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REPENSER LA DETTE

Jared Bernstein, traduction de Vincent Grimault et Justine Gay

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2012/3 n° 55 | pages 27 à 42
ISSN 1293-6146
ISBN 9782352400691
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2012-3-page-27.htm
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Quelle théorie économique
L’Economie politique
Trimestriel-juillet 2012

d’après-crise ?
p. 27

Repenser la dette
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Jared Bernstein, économiste au Center on Budget and Policy
Priorities, ancien conseiller économique du vice-président
américain Joe Biden.

L
a crainte nationale et la mécompréhension que nous [1] Ce texte est une
traduction de l’article
avons de la dette, des déficits et des emprunts ne sont « Rethinking debt », publié
pas illogiques, étant donné leur rôle dans la Grande par la revue Democracy
(www.democracyjournal.
Récession qui continue d’étouffer notre économie  [1]. org), n° 23, hiver 2012,
Mais une telle confusion est aussi terriblement destructrice. Elle a que nous remercions de
nous avoir autorisés à le
contribué à nous mener dans la récession, et elle nous empêche reprendre [toutes les notes
sont de la rédaction].
de nous en sortir.

Au cours de la dernière décennie, trop de ménages, de gouver-


nements, d’entreprises et de banques ont emprunté avec impru-
dence, poussés par des « innovations financières », des garanties
inadaptées et un pur mépris quant à leur capacité à répondre
aux engagements qu’ils prenaient. Puis, en septembre 2008, le
système a craqué. Une banque d’investissement particulièrement
surendettée, Lehman Brothers, a fait faillite, et la bulle de la dette
mondiale a éclaté. Des millions de personnes ont perdu et conti-
nuent à perdre leur maison. Le chômage est endémique et près
de la moitié des chômeurs sont sans emploi. Les charges de la
dette des nations souveraines, et celle de la Grèce en particulier,
constituent des menaces existentielles. […]

Rien de tout cela n’était inévitable. Quelques rares et précieux


économistes avaient mis en garde contre la bulle immobilière qui ›››

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p. 28 est à l’origine de la récession. Si les emprunteurs et les prêteurs


avaient traité la dette de façon plus responsable, nous ne serions
sans doute pas coincés là où nous en sommes aujourd’hui. Il y a
quelques années, l’économiste Hyman Minsky avait mis en garde
quant à la situation exacte dans laquelle nous nous trouvions
avant l’éclatement de la bulle, c’est-à-dire une instabilité créée
par l’endettement des marchés financiers en période d’expansion
économique. Si nous l’avions écouté au lieu d’écouter les notions
greenspaniennes d’« autocorrection des marchés », nous serions
dans une bien meilleure situation.

En d’autres termes, il y a des coûts d’opportunité très élevés


à une mauvaise compréhension et à une mauvaise utilisation des
dettes, tant en période d’expansion que de récession. Les écono-
mistes ont une bonne compréhension des identités comptables
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impliquées par la dette publique – les relations de base entre les
déficits, l’épargne et la dette. Mais nous sommes en désaccord
sur leurs conséquences. Les participants aux marchés finan-
ciers semblent régulièrement réapprendre les leçons concernant
le cycle de l’instabilité associé au
surendettement, un cycle identifié
Les politiciens se tracassent par Minsky il y a de longues années.
(et sont alarmistes) dès qu’il s’agit Les politiciens se tracassent (et sont
de déficits et de dette, sans démontrer alarmistes) dès qu’il s’agit de défi-
une véritable maîtrise du sujet. cits et de dette, sans démontrer une
véritable maîtrise du sujet et sans
faire preuve d’un grand activisme
sur ces questions. Dans certains cas, ces positionnements sont
motivés par une stratégie idéologique consistant à vouloir réduire
le champ d’action du gouvernement, mais dans d’autres, ils ne
parviennent pas à comprendre les nuances importantes concer-
nant le but, le calendrier et l’ampleur des emprunts publics.

Nous avons clairement besoin d’une meilleure compréhension


du rôle et des menaces liés à la dette. Ce qui signifie de bien
saisir un point crucial : compte tenu de l’état de l’économie, et
en supposant des marchés de capitaux matures et une capacité à
supporter le fardeau de la dette (et ce ne sont pas des hypothèses
irréalistes – elles existent dans ce pays et dans la plupart des
autres économies avancées), il y a peu de preuves empiriques
conduisant à penser que nous devrions être particulièrement
alarmés par un niveau de dette fédérale « élevé », mais stable,
tel que le niveau actuel des Etats-Unis, d’environ 70 % du produit

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intérieur brut (PIB). D’autre part, si vous ne pouvez pas taxer p. 29
efficacement et sérieusement vos citoyens, comme en Grèce, tout
niveau de dette est une menace fondamentale. (Notez que je fais
ici une distinction entre les niveaux et les tendances. La projec-
tion qu’avec les politiques actuelles le gouvernement fédéral va,
année après année, dépenser beaucoup plus qu’il ne récoltera est
évidemment insoutenable.)

Nous avons besoin de prendre un « engagement sur la sobriété


de la dette ». Nous avons besoin de perspicacité et de sagesse
pour savoir lorsque l’emprunt est utile et productif, et au contraire,
lorsqu’il est imprudent. Pour les gouvernements, cela signifie
aller au-delà de la peur irrationnelle ou idéologique de l’emprunt,
surtout à une époque comme la nôtre. Pour les ménages, cela
signifie ne pas considérer des emprunts insoutenables comme
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la source d’une hausse des revenus. Pour les marchés financiers,
cela implique de reconnaitre la tendance prévisible à l’instabilité
et la nécessité de la réglementation. […]

La première étape : comprendre la dette


Le concept de dette est tellement mal compris qu’il est nécessaire
de reprendre quelques principes de base. La dette est ce qu’une
personne, une entreprise ou un gouvernement accumule quand
il/elle emprunte des ressources financières auprès d’un prêteur,
et qu’il/elle doit rembourser au fil du temps. En ce qui concerne
la « dette souveraine » – c’est-à-dire celle des gouvernements –,
il y a quelques particularités. Lorsque les dépenses publiques
dépassent les recettes, la différence au cours d’une année est
appelée le déficit annuel. Et quand on additionne tous les déficits
qu’on a accumulés depuis que nous sommes une nation et qu’on
soustrait les excédents occasionnels, on obtient la dette.

La dette des particuliers et des entreprises est tout aussi


simple. Une famille peut emprunter pour investir dans l’éducation
d’un enfant. Une start-up a besoin de capital physique – machines,
bureaux, ordinateurs – et peut emprunter pour financer ces
achats, comme le fait le propriétaire d’une usine pour mettre à
niveau des machines vieillissantes. Ce sont des investissements,
c’est-à-dire qu’ils sont censés apporter en retour un flux de
paiements à partir duquel les engagements de la dette seront
honorés. Mais les ménages, les entreprises et les gouvernements
empruntent aussi pour stimuler la consommation à court terme,
pour payer les salariés ou la facture annuelle d’assurance maladie. ›››

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p. 30 Il y a différents marchés avec différentes structures pour satis-


faire tous ces emprunts. Les banques financent des cartes de crédit
à court terme ainsi que des prêts hypothécaires à long terme. Les
grandes entreprises empruntent souvent à court terme directement
auprès d’investisseurs, comme les fonds monétaires, grâce à des
titres d’emprunt de court terme. Les gouvernements empruntent
à qui ils veulent, y compris auprès d’autres gouvernements, avec
les Etats-Unis, la Chine et le Japon comme exemples les plus frap-
pants (les Chinois et les Japonais détiennent ensemble plus de
2 000 milliards de dollars de titres américains.)

Je suis sûr que, si vous pouviez regarder les impulsions élec-


triques dans le cerveau d’une personne lambda quand vous lui
dites « dette » ou « déficit », les synapses activées seraient celles
associées à la négativité. Pourtant, la dette a bien évidemment
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été un pilier économique depuis longtemps, avant même que
l’argent n’existe. Les agents de l’économie de troc se devaient
ainsi mutuellement et en permanence des biens et services. Sans
la dette, très peu de gens posséderaient des maisons ou iraient au
collège. Mais elle a mauvaise réputation en ce moment, en premier
lieu parce qu’elle est trop importante.

Durant des siècles, les gens ont emprunté pour acheter des
maisons, mais dans les années 2000 ils ont dépassé les limites.
La combinaison de trois facteurs clés a permis aux gens de
s’installer dans des maisons qu’ils ne pouvaient pas payer. En
termes économiques, le risque a été sous-évalué, et un risque
sous-évalué est toujours ce qui met le feu aux poudres, gonflant la
bulle de la dette. Le premier de ces facteurs était l’ingénierie finan-
cière grâce à laquelle les prêts hypothécaires ont été regroupés
et vendus à des investisseurs, ce qui a conduit les prêteurs à être
moins préoccupés par la capacité des emprunteurs à rembourser
leurs prêts. Le deuxième était les faibles garanties demandées,
les prêteurs étant réticents à évaluer de façon réaliste le montant
de la dette que les gens pouvaient assumer en toute sécurité. Et
le troisième était une toile de fond souvent négligée mais indis-
pensable à tout cela : le manque de croissance des revenus des
classes moyennes. Le revenu réel médian des ménages en âge
de travailler a diminué de 10 % entre 2000 et 2010, passant de
61 600 dollars environ à 55 300 dollars en 2010. Et ce n’est pas
juste une question de récession : il a aussi chuté de 2001 à 2007,
lorsque l’économie était en expansion. Or, quand les revenus
stagnent ou baissent, le seul recours des classes moyennes en

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âge de travailler est d’exploiter le marché du crédit, en particulier p. 31
lorsque le crédit n’est pas cher et facile à obtenir.

Le déficit et ses griefs


Avec le trop-plein de dette hypothécaire et la récession qu’il a
causée, un autre facteur a donné mauvaise réputation à la dette.
Il réside dans la façon dont les politiciens ont raconté et géré les
déficits et la dette depuis des années. Il ne faut pas perdre de vue
la motivation politique et idéologique de la lutte contre le déficit
budgétaire. A une époque où les hausses d’impôt sont interdites,
la réduction du déficit ne peut être atteinte que par des réductions
de dépenses, et ceci est devenu un moyen d’invoquer un recul du
gouvernement.

L’un des refrains les plus courants dans le débat d’aujourd’hui


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consiste à dire que le gouvernement fédéral dépense trop. C’est une
affirmation sans fondement : pendant des décennies, les dépenses
fédérales ont oscillé autour de la moyenne historique de 21 % du
PIB. Ronald Reagan et George H. W. Bush ont connu une moyenne
autour de 22 %. Bill Clinton et George W. Bush autour de 20 %. Et les
dépenses un peu plus élevées du président Obama sont une consé-
quence de la plus profonde des récessions depuis des décennies,
sans quoi elles seraient du même ordre de grandeur historique.

Ce qui est différent – et qui est pour une bonne part derrière
les déficits structurels des dernières années (en tenant compte du
ralentissement cyclique) –, c’est la baisse des recettes, consé-
quence des réductions fiscales de Bush et de leurs extensions,
sans oublier les guerres en Irak et en Afghanistan. Depuis leur
introduction au début des années 2000, les réductions d’impôt ont
amputé les recettes fiscales de la nation de centaines de milliards
de dollars chaque année. Au cours des dix prochaines années,
on s’attend à ajouter 3 600 milliards de dollars à la dette. Sans
ces coupes, notre budget à moyen terme (disons, au cours de la
prochaine décennie) serait viable.

Tant que de nouvelles recettes ne sont pas envisagées, la


réduction du déficit revient à devoir attaquer les fonctions gou-
vernementales. Cela donne à l’argument antidéficit un fort soutien
idéologique de la part des défenseurs du recul du gouvernement. Il
y en a cependant d’autres qui ne sont pas motivés par l’idéologie
antigouvernementale, mais qui se trompent quand même. Voici
les erreurs conceptuelles qu’ils commettent. ›››

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p. 32 Peu d’attention portée à l’utilisation de l’emprunt


J’ai noté ci-dessus la distinction entre les prêts à la consommation
et les prêts pour l’investissement. Bien que les deux soient des rai-
sons légitimes pour que les gouvernements accroissent leur dette,
leurs implications sont tout à fait différentes. Emprunter pour
investir dans des infrastructures productives, par exemple, est fort
différent d’emprunter pour soutenir des dépenses inefficaces de
santé. Pensons ce sujet à une échelle plus personnelle : emprun-
ter pour envoyer un enfant à l’université est un investissement
qui, en moyenne, produit de durables retombées économiques.
Emprunter pour financer un week-end à Las Vegas n’en produit
pas. Notre déficit provient de ces deux types de dépenses : les
investissements à long terme visant des retombées durables et
ceux qui alimentent la consommation. Mais peu de fossoyeurs
du déficit font la distinction. Ils devraient, pourtant, car il est des
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moments où emprunter pour investir dans les infrastructures et
l’éducation va laisser le pays avec de meilleures perspectives
de croissance, tandis que le déficit budgétaire pour financer les
réductions d’impôt des hauts revenus n’a que peu, si ce n’est
aucun impact positif sur la croissance.

Une faible compréhension des divers horizons


temporels
Lorsque l’emprunt est vraiment temporaire, il a peu d’impact sur
les déficits à long terme et sur la croissance de la dette. Même un
déficit important, s’il est temporaire, est rapidement absorbé par
la croissance économique. Le plan de relance (Recovery Act), d’un
montant d’environ 800 milliards de dollars, a été un stimulus histo-
riquement important, et il a été entièrement financé par l’emprunt.
Mais d’ici 2012, il va ajouter moins de 0,5 % au ratio déficit sur PIB,
et rien à la croissance de la dette (bien sûr, il ajoute au niveau de
la dette ; en d’autres termes, il accroît la part de la dette dans le
PIB, mais il ne contribue pas à la croissance de cette part dans
le temps). A l’inverse, les réductions d’impôt de Bush, qui sont
permanentes sur un créneau de dix ans, continuent d’aggraver
la situation : le déficit annuel, d’une part, et la croissance de la
dette, de l’autre. Sur ce dernier point, ils ajoutent 20 % de dette
par rapport au PIB cette année et, si elles restent en place, 34 %
d’ici à 2019.

Il y a un autre point à noter ici, défendu avec vigueur par les


commentaires récents de Robert Shiller, économiste à l’univer-
sité de Yale. Les économistes et statisticiens officiels du budget,

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comme ceux du Congressional Budget Office, jugent la durabilité p. 33
des projets de budget selon que le ratio dette/PIB est en hausse
ou en baisse. Shiller souligne cependant que cela consiste à
rassembler une mesure annuelle (le PIB) et une mesure de la
dette qui est résolument non annuelle. Nous n’avons pas à refi-
nancer la dette publique tout entière chaque année. Par exemple,
il pourrait sembler intuitif de dire que, si la dette publique est
de 100 % du PIB, nous sommes en faillite, ce qui bien sûr n’est
pas le cas. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce ratio a
dépassé 100 %, et ce pour une bonne raison. Une décennie plus
tard, il était de 52 %.

Encore une fois, le calendrier compte. Des déficits tempo-


raires, par exemple pour compenser un ralentissement, ont beau-
coup plus de sens que les déficits permanents ou structurels en
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période de relance (« structurel »
dans ce contexte signifie que même
avec une économie saine, le déficit Les réductions d’impôt de Bush
devrait persister). En apparence, le ajoutent 20 % de dette par rapport
fardeau de la dette sur une année au produit intérieur brut
donnée peut être traité sur la durée cette année et, si elles restent
pendant de nombreuses années. en place, 34 % d’ici à 2019.
Mais alors que tout stimulus key-
nésien (tel que le plan de relance
américain) est par définition temporaire, le vieillissement de la
population et la hausse des coûts des soins de santé ne le sont
pas. Le problème, encore une fois, n’est pas l’emprunt – ce n’est
jamais le problème. C’est de savoir pourquoi vous allez emprunter,
pour combien de temps vous devrez payer pour cela, et comment
vous allez rembourser.

Le coût de l’emprunt
Au moment où j’écris cette phrase, les bons du Trésor américains
à cinq ans sont assortis d’un taux d’intérêt d’environ 1 %, un taux
historiquement faible. Pourquoi si bas ? Parce que l’économie
est fragile, que les pressions inflationnistes sont faibles, que les
actions sont instables, et que l’Europe est dans le pétrin. Toutes
ces raisons font des titres hypersécuritaires comme les bons du
Trésor un investissement hautement souhaitable. C’est effective-
ment une dynamique importante et salutaire dans une économie
avancée avec des marchés financiers matures. Elle signale que le
gouvernement devrait emprunter et autoriser des déficits concer-
nant des mesures temporaires pour stimuler la croissance. ›››

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p. 34 Avec des taux si bas et des ressources économiques si fragiles,


la politique budgétaire doit se concentrer sur l’augmentation du
dénominateur du ratio dette/PIB, sans abaisser le numérateur. Si
nous empruntions une somme de 1 % du PIB aux taux d’intérêt
actuels pour financer des investissements dans l’économie, en
comptant sur un multiplicateur (conservateur) de 1,2 (ce qui signi-
fie que chaque dollar dépensé crée 1,20 dollar de croissance), la
dette du PIB serait, selon ces hypothèses plausibles, globalement
la même parce que le coup de pouce à la croissance compenserait
au moins partiellement l’augmentation du déficit annuel. Et beau-
coup plus de gens pourraient se remettre au travail.

Ce qui compte, lorsque les coûts d’emprunt sont faibles en


raison d’une récession (ce qui est précisément ce que nous avons
connu au cours des derniers mois), c’est un signal important de la
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part du gouvernement consistant à s’engager dans une expansion
budgétaire temporaire. Faire cela a pour avantage de réduire le
chômage et de stimuler la croissance à un coût relativement faible
pour le budget. Ne pas répondre à ce signal conduit à laisser au
chômage des millions de personnes, au nom du faux prétexte de
la rectitude budgétaire.

Une mauvaise appréciation des niveaux


[2] Le déficit primaire Il y a une différence entre « petits » et « grands » déficits budgé-
mesure le déficit de l’Etat
hors remboursement taires. Mais à l’heure où le concept de dette est maudit, de telles
des intérêts de la dette. distinctions sont oubliées. Le concept d’équilibre « primaire »
est important ici  [2]. Un déficit total qui s’accompagne d’un solde
primaire à l’équilibre est suffisamment faible pour que le gou-
vernement dispose des ressources nécessaires pour payer son
budget de fonctionnement, c’est-à-dire tout l’argent qu’il dépense
sauf l’intérêt de la dette. Lorsque le déficit total est au moins au
niveau du solde primaire, le ratio dette/PIB se stabilise, il cesse
de croître. Actuellement, des déficits totaux de l’ordre d’un peu
moins de 3 % du PIB correspondraient à un solde primaire équili-
bré. En effet, le plan budgétaire publié récemment par le président
Obama prévoit des déficits en dessous de 3 % à partir de 2014 et
pour le reste de la décennie. Cela devrait nous conduire à un pic
du ratio dette/PIB en 2013 à 76,9 %, puis ce dernier devrait tomber
à 73 % d’ici à 2021.

Encore une fois, l’important est de faire cette distinction, sous


peine de contribuer à la frénésie d’austérité, comme l’illustrent
les appels permanents pour un amendement visant à atteindre un

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budget équilibré via des coupes budgétaires agressives. Lorsque p. 35
l’économie est sur la trajectoire d’une solide expansion, nous
avons tendance à vouloir que le ratio déficit/PIB diminue chaque
année, mais il n’a pas besoin d’aller à zéro ou à l’excédent tout
de suite. L’équilibre primaire est un but intermédiaire convenable.

« Serrons-nous la ceinture » : une terrible analogie


Méfiez-vous des métaphores simples et folkloriques qui semblent
pleines de sagesse mais véhiculent précisément le mauvais mes-
sage. La plus destructrice de toutes, c’est le vieux refrain de la
réduction du déficit : « Vous savez, les familles doivent se serrer
la ceinture quand les choses se corsent… le gouvernement doit
faire de même. » Le président Obama a lui-même fait cette erreur.

Cela sonne juste, mais c’est un raisonnement à l’envers.


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Lorsque l’économie vacille et que le revenu familial tombe avec
lui, alors bien sûr, les familles doivent se serrer la ceinture. Mais
c’est précisément la raison pour laquelle le gouvernement doit
relâcher la sienne. Ce point constitue l’essence même d’une
politique contracyclique : quand le secteur privé se contracte, le
secteur public augmente temporairement, et vice versa. L’analogie
est donc fausse à ses deux extrémités. Quand le secteur privé est
en expansion et que les familles qui travaillent peuvent peut-être
relâcher leur ceinture, le gouvernement doit se serrer la sienne.

Qui détient la dette ?


Il est toujours important de se rappeler que la dette d’une per-
sonne est la créance d’une autre. Quand il s’agit de déficit bud-
gétaire, alors que nous devons environ la moitié de celui-ci aux
détenteurs étrangers de titres du Trésor (la Chine et le Japon étant
les plus importants prêteurs), nous devons l’autre moitié à nous-
mêmes. Cela ne signifie pas que nous pouvons nous permettre
d’ignorer des niveaux de dette insoutenables. Mais d’un point
de vue macroéconomique, il ne sera pas nécessairement nuisible
à l’économie d’emprunter à nous-mêmes pour investir dans des
initiatives qui améliorent la productivité et augmentent la richesse
future de notre descendance.

Prises dans leur ensemble, ces croyances erronées se com-


binent pour infléchir notre politique budgétaire, et elles le font
dans une seule direction : contre le déficit budgétaire. Ce biais
nous empêche de prendre des mesures correctrices. Il est non
seulement erroné mais également dangereux. Il est le résultat ›››

Juillet-août-septembre 2012
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p. 36 d’un effort bipartite (de la part des opposants à la dette et des


opposants au gouvernement) pour réduire la place du gouverne-
ment à une époque où nous aurons besoin de l’augmentation des
dépenses fédérales pour répondre aux défis à venir, tels que les
pressions environnementales et la santé et les retraites des baby-
boomers. C’est une chose que d’avoir un objectif fondé sur des
raisonnements erronés comme ceux énoncés ci-dessus. Mais cela
soulève une question : quel impact les déficits budgétaires ont-ils
vraiment sur l’économie ? Dick Cheney a-t-il raison d’affirmer que
« Reagan a prouvé que les déficits n’ont pas d’importance » ?

Pour les économistes, la question se résume à l’« effet d’évic-


tion ». Sous certaines conditions, en contractant de lourds déficits,
le gouvernement peut être en concurrence avec des entreprises
privées pour obtenir des capitaux, et la demande supplémentaire
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qu’il exerce pousse les taux d’intérêt à la hausse. Or, des taux
d’intérêt plus élevés signifient moins d’investissements et un
ralentissement de la croissance du secteur privé qui aurait pu avoir
lieu. En théorie, l’effet d’éviction
a du sens, et la recherche a fourni
Notre système est tellement des preuves de celui-ci. Mais l’his-
irrationnellement nerveux au sujet toire dans son ensemble n’est pas si
de la dette publique que nous simple. En fait, ni les taux d’intérêt ni
ne dépensons pas assez en matière l’investissement n’ont répondu, au
de politique contracyclique. cours de cette crise, comme l’avaient
prévu ces raisonnements (les taux
d’intérêt n’ont pas augmenté avec
l’augmentation des déficits, et ni l’investissement ni le stock de
capital n’ont chuté). La raison en est qu’il n’y a pas de concurrence
pour les fonds disponibles en ce moment ; bien au contraire, les
entreprises sont assises sur des milliards de réserves de trésore-
rie, et le capital circule librement aux Etats-Unis comme une valeur
refuge en ces temps incertains.

Compte tenu du manque de preuves convaincantes, la fixation


des économistes sur l’effet éviction fait plus de mal que de bien.
Rien de tout ce que j’écris n’est destiné à encourager l’indifférence
face aux déficits budgétaires. J’ai été aussi enthousiasmé par les
excédents des années 1990 que j’ai été découragé par les défi-
cits croissants des années 2000. Mais dans le même temps, je
n’étais pas du tout inquiet concernant les déficits de ces dernières
années. En fait, ce n’est pas tout à fait exact : j’ai craint qu’ils ne
soient pas assez massifs pour aider l’économie à bouger de nou-

L’Economie politique n° 55
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veau. Sur le long terme, nous devons vivre selon nos moyens. Nous p. 37
ne pouvons pas continuer à dépenser plus que nous n’obtenons en
termes de recettes, au risque, à la fois, de ne plus pouvoir assurer
le remboursement de la dette mais aussi de ne pas pouvoir finan-
cer les biens et services publics que nous voulons et que nous
devons fournir. Mais le problème le plus grave dans l’immédiat,
celui que nous n’essayons même pas de traiter, est le fait que
notre système est tellement irrationnellement nerveux au sujet de
la dette publique que nous ne dépensons pas assez en matière de
politique contracyclique. Ce que nous faisons revient à accepter
implicitement la grande fragilité de l’économie actuelle, le fort
taux de chômage et de sous-emploi dans la population active.

Quand la dette compte


Plus haut, j’ai mentionné la nécessité de prendre un engagement
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de sobriété de la dette, quelque chose qui ressemble à la prière
de la sérénité adoptée par les Alcooliques anonymes (AA). Alors
qu’AA invoque une divinité pour qu’elle lui apporte la sagesse de
savoir et d’accepter ce que nous pouvons et ce que nous ne pou-
vons pas contrôler, nous aurions tendance à invoquer Adam Smith,
John Maynard Keynes, et surtout Hyman Minsky : aidez-nous à
comprendre lorsque l’emprunt est utile et productif et lorsque nous
sommes en surendettement.

Je mentionne ces trois auteurs parce que chacun d’entre eux [3] John Cassidy, How
Markets Fail. The Logic
a compris dans quelle mesure les défaillances du marché sont of Economic Calamities,
courantes sur les marchés financiers. Bien qu’Alan Greenspan et New York (NY), Farrar,
Straus and Giroux, 2009.
d’autres aient souligné les idées de Smith sur les incitations de
marché, il est fascinant de contempler la leçon que livrerait Smith
au « maestro » en ce qui concerne les théories contemporaines sur
l’autocorrection des marchés financiers. Comme expliqué dans
le livre essentiel de John Cassidy (How Markets Fail)  [3], « Smith
et ses successeurs […] croyaient que le gouvernement avait le
devoir de protéger le public contre les escroqueries financières
et les paniques spéculatives, qui étaient communes aux XVIIIe
et XIXe siècles en Grande-Bretagne ». Les hommes politiques
d’aujourd’hui ignorent commodément ce Smith qui a écrit dans
La Richesse des nations : « De tels règlements devraient sans
doute être considérés, à certains égards, comme une violation de
la liberté naturelle. Mais les efforts que ces quelques individus
fournissent pour exercer leur liberté naturelle pourraient bien
mettre en danger la sécurité de la société tout entière. Ils sont et
devraient être contrôlés par tous les gouvernements. L’obligation ›››

Juillet-août-septembre 2012
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p. 38 de construire des murs mitoyens pour prévenir la propagation du


feu constitue une violation de la liberté naturelle, au même titre
que les règlements du commerce des services bancaires qui sont
proposés ici. »

Keynes, qui a toujours fait preuve d’un certain réalisme,


connaissait les idées de Smith, et il aurait été particulièrement
sceptique en ce qui concerne les hypothèses d’« anticipations
rationnelles » que sous-tendent les théories modernes du mar-
ché. Bien que ces théories partent du postulat que les partici-
pants au marché aient en leur possession toutes les informations
pertinentes nécessaires pour effectuer des choix économiques
rationnels, Keynes reconnaît que « les décisions humaines […] ne
peuvent dépendre de simples anticipations mathématiques ». Si
nous possédons parfois l’information dont nous avons besoin
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pour prendre des décisions économiques rationnelles, il arrive
que nous soyons obligés de nous rabattre « sur une fantaisie, un
sentiment, ou une opportunité ».

Dans ce contexte, il n’est pas rare d’emprunter en vue de spé-


culer sur des risques qui n’ont pas de sens. C’est le cas lorsque
l’on contracte des prêts hypothécaires qui se révéleront au-dessus
de nos moyens, sauf si le prix des maisons continue à augmenter.
Par conséquent, si un nombre suffisant d’entre nous adopte
cette attitude au même moment, comme ce fut le cas dans les
années 2000, nous introduirons dans le système un niveau d’ins-
tabilité susceptible d’engendrer les mêmes conséquences que
celles auxquelles nous sommes confrontés à l’heure actuelle.

A cet égard, c’est Minsky, un économiste formé à Harvard,


largement bercé par le keynésianisme, qui a le mieux ­compris
la manière dont les cycles d’endettement contemporains
échappent à tout contrôle. Ainsi, si nous voulons éviter les
écueils qui nous ont durement tourmentés depuis Adam Smith,
alors nous devons accorder une attention toute particulière aux
travaux de Minsky, et réfléchir sérieusement à la manière de les
intégrer dans les politiques publiques.

Pour progresser dans son raisonnement, Minsky s’est appuyé


sur deux postulats qui divergeaient tous les deux de l­’orthodoxie
qui prévalait alors (il est mort en 1996) : premièrement, la centra-
lité de la dette dans une économie qui fonctionne, et deuxième-
ment, la tendance à l’instabilité des marchés financiers.

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Comme je l’ai souligné au début de cet essai, la dette est non p. 39
seulement saine, mais également essentielle à la croissance.
Emprunter à l’avenir pour investir au présent est l’une des clés
pour améliorer le futur. Ainsi, une partie des profits qui découle-
ront de cet investissement pourra être utilisée pour rembourser
la dette. […] Dans cette perspective, l’incertitude et le risque
doivent être pris en considération, et sur un marché rationnel,
c’est le taux d’intérêt qui fixe le prix du risque. C’est d’ailleurs
souvent ce qui se passe au début d’un processus de reprise
économique. La croissance revient sur le devant de la scène, les
entreprises et les ménages redeviennent progressivement actifs,
et les prêteurs amorcent leur retour vers un degré raisonnable de
prudence dans l’évaluation des possibilités de prêt.

Néanmoins, lorsque la relance fonctionne et que la croissance


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prend de la vitesse, l’aversion au risque diminue. Les prêts qui
ne semblaient pas solvables il y a de cela un an paraissent
aujourd’hui plus attractifs. Par ailleurs, Minsky a également
reconnu qu’il n’était pas rare de voir de nouvelles formes de prêts
émerger à ce stade – des « innovations » permettant à leurs
inventeurs de prêter bien avant leurs concurrents, dans un sys-
tème en constante accélération. Or, ces innovations peuvent être
mal comprises, pas seulement par l’emprunteur mais aussi par
le prêteur. Il peut s’agir de paris qui ne pourront que mal se ter-
miner. C’est notamment le cas des prêts dont le remboursement
dépend entièrement de la bulle des prix de l’actif sous-jacent,
ou encore des fraudes pures et simples, comme ce qu’on appelle
aujourd’hui les « prêts menteurs » : les prêteurs intermédiaires
ignorent, voire falsifient des documents pour générer une appa-
rence de solvabilité.

Le modèle de Minsky pourrait être perçu, à tort, comme rele-


vant du sens commun, car, d’une part, le financement de la dette
est procyclique, et d’autre part, les prêteurs deviennent moins
clairs au fur et à mesure que le temps passe. Cependant, le modèle
de Minsky va bien au-delà du sens commun. Comme le dit Cassidy,
« au risque de le simplifier à outrance, l’argument de Minsky peut
se réduire en quatre mots : la stabilité est déstabilisante ». Dans
ce contexte, la dette peut agir comme un virus dans le corps d’un
cycle d’affaires. Le virus commence par soutenir l’organisme de
manière saine et salutaire, mais il se révèle en revanche incapable
de moduler sa croissance, et finit par infecter le système dans sa
globalité sous le poids de l’endettement. ›››

Juillet-août-septembre 2012
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p. 40 Notre incapacité à comprendre cette dynamique nous a conduits


à notre biais : une fixation sur la dette alors que le système avait
besoin de celle-ci, et à l’inverse, une complaisance à son égard
lorsque nous avions besoin de plus de vigilance. Minsky aurait su
reconnaître les signes qui indiquaient que quelque chose clochait
dans le cycle de la dette des années 2000. La sous-évaluation
des risques, les innovations financières, les effets de levier [4] qui
atteignaient des niveaux tels qu’ils étaient désormais devenus des
multiples de leurs moyennes historiques, ou encore le système
[4] Le recours à l’emprunt
bancaire de l’ombre. Autant d’indices qui laissaient à penser que
pour accroître ses paris. le virus avait été activé, et qu’il déstabiliserait bientôt le système.

Où tout cela va-t-il nous mener ?


Comme je me suis attaché à le démontrer, la dette n’est pas seu-
lement importante, c’est un outil essentiel à la croissance écono-
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mique. Ni les familles, ni les entreprises, ni les gouvernements ne
pourront s’aider ou aider leurs administrés de manière efficace si
la faculté d’emprunter à l’avenir pour investir au présent ne leur
est pas offerte. Pourtant, les défaillances du marché et les échecs
politiques ont miné cette fonction essentielle, et l’économie poli-
tique du déficit budgétaire a si bien intégré cette idée que toute
dette est considérée comme une mauvaise dette.

Il est impossible de qualifier le dommage durable provoqué


par cette tendance antidéficit. La bonne nouvelle est que, la poli-
tique mise à part, tout n’est pas figé. Les Etats-Unis continuent
de bénéficier de marchés du crédit matures, flexibles et capi-
talisés de manière adéquate. En réalité, les marchés du crédit
se comportent exactement comme ils devraient le faire en ce
moment, avec des taux d’intérêt qui nous indiquent – qui nous
crient – d’emprunter et d’engager une relance budgétaire. La
banque centrale a abaissé le taux d’intérêt de ses interventions
à zéro. Or, comme les ménages sont toujours dans une situa-
tion de désendettement et qu’ils continuent à évoluer dans un
contexte économique incertain, ils ne sont pas particulièrement
sensibles à ce taux, aussi bas soit-il. C’est la même chose pour
les entreprises, qui sont remplies de réserves de liquidités mais
ne sont pas décidées à les utiliser à moins qu’elles n’y trouvent
une raison rentable de le faire.

Par conséquent, ce qu’il faut désormais, c’est une demande


plus forte, un nombre plus important de consommateurs et de
commandes industrielles. En l’absence de ces éléments, la

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relance monétaire, l’opération Twist de la Fed [5], qui n’est autre p. 41
qu’un allègement quantitatif, risquent fort de ne pas se révéler
d’une grande efficacité.

En revanche, si plus de personnes pouvaient se remettre au [5] Opération de la


fin 2011 qui a consisté,
travail et augmenter leur nombre d’heures travaillées, et par là pour la banque centrale
même leurs fiches de paie, alors les entreprises observeraient une américaine, à remplacer
sa détention de dettes
plus grande circulation des biens, et les investisseurs pourraient à court terme arrivant
entrevoir quelques débouchés rentables. Comme économiste en à échéance par l’achat
de titres de dette
chef du vice-président Biden, j’ai vu de près ce que le Recovery à long terme.
Act a apporté à cet égard. Au moment de son adoption, la baisse
des taux de croissance et d’emploi a commencé à être endiguée.
Le PIB a de nouveau augmenté à la mi-2009 et le taux d’emploi a
crû au printemps de 2010. Mais alors que le Recovery Act (accom-
pagné d’une politique monétaire agressive menée par la Réserve
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fédérale) a arrêté le déclin, il a seulement permis à l’économie de
passer d’une position délicate à une position neutre.

Nous sommes figés dans ce marasme, avec des capacités


productives excédentaires, et la politique monétaire à elle seule
ne peut pas nous en sortir. […] [Répondre à ce défi] suppose de
définir une politique d’investissement et d’emploi qui déborde
le cadre de mon sujet. En revanche,
ce que je souhaite exprimer, c’est
simplement que nous serons Dans les années à venir,
incapables d’encourager une telle nous aurons besoin d’une sphère
politique, que ce soit à long ou à gouvernementale élargie
court terme, si nous ne parvenons et plus forte que celle que nous avons
pas à comprendre le rôle que joue connue dans le passé.
la dette dans notre économie et
dans notre société. J’aimerais aller
encore plus loin dans mon raison-
nement. Notre mauvaise compréhension et notre peur irration-
nelle de la dette et des déficits nous empêchent de résoudre
la plus importante des questions politiques qui soient : quels
doivent être la taille et le rôle du gouvernement ? Aussi long-
temps que les Républicains s’appliqueront à vouloir réduire les
dépenses, et aussi longtemps que le plus cher désir des Démo-
crates sera de les réduire dans de moindres proportions, nous
ne pourrons pas répondre à cette question.

Le débat sur ce thème fondamental ne pourra pas s’engager


sur la base d’une question comme « quand parviendrons- ›››

Juillet-août-septembre 2012
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p. 42 nous à atteindre l’équilibre primaire ? » ou encore « à partir


de quelle année sur la case budget le ratio dette/PIB de votre
plan a-t-il décliné ? ». C’est ce qu’on appelle un gouvernement
de comptables, plus motivé par la crainte que par les projets.
C’est un débat destiné à rétrécir le champ du gouvernement.
Mon analyse des défis futurs – démographique, économique et
environnemental – m’amène à penser que, dans les années à
venir, nous aurons besoin d’une sphère gouvernementale élar-
gie et plus forte que celle que nous avons connue dans le passé.
D’autres voient le futur différemment. Nos deux camps doivent
faire le tour de la question : qu’attendons-nous et de quoi
avons-nous besoin en termes d’investissement dans les infras-
tructures publiques, les régimes de retraite, la santé publique,
la défense, la sécurité, l’éducation, l’innovation, les politiques
contracycliques, et en ce qui concerne les autres facteurs de
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mobilité pour les plus démunis, etc. ? Engager ce débat sur
la base d’une réduction du déficit – pas de nouveaux impôts,
uniquement des réductions de dépenses – revient à biaiser le
débat contre les progressistes dès le début. C’est en partant du
principe que nous ne pouvons pas nous permettre d’assumer de
tels engagements que nous nous plaçons en mauvaise posture,
ou pire, dans la situation grecque.

Malgré ce que tant de gens disent, nous sommes tout à


fait capables de payer pour un gouvernement qui respecte les
critères énumérés ci-dessus. Mais le faire nécessite de repenser
la dette et son rôle dans l’économie et la société de manière
rationnelle. Je reconnais que les pensées rationnelles en matière
d’économie, celle-ci en particulier, n’ont pas le vent en poupe
ces jours-ci. Mais alors que l’offre est en baisse, la demande
augmente, et plus nous promouvons ce débat, mieux c’est. ■
Traduction de Justine Gay et Vincent Grimault

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