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MARCHÉ ET AUTONOMIE DES ACTEURS : HISTOIRE D'UNE ILLUSION

Nicolas Postel

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2008/1 n° 37 | pages 23 à 37
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2008-1-page-23.htm
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L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Trimestriel-janvier 2008

de marché ?
p. 23

Marché et autonomie
des acteurs :
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histoire d’une illusion
Nicolas Postel,
maître de conférences en économie à l’université de Lille 1.

L
’autonomisation de l’économie relativement aux
autres sciences sociales, au début du XIXe siècle, naît
de la conviction profonde que la sphère économique,
qui rassemble les activités ayant trait à la production
et la distribution des richesses, est le lieu d’un phénomène unique
au sein des affaires humaines : l’existence d’un ordre autonome,
spontané, ne reposant sur aucun accord explicite ni aucune volonté
collective. Le lieu ou se manifeste cet ordre spontané, c’est le mar-
ché, dès lors qu’il induit une concurrence suffisante entre les diffé-
rents acteurs. Le mouvement de l’économie politique repose ainsi
sur cette conviction que le marché peut, en économie, débarrasser
la collectivité humaine de la question de l’accord collectif, que celui
ci prenne la forme du contrat social (et du Léviathan), comme chez
Hobbes, ou bien encore de la convention, comme chez Hume. En
économie, chacun serait ainsi « libre de tous les autres », débarrassé
de l’épineuse question de la coordination ou de la coopération avec
les autres, affranchi de tout cadre d’action commun, et ce tout en
contribuant par cette liberté même à l’intérêt collectif.

Cet idéal est suffisamment fort pour que les économistes y


aient consacré une large part de leurs travaux depuis l’intuition

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p. 24 smithienne. Il est aussi suffisamment fort pour qu’aujourd’hui


encore les différents acteurs de l’économie fassent référence
régulièrement aux lois de marché, aux impératifs de la concur-
rence, à la nécessité de la flexibilisation ou de la contractua-
lisation, supposant par là même l’existence d’une procédure
marchande permettant aux acteurs de se libérer de la tutelle
étatique. Le discours économique libéral repose sur une idée
simple et forte : les individus ne sont vraiment libres que sur et
par le marché, et ce sont ces choix libres qui doivent guider le
devenir de la collectivité humaine.

Bien sûr, cette référence constante au marché engendre des


critiques, nombreuses, émanant des adversaires de la régula-
tion concurrentielle et du libéralisme économique. Ces critiques
­mettent fréquemment en évidence le fait que le marché n’assure
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pas le plein-emploi, dissimule des structures d’exploitation,
génère des injustices, ne répond que partiellement à la demande
sociale en matière de biens publics. Pour pertinentes qu’elles
soient, ces critiques laissent cependant à peu près vierge l’idée
d’un marché qui laisserait chacun libre de tous les autres. Elles
portent sur le résultat de l’allocation marchande, davantage que
sur le processus lui-même.

La théorie de la gravitation

Le prix « naturel », ou normal, d’un porter dans ce secteur. Ainsi, un prix


bien correspond pour Smith à l’addi- de marché supérieur au prix naturel
tion des rémunérations normales des (générant donc une rémunération
facteurs de production concourant à des facteurs supérieure à la normale)
la production du bien : travail, terre, attire l’offre sur ce marché… et fait
capital. Il n’est en effet pas possible donc baisser le prix de vente du pro-
que la production d’un bien donne duit. De même, un prix de marché
durablement lieu à un salaire, une inférieur au prix naturel (générant
rente ou un taux de profit spécifique donc une rémunération des facteurs
différent des rémunérations moyen- inférieure à la normale) dissuade les
nes constatées dans l’économie. En offreurs, ce qui provoque une baisse
effet, dès lors qu’un acteur – capi- de l’offre et fait remonter le prix.
taliste, travailleur ou propriétaire Ce mécanisme est imparable, sauf à
terrien – identifie l’existence d’une s’y opposer en entravant les mouve-
rémunération supérieure à celle ments naturels de l’offre. C’est pour-
qu’il touche dans un autre secteur quoi le prix de marché « gravite »
de l’économie, il fera tout pour se autour du prix naturel.

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de marché ?
Cette courte contribution propose un angle critique, différent p. 25
mais complémentaire : il consiste à démontrer que le concept
même d’un marché autonome, permettant l’accord des indivi-
dus en dehors de toute perspective collective et de tout autre
mode de lien social, est illusoire. S’il existe un point d’accord
des économistes, ou à tout le moins un résultat indiscutable des
recherches menées sur le marché comme modalité d’allocation
des ressources, c’est en effet bien celui-là : pour fonctionner,
le marché suppose l’existence d’une société assurant entre les
agents des liens suffisamment forts pour qu’ils ne fassent pas
défection. Autrement dit, le marché n’est certainement pas ce
qu’il parait être : nul ne peut prétendre que le marché résolve
de lui-même la question de l’accord social. De ce fait, derrière
les phénomènes de contractualisation de la société, il convient
toujours d’identifier les liens de dépendance entre acteurs. C’est
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à cette certitude que nous souhaitons amener le lecteur, à partir
d’une argumentation fondée sur l’histoire de l’analyse théorique
du processus marchand.

L’intuition smithienne :
le marché comme dispositif de véridiction
La publication récente des cours de Michel Foucault au Collège de
France [1] permet de mettre en lumière la puissance de l’intuition
smithienne concernant le marché et l’influence qu’elle exerce
aujourd’hui encore sur notre représentation de la politique. Fou-
cault souligne que, dans la théorie économique classique, initiée
par Smith, le marché agit comme un « dispositif de véridiction ».
Par cette expression très juste, il souligne l’idée smithienne selon
laquelle le marché est le seul dispositif permettant de révéler
[1] Michel Foucault,
à la communauté humaine la juste et vraie valeur des biens Naissance de la
biopolitique, coll. « Hautes
qu’elle produit. Cette vertu informationnelle du marché se joue Etudes », éd. Gallimard-
en particulier à travers ce que Smith qualifie de « théorie de la Seuil, 2004.
gravitation » des prix (voir encadré ci-contre).

Cette théorie met en évidence une vertu de la concurrence


entre producteurs qui consiste à les contraindre à produire au
moindre coût pour vendre au meilleur prix. Un producteur ne
peut en effet perdurer s’il vend ses produits plus cher que ses
concurrents. Il est donc contraint, d’une part, d’appliquer toute
innovation productive susceptible de faire baisser le coût du
produit et de la répercuter sur son prix de vente, de manière à
satisfaire la demande sur le plan quantitatif, et d’autre part, de
suivre au plus près les mouvements de la demande, afin de la ›››

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p. 26 satisfaire sur le plan qualitatif. Tout échec sur l’un de ces deux
plans voit le producteur incapable d’écouler sa production. Il lui
faut produire ce que veut la demande au moindre coût possible…
tout en s’assurant à lui-même et ses partenaires productifs un
revenu normal (faute de quoi il cesse de produire ses produits
habituels pour en produire d’autres…).

Ce dispositif concurrentiel simple et d’apparence anodine


permet de mettre au jour ce qui est autrement invisible : le temps
de travail nécessaire pour produire un bien dans des conditions
de production efficaces. Il révèle ainsi la « valeur » du bien, c’est-
à-dire, pour les classiques, le temps
de travail humain (direct et indi-
Pour Smith, c’est tout à fait librement, rect, c’est-à-dire incorporé dans les
et pour leur propre intérêt, machines) que la production de ce
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que les offreurs, sur le marché, bien nécessite. Qu’une innovation
veillent à chaque instant à satisfaire vienne à apparaître et elle sera, par
la demande au moindre coût. la vertu du mécanisme de marché,
Ainsi le marché dit le vrai, immédiatement inscrite dans le prix
et il est le seul dispositif à pouvoir des produits : sa diffusion se fera
en permanence réaliser cette prouesse. automatiquement, par mimétisme
entre producteurs soucieux de ne
pas perdre des parts de marché. De
même, qu’un engouement social pour un bien ou une pénurie
particulière vienne à intervenir et provoque un engorgement de la
demande, devenue supérieure à l’offre, et ce bien sera immédia-
tement inscrit dans des prix de marché supérieurs à la moyenne,
ce qui provoquera mécaniquement un afflux d’offreurs prêts à
pallier cette demande sociale non pourvue.

Voilà ainsi, par la grâce du marché, des offreurs aimantés par


la demande, cherchant en permanence à la satisfaire au moindre
coût, à suivre ses évolutions, à lui prodiguer toute l’attention
possible… sans que personne ne les y oblige. Car c’est tout à
fait librement, et pour leur propre intérêt, que les offreurs, sur
le marché, veillent à chaque instant à satisfaire la demande au
moindre coût. Le marché réalise ainsi ce que même un souverain
bien attentionné ne saurait faire – il manquerait à ce dernier le
don d’ubiquité et l’information universelle sur les désirs de la
population et les meilleures techniques possibles permettant
de les satisfaire sans lesquels personne ne peut dire ce que doit
valoir un bien. Le marché dit le vrai, et il est le seul dispositif à
pouvoir en permanence réaliser cette prouesse.

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Cette vertu informationnelle est essentielle puisqu’elle semble p. 27
permettre d’organiser l’économie de manière décentralisée, en
se fondant exclusivement sur l’intérêt personnel des individus,
comme le souligne Smith : « Chaque individu s’efforce conti-
nuellement de trouver l’emploi le plus avantageux pour tout le
capital dont il peut disposer. Il est bien vrai que c’est son propre
bénéfice qu’il a en vue et non celui de la société, mais les soins
qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent
nécessairement à préférer précisément ce genre d’emploi qui se
trouve être le plus avantageux à la société […]. En cela comme en
de beaucoup d’autres cas il est conduit par une main invisible
pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille sou-
vent plus efficacement pour l’intérêt de la société que s’il avait
réellement pour but d’y travailler » [2]. Autrement dit, le marché
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met naturellement et harmonieusement en phase les intérêts
[2] Adam Smith,
personnels des individus, sans qu’aucun accord coercitif ne soit Recherches sur la nature
nécessaire. L’opulence collective procède de la liberté : c’est et les causes de la richesse
des nations, traduction de
cette promesse qui donne l’élan au mouvement de l’économie Paulette Taieb, PUF, 1995.
politique jusqu’à nos jours.

Ce mécanisme marchand est cependant, chez les classiques,


le lieu de révélation d’un phénomène logiquement antérieur : la
production. C’est en effet le processus de production qui attribue
leur valeur aux biens, non seule-
ment parce que ce sont les condi-
tions de production qui déterminent Le marché met naturellement
le prix naturel, mais encore parce et harmonieusement en phase
que l’origine même de la valeur se les intérêts personnels des individus,
situe dans les quantités de travail sans qu’aucun accord coercitif
nécessaires à la production du bien, ne soit nécessaire. L’opulence collective
et non pas dans le désir de posses- procède de la liberté. 
sion du bien. La théorie classique
des prix est en ce sens une théorie
des prix de production. L’univers classique n’est pas purement
marchand. Les individus y sont, avant d’être échangistes, des
producteurs (capitalistes, propriétaires terriens ou travailleurs),
situés socialement en fonction du facteur de production qu’ils
possèdent (travail, terre ou capital). Ils sont socialisés en premier
lieu dans la sphère de la production, qui leur attribue un rang
social que les classiques savent être relativement stable (comme
en témoigne la « loi d’airain » des salaires expliquant que ceux-ci
ne peuvent qu’exceptionnellement s’écarter du minimum vital), ›››

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p. 28 avant de se rencontrer dans celle de l’échange. Le marché, chez


les classiques, se déroule donc sur fond de relations productives
« contraintes ».

L’approche walrasienne :
équilibre général et économie d’échange pure
C’est précisément cette dépendance du phénomène marchand à
l’égard de la sphère productive, et par là même à l’égard de l’or-
ganisation sociale, que la « révolution marginaliste » va chercher
à rompre, initiant ainsi la méthode d’analyse depuis qualifiée de
« néoclassique ». Walras, initiateur avec Jevons et Menger [3] de
[3] Le Français Walras la théorie néoclassique et concepteur de la théorie de l’équilibre
publie en 1874 ses Eléments
d’économie politique général, vise en effet explicitement à donner un fondement rationnel
pure. L’Autrichien Carl
Menger publie en 1870 au mythe smithien de la main invisible. Pour y parvenir, il lui paraît
ses Principes d’économie nécessaire de concevoir un marché véritablement autonome, c’est-
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politique (Grundsätze der
Volkswirtschaftslehre). à-dire débarrassé de la sphère de la production, qui est première
L’Anglais Stanley Jevons
publie en 1871 sa Theory
chez les classiques. Tant que le processus marchand est second,
of Political Economy. situé dans le prolongement de l’activité productive, comment en
effet s’assurer que c’est bien le mar-
ché et lui seul qui réalise l’accord et
Walras, initiateur avec Jevons permet de parvenir à une distribution
et Menger de la théorie néoclassique optimale des ressources ?
et concepteur de la théorie de l’équilibre
général, vise explicitement à donner Les théoriciens néoclassiques
un fondement rationnel au mythe vont réaliser cette coupure et ache-
smithien de la main invisible. ver d’isoler le processus marchand
en considérant que l’origine de la
valeur se situe non pas dans les
quantités de travail incorporées, mais exclusivement dans la
sphère subjective et individuelle du désir. Dès lors, le marché
cesse de révéler une essence de la valeur qui aurait son siège
dans un autre lieu social (la production). Avec l’approche néo-
classique, le marché devient l’unique lieu où les biens prennent
une valeur « objective » sous l’effet de la confrontation concur-
rentielle des désirs subjectifs des individus. Le marché devient
ainsi le siège, non pas seulement de l’apparition, mais bien de la
constitution de la valeur objective des biens. Le prix de marché
n’est plus déterminé par le coût de production, mais découle de
la confrontation des désirs des agents. C’est le premier point de
clarification analytique qu’apporte l’approche néoclassique.

Le deuxième point porte sur la figure de l’agent. Tandis que


les classiques arrivaient à l’individu à partir d’une conception

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de la société stratifiée en classes sociales en fonction du rôle p. 29
des agents dans le processus productif, l’analyse néoclassique
construit un individu souverain, exclusivement défini par sa
rationalité et ses préférences subjectives. Ces préférences ne
relèvent pas de l’analyse mais sont supposées être cohérentes.
Sa rationalité est uniquement définie sous l’angle instrumental :
l’individu choisit le meilleur moyen en vue d’une fin donnée (la
maximisation de son intérêt), et ce
indépendamment de toute réflexion
éthique ou politique sur la nature Tandis que les classiques arrivaient
des moyens employés. Autrement à l’individu à partir d’une conception
dit, homo oeconomicus considère de la société stratifiée en classes
que « la fin justifie les moyens » et sociales en fonction du rôle des agents
se borne à raisonner pour détermi- dans le processus productif,
ner les moyens les plus efficaces de l’analyse néoclassique construit
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parvenir à ses fins. un individu souverain, exclusivement
défini par sa rationalité
Le troisième point de clarifica- et ses préférences subjectives.
tion consiste à proposer une défi-
nition d’un processus de marché
qui permette de s’assurer que les prix découlent du processus
concurrentiel et seulement de ce processus. Il faut dans cet
objectif s’assurer que les agents ne peuvent, en aucun cas,
manipuler seuls le prix des biens portés à l’échange, faute de
quoi le mécanisme de révélation des prix serait faussé. La seule
manière de s’en assurer vraiment est de poser une extériorité
absolue entre la détermination des prix et chacun des agents,
ce que garantit en deux temps la procédure de marché conçue
par Walras.

Le premier pilier de cette procédure est l’hypothèse (dite [4] Gérard Debreu, dans sa
Théorie de la valeur (1959),
de nomenclature) selon laquelle les biens et services échangés revient sur ces hypothèses
sont parfaitement définis (sur le plan technique, mais aussi en et indique que le degré de
précision technique est tel
ce qui concerne leurs conditions de disponibilité temporelle et qu’« aucune caractéristique
spatiale : un bien représentant une série de ­caractéristiques susceptible d’affecter le
bien-être d’un agent n’est
aussi précises que nécessaires, une date de livraison, un lieu cachée ». Autrement dit,
la définition des biens
de livraison, etc.) [4]. C’est une hypothèse sans doute lourde, épuise tout questionnement
mais pas totalement irréaliste : il est aisé en effet de constater possible dans l’humanité.

à quel point les biens que l’on trouve par exemple au supermar-
ché sont détaillés très précisément (jusqu’à énoncer l’intitulé
des différents composants chimiques, probablement incom-
préhensible par le commun des mortels…). Elle assure que
l’individu n’a besoin d’aucune médiation dans son rapport aux ›››

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p. 30 biens. ­Chacun des biens ainsi définis fait l’objet d’un marché
autonome, ce qui évite tout biais dans la détermination des
plans d’offre et demande des individus. Ainsi, il existe autant de
marchés et autant de prix qu’il n’existe de biens particuliers.

Le second pilier se constitue de ce qu’il est convenu d’appeler


la procédure de « tâtonnement », personnifiée par le « commis-
saire-priseur » (voir encadré ci-dessous). Cette théorie propose
un dispositif de détermination des prix d’équilibre qui permet
de poser clairement la question de la stabilité du processus
marchand.

Walras fait l’hypothèse que la procédure de tâtonnement


converge vers un système de prix d’équilibre, pour lequel cha-
cun des marchés est à l’équilibre : c’est ce que l’on qualifie
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d’équilibre général. Cette représentation de la formation des
prix s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle les modifications
des quantités demandées sont négativement corrélées aux

Le processus de tâtonnement

Walras propose de se représen- chacun des agents les quantités de


ter la formation des prix à partir chacun des biens et services qu’il
d’une procédure simple mais cen- désire offrir ou demander ;
tralisée qui évite toute distorsion 3. le commissaire-priseur totalise les
de prix et qui assure que chacun quantités offertes et demandées pour
des biens fasse l’objet d’un prix chacun des biens. Il identifie les mar-
unique. La procédure repose sur chés faisant l’objet d’un déséquilibre
l’existence d’un « centre » du mar- entre offre et demande ;
ché, que Walras qualifie de « com- 4. le commissaire-priseur calcule un
missaire-priseur » et qui a pour nouveau système de prix en appli-
tâche d’annoncer les prix des biens, quant la règle suivante (qui reprend
de recueillir les plans d’offre et la loi de l’offre et de la demande) :
demande des individus, et de s’as- hausse du prix pour les biens faisant
surer qu’aucun échange ne se tient l’objet d’une demande excédentaire,
avant que les prix d’équilibre aient baisse du prix pour les biens faisant
été tous déterminés. Cette procé- l’objet d’une offre excédentaire. Le
dure comprend quatre temps : commissaire-priseur notifie ensuite
1. le commissaire-priseur annonce les nouveaux prix à chacun des
un système de prix indiquant le prix agents, qui revoient leur plan d’offre
de chacun des biens et services dis- et demande en fonction de ces nou-
ponibles ; veaux prix : on en revient donc à la
2. le commissaire-priseur reçoit de première étape.

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mouvements de prix, et que les modifications des quantités p. 31
offertes sont au contraire positivement corrélées à ceux des prix.
Autrement dit, ce que Walras est parvenu à faire, c’est de montrer
très précisément à quelles conditions la formation des prix ne
dépend « que » de la loi de l’offre et de la demande, qui est ici
simplement « supposée » fonctionner au niveau général.

Cette mise au point conceptuelle met en évidence une ques- [5] Il faut bien sûr
souligner que si l’échange
tion essentielle. Pour que le processus marchand fonctionne n’est pas présent dans
sans entrave, Walras montre qu’il est crucial que les individus l’analyse de Walras, c’est
qu’il intervient, selon
n’entrent à aucun moment en contact direct avec leurs sem- lui, après la procédure
d’équilibration permettant
blables. Chacun, en effet, est dans un rapport exclusif aux mar- d’attribuer un prix à chaque
chandises, d’une part, et au commissaire-priseur, d’autre part. bien. Pour cette raison,
l’échange est renvoyé
Ainsi, la condition pour que le processus concurrentiel soit « non en dehors de l’analyse,
faussé » est que les individus ne se rencontrent jamais durant comme une simple
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formalité technique validant
le processus concurrentiel. L’apport de Walras revient ainsi, les engagements pris
pendant le processus
finalement, à avoir montré que le marché fonctionne mieux… de tâtonnement.
sans échange [5] ! In fine, le processus de concurrence est « non
[6] Kenneth J. Arrow,
faussé » lorsque les individus ne peuvent pas se rencontrer. C’est « An extension of the
un sérieux problème, dès lors que l’on a souligné que, dans une basic theorem of classical
welfare economics »,
économie d’échange pure, le marché est l’unique lieu de socia- in J. Neyman (ed.),
Proceedings of the Second
lisation… Cela tend à montrer que le marché, en soi, ne peut pas Bekerley Symposium
être le bon endroit pour établir le lien social, autrement que par on Mathematical Statistics
and Probability, 1951,
la médiation d’une institution centralisatrice comme celle du p. 507-532. Dans cette
commissaire-priseur. Ainsi, comme le soulignait déjà la théorie démonstration, « optimal »
est utilisé au sens de
de Hobbes, l’entreprise théorique de Walras montre la nécessité, Pareto, ce qui signifie que
le marché est un dispositif
lorsque l’on se représente des interactions entre individus libres efficace qui permet
et exclusivement intéressés par leur intérêt propre, d’une insti- de tirer le maximum d’un
stock de ressources rares.
tution centralisatrice imposant aux agents des « règles du jeu » Mais en aucun cas que le
précises. Walras, sur ce point, débouche donc sur une conclusion marché est « juste », ce
qui nécessiterait un autre
assez contraire à celle de Smith. critère dont l’établissement
fait l’objet de l’« économie
Résultats… et échec de la théorie du bien-être ».

de l’équilibre général
Dans le cadre formel mis au point par Walras, ses continua-
teurs, au premier rang desquels Kenneth J. Arrow, parviennent
à d’importants résultats qui vont entretenir l’espoir d’une
démonstration permettant d’établir une fois pour toutes que le
marché, comme modalité d’organisation de l’économie, se suffit
à lui-même. Arrow démontre en 1951 que l’équilibre concur-
rentiel représente une distribution optimale des ressources [6].
Le même auteur démontre, avec le Français Gérard Debreu, en
1954, qu’il existe un système de prix assurant l’égalité de l’offre ›››

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p. 32 et de la demande sur chacun des marchés [7]. Ces deux résultats


forment un élément essentiel du programme de recherche fixé
par Walras (et impulsé au fond par les intuitions de Smith). Ils
prouvent, de manière définitive, que l’on peut concevoir un
équilibre général de marché constituant une allocation optimale
des ressources.

Il reste cependant une étape, essentielle, qui consiste à


déterminer comment se forment les prix, c’est-à-dire comment,
partant d’une situation de déséquilibre, le système marchand
se stabilise automatiquement en générant des prix d’équilibre.
Les théoriciens modernes de l’équilibre général reprennent là
encore le cadre walrasien, et cher-
chent à démontrer que le processus
S’il est prouvé que, sous les hypothèses de tâtonnement converge effecti-
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walrasiennes, la baisse de prix d’un bien vement vers l’équilibre. Cependant
provoque la hausse de la consommation cette ultime étape ne débouche
de ce bien par un individu rationnel, finalement que sur un constat très
ce résultat n’est pas extrapolable noir établi simultanément par Son-
au niveau global. La supposition nenschein en 1972 et confirmé par
selon laquelle les mécanismes Debreu et Mantel par la suite [8].
d’ajustement de l’offre et de la demande Ce résultat, resté dans la théorie
fonctionnent au niveau global est sous l’appellation de « théorème
condamnée à rester non fondée. de Sonnenschein », indique que,
compte tenu de ce que l’on sait du
comportement d’un consommateur
et d’un producteur rationnel, il n’est pas possible de conclure
quoi que ce soit de l’évolution des fonctions de demandes
globales. Ainsi, s’il est prouvé que, sous les hypothèses walra-
siennes, la baisse de prix d’un bien provoque la hausse de la
[7] Kenneth J. Arrow et
Gérard Debreu, « Existence consommation de ce bien par un individu rationnel, ce résultat
of an equilibrium for
a competitive economy »,
n’est pas extrapolable au niveau global. Ce théorème ruine donc
Econometrica, vol. 22, 1954, tout espoir d’établir le caractère convergent de la procédure de
p. 265-290.
tâtonnement dans un cadre walrasien : la supposition faite par
[8] Hugo Sonnenschein, Walras selon laquelle les mécanismes d’ajustement de l’offre et
« Market excess demand
functions », Econometrica, de la demande fonctionnent au niveau global est condamnée
vol. 40, n° 3, mai 1972,
p. 549-563 ; Gérard
à rester une supposition non fondée. La loi de l’offre et de la
Debreu, « Excess demand demande n’est pas une loi qui puisse être démontrée dans un
functions », Journal of
Mathematical Economics, cadre walrasien. Ainsi s’achève la quête débutée une centaine
vol. 1, 1974, p. 15-21 ; d’années plus tôt et visant à démontrer formellement l’existence
Rolf Mantel, « On the
characterisation of d’une main invisible assurant un ajustement parfait de l’offre à la
aggregate excess demand »,
Journal of Economic Theory,
demande par la flexibilité des prix. La main invisible reste, dans
vol. 7, n° 3, 1974, p. 348-353. le cadre walrasien, un mythe.

L’Economie politique n° 37
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Nicolas Postel

de marché ?
L’interprétation de ce résultat n’est pas aisée. Mais on peut p. 33
en tirer une conclusion simple : le cadre walrasien, fondé sur
l’exclusivité du lien individu/marché à l’exclusion de tout lien
direct entre individus, ne permet pas de dire quoi que ce soit de
la formation des prix. D’une certaine manière, cette théorie ne
laisse pas suffisamment de place à l’échange et à l’interaction
pour représenter un cadre adéquat à l’étude de la formation
des prix. Pour le dire encore autrement : le marché walrasien
repose à ce point sur l’individualisation des agents que rien, pas
même le système de prix, ne parvient à les réunir de manière
convaincante. Cette découverte va induire une évolution dans la
représentation du marché.

Les enseignements de la « nouvelle microéconomie »


Dans les années 1970, le paradigme de l’équilibre général est
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donc en crise. Il apparaît que la démonstration de l’intuition smi-
thienne est finalement hors de portée du cadre walrasien et de
la définition du « marché-sans-échange » qu’elle soutient. Pour
retrouver Smith, il faut donc renouveler l’analyse du marché, et
[9] Une référence
les économistes vont le faire en réinjectant de l’échange dans le accessible sur ce point :
marché. L’étude microéconomique du marché prend ainsi, durant Pierre Cahuc,
La Nouvelle Microéconomie,
les années 1970, une orientation davantage interactionniste [9]. coll. « Repères »,
éd. La Découverte, 1993.

Cette nouvelle orientation agit comme un révélateur des [10] La démonstration


est précisée dans l’article
i­mpasses du principe de l’autonomie marchande. Car toutes les d’Alessandro Stanziani
recherches convergent en effet pour souligner qu’au cœur de dans ce même numéro
[NDLR].
l’échange réside la question de la confiance en l’autre, ou tout au
moins en son comportement. S’engager dans l’échange implique [11] Parmi les articles
célèbres sur ce point,
en effet de s’assurer que l’autre contractant va également assumer citons : George A. Akerlof,
« The market for “lemons” :
sa part d’engagement : par exemple donner le bien correspondant qualitative uncertainty and
à la somme versée, ou bien encore la somme conclue pour l’ob- the market mechanism »,
Quarterly Journal of
tention du bien ou service délivré. Or, fondamentalement, rien ne Economics, vol. 84, 1970,
suggère que deux homo oeconomicus puissent mutuellement se p. 488-500 ; Kenneth J.
Arrow, « Insurance, risk
faire confiance : leur caractéristique est en effet de n’accéder à and resource allocation »,
in Aspects of the Theory of
aucun repère moral concernant la conduite à tenir. La conséquence Risk-Bearing, 1965, rééd.
de cet état de fait théorique est simple : l’échange ne peut pas in The Collected Papers,
vol. 4, Basil Blackwell,
se tenir, et le marché se dissout par l’absence de lien social ou 1984, p. 77-86 ; Kenneth J.
moral entre individus. Telle est la conclusion célèbre de l’étude par Arrow, « Limited knowledge
and economic analysis »,
George Akerlof du marché des « lemons » [10], mais aussi celles aux- American Economic Review,
vol. 64, n° 4, 1974, p. 153-
quelles parvient Arrow à propos des conséquences de la prise en 166, rééd. in The Collected
compte de l’incertitude [11]. Ainsi, la question de l’altérité, enfouie Papers, vol. 4, p. 153-166.

par Walras par le biais d’une représentation totalisante du marché,


refait surface : dès lors que la coordination ne s’opère plus par un ›››

Janvier-février-mars 2008
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Nicolas Postel

de marché ?

p. 34 dispositif centralisateur comme le commissaire-priseur, la question


de la confiance entre acteurs réapparaît. Or, cette question est
insoluble si on l’appréhende dans le strict cadre d’une interaction
entre individus tout à fait autonomes et sans repères moraux.

Cette prise de conscience récente des impasses d’une


représentation du marché fondée sur l’autonomie et l’indiffé-
rence parfaite des agents les uns vis-à-vis des autres a conduit
les économistes à insister sur le rôle central des dispositifs
non marchands dans la possibilité
même de l’échange. Arrow sou-
Arrow souligne : ligne ainsi : « Des contrôles non
« Des contrôles non marchands,  marchands, qu’ils soient internali-
qu’ils soient internalisés, comme  sés, comme les principes moraux,
les principes moraux, ou imposés  ou imposés de l’extérieur, sont,
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de l’extérieur, sont, jusqu’à un certain jusqu’à un certain point, nécessai-
point, nécessaires pour assurer res pour assurer l’efficience écono-
l’efficience économique. » mique » [12], ou bien encore : « des
éléments éthiques entrent en jeu
dans toute transaction, sans eux
aucun marché ne pourrait fonctionner » [13]. Les codes éthiques
(comme le serment d’Hippocrate, qui permet la confiance en
son médecin), les conventions sociales (par exemple celles qui
gèrent la mesure du travail), les règles juridiques (qui consti-
tuent le droit de la concurrence) forment un ensemble de dispo-
sitifs collectifs qui ont pour premier objet de rendre l’échange
possible, malgré le caractère intéressé des échangistes. Sans
cet arrière-plan social, qui réunit les acteurs en dehors du mar-
ché et signe leur appartenance à une même société, le marché
ne peut tout simplement pas exister.

Derrière les marchandises,


des rapports éthiques et des rapports de force
[12] Kenneth J. Arrow,
« The economic of moral Comment doit-on interpréter ces résultats désormais classiques
hazard : further comment », de la science économique contemporaine ?
American Economic Review,
n° 58, 1968, p. 537-539,
rééd. in The Collected
Papers, Basil Blackwell,
Le premier point important porte sur l’autonomie que les
vol. 4, p. 103-105. individus gagneraient par la généralisation de la régulation
[13] Kenneth J. Arrow, marchande. Depuis Smith, en effet, l’idée forte du libéralisme
« Information and economic est que le marché permet aux individus de parvenir à une situa-
behavior », lecture to the
Federation of Swedish tion optimale tout en se désintéressant des autres. Le mythe
Industries, 1973, rééd. in
The Collected Papers, Basil
marchand repose sur ce principe de l’autonomie individuelle
Blackwell, vol. 4, p. 136-152. vis-à-vis des règles sociales. Or, ce mythe sort mal en point

L’Economie politique n° 37
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Nicolas Postel

de marché ?
d’une étude solide du déroulement des échanges : sans attaches p. 35
sociales ou morales communes, les agents sont incapables de
s’accorder, la confiance leur fait défaut. Les recherches récentes
de la nouvelle microéconomie mettent ainsi en lumière l’arrière-
plan collectif de la coordination interindividuelle. En cela elles
agissent comme une preuve de l’encastrement social du marché.
Pour que l’échange ait lieu, il apparaît nécessaire que les agents
partagent plus que le simple désir d’échanger : certaines règles
de sociabilité entrent en jeu dans toute transaction marchande.
C’est là un acquis essentiel

Le second point important est le questionnement de la rup-


ture traditionnelle entre marchand et non marchand. Les analyses
rationalistes de l’échange mettent en évidence la nécessaire
imbrication des éléments institutionnels et des éléments mar-
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chands. Cette imbrication souligne que l’expression « société de
marché » est parfaitement illusoire… mais aussi que l’expression
même d’économie de marché est trompeuse. Le marché repose
en effet sur des modalités précises de mise sur le marché des
biens échangés, qui sont définies en dehors et en amont du
marché. Il ne peut se dérouler que sur fond de dispositifs com-
muns d’organisation des échanges déterminés collectivement en [14] C’est l’un
des grands apports
dehors du marché [14]. de l’approche économique
des conventions,
cf. François Eymard-
Cela nous amène vers le troisième point important, qui Duvernay, L’Economie
des conventions : méthodes
consiste à éclairer les institutions permettant le déroulement des et débats, deux tomes,
échanges. C’est à travers le concept d’organisation que les éco- éd. La Découverte, 2006.

nomistes ont le plus systématiquement abordé cette question, [15] Sur cette thématique
néo-institutionnaliste,
en particulier à partir de la théorie néo-institutionnaliste d’Oliver cf. Oliver E. Williamson,
Williamson, qui reprend et approfondit les intuitions de Ronald The Economic Institutions
of Capitalism, New York,
Coase et les réflexions sur la rationalité de Herbert Simon [15]. Or, The Free Press, 1985, ou
étrangement, l’étude de l’organisation débouche sur la néces- Nicolas Postel, Les Règles
dans la pensée économique
sité, du point de vue de l’efficacité collective, de concevoir des contemporaine,
Paris, CNRS Editions, 2003.
dispositifs organisationnels hiérarchiques… et coercitifs. L’orga-
nisation, dans la thématique néo-institutionnaliste, est en effet [16] On reconnaîtra ici la
séquence logique initié par
conçue comme un dispositif cognitif et disciplinaire : elle modèle Hobbes dans sa défense
le comportement individuel en assurant une bonne répartition du rôle du Leviathan et de
l’harmonisation du langage
de l’information, d’une part, et, d’autre part, en obligeant les propre à l’état civil.
individus à renoncer à leur opportunisme [16].

Ce mouvement théorique est extrêmement précieux en ce


qu’il montre comment les économistes, partis, avec Smith et
contre Hobbes, à la recherche de la coordination spontanée ›››

Janvier-février-mars 2008
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


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de marché ?

p. 36 entre individus libres, retrouvent finalement les « vertus » de la


coercition collective menée au nom de l’efficacité. En définitive,
derrière le marché, on découvre non seulement la nécessité
d’une forme de lien social antérieur qui permette aux individus
de ne pas faire défection, alors qu’il serait rationnel d’agir ainsi,
mais plus précisément la nécessité d’une forme de coercition
sociale suffisamment forte pour que le marché puisse se dérou-
ler. Cependant, cette séquence théorique ne suffit pas. Endos-
sant sans plus de recul critique le principe d’efficacité propre
à la coordination marchande, elle ne permet pas de penser les
lourds problèmes politico-éthiques que pose la défense de la
coercition au nom de l’efficacité
productive dans un mode de pro-
Les liens institutionnels qui rendent duction capitaliste. Au-delà de ce
possible la coordination marchande premier mouvement uniquement
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ne sont pas d’ordre technique. axé sur le principe d’efficacité, il
Ils sont toujours de nature convient donc de penser et inter-
éthico-politique, c’est-à-dire qu’ils roger la dimension éthico-politique
soutiennent une certaine vision de la coordination marchande.
du monde « légitime » et tranchent des
conflits en fonction de rapports de Les liens institutionnels qui
force institués entre acteurs. rendent possible la coordination
marchande ne sont en effet pas
d’ordre technique. Ils sont tou-
jours de nature éthico-politique, c’est-à-dire qu’ils soutiennent
une certaine vision du monde « légitime » et tranchent des
conflits en fonction de rapports de force institués entre
acteurs. Il en va ainsi de la définition des marchandises
échangées, qui entraîne avec elle une série de spécifications
économiques, sociales et environnementales (comme en
témoigne l’émergence de modes de consommation « bio »,
« équitable » ou « responsable »). Mais le même mécanisme
est à l’œuvre pour ce qui concerne la marchandise particulière,
ou fictive, qu’est le travail : l’existence et le fonctionnement
d’un marché du travail sont suspendus à l’existence d’une
série d’institutions collectives qui permettent de transformer
l’activité humaine en marchandise appropriable.

Cette transformation est d’une manière très générale ce


qui est à l’œuvre dans le principe salarial : le calcul du temps
de travail, de la productivité, du salaire, de la rémunération
des périodes de non-travail (chômage, maladie, retraite). Or,
cette transformation du travail en marchandise est au fonde-

L’Economie politique n° 37
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Nicolas Postel

de marché ?
ment même de la régulation marchande de nos économies. p. 37
Elle règle la question du rapport salarial, rapport hiérarchique
de dépendance entre un employeur et son salarié. C’est à
cet endroit que se joue la construction, conflictuelle, d’une
forme de compromis socialement acceptable au cœur du
capitalisme. Cette modalité institutionnelle de la marchandi-
sation du travail (mais plus généralement de tous les biens et
services qui sont portés sur le marché) ne peut donc pas être
exclusivement traitée sous l’angle de l’efficacité productive,
et ne peut davantage être considérée comme un phénomène
« naturel et spontané ». C’est au contraire à ce stade qu’existe
une légitimité de l’intervention publique et politique que
porte, par exemple, L’Etat. Ce dernier n’est donc pas uni-
quement à convoquer en aval de la coordination marchande,
lorsque celle-ci connaît des « défaillances », mais bel et bien
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en amont, comme une des modalités politiques essentielles
d’encadrement et de définition des conditions (et limites) de
fonctionnement d’une économie de marché. ■

Janvier-février-mars 2008

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