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Irigaray Luce. Négation et transformation négative chez les schizophrènes. In: Langages, 2ᵉ année, n°5, 1967. Pathologie du
langage. pp. 84-98;
doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2874
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_5_2874
Ce qui alors peut être défini, ce n'est plus une grammaire déviante, mais
une grammaire spécifique du schizophrène, un langage qui se présente
comme un tout, fonctionnant indépendamment des autres langages
utilisant le même code français. Les compatibilités et incompatibilités des
lexemes établies dans les phrases produites, les comportements de désam-
biguïsation en face des messages, la réduction des anomalies sémantiques
ou syntaxiques, le rapport institué entre la grammaticalité des phrases
et leur acceptabilité, la structure spécifique des classes lexicales dans
lesquelles le choix est opéré — et où les inclusions des termes ont autant
d'importance que les exclusions réalisées — permettent alors de définir
les langages des schizophrènes comme des néo-structurations résultant
de l'intervention au niveau de la génération de la phrase, et de ses
transformations, de règles singulières, spécifiques, définissables dans les termes
de la linguistique.
En fait, ces deux types d'approche du langage schizophrénique
restent avant tout descriptifs, même lorsqu'ils aboutissent à la
construction de modèles de fonctionnement. Le psycholinguiste peut s'efforcer
de dépasser l'analyse distributionnelle de l'énoncé et l'analyse generative,
ou transformationnelle, de renonciation en prenant comme hypothèses
explicatives les schémas de communication qui sous-tendent la génération
des messages. Il peut alors tenter d'en étudier les modifications, les
perturbations, en vue de déterminer la cause même de la spécificité de la
production verbale des schizophrènes.
Or, si on ramène le schéma général de la communication à ses trois
termes fondamentaux, — sujet : je; allocutaire : tu; monde : il, — il semble
qu'il y ait trois niveaux privilégiés où l'on puisse repérer la spécificité des
relations instituées entre les protagonistes de la communication et son
objet, ou réfèrent.
a) Cette spécificité peut s'étudier au niveau de la phrase, ou de l'énoncé,
dans les interrelations entre «je », « tu », « il », ou leurs représentants. Il
s'agira d'analyser, chez tel type de malade, leurs fréquences relatives,
et plus encore les rapports dialectiques existant entre locuteur, allocutaire,
réfèrent.
b) A un autre niveau, les relations entre protagonistes de renonciation
et réfèrent peuvent s'appréhender par le repérage des types de
transformations préférentiellement utilisées, ou exclues, par les sujets parlants.
Ainsi, la transformation interrogative apparaît comme une façon de
laisser à l'allocutaire la responsabilité de l'énoncé, alors que la
transformation emphatique, du moins lorsqu'elle s'applique au sujet de l'énoncé,
laisse le monde en être le principal garant. Par ailleurs, la transformation
négative n'est réalisable par un sujet que s'il est capable d'assumer son
propre énoncé.
c) Les modalités du rapport institué entre énonciation et énoncé constituent
une autre façon de dévoiler le type schéma de communication privilégié.
Ainsi, les énoncés : j'ai faim, je m'aperçois que j'ai faim, il avait faim ce
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(100 %); grand -> petit (100 %); masculin -> féminin (100 %)
-> froid (100 %); ôon -> mauvais ou méchant, etc.
c) La tendance à privilégier l'animé. Lorsque le terme proposé a
deux distributions, l'une où il se trouve associé avec des animés, l'autre
avec des inanimés, le schizophrène choisit presque systématiquement
le terme « métaphorique », ou « figuré », c'est-à-dire dans ce cas celui
qui convient aux animés. Ainsi, doux a pour contraires chez les «
normaux » : rugueux, rêche, amer, aigre. Les schizophrènes leur préfèrent :
rigide, coléreux, cruel, austère, intransigeant, brusque, revêche, brutal, une
brute, etc. Comme contraire de chaud, les « normaux » donnent : froid
(100 %); les schizophrènes donnent à 70 % : froid (ambigu au point
de vue distribution), mais leurs autres réponses sont des termes qui
s'associent préférentiellement avec des animés : terrible, repoussant,
austère, sévère, agressif, glacial. Pour beau, les schizophrènes donnent à
14 % : vilain — inexistant chez les « normaux » qui répondent tous par
laid — évoquant préférentiellement l'animé, et qui est, de plus, marqué
stylistiquement comme moche (15 %). A comique, les schizophrènes
attribuent comme contraire : triste, taciturne ou sérieux, plutôt que : tragique,
les uns se rattachant préférentiellement aux animés, l'antre aux
inanimés. Cette tendance à privilégier les animés à situer les termes
d'emblée à un niveau « figuré », explique d'ailleurs la divergence des
réponses entre « normaux » et schizophrènes pour le terme profond. 59 %
des sujets « normaux » échouent, 12 % donnent : peu profond, 6 % :
creux, 5 % : plat, 5 % : bas, 14 % : superficiel. Alors qu'un seul
schizophrène dit ne pas connaître le contraire de profond. Les mots donnés
sont : superficiel, futile, léger, artificiel, etc., tous termes s'appliquant
aux animés ou ambigus.
d) La recherche de termes marqués stylistiquement. Celle-ci manifeste
une volonté de donner à la réponse des connotations affectives, que l'on
peut retrouver également dans l'hypertransformation négative. Ainsi,
pour naître, on obtient : absent, stérile, le néant, flageoler, tituber, se pâmer,
qui sont des modalisations de mourir. De même pour aimer, on obtient :
insociable, froid, stylé, flegme, indifférent, etc.
La marque stylistique agit aussi pour faire passer le terme à un
certain niveau de langue :
— soit familier : moche pour laid; crever pour mourir; etc.;
— soit soutenu, littéraire, administratif : décéder, disparaître pour
mourir; délicat, frêle pour féminin; etc.
e) La prévalence accordée au signifiant. Les réponses présentent alors
une analogie homophonique avec l'item proposé. Il existe un jeu de rime
entre la consigne et la réponse. Ainsi, naître obtient comme contraires :
renaître, ne pas être, disparaître. Quand cette tendance est trop prégnante,
elle peut provoquer des réponses aberrantes, voire schizophasiques : un
sujet donne : le pot comme contraire de pauvre.
Le fait que le signifiant soit privilégié paraît rendre compte aussi
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1. Peut-être trouve-t-on ici une des causes des divergences constatées dans les
performances des schizophrènes suivant qu'il s'agit d'adjectifs ou de verbes. Dans
le cas d'adjectifs, la consigne pourrait être entendue comme une adhésion ou un refus
à accorder à certaines modalités du monde, alors que pour les verbes, et surtout s'ils
impliquent un sujet animé, elle serait nécessairement reçue comme une demande de
transformer un énoncé après l'avoir assumé comme sien.
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