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JOHN LAW ET LA BULLE DE LA COMPAGNIE DU MISSISSIPPI

Antoin E. Murphy, traduit par Marc Mousli

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2010/4 n° 48 | pages 7 à 22
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2010-4-page-7.htm
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L’Economie politique
Trimestriel-octobre 2010

les leçons de l’histoire


Crises financières :
p. 

John Law et la bulle


de la Compagnie
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du Mississippi
Antoin E. Murphy,
professeur au département de sciences économiques de Trinity
College Dublin.

Q uand une bulle apparaît et éclate sur le marché


financier, le réflexe des commentateurs, dans les
médias, est de rechercher des précédents histo­
riques. Ils relisent les récits des excès de la finance
et se rejouent tous les épisodes du mélodrame de la bulle précé­
dente. On détaille l’excitation et la folie des foules de financiers
néophytes en quête d’un nouvel Eldorado, et des commentateurs
perspicaces, dotés d’une vision parfaite a posteriori, traînent
devant une justice rétrospective les coupables de ces bulles. C’est
ce qui s’est passé avec le système de la Compagnie du Mississippi
inventé par John Law, qui fut la première bulle sur le marché finan­
cier qu’ait expérimentée l’économie mondiale.

John Law est présenté comme le méchant, et les Français,


comme les innocentes victimes. Law a été caricaturé dans l’his­
toire de France comme un joueur, une sorte de démon financier
qui, pendant une brève période sous la Régence de Philippe,
duc d’Orléans, a maltraité les finances françaises et causé
la ruine de nombreuses personnes. Les dessins ­satiriques ›››

Octobre-novembre-décembre 2010
L’Economie politique

les leçons de l’histoire


Crises financières :
Antoin E. Murphy

p.  ­ ersonnifiant le système du Mississippi dans le recueil de


p
gravures hollandaises Le Grand Miroir de la folie (Het Groote
Tafereel der Dwaasheid, 1720) font s’échapper de façon scato­
logique des filets d’air chaud, des ballons et des bulles de tous
les orifices du corps de John Law. La satire féroce du système
de Law que fait Montesquieu dans les Lettres persanes [1721]
utilise la métaphore du ballon ou de la bulle. Des économistes,
de David Hume et Adam Smith à Karl Marx, ont déversé sur
Law des flots d’invectives et l’ont calomnié en assurant qu’il
ne comprenait rien au monde de l’argent et de la finance. Ce
qui est une bouffonnerie de la pire espèce car aucun d’eux n’a
fait l’effort de regarder de près le
type d’innovation financière ayant
Le système du Mississippi produit la bulle, ni les raisons de
était une tentative sérieuse d’innover l’introduction de cette innovation.
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en matière de finance, afin de résoudre
deux des problèmes de la France Nous défendons l’idée que le
de l’époque, une crise monétaire et système du Mississippi était une
une crise de gestion de la dette. tentative sérieuse d’innover en
matière de finance, afin de résoudre
deux des problèmes de la France de
l’époque, une crise monétaire et une crise de gestion de la dette.
Pendant une courte période, cette tentative a été couronnée de
succès et elle a créé un nouvel environnement monétaire dans
lequel le papier-monnaie a remplacé l’or et l’argent. Elle a mon­
tré que le système monétaire n’avait pas besoin d’être arrimé
à un étalon-or, ce que le monde occidental n’a découvert que
deux siècles plus tard. Cela aurait pu être la grande révolution
française du XVIIIe siècle.

L’ascension de John Law


Comment tout cela est-il arrivé ? L’architecte du système du
Mississippi, John Law, est né en 1671 à Edimbourg, qui faisait
alors partie du royaume d’Ecosse. Son père était orfèvre.
Dans La Banqueroute de Law, Edgar Faure [1977] tente de tirer
­quelques présages freudiens du fait que « l’ennemi de l’or est
né dans la maison de l’orfèvre ». C’est donner une fausse image
de Law, qui ne cherchait nullement, par ses choix de politique
économique, à se rebeller contre son père ! En fait, les orfèvres
de l’époque étaient des banquiers en germe et la carrière ulté­
rieure de Law allait se situer dans la continuité, développant le
concept de création de monnaie par le crédit que les orfèvres
avaient initié.

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L’Economie politique

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Crises financières :
Antoin E. Murphy
Dans sa jeunesse, Law s’intéressait peu à la banque. Bien p. 
qu’il ait montré un talent exceptionnel en mathématiques et
des dons certains pour le tennis, il devint un jeune libertin et un
dandy débauché que l’on appelait « Beau Law » ou « Jessamine
John » [1] dans le Londres du début des années 1690. Il dilapida
son héritage au jeu, et dans une « guerre des beaux », il tua en
duel un autre dandy, « Beau Wilson », à Bloomsbury Square. Tuer
une personne en duel étant considéré comme un délit majeur,
Law fut condamné à mort. Le motif du duel est difficile à établir.
Certains contemporains affirment que c’était une histoire de
femme, l’autre hypothèse étant que Law ait servi de « tueur à
gages » pour éliminer Wilson, qui était devenu gênant à cause
de sa liaison amoureuse avec un lord anglais influent. Cette der­
nière version est plausible, quand on voit comment les autorités
aidèrent Law à s’échapper de sa prison.
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Les conversions de Law
Law se réfugia sur le continent et connut une conversion à la
saint Paul sur deux fronts. En premier lieu, il cessa de se ruiner
au jeu, et commença à utiliser ses dons exceptionnels en mathé­ [1] Surnom dont on
affublait les dandys,
matiques sur les tables de jeu de toute l’Europe, devenant l’équi­ probablement à cause
de l’huile de jasmin
valent d’un bookmaker plus que d’un joueur. Grâce à un usage dont ils enduisaient
adroit de la théorie des probabilités, Law amassa une fortune leurs bottes [NDT].
considérable, ce qui nous conduit à ne plus le considérer comme [2] Le pharaon est un jeu
un joueur. Il se comportait plutôt comme un mathématicien sans de hasard qui se joue avec
des cartes. Y participent
état d’âme, utilisant ses compétences pour faire fortune à des des « pontes », qui misent,
et un « banquier »,
jeux comme le pharaon [2]. Le portrait de Law en joueur est donc rôle dans lequel Law
tout à fait inexact. Dans son rôle de bookmaker, il empochait excellait [NDT].
plutôt l’argent des joueurs.

La seconde partie de la conversion de Law le conduisit à


devenir un théoricien sérieux de la monnaie. Dans ce domaine,
il était très en avance sur son temps. Dans son Histoire de
l’analyse économique, Joseph Schumpeter [1954] le cite comme
l’un des meilleurs théoriciens de la monnaie, non seulement
du XVIIIe siècle mais de tous les temps. Les théories de Law
ont une résonance très moderne, que l’on peut voir dans les
deux essais qu’il écrivit en 1704 et 1705. Dans son essai sur une
banque foncière [1704], publié sous le titre John Law’s Essay on
a Land Bank, et dans ses Considérations sur le numéraire et le
commerce [Money and Trade…, 1705], son maniement des termes
économiques est plus proche de celui des auteurs du XXIe siècle
que de ceux du XVIIIe. ›››

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Crises financières :
Antoin E. Murphy

p. 10 On trouve chez Law une combinaison de théories pré-moné­


taristes et pré-keynésiennes. Il était pré-monétariste en ce qu’il
fut le premier à examiner le concept de demande de monnaie
et la façon dont l’inflation était causée par un excès d’offre par
rapport à cette demande. Il était pré-keynésien en ce qu’il croyait
que dans l’Ecosse et la France de l’époque, l’offre de monnaie en
circulation était insuffisante. Il y a un lien fort entre le commerce
et la monnaie et il faut plus de monnaie pour produire plus de
commerce [cf. Murphy, 1996].

Comment créer plus de monnaie ? Law propose de remplacer


l’or et l’argent par des billets de banque et du crédit bancaire.
Il envisage une économie où circulent moins d’espèces, un sys­
tème monétaire du même genre que celui de l’économie mondia­
lisée actuelle. En voulant débarrasser les économies de l’or et de
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l’argent, il est très en avance sur ses contemporains.

Les efforts de Law pour convaincre les pouvoirs publics


anglais en 1704, le Parlement écossais en 1705 et le duc de
Savoie Victor Amadeus en 1710-1711 du mérite de ses diverses
propositions sur la banque ne furent pas couronnés de succès.
En 1715, Law faillit toucher au but. Il semblait être sur le point de
convaincre Louis XIV de créer une banque, mais la mort du Roi
Soleil, le 1er septembre 1715, stoppa net ce projet. Philippe, duc
d’Orléans, successeur politique de Louis XIV en tant que Régent
de France pendant la minorité du futur Louis XV, manifesta vite
un grand intérêt pour les propositions de Law.

La genèse du système du Mississippi


La raison de l’intérêt du Régent est simple : Louis XIV a mis la
France en faillite. L’argent manque, les taux d’intérêt sont exces­
sivement élevés et la dette publique atteint des sommets. De
plus, les financiers qui ont profité du système fiscal se cachent
à cause de la mise en place d’une chambre de justice chargée
de déterminer lesquels d’entre eux ont abusé du fermage – la
collecte des impôts –, des prêts d’argent à la Couronne, etc.
Law se présente alors comme l’homme qui peut résoudre les
problèmes du pays.

Law a identifié deux crises : une crise monétaire, caractérisée


par une insuffisance de monnaie, et une crise financière, provo­
quée par le niveau élevé de la dette publique. Pour s’attaquer
à la première, en mai 1716, il persuade le Régent d’autoriser la

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Crises financières :
Antoin E. Murphy
création de la Banque générale. Abandonnant ses idées anté­ p. 11
rieures sur la banque foncière, Law prend en partie la Banque
d’Angleterre comme modèle. Malgré son faible capital de départ,
la banque réussit à émettre des billets qui sont, au début,
convertibles en or et en argent.

Le succès des opérations bancaires de Law, contrastant


fortement avec la faillite virtuelle de l’Etat français, encourage
le Régent à l’autoriser à relancer en août 1717 la Compagnie
d’Occident, titulaire de droits permettant de commercer libre­
ment en Amérique du Nord. Law fait jouer deux rôles à cette
compagnie : prendre en charge une
partie de la dette à court terme du
gouvernement (les billets d’Etat) et Louis XIV a mis la France en faillite.
développer le potentiel commer­ L’argent manque, les taux d’intérêt sont
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cial de la Louisiane française – un excessivement élevés et la dette publique
territoire énorme, correspondant atteint des sommets. Law se présente
à peu près à la moitié des Etats- alors comme l’homme qui peut résoudre
Unis (moins l’Alaska). Le capital les problèmes du pays.
de la Compagnie d’Occident, en
actions de 500 livres, était souscrit
en billets d’Etat. Ces premières actions de la Compagnie furent
appelées les « mères ». Comme les billets d’Etat étaient très
dépréciés – jusqu’à 70 % – à cause de l’incapacité du gouver­
nement de payer les intérêts de la dette publique, les premiers
actionnaires de la Compagnie pouvaient souscrire à un prix
d’environ 150 livres par action.

L’échange de la dette du gouvernement contre des actions


de sa Compagnie montre que Law avait bien l’intention de s’at­
taquer à la crise financière. Toutefois, pendant près de deux ans,
la progression de la Compagnie fut très limitée. Le cours de ses
actions restait en dessous du prix d’émission de 500 livres, et en
mai 1719 Law dut lui impulser un peu de dynamisme. La première
mesure qu’il prit fut de fusionner avec la Compagnie d’Occident
deux autres sociétés de commerce : la Compagnie des Indes
orientales et la Compagnie de la Chine. Le nouveau groupe prit
le nom de Compagnie des Indes. Cette opération nécessitait un
apport en capital, car la Compagnie des Indes orientales et la
Compagnie de la Chine étaient toutes deux lourdement endet­
tées. En outre, il fallait trouver de l’argent frais pour renouveler
les équipements des bateaux existants et en construire de nou­
veaux, afin d’exploiter le commerce colonial que la fusion faisait ›››

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p. 12 passer à peu près totalement sous le contrôle de la Compagnie


des Indes.

Pour financer ces projets, la Compagnie dut procéder à une


nouvelle émission de 55 000 actions, appelées les « filles »,
vendues à partir du 15 mai 1719 au prix de 550 livres, pour un
nominal de 500 livres. La prime d’émission de 50 livres par
action était payable immédiatement en espèces. On note que la
deuxième émission devait être payée en monnaie, contrairement
à la première, qui avait été totalement souscrite en billets d’Etat.
Des expéditions de colonisation furent lancées et des bateaux
pleins de colons, dont certains avaient été enrôlées de force dans
plusieurs villes de France, partirent de ports comme La Rochelle,
Nantes et Saint-Malo à destination de la Nouvelle-Orléans (ainsi
nommée en l’honneur du Régent, duc d’Orléans), pour exploiter
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les richesses agricoles et minières de la Louisiane française.
Le 26 juillet, Law eut à nouveau recours au marché, émettant
50 000 actions de 1 000 livres,
payables en vingt mensualités de
Le 1er août, les premières actions, 50 livres. On appela ces titres les
les « mères », qui Avaient « petites-filles ».
pu être achetées pour environ 150 livres
en 1717, valaient 2 750 livres, et ceux Avant septembre 1719, Law avait
qui les détenaient depuis l’origine produit trois autres opérations en
s’étaient considérablement enrichis. faveur de l’entité désignée comme
Compagnie du Mississippi. En
tout, il avait émis 200 000 mères,
50 000 filles et 50 000 petites-filles, soit 300 000 actions au
total. Les fonds réunis ont servi à acheter 100 millions de livres
de billets d’Etat, à capitaliser les compagnies de commerce et à
acheter le droit d’émettre de la monnaie. Law pouvait ainsi faire
valoir qu’il avait effacé une grande partie de la dette à court
terme de l’Etat en rendant leur valeur d’origine aux billets d’Etat
et injecté plus de fonds que nécessaire dans les compagnies de
commerce. Il a également acquis une source de revenus impor­
tante en achetant le monopole de la frappe des monnaies. Dans
le même temps, la Banque royale avait augmenté l’offre de mon­
naie, ce qui avait entraîné une baisse du taux d’intérêt.

Par un arrêt du 8 juillet 1719, il fut stipulé que les billets de la


[3] Les « écus de banque »
étaient payables au porteur Banque royale ne bénéficieraient plus de la garantie donnée aux
à vue, en écus d’argent
du poids et du titre du jour
« écus de banque », ce qui était le cas des billets émis par l’an­
de l’émission [NDT]. cienne Banque générale [3]. Cette décision entraîna le retrait de la

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circulation de tous les billets émis par la Banque générale, et pro­ p. 13
bablement leur conversion en billets de la Banque royale, dont la
valeur n’était plus garantie par aucune contrepartie métallique.

Quand Law rachète la dette de la France


Tandis que certains ne tarissaient pas d’éloges pour le grand
progrès réalisé par Law, ce dernier était encore préoccupé par
la gestion de la dette. Il pensait avoir un remède radical pour
résoudre ce problème. Le samedi 26 août 1719, il présente son
schéma directeur : la Compagnie prêtera au roi 1,2 milliard de
livres au taux de 3 %, cet argent servant à rembourser les dettes
publiques à long terme, les « rentes », le reliquat des dettes à
court terme (les billets d’Etat), le coût des charges publiques qui
auront été ou devront être supprimées, ainsi que les parts des
fermes fiscales.
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En août, le cours de l’action avait rapidement monté. Le
1er août, les premières actions, les « mères », qui, comme nous
l’avons vu, avaient pu être achetées pour environ 150 livres en
1717, valaient 2 750 livres, et ceux qui les détenaient depuis
l’origine s’étaient considérablement enrichis. Leur fortune allait
encore augmenter, puisque le 30 août l’action cotait 4 100 livres,
et 5 000 livres le 4 septembre, avec les « filles » et les « petites-
filles » progressant au même rythme. Les détenteurs de la dette
publique, voyant la perspective d’un gain en capital, étaient très
contents de transformer leurs rentes en actions. Le plus difficile
était de les convertir assez vite, le prix des actions augmentant
très rapidement en septembre. La fièvre avait saisi Paris et des
milliers de gens affluaient dans la ville pour spéculer sur les titres
de la Compagnie du Mississippi.

Le 13 septembre, la Compagnie annonce une quatrième émis­


sion, créant 100 000 actions d’une valeur nominale de 500 livres,
au prix unitaire de 5 000 livres, payables en dix mensualités de
500 livres. La Compagnie veut ainsi lever 500 millions auprès du
public. Deux autres émissions du même montant sont réalisées
le 28 septembre et le 2 octobre, ainsi que, le 4 octobre, une
émission de moindre importance, seulement 24 000 actions, qui
ne seront en fait jamais commercialisées. En trois semaines, la
Compagnie avait émis 324 000 actions supplémentaires, dont
300 000 vendues au prix unitaire de 5 000 livres, soit un montant
de 1,5 milliard de livres quand les actions seraient totalement
payées. Les quatre émissions de septembre et octobre 1719 ›››

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p. 14 représentaient un capital dix-sept fois plus important que les


trois premières, lancées entre août 1717 et juillet 1719.

Le public réclamait à cor et à cri ces nouvelles actions partiel­


lement payées. Les gravures de l’époque montrent les transac­
tions dans l’étroite et sinueuse rue Quincampoix, où il n’y avait
pas assez de place pour mettre des tables où signer les contrats
– le fameux bossu de la rue Quincampoix louait sa bosse pour
ce faire. Les acquéreurs des émissions de septembre-octobre
–les « cinq cents », comme on les appelait – avaient seulement
500 livres à débourser pour acheter le droit à une action, et
payaient le reste en neuf mensua­
lités. Le paiement en plusieurs ver­
Le marché reconnaît l’exploit sements était l’un des stratagèmes
extraordinaire de John Law, de marketing favoris de Law pour
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devenu contrôleur général faciliter la vente au grand public.
des Finances le 5 janvier 1720. Parmi les autres techniques uti­
Une remarquable ascension vers le lisées, la délivrance de titres au
pouvoir pour un meurtrier condamné, porteur, qui garantissait l’anonymat
un criminel en fuite, un Ecossais du possesseur. Et quand les dates
et un protestant qui venait tout juste de paiement trop rapprochées
de se convertir au catholicisme. posaient problème à l’investisseur,
Law assouplissait les échéances en
les rendant trimestrielles au lieu de
mensuelles. La demande toujours croissante propulsa le prix de
l’action jusqu’à plus de 9 000 livres à l’automne 1719.

Ces innovations monétaires et dans la gestion de la dette,


partiellement calquées sur la Banque d’Angleterre et la Compa­
gnie des Indes orientales, semblèrent si réussies que les Bri­
tanniques essayèrent tardivement d’en copier certaines avec la
Compagnie des mers du Sud, en 1720 [4]. Les Anglais imitèrent la
méthode de gestion de la dette, mais ne créèrent pas de nouveau
système de papier-monnaie – la Banque d’Angleterre était soli­
[4] Voir l’article dement établie, et elle émettait un papier-monnaie partiellement
de Nesrine Bentemessek
Kahia, page 23
garanti. Elle résista aux tentatives de la Compagnie des mers du
de ce numéro [NDLR]. Sud pour l’absorber.

Au Royaume-Uni, la tentative de la Compagnie des mers du


Sud de s’approprier la gestion de la dette fut suivie de nombreu­
ses émissions par des compagnies émergentes plus ou moins
douteuses, les unes avec des objectifs très sérieux, d’autres
créées par des escrocs.

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Crises financières :
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En France, il n’y eut pas de sociétés véreuses. La Compagnie p. 15
du Mississippi régnait en maître, comme un énorme conglomérat
centralisé. Les nouvelles arrivant de France dans les premières
semaines de janvier 1720 auraient grandement encouragé les
directeurs de la Compagnie des mers du Sud, car après le Jour de
l’an, la Compagnie du Mississippi dominait le boom du marché
des titres, qui semblait avoir atteint un sommet le ­2 décembre,
quand les actions de la Compagnie atteignirent la cote de
10 025 livres. Mais elles prirent un nouvel élan et ­connurent
un autre record dans la deuxième semaine de janvier. Cette
semaine-là suscita l’un des accès les plus intenses d’achats
spéculatifs que le système ait connus.

Janvier 1720 : les produits dérivés entrent en scène


En janvier 1720, le système Mississippi atteint son apogée.
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Il semble que le marché reconnaît l’exploit extraordinaire de
John Law, devenu contrôleur général des Finances le 5 janvier.
Une remarquable ascension vers le pouvoir pour un meurtrier
condamné, un criminel en fuite, un Ecossais et un protestant qui
venait tout juste de se convertir au catholicisme. Il est devenu,
en fait, le Premier ministre virtuel de la France. A l’époque, les
gens ne s’intéressent aucunement au passé de Law. Ce qui leur
importe, c’est comment gagner de l’argent avec le système qu’il
a créé. La deuxième semaine de janvier semble offrir au public
des perspectives de gains encore plus vertigineuses, avec l’in­
troduction des « primes », nouveaux instruments financiers qui
correspondent à des produits dérivés de base, des « options »
qui donnent le droit d’acheter des actions plus tard, à un prix fixé
à l’avance et fixé par Law à 10 000 livres, par le simple dépôt de
1000 livres.

Pour Law, il était clair que le rôle des « primes » était de


manifester aux opérateurs sa volonté de plafonner le prix de
l’action du Mississippi, et de ne pas lui permettre de dépasser
les 10 000 livres. Mais le lancement des primes, dans sa phase
initiale, eut un résultat exactement inverse à celui recherché.
Le public s’attendant à ce que le prix des actions monte bien
plus haut, les primes donnaient aux spéculateurs la possibilité
de s’endetter davantage pour acquérir plus d’actions du Mis­
sissippi et réaliser encore plus de profits. Vendre un titre d’une
valeur de 10 000 livres permettait au spéculateur d’acheter dix
primes, donc le droit à dix nouvelles actions. Cette possibilité
d’effet de levier provoqua une demande énorme pour les primes. ›››

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p. 16 Elles devinrent l’objectif d’achat principal des spéculateurs.


Cela se traduisit par de longues files d’attente de gens voulant
­vendre leurs anciens titres (les « mères »), ainsi que les « filles »,
­« petites-filles » et « cinq cents », qui n’étaient payés qu’en par­
tie, ce qui fit baisser le cours des actions de la Compagnie. Dans
le même temps, il arrivait tant de monde pour acheter des primes
que les huit employés chargés de signer les « reconnoissances,
certificats, souscriptions & autres expéditions concernant les
actions & primes de la Compagnie des Indes » ne réussissaient
pas à rédiger assez vite les contrats. Pour répondre à la demande,
on dut les faire imprimer.

La combinaison de la très forte demande pour les primes


et du blocage partiel de l’offre, dû aux difficultés techniques
de distribution, fit monter de façon spectaculaire le prix de ces
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nouveaux instruments financiers.
Le nouveau marché des primes
Les opérations de soutien des cours produisit donc un résultat para­
ont commencé lorsque la Compagnie doxal, indiquant une anticipation
a accordé des prêts avantageux de ­fortes hausses des cours des
aux actionnaires qui souhaitaient titres de la Compagnie alors que,
acheter plus d’actions. dans le même temps, le prix des
actions anciennes et partiellement
payées chutait. Cette baisse des
actions anciennes n’était que le résultat de l’attente encore plus
forte d’une montée du prix et de la conviction des acheteurs que
le meilleur moyen de s’approprier ces gains était de vendre les
actions et d’acheter des primes.

L’état d’esprit était clairement dominé par le désir de s’ap­


puyer sur les gains déjà empochés pour en réaliser de beaucoup
plus importants. Si la totalité des actions correspondant aux
300 millions de primes avait été pleinement souscrite, le capital
de la Compagnie aurait été porté à 3 milliards de livres ! La vente
de ces primes a représenté la phase finale de la ruée haussière
des actions de la Compagnie du Mississippi et constitué l’apogée
effectif du boom.

Ceux qui avaient acheté les primes en acceptant de payer


une surcote de 30 à 100 %, avant que Law ne submerge le
marché avec ses nouvelles primes fraîchement imprimées, se
retrouvèrent avec des pertes assez considérables. En quelques
jours, jusqu’au 14 janvier, le flux accru des primes nouvellement

L’Economie politique n° 48
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les leçons de l’histoire


Crises financières :
Antoin E. Murphy
créées fit baisser leur prix de marché, au point qu’il n’y avait plus p. 17
d’incitation à acheter des primes. Law avait atteint son objectif,
mais en l’espace de cinq jours le public avait acquis de façon
irrationnelle 300 millions de livres de primes, montrant à quel
point les gens cherchaient à multiplier leurs gains au plus fort de
la bulle. Les dirigeants de fonds spéculatifs qui s’endettaient de
la même façon avant la récente crise financière de 2007-2008 ont
dû beaucoup apprendre en étudiant l’histoire de cet épisode…

La création des primes par Law est un exemple de sa volonté


interventionniste et montre à quel point il était désireux de
contrôler le marché. Cet interventionnisme va beaucoup plus
loin que la création d’options. Il est parfaitement illustré par
les opérations de soutien du cours des actions menées par la
Compagnie du Mississippi et dans lesquelles la Banque royale
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fut impliquée.

Les opérations de soutien des actions


Cet interventionnisme dans le marché des actions a démarré
longtemps avant l’épisode des options de janvier. Les opérations
de soutien des cours ont commencé lorsque la Compagnie a
accordé des prêts avantageux aux actionnaires qui souhaitaient
acheter plus d’actions. Entre le 30 décembre 1719, quand des
agences appelées « bureaux d’achat et de vente » furent ouvertes
pour faciliter l’achat d’actions, et le 22 février 1720, la Compagnie
a acheté pour 800 millions de livres de ses propres actions. Ce
qui obligea d’ailleurs l’imprimerie de la Banque royale à faire des
heures supplémentaires !

A la fin du mois de février, on réalisa que l’émission de billets


de banque était en train d’échapper à tout contrôle à cause des
opérations de soutien du cours des actions, et la décision fut
prise de fermer les bureaux d’achat et de vente. Le 22 février,
une assemblée générale des actionnaires de la Compagnie du
Mississippi prit la décision, confirmée par un arrêt rendu le len­
demain (« Arrest du Conseil d’Estat du Roy concernant la Banque
& la Compagnie des Indes »), de fusionner la Banque royale et la
Compagnie. Un des articles de cet arrêt stipulait la fermeture des
bureaux d’achat et de vente. Ce qui entraîna, à partir du moment
où les opérations de la Banque royale et celles de la Compagnie
fusionnèrent officiellement, l’abandon de la politique précédente
de soutien des cours. En cohérence avec cette nouvelle politique
qui visait à limiter l’émission de billets, l’article II décrétait que ›››

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Crises financières :
Antoin E. Murphy

p. 18 toute émission de billets de banque devrait dorénavant être


autorisée par des arrêts du Conseil, rendus après délibération
d’une assemblée générale de la Compagnie. Il semble bien que
Law reconnaissait avoir fait une erreur en accroissant exces­
sivement l’offre de monnaie afin de soutenir les actions de la
Compagnie, et que des mesures de réduction de la quantité de
billets en circulation était nécessaire. A partir de là, les actions
de la Compagnie ne seraient plus soutenues artificiellement et
l’offre de monnaie n’augmenterait plus.

Mais la politique restrictive de Law fut sans lendemain.


Plusieurs des partisans du Régent étaient furieux que l’on cesse
de soutenir les cours, car la chute du prix de l’action leur occa­
sionnait des pertes. Ils protestèrent
vigoureusement contre cette déci­
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La politique restrictive de Law sion et en moins de deux semaines
fut sans lendemain. Plusieurs les mesures du 22 février furent
des partisans du Régent étaient furieux abrogées par un arrêt du 5 mars. Il
que l’on cesse de soutenir les cours, y avait plusieurs points importants
car la chute du prix de l’action dans ce dernier arrêt. L’article II
leur occasionnait des pertes. fixait le prix unitaire des actions de
Ils protestèrent vigoureusement la Compagnie à 9 000 livres, et un
contre cette décision. article V créait un bureau de conver­
sion chargé, à partir du 20 mars, de
convertir les actions en billets de
banque, et vice versa, au taux de 9 000 livres. On revenait donc
sur la politique précédente laissant aux forces du marché le soin
de déterminer le prix. Le bureau de conversion n’était qu’un
autre nom pour les bureaux d’achat et de vente. De façon plus
significative, puisque les actions de la Compagnie pouvaient
être échangées à taux fixe contre des billets, on transformait les
actions de la Compagnie du Mississippi en monnaie.

Les mesures du 5 mars creusèrent un fossé énorme entre la


valeur du papier-monnaie et celle des espèces. En tout premier
lieu, elles créaient une situation dans laquelle l’émission de
billets de banque deviendrait impossible à maîtriser quand
le public vendrait ses actions contre des billets de banque.
Deuxièmement, l’article IX de l’arrêt du 5 mars déclarait que « les
billets de banque [étaient] une monnaie susceptible d’aucune
variation ». En combinant cette mesure avec l’arrêt du 11 mars,
qui stipulait la réduction progressive de la valeur et l’éventuelle
démonétisation des espèces métalliques, cela signifiait en

L’Economie politique n° 48
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Crises financières :
Antoin E. Murphy
­ ratique que la valeur des espèces allait progressivement s’af­
p p. 19
faiblir par rapport au papier-monnaie.

Ainsi, au lieu de permettre à Law de calmer le système, en


mars 1720, on l’obligeait, contre sa volonté, primo, à garantir un
prix unitaire d’action de 9 000 livres, ce qui ouvrait la possibilité
d’une augmentation considérable de l’émission de billets de
banque, et secundo, à rendre ces billets insensibles aux varia­
tions du taux de change interne. Cette dernière mesure signifiait
qu’à chaque réduction de la valeur des espèces programmée
par la déclaration du 11 mars, la valeur relative des billets de
banque augmenterait. Ce qui posait deux problèmes pour l’offre
de papier-monnaie. D’une part, elle devrait s’accroître quand le
public vendrait ses actions en échange de billets de banque,
et d’autre part, la valeur de l’émission de ces billets devrait
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augmenter par rapport aux espèces au fur et à mesure que ces
dernières baisseraient, mois après mois.

Cette politique était inapplicable. Toujours méticuleux dans


sa compilation des statistiques monétaires, Nicolas du Tot, qui
travaillait à la Banque royale et écrivit beaucoup sur le système
du Mississippi [Du Tot, 1738 et 2000], a montré comment, de
1 milliard de livres à la fin de 1719, l’émission de billets de
­banque s’éleva jusqu’à 2,7 milliards en mai 1720. ›››
La 1re bulle boursière de l’histoire
Cours des actions de la Compagnie du Mississippi, en livres*
10 500

9 500

8 500

7 500

6 500

5 500
Source : Murphy [1996].

4 500

3 500

2 500
9 août 1er sept. 1er oct. 1er nov. 1er déc. 1er jan. 1er fév. 1er mars 1er avril 1er mai 1er juin 1er juil. 1er août 1er sept. 1er oct. 1er nov. 25 nov.
1719 1720 1720

*Bien qu’il n’y ait eu aucun cours pour mars 1720, la Compagnie garantissait le prix à 9 000 livres.

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Crises financières :
Antoin E. Murphy

p. 20 Law essaya encore de calmer le système par un arrêt du


21 mai 1720 réduisant la valeur des actions et des billets de
banque. Mais les protestations du public contre ces mesures
furent telles que l’arrêt fut abrogé et que Law fut temporairement
assigné à résidence. La confiance dans le système était détruite
et Law était incapable de la restaurer. Il quitta la France en hâte
à la fin de 1720. Malgré l’échec du système, le Régent le tenait
toujours en haute estime et l’invita à revenir en France en 1723.
Malheureusement pour Law, la mort du Régent empêcha son
retour. Après un bref séjour à Londres, il retourna à Venise. Son
habileté aux tables de jeu lui permit de vivre dans un confort rai­
sonnable et de devenir collectionneur d’œuvres d’art. Il mourut
à Venise en 1729.

Les conséquences de la faillite


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On peut tirer de nombreuses leçons du système du Mississippi.
Même si l’aspect « bulle » domine encore dans l’esprit du public,
il doit aussi être considéré comme une expérience macroécono­
mique très élaborée, destinée à traiter les crises financière et
monétaire de la France. Malheureusement, c’est une expérience
ratée, même si elle a montré, pendant une brève période, qu’il
était possible de se passer de l’or et de l’argent dans un système
monétaire.

Elle a échoué, comme dans la plupart des bulles ­financières,


parce que l’offre de monnaie a été massivement gonflée. Cette
offre excessive a encore été amplifiée par la monétisation des
actions de la Compagnie du Mississippi. Richard Cantillon,
économiste et banquier d’origine irlandaise, a fait fortune en
vendant à découvert, en 1720, des actions de la Compagnie du
Mississippi et de la Compagnie des mers du Sud. Dans son Essai
sur la nature du commerce en général [1755], il réfute le système
de Law – sans le mentionner explicitement – en montrant les pro­
blèmes créés dans l’économie réelle par un gonflement excessif
de l’offre de monnaie [cf. Murphy, 1986].

La faillite du système du Mississippi eut des conséquences


plus importantes que l’appauvrissement de nombreux action­
naires de la Compagnie – il y a eu bien sûr de grands gagnants,
comme le duc de Bourbon, qui a pu financer ses propriétés de
Chantilly grâce à ses profits. L’échec du système a fait revenir
la France en arrière. Le système d’administration financière de
l’Ancien Régime a été réinstallé et est resté en place jusqu’à la

L’Economie politique n° 48
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Crises financières :
Antoin E. Murphy
Révolution française. On a assisté au retour des « financiers », p. 21
qui ont repris le contrôle des recettes des impôts. En outre,
l’innovation financière permettant de créer des sociétés à res­
ponsabilité limitée a été gelée jusqu’à la fin du premier tiers du
XIXe siècle. Le gel de l’innovation financière s’est accompagné
d’une profonde hostilité envers les banques, la création de crédit
et le papier-monnaie. La France poussa à l’extrême un conserva­
tisme financier excessif. Par contraste, en Grande-Bretagne, où
l’on avait aussi vécu une bulle financière connue sous le nom de
bulle des Mers du Sud, la Banque d’Angleterre réussit à se sortir
de ses excès de 1720. Elle a prospéré et grandi et s’est placée à
la pointe de la vague d’innovation financière qui a permis à la
Grande-Bretagne, avec une population et des ressources net­
tement plus faibles, d’être jusqu’à la fin du siècle un acteur de
la compétition mondiale beaucoup plus efficace qu’une France
›››
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financièrement conservatrice.

Bibliographie

Cantillon, Richard, 1755, Law, John, 1934,


Essai sur la nature du commerce Œuvres complètes, Paris, éd. Paul
en général, Londres. Harsin (2e éd. Vaduz, 1980).

Du Tot, Nicolas, 1738, Macdonald, James, 2008,


Réflexions politiques sur les finances « How the French invented subprime
et le commerce (rééd. Paris, in 1719 », Financial Times, 7 mars.
Paul Harsin, 1935).
Montesquieu (Charles-Louis
Du Tot, Nicolas, 2000, Histoire de Secondat, baron de), 1721,
du système de John Law (1716-1720). Lettres persanes.
Publication intégrale du manuscrit
inédit de Poitiers, établie Murphy, Antoin E, 1986,
et introduite par Antoin E. Murphy, Richard Cantillon, Entrepreneur and
Paris, Institut national d’études Economist, Oxford, Clarendon Press
démographiques (Ined). (trad. fr. : Richard Cantillon, le rival
de Law, Paris, Hermann, 1997).
Faure, Edgar, 1977, La Banqueroute
de Law, Paris, Gallimard. Murphy, Antoin E, 1996,
John Law : Economic Theorist
Law, John, 1704, John Law’s Essay on and Policymaker, Oxford,
a Land Bank (ed. Antoin E. Murphy, Clarendon Press (trad. fr. : John
Dublin, Aeon Publishing, 1994). Law, économiste et homme d’Etat,
Bruxelles, Peter Lang, 2007).
Law, John, 1705, Money and Trade
Considered with a Proposal for Schumpeter, Joseph, 1954,
Supplying the Nation with Money, A History of Economic Analysis,
Edimbourg, Andrew Anderson. New York, Oxford University Press.

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les leçons de l’histoire


Crises financières :
Antoin E. Murphy

p. 22 James Macdonald, dans un article intitulé « Comment les


Français ont inventé les subprimes en 1719 » [Macdonald, 2008],
prétend que la structuration par Law des actions de la Compa­
gnie du Mississippi et leur remplacement par des rentes a de
nombreux points communs avec la structuration des prêts sub-
prime. Le parallèle entre les hypothèques de mauvaise qualité et
les actifs de la Compagnie du Mississippi peut sembler frappant,
mais il est injuste pour John Law. Son architecture financière était
innovante et hors du commun. Même s’il a fait l’erreur de gonfler
son innovation financière d’un montant excessif de création
de monnaie. Son employé de la Banque royale, Nicolas du Tot,
écrit que la postérité ne pourrait pas croire que l’économie de la
France ait pu fonctionner pendant un temps sans or ni argent.
Aujourd’hui, les pièces d’or et d’argent ne font plus partie des
systèmes monétaires modernes. John Law avait raison, sur le
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long terme. ■ Traduction de Marc Mousli

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