vers la
protection et l’entretien de la vie. Enfin, les miroirs sont aussi des objets cos-
métiques de la vie quotidienne, et que l’on emporte dans le trousseau funé-
raire depuis une haute époque. Les façons égyptiennes de nommer les miroirs
sont signifiantes. L’objet lui-même, nous venons de le rappeler, fait partie de
la panoplie funéraire depuis une haute époque. On le trouve non seulement
matériellement dans des sépultures, mais encore figuré, par exemple sur les
frises décorées de certains sarcophages du Moyen Empire. Il peut être désigné
comme « Celui qui voit un second visage 34 devant son visage (mȝȝw ḥr snw
ḫft-ḥr.f ) » 35. Le nom le plus ancien du miroir est ʿnḫ (n) mȝ(w) ḥr 36 – « vie (de
la) vision du visage » ; on trouve aussi simplement « celui qui voit le visage

32. J. Quaegebeur, La naine et le bouquetin ou l’énigme de la barque en albâtre de Toutankhamon,


Louvain 1999.
33. C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors from the Earliest Times through the Middle Kingdom,
Munich – Berlin 1979 (MÄS 27) ; cf. Id., « Reflections on Mirrors », dans Z. Hawass, J. E. Richards
(éd.), The Archaeology and Art of Ancient Egypt: Essays in Honor of David B. O’Connor, Le Caire
2007, p. 95-109, qui poursuit la réflexion.
34. C. Husson, L’offrande du miroir dans les temples égyptiens de l’époque gréco-romaine, Lyon 1977,
p.  41 ; cf. par ex. W. Petrie, Sedment, I, ERA, Londres 1924, pl. XVIII.
35. P. Lacau, Sarcophages antérieurs au Nouvel Empire II, Le Caire 1906, CG no 22088 p. 18 (88 et
89) ; no 28091 p. 48 (72).
36. Wb I, 204. 14 ; C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors, p. 65-71 pour la nomenclature des noms
du miroir.

415
Youri Volokhine

(mȝw ḥr) », expression que l’on pourrait aussi comprendre comme « apparence/
aspect du visage » 37. Le rapport entre l’idée de vie et le fait que le miroir fasse
partie du viatique funéraire dès l’Ancien Empire est à prendre en compte : les
Égyptiens avaient sans doute perçu dans cet objet un caractère lié à la préser-
vation de l’identité 38, à la préservation des traits du visage, à la perpétuation
de l’être. Mais il faut aussi préciser que, si ces objets cosmétiques sont forte-
ment ancrés dans le monde du féminin 39, les miroirs se rencontrent pourtant
également dans le viatique funéraire qu’un homme est susceptible d’emporter
dans sa tombe 40. Enfin, d’autres désignations, le plus souvent sous forme d’ex-
pressions composées, peuvent servir pour les miroirs, par exemple, le terme
wnt-ḥr (var. wn-ḥr) – « Celle (celui) qui révèle le visage » 41. Ce nom du miroir
apparaît à l’époque saïte et devient une expression commune pour désigner
l’objet dans les rites d’offrandes ptolémaïques. On relèvera les graphies au
duel : wnwy-ḥr, wnty-ḥr, ainsi que le fait que le mot est parfois doublement
déterminé par le signe du miroir 42. Il est possible que ce phénomène ne soit
pas purement graphique ou lié au fait que, lors du rite, on offre souvent deux
miroirs à la divinité ; ce duel pourrait se rapporter à la nature « bifaciale » de
cet objet plat 43, ou, mieux encore, à la dualité qu’implique l’idée même du
reflet.

Un mythe du reflet ?

Il se peut qu’un mythe soutienne la symbolique du miroir, un mythe que


l’on n’a pas forcément convoqué, à ma connaissance, dans la discussion sur ce
sujet. Au Nouvel Empire, la dualité entre l’aspect dangereux et l’aspect favo-
rable de la déesse Hathor est exprimée de façon remarquable dans le mythe dit
de la « Vache du ciel », attesté dans plusieurs tombes royales de la Vallée des
Rois. Ce récit célèbre relate notamment de quelle manière la déesse furieuse,
Hathor-Sekhmet-œil de Rê, massacra, sur l’ordre de Rê, l’humanité révoltée
contre l’autorité du vieux dieu solaire. Ce dernier, constatant l’ampleur du
carnage, décide dans un moment de clémence de mettre un terme à cette

37. Cf. C. Lilyquist, Ancient Egyptian Mirrors, p. 71. Cf. Wb II, 15.
38. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 38 : « ce nom qui peut signifier “vivant” est donné à l’objet
dont la propriété est de faire vivre les traits du visage humain » ; dans ce sens A. P. Kozloff, dans
Aménophis III, p. 295. La question du rapport entre le signe ankh et le miroir est débattue depuis
longtemps ; V.  Loret, Sphinx 5 (1902), p. 138, proposa le rapprochement entre ankh et miroir.
39. Cf. F. Frontisi-Ducroux, J.-P. Vernant, Dans l’œil du miroir, Paris 1997, p. 82-83 pour cette notion.
40. Voir C. Müller, LÄ V, 1984, col. 1148, n 11.
41. Wb I, 313,7. Voir C. Husson, L’offrande du miroir, p. 37 ; p. 35-36 pour les différents noms du
miroir et leur historique.
42. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 37.
43. Selon D. Meeks (AnLex 77.0925), la graphie wnty-ḥr est bien un duel. Le plus souvent, le miroir
est poli et réfléchissant sur les deux faces, voir G. Bénédite, Miroirs, Le Caire 1907, p. viii.

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expédition punitive. Il a recours à un stratagème : à la place du sang dont elle


se délecte, la déesse trouvera un liquide rouge, alcoolisé. « Cette déesse sortit
à l’aube et remarqua que cela (= ce pays) était inondé. Alors son visage en fut
parfait (nfr.ἰn ḥr.s ἰm) et elle se mit à boire : ce fut bon (nfr) à son cœur » 44.
La déesse s’enivre et, ne reconnaissant plus les hommes dont elle s’apprêtait à
faire un carnage, elle les épargne. Ce passage du récit illustre la rupture entre
l’épisode de la fureur et le temps de l’apaisement. La mention du visage nfr
(« parfait ») intervient précisément comme la première marque de l’apaisement
de la déesse. Ce premier stade est élargi par l’apaisement de son « cœur ». La
colère se déchaîne puis se dissipe, le visage témoignant du passage expressif
entre ces états. L’état nfr du visage marque d’abord le moment du tournant
fureur/apaisement. On peut proposer l’hypothèse que cet épisode du mythe
fonde le rite de l’offrande du miroir : en se regardant dans le miroir, Hathor,
comme dans le mythe où l’on aimerait supposer que la lionne se serait mirée
dans le flot rougeâtre, s’apaise. Dans le cas de la déesse furieuse, il faut penser
que l’image qui lui est renvoyée la charme. Le visage qu’elle contemple n’est
sans doute plus celui d’une lionne assoiffée de sang, mais déjà celui de la belle
Hathor « parfaite de visage » – nfrt-ḥr, au visage humain et propice. La lionne
en furie s’apaise non seulement en s’enivrant, mais aussi en contemplant son
reflet, non plus sa face en colère, mais le « beau visage » d’Hathor.
L’iconographie des miroirs atteste de nombreux cas où la « belle face » d’Ha-
thor figure juste sous la plaque réfléchissante 45. Parfois, c’est une belle jeune fille
qui fait office de cariatide 46. Mais corollairement, on observe en cette même
place des visages plus inquiétants, qui n’orientent pas vers la beauté, mais plutôt
vers l’effrayant. En effet, on connaît aussi des miroirs où c’est une tête de lion
(voire de lionne) qui se positionne sur le manche, sous le disque réfléchissant 47.
De même, on trouve en cette position des Bès qui sont fondamentalement léo-
nins 48. La présence d’une face monstrueuse – léonine – sur l’objet même qui
doit refléter le visage n’est pas dénuée de sens. Il serait tentant de penser que, à

44. E. Hornung, Der Ägyptische Mythos von der Himmelskuh, Göttingen 1982 (OBO 46), p. 8 (ver-
sion du tombeau de Séthi Ier [23], avec traduction p. 40) ; cf. N. Guilhou, La vieillesse des dieux,
Montpellier 1989, p. 9 ; P. Germond, Sekhmet et la protection du monde, Genève 1981 (AH 9),
p. 138-140, et p. 143 ; Id., BSEG 4 (1980), p. 40.
45. Par exemple, Caire CG no 52.663 (tombe de Sathathoriounet, Ilahoun, xiie dynastie).
46. C. Derriks, Les miroirs cariatides égyptiens en bronze : typologie, chronologie et symbolique,
Mayence 2001 (MÄS 51) ; Id., « Les miroirs cariatides : une forme aboutie de la statuaire féminine
en bronze », dans H. Györy (éd.), « Le lotus qui sort de terre ». Mélanges offerts à Edith Varga,
Budapest 2002, p. 49-56. Cf. J.-F. Quack, « Das nackte Mädchen im Griff halten: zur Deutung der
ägyptischen Karyatidenspiegel », Die Welt des Orients 33 (2003), p. 44-64.
47. Par exemple, Caire CG no 44.087 et 44.088.
48. Par exemple CG no 44.047 (un Bès sculpté tient lieu de manche) ; CG no 44.017 (une face de Bès
sur une ombelle de papyrus supporte la plaque réfléchissante) ; cf. J. Vandier d’Abbadie, Les objets
de toilette égyptiens au Musée du Louvre, Paris 1972, p. 170-171, no 760.

417
Youri Volokhine

l’instar de ce que l’on constate dans le monde grec 49, le miroir égyptien est éga-
lement porteur d’une virtualité fallacieuse que rappellerait cette face bestiale
figurée sur l’objet, et que celui qui se contemple croise du regard.

L’expérience divine du miroir

Le rite de l’offrande du miroir peut être considéré comme un rite spécifique


de la face 50. Aussi, la mention fréquente nfrt-ḥr (« parfaite-de-visage »), qui est
appliquée à la déesse concernée par le rite, doit dans la plupart des cas sug-
gérer deux aspects complémentaires. Au niveau concret et laudatif, l’épithète
souligne que la déesse est resplendissante, parée de ses attributs ; mais cette
beauté, qu’elle se délecte à contempler dans la plaque réfléchissante qu’on lui
tend, est aussi métaphorique de son humeur apaisée. Les différentes déesses
concernées par le rite (Hathor, Nephthys, etc.) sont fréquemment qualifiées
de nfrt-ḥr : le vocabulaire utilisé dans ce rite tourne continuellement autour
de la notion du contentement du visage, de l’éclat et de la beauté de la face
(c’est aussi le cas dans le rite d’offrande du fard 51). La mention du « visage par-
fait » de la déesse voisine dans ces scènes avec des synonymes comme ʿnt-ḥr
(« ravissante-de-visage »), nḏmt-ḥr (« douce-de-visage » 52), et l’on parlera aussi
de « l’éclat de sa face » (ṯḥn n ḥr.s) 53. La déesse est souvent priée de « regarder
son beau visage » 54. Le sens du rite ne fait pas de doute : c’est un rite d’apai-
sement. Le visage « parfait » de la déesse exprime clairement le fait qu’elle est
sereine. La thématique esquissée par le rite de l’offrande du miroir joue sur
les facultés faciales (physiques, expressives, et aussi psychologiques) : la vue,
le ravissement, l’apaisement. Le miroir est un objet intrinsèquement vecteur
d’une dualité : son rôle dans le monde de la déesse aux humeurs et aux visages
changeants est pleinement justifié. Néanmoins, les brèves allusions que l’on
peut glaner à la lecture des nombreuses inscriptions associées au rite spéci-
fique de « l’offrande du miroir » ne permettent pas directement de comprendre
toutes les dimensions symboliques de la contemplation de la face. Pour cela, il
est nécessaire de se tourner à présent vers d’autres documents.

49. Cf. F. Frontisi-Ducroux, J.-P. Vernant, Dans l’œil du miroir, p. 155-176.


50. Voir C. Husson, L’offrande du miroir.
51. Z. El-Kordy, « L’offrande des fards dans les temples ptolémaïques », ASAE 68 (1982), p. 195-222.
52. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 160-161, 164-165 et 180-181.
53. C. Husson, L’offrande du miroir, p. 75-76 (= Edfou IV, 238.2-3) : « la grande a vu son visage par-
fait (ḥr.s nfr) dans le grand disque d’argent, l’éclat de sa face (ṯḥn n ḥr.s), la douceur de ses lèvres ».
54. Par exemple : C. Husson, L’offrande du miroir, p. 75 (Edfou IV, 81 2-3).

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Reflets ambigus

On ne peut voir soi-même son propre visage, à moins de recourir à des arti-
fices. Dans le monde antique, ceux-ci sont limités : le miroir ou l’eau. Ces deux
surfaces réfléchissantes sont évoquées dans un passage du « Dialogue entre
Ipou-our et le Maître Universel » (papyrus Leyde I 344 recto). Dans le monde
inversé que décrit ce texte littéraire (datant de la xixe dynastie, mais rédigé ini-
tialement probablement bien avant), les pauvres deviennent riches : « Celle qui
regardait son visage dans l’eau (le regarde maintenant) dans un miroir » 55. Ce
texte confirme que le fait de posséder un miroir, qui est un objet de luxe, consiste
en un évident signe d’élévation sociale. Mais dans les deux cas (eau ou miroir), la
vision offerte est néanmoins brouillée, plus ou moins altérée. Dans le plan d’eau,
les traits évanescents s’altèrent au moindre frémissement. Et lorsque c’est sur
une plaque métallique que l’on se contemple, l’image est certes plus stable, mais
le reflet n’est néanmoins pas aussi fidèle qu’avec nos miroirs contemporains.
Le métal (le bronze), même très bien poli, déforme plus ou moins légèrement
les traits, selon les imperfections du polissage, jamais parfait. Quant à l’objet
lui-même, il s’altère rapidement par oxydation. En Égypte, comme un peu par-
tout ailleurs, le miroir se révèle facilement menteur et trompeur. L’imperfection
de l’image réfléchie s’ajoute donc à l’inversion fondamentale qui est celle du
reflet. Cet aspect ambigu semble bien confirmé par le manuel d’onirocritique de
Deir el-Médineh (P. British Museum no 10683), une « clé des songes » datant de
la xixe dynastie 56. Dans la liste qui y figure, deux rêves mentionnent le fait de
contempler son propre visage : dans un cas dans de l’eau, dans un autre par le
biais d’un miroir. Les deux actes sont associés à un pronostic négatif 57 :
Si l’on regarde son visage sur l’eau : cela est mauvais ; (cela signifie) passer son
temps (de vie) avec une autre vie 58.
(Si un homme se voit lui-même en rêve) voyant son visage dans un miroir :
cela est mauvais ; (cela signifie) une autre femme 59.

55. P. Leyde I 344 recto 8.5 ; cf. R. Enmarch, The Dialogue of Ipuwer and the Lord of All, Oxford 2005,
p.  40-41 ; cf. Id., A World Upturned. Commentary and Analysis of the Ancient Egyptian Dialogue
of Ipuwer and the Lord of All, Londres 2008, p. 140.
56. S. Sauneron, « Les songes et leur interprétation dans l’Égypte ancienne », dans Les songes et
leur interprétation, Paris 1959 (Sources Orientales 2), spéc. p. 33-38. Sur les rêves en Égypte,
cf. E. Bresciani, L’Égypte du rêve, Paris 2006 ; K. Szpakowska, Behind Closed Eyes: Dreams and
Nightmares in Ancient Egypt, Swansea 2011.
57. Il faut tenir compte du fait que les pronostics négatifs ou positifs sont en général inverses de la valeur
normale de l’acte évoqué. Ainsi, rêver que l’on meurt est un bon pronostic et présage au contraire
d’une longue vie. Dans le cas du miroir, le fait que les deux pronostics soient défavorables n’im-
plique donc pas que le fait de se regarder dans un miroir soit néfaste (au contraire) ; néanmoins,
les pronostics livrent des éléments sur le statut particulier du reflet.
58. A. Gardiner, Hieratic Papyri in the British Museum III, Londres 1935, pl. 7, recto 9.20 et p. 18.
59. P. BM 10683, A. Gardiner, HPBM III, pl. 6, recto 7.11.

419
Youri Volokhine

Le fait que l’homme contemplant son visage dans un miroir soit suscep-
tible d’y voir « une autre femme » est une allusion étonnante. À l’instar de la
contemplation dans l’eau, le reflet est trompeur. Il implique une dualité mena-
çante et, même, une inversion. On se voit en effet « à l’envers ». C’est sans
doute pour cela que l’homme se voit, dans le miroir, femme et non homme :
non seulement un dédoublement, mais aussi une inversion de genre. Les puis-
sances divines convoquées matériellement sur ces objets – la face d’Hathor,
le visage léonin d’un Bès, etc. – protègent contre ce péril : soit par la beauté
hathorique, soit par la grimace apotropaïque.

Horizons comparatistes

En analysant cette série d’objets cosmétiques égyptiens, on a mis en évi-


dence un ensemble de thèmes et de figures divines agissant sur la sphère cor-
porelle de l’homme. Ce monde qu’on a qualifié d’hathorique convoque la figure
du sublime (la beauté suave) comme de l’effrayant (l’altérité). Cette configu-
ration dessine les contours d’un comparable, non pas plastique (« la figure de
Bès », etc.), mais typologique : le réseau des puissances divines protectrices
du corps.
Une approche comparatiste, visant à mettre en lumière les réseaux
d’échanges éventuels et les influences subies ou exercées, résultant des
contacts et de la circulation des objets dans le monde méditerranéen, est dif-
ficile et aléatoire. Elle peut souffrir de la subjectivité du chercheur et d’ana-
logies superficiellement constatées. Cependant, on ne peut pas discréditer
d’emblée la question des influences sous prétexte que, lorsqu’un motif appa-
raît dans un système de pensée, ce ne serait que dans ce cadre qu’il prendrait
du sens. Sur ce point, l’approche de Jean-Pierre Vernant demeure centrée sur
l’identité grecque. S’il est très compliqué de savoir si les figures grimaçantes
du Proche-Orient ont pu influer ou non sur la constitution de l’image grecque
de Gorgô, il faut reconnaître que tout ne se joue pas dans l’archaïsme. Alors
que les Grecs élaborent leurs propres mythes du reflet, convoquant le visage
inquiétant de Gorgô ou encore le beau visage de Narcisse, les Égyptiens qu’ils
côtoient pensent aussi, avec leurs propres termes, des catégories analogues :
beauté, laideur, grimace, ambiguïté. En appliquant une méthode inspirée par
les recherches de Jean-Pierre Vernant à des objets égyptiens, j’espère avoir
montré le parti que l’on peut tirer de ce modèle méthodologique. Sans même
entrer dans le débat des influences réciproques, on peut constater une certaine
résonance entre les thématiques attestées dans le cadre des pensées grecque et
égyptienne, témoignant, de manière large, d’une vaste communauté culturelle
dépassant celles des frontières et des identités spécifiques. Ceci dit, on aura
pu remarquer non seulement des convergences entre les mondes hellénique et
égyptien, mais évidemment aussi des particularités et des différences. Enfin,
si le thème du reflet convoque bien, dans le cadre égyptien, la notion d’altérité,

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on pourra admettre que ce réseau d’images et d’idées oriente fondamentale-


ment plutôt vers ce que l’on pourrait nommer « La vie dans les yeux ». Ce qui
ne surprendra pas, car l’on sait bien, chez les Grecs depuis Hérodote (II, 35),
que les Égyptiens font tout « à l’inverse ».

Abréviations

AnLex : D. Meeks, Année lexicographique I (année 1977) 1980, II (année 1978)


1981, III (année 1979) 1982.
AH : Aegyptiaca Helvetica.
AJA : American Journal of Archaeology.
AOAT : Alter Orient und Altes Testament.
ASAE : Annales du Service des Antiquités de l’Égypte.
BSEG : Bulletin de la société d’égyptologie, Genève.
CENiM : Les Cahiers Égypte nilotique et Méditerranéenne.
CSEG : Cahiers de la société d’égyptologie, Genève.
ERA : Egyptian Research Account.
LÄ : Lexikon der Ägyptologie.
MÄS : Münchner Ägyptologische Studien.
OBO : Orbis Biblicus et Orientalis.
SAOC : Studies in Ancient Oriental Civilization.
Wb : A. Erman, H. Grapow, Wörterbuch der Aegyptischen Sprache, Berlin
1926-1971.

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Fig.  xxvi. Le médium de
Varte tient sur sa langue une
lampe à huile allumée, février
2015, Udupi (M. Carrin).

Fig. xxvii. Bol à décor hathorique, Turin, Inv. n° 3368


(Y. Volokhine).

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