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CINNA DE CORNEILLE
Loris Petris
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1. Voir Jacques Morel, « Rhétorique et tragédie », XVII e siècle, 80-81 (1968), p. 89-105 ; J. Cousin,
« Rhétorique latine et classicisme français », Revue des Cours et Conférences, XXXIV, 2 (1933), p. 159-168
et 234-243.
2. Voir Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1996, II,
« Corneille et la Société de Jésus ». Voir par ex. l’alternance des genres rhétoriques dans Cinna : judi-
ciaire (II, 2 et V, 1) ; délibératif : qui incite (I, 3 ; IV, 3), qui dissuade (I, 4 ; II, 1 ; III, 4), qui hésite (I, 1 ;
III, 3 ; IV, 2). Ailleurs, délibératif : Le Cid, I, 6 ; Othon, V, 2 ; judiciaire : Le Cid, II, 8, et Horace, V ;
l’épidictique : L’Illusion comique, II, 2. Voir W. J. Dickson, « Corneille’s Use of Judicial Rhetoric : the
Last Act of Horace », XVIIth Century French Studies, X (1988), p. 23-39 ; F. Goyet, Le Sublime du « lieu
commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, p. 96-105
(Horace, V, 2, v. 1481-1534).
3. La critique moderne a relevé à quel point Cinna (1641) et Polyeucte (1642) explorent un héroïsme
qui ne se définit plus aux dépens des autres, comme dans Le Cid (1637) et Horace (1640), mais à travers
une générosité politique (la clémence) ou religieuse (le martyre) qui englobe les autres. Sur Cinna, voir
A. Georges, « L’augustinisme politique de Cinna », Les Lettres romanes, XLVII (1993), p. 147-159 ;
C. J. Gossip, « La clémence d’Auguste, ou pour une interprétation textuelle de Cinna de Corneille »,
XVII e siècle, XLVI (1994), p. 547-553 ; M. J. Muratore, « The Autocracy of Rhetoric in Corneille’s
XVII e siècle, no 219, 55e année, no 2-2003
218 Loris Petris
PRÉSENCE DU PATHÉTIQUE
Le souffle du pathétique parcourt Cinna. Ainsi, lorsque Émilie résiste aux argu-
ments de Fulvie qui l’appelle à plus de modération en lui rappelant les bienfaits
d’Auguste (v. 61-68), la nécessité de la (dis)simulation (v. 85-86) et la possible mort
du tyran (v. 87-96), rien ne semble « attiédir » (v. 62) la justa ira d’Émilie. Mais dès
que Fulvie évoque la « perte » (v. 144) de Cinna en disant que « sa mort est visible »
(v. 117), Émilie s’écroule sous le coup de l’émotion : « Ah ! tu sais me frapper par où
je suis sensible » (v. 118). La rime visible-sensible montre que la représentation
visuelle est un chemin d’accès à l’émotion4. Dans I, 1, la « sanglante image »
qu’apercevait Émilie mettait déjà en évidence le pouvoir de la phantasia qui décuple
chez l’individu la force de l’émotion, transformant la rage en haine5. Un même
recours au pathos caractérise le récit que fait Cinna du discours qu’il a tenu aux conju-
rés (I, 3) : centrés sur le modèle de la contio, ses propos recourent massivement aux
armes du movere pour mieux persuader. Très structuré6, ce discours dans le discours
met en scène tous les moyens susceptibles de susciter une puissante émotion chez
les conjurés comme chez Émilie (et auprès du public !) : métaphore (v. 168), ana-
phores qui ponctuent des énumérations (v. 178-184 et 197-208), prétérition (v. 205)
et surtout représentations visuelles hautes en « couleurs » (v. 193)7, colores rhétoriques
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Cinna », Romance Quarterly, 37 (1990), p. 259-266 ; René Pintard, « Autour de Cinna et Polyeucte », RHLF,
1964, p. 377-413 ; C. Venesoen, « Cinna et les avatars de l’héroïsme cornélien », PFSCL, XVIII (1991),
p. 359-381 ; E. E. Williams, « Cinna : a Note on the Historical Sources », Romanic Review, XXVII (1936),
p. 251-254.
4. Le même diptyque visible-sensible est repris à la fin des v. 189 ( « peinture effroyable » ) et 203
( « horribles traits » ), parfaits échos de la « sanglante image » du v. 13.
5. « [...] cette sanglante image, / La cause de ma haine, et l’effet de sa rage, » (v. 13-14) : la colère
suscite la vision terrifiante qui provoque la haine, tout comme dans I, 3, le discours tout en images aux
conjurés décuple leur haine.
6. Exorde (v. 163-172) : assassinat nécessaire et perversion du tyran ; narration (v. 173-208) : effets
(v. 173-176), moyens (batailles, concorde impie et morts, v. 177-188, 189-204, 205-208) ; effet du dis-
cours sur l’auditoire (v. 209-214) ; péroraison (v. 215-240). Les deux moments les plus importants
(l’exorde et la péroraison) sont rapportés au discours direct.
7. « Tableaux » v. 177 et 189, « peinture » v. 189, « je les peins » v. 195, « j’ai dépeint » v. 206.
8. Confirmé par la rime du v. 194 ( « tragiques histoires » ) qui renvoie à un genre avide de sensa-
tions fortes. Voir le v. 647. Cicéron, Or., XIX, 65, rattache les colores à la sophistique. L’emploi massif
de l’ornatus marqua à n’en pas douter le public puisque Corneille défendit dans son Examen (1660) la
pertinence de cette « narration ornée ».
9. Le v. 219 fait écho au v. 12 tout comme « l’occasion » du v. 229, le kairos aristotélicien, reprend le
v. 29, comme si Émilie et Cinna utilisaient un même langage ; ou comme si Émilie avait influencé
Cinna au point de lui prêter ses propres paroles, selon que l’on penche pour une interprétation « par le
haut » (Cinna tiraillé entre son amour et son honneur) ou « par le bas » (Cinna jouet d’Émilie et beau
parleur qui tergiverse mais n’agit pas).
L’argumentation dans Cinna de Corneille 219
« dans un même instant, et par un effet contraire » des émotions opposées telles que
l’horreur et la colère (v. 160-162)10.
De même, lorsque Auguste consulte Cinna et Maxime (II, 1), c’est en définitive à
cause de son émotion qu’il se résout à suivre l’avis hypocrite de Cinna, dont l’appel à
la pitié (conquestio)11 fait mouche comme durant le discours aux conjurés :
Le discours se fait performatif, il devient acte : il fait ce qu’il dit ( « que la pitié vous
touche » ) et il y parvient en mettant en scène Rome personnifiée et agenouillée. Si,
ailleurs, c’est l’indignation12 d’Émilie qui l’emporte et qui réveille la haine, l’appel à la
pitié vainc ici le cœur d’Auguste qui consent à un sacrifice de soi (v. 624) fortement
marqué, comme les v. 1339-1340, de résonances religieuses.
Enfin, écho de I, 4 où c’est Émilie qui fléchissait, la scène 4 de l’acte III montre
Cinna aux prises avec l’intransigeance et le courage d’Émilie. Cherchant des raisons
de renoncer à son acte mais ayant épuisé tous ses arguments13, Cinna est finalement
touché moins par l’aveu d’amour et de fidélité inconditionnels (v. 1033) que par la
vision d’Émilie à l’agonie. La vigueur de la représentation visuelle (« me voir »,
v. 1041) et auditive (« te dire », v. 1043) suscite l’evidentia (ou enargeia)14, qui est plus à
même de toucher l’auditeur. Elle amène la scène sous les yeux de Cinna, ante oculos
(pro ommatôn)15, ce qui est précisément le cinquième lieu de la conquestio décrit par
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10. Cinna décrit avec autant de fierté réelle que de modestie affichée (v. 204 et 211) les effets que
son discours a produits sur l’auditoire (v. 173-176, 209-214, 241-244) parce qu’il s’agit d’un discours
centré sur l’émotion du destinataire.
11. Sur la conquestio, voir Aristote, Rhét., II, 8, 1385b - 1386b ; Cicéron, De inv., I, 106-109.
12. L’indignatio est l’autre arme du movere dans la péroraison, celle dont use Valère, à l’acte V
d’Horace, lorsqu’il fustige Horace en faisant de lui un danger pour l’État. Voir Aristote, Rhét., II, 9,
1386a - 1387b ; Cicéron, De or., II, 188 ; Rhét. à Hér., II, 48-49.
13. C’est grâce à moi qu’Auguste n’a pas abdiqué (v. 949-956 ; cf. II, 1) ; vous vous déshonorez en
le haïssant de la sorte (v. 961-972) ; Auguste se préoccupe de ses sujets (v. 982-988) ; le Ciel interdit les
tyrannicides (v. 1003-1010).
14. Qualité rhétorique qui vivifie par l’action (Aristote, Rhét., III, 11, 2-4, 1411b ; Quintilien, Instit.
orat., VIII, 3, 89) ou rend sensible par un style imagé (Instit. orat., VI, 2, 32 et VIII, 3, 61-62). Liée à des
procédés mimétiques, elle est assurée par l’hypotypose, l’ekphrasis, l’isocolon, l’allégorie, etc. Voir Rhét. à
Hér., IV, 51 et 68-69 ; H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, t. I, § 810-819, p. 399-407.
15. Aristote, Poét., XVII, 1455a22 et Rhét., III, 11, 1411b21 ; Rhét. à Hér., IV, 68 ; Cicéron, De inv., I,
104.
16. Cicéron, De inv., I, 107. Voir aussi Rhét. à Hér., IV, 51 et 68.
17. Notez la vigueur du style (v. 1049 sq.) : une exclamation qui traduit l’émotion, le très bref « vous
le voulez » (v. 1049, puis 1061) suivi des répétitions compulsives de « il faut », comme si Cinna dispa-
raissait devant la force de la passion d’Émilie, « empire inhumain » (v. 1055 ; cf. v. 5).
220 Loris Petris
dont la raison maîtrise les passions mais leurs discours seraient marqués par le sceau
de l’émotion, qu’elle soit ressentie, combattue ou plus ou moins consciemment uti-
lisée comme arme pour convaincre. Autrement dit, l’éthique et la rhétorique relève-
raient de deux ordres distincts. Il n’en est rien car la présence de l’argumentation est
insistante : la « raison » qui gouverne le généreux cornélien s’exprime dans le style et
s’impose par celui-ci. L’art cornélien n’est pas moins in rebus que in adfectibus. C’est
tout au moins ce que montre une analyse des passages où le discours recourt à
l’argumentation par le général et par le particulier, qui relèvent d’une démarche res-
pectivement déductive et inductive matérialisée par la sentence et par l’exemple.
LE RAISONNEMENT DÉDUCTIF
18. Les marques textuelles de ce caractère universel et intemporel sont notamment les pronoms
« on » et « qui » lorsqu’ils signifient « l’homme », les locutions impersonnelles, les adverbes « jamais » et
« toujours », etc.
19. Tous deux comportent trois parties : les prémisses (la majeure et la mineure) qui servent,
l’accord étant fait, à faire admettre la proposition (conclusion). Mais, contrairement au syllogisme, les
prémisses de l’enthymème sont vraisemblables plutôt que vraies et celui-ci efface l’une des trois parties.
Voir Aristote, Rhét., II, 22-24, 1395b - 1402a ; Cicéron, De inv., I, 57-76 ; Jacques Scherer, La Drama-
turgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 316-333.
20. Ovide, Mét., X, v. 252.
21. Cicéron lui-même efface parfois l’un des termes de l’enthymème (par ex. Pro Marcello, § 7). Voir
M. Rambaud, « Le “Pro Marcello” et l’insinuation politique », Présence de Cicéron. Hommage au R.P. M. Tes-
tard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 43-56. Même un magistrat gallican comme Michel de L’Hospital
fait aussi disparaître l’un des termes des enthymèmes qu’il utilise dans ses discours. Voir L. Petris, La
Plume et la tribune. Michel de L’Hospital et ses discours (1559-1562). Suivi de l’édition du De initiatione sermo
(1559) et des Discours de Michel de L’Hospital (1560-1562), Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et
Renaissance », no 360, 2002, p. 230-244.
L’argumentation dans Cinna de Corneille 221
elle profère une vérité posée comme générale, universelle, qui est inscrite dans
la réalité présente, particulière. Fondé sur le constat classique que les appa-
rences sont trompeuses (v. 73), le mouvement du raisonnement pourrait se
résumer ainsi :
1. Tout bienfait d’un homme odieux est une offense (v. 74) ;
2. (or) Auguste est effectivement un homme odieux ;
3. (donc) ses bienfaits, loin de m’engager, constituent autant d’offenses et redou-
blent ma haine.
Même si le raisonnement est voilé, on est ainsi passé d’une vérité posée comme
universelle à une conclusion adaptée à la situation particulière : le lieu commun
atemporel est actualisé dans l’Histoire. Avec plus ou moins de rigueur et de variété,
ces moments où le discours s’élève à des vérités posées comme générales et
plus seulement rattachées à la réalité présente cachent généralement un tel raison-
nement de type déductif qui va du général au particulier. Ce faisant, ils cherchent
tous, en définitive, à influencer la situation présente en présentant des « raisons ».
Loin de ne faire que refléter un goût esthétique ou un contenu éthique issus de
toute une tradition littéraire, la sentence participe ainsi de l’argumentation à travers
l’enthymème.
Un autre exemple suffira à montrer à quel point ce type de raisonnement
déductif est proche du syllogisme oratoire qu’est l’enthymème. Alors qu’à
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Inspiré d’un proverbe antique très connu23, cet énoncé présenté comme une vérité
générale sous-entend le raisonnement suivant :
1. Tout doit être commun entre amants, le bonheur comme la peine ;
2. (or) nous venons de te montrer que nous sommes amants (v. 1571 sq.) ;
3 (donc) notre sort doit être le même, même dans la mort.
22. On notera comment le premier vers, parfaitement équilibré entre les deux hémistiches et entre
les couples antithétiques (gloire-honte, plaisir-tourments), est résumé et dépassé par le premier mot du
vers suivant (qui s’élève à la généralité) et comment il crée une attente sémantique, une suspension de
sens.
23. Érasme, Adagia (1500), I, 1, 1 (« Amicorum communia omnia », Œuvres choisies, éd. J. Chomarat,
Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 324-326), inspiré d’un proverbe fameux, attribué à Pythagore (Aulu-
Gelle, Noct. att., I, 9 ; Diogène Laërce, VIII, 1, 8, 10) et cité notamment par Platon, Leg., V, 10, 739bc ;
Aristote, Éth. à Nic., VIII, 9, 1 ; Euripide, Or., v. 735 ; Phén., v. 243 ; Andr., v. 376-377 ; Térence, Ad.,
v. 804 ; Cicéron, Off., I, 16, 51 ; Martial, II, v. 43.
222 Loris Petris
Le pathétique d’une amante qui vient demander de mourir à la place de son amant
ou tout au moins avec lui passe par une argumentation déductive qui s’appuie sur
une idée connue et admise pour mieux emporter l’adhésion en la fondant sur des
« raisons » de croire.
Si ces deux exemples ne sont formés que de deux vers, il ne s’agit pas
d’un hasard puisque la grande majorité de ces sentences sont constituées de
deux vers24. Susceptibles par leur brièveté et leur densité de concentrer une expres-
sion gnomique, ces distiques, échos fréquents de toute une tradition sententieuse
qui privilégie la forme duelle, composent une entité cohérente dont l’unité
structurelle est renforcée par la rime25 ainsi que par le parallélisme entre les
deux vers, qui font écho aux deux hémistiches, fermant ainsi le distique. Aristote
estimait déjà que les raisonnements déductifs doivent se muer en sentences
autant pour frapper l’esprit et éviter la formule syllogistique toute faite que
pour laisser une trace durable dans la mémoire et donner plus de force à la pen-
sée26. À travers un degré élevé de généralisation, l’argumentation débouche alors
sur l’emphasis (significatio), figure liée à la sententia27 et par laquelle le locuteur
fait entendre plus qu’il ne dit. Nourries par toute une culture antique sous-
jacente ainsi que par une pratique courante dans la « rhétorique des citations »
des juristes, ces sententiae, qui constituent pour Corneille la première « utilité de la
poésie »28, entendent percuter, en un seul vers. Pour ce faire, elles recourent à de
fortes antithèses, que ce soit à l’intérieur de l’hémistiche, entre les deux hémistiches
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Enjoignant à un certain comportement mais aussi rappelant tout une doxa, les
sentences sont également mises en évidence par des effets phoniques comme les
allitérations :
Qui méprise sa vie est maître de la sienne. (v. 130)30
Il est beau de mourir maître de l’univers ; (v. 496)
C’est un exemple à fuir que celui des forfaits. (v. 740)
On n’est point criminel quand on punit un crime. (v. 742)
À l’image de ce dernier exemple, ces sentences sont comme mises en exergue par de
nombreux parallélismes plus à même de frapper l’esprit et d’y laisser une trace pré-
gnante en s’ancrant dans la mémoire31 :
Parfois, c’est l’exclamation qui met en évidence l’expression pour lui donner plus de
vigueur :
Qu’une âme généreuse a de peine à faillir ! (v. 875)
Que la vengeance est douce à l’esprit d’une femme ! (v. 1633)
Ailleurs, le discours juxtapose des sentences autonomes, qui peuvent se lire indé-
pendamment des autres32. Parfois encore, la sententia devient la réplique à une autre
sententia : c’est sentence contre sentence, vérité générale contre vérité générale33.
Mais jamais les sentences ne deviennent une recette, qui alourdirait le style et ruine-
rait sa force. Corneille se situe ainsi à un moment clé de l’évolution de la sentence
dans le théâtre : le passage de tragédies lues, donc aux sentences marquées typogra-
phiquement, à des tragédies surtout jouées, aux sentences « bien frappées »34. Parci-
monieusement semées – « il en faut user sobrement » jugera Corneille35 –, les sen-
tences tirent leur efficacité de leur entourage immédiat, qu’elles font culminer dans
un énoncé bref, dense, autonome et percutant.
Marqué par un mouvement qui va, cette fois, du particulier au général, ce raison-
nement par induction qu’est l’exemple est présent dans Cinna, même si c’est de
façon plus discrète mais pas moins significative36. Ces exempla ont moins attiré
l’attention de la critique mais ils constituent pourtant un élément important de
l’argumentation. S’ils appellent souvent un développement relativement long37, il
importe de constater que, comme dans le cas de la sententia, les raisonnements
inductifs se résument souvent à un seul vers, voire à un seul hémistiche, concen-
trant ainsi toute la vigueur de la pensée dans une expression qui est d’autant plus
marquante qu’elle est brève et qu’elle s’appuie sur l’auctoritas du passé, sur l’Histoire
perçue comme magistra vitae38. Convoquant à sa suite tout un vécu historique,
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Rappeler en un seul vers toutes les conspirations qui ont échoué revient, en
s’appuyant sur le passé, à tenter de prouver que Rome est déterminée par nature à
rejeter le gouvernement d’un seul. Ailleurs (II, 2), défendant contre Maxime la
nécessité d’abattre le tyran sans lui laisser la possibilité d’abdiquer, Cinna illustre et
justifie l’idée générale selon laquelle permettre au tyran de se retirer incite d’autres
hommes à prendre sa place (v. 659-660). Il utilise pour ce faire l’exemple de Sylla et
de César (v. 593-600), condensé en un seul vers :
S’il [le peuple] eût puni Sylla, César eût moins osé. (v. 664)
Si, après ses proscriptions et sa tyrannie, Sylla n’était pas mort de maladie, paisible-
ment retiré, César n’aurait pas tant osé. Reprenant cet exemple déjà utilisé par
Auguste39, Maxime le lui renvoie, modifié et réinterprété,
S’il [Brutus] n’eût puni César, Auguste eût moins osé. (v. 668)
Cinna argumente par le passé (Sylla) alors que Maxime le fait par « l’après-César ».
Cette fois, c’est exemple contre exemple, vision de l’Histoire contre vision de l’His-
toire. Mais dans les deux cas, l’exemple permet davantage d’argumenter à partir de la
raison que d’exprimer ou de susciter une émotion. Ailleurs, pour donner plus de
force à l’idée générale que tous les conquérants, bien qu’ils soient usurpateurs, « ne
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39. Voir v. 377-378, où Auguste (se) montrait que le mauvais prospère (Sylla) alors que le bon est
assassiné (César).
40. Ainsi, dans le plus fameux syllogisme, on ne discute pas sur le fait que « tout les hommes sont
mortels ».
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L’exemple demeure particulier et il ne peut donc être généralisé. Si l’on observe les
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réticences s’appuient d’abord sur la volonté de ne pas trahir celui qui l’a comblé de
bienfaits, autrement dit sur le devoir de fidélité et d’honneur, sur les scrupules à
commettre un véritable « parricide » (v. 817). Ainsi, ce Cinna en qui on a pu voir un
faiseur de « beaux discours » (v. 647) qui, au contraire d’Horace, parle mais n’agit
jamais45, est aussi celui qui fournit le plus d’arguments pour convaincre l’autre : loin
de ne se fonder que sur le pathos, sa parole tente d’abord et plus que tout autre per-
sonnage de se fonder en « raisons » et sur sa raison. Maxime est mû par des motiva-
tions passionnelles (amour pour Émilie, jalousie envers Cinna) et son opportu-
nisme lui fera certes trahir son ami, sa maîtresse et son maître (v. 1402 et 1689).
Pourtant, sa première motivation demeure républicaine et, face aux machinations
de Cinna, il s’efforce de fonder le complot sur des « raisons » politiques. Quant à
Livie, ses apparitions aux actes IV et V concordent avec un emploi fréquent du rai-
sonnement déductif et inductif. Son argumentation est certainement celle qui se
fonde le plus en « raisons », d’autant qu’elle est soutenue par le lieu délibératif de
l’honnête et de l’utile46 :
S’il est vrai que dans IV, 3 Livie ne semble pas réussir à convaincre Auguste, ses
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45. C’est la critique, certes pertinente, que lui adresse Serge Doubrovsky. S’il est vrai que Cinna fait
le tableau de sa conspiration (I, 3) avant son acte alors que le Cid le brosse, mais après son exploit
(IV, 3, « Nous partîmes cinq cents [...] »), s’il est vrai que l’envergure d’Émilie semble bien plus grande,
il faut admettre que la complexité de Cinna interdit de le réduire à un fantoche sans profil. Voir
I. R. Morrison, « Un aspect de Cinna : Cinna orateur », Lettres romanes, 50 (1996), p. 181-191.
46. Voir aussi v. 1212 sq. ( « Cherchez le plus utile en cette occasion ; [...] » ). Sur l’honnête et l’utile,
voir Rhét. à Hér., III, 7-9 ; Cicéron, De inv., II, 166-169, l’honnête étant lui-même formé des quatre
vertus cardinales (II, 159-165 : prudentia, justitia, fortitudo, temperantia). Ainsi, on ne peut être que frappé
par le nombre d’occurrences de l’adjectif « juste » (juste fureur, v. 17 ; juste cause, v. 58 ; juste ardeur,
v. 62 ; juste trépas, v. 430 ; juste conquête, v. 446 ; juste possesseur, v. 507 ; juste peur, v. 610 ; etc.) :
c’est bien que les interprétations de ce qu’est la justice sont au cœur des discussions mais aussi de
l’argumentation.
47. Plutôt qu’un quelconque machiavélisme, il faut sentir ici l’inspiration biblique (« Clementia stabi-
litur thronus » Pr 20, 28) mêlée à une conscience toute cicéronienne que le véritable honnête est aussi
utile.
48. Voir aussi v. 1212-1216.
49. Voir R. Pommier, « Quand Auguste décide-t-il de pardonner ? », XVII e siècle, XLV (1993),
p. 139-155.
50. V. 1764, à opposer aux v. 440, 496 et 1696 : on passe d’une maîtrise extérieure à une maîtrise
tout intériorisée.
228 Loris Petris
l’emprise des passions, seule une force acquise mais éminemment supérieure pou-
vait dompter les puissances passionnelles et briser le cercle vicieux de la vengeance
en suscitant, par la clémence, le pardon chez autrui : la clémence d’Auguste appelle
celle de Cinna et d’Émilie envers Maxime (v. 1734), puis celle des trois envers
Euphorbe (v. 1739). Le pardon devient ainsi la « source » de « nouveaux bienfaits »51,
la vertu renaît en Cinna52 et les cœurs sont grandis par la générosité du prince53. Si le
revirement d’Auguste se produit au moment où Maxime se dénonce comme hypo-
crite et surtout souhaite se venger sur Euphorbe (v. 1692), il a sans aucun doute été
préparé par les arguments de Livie.
En somme, la raison qui dirige les actions des héros cornéliens ne fonctionne
pas en dehors du langage et de l’esthétique mais dans et par eux. Les deux sens du
logos, pensée et parole, agissent conjointement dans le discours où la rhétorique est
instrument d’expression mais aussi et surtout d’élaboration de la pensée. Loin de
n’investir que le movere, la rhétorique permet aux discours de la raison de s’actualiser
en fondant le docere sur des raisons. Pourtant, si importantes soient-elles, la raison
discursive et l’argumentation ne sauraient constituer le cœur de cette pièce.
Dépassant l’émotion (le « juste courroux », v. 1699, i.e. la justa ira) comme le calcul
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Maître de lui par une suprême victoire sur sa colère, Auguste, déjà « maître » de
l’État, « maître de l’univers » (v. 440), devient « maître des cœurs » (v. 1764),
comme si la préhension de son intériorité pouvait dès lors être projetée sur autrui.
L’acte est sub limen, au-dessus de l’habituel, et il est exprimé dans un style qui est
sublime : tout comme le magnanime dépasse les limites de la nature humaine, le
style sublime va au-delà du grand style58. Dans IV, 2 comme dans V, 1, Corneille
prêtait à Auguste un style élevé qui traduisait son trouble et qui était caractérisé par
des périodes souvent longues et complexes59. Ce style change à partir du v. 1693,
non pas en descendant d’un cran mais en s’élevant d’un degré pour devenir
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57. En 1587, Jacques Faye d’Espeisses, fils d’un intime de Michel de L’Hospital et avocat
général qui succède à Brisson qui avait lui-même succédé à Pibrac, glorifie l’acte de juger par une
sentence : « O la grande et parfaite victoire : vaincre tout le monde, puis soy-mesme ! », ce qui montre
bien que Corneille épouse l’idéal de la magistrature gallicane, également exprimé dans le fameux
quatrain 47 de Pibrac : « Vaincre soymesme est la grande victoire : / Chacun chez soy loge ses
ennemis, / Qui par l’effort de la raison soubmis, / Ouvrent le pas à l’eternelle gloire » (Paris, G. Gor-
bin, 1574, p. 12). Comme le note M. Fumaroli : « Le discours d’Auguste, dans la grande tradition des
“Remonstrances”, est à la fois un arrêt de législateur inspiré, et l’éloge de ses sources divines. La
preuve est faite qu’il est un Roi-Juge, inspiré d’En-Haut » (L’Âge de l’éloquence, op. cit., Paris, A. Michel,
1994, p. 481-482). Voir aussi p. 517.
58. Voir M. Fumaroli, « Rhétorique d’école et rhétorique adulte : la réception européenne du Traité
du Sublime au XVIe et au XVIIe siècle », RHLF, 1986, no 1, p. 33-51 ; B. Weinberg, « Translations and Com-
mentaries of Longinus’ On the Sublime to 1600 : a Bibliography », Modern Philology, 47 (1950), p. 145-151 ;
J. Brody, Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958.
59. Voir aussi les v. 357-364, 1123-1128 et 1132-1136 par exemple.
230 Loris Petris
La portée générale de ces vers est comme réinvestie par l’auctoritas d’un « je » qui
exprime sa grandeur d’âme. Cette figure du « dire oblique » qu’est la significatio
(emphasis) exprime ici tout à la fois la passion et son dépassement61. Ainsi, au
v. 1708, Auguste ne mentionne pas qu’entre les bienfaits passés (1er hémistiche) et
ceux présents (second hémistiche), a eu lieu la trahison de Cinna. Le pardon est
déjà un « oubli magnanime » (v. 1733). Le héros, avatar du magnanime de l’Éthique
à Nicomaque, n’est plus troublé par le mal, il n’a plus rien de commun avec le
faux magnanime (v. 1557) qui appelait les Pompéiens à une magnitudo animi qui
n’était pas la dévotion au bien commun mais simplement la fureur de la sédition62.
S’il parle, ce n’est plus pour délibérer mais pour livrer ses délibérations à
travers une imperatoria brevitas qui n’est en définitive pas si éloignée de celle d’un
Henri IV63. D’essence sublime et exprimé par un style sublime, le pardon
d’Auguste, qui n’est pas calcul mais pur oubli, ne peut déboucher que sur le silence,
un silence somme toute proche de celui d’Ajax interprété par Longin comme un
moment sublime64, un silence qui n’est pas crainte (v. 1429-1432, 1478-1481) mais
pure affection, espace d’un Absolu : « [...] Auguste a tout appris et veut tout
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60. Voir la traduction par Boileau du Traité du Sublime de Longin, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre de
Poche, 1995, chap. X (chap. 12 chez Longin). Voir les p. 33-41, pour une critique de cette distinction
de Longin. Même Cinna reconnaît le caractère « magnanime » d’Auguste (v. 881).
61. Sur le lien entre l’emphasis et les passions, voir G. Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions,
Paris, PUF, 2000, p. 107-115.
62. Tout comme le v. 496 n’a, dans la bouche de Maxime, rien à voir avec le v. 1696. Sur la magna-
nimité chez Aristote comme substrat de l’héroïsme cornélien et sur son lien avec le sublime, diffusé
chez les Jésuites bien avant la traduction de Longin par Boileau, voir M. Fumaroli, « L’héroïsme corné-
lien et l’éthique de la magnanimité », Héroïsme cornélien et création littéraire sous le règne d’Henri IV et de
Louis XIII, Colloque de Strasbourg (1972), Paris, 1974, p. 53-76 : « Sous les yeux d’Émilie et de Cinna,
ce qui n’était jusque-là chez eux que grandiloquence républicaine devient en Auguste chair et vie. Leur
propre idéal, qu’ils gauchissaient, s’incarne dans l’empereur », cité d’après Héros et orateurs, op. cit., p. 344.
63. Voir R. Zuber, Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français,
Paris, Klincksieck, 1997, p. 47-57, « La brièveté d’Henri IV ». Voir surtout les impératifs des
v. 1701.1714, marqués par une familiarité qui complète la grandeur sublime exprimée aux v. 1693-
1700.
64. Longin, Du sublime, IX, 2 ; chap. VII de la traduction de Boileau.
L’argumentation dans Cinna de Corneille 231
APPENDICE
Auguste 377-387 11
Cinna 427, 549-552, 829-832 28
561-562, 565-570,
583-584, 593-600,
664, 669-670
Émilie 265-272 993-998 14
Euphorbe
Fulvie 5
Livie 1202-1206
Maxime 490, 541-544, 833-836 15
563-564, 665-668
Total 8 47 13 5 73
232 Loris Petris
Occurrences Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V Total % déductif % inductif