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Nicolas Postel
2008/1 n° 37 | pages 23 à 37
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2008-1-page-23.htm
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de marché ?
p. 23
Marché et autonomie
des acteurs :
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L
’autonomisation de l’économie relativement aux
autres sciences sociales, au début du XIXe siècle, naît
de la conviction profonde que la sphère économique,
qui rassemble les activités ayant trait à la production
et la distribution des richesses, est le lieu d’un phénomène unique
au sein des affaires humaines : l’existence d’un ordre autonome,
spontané, ne reposant sur aucun accord explicite ni aucune volonté
collective. Le lieu ou se manifeste cet ordre spontané, c’est le mar-
ché, dès lors qu’il induit une concurrence suffisante entre les diffé-
rents acteurs. Le mouvement de l’économie politique repose ainsi
sur cette conviction que le marché peut, en économie, débarrasser
la collectivité humaine de la question de l’accord collectif, que celui
ci prenne la forme du contrat social (et du Léviathan), comme chez
Hobbes, ou bien encore de la convention, comme chez Hume. En
économie, chacun serait ainsi « libre de tous les autres », débarrassé
de l’épineuse question de la coordination ou de la coopération avec
les autres, affranchi de tout cadre d’action commun, et ce tout en
contribuant par cette liberté même à l’intérêt collectif.
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de marché ?
La théorie de la gravitation
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de marché ?
Cette courte contribution propose un angle critique, différent p. 25
mais complémentaire : il consiste à démontrer que le concept
même d’un marché autonome, permettant l’accord des indivi-
dus en dehors de toute perspective collective et de tout autre
mode de lien social, est illusoire. S’il existe un point d’accord
des économistes, ou à tout le moins un résultat indiscutable des
recherches menées sur le marché comme modalité d’allocation
des ressources, c’est en effet bien celui-là : pour fonctionner,
le marché suppose l’existence d’une société assurant entre les
agents des liens suffisamment forts pour qu’ils ne fassent pas
défection. Autrement dit, le marché n’est certainement pas ce
qu’il parait être : nul ne peut prétendre que le marché résolve
de lui-même la question de l’accord social. De ce fait, derrière
les phénomènes de contractualisation de la société, il convient
toujours d’identifier les liens de dépendance entre acteurs. C’est
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L’intuition smithienne :
le marché comme dispositif de véridiction
La publication récente des cours de Michel Foucault au Collège de
France [1] permet de mettre en lumière la puissance de l’intuition
smithienne concernant le marché et l’influence qu’elle exerce
aujourd’hui encore sur notre représentation de la politique. Fou-
cault souligne que, dans la théorie économique classique, initiée
par Smith, le marché agit comme un « dispositif de véridiction ».
Par cette expression très juste, il souligne l’idée smithienne selon
laquelle le marché est le seul dispositif permettant de révéler
[1] Michel Foucault,
à la communauté humaine la juste et vraie valeur des biens Naissance de la
biopolitique, coll. « Hautes
qu’elle produit. Cette vertu informationnelle du marché se joue Etudes », éd. Gallimard-
en particulier à travers ce que Smith qualifie de « théorie de la Seuil, 2004.
gravitation » des prix (voir encadré ci-contre).
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p. 26 satisfaire sur le plan qualitatif. Tout échec sur l’un de ces deux
plans voit le producteur incapable d’écouler sa production. Il lui
faut produire ce que veut la demande au moindre coût possible…
tout en s’assurant à lui-même et ses partenaires productifs un
revenu normal (faute de quoi il cesse de produire ses produits
habituels pour en produire d’autres…).
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Cette vertu informationnelle est essentielle puisqu’elle semble p. 27
permettre d’organiser l’économie de manière décentralisée, en
se fondant exclusivement sur l’intérêt personnel des individus,
comme le souligne Smith : « Chaque individu s’efforce conti-
nuellement de trouver l’emploi le plus avantageux pour tout le
capital dont il peut disposer. Il est bien vrai que c’est son propre
bénéfice qu’il a en vue et non celui de la société, mais les soins
qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent
nécessairement à préférer précisément ce genre d’emploi qui se
trouve être le plus avantageux à la société […]. En cela comme en
de beaucoup d’autres cas il est conduit par une main invisible
pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille sou-
vent plus efficacement pour l’intérêt de la société que s’il avait
réellement pour but d’y travailler » [2]. Autrement dit, le marché
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L’approche walrasienne :
équilibre général et économie d’échange pure
C’est précisément cette dépendance du phénomène marchand à
l’égard de la sphère productive, et par là même à l’égard de l’or-
ganisation sociale, que la « révolution marginaliste » va chercher
à rompre, initiant ainsi la méthode d’analyse depuis qualifiée de
« néoclassique ». Walras, initiateur avec Jevons et Menger [3] de
[3] Le Français Walras la théorie néoclassique et concepteur de la théorie de l’équilibre
publie en 1874 ses Eléments
d’économie politique général, vise en effet explicitement à donner un fondement rationnel
pure. L’Autrichien Carl
Menger publie en 1870 au mythe smithien de la main invisible. Pour y parvenir, il lui paraît
ses Principes d’économie nécessaire de concevoir un marché véritablement autonome, c’est-
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de la société stratifiée en classes sociales en fonction du rôle p. 29
des agents dans le processus productif, l’analyse néoclassique
construit un individu souverain, exclusivement défini par sa
rationalité et ses préférences subjectives. Ces préférences ne
relèvent pas de l’analyse mais sont supposées être cohérentes.
Sa rationalité est uniquement définie sous l’angle instrumental :
l’individu choisit le meilleur moyen en vue d’une fin donnée (la
maximisation de son intérêt), et ce
indépendamment de toute réflexion
éthique ou politique sur la nature Tandis que les classiques arrivaient
des moyens employés. Autrement à l’individu à partir d’une conception
dit, homo oeconomicus considère de la société stratifiée en classes
que « la fin justifie les moyens » et sociales en fonction du rôle des agents
se borne à raisonner pour détermi- dans le processus productif,
ner les moyens les plus efficaces de l’analyse néoclassique construit
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Le premier pilier de cette procédure est l’hypothèse (dite [4] Gérard Debreu, dans sa
Théorie de la valeur (1959),
de nomenclature) selon laquelle les biens et services échangés revient sur ces hypothèses
sont parfaitement définis (sur le plan technique, mais aussi en et indique que le degré de
précision technique est tel
ce qui concerne leurs conditions de disponibilité temporelle et qu’« aucune caractéristique
spatiale : un bien représentant une série de caractéristiques susceptible d’affecter le
bien-être d’un agent n’est
aussi précises que nécessaires, une date de livraison, un lieu cachée ». Autrement dit,
la définition des biens
de livraison, etc.) [4]. C’est une hypothèse sans doute lourde, épuise tout questionnement
mais pas totalement irréaliste : il est aisé en effet de constater possible dans l’humanité.
à quel point les biens que l’on trouve par exemple au supermar-
ché sont détaillés très précisément (jusqu’à énoncer l’intitulé
des différents composants chimiques, probablement incom-
préhensible par le commun des mortels…). Elle assure que
l’individu n’a besoin d’aucune médiation dans son rapport aux ›››
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p. 30 biens. Chacun des biens ainsi définis fait l’objet d’un marché
autonome, ce qui évite tout biais dans la détermination des
plans d’offre et demande des individus. Ainsi, il existe autant de
marchés et autant de prix qu’il n’existe de biens particuliers.
Le processus de tâtonnement
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mouvements de prix, et que les modifications des quantités p. 31
offertes sont au contraire positivement corrélées à ceux des prix.
Autrement dit, ce que Walras est parvenu à faire, c’est de montrer
très précisément à quelles conditions la formation des prix ne
dépend « que » de la loi de l’offre et de la demande, qui est ici
simplement « supposée » fonctionner au niveau général.
Cette mise au point conceptuelle met en évidence une ques- [5] Il faut bien sûr
souligner que si l’échange
tion essentielle. Pour que le processus marchand fonctionne n’est pas présent dans
sans entrave, Walras montre qu’il est crucial que les individus l’analyse de Walras, c’est
qu’il intervient, selon
n’entrent à aucun moment en contact direct avec leurs sem- lui, après la procédure
d’équilibration permettant
blables. Chacun, en effet, est dans un rapport exclusif aux mar- d’attribuer un prix à chaque
chandises, d’une part, et au commissaire-priseur, d’autre part. bien. Pour cette raison,
l’échange est renvoyé
Ainsi, la condition pour que le processus concurrentiel soit « non en dehors de l’analyse,
faussé » est que les individus ne se rencontrent jamais durant comme une simple
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de l’équilibre général
Dans le cadre formel mis au point par Walras, ses continua-
teurs, au premier rang desquels Kenneth J. Arrow, parviennent
à d’importants résultats qui vont entretenir l’espoir d’une
démonstration permettant d’établir une fois pour toutes que le
marché, comme modalité d’organisation de l’économie, se suffit
à lui-même. Arrow démontre en 1951 que l’équilibre concur-
rentiel représente une distribution optimale des ressources [6].
Le même auteur démontre, avec le Français Gérard Debreu, en
1954, qu’il existe un système de prix assurant l’égalité de l’offre ›››
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L’interprétation de ce résultat n’est pas aisée. Mais on peut p. 33
en tirer une conclusion simple : le cadre walrasien, fondé sur
l’exclusivité du lien individu/marché à l’exclusion de tout lien
direct entre individus, ne permet pas de dire quoi que ce soit de
la formation des prix. D’une certaine manière, cette théorie ne
laisse pas suffisamment de place à l’échange et à l’interaction
pour représenter un cadre adéquat à l’étude de la formation
des prix. Pour le dire encore autrement : le marché walrasien
repose à ce point sur l’individualisation des agents que rien, pas
même le système de prix, ne parvient à les réunir de manière
convaincante. Cette découverte va induire une évolution dans la
représentation du marché.
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d’une étude solide du déroulement des échanges : sans attaches p. 35
sociales ou morales communes, les agents sont incapables de
s’accorder, la confiance leur fait défaut. Les recherches récentes
de la nouvelle microéconomie mettent ainsi en lumière l’arrière-
plan collectif de la coordination interindividuelle. En cela elles
agissent comme une preuve de l’encastrement social du marché.
Pour que l’échange ait lieu, il apparaît nécessaire que les agents
partagent plus que le simple désir d’échanger : certaines règles
de sociabilité entrent en jeu dans toute transaction marchande.
C’est là un acquis essentiel
nomistes ont le plus systématiquement abordé cette question, [15] Sur cette thématique
néo-institutionnaliste,
en particulier à partir de la théorie néo-institutionnaliste d’Oliver cf. Oliver E. Williamson,
Williamson, qui reprend et approfondit les intuitions de Ronald The Economic Institutions
of Capitalism, New York,
Coase et les réflexions sur la rationalité de Herbert Simon [15]. Or, The Free Press, 1985, ou
étrangement, l’étude de l’organisation débouche sur la néces- Nicolas Postel, Les Règles
dans la pensée économique
sité, du point de vue de l’efficacité collective, de concevoir des contemporaine,
Paris, CNRS Editions, 2003.
dispositifs organisationnels hiérarchiques… et coercitifs. L’orga-
nisation, dans la thématique néo-institutionnaliste, est en effet [16] On reconnaîtra ici la
séquence logique initié par
conçue comme un dispositif cognitif et disciplinaire : elle modèle Hobbes dans sa défense
le comportement individuel en assurant une bonne répartition du rôle du Leviathan et de
l’harmonisation du langage
de l’information, d’une part, et, d’autre part, en obligeant les propre à l’état civil.
individus à renoncer à leur opportunisme [16].
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ment même de la régulation marchande de nos économies. p. 37
Elle règle la question du rapport salarial, rapport hiérarchique
de dépendance entre un employeur et son salarié. C’est à
cet endroit que se joue la construction, conflictuelle, d’une
forme de compromis socialement acceptable au cœur du
capitalisme. Cette modalité institutionnelle de la marchandi-
sation du travail (mais plus généralement de tous les biens et
services qui sont portés sur le marché) ne peut donc pas être
exclusivement traitée sous l’angle de l’efficacité productive,
et ne peut davantage être considérée comme un phénomène
« naturel et spontané ». C’est au contraire à ce stade qu’existe
une légitimité de l’intervention publique et politique que
porte, par exemple, L’Etat. Ce dernier n’est donc pas uni-
quement à convoquer en aval de la coordination marchande,
lorsque celle-ci connaît des « défaillances », mais bel et bien
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