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Langages

Négation et transformation négative chez les schizophrènes


Luce Irigaray

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Irigaray Luce. Négation et transformation négative chez les schizophrènes. In: Langages, 2ᵉ année, n°5, 1967. Pathologie du
langage. pp. 84-98;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2874

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_5_2874

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LUCE IRIGARAY

NÉGATION ET TRANSFORMATION NÉGATIVE


DANS LE LANGAGE DES SCHIZOPHRÈNES

1. Le psycholinguiste peut recourir, pour une approche du langage


schizophrénique, à divers types de modèles de fonctionnement du
langage, dont certains seront privilégiés en fonction des hypothèses adoptées
ou du niveau auquel tentera de se situer la recherche.
Il peut prendre pour principal objet Y énoncé produit. Dans ce cas,
le discours spontané ou semi-induit du sujet ressortit de l'analyse textuelle.
Le linguiste use alors d'un modèle taxinomique qui lui permet de réaliser
des analyses différentielles des performances des sujets. De telles analyses,
du type de celles effectuées par Lorenz, permettent au mieux d'élaborer
des grammaires déviantes de schizophrènes. Dans cette perspective distri-
butionnelle, en effet, l'énoncé considéré en soi ne peut être envisagé que
comme un écart à la norme. Il ne peut prendre une signification globale
que comparé aux énoncés des non-schizophrènes.
Mais l'analyse peut prétendre aussi se situer au niveau de
renonciation, c'est-à-dire de la génération même des messages. Dans ce cas, la
méthodologie adoptée sera empruntée aux grammaires génératives et
trans formationnelles. Celles-ci établissent, en effet, les règles d'énoncia-
tion et les transformations que le sujet fait subir à son énoncé entre la
génération proprement dite et la réalisation du texte. Les caractères
spécifiques de renonciation se repèrent essentiellement au niveau du
discours spontané. Par ailleurs, les modèles dont use le linguiste lui
permettent d'élaborer des types d'épreuves où cette production du langage
est mise au premier plan. Donnons-en pour exemples :
— l'épreuve de « production » de phrases : on simule la génération
d'énoncé en demandant à un sujet de produire une phrase intégrant des
morphèmes qui lui sont proposés;
— V épreuve de transformation de phrases minimales : on simule
l'activité du sujet parlant en lui faisant effectuer des opérations conditionnées
où les données morpho-syntaxiques sont réduites, mais qui supposent la
mise en œuvre d'une ou plusieurs transformations.
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Ce qui alors peut être défini, ce n'est plus une grammaire déviante, mais
une grammaire spécifique du schizophrène, un langage qui se présente
comme un tout, fonctionnant indépendamment des autres langages
utilisant le même code français. Les compatibilités et incompatibilités des
lexemes établies dans les phrases produites, les comportements de désam-
biguïsation en face des messages, la réduction des anomalies sémantiques
ou syntaxiques, le rapport institué entre la grammaticalité des phrases
et leur acceptabilité, la structure spécifique des classes lexicales dans
lesquelles le choix est opéré — et où les inclusions des termes ont autant
d'importance que les exclusions réalisées — permettent alors de définir
les langages des schizophrènes comme des néo-structurations résultant
de l'intervention au niveau de la génération de la phrase, et de ses
transformations, de règles singulières, spécifiques, définissables dans les termes
de la linguistique.
En fait, ces deux types d'approche du langage schizophrénique
restent avant tout descriptifs, même lorsqu'ils aboutissent à la
construction de modèles de fonctionnement. Le psycholinguiste peut s'efforcer
de dépasser l'analyse distributionnelle de l'énoncé et l'analyse generative,
ou transformationnelle, de renonciation en prenant comme hypothèses
explicatives les schémas de communication qui sous-tendent la génération
des messages. Il peut alors tenter d'en étudier les modifications, les
perturbations, en vue de déterminer la cause même de la spécificité de la
production verbale des schizophrènes.
Or, si on ramène le schéma général de la communication à ses trois
termes fondamentaux, — sujet : je; allocutaire : tu; monde : il, — il semble
qu'il y ait trois niveaux privilégiés où l'on puisse repérer la spécificité des
relations instituées entre les protagonistes de la communication et son
objet, ou réfèrent.
a) Cette spécificité peut s'étudier au niveau de la phrase, ou de l'énoncé,
dans les interrelations entre «je », « tu », « il », ou leurs représentants. Il
s'agira d'analyser, chez tel type de malade, leurs fréquences relatives,
et plus encore les rapports dialectiques existant entre locuteur, allocutaire,
réfèrent.
b) A un autre niveau, les relations entre protagonistes de renonciation
et réfèrent peuvent s'appréhender par le repérage des types de
transformations préférentiellement utilisées, ou exclues, par les sujets parlants.
Ainsi, la transformation interrogative apparaît comme une façon de
laisser à l'allocutaire la responsabilité de l'énoncé, alors que la
transformation emphatique, du moins lorsqu'elle s'applique au sujet de l'énoncé,
laisse le monde en être le principal garant. Par ailleurs, la transformation
négative n'est réalisable par un sujet que s'il est capable d'assumer son
propre énoncé.
c) Les modalités du rapport institué entre énonciation et énoncé constituent
une autre façon de dévoiler le type schéma de communication privilégié.
Ainsi, les énoncés : j'ai faim, je m'aperçois que j'ai faim, il avait faim ce
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jour-là, se situent très différemment par rapport au procès de


renonciation. On peut les qualifier respectivement d'énoncé direct, d'énoncé
d'énoncé — ou indirect — et de récit. Or, l'énoncé d'énoncé, employé
systématiquement, apparaît comme un moyen d'évincer l'allocutaire,
tandis que le récit laisse au monde, et non au sujet, la responsabilité de
l'énoncé.
Dans ce dernier type d'analyse, les énoncés ne sont plus traités comme
des textes où les signifiants sont étudiés en tant qu'ils permettent de
dévoiler le contenu du message, mais le contenu même des formes
linguistiques est pris comme un moyen d'appréhender le sujet dans son
énonciation.

2. Or, si l'on essaie d'isoler le niveau où se situent préférentiellement


les perturbations linguistiques, voire les déficits, dans les groupes
pathologiques constitués respectivement par les aphasiques, les déments, les
psychotiques, on constate que les troubles atteignent en premier chef
la réalisation de l'énoncé chez V aphasique, la génération des messages chez
le dément, alors que ce qui est le plus en cause, chez le psychotique, c'est
Vexistence même d'un rapport dialectique entre les protagonistes de Vénon-
ciation, et entre le sujet de renonciation et son énoncé, ou objet de la
communication. Sans doute, la visée même de cette distinction est sujette
à caution dans la mesure où les niveaux de fonctionnement du
langage interagissent l'un sur l'autre. Isolables en tant que modèles, ils se
donnent comme confondus dans la réalisation du discours du sujet dont
ils concourent à déterminer la spécificité. Il n'empêche qu'il apparaît
valable de déterminer le niveau où l'analyse sera la plus féconde, l'angle
sous lequel elle permettra de rendre compte de la façon la plus exhaustive,
voire d'expliciter, les modalités qui constituent la spécificité du discours
de tel ou tel type de sujet. Et c'est dans cette perspective qu'on a choisi
de centrer les recherches sur le langage des schizophrènes sur les
perturbations du schéma de communication.

3. On a vu, et ce n'était là encore qu'un aperçu schématique, que les


modalités du schéma de la communication pouvaient s'appréhender de
diverses façons. Parmi ces divers types d'analyses, on a choisi de traiter
ici du problème de la transformation négative, et spécialement de sa
réalisation contrôlée lors de la passation d'épreuves, car, quoiqu'elle ne mette
en jeu qu'un nombre restreint de variables, elle permet de poser le
problème essentiel du langage schizophrénique. En effet, les résultats à cette
épreuve, susceptibles, certes, d'une analyse distributionnelle visant à
déterminer les divergences entre les performances des sujets schizophrènes
et celles des sujets « normaux », ou d'autres groupes pathologiques,
permettent surtout de mettre en évidence le rapport du sujet de renonciation
à celui de V énoncé — si l'on veut du (je) et du « je », ou du « tu », dans un
énoncé du type : [(je) dis] : « j'aime », ou [(je) dis] : « tu aimes ». La trans-
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formation négative suppose, en effet, une capacité de dissociation entre


le sujet de renonciation, qui produit, génère des phrases, et l'énoncé
produit, généré. C'est en tant que celui-ci est vécu comme distinct du
sujet, objet proposé à la communication, que peut lui être appliquée la
transformation.
Certes, on pourra objecter que ce processus de dissociation est
accentué par les conditions artificielles de l'épreuve et que, par ailleurs, l'énoncé
à transformer y apparaît comme proposé par l'observateur, ce qui fait
interférer de nouvelles variables. Mais l'on verra, par la suite, que le
discours spontané du schizophrène pose également la question de la réalité
de la transformation négative chez ce type de sujet, et que, pour
artificielles qu'elles soient, les épreuves ne créent pas un problème inexistant
par ailleurs.

On a choisi de soumettre les sujets à deux épreuves différentes afin


de vérifier leur aptitude à transformer un énoncé. Dans une de ces épreuves,
on propose au malade une phrase predicative et on lui demande de lui
appliquer une transformation négative en lui indiquant les procédés
morphologiques qu'il aura à utiliser : il ferme la porte/il ne ferme pas la porte.
Dans Vautre épreuve, dite des contraires, on demande au sujet de donner
les contraires d'adjectifs ou de verbes, d'état ou de procès, qui lui sont
soumis. Les adjectifs appartiennent à la classe de ceux qui excluent le
contraire morphologique — large/étroit s'opposant à poli/impoli sur le
plan de la classification des adjectifs. De même, pour les verbes, on a
exclu ceux du type : fairejdéfaire, ou ceux auxquels correspond un
inverse et non un contraire : allumer I éteindre.
L'épreuve des contraires repose sur l'hypothèse que le contraire
lexical (grand/petit; aimer /haïr) résulte, au même titre que la négation
de la phrase (il vient jil ne vient pas), d'une transformation négative
appliquée à une partie du prédicat de la phrase noyau. On pose la relative
équivalence — avec des différences dans l'incidence de la négation — de :
il n'est pas grand -*- il est petit; ne pas aimer -*■ haïr.
Cette épreuve s'étant avérée beaucoup plus manipulable — même
pour les groupes de sujets « normaux » — que celle décrite précédemment,
on consacrera la plus grande partie de cette étude à l'analyse des résultats
qu'elle a permis de recueillir, n'utilisant ceux obtenus à l'épreuve de
transformation de la phrase predicative que dans un deuxième temps.

4. Description de l'épreuve. Les contraires demandés se situent dans


deux classes grammaticales :
celle des adjectifs : grand, pauvre, chaud, doux, profond, beau, absent,
vrai, pareil, comique, masculin, etc.,
celle des verbes : naître, aimer, savoir, etc.
Ces mots présentent des ambiguïtés qui se situent à différents niveaux :
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— entre plusieurs classes grammaticales possibles : savoir est à la


fois un verbe et un substantif;
— entre des mots ayant des distributions différentes, — par exemple,
doux, — voire même entre un mot et un syntagme : naître peut être entendu
comme n'être;
— entre des homonymes que distingue seulement le fait qu'ils sont
associés les uns à des non-animés, les autres à des animés : ainsi, profond
peut être associé à des non-animés (eau profonde) ou à des animés (esprit
profond) ou encore aux comportements ou actions de sujets animés (texte
profond, regard profond). Or, ces divergences d'emplois engagent deux
types de contraires différents : bas ou superficiel. Ce dernier type
d'ambiguïté est fréquent dans la liste donnée : un temps chaud / une personne
chaleureuse; un mets doux / une personne douce, etc.
La transformation négative suppose donc, au préalable, une levée
d'ambiguïté. Autrement dit, au niveau de la réception de la consigne elle-
même, le patient doit exclure certains types de distributions avant d'opérer
la transformation négative. Il importe de noter que la transformation
négative ne se fait pas à partir du terme ambigu, mais à partir d'une désambi-
guïsation du mot. Ce fait sera d'ailleurs souligné par les réactions
comportementales des schizophrènes.

Les consignes peuvent comporter deux niveaux :


Le niveau de la consigne élémentaire. On demande au sujet de donner
le contraire d'un mot — « donnez le contraire du mot grand » — sans
insister sur le fait qu'il s'agit d'une transformation négative. Une telle
consigne suffit, en général, pour provoquer la réponse.
Si on n'obtient pas de réponse, on passe au niveau de la mise en
évidence de la transformation en amenant, par l'exécution de la transformation
d'une phrase predicative, la substitution lexicale — « Celui qui n'est pas
grand, il est?... » — L'induction de la réalisation de la transformation est
réalisée en offrant un type morphologique de négation.
Un exemple précède toujours la présentation du premier item.

5. Les groupes de sujets. La population des schizophrènes a été


déterminée pas des psychiatres — Drs Daumézon, Boige et Melmann — dans
le cadre du Service de l'Admission de l'hôpital Sainte-Anne. Elle est
composée de 45 sujets, dont 35 ont été classés comme schizophrènes paranoïdes,
5 comme schizophrènes catatoniques, 5 comme hébéphrènes. Les épreuves
des contraires ont été présentées également à deux ensembles de groupes
de contrôle :
— Les groupes dits « normaux » : un groupe de sujets (15) pris dans
le service de Neurochirurgie de l'hôpital Saint-Anne et dont le niveau
socio-culturel est appareillé à celui des schizophrènes (malades souffrant de
sciatique, par exemple); un groupe d'étudiants (49) de la Faculté des
lettres de Tours. Les performances de ces deux groupes de sujets sont
d'ailleurs convergentes à ceci près que les réponses des étudiants sont plus
dispersées, plus proches, en cela, de celles des schizophrènes. Il nous a
donc paru valable de prendre ici comme référence ce groupe de contrôle,
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choix justifié par le nombre plus important de sujets qu'il comporte.


— Les groupes pathologiques : parkinsoniens, aphasiques, malades non-
aphasiques avec lésions corticales, déments séniles. Les sujets ont été
examinés dans le cadre de la R. C. P. 41 du C. N. R. S. par l'auteur en
ce qui concerne les déments séniles, par J. Dubois et P. Marcie en ce qui
concerne les autres groupes.

6. La spécificité des réactions comportementales à la consigne chez les


schizophrènes vaut qu'on s'y arrête :
a) On a noté que les sujets acceptent bien ce type d'épreuves. Ce qui se
manifeste par un nombre restreint de refus. Ainsi, on a obtenu, pour 45 sujets
3 réactions de désarroi — comme les pleurs — et un refus absolu de toute
réponse. L'existence de ce type de comportement pose cependant un
problème dans la mesure où les deux groupes de contrôle « normaux » ne
présentent jamais une telle réaction en face de l'épreuve. En revanche,
le nombre des refus est considérable chez les déments — entre 20 et 40 %
d'échecs par rejet de la consigne. L'intolérance des deux groupes semble
cependant relever de causes différentes. Chez les déments, l'intolérance
à tout exercice sur la langue elle-même — opérations métalinguistiques
au sens où l'entend Jakobson — paraît en être l'explication essentielle.
Il faut y ajouter un phénomène d'inertie qui entraîne la stéréotypie écho-
lalique du refus. Chez les schizophrènes, ces refus paraissent relever de
l'impossibilité de dissocier le sujet de renonciation du sujet de l'énoncé,
de distinguer la production de la phrase de la phrase produite. Ce qui se
repère dans la stupeur, le désarroi du sujet face à la question, et les
justifications de son comportement qu'il donne par la suite.
b) Par ailleurs, on a relevé très peu d'aveux d'ignorance. Ceux-ci existent
pourtant dans les réponses des divers groupes de contrôle, et même chez
les « normaux ». Mais les aveux d'ignorance de ceux-ci ne suivent pas les
mêmes items que ceux des schizophrènes. Ainsi, profond entraîne 59 %
d'échecs chez les étudiants et 2 % seulement chez les schizophrènes. En
revanche, naître obtient comme réponse mourir chez 100 % des «
normaux », alors que 10 % des schizophrènes répondent : je ne sais pas.
De même, aimer n'entraîne que 2,5 % d'échecs chez les « normaux »
contre 11 % chez les schizophrènes; savoir : 5 % contre 18,5 %. On
constate que, chez les schizophrènes, ces aveux d'ignorance interviennent
surtout quand il s'agit de donner le contraire de verbes, et en particulier
de ceux qui impliquent un sujet animé — naître, aimer, savoir — verbes
dont, de plus, les connotations peuvent être très fortes.
c) Très souvent, un commentaire accompagne la réponse exacte. Les types
de commentaires peuvent grosso-modo se ramener à deux :
1. Le commentaire exprime une modalisation de la réponse : on
pourrait dire; par exemple; ça dépend; peut-être; je suppose; quelque chose
comme ça; etc.
Cette modalisation peut s'analyser de diverses manières :
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— Elle n'est pas, en tout cas, un commentaire idioséméiologique


— tels ceux retrouvés si fréquemment chez les déments —
faisant référence au contexte immédiat ou à l'expérience passée
du malade.
— Elle peut signifier une recherche d'ambiguïté au niveau même
de la réponse, contrepartie de l'ambiguïté de la consigne dont
le sujet ne veut assumer la désambiguïsation. D'où le caractère
relatif qu'il s'efforce de donner à sa réponse (Cela dépend du sens
que vous donnez à votre question autant que du sens que je
donne à ma réponse).
— Elle peut exprimer aussi un refus d'assumer l'énoncé et le parti
de laisser à l'observateur le choix de la réponse elle-même. En
fait, cette dernière explication, quoique susceptible d'une portée
beaucoup plus générale puisqu'elle met en cause le rapport du
sujet à son propre énoncé, peut être rapprochée de la précédente
pour ce qui est des réponses aux items proposés puisque le
comportement verbal du schizophrène tend à remettre à celui qui donne
la consigne le soin de choisir la réponse, et par-là même de lever
l'ambiguïté inhérente au message proposé.
Cette interprétation est d'ailleurs confirmée par deux réactions
comportementales :
— Si le terme donné est ambigu, ou éprouvé comme tel, le malade
peut explicitement demander à l'observateur de lever l'ambiguïté.
Le schizophrène réagit alors par une demande d'épellation du
mot, de situation de celui-ci dans un contexte qui en fixe la
distribution, voire même de définition du terme par
l'observateur : Vous voulez dire par-là? — Comment le concevez-vous?, etc.
Cette réaction comportementale est très rare chez les sujets
« normaux » ou dans les autres groupes pathologiques.
— Le souci de laisser à l'observateur la responsabilité de l'énoncé
peut s'exprimer aussi par une simple mélodie interrogative qui
modalise la réponse.
2. Les commentaires mettent en évidence, également, la contestation
du code normal, des règles de la langue, des définitions apprises,
contestation à l'origine d'ailleurs du néo-code que le schizophrène va substituer
à celui qui lui est offert. Cette contestation peut s'exprimer :
— Par la relativisation du code appris : c'est relatif; c'est trop simple;
apparemment c'est; j'aurais voulu mieux; etc.
— Par une double réponse, c'est-à-dire par l'ambiguïté réalisée :
(le contraire de bon?) Mauvais ou méchant; (le contraire de
méchant?) Bonne ou aimable, etc. Il arrive assez fréquemment
aussi que le schizophrène énonce une série de termes, refusant
de s'en tenir à celui qui, dans la langue, est étroitement correlié
à l'item donné. Ces comportements peuvent s'analyser, par
ailleurs, comme un refus d'assumer un choix, un énoncé.
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— Par une substitution explicite, par le sujet, de son propre


arbitraire au code normal : (le contraire de vrai?) Dans l'état actuel
des choses, je dirai irréel.

7. Présentation des résultats à Vépreuve. Les caractères principaux,


purement descriptifs en un premier temps, que l'on peut dégager des
réponses des schizophrènes en les comparant aux réponses des « normaux »,
et même aux autres groupes pathologiques, sont susceptibles d'être
regroupés sous plusieurs rubriques :
a) La dispersion des réponses. Ainsi, le contraire donné pour beau
est laid chez 100 % des « normaux », chez 48 % seulement des
schizophrènes, qui répondent aussi par moche (19 %), vilain (14 %), et par :
mauvais, mal, désagréable à voir, etc. Naître entraîne mourir chez 100 %
des « normaux », et chez 33 % des schizophrènes, dont les réponses
données par ailleurs ne peuvent être regroupées : décéder, disparaître,
crever, flageoler, tituber, se pâmer, renaître, ne pas venir au monde, qui
n'est pas, mort, décès, absent, le néant, etc. Bon obtient comme réponse
mauvais chez 78 % des « normaux » et 48 % des schizophrènes, méchant
chez 16 % des « normaux » et 10 % des schizophrènes ; les normaux
échouent à 6 %, tandis que tous les schizophrènes donnent une
réponse; 42 % de celles-ci se répartissent entre haineux, cruel, mal, etc.
Savoir a comme contraire ignorer pour 90 % des « normaux » qui répondent
aussi méconnaître (5 %) ou qui échouent (5 %); 22 % seulement des
schizophrènes donnent ignorer, les autres répondent par : ne rien savoir,
être sot, être bête, être illettré, l'ignorance, le néant, ignare, etc., ou échouent
(15,5 %). Aimer a comme contraire haïr chez 59 % des « normaux »
qui donnent aussi détester (36 %), mal aimé (2,5 %), ou échouent (2,5 %);
les schizophrènes répondent par haïr (30 %), détester (22 %), et par :
mourir, vomir, se garder à soi-même, insociable, froid, stylé, indifférence, etc;
ils échouent à 11 %. Doux accepte plusieurs contraires et obtient donc
des réponses dispersées même chez les sujets « normaux ». Cependant,
pour 49 réponses, on ne relève chez ceux-ci que 11 termes différents
alors que, chez les schizophrènes, il y en a 28 pour 45 réponses.
b) La systématisation quantitative qui apparaît comme une recherche
de spécificité par hypertransformation négative. La règle première que le
schizophrène semble se donner est celle de choisir un terme marqué
stylistiquement, et plus particulièrement un terme affecté
quantitativement du signe « -f ». Ce qui est écarté, c'est le terme neutre. Aussi,
donne-t-il comme contraires de grand : nain, minus, minuscule; comme
contraire de pauvre : opulent; de bon : haineux; de doux : brutal, violent,
cruel, coléreux, intransigeant, revêche, une brute, etc.; de chaud : glacial,
terrible, austère, etc.; de beau : moche; de masculin : efféminé, délicat,
frêle, fragile; d'aimer : vomir; de savoir : être bête, être sot, être illettré,
ignare, etc.; de pareil : opposé; de se lever : s'écrouler, etc. Cette tendance
est absente des réponses des « normaux ». Chez eux, pauvre -*■ riche
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(100 %); grand -> petit (100 %); masculin -> féminin (100 %)
-> froid (100 %); ôon -> mauvais ou méchant, etc.
c) La tendance à privilégier l'animé. Lorsque le terme proposé a
deux distributions, l'une où il se trouve associé avec des animés, l'autre
avec des inanimés, le schizophrène choisit presque systématiquement
le terme « métaphorique », ou « figuré », c'est-à-dire dans ce cas celui
qui convient aux animés. Ainsi, doux a pour contraires chez les «
normaux » : rugueux, rêche, amer, aigre. Les schizophrènes leur préfèrent :
rigide, coléreux, cruel, austère, intransigeant, brusque, revêche, brutal, une
brute, etc. Comme contraire de chaud, les « normaux » donnent : froid
(100 %); les schizophrènes donnent à 70 % : froid (ambigu au point
de vue distribution), mais leurs autres réponses sont des termes qui
s'associent préférentiellement avec des animés : terrible, repoussant,
austère, sévère, agressif, glacial. Pour beau, les schizophrènes donnent à
14 % : vilain — inexistant chez les « normaux » qui répondent tous par
laid — évoquant préférentiellement l'animé, et qui est, de plus, marqué
stylistiquement comme moche (15 %). A comique, les schizophrènes
attribuent comme contraire : triste, taciturne ou sérieux, plutôt que : tragique,
les uns se rattachant préférentiellement aux animés, l'antre aux
inanimés. Cette tendance à privilégier les animés à situer les termes
d'emblée à un niveau « figuré », explique d'ailleurs la divergence des
réponses entre « normaux » et schizophrènes pour le terme profond. 59 %
des sujets « normaux » échouent, 12 % donnent : peu profond, 6 % :
creux, 5 % : plat, 5 % : bas, 14 % : superficiel. Alors qu'un seul
schizophrène dit ne pas connaître le contraire de profond. Les mots donnés
sont : superficiel, futile, léger, artificiel, etc., tous termes s'appliquant
aux animés ou ambigus.
d) La recherche de termes marqués stylistiquement. Celle-ci manifeste
une volonté de donner à la réponse des connotations affectives, que l'on
peut retrouver également dans l'hypertransformation négative. Ainsi,
pour naître, on obtient : absent, stérile, le néant, flageoler, tituber, se pâmer,
qui sont des modalisations de mourir. De même pour aimer, on obtient :
insociable, froid, stylé, flegme, indifférent, etc.
La marque stylistique agit aussi pour faire passer le terme à un
certain niveau de langue :
— soit familier : moche pour laid; crever pour mourir; etc.;
— soit soutenu, littéraire, administratif : décéder, disparaître pour
mourir; délicat, frêle pour féminin; etc.
e) La prévalence accordée au signifiant. Les réponses présentent alors
une analogie homophonique avec l'item proposé. Il existe un jeu de rime
entre la consigne et la réponse. Ainsi, naître obtient comme contraires :
renaître, ne pas être, disparaître. Quand cette tendance est trop prégnante,
elle peut provoquer des réponses aberrantes, voire schizophasiques : un
sujet donne : le pot comme contraire de pauvre.
Le fait que le signifiant soit privilégié paraît rendre compte aussi
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de l'exceptionnel regroupement des réponses des schizophrènes à l'item


absent (il existe aussi pour l'item masculin). En effet, les schizophrènes
donnent à 90 % : présent, et dans les autres réponses présent ou présence
figurent. Or, présent /absent manifestent une certaine homophonie. Il faut
ajouter que dans ce cas joue concurremment le fait que présent /absent
sont associés préférentiellement à des animés.
f) La tendance à opérer sur plusieurs classes lexicales en privilégiant
celles des adjectifs et des substantifs. La transformation négative répartit
les termes en deux classes. Le fonctionnement grammatical des termes
n'intervient qu'en second lieu. Or, dans ces deux ensembles correliés
simplement par la négation, le schizophrène choisit souvent des adjectifs
et des substantifs comme contraires de verbes, et parfois des substantifs
comme contraires d'adjectifs. Ainsi, pour naître : le décès, le néant, la
mort, absent, stérile. Pour aimer : insociable, froid, stylé, flegme,
indifférence, indifférent, stérile. Pour riche : la mendicité.
Les premiers mots proposés dans la série étant des adjectifs, on peut
penser, du moins dans le cas des verbes, que l'inertie joue dans le choix
fait par le malade. Mais elle paraît dans ce cas plus prégnante chez les
schizophrènes que chez les aphasiques, les parkinsoniens, ou même les
déments dont le discours témoigne par ailleurs de marques de persévé-
ration massives, incomparables avec ce qu'on peut déceler dans l'énoncé
des schizophrènes. Il semble donc que la seule persévération ne soit pas
ici en cause, mais aussi et surtout la prévalence accordée à la corrélation
sémantique sur l'intégration grammaticale. Il y aurait une relative
indifférence aux catégories syntaxiques et/ou morphologiques au profit de
l'attention accordée à l'établissement de relations sémantiques.
g) L'apparition de réponses schizophasiques. Il semble qu'il faille
attribuer, à tout le moins, deux sens différents au mot schizophasie :
— elle peut être une singularité, une improbabilité, dans la
corrélation établie par le malade entre le terme « a » qui lui est proposé
et le terme « a"1 » qu'il donne, lui, comme contraire : vrai/irréel;
chaud {agressif; masculin /frêle; profond /artificiel; naître /tituber, se
pâmer, etc. De tels glissements de sens, interprétables dans le
cadre d'une épreuve, sont à l'origine de l'élaboration de
néocodes, et pourront apparaître eux-mêmes comme néologismes dans
le contexte plus libre d'un discours spontané;
— elle peut être entendue comme une création de néo-formes,
élaborées, certes, à partir des phonèmes, voire des syllabes, du code
appris, mais ne figurant pas dans le lexique de la langue parlée.
Une seule réponse de ce type a été donnée : [kats] comme contraire
de pauvre. Sans doute, la stabilité des classes de contraires et le
caractère artificiel de l'épreuve ont contribué à réduire la
création de néo-formes chez des sujets dont le discours spontané en
contenait par ailleurs.
h) La tendance à substituer la négation morphologique du prédicat à
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la négation lexicale existe chez certains sujets catatoniques ou hébéphrènes.


Naître a alors comme contraire pas naître (8 %); savoir : ne pas savoir ou
ne rien savoir (22 %); aimer : ne pas aimer (9 %). Ce sont encore les verbes
que touche électivement ce processus. On peut l'attribuer à l'inertie,
— la réponse reprenant l'item et, par ailleurs, la négation predicative
étant beaucoup plus employée, — et au caractère « économique » de ce
type de transformation négative. Il ne s'agit plus, en effet, de trouver
un terme de la classe lexicale A"1, mais simplement d'ajouter le
quantificateur pas au terme donné. Ce type de réponse, absent chez les « normaux »,
se retrouve par contre chez les aphasiques et plus encore chez les déments,
i) Une relative indifférenciation des transformations se retrouve parfois
chez les sujets catatoniques et hébéphrènes. Elle paraît ressortir du même
type d'explication que les réponses par négation morphologique du
prédicat. On peut croire, en effet, que c'est l'incidence de l'inertie, de la per-
sévération, qui fait qu'un malade donne comme contraire de beau : belle,
de masculin : masculine, de vrai : la vérité, etc. Les réponses des
catatoniques et des hébéphrènes s'apparentent sur ce point aussi à celles des
déments, et de certains aphasiques.

8. Une interprétation des résultats recueillis exige que l'on constate


tout d'abord qu'i'Z n'existe pas une grammaire unique pour tous les types
de schizophrènes. Et que, pour s'en tenir en un premier temps à la
nosologie psychiatrique, il faut à tout le moins distinguer la grammaire des
paranoïdes, de celles des catatoniques, ou des hébéphrènes. Celle-là se
caractérise avant tout par l'importance des néo-structurations, celles-ci
par un aspect déficitaire évoquant la détérioration. Et, certes, c'est là
trop simplifier. Car il semble que l'on puisse, en un deuxième temps, isoler
plusieurs grammaires de paranoïdes.
Par ailleurs, si l'on s'en tient aux réponses les plus fréquentes et à
leurs caractéristiques les plus prégnantes, on peut conclure que ce qui
différencie fondamentalement les réponses des schizophrènes de celles des
« normaux », et même des autres groupes pathologiques, c'est le rapport
existant entre le sujet dénonciation, le sujet générant et produisant les
phrases, et son texte, l'énoncé produit. Ce que les épreuves sur le code, et
spécialement l'épreuve de transformation négative, exigent du
schizophrène, c'est qu'il éprouve l'énoncé de l'observateur, et son énoncé propre,
comme des objets proposés à la communication, objets auxquels il aura à
faire subir une transformation. Or, une particularité constante des réponses
du schizophrène semble justement être la difficulté d'assumer l'énoncé
produit.
Cela se repère dans la façon dont il laisse à Vobservateur le soin de lever
les ambiguïtés tant du message que celui-ci émet que du message que lui-
même produit, ce qui revient à laisser à l'observateur le soin d'assumer
tout énoncé.
Pour le texte produit, et non assumé, une autre réaction sera de le
95

considérer comme un jeu de signifiants, possible dans la mesure où le sujet


ne l'investit pas comme sien. La responsabilité de l'énoncé serait ici
laissée à la langue devenue activité libre de générations et de
transformations. Ainsi s'expliquent les néo-formes schizophasiques élaborées selon
des patterns de langue, mais affranchis des règles qui président à la
dérivation, la suffixation, etc.
La modification du rapport sujet d'énonciation/énoncé est encore
perceptible dans la manière dont les schizophrènes modalisent leurs énoncés.
La modalisation, quasi-constante, peut prendre différentes formes :
contestation du code ou des énoncés de l'allocutaire,hypertransformation,
recours à des termes marqués stylistiquement, emploi de modalisateurs
atténuatifs, etc. En fait, quelles que soient les modalités utilisées, il s'agit
toujours de privilégier le temps de renonciation.
D'ailleurs, lorsque le schizophrène privilégie V animé-personne, c'est
encore par incapacité de dissocier le sujet produisant de l'énoncé produit.
Il identifie sa réponse à sa production elle-même. Ce qu'il peut moins faire
qu'un autre, c'est poser son texte en objet fini capable d'être objectivé,
ce qui serait le cas dans une phrase ayant pour base un non-animé. La
« métaphorisation » des énoncés apparaît ainsi comme le résultat de cette
prévalence du sujet d'énonciation qui « médiatise » en quelque sorte tous
les lexemes.
L'indifférenciation des classes grammaticales et la prévalence des
substantifs et des adjectifs semblent ressortir aussi du fait qu'au niveau de la
génération des messages les composantes sémantiques vont déterminer
les ensembles de mots dans lesquels les termes adéquats seront choisis.
Et que naître /absent, le néant ; aimer/froid, stylé, indifférent; savoirjnul,
Vignorance, etc., n'appartiennent pas à la même classe grammaticale
gêne d'autant moins le schizophrène que pour lui les corrélations
sémantiques prévalent sur les corrélations grammaticales. Il lui suffit que les
termes soient apparentés sémantiquement. D'ailleurs, dans les épreuves
de production de phrases, les schizophrènes refusent les énoncés
sémantiquement inadéquats (le cheval voit rouge) et produisent de préférence
des phrases sémantiquement correctes, au prix d'une grande complexité,
voire d'anomalie, grammaticales. Les « normaux », au contraire,
privilégient la phrase syntaxiquement simple et correcte quitte à ce qu'elle
comporte des anomalies sémantiques. Ces résultats, curieux au premier
abord, s'expliquent par la subordination des patterns syntaxiques, qui
appartiennent à l'énoncé produit, à l'établissement de relations
sémantiques relevant de renonciation.

9. Ces analyses des performances des schizophrènes posent, en


définitive, la question de leur aptitude même à réaliser une transformation
négative. En effet, dans la mesure où ils n'assument pas leurs énoncés,
la réalité d'une transformation effectuée sur l'énoncé devient
problématique. A quoi correspondent donc ces emplois de moyens morpholo-
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giques? Et ces phrases apparemment négatives générées au même titre


que des phrases affirmatives?
Que l'on n'obtienne pas réellement une transformation négative de
l'énoncé produit, mais plutôt une nouvelle génération de phrase peut,
d'ailleurs, se vérifier par l'épreuve de transformation d'une phrase
predicative. Ainsi, lorsqu'on donne aux schizophrènes la phrase : il a mangé
des pommes, et qu'on leur demande d'opérer sur celle-ci une
transformation négative en leur indiquant les procédés morphologiques à utiliser,
— ne... pas, — ils répondent invariablement : il a mangé des bananes,
il a mangé des poires, il a mangé des oranges, etc., malgré les exemples
fournis et l'insistance sur les procédés morphologiques à employer. En
fait, le sujet génère une nouvelle phrase se situant dans un rapport
d'exclusion à la première, l'énoncé de l'observateur. Sans doute, de telles
réponses peuvent se retrouver chez les « normaux », ou dans d'autres
groupes témoins, mais elles sont loin d'être choisies par eux de façon
systématique. Alors que leur constance chez le schizophrène s'explique
par le fait qu'à la consigne d'opérer une transformation négative sur un
énoncé, il répond par la génération d'un autre énoncé vis-à-vis duquel il
se situe finalement dans un rapport direct d'énonciation. Si celui-ci peut
apparaître comme négation ce n'est qu'en tant qu'il exclut l'énoncé de
l'observateur, sinon l'observateur lui-même.

10. Il faut, à ce propos, se reposer le problème de la négation elle-même.


Il semble qu'il faille à tout le moins distinguer trois niveaux où «
affirmation » et « négation » s'opposent. Encore ont-elles, à chacun de ces
« stades », une portée très différente. Et c'est abusivement que nous les
désignons ici par les mêmes concepts.
En un premier temps, l'énoncé, voire le seul comportement, du sujet
peut signifier l'inclusion et/ou l'exclusion du monde. Ici, le « oui » et le
« non » sont implicites. Rendus manifestes par une analyse du message,
de l'attitude du locuteur, ils ne se donnent pas explicitement comme tels
dans l'énoncé qui, par rapport au sujet de renonciation, se situe alors
dans un rapport d'immédiation, on pourrait presque dire « d'affirmation ».
Le sujet se donne comme totalement confondu à son énoncé, pure
inclusion et/ou pure exclusion. Le « oui » et le « non » sont alors absolus,
exclusifs l'un de l'autre, ne permettant aucun jeu dialectique d'acceptation et
de refus, possible seulement à partir du moment où chacun pourra se
retourner en son contraire sans pour autant s'annuler.
Si le « oui », ou le « non », s'expriment dans l'énoncé, ils marquent
l'assomption par le locuteur de son acceptation, ou de son refus, du
monde, tel en particulier qu'il apparaît dans l'énoncé de l'allocutaire
auquel se réfère alors celui du sujet. L'existence positionnelle de
l'affirmation, ou de la négation, dans l'énoncé permet au sujet de renonciation
de se distinguer de l'énoncé produit et de ne pas se confondre au
mouvement d'inclusion et/ou d'exclusion du monde qu'il y exprime. Cette pre-
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mière dissociation du sujet qui produit le message et du message produit


est corrélative de la distinction du sujet et du monde, du sujet et de l'autre.
Ce qui se repère particulièrement bien dans le fait que (je dis) oui, ou
(je dis) non, supposent la possibilité d'un (je ne dis pas oui), (je ne dis
pas non), qui marquent une capacité du sujet à se soutenir hors d'une
adhésion, ou d'un rejet, immédiats du monde, de l'énoncé de l'allocutaire.
De cette distance prise par le sujet par rapport à son énoncé naît pour lui
la faculté d'une dialectique d'inclusions et d'exclusions partielles du
monde exprimées notamment par (je dis) oui et non. Il faut noter qu'à ce
niveau l'acquiescement, ou le refus, ont toujours pour objet le monde, tel
qu'il se manifeste notamment dans l'énoncé de l'allocutaire.
La transformation négative, elle, — qui apparaît avec les procédés
morphologiques du ne... pas et les procédés lexicaux des contraires et des
inverses — n'intervient qu'en un troisième moment. Elle est
retournement de l'énoncé du sujet lui-même en son contraire, ou son inverse. Elle
n'est plus adhésion — implicite ou explicite, totale ou partielle, — au
monde mais expression du rapport même dans lequel le sujet se situe
présentement par rapport à son énoncé. Elle marque plus nettement
encore la dissociation du sujet qui produit le message de l'énoncé généré,
dissociation qui n'est plus simple recul, en quelque sorte instantané,
vis-à-vis du monde, mais manifestation de la scission entre le sujet de
renonciation et le sujet de l'énoncé. Celui-ci apparaît, en effet, comme une
manifestation, parmi d'autres possibles, du sujet parlant qui pourra se
modifier voire s'inverser dans le temps, et qui suppose d'ailleurs, au
moment même de la parole, cette possibilité de se retourner en son
contraire. Ainsi j'aime suppose la possibilité du je n'aime pas, et vice
versa. Et ce n'est qu'en tant que ce renversement potentiel existe, que le
sujet peut assumer véritablement son énoncé comme un choix actuel
qu'il sanctionne 1.

11. Or, le schizophrène paraît toujours se situer par rapport à son


énoncé dans un rapport direct d'énonciation, incompatible avec l'assomption
de Vénoncé comme tel, condition nécessaire à la réalisation d'une véritable
transformation négative. L'affirmation, ou la négation, n'existent dans son
discours que sous la forme d'inclusion et/ou d'exclusion immédiates du
monde, d'un « oui » et/ou d'un « non » implicites. Et qu'il ait à sa
disposition les procédés morphologiques ou lexicaux de la négation ne signifie
pas qu'employés par lui ils expriment une transformation négative de
l'énoncé.
Certaines phrases relevées dans les discours spontanés de sujets

1. Peut-être trouve-t-on ici une des causes des divergences constatées dans les
performances des schizophrènes suivant qu'il s'agit d'adjectifs ou de verbes. Dans
le cas d'adjectifs, la consigne pourrait être entendue comme une adhésion ou un refus
à accorder à certaines modalités du monde, alors que pour les verbes, et surtout s'ils
impliquent un sujet animé, elle serait nécessairement reçue comme une demande de
transformer un énoncé après l'avoir assumé comme sien.
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schizophrènes sont, de ce point de vue, significatives : Que Von mange ou


queVon ne mange pas, c'est la même chose — Que tu paries ou pas, c'est la même
chose — Que l'on soit ici ou que Von soit ailleurs, ça sera pareil — Qu'on le
sache ou non, c'est la même chose — II veut m' interdire que j'en parle ou
que je n'en parle pas — C'est une thèse que je dois défendre ou pas défendre
— Un faux geste, même si c'est un geste régulier, il m'est interdit d'en parler
— Je peux parler ou le contredire, dire cette vérité ou dire ce mensonge
— Ce que je peux aussi bien supporter chez moi que chez vous, ici
qu'ailleurs, etc. De tels énoncés, où les phrases négatives sont posées comme
équivalentes aux phrases positives, manifestent bien que les procédés
morphologiques de la négation y figurent avant tout comme un jeu
formel de signifiants, déploiement en quelque sorte des virtualités de la
langue, ambiguïtés réalisées qui ne véhiculent à la limite d'autre message
que celui que l'allocutaire, quant à lui, voudra bien assumer.

Outre la mise en cause de toute transformation négative, on voit


ce qu'une telle attitude du schizophrène vis-à-vis de son énoncé pose
comme problème au niveau des schémas de communication. Car sur quoi
peuvent se régler les échanges des protagonistes de renonciation hors
d'un réfèrent, le monde tel que le « je » et le « tu » sont supposés l'assumer
dans leurs énoncés? Or, ce troisième terme paraît pour le schizophrène
ne jamais pouvoir être posé, et les règles qui tentent de le définir sont
toujours contestées. Ce qui autorise à penser que les rapports du « je »
et du « tu » — si tant est qu'ils soient fondés comme distincts à ce niveau
— se réduisent à un jeu mutuel d'inclusion et/ou d'exclusion qui bien
abusivement serait appelé « communication » linguistique.

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