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2014 - 2015 | No 61 - 62

Institut des sciences


du langage et de la
communication

André Horak (Ed.)

L'hyperbole rhétorique
Avec la collaboration de Jennifer Schumann
et de Sascha Lüthy

T R A V A U X N E U C H Â T E L O I S D E L I N G U I S T I Q U E
Travaux neuchâtelois de linguistique
N° 61-62, 2014-2015 • ISSN 1010-1705

Table des matières

 André HORAK
Avant-propos ------------------------------------------------------- 1-6

Approches théoriques et pragmatiques de l'hyperbole

 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI
L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative
et interactionnelle ------------------------------------------------- 7-23

 Paola PAISSA
L'hyperbole, une "figure dérivée" par
excellence: revue des procédés rhétoriques
d'hyperbolisation ------------------------------------------------- 25-41

 Laurent PERRIN
L'intensification dans l'hyperbole et la litote --------------------- 43-61

 Geneviève SALVAN
Juste la fin du monde. L'excès juste, ou
l'hyperbole exagère-t-elle toujours? ----------------------------- 63-78

 Anna JAUBERT
Au vif de l'hyperbole, l'énonciation
problématisante-------------------------------------------------- 79-90

 Alain RABATEL
Analyse pragma-énonciative des points de vue
en confrontation dans les hyperboles vives:
hyper-assertion et sur-énonciation ----------------------------- 91-109

 Marc BONHOMME
La réception de l'hyperbole publicitaire ----------------------- 111-127

 Ruggero DRUETTA
L'hyperbole performée: remarques à partir
d'un corpus d'entretiens politiques --------------------------- 129-151
IV

Analyse de discours hyperboliques

 Fernand DELARUE
L'hyperbole d'Aristote à Quintilien ---------------------------- 153-169

 Christine ROUSSEAU
Le système superlatif dans les contes de fées
du XVIIe siècle ------------------------------------------------- 171-182

 Suzanne DUVAL
L'hyperbole fictionnelle: exagération et
suffixation dans l'œuvre romanesque de
Madeleine de Scudéry ----------------------------------------- 183-195

 María Dolores VIVERO GARCÍA


Le fonctionnement de l'hyperbole dans
l'humour des chroniques du Monde --------------------------- 197-206

Adresses des auteurs --------------------------------------------------- 207

Comité de lecture ------------------------------------------------------- 208


TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique)
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est transmise pour relecture à deux spécialistes indépendants, qui peuvent demander
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même après révision, serait jugé de qualité scientifique insuffisante par les experts.

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Tous droits réservés
ISSN 1010-1705
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 1-6

Avant-propos

André HORAK
Université de Berne

S'inscrivant dans le cadre des recherches bernoises sur les figures


référentielles, qui ont notamment conduit à la publication de
L'euphémisme (Horak, 2010)1, des Études pragmatico-discursives sur
l'euphémisme (Bonhomme, de La Torre & Horak, 2012) et de La litote
(Horak, 2011), ce numéro double des Tranel porte sur une figure que
certains chercheurs dévalorisent (Morier, 1989; Suhamy, 2006) et à laquelle
peu d'études approfondies ont été consacrées jusqu'à présent2:
l'hyperbole3. Pourtant, cette dernière joue un rôle primordial dans les
discours et elle donne lieu à de nombreuses questions qui n'ont pas encore
obtenu de réponses satisfaisantes.
Ces interrogations concernent, d'une part, plusieurs aspects théoriques et
définitoires de l'hyperbole. Quel est le rapport entre cette figure et
l'exagération? Tantôt l'hyperbole se confond avec une exagération
discursive quelconque (Bacry, 1992), tantôt elle apparaît comme une
exagération particulière, plus ou moins signalée comme telle par le
locuteur (Fontanier, 1977; Perrin, 1996). Dans quelle mesure l'hyperbole se
démarque-t-elle de l'euphémisme et de la litote? Souvent, on voit dans la
figure d'exagération un pôle opposé à l'euphémisme, malgré l'existence
(prouvée par Béguelin, 2011; et Jaubert, 2012) d'hyperboles euphémiques.
De la même manière, l'hyperbole est aussi bien rapprochée (Perrin, 1996)
qu'éloignée (Kerbrat-Orecchioni, 2002; Suhamy, 2006) de la litote. En outre,
est-elle une figure englobante qui inclut tous les tropes sauf l'ironie, ainsi
que le soutient Perrin (1996)? Ou convient-il de lui donner une définition
plus restrictive? L'exagération hyperbolique peut-elle agrandir et réduire
(Lausberg, 2008), ou est-ce uniquement à la tapinose que l'on doit attribuer
la minimisation dysphémique (Bury, 2001)?

1
Voir aussi notre thèse de doctorat à paraître, intitulée Le discours euphémique et soutenue
à l'Université de Berne en 2013.
2
Consulter avant tout Perrin (1996), Por (2003), Cano Mora (2003-2004 & 2008), McCarthy et
Carter (2004), Norrick (2004), Romero (2004), Sert (2008), Verine (2008), Barsi et Boccali
(2010), ainsi que Béguelin (2011).
3
Ce volume inclut, à côté de l'article de Paola Paissa, la plupart des contributions présentées
lors du colloque international L'hyperbole rhétorique, organisé à l'Université de Berne le 5 et
le 6 septembre 2013 par André Horak et Sascha Lüthy.
2 Avant-propos

D'autre part, les questions qui restent sans réponses claires se rapportent
à l'actualisation de l'hyperbole. Quels sont les motifs et les conditions de
réussite de celle-ci? Amène-t-elle toujours "à la vérité" (Fontanier, 1977:
123)? N'y a-t-il pas également des hyperboles manipulatoires qui, selon les
termes de Bonhomme (2005: 76-78 & 2012: 75), visent une réception
"inactivée" ou "empathique"? La production hyperbolique à l'oral est-elle
marquée, comme celles de l'euphémisme et de la litote (Druetta, 2009,
2011 & 2012), par des reformulations, des indices prosodiques ou des
signaux mimo-gestuels? Dumarsais (1988: 133) a-t-il raison lorsqu'il
affirme que l'"hyperbole est ordinaire aux Orientaux" et que les "jeunes-
gens en font plus souvent usage que les personnes avancées en âge"?
Autrement dit, peut-on repérer un lien immédiat entre les emplois de
l'hyperbole et les identités socioculturelles des locuteurs? Enfin, quels
sont les champs de prédilection de l'hyperbole? La littérature, la politique,
l'administration, la publicité, la politesse ou des domaines moins évidents?

Les articles du présent ouvrage fournissent des réponses novatrices à


certaines de ces questions. Ils se rangent sous deux catégories, dont la
première examine l'hyperbole dans des perspectives notamment
théoriques et pragmatiques. Incluant huit contributions, cette catégorie est
la plus importante quantitativement de ce numéro des Tranel, dont elle
occupe le début4.
Parmi les approches théorico-pragmatiques se trouve celle de Catherine
Kerbrat-Orecchioni. Après un réexamen de la définition classique de
l'hyperbole, l'auteure distingue deux variantes de cette figure. En premier
lieu, elle évoque l'hyperbole stricto sensu, dont le producteur – bien
conscient de son exagération – n'essaie pas de tromper son public. En
second lieu, elle analyse l'hyperbole au sens large, qui ne semble exagérer
qu'aux yeux de son destinataire et qui prédomine dans les débats
présidentiels français.
Paola Paissa s'occupe d'abord des relations qu'entretient l'hyperbole avec
les figures de mots et les figures de pensée. Par la suite, elle aborde la
question de savoir s'il y a toujours lieu de faire la distinction entre ces deux
classes figurales traditionnelles. Dans une perspective pragma-
énonciative, l'auteure analyse également l'impact de l'hyperbole sur
l'énonciateur et l'énonciataire, en considérant cette figure comme un lieu

4
Dans cet avant-propos, nous nous limitons à esquisser le contenu des articles d'une
manière globale, chacun de ces derniers étant précédé d'un résumé plus détaillé. Signalons
d'ailleurs que les versions originales des résumés, rédigées par les auteurs des
contributions en français ou en anglais, ont été adaptées et traduites en allemand par nous-
même (Sascha Lüthy ayant collaboré à l'élaboration des traductions).
André Horak 3

de confrontation de points de vue et comme un outil clé pour la négociation


du sens.
Laurent Perrin étudie le rapport entre les aspects quantitatifs de l'intensité
du sens et les propriétés énonciatives de l'intensification linguistique et
rhétorique. En outre, il s'intéresse au rôle que joue cette intensification non
seulement pour le discours hyperbolique, mais aussi pour la litote, l'ironie
et le sarcasme.
Geneviève Salvan effectue une analyse du cas paradoxal où l'adverbe juste
précède et modalise un intensif, tel que les adjectifs formidable, parfait ou
fabuleux. Elle montre que cet emploi de juste – qui juxtapose, au sein d'une
structure oxymorique, justesse et intensité – relève parfois de l'hyperbole.
Enfin, l'auteure adopte une perspective lexico-sémantique et pragma-
énonciative pour opposer l'hyperbole à la litote.
Dans son article qui met en relief l'instabilité pragmatique de l'hyperbole,
Anna Jaubert s'interroge sur l'utilité de l'exagération discursive. Ensuite,
elle se demande si l'hyperbole constitue une simple exagération, avant de
comparer cette figure avec d'autres moyens rhétoriques qui reposent
également sur un clivage énonciatif: l'euphémisme, la litote et l'ironie.
La contribution d'Alain Rabatel porte principalement sur l'hyperbole vive,
définie comme un jeu sur le décalage entre une énonciation excessive et un
discours qui ne relève pas de l'exagération. Lorsqu'elle est clairement
exhibée, celle-ci justifie des formulations et des réflexions transgressives
et fait apparaître le point de vue hyperbolique comme plus pertinent que le
point de vue non excessif.
À l'aide d'un corpus publicitaire, Marc Bonhomme analyse les problèmes
potentiels de réception que pose l'hyperbole à travers ses réalisations
langagières ou iconiques. Cette dernière est quelquefois problématique, se
distinguant par son ambiguïté interprétative et par les réticences qu'elle
provoque chez ses récepteurs. Cependant, comme le montre l'auteur, les
publicitaires essaient de minimiser de tels problèmes en respectant, par
l'emploi de stratégies naturalisantes ou ludiques, certaines conditions de
réussite qui favorisent le succès de la figure examinée.
S'appuyant sur des entretiens politiques médiatisés, Ruggero Druetta se
concentre sur les caractéristiques verbales, prosodiques et gestuelles du
discours hyperbolique. Ce faisant, il explique en quoi ce discours se
différencie d'un énoncé non exagéré. Dans une perspective pragmatico-
argumentative, l'auteur étudie également les différences entre l'hyperbole
et l'euphémisme.
Comprenant quatre contributions, la seconde catégorie d'articles que
propose ce numéro des Tranel se focalise essentiellement sur l'analyse de
discours hyperboliques issus de la littérature et de la presse écrite.
Selon Fernand Delarue, l'hyperbole n'est considérée comme un moyen
rhétorique que tous les locuteurs peuvent légitimement employer qu'à
partir de l'époque de la Rhétorique à Hérennius et de Cicéron. En outre, le
4 Avant-propos

lecteur apprend que, sous l'Empire romain, cette figure s'utilise pour
référer à l'excès aussi bien en prose qu'en poésie.
Christine Rousseau se focalise sur les contes de fées de la fin du XVIIe
siècle, qui se distinguent des contes traditionnels par leur usage original et
systématique de l'hyperbole. Cette dernière souligne notamment les
qualités thaumaturgiques des caractères littéraires, dont elle consolide le
statut héroïque. Par ailleurs, elle démystifie le merveilleux en exigeant une
lecture active de son destinataire, qui doit assumer la tâche d'un co-
énonciateur éclairé. Enfin, l'auteure fait observer que, sur un plan
théorique, l'hyperbole met en évidence l'arbitraire du signe linguistique.
S'intéressant au même siècle, Suzanne Duval porte son attention sur
l'œuvre de Madeleine de Scudéry, qui se voit souvent critiquée pour son
emploi de suffixes intensifiants – méprisés à l'époque – tels que -able et -
ment. Le travail principalement stylistique de Duval montre que l'hyperbole
scudéryenne constitue un marqueur de fictionnalité qui est au service
d'une rhétorique d'intensité systématique. De surcroît, on constate que les
occurrences hyperboliques qui s'actualisent chez cette femme de lettres
s'accompagnent souvent de métadiscours signalant les émotions des
locuteurs.
Le dernier article de ce volume, rédigé par María Dolores Vivero García,
constitue une étude de l'humour dans les chroniques du quotidien Le
Monde. L'auteure range les occurrences hyperboliques qui contribuent au
comique de ce journal dans deux classes: celle de l'hyperbole ironique, qui
exagère le positif, et celle de l'hyperbole caricaturale, déformant
l'axiologiquement négatif. Vivero García réfléchit aussi sur la pluralité des
effets qu'arrive à susciter la caricature, qui est tantôt comique, tantôt
dépréciative.

Au terme de cet avant-propos, nous tenons à remercier toutes les


personnes qui ont contribué à la publication du présent numéro de revue.
Avant tout, nous exprimons notre gratitude aux auteurs des études ici
réunies. Ceux-ci ont fait preuve d'une très bonne collaboration pendant les
trois phases qui ont conduit à cette publication: celles du colloque
L'hyperbole rhétorique, de la rédaction et de la correction à la suite des
relectures. Par ailleurs, que soient remerciées nos collaboratrices Jennifer
Schumann, qui a mis en pages l'ensemble des contributions, et Sascha
Lüthy. Parmi les personnes méritant un grand merci se trouvent également
les membres du comité de lecture, indiqués à la fin de ce volume, qui ont
généreusement accepté d'évaluer les textes qu'ils ont reçus. Pour finir,
nous remercions chaleureusement l'équipe des Tranel d'avoir accepté de
publier les travaux suivants. En particulier, il y a lieu de remercier vivement
Gilles Corminboeuf, co-directeur de la revue extrêmement diligent, précis
et fiable – et nous ne sommes ni euphémique ni hyperbolique – qui s'est
André Horak 5

occupé, entre autres, de l'administration liée à cet ouvrage, ainsi que de


l'évaluation critique et détaillée de tous les articles.

Bibliographie

Bacry, P. (1992): Les figures de style. Paris (Belin).


Barsi, M. & Boccali, G. (éds.), (2010): Funzioni e finzioni dell'iperbole tra scienze e lettere. Milano
(Cisalpino).
Béguelin, M.-J. (2011): Euphémismes et hyperboles dans les Liaisons dangereuses. In: Horak, A.
(éd.), La litote. Hommage à Marc Bonhomme. Berne (Peter Lang), 235-257.
Bonhomme, M. (2005): Pragmatique des figures du discours. Paris (Honoré Champion).
— (2012): La réception de l'euphémisme: entre réussite et échec interactif. In: Bonhomme, M., de
La Torre, M. & Horak, A. (éds.), Études pragmatico-discursives sur l'euphémisme. Estudios
pragmático-discursivos sobre el eufemismo. Frankfurt am Main (Peter Lang), 73-88.
Bonhomme, M., de La Torre, M. & Horak, A. (éds.), (2012): Études pragmatico-discursives sur
l'euphémisme. Estudios pragmático-discursivos sobre el eufemismo. Frankfurt am Main
(Peter Lang).
Bury, E. (2001): Tapinose. In: Jarrety, M. (dir.), Lexique des termes littéraires. Paris (Le Livre de
Poche), 436.
Cano Mora, L. (2003-2004): At the risk of exaggerating: how do listeners react to hyperbole? In:
Anglogermanica online, 13-25.
— (2008): Do we ever make a molehill out of a mountain? Antithetical extremes in the expression
of hyperbole. In: Revista electrónica de lingüística aplicada, 7, 105-117.
Druetta, R. (2009): Métalangage et prosodie de l'atténuation à l'oral. In: Synergies Italie, n°
spécial, 95-110.
— (2011): Ça va sans dire ou ça va mieux en le disant? Balisage et absence de balisage de la litote
à l'oral. In: Horak, A. (éd.), La litote. Hommage à Marc Bonhomme. Berne (Peter Lang), 171-
197.
— (2012): Gestion des plans verbal et coverbal lors de l'émergence des euphémismes à l'oral:
analyse de quelques stratégies. In: Bonhomme, M., de La Torre, M. & Horak, A. (éds.),
Études pragmatico-discursives sur l'euphémisme. Estudios pragmático-discursivos sobre
el eufemismo. Frankfurt am Main (Peter Lang), 153-171.
Dumarsais, C. C. (1988): Des tropes ou des différents sens. Paris (Flammarion).
Fontanier, P. (1977): Les figures du discours. Paris (Flammarion).
Horak, A. (2010): L'euphémisme. Entre tradition rhétorique et perspectives nouvelles. München
(Lincom Europa).
— (éd.), (2011): La litote. Hommage à Marc Bonhomme. Berne (Peter Lang).
Jaubert, A. (2012): Un précieux moins-disant. La pragmatique de l'euphémisme conversationnel.
In: Bonhomme, M., de La Torre, M. & Horak, A. (éds.), Études pragmatico-discursives sur
l'euphémisme. Estudios pragmático-discursivos sobre el eufemismo. Frankfurt am Main
(Peter Lang), 91-102.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2002): Hyperbole. In: Charaudeau, P. & Maingueneau, D. (éds.),
Dictionnaire d'analyse du discours. Paris (Éditions du Seuil), 295-297.
Lausberg, H. (2008): Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissen-
schaft. Stuttgart (Franz Steiner).
6 Avant-propos

McCarthy, M. & Carter, R. (2004): "There's millions of them": hyperbole in everyday conversation.
In: Journal of Pragmatics, 36, 149-184.
Morier, H. (1989): Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Paris (PUF).
Norrick, N. R. (2004): Hyperbole, extreme case formulation. In: Journal of Pragmatics, 36, 1727-
1739.
Perrin, L. (1996): L'ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques. Paris
(Kimé).
Por, P. (2003): Voies hyperboliques. Figures de la création poétique des Lumières à la modernité.
Paris (Honoré Champion).
Romero, C. (2004): Nouvelles remarques sur l'hyperbole. In: Araújo Carreira, M. H. (éd.), Plus ou
moins?! L'atténuation et l'intensification dans les langues romanes. Saint-Denis (Université
Paris 8), 265-282.
Sert, O. (2008): An interactive analysis of hyperboles in a British TV series: implications for EFL
classes. In: ARECLS, 5, 1-28.
Suhamy, H. (2006): Les figures de style. Paris (PUF).
Verine, B. (2008): La parole hyperbolique en interaction: une figuralité entre soi-même et même.
In: Langue française, 160, 117-131.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 7-23

L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et


interactionnelle

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI
Université Lumière Lyon 2

In diesem Artikel untersucht die Autorin zunächst die klassische Definition der
Hyperbel. Sie weist einerseits darauf hin, dass die Hyperbel stricto sensu nicht nur
eine Übertreibung ist (die Formulierung ist stärker als die beschriebene Sache).
Andererseits erklärt sie, dass sich der Sprecher dieser Tatsache bewusst ist und
keineswegs versucht, den Empfänger zu täuschen (die Übertreibung wird
gewissermassen zugegeben). Dahingegen wird beim allgemeineren Gebrauch der
Hyperbel die Ausdruckweise ausschliesslich vom Empfänger als übertrieben
angesehen. Dieser Gebrauch ist u.a. bei Wahlkampfdebatten zu beobachten, wo
Hyperbeln oft zu Verhandlungen zwischen den konkurrierenden Kandidaten führen.

1. Préliminaires
L'hyperbole est par définition une "figure". Que l'on préfère parler à ce sujet
de "figure de style" ou de "figure de rhétorique", le terme renvoie à l'idée
que la formulation choisie est "marquée", c'est-à-dire qu'elle se
"démarque" de la formulation qui serait en la circonstance la plus "neutre",
ce choix aboutissant à la production de certains effets spéciaux sur le
récepteur du message ainsi "rhétorisé".
Au sein du vaste ensemble des figures que tout au long de son histoire la
rhétorique s'est employée à identifier, étiqueter et classer, on s'accorde à
reconnaître que la spécificité de l'hyperbole tient au fait que le locuteur
exagère, c'est-à-dire qu'il décrit l'objet ou état de choses dont il parle en
des termes plus forts qu'il ne convient, à l'inverse de la litote qui les décrit
en termes affaiblis, ces deux figures inverses ayant donc en commun de ne
s'appliquer qu'à des notions graduables. Le consensus définitionnel qui
règne autour de la notion d'hyperbole (d'autant plus remarquable qu'il est
loin de concerner l'ensemble des notions que l'on manipule en rhétorique
et analyse du discours) se reflète dans cette définition du Petit Robert
(2013):
HYPERBOLE
RHET. Figure de style qui consiste à mettre en relief une idée au moyen d'une
expression qui la dépasse (opposé à litote).  emphase, exagération.

L'hyperbole est un "dépassement", c'est-à-dire une hyper-assertion


(overstatement), alors que la litote est une hypo-assertion
(understatement; Leech, 1983: 145).
8 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

Reprenons l'exemple de la fameuse tirade de Cyrano de Bergerac au cours


de laquelle Cyrano "décrit" son nez à l'aide d'une série de métaphores
hyperboliques:
Descriptif: "C'est un roc!… c'est un pic!… c'est un cap!
Que dis-je, c'est un cap?… c'est une péninsule!"
(Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 4)

Tout locuteur francophone admettra non seulement que les termes "roc",
"pic", "cap" et "péninsule" ne sont pas normalement faits pour désigner la
partie saillante du visage communément appelée "nez", mais en outre que
le plus petit des rocs est nettement plus grand que le plus grand des nez, et
a fortiori la plus petite des péninsules (car l'énumération s'accompagne ici
d'une gradation – cf. le rectificatif "que dis-je" –, l'hyperbole étant un
phénomène graduel). La métaphore et l'hyperbole transgressent une norme
qui n'est pas de même nature pour les deux figures, mais la transgression
est ici dans les deux cas évidente: par rapport à la formulation "vous avez
un nez très grand", qu'utilise précédemment Le Vicomte mais que Cyrano
estime "un peu courte" (c'est-à-dire lamentablement banale), les
trouvailles de Cyrano sont sans aucun doute doublement figurales. Mais
pour ce qui est de la composante "exagération" (sur laquelle repose
l'hyperbole), les choses ne sont pas toujours aussi claires – que dire, par
exemple, d'un énoncé tel que "vous avez un nez immense"? Y aurait-il ou
non, là aussi, "démesure" dans la formulation? On voit immédiatement que,
bien plus que celle d'une métaphore, l'identification d'une hyperbole met
en jeu l'appréciation d'un sujet évaluateur, et qu'il est impossible de parler
d'exagération sans poser du même coup la question de la source du
jugement évaluatif (exagération pour qui?).
C'est pourquoi la perspective sur cette figure ne peut être qu'énonciative,
dans la mesure où, dès la phase d'identification du phénomène, l'analyste
doit nécessairement prendre en compte le point de vue des sujets
impliqués dans l'échange discursif, et cela au détriment de l'objectivité de
la description (alors que l'on peut dire "objective" une affirmation telle que
"roc est un substantif masculin"). On comprend que, lorsqu'il est question
d'hyperbole, les linguistes aient parfois tendance à ramener la figure à un
simple phénomène de formulation intensive, plus apte à se laisser décrire
avec les outils auxquels nous sommes accoutumés dans notre discipline –
mais l'intensification de l'expression, qui repose sur des marqueurs divers
dont la description n'implique pas nécessairement la prise en compte de
leurs utilisateurs, est une condition certes nécessaire mais non suffisante
pour que l'on puisse parler d'hyperbole. Cette figure (comme son inverse la
litote) engage en outre une certaine norme concernant le degré d'intensité
du référent, degré auquel doit en principe s'ajuster l'expression désignant
ce référent, et qui est "dépassé" dans le cas de la formulation
hyperbolique. Dans bien des cas, cette norme est partagée par la
communauté parlante, et l'on peut alors sans trop de difficulté appliquer la
Catherine Kerbrat-Orecchioni 9

définition de l'hyperbole proposée par Verine (2008: 117, italique ajouté):


"construction d'une évaluation de l'objet de discours plus intense que celle
ordinairement associée à la représentation d'objets comparables". Mais il
n'en est pas toujours ainsi: lorsqu'en 1981 François Mitterrand évoque les
"crimes de toutes sortes" commis par Bokassa, personne n'aura l'idée de
l'accuser d'exagérer; l'expression de "crime abominable" utilisée par
Ségolène Royal en 2007 à propos du viol d'une policière dans le parc de
Bobigny sera sans doute également acceptée comme "juste" par la grande
majorité de l'auditoire; mais il n'en sera sûrement pas de même de
l'adjectif "diabolique" par lequel Jacques Chirac qualifie en 1995 le
"système socialiste" tel que le conçoit son adversaire Lionel Jospin.
Identifier une hyperbole, c'est donc faire des hypothèses sur la valeur que
l'énoncé doit avoir pour son émetteur et pour ses destinataires potentiels
en fonction des normes que l'on suppose être les leurs. Lorsque l'on a
affaire à du discours dialogué, les destinataires sont clairement
identifiables, et susceptibles de fournir à l'analyste des traces de leur
interprétation: l'approche va alors être en outre interactionnelle, prenant
en compte la réaction de l'interlocuteur et les "négociations" auxquelles
peut donner lieu un énoncé potentiellement hyperbolique.
Telle est l'approche qui s'impose dans le cas du type de discours auquel je
m'intéresse depuis quelque temps, à savoir les débats de l'entre-deux-
tours des élections présidentielles françaises (six à ce jour, de 1974 à
2012), que je me suis employée à décortiquer sous des angles divers (rôle
de l'animateur/animatrice, procédés de l'argumentation, expression des
émotions, politesse et impolitesse, humour et ironie…1) et que j'ai eu envie
de reprendre à l'occasion de cette réflexion sur l'hyperbole. Comme il s'agit
d'interactions foncièrement polémiques, on peut en effet s'attendre à ce
que les évaluations des objets de discours y soient souvent divergentes,
comme nous en prévient, par exemple, au début du débat de 1981,
l'animateur Jean Boissonnat parlant en ces termes du bilan économique de
Valéry Giscard d'Estaing:
un bilan/ (.) que certains jugent/ bon/ (.) d'autres/ médiocre/ (.) voire/ désastreux\

Ainsi les évaluations peuvent-elles être carrément opposées, mais aussi de


différent degré sur une même dimension axiologique (comme le souligne ici
l'adverbe "voire", reliant deux termes orientés négativement). On peut
donc, entre autres points de divergence, s'attendre à ce que les deux
parties en présence ne s'accordent pas toujours sur le caractère

1
Dans le cadre de cet article, je mentionnerai simplement l'étude portant sur les principales
figures de rhétorique attestées dans ces débats (Kerbrat-Orecchioni, 2013), étude où il est
d'ailleurs fort peu question de l'hyperbole.
10 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

hyperbolique ou non d'une même formulation, et c'est avec cette idée en


tête que j'ai commencé à reparcourir le corpus afin d'y traquer les
hyperboles.
C'est alors que j'ai pris conscience de ce fait troublant: si ces débats
étaient de toute évidence truffés de formulations intensives, et même
"excessives" au regard de ma propre intuition, j'avais un doute sur le bien-
fondé du terme d'"hyperbole" pour qualifier la plupart de ces formulations.
D'où la nécessité de revenir à la source, c'est-à-dire à la définition de cette
figure.

2. L'hyperbole stricto sensu

On peut admettre que la conception moderne des figures repose


essentiellement sur les travaux des rhétoriciens classiques qui font en la
matière "autorité", avec en tête Dumarsais (1988) et son Traité des tropes,
reformulé un siècle plus tard par Fontanier (1968) dont je reprendrai ici la
définition de l'hyperbole, car elle me semble claire, subtile et complète, en
ce qu'elle tient compte à la fois des points de vue de l'émetteur et du
récepteur.

2.1 Définition
La définition de Fontanier (1968: 123-124) se développe en trois temps, que
je commenterai successivement.
(1) L'Hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien
au-dessus ou bien au-dessous de ce qu'elles sont […]. (Fontanier, 1968: 123)

Commentaire: on peut être surpris que l'hyperbole puisse "diminuer les


choses" aussi bien que les augmenter, la diminution étant en principe
plutôt du ressort de la litote. Reprenons donc les exemples que Dumarsais
(1988: 132) utilise pour illustrer la même affirmation ("L'hyperbole est une
exagération, soit en augmentant soit en diminuant"; Dumarsais, 1988: 333):
(i) Il va plus vite que le vent
(ii) Elle marche plus lentement qu'une tortue

L'énigme se résout alors, en convoquant la notion d'orientation


argumentative élaborée par Ducrot (1980): dans le cas de (ii), la formulation
"diminue" la vitesse de la personne, mais comme cet énoncé est, à l'inverse
du précédent, orienté dans le sens de la non-vitesse, la formulation est
bien "exagérée", il s'agit donc dans les deux cas d'une hyperbole.
C'est en principe au niveau de l'orientation argumentative de l'énoncé que
se localise la distinction entre hyperbole et litote. On peut toutefois noter
Catherine Kerbrat-Orecchioni 11

que, si les hyperboles orientées positivement2, comme (i) mais aussi, par
exemple, "je t'ai attendu une éternité", "tu me l'as dit mille fois", etc., ne
posent aucun problème d'identification (ce sont à tous égards des hyper-
assertions), il n'en est pas de même pour des énoncés tels que (ii), mais
aussi "c'est à deux pas", "j'en ai pour une seconde", etc.:
argumentativement, ces énoncés sont eux aussi des hyper-assertions (ils
"exagèrent"), et doivent donc être considérés comme des hyperboles. Mais
comme du point de vue de leur contenu propositionnel ce sont plutôt des
hypo-assertions (ils "diminuent" la réalité), le conflit entre ces deux
aspects du sens déroute l'intuition des locuteurs (ceux en tout cas que j'ai
consultés à ce sujet), qui ne savent plus trop s'il convient alors de parler de
litote ou d'hyperbole3. C'est un trouble de ce genre que reflète cet énoncé
entendu à la radio en juillet 2013, à propos du championnat européen de
course en montagne se déroulant en Bulgarie:
Dire que les distractions sont rares à Borovets, c'est encore exagérer

énoncé qui, d'un point de vue argumentatif, ne constitue en rien une


"exagération", mais bien au contraire une atténuation à valeur
d'euphémisme.
(2) […] dans la vue, non de tromper, mais d'arriver à la vérité même, et de fixer, par
ce qu'elle dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire. (Fontanier, 1968: 123)

Commentaire: le sens pris en charge par le locuteur A, et que A veut faire


entendre à B car il correspond pour lui à "la vérité même", c'est non pas le
sens apparent que l'on appellera S (sens que l'on dit parfois "littéral" ou
"exprimé"), mais un autre sens X (dit "dérivé", "intentionnel", ou
"communiqué"), qu'il revient au récepteur de découvrir.
Le mécanisme est commun à tous les tropes, qui se caractérisent par le fait
que l'énoncé ne doit pas être pris "à la lettre" (laquelle n'est en
l'occurrence qu'un leurre), mais l'hyperbole a pour spécificité que S est
plus fort que X, c'est-à-dire qu'il se situe, sur la même échelle
argumentative, à un niveau plus élevé d'un ou plusieurs degrés, l'hyperbole
étant comme on l'a dit un phénomène graduel4.

2
Les termes "positif" et "négatif" n'ont pas ici de valeur axiologique (valeur qui n'est pas
nécessairement impliquée dans le fonctionnement de la litote et de l'hyperbole, à la
différence de celui de l'ironie).
3
C'est, par exemple, le cas des deux façons inverses de signifier figurément qu'il y a très peu
de monde dans une salle, à savoir "il n'y a absolument personne" et "il n'y a pas foule", qui
d'un point de vue argumentatif constituent respectivement une hyperbole et une litote,
alors que l'état de choses est réduit dans le premier cas et augmenté dans le second.
4
Le degré ultime correspondant à ce que Dumarsais (1988: 273-274) appelle "l'expression du
comble"; exemple: "Vicieux, toi? Non. Tu es le vice même".
12 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

Donc: le locuteur exagère, sait qu'il exagère, et fait savoir à l'interlocuteur


qu'il sait qu'il exagère. Par quel moyen? Comme pour tous les tropes,
l'identification de X se fait sur la base d'un certain nombre d'indices, qui
sont autant de balises permettant à B d'effectuer le chemin menant de S à
X. Mentionnons d'abord le premier de ces indices, à savoir le caractère
"incroyable" du sens littéral: la confrontation de S à ce qu'il sait du référent
amène B à construire un X allant dans le même sens que S, mais plus faible
et donc acceptable. C'est, par exemple, le cas dans ce que l'on peut
appeler les "hyperboles numériques", où l'invraisemblance du chiffre
contraint l'interprétant à le réviser à la baisse, comme dans ces deux
exemples extraits de Libération (18-10-2013):
Voir la journaliste au travail m'a vraiment aidée, elle marchait en passant
15 000 coups de fil avec trois téléphones différents […].
Pendant de longues années j'ai essayé de maigrir, témoigne Sabrina. J'ai fait
15 milliards de régimes, mais on reprend toujours plus qu'on a perdu.

Notons que les hyperboles de ce type recourent souvent à des chiffres


stéréotypés:
je te l'ai dit 100 fois; je suis 1000 fois d'accord; il n'y a pas 36 (000) solutions

ce qui renvoie au phénomène plus général de la lexicalisation de la figure,


allant des clichés hyperboliques (comme dans les exemples précédents)
aux véritables catachrèses (comme dans le cas du "millefeuilles" ou du
"millepattes"5). La lexicalisation n'est évidemment pas propre aux
hyperboles numériques, cf. les expressions courantes telles que:
c'est énorme; c'est géant; elle est trop (bien);
ça n'a rien à voir; il est tout sauf idiot; tu perds toujours tout; ça fait une éternité que
je t'attends; des hyperboles dans les débats il n'y a que ça;
je meurs de faim; je suis morte de fatigue (métaphores hyperboliques)

Mais le locuteur peut aussi recourir à des indices plus spécifiquement


discursifs (par exemple, à l'oral, une prosodie emphatique), voire
métadiscursifs, par lesquels l'hyperbole se dénonce ouvertement comme
telle ("j'exagère à peine") ou peut même être dans un deuxième temps
corrigée:
Je préfère mille fois vivre à Lyon qu'à Paris – enfin pas mille fois mais vraiment je
préfère.

Signalons enfin l'existence d'indices de non-hyperbole, comme le "oui" et


la répétition qui signalent dans l'exemple suivant que l'assertion doit bien
être prise à la lettre, et non comme une métaphore hyperbolique:

5
Dans la phrase "il existe dix mille espèces de millepattes", seul le deuxième chiffre
constitue une hyperbole (le myriapode le mieux fourni en pattes n'en possède en effet que
750).
Catherine Kerbrat-Orecchioni 13

C'est pourquoi ils meurent de faim; oui, Messieurs, ils meurent de faim dans vos
terres, dans les villes, dans les campagnes […]. Hélas! ils ne vous demandent que le
superflu, que quelques miettes de votre table, quelques restes de votre grande
chère…
(Bossuet, Sermon du mauvais riche)

Plus clairement encore, l'interprétation hyperbolique peut être déjouée par


un commentaire métadiscursif:
DORANTE (vivement). – […] je n'exagère point; je dis que je vous adore, et cela est vrai;
ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là. J'appelle aussi mon amour
une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne
dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai […].
(Marivaux, Les Sincères, sc. 11)

Pas d'hyperbole donc dans de tels exemples. La véritable hyperbole, elle,


en dit "trop"; mais tout en ayant l'air de travestir la vérité, elle s'arrange
pour que le récepteur ne tombe pas dans le piège de ce travestissement. Le
trope est tout le contraire du mensonge: c'est une "feinte", mais qui est
faite pour être démasquée, ce qui dans le cas de l'hyperbole signifie que
l'exagération est formulée de telle sorte que le récepteur puisse en
"rabattre", selon la jolie formule de Dumarsais (1988: 131, nos italiques):
"Ceux qui nous entendent rabattent de notre expression ce qu'il faut en
rabattre […]". Mais Dumarsais (1988: 131, nos italiques) d'ajouter: "et il se
forme dans leur esprit une idée plus conforme à celle que nous voulons y
exciter, que si nous nous étions servis de mots propres". C'est là que les
choses se corsent. Certes, la remarque explique pourquoi A se donne la
peine de dire S, alors que c'est X qu'il veut que B comprenne, exigeant de
lui un effort interprétatif supplémentaire: c'est qu'à la sortie, le sens
obtenu est encore plus "conforme" que s'il était formulé directement. Mais
la justification est tout de même bien paradoxale, puisque dans l'hyperbole
"la vérité ne semble être travestie que pour être mieux proclamée" (Perrin,
1990: 199), et que la formulation apparemment mensongère non seulement
ne l'est pas, mais est même plus juste que l'expression juste.
Faisons donc retour à Fontanier (1968: 124), qui précise en ces termes ce
qui se passe du côté du récepteur:
(3) Ce n'est pas tout, il faut que celui qui écoute puisse partager jusqu'à un certain
point l'illusion et ait besoin peut-être d'un peu de réflexion pour n'être pas
dupe, c'est-à-dire, pour réduire les mots à leur juste valeur.

Commentaire: la solution au mystère du fonctionnement du trope est à


chercher dans le processus dynamique de l'interprétation. On perçoit
d'abord S, qui produit ce que Perrin (1990: 200) appelle un "effet de loupe",
et ce n'est que dans un deuxième temps que l'on procède au "rabattement"
du sens et que l'on réajuste l'interprétation; c'est dans ce bref suspens
temporel que vient s'insinuer l'effet expressif de la figure: l'"illusion"
première ne s'efface pas totalement, venant par une sorte d'effet-
palimpseste (que l'on peut aussi assimiler à un phénomène de persistance
rétinienne) ajouter au "vrai" sens enfin découvert cette valeur de "mise en
14 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

relief" que signale la définition du Petit Robert. Ce que l'on peut traiter,
comme nous avions naguère proposé de le faire (Kerbrat-Orecchioni, 1986:
chap. 3), en termes de "trace connotative", dont la nature varie selon le
type de trope auquel on a affaire mais dont le principe reste toujours le
même: s'il peut y avoir au plan dénotatif équivalence entre les formulations
tropique et non tropique, l'effet connotatif n'est jamais exactement le
même (par exemple entre "Ferme la porte" et "Tu peux fermer la porte?"
dans le cas d'un trope illocutoire, même lexicalisé).
C'est pourquoi la formulation tropique doit être réservée à certaines
situations particulières et, dans le cas de l'hyperbole, à celles où "nous
sommes vivement frappés de quelque idée que nous voulons représenter et
que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour exprimer ce
que nous voulons dire" (Dumarsais, 1988: 131). L'hyperbole va donc
permettre à la fois de restituer (connotativement) la force de cette
impression sans pour autant tromper (dénotativement) le récepteur.
Perrin (1990: 202) exprime une idée similaire en des termes un peu
différents: l'hyperbole véritable consiste, nous dit-il, à "exagérer
sciemment et ostensiblement […], mais non point gratuitement", car "ce
qui doit être rabattu du sens littéral pour accéder au sens figuré ne
recouvre pas tout l'écart manifesté initialement entre ce qui est dit et ce
qui aurait été perçu comme vraisemblable"; d'où certains effets
contextuels supplémentaires que l'auteur, reprenant la théorie de la
pertinence élaborée par Sperber et Wilson (1989), traite en termes
d'inférences supplémentaires déclenchées par l'exagération. On peut
encore dire que l'exagération est "jouée" par l'émetteur, qui s'arrange pour
qu'elle soit "déjouée" par le récepteur, lequel n'est pas dupe de l'illusion
tout en en subissant certains effets6. On peut enfin, de façon à mon avis
plus contestable7, aller jusqu'à imputer le sens littéral (celui que le
locuteur ne prend pas à son compte) à un énonciateur imaginaire,
l'hyperbole venant alors allonger la liste des phénomènes relevant de la
polyphonie énonciative.
Mais l'essentiel reste que, dans l'hyperbole au sens strict, l'exagération est
faite pour être identifiée comme telle par le récepteur. On peut donc se
demander quel intérêt peut présenter pour les candidats, dans le cas de
nos débats, une telle figure.

6
Dans L'implicite (Kerbrat-Orecchioni, 1986: 147-151), je suggère que l'on peut appliquer au
fonctionnement du trope la notion psychanalytique de sujet clivé (le trope étant envisagé du
point de vue de sa réception, mais cela vaut aussi dans une certaine mesure pour son
émission).
7
Ne serait-ce que parce qu'un tel traitement masque la spécificité de l'ironie, dans laquelle
cet énonciateur supposé est pris pour "cible" du trope, ce qui n'est pas le cas dans
l'hyperbole (sauf justement si elle est en outre ironique).
Catherine Kerbrat-Orecchioni 15

2.2 Application au corpus des débats présidentiels


Ce corpus est constitué de six débats mettant en présence les candidats
suivants:
 1974: Valéry Giscard d'Estaing (VGE) et François Mitterrand (FM);
 1981: les mêmes;
 1988: Jacques Chirac (JC) et François Mitterrand (FM);
 1995: Jacques Chirac (JC) et Lionel Jospin (LJ);
 2007: Ségolène Royal (SR) et Nicolas Sarkozy (NS);
 2012: François Hollande (FH) et Nicolas Sarkozy (NS).
Par rapport au problème qui nous occupe ici, force est de constater
l'extrême rareté des hyperboles telles qu'elles viennent d'être définies.
Tout au plus peut-on repérer dans le corpus quelques hyperboles
lexicalisées, sous la forme surtout de cette "exagération par diminution"
que constitue l'expression "un mot", éventuellement renforcée par quelque
autre minimisateur. Elle est utilisée aussi bien par les animateurs ("alors
un mot chacun allez-y") que par les débatteurs ("simplement d'un mot";
"juste un petit mot") pour désigner une unité de parole évidemment plus
longue, comme le reconnaît d'ailleurs non sans humour Chirac (dont la
requête sera suivie non d'une simple "phrase", mais d'une longue tirade)
dans cet extrait du débat de 1988:
1988, JC: attendez je voudrais dire un mot quand même\ (.) une phrase\ ((rires))

La rareté de ces hyperboles doit être mise en relation avec l'objectif des
locuteurs dans ces débats et le contrat de "sérieux" qui préside à ces
échanges: on ne voit pas bien quel intérêt il y aurait pour un candidat à
présenter les choses d'une façon sciemment et ostensiblement exagérée
(en quelque sorte "pour de rire") – dans un tel contexte, le procédé serait
faiblement productif, voire contre-productif.
En revanche, l'efficacité saute aux yeux d'un usage bien particulier de
l'hyperbole, qui s'inscrit dans un fonctionnement dialogique et consiste à
reprendre les propos de l'adversaire en les "hyperbolisant" et, par là même,
en les ridiculisant. Le procédé de l'hyperbole citée (fallacieusement) est
bien représenté dans le corpus, par exemple:
2012, NS: j'ai écouté Monsieur Hollande/ c'est/ c'est assez classique/ (.) ce qu'il a dit/
[…] il a dit qu'il serait un président extraordinaire/ si les Français le choisissaient/

Il va de soi qu'en vertu de la "loi de modestie"8, il est impensable que


Sarkozy rapporte ici verbatim les précédents propos de Hollande…

8
Sur ce principe, voir Kerbrat-Orecchioni (1986: 236-237 & 1992: 186-189).
16 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

Ces reformulations caricaturales entraînent parfois une protestation de


l'adversaire:
1974, FM: mais puisque vous parliez de pillage/ (.) des affaires publiques/ avec le
programme commun/
VGE: je ne parle pas de pillage
FM: vous avez employé l'expression/ plusieurs fois/ [pendant la campagne/
VGE: [non/ non/ non/ j'ai jamais
employé cette expression/
monsieur Mitterrand

Elles peuvent aussi être accompagnées de quelque précaution permettant


au locuteur citant d'échapper à l'accusation de falsification du discours
cité:
1974, FM: dans toutes les philippiques/ que vous lancez contre les nationalisations/
lorsque vous expliquez que/ (.) que c'est/ c'est (.) c'est c'est\ c'est l'enfer/ pour
reprendre une (.) une expression qui n'est pas de vous

Notons que, dans les hyperboles citées, le locuteur citant impute au


locuteur cité une formule exagérée pour le premier, mais qui serait pour le
second à prendre à la lettre. Ces hyperboles "fabriquées" ne sont donc pas
des hyperboles stricto sensu – ce qui nous permet de conclure cette
section sur l'affirmation que les véritables hyperboles sont tout à fait
exceptionnelles dans ce type d'interactions.
D'où vient alors le sentiment communément partagé que ces échanges
sont truffés d'hyperboles? C'est qu'au-delà de son acception technique
telle que l'a définie la tradition rhétorique, le terme d'"hyperbole" a
tendance à s'utiliser dans tous les cas où le récepteur perçoit une
exagération dans la formulation utilisée, quelle que soit par ailleurs
l'intention communicative qu'il impute au locuteur.

3. L'hyperbole au sens large

Alors que dans l'hyperbole stricto sensu, l'exagération est ostensiblement


"jouée" par l'émetteur A, dans l'hyperbole au sens large c'est le récepteur B
qui estime que la formulation de A est exagérée, alors que A veut la faire
passer pour parfaitement conforme à l'état de choses9: il n'y a plus
connivence entre A et B, mais divergence entre leurs points de vue10 sur
l'objet de discours, qui est évalué diversement par les interlocuteurs. Étant
donné le caractère fondamentalement confrontationnel de nos débats

9
La différence entre ces deux types de comportements discursifs s'incarne dans les figures
contrastées de Cyrano le Gascon et de Tartarin le Tarasconnais.
10
Ce terme étant dans certains cas à prendre dans son sens le plus littéral: "L'hyperbole
fleurit à la Une de certains journaux parisiens. 'Paris livré aux casseurs autonomes', tonne
Le Figaro. Le lecteur de province pourra le croire, non celui de la capitale" (Le Monde, 25-03-
1979).
Catherine Kerbrat-Orecchioni 17

électoraux et la visée globale des discours tenus de part et d'autre (il s'agit
de faire admettre une évaluation la plus positive possible de soi-même et la
plus négative possible de son adversaire), il n'est pas étonnant que ces
débats constituent un terrain propice aux "hyperboles du deuxième type",
lesquelles impliquent une formulation intensive qui, d'une part, n'est pas
présentée comme excessive par l'émetteur – il prend d'ailleurs parfois le
soin de l'indiquer lui-même:
1981, JC: les efforts que nous avons accomplis/ seraient (.) compromis/ excusez le
mot/ ruinés/ si le programme tel qu'il est présenté par monsieur Mitterrand/ entrait
en application/ l'été prochain\
1988, FM: tout cela montre une MAIN MISE/ de caractère/ TOTAlitaire/ je n'hésite pas/
à employer ce mot/ (.) sur les moyens de l'information\

Mais, d'autre part, cette même formulation est estimée exagérée par le
récepteur.
Il convient à cet égard de rappeler que les débats médiatiques se
caractérisent par l'existence, outre les participants "actifs" (débatteurs et
animateurs), d'une "masse" hétérogène de récepteurs qui, sans pouvoir
intervenir directement dans le débat, n'en constituent pas moins les
destinataires principaux des propos que les candidats échangent sur le
plateau. Toutefois, en l'absence de toute trace observable, dans le texte de
l'interaction, des jugements portés par ces instances évaluatrices
invisibles, on ne prendra ici en compte que les exagérations dénoncées
comme telles par l'interlocuteur.

3.1 Les débats électoraux: une rhétorique de l'intensification


Nos débatteurs exploitent abondamment la panoplie des procédés
disponibles de l'intensification (procédés lexicaux, morpho-syntaxiques,
prosodiques et stylistiques – métaphores, répétitions et anaphores…). Il
arrive (rarement) que ces procédés soient mis au service de l'éloge d'un
adversaire politique (par exemple, quand Mitterrand parle en 1988, à
propos de Giscard d'Estaing, des "trois mesures CAPITALES qui ont fait
avancer l'Europe", mais ce coup de chapeau à celui qu'il a battu sept ans
auparavant ne lui coûte guère, tout en lui permettant d'afficher un ethos
fair play). Il arrive plus fréquemment que l'intensification porte sur ses
propres mérites et ceux de son programme:
2007, NS: je veux passionnément agir
2012, NS: […] un GIGantesque effort de formation\ (.) pour que les chômeurs
d'aujourd'hui soient formés pour les emplois de demain\

Mais ce type d'intensification est fortement contraint par la "loi de


modestie" mentionnée précédemment, qui s'exerce en France de façon
tyrannique, même dans ce contexte à visée auto-apologétique avouée.
C'est donc essentiellement au dénigrement de l'adversaire que vont être
dévolus les procédés de l'intensification, qu'il s'agisse de certains états de
18 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

choses négatifs dont il est censé être plus ou moins responsable (on
n'hésite pas à noircir le tableau):
le cancer des délocalisations; des crises d'une violence absolument inouïe;
la situation faite aux veuves est catastrophique; un formidable problème de pouvoir
d'achat; les immenses difficultés de la ménagère;
un scandale absolu; une injustice insupportable;
le chômage est une TARE, une maladie qui risque d'être mortelle pour notre société;
ce feu qui emporte nos vies;
des femmes au bout du bout du bout de la détresse;

ou du comportement, de l'action, voire de la personnalité de l'adversaire


(ce qui est toutefois exceptionnel dans ce contexte où les attaques
"personnelles" sont en principe prohibées):
là on est vraiment stupéfié; propos profondément choquants;
vous vous trompez tout à fait; vous vous êtes toujours trompé; faux faux faux; faux
archifaux;
c'est une erreur totale/capitale; une faute inimaginable; vous mentez de façon
éhontée;
vous avez une très grave responsabilité; c'est un échec et un échec grave; choix
gravissime;
nous assistons actuellement et c'est gravissime à l'échec ABSolu de votre politique;
vous avez battu tous les records de la hausse des prix; folie dépensière; économie
brisée; risque mortel;
la politique la plus réactionnaire qu'on puisse admettre;
le système socialiste c'est un système diabolique;
on tue petit à petit on étrangle petit à petit la poule aux œufs d'or;
vous l'avez politiquement poignardé

L'intensification est donc massivement représentée dans le corpus. Mais


on ne peut parler d'hyperbole (du deuxième type) que lorsque
l'intensification est perçue comme une exagération.

3.2 Quand l'intensification devient hyperbole


Dans les limites de cette étude, on n'envisagera que les cas où
l'intensification est traitée comme une exagération par l'interlocuteur – ce
qui nous renvoie au problème plus général des différents types
d'enchaînements possibles après un énoncé potentiellement
11
hyperbolique .
Éliminons d'abord les cas, de loin les plus fréquents, où B exprime un
désaccord radical avec l'orientation argumentative de l'énoncé de A – c'est
le problème classique de la réfutation, qui peut elle-même s'exprimer sur
le mode de l'hyperbole:

11
Sur ce problème, voir Verine (2008) et son opposition entre hyperboles "heureuses" vs
"malheureuses" – termes qu'il emploie dans une perspective un peu différente de celle de
Perrin (1990 & 1996: 76-85), pour qui ces termes renvoient plutôt, dans la lignée de la
rhétorique classique, à la question des conditions du "bon usage" de l'hyperbole.
Catherine Kerbrat-Orecchioni 19

2007, SR: mais c'est très injuste en [fonction du patrimoine


NS: [non non non (.) non non […]
c'est pas du tout injuste

pour nous centrer sur la question des réactions portant sur le caractère
hyperbolique de l'énoncé initiatif, sans que soit remise en cause son
orientation argumentative globale.
Se pose en amont la question de savoir si B interprète correctement
l'intention communicative de A. Dans le cas des hyperboles du premier
type, B peut, par exemple, prendre à la lettre une affirmation que A
présente lui-même comme exagérée, ainsi dans cet échange relevé sur le
vif:
– J'en ai rencontré 450 des exemples de ce type
– 450???
– Façon de parler, mais j'en ai bien trouvé une douzaine!

Dans les hyperboles du deuxième type, le contresens peut à l'inverse


consister dans le fait que B prend pour une exagération consciente ce qui,
du point de vue de l'émetteur, relève en réalité non de la rhétorique, mais
de la plus stricte "exactitude". C'est quelque chose de ce genre que
Barthes (1953: 35, nos italiques) croit déceler dans l'interprétation que font
les analystes contemporains de l'"écriture révolutionnaire":
L'écriture révolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer
l'échafaud quotidien. Ce qui paraît aujourd'hui de l'enflure, n'était alors que la taille
de la réalité. Cette écriture qui a tous les signes de l'inflation, fut une écriture exacte.

Dans le cas de nos débats, les formulations jugées "inflationnistes" par le


récepteur ne sont pas supposées afficher leur propre excès, cherchant tout
au contraire à le dissimuler. La réaction de B va donc consister à reprocher
à A de déformer la vérité en l'exagérant (sciemment ou non: c'est là une
distinction secondaire, qui n'est évidemment pas sans importance, entre la
simple contre-vérité et le mensonge délibéré), ce qui donne, par exemple,
dans les conversations ordinaires: "N'exagérons rien!", "Tu y vas fort!" ou
"Tu pousses le bouchon un peu loin!"; et dans nos débats:
1988, JC: Monsieur Mitterrand c'est une caricature […] vous avez l'art de la caricature
2007, NS: je ne vois pas pourquoi/ (.) madame Royal/ (.) ose (.) employer/ le mot (.)
immoral\ (.) c'est un mot fort\
2012, NS: il y a suffisamment de choses que j'ai réussies/ ou PAS réussies/ (.) pour
qu'on n'ait pas besoin d'ajouter l'OUTRance/ (.) et le mensonge\

Ces commentaires métadiscursifs à valeur de reproche s'accompagnent


généralement d'une révision à la baisse de la formulation de A, que B va
s'employer à "déshyperboliser". Ainsi dans cet échange où Sarkozy établit
une équivalence fallacieuse entre deux expressions qui ne sont pas de
même degré d'intensité, ce que Royal lui reproche en l'accusant d'être
"brutal", c'est-à-dire de commettre le péché d'hyperbole:
20 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

2007, NS: […] premier point\ vous voulez tout remettre à plat (.) c'est-à-dire tout le
travail qui a été fait vous voulez le démolir\ (.) [deuxième point (.)
SR: [pas démolir mais remettre à
plat\ remettre à plat ça n'est
pas démolir vous êtes brutal

Pour un dernier exemple de la possibilité de négocier le degré d'intensité


d'une expression, citons la métaphore de la "fracture sociale" que Chirac
introduit dans le débat de 1995; métaphore anatomique que Jospin
conteste comme étant trop faible (car "une fracture on la réduit") et à
laquelle il substitue la métaphore géologique plus forte de la "faille".
Conciliant, Chirac accepte cette contre-proposition sans renoncer pour
autant à sa proposition initiale:
1995, JC: c'est un diagnostic que j'ai porté/ (.) déjà depuis un certain temps/ (.) et qui
se traduit par une fracture sociale/ (.) qui met en cause la cohésion de notre pays/ […]
LJ: […] et je dirai/ pour reprendre l'image en la modifiant de Jacques Chirac/ tout à
l'heure/ je pense pas que ce soit une fracture/ parce qu'une fracture au moins c'est
net/ ça bouge pas/ et on la réduit/ (.) là il s'agit plutôt d'une FAILLE de quelque chose
qui fait que deux France s'éloignent\ et moi je ne veux pas que ces deux France
s'éloignent […]
JC: c'est vrai/ il y a deux France\ (.) et c'est vrai que (.) fracture ou faille/ ça s'écarte\
(.) et c'est vrai qu'il y a de plus en plus de Français/ qui sont sur le bord de la route

On voit par cet exemple les enjeux argumentatifs qui s'attachent à de telles
négociations: au sortir de deux années de cohabitation où la France a été
gouvernée par la droite, Jospin a tout intérêt à amplifier la représentation
des inégalités sociales, que la gauche est censée être plus apte à "réduire".

4. Conclusion

Il serait intéressant de regarder de près quelles relations l'hyperbole


entretient avec d'autres tropes, comme la métaphore sur laquelle elle
repose souvent12, l'ironie à laquelle elle peut servir d'indice13, ou
l'euphémisme auquel elle se trouve parfois associée14, même si l'hyperbole
a plus d'affinités naturelles avec le dysphémisme. Si l'euphémisme est en
effet très proche de la litote (au point que l'on confond souvent ces deux
figures, cf. Kerbrat-Orecchioni, 2011: 92-94), c'est plutôt au dysphémisme
que s'apparente l'hyperbole: de même que l'euphémisme cherche à
embellir la réalité quand la litote se contente de la réduire, le dysphémisme
s'emploie, non à l'amplifier comme l'hyperbole, mais à l'enlaidir – à l'instar

12
Sans que l'on puisse pour autant considérer que toute hyperbole est une métaphore, ni que
"toute métaphore est une hyperbole" (Perrin, 1996: 51 sqq.).
13
Voir Vivero García (2011: 47-49); et, pour la combinaison litote/ironie, qui n'est pas du tout
de même nature, Kerbrat-Orecchioni (2011: 70).
14
L'hyperbole et l'euphémisme sont pour Klemperer (1996) les deux caractéristiques
principales de la LTI (langue du IIIe Reich).
Catherine Kerbrat-Orecchioni 21

de Sarkozy désignant les délinquants comme de la "racaille" ou, dans le


débat de 2007, ravalant la "saine colère" de Ségolène Royal au rang d'un
vulgaire état d'"énervement" incontrôlé.
Il faudrait envisager aussi les différents facteurs socioculturels en fonction
desquels varie l'usage de l'hyperbole. Mais on s'en tiendra pour conclure au
seul facteur du genre discursif, dont le rôle est fondamental aussi bien d'un
point de vue quantitatif15 que qualitatif.
En ce qui concerne nos débats électoraux, on a vu que les hyperboles
véritables y étaient fort rares, à la différence des hyperboles au sens
étendu. Encore convient-il de nuancer cette distinction, du fait
précisément des caractéristiques de ce genre interactionnel bien
particulier dont ils relèvent. La "compétence générique" des récepteurs
intervient en effet dans l'interprétation qu'ils font des énoncés qui leur
sont soumis; or dans le cas de ces débats, ils savent bien que chaque
candidat a tout intérêt à exagérer les démérites de l'adversaire (et plus
discrètement ses propres mérites), tout en dissimulant qu'il s'agit de sa
part d'une exagération. Face à une affirmation qui lui semble exagérée, le
récepteur va donc se dire que cet énoncé qu'il estime excessif, A le
présente comme étant à prendre à la lettre, il ne peut donc s'agir que d'une
"fausse hyperbole" (de pure réception); mais, en même temps, il se dit
aussi que dans un tel contexte où l'intensification des jugements est une
sorte de loi du genre et de nécessité stratégique, A ne peut pas être
totalement dupe de son faire-comme-si, c'est-à-dire que, dans certains
cas au moins, il ne peut pas ne pas se douter que l'auditoire est quelque
peu sceptique sur son degré d'adhésion à son propre dire… On se trouve
donc en quelque sorte dans une situation intermédiaire entre l'hyperbole
de type (1) (le locuteur "joue" et montre qu'il joue) et de type (2) (le locuteur
est sérieux et veut être pris au sérieux): A est sérieux, mais dans le cadre
d'une sorte de "jeu de langage" où les règles sont d'un commun accord
partiellement perverties du fait de l'enjeu agonistique, et où la norme est
dans une certaine mesure d'exagérer, afin de creuser l'écart entre ses
propres mérites et les défauts de l'adversaire.
Du point de vue de la réception, il faut donc admettre une sorte de principe
d'incertitude pesant sur l'interprétation d'une hyperbole potentielle (lequel
n'a d'ailleurs pas d'effets aussi catastrophiques que ce peut être le cas
dans l'antiphrase ou la métaphore16, puisque dans l'hyperbole la différence

15
Si Dumarsais (1988: 133) considère que "nous usons très rarement d'hyperboles en
français", Fontanier (1968: 124) déclare au contraire que l'hyperbole "revient à tout moment
dans la conversation, et même sans qu'on s'en aperçoive". C'est sans doute qu'ils ne se
réfèrent pas aux mêmes types de discours.
16
Pensons, par exemple, à la sinistre déclaration de Darquier de Pellepoix en 1978: "À
Auschwitz, on n'a gazé que des poux".
22 L'hyperbole: approche rhétorique, énonciative et interactionnelle

entre S et X relève de la simple "nuance"). Mais ce même principe intervient


aussi parfois dès la phase de l'émission, le locuteur pouvant balancer entre
les formulations fortes et faibles. Ce peut être parce qu'il est tiraillé entre
le désir d'en "rajouter" pour mieux impressionner l'interlocuteur et celui de
rester au plus près de la "vérité même"17, le second l'emportant sur le
premier dans cet exemple d'hyperbole dans un deuxième temps corrigée:
1995, JC: cette idée à été tuée/ enfin tuée\ le mot est trop fort/ mais/ (.) a été
abandonnée\
Mais le plus souvent, de tels balancements, qui sont constants dans nos
débats comme du reste dans les conversations ordinaires (de même que
l'on va dire successivement du même objet "j'ai horreur de ça" et "je n'aime
pas bien ça", de même tel candidat peut dans la foulée se dire "très
choqué" et "un petit peu choqué" par tel propos de l'adversaire), viennent
de la difficulté qu'il y a à apprécier à sa juste mesure l'objet de discours,
difficulté qui s'exacerbe pour certains types d'objets tels que ses propres
sentiments ou états d'âme. On comparera pour terminer deux extraits de
romans qui illustrent bien la "plasticité" qui caractérise l'expression de
l'excès, et partant, les malentendus et incertitudes auxquels elle peut
donner lieu. Le premier est emprunté à La Recherche du temps perdu:
"Oh! Monsieur", dis-je à M. de Norpois quand il m'annonça qu'il ferait part à Gilberte
et à sa mère de l'admiration que j'avais pour elles, "si vous faisiez cela, si vous parliez
de moi à Mme Swann, ce ne serait pas assez de toute ma vie pour vous témoigner ma
gratitude, et cette vie vous appartiendrait! […]" […] Je me rendis compte aussitôt que
cette phrase, faible encore auprès de l'effusion reconnaissante dont j'étais envahi
[…]. (Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs)

Le narrateur n'a ici aucune incertitude sur la force de son sentiment: la


gratitude qu'il éprouve est si intense qu'aussi intensive soit-elle, la
formulation qu'il utilise ne saurait être considérée comme étant pour lui
exagérée; mais il se rend compte aussitôt qu'une telle ardeur ne peut être
que "réfrigérante" pour son destinataire: ce qui est pour le narrateur une
litote ("faible encore") ne peut être pour Norpois qu'une hyperbole, si
énorme même qu'il va soupçonner "quelque visée suspecte" sous cette
requête pour lui si anodine, ce qui va la faire lamentablement échouer.
Dans le second exemple au contraire, le narrateur a lui-même un doute sur
la véritable "mesure" de son état affectif, qui mériterait peut-être (mais "il
ne saurait dire") une formulation plus forte que les phrases qu'il "retourne
dans sa tête" et qui, elles, n'encourent pas le risque de paraître
"grandiloquentes" et "excessives" (hyperboliques donc) à leur destinataire:

17
Dans la conversation ordinaire, nous sommes en permanence pris en tenaille entre ces deux
pulsions opposées, ce qui peut donner lieu à des énoncés tels que "en général il arrive
toujours en retard", ou "en général à la Toussaint il ne fait jamais beau", dont le caractère
contradictoire passe d'ailleurs très généralement inaperçu.
Catherine Kerbrat-Orecchioni 23

Toute la nuit, il a retourné dans sa tête les phrases qui lui signifieraient comme il la
trouvait belle, combien il était heureux, sans verser toutefois dans la grandiloquence
qui était peut-être après tout à la mesure de ce qu'il éprouvait (il ne saurait dire), mais
qui paraîtrait à Hélène excessive ou de pure convention.
(Pierre-Louis Rey, Le Reflux)

Ces formulations excessives risqueraient aussi, ajoute-t-il, d'être perçues


comme "de pure convention" dans une déclaration d'amour – où l'on
retrouve l'idée que, comme tant d'autres phénomènes auxquels on a affaire
en analyse du discours, l'hyperbole ne peut être décrite qu'en relation avec
le genre discursif dans lequel elle s'inscrit18.

Bibliographie

Barthes, R. (1953): Le degré zéro de l'écriture. Paris (Seuil).


Ducrot, O. (1980): Les échelles argumentatives. Paris (Minuit).
Dumarsais, C. C. (1988): Des tropes ou des différents sens. Paris (Flammarion).
Fontanier, P. (1968): Les figures du discours. Paris (Flammarion).
Kerbrat-Orecchioni, C. (1986): L'implicite. Paris (Armand Colin).
— (1992): Les interactions verbales, T. II. Paris (Armand Colin).
— (2011): Quand dire moins, c'est faire plus: une approche pragmatique de la litote. In: Horak, A.
(éd.), La litote. Hommage à Marc Bonhomme. Berne (Peter Lang), 67-97.
— (2013): Les figures de style à l'oral. Le cas des débats de l'entre-deux-tours des élections
présidentielles françaises. In: L'information grammaticale, 137, 21-28.
Klemperer, V. (1996): LTI. La langue du IIIe Reich. Paris (Albin Michel).
Leech, G. N. (1983): Principle of Pragmatics. London (Longman).
Perrin, L. (1990): Bonheur et malheur des hyperboles. Les effets de l'exagération dans
l'interprétation des énoncés. In: Cahiers de linguistique française, 11, 199-214.
— (1996): L'ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques. Paris (Kimé).
Sperber, D. & Wilson, D. (1989): La pertinence. Paris (Minuit).
Vanoudheusden, R. (2013): Comme les journalistes sportifs nous parlent. Étude d'un lexique
"hyper-appréciatif". In: Abecassis, M. & Ledegen, G. (éds.), Écarts et apports des médias
francophones. Oxford (Peter Lang), 227-244.
Verine, B. (2008): La parole hyperbolique en interaction. Une figuralité entre soi-même et même.
In: Langue française, 160, 117-131.
Vivero García, M. D. (2011): L'ironie, le sarcasme, l'insolite peuvent-ils bousculer les valeurs
dominantes? In: Vivero García, M. D. (éd.), Humour et crises sociales. Regards croisés
France-Espagne. Paris (L'Harmattan), 45-56.

18
Pour d'autres genres qui cultivent l'hyperbole, voir par exemple Vanoudheusden (2013) sur
le discours des journalistes sportifs ainsi que, dans ce volume, l'étude de Bonhomme sur le
discours publicitaire.

Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 25-41

L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence:


revue des procédés rhétoriques
d'hyperbolisation

Paola PAISSA
Université de Turin

Der vorliegende Artikel analysiert figurative Strategien, welche mit der Hyperbel in
Zusammenhang stehen können. Zunächst werden die Wortfiguren oder Tropen
untersucht, dann die Denkfiguren oder Metalogismen. Anschliessend wird hinterfragt,
ob die Beibehaltung dieser klassischen Unterscheidung nach wie vor sinnvoll ist. Aus
einer pragma-enunziativen Perspektive lässt sich ausserdem die Aktivität
beobachten, welche die Figur des Exzessiven und der Überschreitung beim
Enunziator und Enunziatär auslöst. Dabei stellt sich dieses figurative Phänomen als
Konfrontationspunkt verschiedener Sichtweisen und als Etappe der
Bedeutungsverhandlung heraus.

La nature composite, macrostructurale (Molinié, 1992), combinée ou


"dérivée" (Bonhomme, 1998) de l'hyperbole a été soulignée dès l'Antiquité1.
Cependant, l'extrême malléabilité rhétorique de cette figure n'a pas encore
fait l'objet d'une réflexion approfondie. En effet, les études consacrées à
l'hyperbole ont tendance soit à amalgamer procédés linguistiques et
rhétoriques, soit à privilégier, parmi ces derniers, les dispositifs tropiques,
suivant la tradition classique2. Peut-être est-ce l'impossibilité de dresser
un inventaire complet qui a jusqu'ici découragé l'entreprise; quoi qu'il en
soit, nous comptons, sans trop nous soucier d'une exhaustivité qui serait
par avance vouée à l'échec, analyser la relation qu'entretient l'hyperbole
avec les autres configurations rhétoriques microstructurales ou
macrostructurales. Nous nous interrogerons notamment sur la
transversalité qui permet à cette figure de dépasser la dichotomie
traditionnelle entre figures dites "de mots" et "de pensée"3, pour
contribuer finalement à la réflexion sur l'utilité épistémologique que peut
encore revêtir cette distinction classique. La division entre figures "de
mots" et "de pensée" représente, en tout cas, le principe organisationnel
de notre étude, puisque les deux parties qui la composent correspondent

1
Pour une revue historique des traitements de l'hyperbole, voir Barsi (2010).
2
En effet, c'est le schéma de la comparaison et de la métaphore qui est le plus souvent
évoqué dans les répertoires tant anciens que modernes.
3
L'hyperbole est souvent considérée comme la figure emblématique de la transition entre
ces deux domaines (cf. Ravazzoli, 1978; Stolz, 1999).
26 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

respectivement à ces deux vastes regroupements. Quelques précisions


d'ordre définitionnel et méthodologique précéderont ces deux
paragraphes.

1. Statut de l'hyperbole et présupposés méthodologiques de


l'analyse

Les définitions de l'hyperbole que proposent tant les répertoires classiques


que les modernes présentent des récurrences significatives, conférant une
assise théorique apparemment stable à cette figure (Bonhomme, 2005: 47).
Elle se fonde sur l'idée de l'excès, sur la "vérité" censée le délimiter et sur
le travail de réduction auquel est convoqué le destinataire. À notre avis,
deux points majeurs s'avèrent problématiques dans le traitement de ce
schéma complexe: en premier lieu, l'hétérogénéité des moyens
d'expression de l'excès et, en deuxième lieu, le paramètre véridictoire.
En ce qui concerne le premier point, l'investigation sur l'hyperbole met
habituellement sur le même plan procédés amplifiants de nature
rhétorique et moyens intensifs purement linguistiques (d'ordre
morphologique, lexical ou grammatical)4, bien que la fonction
d'intensification prévue en langue ne détermine pas nécessairement
l'hyperbole. Une analyse rigoureuse fait encore défaut, à l'heure actuelle,
quant aux conditions permettant aux procédés expressifs du haut degré
d'engendrer le processus figural propre à l'hyperbole. Ceci n'étant pas
l'objet de notre étude, cette dernière se limitera à prendre en compte les
constituants rhétoriques. En tant que figure, l'hyperbole comporte une
saillance discursive exemplaire (Bonhomme, 2005), susceptible de
déclencher chez le destinataire un calcul interprétatif contextuel, dont le
coût puisse compenser l'effort (Perrin, 1990: 203; Jaubert, 2011: 33).
Autrement dit, pour relever du rhétorique et non pas seulement de
l'intensification linguistique, l'hyperbole doit représenter une étape de ce
processus d'ajustement énonciatif et référentiel (Gaudin-Bordes &
Salvan, 2009; 2012), capable de favoriser au maximum la "négociation, par
des procédures symboliques, de la distance qui sépare deux partenaires"
(Klinkenberg, 2000: 61).
Quant au deuxième point, la notion de "vérité" nous semble trop souvent
évoquée comme un élément allant de soi pour ne pas faire surgir le doute
qu'il s'agisse d'un avatar du "rêve de l'orthonymie" (Rastier, 1994: 81), voire
une survivance de la foi en une correspondance univoque des mots et des
choses. Nous situant dans le sillage de Détrie (2000), nous concevons au

4
Cf., entre autres, les inventaires de Dupriez (1984), Morier (1989), Romero (2004), Verine
(2008), Béguelin (2011).
Paola Paissa 27

contraire que la figure affiche "le fait que les mots ne produisent pas du
sens en tant que miroirs du monde extralinguistique" (Rabatel, 2008: 12).
Par là, le phénomène figural nous interdit de faire appel au principe
apodictique de la "vérité", y compris en la faisant coïncider avec l'intention
communicative du locuteur, comme le fait Perrin (1996), en la soumettant
aux cautions qui caractérisent, d'après les études de pragmatique, la
"vérité linguistique" (Perrin, 1996: 42). Par ailleurs, dans la réflexion sur
l'hyperbole, le paramètre véridictoire possède depuis toujours une valence
double, car il est parfois convoqué sur le plan communicationnel (la "vérité"
est le résultat du mécanisme interprétatif) et parfois sur le plan
ontologique (c'est alors l'excès qui éloigne de la "vérité"). Une
confrontation entre la définition de Dumarsais et celle de Fontanier nous
permettra d'illustrer cette ambivalence, qui persiste dans certains
répertoires modernes5. Suivant Dumarsais (1988: 131), l'hyperbole est un
abus au niveau ontologique, puisqu'elle se sert de mots qui pris "à la lettre
vont au-delà de la vérité"; toutefois, au niveau communicationnel, son
critère apparaît compatible avec notre vision moderne de la convenance
pragmatique, vu que l'hyperbole vise à former "dans l'esprit" de
l'interlocuteur "une idée plus conforme à celle que nous voulons y
exciter" (Dumarsais, 1988: 131). En revanche, selon Fontanier, proche des
idéologues (Douay-Soublin, 1994), la vérité est l'issue certaine du
processus figural et interprétatif: le fait d'augmenter ou de diminuer "les
choses avec excès" a pour but "d'amener à la vérité même et de fixer, par
ce qu'elle a d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire" (Fontanier, 1968:
123). Or, à notre sens, la référence à la vérité s'avère trompeuse, quel que
soit son statut: c'est plutôt le schéma cognitif sous-jacent du "discours
comme réalité" (Forget, 2000: 111 et passim) qui intervient dans
l'hyperbole, et ceci du côté de la production autant que du côté de la
réception. Auprès de l'énonciateur, ce schéma active une prévision sur la
procédure interprétative et évaluative qu'il pourra déclencher auprès de
l'énonciataire et, chez celui-ci, il sollicite la formulation d'une hypothèse
sur l'intention communicative de l'énonciateur6, doublée d'une
appréciation sur la proximité de cette supposition avec la représentation
de la réalité dont le destinataire dispose. L'émission d'hypothèses et
l'estimation de leur adéquation à la représentation de la réalité
constituent, à l'évidence, des paramètres variables et incompatibles avec
la "vérité", conditionnés qu'ils sont par des facteurs subjectifs, contextuels
et doxiques.

5
Cf. Dupriez (1984), Mortara Garavelli (1988), Molinié (1992), Fromilhague (1995).
6
L'idée de la supposition de l'énonciataire est évoquée par Kerbrat-Orecchioni (2002).
28 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

Dans ce qui suit, nous laisserons donc de côté le critère véridictoire, et


nous nous en tiendrons à une approche pragma-énonciative des schémas
figuraux avec lesquels l'hyperbole entre en relation. Nous concevons celle-
ci en tant que figure possédant les trois dimensions locutoires que lui
reconnaît Bonhomme (2005: 103-104) et l'instruction pragmatique d'une
stratégie du dépassement (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958; Perrin,
1990) qui, tout en obligeant le destinataire au retour métalinguistique sur le
dire de l'énonciateur, dévoile son projet de mener le jeu dans la négociation
sémantique et discursive. Par là, nous nous rallions à la conception
discursive du fait figural comme phénomène d'"hyperpertinence" (Gaudin-
Bordes & Salvan, 2013), considérant la figure comme l'expression optimale,
en contexte, du "vouloir dire" de l'énonciateur. Au point de vue énonciatif,
ce critère s'accompagne de l'observation de l'épaisseur dialogique de la
figure. C'est par ailleurs son appréhension en tant que phénomène
dialogique qui détermine notre approche méthodologique: en effet, nous
essaierons d'illustrer la malléabilité rhétorique de l'hyperbole, en prenant
en compte les modalités différentes de confrontation des points de vue
qu'entraîne le schéma emprunté (Rabatel, 2008). La notion d'"échelle
orientée" (Gardes-Tamine, 2011: 173) et le concept d'"attracteur", que nous
empruntons à Culioli (1990) et à la réflexion sur la "frontière notionnelle" en
tant que co-construction discursive (Mellet, 2009), nous permettront
d'articuler le plan énonciatif avec celui des représentations mobilisées
dans la dynamique du dépassement et de l'excès que l'hyperbole met en
place.

2. Hyperbole et figures dites "de mots", ou tropes


C'est par les constituants rhétoriques issus de l'analogie que nous allons
inaugurer notre revue. Bien que le vecteur analogique ne représente pas,
selon nous, un caractère intrinsèque permanent de l'hyperbole, comme
d'aucuns semblent le penser7, nous reconnaissons la centralité de ce
vecteur dans le déploiement de la figure, ne serait-ce que pour des raisons
de fréquence8. Malgré leur hétérogénéité formelle et rhétorique, les
exemples suivants présentent, en tant qu'hyperboles, des caractéristiques
communes9.
(1) Voix haute et forte […], claire et timbrée, comme un coup de clairon.
(Vercors, Le silence de la mer)

7
Cf. Ravazzoli (1978).
8
Le relevé qu'effectue Cano Mora (2006) concerne l'anglais parlé, mais l'indication qu'il offre
sur la prédominance du vecteur métaphorique est significative.
9
C'est évidemment nous qui soulignons le sommet hyperbolique.
Paola Paissa 29

(2) Les regards effarés d'Adélaïde étaient d'une limpidité de cristal.


(Zola, La fortune des Rougon)
(3) Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage.
(Baudelaire, "L'Ennemi", Les fleurs du mal)
(4) Puis on distingua […] des brouhahas de foule, d'étranges souffles d'ouragan
cadencés et rythmiques; on aurait dit les coups de foudre d'un orage qui
s'avançait rapidement […].
(Zola, La fortune des Rougon)
(5) Le silence était si profond qu'on eût entendu tomber des larmes.
(Yourcenar, Nouvelles orientales)
(6) Les critiques voient en Berlioz le "Victor Hugo de la musique".
(ex. cité par Noailly, 2005)
(7) [Les personnages] n'ont jamais atteint la grâce aérienne d'un Fred Astaire et
d'une Ginger Rogers.
(ex. cité par Leroy, 2005)

Les exemples (1) et (2) comportent des comparaisons à parangon (Rivara,


1990), voire des similitudes, suivant la précision que formule Charbonnel
(1999)10. Comme l'a montré Tamba-Mecz (1981), qui a passé en revue
différentes séquences de ce genre dans une perspective
morphosyntaxique, le sommet hyperbolique y est représenté par un
élément ayant la valeur d'un étalon, un "prototype meilleur exemplaire".
Les énoncés (3) à (5) sont constitués par des métaphores, où (3) est une
prédication in praesentia proposant en acmé la vision hyperbolique de
l'orage, qui sera filée dans le reste du poème, et (4) présente des figures in
absentia, situées en position référentielle, également basées sur l'idée de
l'ouragan et de l'orage comme pointes hyperboliques. Cet exemple est un
fragment d'une sorte de climax, qui correspond à l'arrivée des bataillons
chantant la Marseillaise dans le roman de Zola: la marche est décrite
d'après le point de vue des deux adolescents Miette et Silvère, ravis d'aller
à la rencontre de l'armée révolutionnaire. Le grossissement qu'ils opèrent
est atténué par l'introduction de l'indéfini "on" et par la modalité verbale
contre-factuelle "on aurait dit". Le mode de la virtualité contre-factuelle
est pareillement à l'œuvre dans l'exemple (5) de Yourcenar, construit sur le
moule de la conséquence disproportionnée: le bruit des larmes, de par sa
nature invraisemblable, engendre une hyperbole métaphorique qui fait
basculer l'énoncé dans le domaine de l'irréel, de l'adynaton, comme c'est
souvent le cas pour la construction consécutive. Enfin, les énoncés (6) et (7)
sont des antonomases du nom propre: tout en empruntant deux formes

10
La distinction de Charbonnel (1999) entre la comparaison (type: "Elle est belle comme sa
mère") et la similitude, qui opère une rupture d'isotopie ("Elle est belle comme un soleil"),
nous paraît pertinente, surtout relativement à l'hyperbole.
30 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

différentes11 (antonomase attributive dans 6; antonomase en "emploi


exemplaire" dans 7), les deux énoncés proposent à leur tour un foyer
hyperbolique coïncidant avec un parangon d'excellence (Victor Hugo,
comme apogée de l'art, ne nécessitant pas de justification co-textuelle;
Fred Astaire et Ginger Rogers représentant des éminences, en tant que
danseurs à la "grâce aérienne"). En dépit de leurs caractéristiques
rhétorico-formelles spécifiques, deux éléments constituent les
dénominateurs communs de ces dispositifs analogiques. Le premier, c'est
qu'ils exploitent tous de la même manière la stratégie du dépassement,
dessinant un espace gradué, qui inclut le sommet hyperbolique. Ce
sommet fonctionne comme un attracteur12 (Mellet, 2009) qui oriente
l'échelle d'intensité, l'interprétation devant à la fois se situer en deçà de
l'attracteur (accomplissant le mouvement du "rabattage" que prévoit la
célèbre définition de Dumarsais13) et demeurer dans sa sphère d'attraction.
Le deuxième élément commun, c'est que ces assertions présentent, en
force du dépassement lui-même, un phénomène d'emboîtement des points
de vue (dorénavant PDV): le PDV de l'énonciateur principal (PDV1), qui peut
être indifféremment celui du narrateur ou d'un personnage (ex. 1-4),
s'approprie et entérine le PDV2, qui préside à la mise en place du foyer
hyperbolique. En effet, le PDV2 est à la source d'une sorte d'hypothèse
prédicative implicite, généralement de nature doxique14, que le PDV1
présente comme consensuelle. Cette prédication associe le maximum de la
clarté à la sonnerie d'un clairon, la limpidité au cristal, les troubles de
jeunesse à l'orage et ainsi de suite. C'est, à notre avis, justement ce
phénomène de ratification et d'emboîtement des PDV qui explique la raison

11
Sur la base métaphorique de ce genre d'antonomases et sur les différences de
fonctionnement du type (6) et (7), cf. Leroy (2000; 2005).
12
Dans la théorie culiolienne, l'attracteur, représentant l'occurrence idéale, s'oppose au
"type", qui n'est qu'un étalon de conformité (Culioli, 1990). Mellet (2009) reprend la notion
d'attracteur, pour décrire celle de "frontière", en tant que co-construit discursif. Dans
l'application que nous faisons de ce concept à l'hyperbole, c'est le point culminant de
l'échelle d'intensité qui assume pour nous la fonction d'un attracteur. Tamba-Mecz (1981:
144-161), dans son traitement du sens figuré intensif, parle de l'"étalon du degré extrême"
comme d'un "modèle exemplaire", de l'"incarnation" même d'une propriété; la nature
"idéale", "absolue" ou "inatteignable" du sommet hyperbolique est également soulignée par
Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958: 389), ainsi que Perrin (1990: 205).
13
"Ceux qui nous entendent, rabattent de notre expression ce qu'il en faut rabattre, et il se
forme dans leur esprit une idée plus conforme à celle que nous voulons y exciter que si nous
nous étions servis de mots propres" (Dumarsais, 1988: 147).
14
On sait que la référence à la norme doxique est un caractère récurrent dans les définitions
de l'hyperbole: cf. Verine (2008), qui parle d'une évaluation plus intense que celle
"ordinairement associée à la représentation d'objets comparables" (nous soulignons). Ce
qui intéresse le locuteur hyperbolisant, c'est l'intention de faire adhérer l'énonciataire, ne
serait-ce que le temps de la réception figurale, à son univers de croyances, ce qui explique
le recours plus fréquent, dans la figure, à des éléments doxiques.
Paola Paissa 31

pour laquelle les clichés hyperboliques de la langue quotidienne sont en


général issus de figures analogiques, et tout spécialement de
comparaisons à parangon, de métaphores ou d'antonomases (ex.: être
muet comme une carpe, verser un torrent de larmes, avoir la fidélité d'une
Pénélope, etc.).
Par ailleurs, la force du dépassement et la nature prévisible et
consensuelle de l'attracteur sont également illustrées par un
dispositif comme celui de l'ellipse, qui joue sur la forte prévisibilité de
l'élément représentant le sommet de l'échelle graduée, bien qu'il soit
virtuel et susceptible d'être saturé par le co-énonciateur. L'exemple ci-
dessous, emprunté à Morier (1989), met en place un attracteur vide15, que
le co-énonciateur est censé convoquer dans son esprit, l'énoncé pivotant
sur la force de son attraction. En plus, la réplique marivaudienne exploite le
mécanisme de la répétition, pour redoubler l'effet amplificateur du
procédé:
(8) Un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur!
(Marivaux, Le petit-maître corrigé, II, 2)

Comme les catachrèses hyperboliques dont nous avons donné quelques


exemples ci-dessus, les énoncés elliptiques sont fort usités dans la langue
parlée quotidienne, où ils s'accompagnent d'une prosodie emphatique,
sollicitant la construction d'un attracteur implicite qui pourrait compléter
le propos (ex.: Ils ont une allure…! et C'est d'un suggestif…!).
Moins souvent évoqués en littérature comme responsables de la réalisation
d'hyperboles16, les procédés non analogiques, c'est-à-dire la métonymie et
les figures périmétonymiques telles que les synecdoques et les
métalepses17, peuvent, à notre sens, être également à l'origine de la figure
de l'excès. En effet, la focalisation décalée qui est caractéristique des
schémas périmétonymiques donne lieu à des hyperboles, grâce à l'effet
général d'agrandissement que le dispositif provoque, comme le montrent
les quelques exemples suivants:
(9) Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marron dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro.
(Paul Eluard, Courage)

15
C'est un cas analogue à celui de l'attracteur non mentionné, dont Mellet donne un exemple
qui est justement basé sur une séquence elliptique, "occurrence idéale de la notion,
inatteignable et indicible ('il y avait un de ces vents, j'te dis pas…')" (Mellet, 2009: 13).
16
La référence aux procédés périmétonymiques est relativement rare: évoqués par Ravazzoli
(1978) et Bonhomme (1998), les vecteurs métonymiques sont généralement délaissés dans
les descriptions des procédés hyperboliques.
17
Nous empruntons ce terme à Bonhomme (2006).
32 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

(10) Les coups, lents et réguliers, semblaient éveiller […] le sommeil traînant sur le
carreau. […] Il y avait là toutes les faims matinales des Halles, mangeant, se
brûlant, écartant un peu le menton pour ne pas se tacher.
(Zola, Le ventre de Paris)
(11) Elle éprouvait une espèce d'écœurement à entendre-là – la sottise parler si
haut. (Goncourt, Madame Gervaisais)
(12) Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main, l'œil ardent de colère.
(Corneille, Polyeucte)

L'exemple (9) constitue l'incipit du célèbre poème de Paul Eluard,


entièrement construit sur des synecdoques et des métonymies, exprimant
l'idée de la fragmentation, de l'émiettement. La métonymie de la ville pour
les habitants présente un effet totalisant qui acquiert la valeur d'une
hyperbole, d'autant plus qu'elle est accentuée par les répétitions et qu'elle
assume dans le contexte la fonction poétique de restituer l'intégrité à
l'ensemble détruit de la ville. L'exemple zolien (10) montre des
généralisations métonymiques, proposant un effet de masse à partir d'une
donnée concrète (le sommeil traînant sur le carreau, toutes les faims
matinales des Halles); l'exemple (11) présente une synecdoque
d'abstraction, qui engloutit également les individus, pour focaliser sur "la
sottise" en tant que propriété abstraite caractérisant, dans leur ensemble,
les voisins de table de Madame Gervaisais. Enfin, l'énoncé (12), cité par
Fontanier (1968: 82) comme exemple de métonymie de l'effet, présente
également un court-circuit métaleptique18, acquérant une dimension
hyperbolique en ce qu'il fait valoir la relation actancielle instrument-
résultat et antécédent-conséquent comme une totalité signifiante.
Pointant un segment de la globalité expérientielle et cognitive et proposant
un accès biaisé à l'appréhension du sens, la métonymie et les figures
périmétonymiques amènent le co-énonciateur à adhérer au PDV1
responsable d'un effet de gros plan: une solidarité s'établit ainsi entre la
vision de l'énonciateur et celle du destinataire. Comme pour les dispositifs
analogiques, le PDV doxique est dépassé, sans qu'aucun conflit de PDV ne
se vérifie: l'élément métonymique ou méronymique amplifié joue le rôle
d'un attracteur, dessinant une échelle graduée et imposant une
interprétation qui doit se situer en deçà du point de fuite représenté par
l'attracteur situé au terminus de l'échelle. L'absence de conflit entre le PDV
et la solidarité des optiques énonciatives qu'établit le mécanisme
hyperbolique issu de la métonymie ou de la synecdoque explique la
fréquence, dans la langue courante, de catachrèses de ce genre, comme
les nombreuses synecdoques du nombre (gagner des millions, répéter pour

18
Nous suivons ici la définition de Bonhomme (2006: 59) de la métalepse comme "métonymie
chronologique".
Paola Paissa 33

la centième fois) ou d'autres expressions périmétonymiques telles que:


être une bonne fourchette, être une grosse tête, lire du Flaubert, etc. Les
choses se passent autrement avec les configurations que nous allons
considérer dans le paragraphe suivant.

3. Hyperboles et figures dites "de pensée"

Dans les figures que la tradition a regroupées sous la dénomination


controversée de "figures de pensée"19, l'hyperbole joue un rôle auxiliaire,
puisqu'elle renforce le rendement du dispositif figural dans lequel elle est
englobée.
C'est ce qui se produit avec la litote basée sur la négation du contraire,
comme Perelman et Olbrechts-Tyteca l'avaient déjà remarqué en 1958.
Considérée par certains auteurs comme l'inverse de l'hyperbole (Kerbrat-
Orecchioni, 2002), la litote est, d'après nous, à l'opposé, un dispositif qui lui
est solidaire: proposant non pas une hyperbole niée, mais la négation de
l'hyperbole du contraire (Ravazzoli, 1978), la litote "déclenche un espace à
valeur inverse" (Forget, 2000: 160) qui accroît le potentiel expressif de la
figure:
(13) Voilà une malade qui n'est pas tant dégoûtante.
(Molière, Le médecin malgré lui, cité par Bonhomme, 1998)
(14) Nous ne sommes pas des musiciens! […] La politique n'est pas un rêve de
poètes.
(Vercors, Le silence de la mer)

Dans les exemples ci-dessus, l'énonciateur principal inscrit dans son dire
un PDV2 qui fait l'objet d'une négation: dans l'exemple (13), il s'agit d'un
PDV2 doxique, qui serait à l'origine de la prédication implicite (être malade
= être dégoûtant); dans l'exemple (14), c'est le PDV2 du protagoniste du
récit bien connu de Vercors, dont les collègues de la Gestapo rapportent les
propos pour les nier de manière dérisoire. Quelle que soit la nature de ce
PDV2, le mécanisme de la litote met en scène un conflit entre un PDV1 et un
PDV2 et déploie, en correspondance de ces deux pôles énonciatifs, deux
espaces concurrents. Si le PDV2 est à l'origine d'une prédication outrée et
hyperbolique (être dégoûtant au lieu d'être simplement laid), l'espace
correspondant au PDV2 en résulte élargi, puisque l'attracteur hyperbolique
prolonge l'échelle graduée et en éloigne la borne supérieure. Cela renforce
l'effet expressif de la figure, obligeant l'énonciataire à redescendre par un
parcours inverse plus long. Bien que l'interprétation du destinataire se
situe en deçà du sommet hyperbolique, elle en est donc plus proche (la

19
Bonhomme (2010) critique l'ambiguïté de cette dénomination de nature conceptuelle
étendue à des figures référentielles, comme l'est justement l'hyperbole. Il lui préfère la
dénomination "métalogisme" du Groupe μ, que nous utiliserons comme synonyme.
34 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

malade de Molière est loin, et même très loin, d'être "dégoûtante", ce qui
signifie qu'elle est fort belle; la politique est loin, et même très loin, d'être
un "rêve de poètes", comme le voudrait Werner von Ebrennac, c'est
pourquoi elle est vexation, violence, cruauté, etc.). La possibilité pour la
litote d'intégrer une hyperbole fondée sur un attracteur de nature doxale et
interdiscursive se trouve à l'origine des nombreuses catachrèses litotiques
jouant sur la force de la pointe hyperbolique: Ce n'est pas un aigle! et Il
n'est pas manchot!
Un mécanisme de renforcement produit par la figure de l'excès, semblable
à celui de la litote, se met en place avec l'antithèse, dont le Groupe μ (1970)
a souligné la facilité à se combiner avec des hyperboles. Là aussi, la figure
polarise le conflit entre deux PDV (Paissa, 2014) et tire profit du fait de
construire deux échelles concurrentes, qui s'étirent chacune vers deux
directions contraires grâce aux hyperboles mises en opposition. Dans
l'exemple (16), que nous empruntons à Béguelin, ce n'est donc pas, à notre
sens, l'hyperbole qui est "mise en valeur par une antithèse" (Béguelin,
2011: 249), mais c'est plutôt l'hyperbole qui valorise l'antithèse, en
augmentant la tension des deux pôles opposés:
(15) Un malheur éternel sera le prix de l'amour le plus tendre; et vous l'aurez
voulu, et ce sera votre ouvrage.
(Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses)
(16) C'est parfois une calamité qu'une grande fortune.
(Mérimée, 1870; TLF, ad vocem "calamité")

Comme dans les exemples (13) et (14), la nature des PDV2 qui s'opposent à
celui de l'énonciateur principal est différente: en (15), il est question de
PDV des personnages (le PDV1 du roué Valmont, dictant la lettre à Danceny,
s'oppose à celui de l'innocente Cécile, vouée à l'"amour le plus tendre"); en
(16), en revanche, c'est un PDV doxique qui est écarté, quoique sous l'effet
du modalisateur temporel "parfois" (avoir "une grande fortune" ne
constitue généralement pas une "calamité"). Ce qui importe, c'est que les
deux dispositifs mettent en scène un conflit ouvert de PDV et que l'emploi
de l'hyperbole, en correspondance des deux PDV, augmente la distance
entre eux, provoquant, en retour, une interprétation aux effets renforcés.
Dans le cadre de l'antithèse, un dispositif particulier est constitué par
l'antéisagoge (Fromilhague, 1995: 51). Deux exemples tirés de Vercors, où
ce mécanisme est fréquent20, nous permettront de l'illustrer.
(17) Pâle, non pas comme de la cire mais comme le plâtre de certains murs
délabrés.
(Vercors, Le silence de la mer)

20
En général, tous les procédés de négation assument une valeur particulière dans Le silence
de la mer (cf. Paissa, 2011).
Paola Paissa 35

(18) Et je vis, à la limite du front et de la chevelure, non pas naître, mais jaillir –
oui, jaillir – des perles de sueur.
(Vercors, Le silence de la mer)

Dans cette configuration, la prévisibilité de l'attracteur est refusée


précisément en tant que telle, parce que l'attracteur, de nature clichéique,
est jugé trop banal et donc insuffisant: l'énonciateur reconnaît et exhibe la
pertinence du PDV1 doxique, constructeur d'une première échelle graduée
orientée vers un attracteur A (la "cire" pour la pâleur dans 17, le fait de
"naître" pour les perles de sueur dans 18), et fait intervenir ensuite un PDV2
qui rejette cette échelle et la dépasse, par une comparaison outrée,
créatrice d'une deuxième échelle, orientée vers un nouvel attracteur B (le
"plâtre de certains murs délabrés" en 17; le fait de "jaillir" pour les perles
de sueur en 18). Le refus de l'échelle orientée vers A et la construction de la
deuxième échelle orientée vers B permet à l'énonciateur non seulement de
réviser à la hausse l'orientation hyperbolique, mais de mieux l'ajuster par
rapport à son intention communicative ("le plâtre de certains murs
délabrés" entre ainsi en résonance contextuelle avec le scénario de
destruction qui entoure les faits relatés dans le récit de Vercors; le verbe
"jaillir" apparaît plus cohérent avec l'autonomisation des menus détails
physiques qui en caractérise les descriptions21). Pour sa rentabilité
argumentative, ce dispositif d'autocorrection, fondé sur l'antithèse
négation/affirmation et sur la théâtralisation du conflit des PDV,
déterminant le rejet de l'élément le plus plausible22, suivi de
l'hyperbolisation de son alternative majorante, est courant aussi dans le
discours polémique, comme on peut le voir dans l'exemple suivant:
(19) Non, la liberté, descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce
n'est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons. La liberté, c'est
le bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est la déclaration
des droits, c'est votre sublime Constitution!
(Camille Desmoulins, "Le Vieux Cordelier", 4, nivôse An II)

La dernière configuration que nous examinerons a partie liée avec l'ironie.


Dupriez (1984: 130) considère cette figure sous la rubrique "contre-litote"
et la définit comme suit: "Hyperbole destinée à dégonfler une idée", alors
que Forget (2000) traite ce dispositif sous l'appellation de "permissio" et
puis de "contrefision"23. Il s'agit là encore d'un mécanisme de gradation et

21
Cf., dans le même passage, la description des lèvres, des pupilles de la nièce, puis de la
main de l'officier.
22
Ces exemples correspondent à des cas où l'antéisagoge comporte le rejet d'une expression
hyperbolique conventionnelle (être pâle comme de la "cire", "naître des perles de sueur").
Cette figure, qui mériterait une étude à part puisqu'elle illustre au premier chef que la
nomination est un "positionnement" (Siblot, 2001), peut comporter aussi le rejet d'une
formule interdiscursive, d'une anaphore intertextuelle, etc.
23
La dénomination "contrefision" de Forget (2000: 131-132), désignant une évolution
graduelle vers l'absurde déclenchée par la formule "tant qu'à y être…", ne se réfère pas à ce
36 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

de dépassement, qui consiste en l'application de l'argument ab absurdo


pour montrer les conséquences paradoxales auxquelles pourrait mener la
position argumentative de la partie adverse. La représentation de la
conséquence paradoxale est précisément confiée à l'hyperbole, figure qui a
rapport avec l'expression de l'absurdité, comme l'a montré Romero (2004).
Le premier exemple est emprunté à Dupriez (1984) et le deuxième est tiré
d'une intervention dans Le Monde, lors du débat sur la torture pendant la
guerre d'Algérie, en 1957:
(20) [Les feuilletonistes] donnaient bénignement à entendre que les auteurs
étaient des assassins et des vampires, qu'ils avaient contracté la vicieuse
habitude de tuer leur père et leur mère, qu'ils buvaient du sang dans des
crânes, qu'ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leur pain
avec une guillotine.
(Gautier, préface à Mademoiselle de Maupin)
(21) Nous savons également que les exactions de nos adversaires ne peuvent
justifier les nôtres et que la France ne peut pas employer les moyens qu'elle
reproche à ceux qu'elle combat. (Si nous combattions des cannibales, serait-
ce une raison pour manger nos ennemis parce qu'ils ne comprennent que
cela?)
(Le Monde, 28-04-1957)

Comme on peut le voir, on se trouve, avec ce procédé, devant une


caricature ironique du point de vue de l'adversaire (PDV 2), qui vise à saper
sa légitimité par le dépassement disproportionné de la direction
argumentative que la partie adverse a empruntée: c'est le mécanisme bien
connu de la "pente savonneuse" ou "pente glissante"24. Dans l'exemple
(20), la méfiance des journalistes à l'égard des auteurs est soumise à un
agrandissement et à une prolifération de détails hyperboliques formant un
climax: le locuteur principal, qui se met en posture de sur-énonciation
(Rabatel, 2005), discrédite le PDV2, correspondant aux feuilletonistes, sous
l'accumulation d'énormités de plus en plus absurdes. Il oblige par là les
énonciataires à parcourir une série d'échelles orientées vers des
attracteurs invraisemblables ("boire du sang dans les crânes", "se servir de
tibias comme fourchettes", etc.) qu'il attribue abusivement au PDV2. Dans
l'exemple (21), le PDV1 s'efforce, en revanche, d'assumer une position de
co-énonciation, à travers l'adoption de la marque énonciative du "nous"
inclusif et de la construction hypothétique mise entre parenthèses:
néanmoins, il représente l'espace argumentatif correspondant au PDV2
(incarné par ceux qui soutenaient, à l'époque, que les méthodes des
terroristes algériens pouvaient justifier l'emploi de torture) comme une

qu'on entend par "contrefision" dans d'autres répertoires et notamment chez Fontanier
(1968: 152).
24
Plantin (1993: 493), s'appuyant sur la théorie des échelles argumentatives de Ducrot, parle à
ce propos de "pente fatale " et de "mouvement d'exagération absurdifiante".
Paola Paissa 37

échelle orientée vers un sommet qui serait inadmissible pour le sens


commun. En effet, l'image hyperbolique des "cannibales", qui
autoriseraient de "manger (les) ennemis" joue également, dans cet
exemple, le rôle d'un attracteur invraisemblable, volontairement choisi au-
dessus de ce que l'opinion publique française pourrait tolérer. L'effet de
l'excès argumentatif est ensuite renforcé par la précision "parce qu'ils ne
comprennent que cela": ce fragment, appartenant évidemment à
l'interdiscours, forme un îlot textuel, mis à distance par l'emploi de
l'italique (présent dans le texte, en ce cas-ci).

4. Conclusion

Notre inventaire des schémas rhétoriques que peut emprunter l'hyperbole


dans les deux regroupements figuraux traditionnels a mis en lumière des
affinités mais aussi des différences remarquables, qu'on peut résumer
comme suit:
• Au niveau énonciatif, les hyperboles s'accommodent du moule dans
lequel elles s'actualisent: lorsqu'elles sont issues d'un dispositif
tropique, elles ne comportent pas de conflit de PDV; en revanche,
quand elles concourent à la réalisation d'une figure dite "de pensée",
les hyperboles participent du mécanisme qui met en place des PDV
divergents et conflictuels. De même, le statut dialogique des
réalisations hyperboliques est différent selon qu'il s'agit d'un domaine
ou de l'autre: plus volontiers interdiscursif dans les hyperboles
dérivées des "figures de mots", le dialogisme des hyperboles
contribuant à la mise en place de métalogismes peut relever soit d'une
nature interdiscursive soit d'une nature interlocutive, comme le
montrent les exemples (14), (15) et (19). Ayant considéré des
hyperboles d'invention, ainsi que des hyperboles lexicalisées, nous
avons mis en relation le dialogisme interdiscursif des configurations à
fondement tropique avec la facilité de formation et de circulation de
catachrèses hyperboliques de ce genre. Parmi les métalogismes, seule
la litote présente une disponibilité affichée à la catachrétisation, ce
qui constitue un point de contact entre les dispositifs, souvent
rapprochés, quoique différents, de la litote et de l'hyperbole.
• Au niveau fonctionnel, des tendances prédominantes se dégagent
également: si les hyperboles basées sur les figures "de mots" peuvent
avoir une fonction argumentative, mais aussi pathémique et
descriptive (ex. 1, 2, 3, 4, 9 et 10), les hyperboles issues des figures "de
pensée" assument une fonction éminemment argumentative. À cet
égard, une différence ultérieure peut être soulignée, qui tient
justement à la combinatoire des éléments microstructurels mis en
jeu dans cette figure par excellence "dérivée" qu'est l'hyperbole:
comme nous l'avons remarqué en ouverture du paragraphe 2,
38 L'hyperbole, une "figure dérivée" par excellence

lorsqu'elle se combine avec les schémas des métalogismes,


l'hyperbole accomplit une fonction auxiliaire de la procédure
argumentative, qui en accentue l'effet pragmatique25. En revanche,
lorsqu'elle exploite un mécanisme tropique, l'hyperbole fait
entièrement corps avec celui-ci, la soudure des mécanismes
rhétoriques, comme la solidarité des PDV énonciatifs, étant totale.
Cela pourrait expliquer la disponibilité de l'hyperbole à être élevée au
rang de prototype figural: elle constitue une hypercatégorie,
s'opposant à la "parabole" chez Genette (1966), et représente le
modèle unifiant du trope dans la conception élargie qu'exprime Perrin
(1996), qui refuse la distinction entre tropes et figures "de pensée".
En effet, l'existence de figures transversales aux deux ensembles
introduits par la rhétorique latine – figures dites "de mots" vs "de pensée"
– et la prise en compte des comportements qu'assume, dans les deux
domaines, une figure à la malléabilité rhétorique élevée comme l'hyperbole
posent la question cruciale de l'opportunité de cette distinction. Si la
transversalité est en elle-même la preuve que les deux regroupements
s'articulent entre eux sans "solution de continuité" (Jaubert, 2012: 33) et
qu'il est tout à fait cohérent de les subsumer dans l'optique unifiante des
"figures de discours", comme le propose Forget (2000) et le met en œuvre
Bonhomme (2005), force est de constater que des spécificités relevant des
deux champs existent. Nous rejoignons là la position de Rabatel (2008: 4)
qui, tout en reconnaissant le bien-fondé de l'approche unitaire, a remarqué
la "pertinence de l'opposition tropes vs figures de pensée". Comme on le
sait, cette vexata quaestio, qui a opposé les rhétoriciens dès l'Antiquité,
ayant amené Fontanier (1968) à adopter le schéma intermédiaire des
"tropes en plusieurs mots ou improprement dits", demeure ouverte, faute
d'une définition satisfaisante de ce qu'on entend par figure "de pensée". En
effet, ni le travail pionnier de Desbordes (1986) ni l'ouvrage de Forget (2000)
ne sont parvenus à proposer une alternative à la définition classique, basée
sur le paramètre de la paraphrasabilité, malgré son insuffisance
manifeste26. Prandi (2000; 2007), quant à lui, a essayé de reformuler sur des
bases plus solides la dichotomie traditionnelle, en articulant une

25
Par ailleurs, il est significatif que Cicéron ait recommandé d'utiliser les procédés
d'amplification, dont l'hyperbole, pour augmenter l'efficacité de la péroraison et le pathos
qu'elle peut susciter: Cicéron, Divisions de l'art oratoire (Partitiones Oratoriae, 53).
26
La définition classique des figures "de pensée" se fonde sur le critère de la
paraphrasabilité: les figures "de mots" ne supporteraient pas la paraphrase, alors que les
figures "de pensée" restent telles même si les mots qui les composent sont modifiés ou
remplacés par d'autres. Desbordes (1986) juge "embarrassante" cette définition
uniquement négative des figures "de pensée". Forget (2000), qui offre pourtant une étude
fouillée de cette catégorie de figures, se base encore sur cette définition traditionnelle.
Paola Paissa 39

distinction entre tropes ponctuels et tropes diffus et une autre entre


"figures du conflit conceptuel" et "figures de l'interprétation du message".
Toutefois, les désignations qu'il propose prêtent encore à confusion et,
sans doute à cause de cela, elles ne se sont pas stabilisées dans l'usage.
Sans nous impliquer davantage dans le débat, nous sommes persuadée
qu'une analyse des figures "dérivées", qui prenne en compte les
spécificités énonciatives et fonctionnelles des combinatoires rhétoriques
concourant à la réalisation d'une configuration macrostructurale, telle que
nous l'avons proposée ici pour l'hyperbole, pourra éclairer d'un jour
nouveau ce point problématique et apporter encore un peu d'eau à ce
passionnant moulin à paroles qu'est l'étude des figures.

Bibliographie

Barsi, M. (2010): "Non è creduta, e pur piace". Riflessioni sull'iperbole in retorica. In: Barsi, M. &
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 43-61

L'intensification dans l'hyperbole et la litote

Laurent PERRIN
Université de Paris-Est Créteil, Céditec

Diese Studie befasst sich mit dem Zusammenhang zwischen den quantitativen
Eigenschaften der Bedeutungsintensität und den enunziativen Merkmalen der
linguistischen und rhetorischen Intensivierung. Der erste Teil der vorliegenden Arbeit
analysiert die sprachlichen Aspekte der konzeptuellen Intensität und der
enunziativen Intensivierung. Im zweiten Teil werden die internen Merkmale dieser
Intensivierung sowie die externen Eigenschaften des propositionalen Ausdrucks
untersucht. Im dritten und vierten Teil wird die rhetorische Intensivierung
durchleuchtet, welche die Hyperbel und die Litotes charakterisiert. Der fünfte und
letzte Teil beschreibt die Verbindungen zwischen der rhetorischen Intensivierung,
dem Sarkasmus und der Ironie.

On a tous en mémoire la célèbre "tirade du nez" d'Edmond Rostand, où


Cyrano répond par une leçon de rhétorique ("Ah! non. C'est un peu court
jeune homme…!") à la timide tentative d'intervention à effets
d'intensification du vicomte de Valvert ("Vous… vous avez un nez… heu… un
nez… très grand"), que Cyrano ne juge pas à la hauteur de son appendice
nasal. Formellement indissociable des procédés sémantico-pragmatiques
de l'intensité et de l'intensification dans le langage, la longue succession
d'hyperboles en quoi consiste la fameuse tirade restitue en revanche à sa
juste mesure la dimension du nez de Cyrano.
Les notions métalinguistiques d'intensité et d'intensification ont trait
sémantiquement aux degrés de force susceptibles d'être attribués à la
détermination quantitative de ce à quoi l'on réfère, et corrélativement aux
jugements subjectifs et notamment aux degrés d'engagement énonciatif du
locuteur qui s'y rapportent. Ces notions s'appliquent transversalement à un
ensemble de faits hétérogènes, habituellement dissociés pour être traités
séparément à différents niveaux d'analyse. L'appréhension de ce qui
articule les propriétés quantitatives de l'intensité aux propriétés
énonciatives de l'intensification constitue un défi que nous allons tenter, si
possible, de surmonter dans cette étude.
Avant d'en venir aux propriétés rhétoriques de l'intensification sur
lesquelles reposent l'hyperbole et la litote, quelques considérations sur les
propriétés sémantiques de l'intensité et de l'intensification sont
inévitables. Le chemin à parcourir va donc nous conduire, dans la première
partie de cette étude, des propriétés linguistiques de l'intensité
conceptuelle à celles de l'intensification énonciative, et ensuite, dans la
deuxième partie, des propriétés de l'intensification énonciative que nous
définirons comme "internes" aux propriétés "externes" à l'expression
propositionnelle. Nous aurons alors en mains quelques éléments
44 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

susceptibles de nous permettre d'aborder, dans les troisième et quatrième


parties, la question de l'intensification rhétorique dont relèvent l'hyperbole
et respectivement la litote. La cinquième partie enfin mettra très
brièvement en perspective les horizons sarcastiques et ironiques que
détermine l'expression rhétorique de l'intensification dans le langage.

1. De l'intensité conceptuelle à l'intensification énonciative

Au plan lexical, pour commencer, l'intensité concerne en priorité le sens


notamment des adjectifs qualificatifs et autres expressions de mesure
quantitative (Bolinger, 1972; Rivara, 1993; Kennedy, 2007), qui peuvent être
plus ou moins concrètes (gros, grand, large, nombreux, fréquent), ou plus
abstraites, moins aisément mesurables sous forme numérique (bon,
mauvais, gentil, méchant). L'intensité lexicale concerne également des
adverbes (comme souvent, loin, longtemps), parfois dérivés d'adjectifs
(lourdement, patiemment, gentiment), ou des noms de propriétés
(grandeur, gentillesse), des verbes généralement imperfectifs (grossir,
manger, aimer), par exemple de temps (attendre, patienter), de distance
(avancer, progresser). Quelle que soit la propriété ou notion quantitative à
laquelle elle réfère, l'intensité lexicale varie en fonction d'une échelle de
degrés susceptibles d'être évalués par le moyen de procédés de réglage
inscrits dans le sens même de certains lexèmes (immense, minuscule,
hideux).
Au plan morpho-grammatical, les degrés d'intensité peuvent être aussi
réglés par différents préfixes (hypersensible, ultraléger) ou adverbes à
fonction de "modificateurs" (dits aussi "intensificateurs" ou
"intensifieurs") comme assez / plutôt / très (grand), tout (petit), un peu /
complétement (fou), parfois détournés de leur fonction primitive d'adverbe
de manière (terriblement, drôlement), ou par des comparatifs d'égalité
(aussi [grand] que, comme), d'infériorité (moins que, pas autant / pas aussi
[grand] que) ou de supériorité (plus [grand] que, meilleur, pire), ou encore
par un superlatif (le plus [grand], le moins [gentil], le meilleur, le pire).
Diverses sortes de quantifieurs (ou quantificateurs) sont en outre
susceptibles de modifier la détermination quantitative d'un nombre ou de
la masse que représente un substantif (quelques, plusieurs, beaucoup de).
On parle d'intensité forte, moyenne ou faible selon le degré attribué à la
notion quantitative ainsi représentée. Dans le passage suivant, l'intensité
forte est le fait d'un déterminant quantificateur appliqué à une pluralité
d'opportunités manquées, métaphoriquement représentées ("beaucoup de
Laurent Perrin 45

portes qui se fermaient"), ensuite d'un attribut ("déçue") dans la portée


d'un double intensifieur ("vraiment très")1:
(1) J'ai eu beaucoup de portes qui se fermaient quoi en fait <ouais> et j'ai été
vraiment très déçue franchement.
(Interview AIEM, Borny)

Ainsi appréhendée, la notion d'intensité se rapporte à ce qui est mesurable


ou du moins quantifiable, en termes de degrés sur une échelle quantitative
à laquelle réfère le sens conceptuel de certaines expressions. Le nombre,
la grosseur, la taille, la température, le poids, la distance, mais aussi la
patience, la gentillesse, sont des propriétés conceptuelles mesurables et
quantifiables au plan référentiel, que mesure ou quantifie le sens
d'adjectifs comme nombreux, gros, grand, chaud, léger, loin, patient,
gentil, assortis le cas échéant d'un modificateur d'intensité forte, moyenne
ou faible (très grand, plutôt patient, assez gentil, un peu bête). Nombre
d'approches sémantiques s'en tiennent à cette dimension conceptuelle de
l'intensité conçue comme "la détermination quantitative d'une propriété"
(Kleiber, 2007 & 2013).
L'une des difficultés à surmonter, au plan théorique de ce qui a trait à
l'intensité, tient à la subjectivité évaluative du locuteur qui s'y rapporte, qui
semble à la fois distincte et corrélative de la gradualité quantitative ainsi
représentée (Athanasiadou, 2007; Adler & Asnes, 2013; Larrivée, 2013). Un
adjectif comme grand, par exemple, encode non seulement la dimension
quantitative de ce qu'il dénote ou conceptualise au plan symbolique, mais
il fonctionne de surcroît comme une sorte d'indice conventionnel d'un
jugement associé à la subjectivité évaluative du locuteur qui l'énonce.
L'expression même est alors performative de ce jugement associé à l'acte
d'énonciation qui s'y rapporte. Nous parlerons désormais d'"intensité
conceptuelle" pour désigner ce qui a trait à la dimension quantitative d'une
propriété représentée par le contenu symbolique d'une expression dans le
cadre d'une proposition énoncée, et respectivement d'"intensification
énonciative" pour désigner ce qui a trait sémantiquement à la fonction
d'une telle expression comme l'indice conventionnel d'un jugement
subjectif du locuteur consistant à évaluer la grandeur ainsi considérée, et
ce faisant à modaliser l'énonciation d'une telle proposition comme
consistant en l'occurrence à effectuer un acte de compliment ou de
recommandation. Tandis que la notion d'"intensité" concerne le versant
symbolique, dénotatif ou conceptuel, en l'occurrence quantitatif du sens
des expressions, celle d'"intensification" concerne le versant énonciatif de

1
Les expressions intensives seront marquées en gras dans tous les exemples de cette étude.
Nous reviendrons, dans la seconde partie, sur les effets de l'adverbe d'énonciation
franchement, que nous définirons comme un modalisateur d'intensification "externe" à
l'expression de la proposition énoncée.
46 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

l'inscription indiciaire de la subjectivité du locuteur dans le langage et


jusque dans la langue, relative aux effets contextuels et notamment
argumentatifs de leurs énonciations. Ainsi définie, l'intensification n'est
que la contrepartie modale énonciative de l'intensité quantitative que
représentent les adjectifs et autres expressions quantitatives2.
Une telle opposition permet notamment de rendre compte des effets
particuliers associés au sens quantitatif purement numérique de certains
adjectifs ou substantifs, détachés de toute force d'intensification
impliquant un jugement subjectif du locuteur qui les énonce. Si l'on parle,
par exemple, d'une tour haute de 300 mètres, le sens de l'adjectif haute n'a
pas la même valeur que si l'on parle d'une haute tour, ou d'une tour très
haute / tellement haute / si haute. Dans le premier cas, l'adjectif est
purement quantitatif, dépourvu d'intensification énonciative comparable à
celle du second, comme en témoigne la malformation sémantique d'un
énoncé du genre: Une tour *très haute / *tellement haute / *si haute de
300 mètres (pour la prise en compte d'un exemple analogue, voir
Anscombre et Tamba, 2013). Tout se passe comme si la mesure
quantitative numérique neutralisait, sous certaines conditions,
l'intensification énonciative attachée à l'intensité conceptuelle que
représente l'adjectif haute. Seul un nombre limité d'expressions
conceptuelles d'intensité concrètes (comme haut, large, profond, ou
hauteur, largeur, profondeur) est ainsi réductible à une échelle de mesure
quantitative purement numérique, dépourvue de toute contrepartie
énonciative associée à une quelconque force d'intensification pragmatique
intégrée. De même, les déterminants numéraux s'opposent
sémantiquement aux expressions à effets d'intensification en raison du fait
qu'ils expriment une grandeur purement numérique, non une évaluation et
un jugement du locuteur qui les énonce. Si l'on dit, par exemple, qu'une
manifestation a réuni 2000 personnes, aucun jugement sur le nombre de
manifestants (relatif au succès ou à l'échec de la manifestation) n'est
inscrit linguistiquement dans le sens de l'expression. Le rapport d'une
expression numérique à l'intensification ne peut être qu'indirect et
pragmatique.
Au plan morpho-grammatical, seul un nombre limité d'opérateurs
d'approximation quantitative comme quelques, environ, à peu près, plus ou
moins (2000 personnes) n'est assorti d'aucune force d'intensification
énonciative. La plupart des adverbes intensifieurs ou comparatifs ont des
effets d'intensification. Il suffit dès lors d'insérer à l'expression d'une

2
En ce qui concerne différents aspects de cette distinction entre les notions d'"intensité" et
d'"intensification", voir les diverses approches réunies par Anscombre et Tamba (2013), en
particulier les articles d'Anscombre, d'Adler et Asnes, de Larrivée, de Lenepveu.
Laurent Perrin 47

grandeur numérique un opérateur d'intensification comme presque, au


moins, pas moins de, plus de (2000 personnes), pour assortir le sens
linguistique d'un jugement subjectif du locuteur en faveur du succès de la
manifestation (ou d'y insérer un inverseur comme seulement, à peine,
moins de [2000 personnes] pour un jugement inverse)3. Dans notre exemple
(1), les intensifieurs ont pour effet de renforcer non seulement l'intensité
conceptuelle, mais l'intensification associée à l'énonciation de la
proposition énoncée. Il suffit alors de substituer à l'expression beaucoup
(de portes) un atténuateur comme assez ou passablement (de portes), ou
même de la préfacer par plutôt (beaucoup de portes), et ensuite de
remplacer vraiment très (déçue) par un peu, assez ou plutôt (déçue), pour
affaiblir non seulement les effets quantitatifs associés à l'intensité
conceptuelle à laquelle réfère la proposition énoncée, mais aussi la force
d'intensification énonciative qui s'y rapporte.

2. De l'intensification interne à l'intensification externe

Corrélativement aux effets d'intensification énonciative dont il vient d'être


question, formellement indissociables de l'intensité conceptuelle attachée
à l'expression de telle ou telle proposition énoncée, l'intensification repose
par ailleurs sur des indices énonciatifs que nous dirons "externes" à
l'expression propositionnelle, plus ou moins détachés de ce qui est
conceptuel et propositionnel à l'intérieur du sens des expressions. Avant
d'en venir aux propriétés discursives ou rhétoriques (notamment
hyperboliques) de l'intensification, fondées sur des indices externes que
nous dirons "contextuels", émanant de la situation d'énonciation effective
d'une proposition énoncée en contexte, quelques considérations
s'imposent en ce qui concerne les indices externes que nous appellerons
"conventionnels", fondés sur des propriétés linguistiques.
Contrairement aux indices d'intensification que nous dirons "internes",
définis précédemment comme la contrepartie énonciative de l'intensité
conceptuelle attachée à l'expression d'une proposition dont ils modalisent
l'énonciation, les indices externes dont il va désormais être question ne
portent qu'indirectement sur les propriétés quantitatives associées à

3
Ducrot (1995) parle à ce sujet de modificateurs "réalisants" – consistant à renforcer la force
d'intensification énonciative associée à l'intensité conceptuelle représentée – et
respectivement de modificateurs "déréalisants" consistant soit à atténuer, soit à inverser
l'intensification qui s'y rapporte. Parmi d'autres curiosités sémantico-pragmatiques, le rôle
des "intensifieurs" et respectivement des "atténuateurs" ou "inverseurs" en quoi consistent
les "modificateurs réalisants" ou "déréalisants" permet d'expliquer accessoirement ce qui
caractérise la force d'intensification associée à l'emploi figuratif de certaines expressions
conceptuellement non graduables ou quantitatives à la base (comme l'adjectif carré dans le
cadre d'une construction comme: Un raisonnement un peu / vraiment très carré).
48 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

l'expression d'un contenu propositionnel. Outre les indices d'intensification


prosodiques par accentuation ou allongement vocalique (Ferré, 2004), sur
lesquels nous ne nous arrêterons pas dans cette étude, nombre de
propriétés linguistiques doivent à mon sens être appréhendées comme des
indices conventionnels d'intensification externe à l'expression
propositionnelle, qui ne concernent pas directement le contenu symbolique
et conceptuel de telle ou telle proposition énoncée, mais les énonciations
virtuelles d'une telle proposition qu'ils modalisent.
C'est le cas des propriétés dont relèvent les insultes et autres
exclamations que manifestent notamment certaines phrases en Que, Quel,
Comme (Que c'est beau!, Quel idiot!, Comme il est bête!)4, certaines
phrases nominales (Le con!, L'imbécile!), ou issues de formes
interrogatives (Est-il bête!, Qu'est-ce qu'il est bête!, Ce qu'il est bête!),
parfois de l'effacement d'une phrase complétive consécutive (Il est si bête!,
Tellement bête!), ou assorties d'une forme d'extraction emphatique (Quelle
bêtise que d'avoir fait ça!, C'est Paul qui va être surpris!), etc. Dépourvues
d'effets conceptuels à visée quantitative référentielle, ces propriétés
indiciaires d'intensification énonciative externe peuvent être
suprasegmentales à l'expression d'une proposition dont elles modalisent
l'énonciation, mais elles peuvent aussi être le fait de diverses formules
énonciatives séquentiellement détachées de l'expression d'une telle
proposition (en gras et italique dans nos exemples). Dans le passage ci-
dessous, par exemple, l'interjection bon sang! accentue projectivement
l'intensification associée alors indirectement à l'énonciation d'une
proposition complexe qui lui succède, dont l'intensification interne repose
par ailleurs sur diverses expressions d'intensité conceptuelle5:
(2) Mais, bon sang, après quatre ans, on aimerait entendre autre chose que des
jérémiades à répétition de la part de celui qui prétend faire de l'armée suisse la
meilleure du monde, mais n'a pas su éviter le scandale du Service de
renseignement.
(Le Temps, 28-12-2012)

Bien que séquentiellement détachées de ce qui s'y trouve exprimé


conceptuellement, les interjections ont essentiellement pour fonction
d'accentuer de l'extérieur l'intensification associée à l'énonciation d'une
proposition modalisée. Elles relèvent plus généralement d'un ensemble
ouvert d'expressions linguistiques formant une catégorie très à part (à part
entière?), à l'intérieur de la grammaire et du lexique, que nous assimilerons
à des "formules énonciatives" (au sens défini par Anscombre, 1985),

4
Analysées notamment par Marandin (2010) et Anscombre (2013), à la suite de Milner (1978).
5
Nous reviendrons brièvement, à la fin de cette étude, sur les effets sarcastiques associés à
l'énonciation de la proposition subordonnée dont relève l'expression superlative La
meilleure du monde.
Laurent Perrin 49

consistant à modaliser notamment le haut degré d'intensification attribué


à l'énonciation d'une proposition. Les interjections et autres formules
énonciatives n'expriment pas un concept intensif, une grandeur notionnelle
attachée à l'expression d'une proposition. Sous un angle sémiotique, ces
expressions ont un sens qui n'est pas symbolique (c'est-à-dire dénotatif,
conceptuel, et donc propositionnel), mais exclusivement indiciaire et
énonciatif. Ce sont de purs indices conventionnels d'intensification
énonciative, consistant en l'occurrence à coder le haut degré d'émotion du
locuteur qui les énonce, relativement à ce qui, par ailleurs, est exprimé
dans le cadre d'une proposition dont elles modalisent l'énonciation.
L'intensification émotive dont attestent notamment les interjections ne
rejaillit qu'indirectement sur la détermination quantitative de ce qui est
exprimé dans le cadre d'une proposition ainsi modalisée.
Parmi diverses propriétés énonciatives indiciaires à effets d'exclamation,
associées à un jeu stylistique très élaboré et maîtrisé d'ellipses,
suspensions, reprises, détachements, dislocations, et autres opérations
macro-syntaxiques qui se situent sémiotiquement dans la continuité du
geste, de la mimique, de l'intonation, les interjections sont des indices
énonciatifs linguistiques sur lesquels se fonde systématiquement le style
de Céline, qui ne consiste pas tant à représenter conceptuellement
l'intensité des émotions imputées aux personnages de son récit, qu'à en
faire vivre émotivement l'expérience à son lecteur. En (3), par exemple, rien
ne conceptualise le haut degré d'impatience du locuteur dont il est
question, qui repose alors exclusivement sur les instructions indiciaires
d'une interjection d'une part, articulées à la forme exclamative d'une
phrase nominale d'autre part, en vue de modaliser indirectement le haut
degré d'intensification associé à l'énonciation d'une proposition relative à
l'envie du locuteur de prendre le large:
(3) Ah! l'envie de s'en aller! Pour dormir! D'abord!
(Céline, Voyage au bout de la nuit)

Certains adverbes d'énonciation (comme sincèrement, franchement)


possèdent une force indiciaire et des effets d'intensification externe
analogues. Si l'on remonte notamment à notre exemple (1), dans la
première partie de cette étude, l'adverbe franchement vient alors
renforcer, par un effet rétroactif de modalisation énonciative externe à
l'expression des propositions modalisées, l'intensification interne que
modalisent par ailleurs les intensifieurs beaucoup (de portes) et vraiment
très (déçue):
(1) J'ai eu beaucoup de portes qui se fermaient quoi en fait <ouais> et j'ai été
vraiment très déçue franchement.
(Interview AIEM, Borny)

Outre les interjections et certains adverbes d'énonciation, nombre de


formules centrées sur le verbe dire (ou autres verbes de parole ou
d'attitude dite "propositionnelle") ont des propriétés analogues. C'est le
50 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

cas notamment de diverses formules d'intensification exclamatives comme


dire que…, dis-donc! (Perrin, 2013a). En (4), par exemple, le locuteur ne
conceptualise pas le haut degré d'intensité qu'il attribue à la longueur de
temps que représente l'expression 40 ans:
(4) Dire que je viens d'en prendre pour 40 ans!
(Le Monde.fr, 08-10-2010)

C'est alors exclusivement la force énonciative conventionnelle d'une


formule exclamative qui a pour effet d'intensifier indirectement ce qui est
représenté conceptuellement dans le cadre de la proposition dont
l'énonciation est ainsi modalisée. La force d'intensification externe que
manifeste la formule présente ici l'énonciation de la proposition je viens
d'en prendre pour 40 ans comme arrachée malgré lui au locuteur, sous le
coup de l'émotion que lui procure une prise de conscience subite de la
longueur de temps dont il est question.
Un grand nombre de formules centrées sur le verbe dire (comme J'vous dis
que ça, Je vous dis pas, C'est moi qui vous le dis) modalisent par ailleurs
une forme d'engagement émotif du locuteur qui n'est pas exclamatif, mais
assertif, dont les effets d'intensification concernent alors la visée
épistémique de l'énonciation de telle ou telle proposition. Ci-dessous, par
exemple, C'est moi qui vous le dis (en même temps que l'interjection
retranscrite par Piouff) intensifie la longueur de la route dont il est
question:
(5) Piouff! La route est longue. C'est moi qui vous le dis.
(http://perles2pluie.cowblog.fr, consulté le 05-11-2014)

De même en ce qui concerne y'a pas à dire en (6), dont la force


d'intensification assertive est alors assortie d'une force de connecteur
consécutif, consistant à modaliser rétroactivement l'énonciation d'une
proposition (Obama est un mec cool) comme une conclusion renforcée par
un argument supplémentaire (à l'intérieur d'un ensemble d'arguments
préalables implicites):
(6) Obama c'est un mec cool, y'a pas à dire…
(http://ebeho.wordpress.com/?s=obama, 01-11-2014, consulté le 05-11-2014)

Que dis-je en (7) est quant à lui un connecteur reformulatif, dont les effets
modalisent l'énonciation d'une proposition (cette école où l'on frappe les
institutrices) comme une intensification de ce qui est exprimé dans le
cadre d'une proposition préalable (cette école où l'on menace les
institutrices)6:

6
À l'inverse de que dis-je, d'autres connecteurs reformulatifs comme disons, par exemple,
ont en revanche des effets déréalisants consistant à modaliser l'énonciation d'une
proposition comme une atténuation de ce qui a été formulé préalablement. La substitution
Laurent Perrin 51

(7) Cette école où l'on menace – que dis-je? – où l'on frappe les institutrices avec
des couteaux de cuisine.
(Le Nouvel Observateur, 04-06-2009)

Quel que soit ce qui les oppose respectivement, ces marques linguistiques
en quoi consistent les interjections et autres formules sont des indices
d'intensification énonciative externe à l'expression propositionnelle
qu'elles modalisent. Elles s'articulent d'une part à l'intensification
énonciative interne, attachée à l'expression conceptuelle de l'intensité
quantitative abordée dans la première partie de cette étude, et d'autre part
à diverses formes de figures de rhétorique au plan discursif.

3. L'intensification rhétorique par hyperbole

Sous un angle sémiotique, les effets discursifs ou rhétoriques de


l'intensification ne reposent pas directement sur les propriétés
énonciatives de rang linguistique dont il vient d'être question, mais sur
différents indices d'intensification de rang purement pragmatique.
Contrairement aux indices énonciatifs conventionnels attachés aux
marques linguistiques d'intensification énonciative interne ou externe à
l'expression propositionnelle, les indices que nous dirons "contextuels" (ou
le cas échéant "cotextuels") de l'intensification rhétorique donnent lieu à
une forme ou une autre d'inférence par abduction (Dendale, 1994),
déclenchée par la reconnaissance d'un fait discursif empirique. Il ne s'agit
plus alors seulement d'exprimer l'intensification associée à l'énonciation
d'une proposition modalisée, de la coder linguistiquement, mais de
l'induire, de la faire valoir démonstrativement au plan discursif effectif.
Parmi diverses figures "cotextuelles", comme l'énumération, la
reformulation intensifiante ou l'anaphore rhétorique7, le simple fait de
répéter, par exemple, un adjectif qualificatif ou un intensifieur (Paul était
fâché fâché. Il avait un gros gros chagrin, très très grave, mais grave!) –
pour autant qu'il ne soit pas assimilé à un malheureux accident de
l'élocution dû à un bégaiement du sujet parlant – a pour conséquence de
produire, par abduction interprétative, un renforcement rhétorique de
l'intensification. Dans le passage ci-dessous, par exemple, la répétition de
totalement intensifie en quelque sorte gestuellement, au plan cotextuel de
l'énonciation effective du locuteur, l'intensification énonciative par ailleurs
associée conventionnellement à la signification de l'adverbe:

de disons à que dis-je en (7) impose donc une inversion de l'ordre des propositions (Cette
école où l'on frappe, disons où l'on menace les institutrices).
7
Impliquées notamment dans l'un des vers les plus souvent cités de la "tirade du nez"
d'Edmond Rostand: "C'est un roc!… C'est un pic!… C'est un cap!… Que dis-je, c'est un cap?…
C'est une péninsule!" (Cyrano de Bergerac, I, 4).
52 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

(8) La semaine passée, un employeur a été pris car il faisait travailler 60 Portugais
contre un salaire de 2,06 euros de l'heure. C'est totalement totalement
totalement inacceptable. [Le premier ministre Elio di Rupo, présentant son plan
contre le dumping social devant l'assemblée législative de Belgique]
(Liberation.fr, 01-12-2013)

Contrairement à la simple réduplication d'une expression d'intensité


comme en (8), qui repose exclusivement sur l'exploitation cotextuelle d'une
propriété élocutoire du discours, l'hyperbole est une figure de contenu
propositionnel (un "trope" ou une "figure de signification" en rhétorique
classique), consistant à exploiter alors contextuellement une forme ou une
autre d'exagération propositionnelle ostentatoire de telle ou telle propriété
de l'état de chose auquel le locuteur réfère. Plutôt que de répéter
simplement un adjectif ou un adverbe en tant qu'indice cotextuel d'un
redoublement émotif de ses effets d'intensification, le procédé
hyperbolique consiste à exploiter une exagération comme l'indice
contextuel d'une perception émotive de l'énormité de ce dont il s'agit de
rendre compte.
Parmi les figures discursives à effets d'intensification rhétorique,
l'hyperbole occupe incontestablement une place à part, le point culminant
(si l'on ose dire) de ce qui a trait à l'intensification. N'importe quelle
propriété intensive du langage – qu'elle soit interne ou externe à
l'expression propositionnelle – peut être impliquée dans une hyperbole, qui
ne se réalise au bout du compte que si l'expression du haut degré se trouve
en outre relayée contextuellement par la reconnaissance d'une exagération
ostentatoire consistant à mettre en scène l'ethos hyperbolique d'une sorte
de jeu de rôle énonciatif perceptif et émotif du locuteur, à effet
d'intensification rhétorique; comme si l'énormité de ce dont il s'agit de
rendre compte avait perturbé temporairement sa perception et son
émotion. Dans le passage ci-dessous, par exemple, les procédés intensifs
n'aboutissent finalement à aucune hyperbole, car le locuteur revendique au
bout du compte explicitement la rationalité de ce qu'il exprime. Après avoir
fait mine de vouloir s'appuyer sur une comparaison intensive à effets
d'exagération hyperbolique, le locuteur finit ici par annuler rétroactivement
les virtualités figurales de son discours (tout en jouant néanmoins sur les
effets sylleptiques de la locution du jamais-vu):
(9) Un sacré challenge pour Muse [Télescope chilien] qui, grâce à ses
performances, devrait détecter et permettre d'étudier des galaxies cent
millions de fois moins brillantes que les étoiles les moins lumineuses
observables à l'œil nu. Au sens propre, du jamais-vu.
(JDD, 08-09-2013)

L'exagération hyperbolique est au cœur des figures vives par comparaison,


métaphore ou métonymie, fondées sur l'énonciation effective d'un contenu
appréhendé comme ostensiblement inapproprié (ou du moins décalé)
relativement aux propriétés de tel ou tel état de chose auquel le locuteur
Laurent Perrin 53

réfère, en vue d'intensifier ce qu'il cherche à communiquer figurément. Si


l'on dit, par exemple, que Pierre est un âne, un coq, un paon, un ours, un
singe, un bulldozer, l'objectif est d'intensifier symptomatiquement, par
l'ethos hyperbolique d'un stéréotype associé à un point de vue
métaphorique, ce que le locuteur met en scène comme une exagération
ostentatoire de telle ou telle propriété de Pierre. Les métaphores vives en
particulier – comme encore une fois dans le fameux vers de la "tirade du
nez" rapporté dans la note 7 – ne sont généralement que des formes
particulières d'hyperboles dont le locuteur joue (ou se joue) en vue
d'intensifier telle ou telle propriété de l'état de chose auquel il réfère
(Perrin, 1996). Le passage suivant, par exemple, peut être interprété
comme une hyperbole, dans la mesure où Bayrou, confronté à ce qu'il
conçoit comme l'énormité référentielle de spéculations relatives à son
éventuelle alliance avec Sarkozy, s'emploie alors à les réfuter par une
forme d'image métaphorique consistant à intensifier émotivement son
refus d'y engager ne serait-ce que le bout de l'ongle du petit doigt:
(10) Sa qualification au second tour étant hautement improbable, le Béarnais ira-t-il
jusqu'à s'allier au sortant pour "battre Hollande"? "Je ne mettrai pas le bout de
l'ongle du petit doigt dans ces spéculations, vous entendez? J'ai assez
confiance pour ne pas envisager des hypothèses de cet ordre", protestait
samedi Bayrou.
(Libération.fr, 02-04-2012)

Certes, les indices énonciatifs contextuels en quoi consistent les figures


vives ne s'opposent que graduellement aux indices conventionnels
d'intensification interne en quoi consistent les figures plus ou moins
lexicalisées qui en sont issues diachroniquement (Perrin, 2013b). À terme,
les propriétés contextuelles hyperboliques attachées notamment aux
métaphores vives finissent par se réduire aux traits sémantiques de
simples expressions d'intensité conceptuelle, dont l'intensification
énonciative n'a finalement plus d'effets ostentatoires d'exagération
rhétorique au plan discursif. Dans le cadre d'un énoncé comme Marie est
un peu bécasse, par exemple, le sens métaphorique est intégralement
absorbé par les virtualités conceptuelles et énonciatives internes du mot
bécasse, qui ne fait alors plus du tout référence à l'oiseau par le biais d'une
image métaphorique à effets d'exagération hyperbolique. De même, dans
l'exemple (1) abordé au début de cette étude, la métaphore associée à la
notion de portes qui se ferment ou qui s'ouvrent n'active plus d'image
métaphorique hyperbolique. Nombre d'expressions figées d'origine
hyperbolique correspondent désormais à de simples locutions intensives
comme bête à pleurer (au sens de "très bête"), fou à lier (au sens de
"complétement fou"), (jolie) à croquer ("vraiment jolie"), blanc comme neige
("très blanc"), léger comme l'air ("très léger"), généralement dépourvues de
sens littéral à effet d'exagération rhétorique (sauf à être défigées
contextuellement). Avant cependant de se lexicaliser diachroniquement
sous la forme de simples expressions intensives, les procédés
54 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

hyperboliques consistent par nature à instrumentaliser littéralement une


exagération (métaphorique ou autre), en tant que symptôme contextuel
d'une perte de contrôle émotif du locuteur. Moins émoussée par l'usage
que certaines locutions métaphoriques du haut degré comme en mettre sa
main (en donner sa tête) à couper, l'image du bout de l'ongle du petit doigt
que Bayrou refuse d'engager dans les spéculations de son rapprochement
avec Sarkozy demeure suffisamment vive pour engendrer la prise en
compte d'une exagération hyperbolique8.
Entre tous, le style de Céline a porté l'intensification rhétorique à son plus
haut degré (si l'on ose dire, encore une fois). En vue de mettre en jeu et, ce
faisant, de faire partager au lecteur l'expérience de ses émotions
énonciatives, l'entreprise de Céline mobilise notamment les procédés tant
linguistiques que pragmatiques de l'intensification, les jeux rhétoriques
notamment hyperboliques (et aussi litotiques et ironiques) qui s'y
rapportent. Le passage suivant par exemple en témoigne, qui nous conduit
progressivement de l'intensification énonciative à diverses hyperboles,
pour nous faire éprouver en l'occurrence à la fois le dégoût et le désir
malsain que lui inspirent les traits d'une des nombreuses figures féminines
diaboliques et tentatrices peuplant le château de Sigmaringen:
(11) pardon!… cette tronche!… vous auriez dit toute la Place Blanche et les plus
pires leveuses des Bois… […] mais pour le minois, pardon!… du Rochechouart et
"dessous de métro"… la bouche pulpeuse-avaleuse, encore peut-être pire que
Loukoum!… la bouche à avaler le trottoir, l'édicule et tous les clients, et leurs
organes et les croûtons!… les yeux?… de ces braises!… l'ardeur fond de volcans
pas éteints… terribles dangereux!…
(Céline, D'un château l'autre)

Le premier énoncé de ce passage se rapproche formellement de l'exemple


(3) analysé précédemment (deuxième partie), qui consistait à intensifier, à
partir de propriétés énonciatives externes à l'expression de la proposition
énoncée, l'envie du locuteur de prendre le large. Comme c'est le cas
fréquemment chez Céline, chaque nouveau motif descriptif ou narratif
commence par s'appuyer sur les instructions indiciaires d'une forme ou
une autre d'interjection ou formule énonciative (ici l'interjection pardon!…),
articulée à la force exclamative d'une phrase nominale démonstrative
(cette tronche!…), en vue d'abord de modaliser le haut degré
d'intensification associé à l'énonciation d'une proposition dont l'expression
se réduit en l'occurrence à une simple dénomination péjorative. Loin encore
de l'ethos hyperbolique auquel Céline s'apprête à avoir recours, la stratégie
énonciative mise en jeu repose ainsi dans un premier temps sur une forme
de captation émotive par subreption propositionnelle, une forme de

8
Sous l'effet notamment des instructions indiciaires associées à une formule verbale
d'intensification énonciative externe, de forme interrogative (vous entendez?).
Laurent Perrin 55

réticence ou de quasi-prétérition, au sens de la rhétorique classique,


consistant à suggérer par omission ce que l'émotivité du locuteur le retient
d'abord d'énoncer explicitement. Cette attaque suspensive à effets de
litote initiale accentue alors par contraste la soudaine reprise en main de
sa parole par le locuteur, qui s'abandonne ensuite à une succession
d'hyperboles en cascades, dont les effets d'exagération émotive s'appuient
sur différents procédés d'intensification rhétorique par comparaisons et
métaphores vives, avant de s'échouer finalement sur deux ultimes adjectifs
à effets d'intensification interne (terribles dangereux!…).
De façon générale, le style de Céline fait ressortir une affinité systématique
de la force d'intensification attachée aux indices conventionnels en quoi
consistent les exclamations, interjections et autres formules énonciatives
externes à l'expression propositionnelle, et de celle attachée aux indices
contextuels en quoi consiste l'énonciation par hyperbole (ou parfois par
litote) associée indirectement aux propriétés énonciatives internes à
l'expression propositionnelle. Le motif stylistique ainsi élaboré fait
apparaître que l'intensification émotive associée conventionnellement à
certaines propriétés énonciatives externes à l'expression propositionnelle
favorise la visée émotive associée à l'intensification rhétorique par
hyperbole (et plus généralement l'intensification interne à l'expression des
propositions énoncées), visée qui contribue à justifier en retour les effets
émotifs externes de l'intensification.

4. L'intensification par effets de litote

À la différence de l'hyperbole, la litote ne consiste pas à exagérer mais à


minimiser, à sous-estimer ostensiblement le haut degré de détermination
quantitative de telle ou telle propriété constitutive de l'état de chose
auquel une proposition réfère. Contrairement à l'hyperbole, qui joue sur
une exagération par l'expression du haut degré d'intensification
énonciative, la litote a recours aux procédés déréalisants de
l'intensification, associés à diverses expressions comme pas très (malin),
assez (fin), plutôt (gentil), un peu (fou), en vue d'atténuer littéralement les
effets d'intensification de ce qu'elle exprime. La négation d'une expression
du haut degré de polarité inverse (comme pas très malin, pas génial, pas
gentil gentil) est un moyen d'appui fréquemment exploité par la litote,
parmi différents procédés consistant à contenir localement l'expression
interne du haut degré d'intensification d'une proposition énoncée. Il est
bien connu depuis Dumarsais que la litote ne vise pas définitivement à
abaisser, à affaiblir l'intensification de ce qu'elle représente (voir
notamment Horak, 2011). Ce n'est pas, comme l'euphémisme (Bonhomme,
de La Torre & Horak, 2012), pour en limiter les effets intensifiants que la
litote consiste à minimiser littéralement le haut degré d'intensification
attaché à l'énonciation d'une proposition qu'elle exprime, mais au contraire
56 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

pour les faire valoir au plan rhétorique, les rétablir par sous-entendu. La
litote et l'hyperbole se confrontent aux mêmes circonstances associées à
l'énormité contextuelle de ce qu'elles représentent, et visent le même
genre d'intensification rhétorique à l'arrivée. Seuls les moyens énonciatifs
et rhétoriques d'y parvenir diffèrent, en particulier les attitudes émotives
dont elles procèdent. En témoigne notamment l'exemple ci-dessous, où
l'interlocuteur confirme explicitement dans sa réponse les effets
d'intensification rhétorique implicitement attachés à une forme de litote:
(12) – Pas facile facile comme situation
– À qui le dis-tu c'est clair que c'est une situation très difficile.
(Interview AIEM, Borny)

Plutôt que de jouer, comme l'hyperbole, sur les débordements d'une


exagération comme indices contextuels d'une perte de contrôle émotif du
locuteur à effets d'intensification, la litote repose sur un jeu moins direct et
frontal, consistant à mettre en scène une forme de contrôle par la pudeur
et la retenue émotive du locuteur, face à l'énormité contextuelle de ce dont
il cherche à rendre compte. À l'opposé de l'ethos hyperbolique, qui consiste
à s'abandonner d'une seule pièce à l'exagération par l'expression du haut
degré, l'ethos de la litote consiste au contraire à contenir ostensiblement
les débordements d'une émotion pourtant légitime du locuteur. Alors que
l'ethos hyperbolique se rapproche de celui d'un cri de joie ou de souffrance,
des larmes de la pleureuse consistant à surenchérir sur la gravité de sa
douleur, la litote met en scène la dignité et la maîtrise, le stoïcisme de
l'émotion contenue. Elle repose ce faisant sur un jeu énonciatif plus
complexe que l'hyperbole, impliquant de faire valoir indirectement le haut
degré d'intensification qu'elle consiste frontalement à masquer. Plutôt que
d'exploiter sans retenue l'expression du haut degré jusqu'à l'exagération
rhétorique, la litote doit ainsi manifester la volonté du locuteur de contenir
localement l'expression du haut degré d'intensification d'une proposition,
de sous-estimer l'état de chose auquel elle réfère, ceci par le moyen de
différents indices qui peuvent être contextuels (à commencer par
l'évidence référentielle de ce dont il est question) ou cotextuels (par
exemple, lorsqu'une hyperbole succède à une forme coréférentielle de
litote, comme à l'attaque de (11); ou encore, comme nous allons le voir en
(15), lorsqu'une litote reformule une énonciation antérieure hyperbolique).
Au besoin, les effets de la litote peuvent aussi s'appuyer indirectement sur
les propriétés conventionnelles de l'intensification énonciative. La litote
exploite alors à cet effet notamment ce qui oppose l'expression du haut
degré d'intensité conceptuelle, dont relève l'intensification énonciative
interne à l'expression propositionnelle, à l'intensification énonciative
externe que manifestent notamment les interjections et autres formules.
Contrairement aux propriétés internes à l'expression propositionnelle de
l'intensité forte, incompatibles avec la litote et corrélativement
indissociables de l'hyperbole, les formules énonciatives externes
Laurent Perrin 57

intensifient indifféremment l'énonciation d'une proposition par effets de


litote ou d'hyperbole. La différence tient au fait que l'hyperbole, en vue de
signaler les débordements d'une exagération émotive du locuteur, s'appuie
d'un même geste et indifféremment sur les propriétés intensives à la fois
internes et externes à l'expression propositionnelle. Tandis que la litote, en
revanche, en vue de faire valoir, au plan interne de la proposition énoncée,
une émotion contenue du locuteur, s'appuie sur un déséquilibre de ces
propriétés. À défaut de pouvoir prendre appui le cas échéant sur certains
indices contextuels associés à sa situation d'énonciation effective, la litote
accentue alors à cet effet les propriétés intensives externes à l'expression
de telle ou telle proposition énoncée, afin d'en faire valoir localement
l'intensification interne déficitaire. Dans le passage ci-dessous, par
exemple, l'adverbe d'énonciation sincèrement joue ce rôle, qui autorise de
paraphraser par "très malhonnête" ce qui est communiqué figurément par
l'énonciation de la proposition C'est pas très très honnête:
(13) Les cinq mille milliards d'économie qu'annonce Gordon Brown, c'est quand
même… Sincèrement, c'est pas très très honnête!
(France Inter, L'édito éco, 01-04-2009)

La formule je peux dire joue ci-dessous un rôle analogue chez Céline, qui
permet dès lors de paraphraser l'énonciation de la proposition pas
beaucoup admiré les femmes par très peu admiré les femmes, et ensuite
l'énonciation de j'étais sensible par quelque chose comme j'étais très
sensible ou vraiment sensible:
(14) pas beaucoup admiré les femmes, je peux dire, dans une pourtant juponnière
vie… mais là je peux dire j'étais sensible…
(Céline, D'un château l'autre)

Bien que certaines propriétés internes déréalisantes – comme la négation


d'un intensifieur en (13) et (14): pas très très, pas beaucoup – contribuent
parfois à aggraver le déséquilibre sur lequel se fonde la litote, il n'en
demeure pas moins que ce déséquilibre dépend alors essentiellement des
instructions énonciatives externes à l'expression de la proposition
énoncée, seules susceptibles de manifester le haut degré d'intensification
que prétend contenir et faire valoir figurément le locuteur au plan
rhétorique. À deux reprises en (14), la formule je peux dire suffit à assurer
ce déséquilibre sur lequel repose la litote, associée parfois à l'énonciation
d'une proposition susceptible d'être alors dépourvue de toute instruction
interne déréalisante. La proposition j'étais sensible ne comprend en
l'occurrence aucun modificateur interne à effets d'atténuation9.

9
C'est le cas également, par exemple, de l'énonciation de la proposition la route est longue
en (5) – dans la deuxième partie de cette étude –, dont l'intensification interne est
déséquilibrée par les instructions externes d'une interjection préposée d'une part, et celles
d'une formule verbale énonciative postposée de l'autre. Compte tenu du fait qu'aucune
58 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

Le déséquilibre en question joue dans la litote un rôle analogue à celui que


joue l'exagération dans l'hyperbole. Dans les deux cas, le procédé consiste
à exploiter une émotion énonciative à effets d'intensification. Soit le
locuteur se laisse alors emporter par l'ethos hyperbolique d'une
exagération émotive, soit au contraire il adopte la posture émotive de
retenue associée à l'ethos de la litote. La complémentarité de ces deux
figures discursives d'intensification rhétorique est systématiquement
exploitée dans le style de Céline, qui s'appuie notamment sur le contraste
et, ce faisant, sur la détermination réciproque des attitudes et émotions
énonciatives dont elles procèdent, face à la constante énormité de
circonstances que le récit célinien s'emploie par ce moyen à faire éprouver
à son lecteur tantôt par hyperbole, tantôt par litote (assorties ou non
respectivement d'une dimension ironique). En témoigne notamment
l'exemple (15), qui nous conduit d'une première longue séquence narrative
– consistant à intensifier progressivement les richesses extravagantes d'un
train que les dignitaires pétainistes de Sigmaringen ont affrété pour
assurer leur fuite éperdue à travers l'Allemagne en déroute – à la concision
retenue d'une observation laconique du narrateur comme personnage sous
forme de litote (vous aurez eu du confort):
(15) Vous pensez le luxe! toute l'élégance wilhelmienne, persane, et turque
mélangée!… vous imaginez, ces brocarts, tapisseries, tentures, cordelières!
pire que chez Laval!… divans, sofas, poufs, cuirs à reliefs! et des tapis!… ce
qu'ils avaient trouvé de plus épais! super-Boukhara!… super-Indes!… des
rideaux d'une tonne, en brise-bise!… oh, ils avaient pas regardé! […] vous
pouviez pas en mettre plus!… je lui dis, je me souviens encore, à Marion… "je
sais pas si vous arriverez, mais vous aurez eu du confort!"
(Céline, D'un château l'autre)

Derrière la variété des formes et des effets d'intensification mis en œuvre,


l'intérêt de ce passage tient d'abord à l'inflation progressive de
l'intensification d'une description narrative consistant à nouveau – comme
dans l'exemple (11) – à gonfler peu à peu l'ethos hyperbolique du narrateur
comme tel, inflation que vient ensuite d'un seul coup formellement
renverser l'ethos litotique du locuteur comme personnage de l'histoire
relatée. Par ce contraste, le style de Céline fait ressortir notamment ce qui
oppose la débauche de moyens, l'ampleur linéaire logorrhéique des

marque de haut degré ne vient alors intensifier corrélativement la longueur de la route au


plan interne de l'expression propositionnelle, ces formules imposent un renforcement
rhétorique de l'intensification conceptuelle attachée à l'adjectif longue. Il suffit alors
d'intégrer à la formulation de cette proposition un intensifieur comme tellement, vraiment,
très très (longue), ou de remplacer l'adjectif longue par interminable, pour abolir tout effet
de litote et même basculer le cas échéant dans l'hyperbole. À l'inverse, un affaiblissement
de l'intensification interne attachée à l'adjectif longue (par un modificateur à effets
déréalisants comme plutôt, un peu, assez) aurait pour conséquence d'accentuer le
déséquilibre, et ce faisant l'effet de litote qui s'y rapporte.
Laurent Perrin 59

procédés d'intensification internes et externes à l'expression


propositionnelle du haut degré associés à l'hyperbole, aux procédés
d'économie par omission (prétérition, réticence) sur lesquels se fonde
notamment l'atténuation par déréalisation de l'intensification interne à
l'expression propositionnelle de toute forme de litote. Compte tenu des
effets d'intensification de ce qui précède, la litote n'a alors nul besoin de
s'appuyer sur une quelconque interjection ou autre propriété énonciative
externe à l'expression propositionnelle de ce que le locuteur cherche à
communiquer figurément. Les effets hyperboliques de la séquence
préalablement énoncée suffisent ici à assurer cotextuellement le
déséquilibre dont découle la faiblesse intensive de l'expression sur laquelle
repose l'énonciation de cette dernière proposition sous forme de litote.

5. Conclusion et perspectives

L'objectif de cette étude était d'appréhender ce qui articule les propriétés


conceptuelles aux propriétés énonciatives et ensuite aux effets rhétoriques
de l'intensification. Le chemin parcouru nous a donc conduit dans un
premier temps des propriétés linguistiques de l'intensité conceptuelle à
celles de l'intensification énonciative (1ère partie), et des propriétés
énonciatives que nous avons appelées internes aux propriétés externes à
l'expression propositionnelle (2ème partie), avant de nous mettre sur la voie
de l'intensification rhétorique dont relèvent l'hyperbole (3ème partie) et
finalement la litote (4ème partie). Ce cheminement s'interrompt ici
provisoirement, peut-être un peu brutalement, à l'orée de ce qui constitue
à mon sens l'autre versant des effets rhétoriques de l'intensification
énonciative, qui a trait au sarcasme et à l'ironie. L'espace imparti ne nous
permettra pas de nous y engager, mais il importe d'avoir en vue que les
formes d'intensification sur lesquelles se fondent respectivement
l'hyperbole et la litote déterminent indirectement ce qui a trait à diverses
formes de sarcasme et d'ironie, dont les propriétés consistent alors à
exploiter précisément l'ethos hyperbolique ou litotique à des fins
polyphoniques de type polémique.
De façon générale, le sarcasme et l'ironie consistent à mettre en scène
l'intensification énonciative d'une subjectivité émotive à laquelle le
locuteur fait écho (au sens de Sperber et Wilson, 1989), en vue de la tourner
en dérision. Sans prétendre évidemment faire ici le tour de ce qui oppose le
sarcasme et l'ironie – que j'avais analysés par le passé (Perrin, 1996)
comme des formes de dérision énonciative analogues, respectivement
explicites et implicites –, pas davantage que de clarifier définitivement ce
qui distingue leurs tournures respectivement hyperbolique ou litotique, je
me contente de relever au passage que notre exemple (2), abordé dans la
deuxième partie de cette étude, comprend notamment une forme de
sarcasme associée à l'intensification énonciative d'une proposition
60 L'intensification dans l'hyperbole et la litote

imputée à un président helvétique qui prétend faire de l'armée suisse la


meilleure du monde. L'assimilation de cette énonciation superlative
virtuellement hyperbolique à un sarcasme (explicite), plutôt qu'à une forme
d'ironie (implicite), tient en l'occurrence aux effets "contrefactifs" du verbe
prétendre, impliquant que le locuteur ne revendique pas personnellement
le point de vue qu'il prend pour cible. Toutes choses égales par ailleurs, si
son énonciation avait été modalisée comme prétendument prise en charge
par le locuteur, la proposition selon laquelle l'armée suisse serait la
meilleure du monde aurait alors été interprétée comme une forme
d'exagération à effets ironiques.
Plutôt que d'exploiter une exagération à des fins d'intensification
hyperbolique, les exagérations perçues comme ironiques s'appuient sur
une énonciation à effets polyphoniques échoïques consistant à feindre une
telle stratégie, en vue de faire endosser implicitement l'exagération qui s'y
rapporte à celui qui est pris pour cible. Loin d'amplifier dans ces conditions
l'intensification énonciative de ce dont il est question, la perte de contrôle
émotif associée à l'ethos hyperbolique de l'exagération se retourne alors
contre celui auquel l'ironiste fait écho, qu'il cherche ainsi à tourner en
dérision. Quant aux ironies associées à une forme de litote, elles consistent
en revanche à faire endosser l'affaiblissement de l'intensification qui s'y
rapporte à celui qui est pris pour cible. Plutôt que d'exploiter
l'affaiblissement énonciatif de telle ou telle proposition en vue de
revendiquer le contrôle d'une émotion due à l'énormité de ce que
représente la litote, l'ethos ironique consiste à le faire endosser à celui que
l'ironiste prend pour cible, qu'il accuse dès lors au contraire d'en sous-
estimer l'énormité. Les mêmes effets d'intensification sur lesquels
reposent l'hyperbole et la litote sont ainsi impliqués dans le sarcasme et
dans l'ironie, qui tout simplement les exploitent à des fins rhétoriques
offensives de nature polyphonique, sur lesquelles nous reviendrons plus
posément à une autre occasion.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 63-78

Juste la fin du monde. L'excès juste, ou


l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

Geneviève SALVAN
Université Nice Sophia Antipolis

Dieser Beitrag interessiert sich für die paradoxe Verwendung des in der mündlichen
Sprache häufig vorkommenden, französischen Adverbs juste. Bei diesem Gebrauch
steht juste vor einem Verstärkungswort und modalisiert es, wie im Satz Marie est
juste fabuleuse. Wir werden sehen, dass eine solche oxymoronische Struktur, die
Angemessenheit und Intensität gegenüberstellt, in bestimmten Diskursen auf die
referenzielle und enunziative Funktion der Hyperbel zurückgreift. Ausserdem werden
wir den übertreibenden Effekt von juste anhand eines Vergleichs von hyperbolischen
Aussagen erkennen, welche auf dieses Adverb zurückgreifen bzw. verzichten.
Letztlich wird uns diese ebenso lexiko-semantische wie pragma-enunziative Studie
zum Wort juste erlauben, die Hyperbel klarer von der Litotes abzugrenzen1.

L'hyperbole manifeste le positionnement d'un énonciateur qui manipule la


valeur de vérité d'un énoncé en la révisant à la hausse, ce que la notion
d'exagération traduit. Les marques linguistiques de l'hyperbole sont
variées et servent à construire un discours marqué par un haut degré
produit comme au-delà du référent qu'il tente de caractériser, amenant
Bonhomme (2005: 103) à dire que l'hyperbole est la "figure du dépassement
par excellence" (2005: 103). L'hyperbole fait feu de tout bois: le nombre de
structures linguistiques impliquées2 et son statut de figure dérivée3
contribuent à en faire une figure opportuniste et contextuelle, aux supports
linguistiques divers, en constante et rapide évolution selon les types de
discours. Certains indices facilitent l'interprétation de l'hyperbole, d'autres
sont plus équivoques, et l'effet hyperbolique dépend alors nettement de
l'appréciation du contexte.
Étudier l'hyperbole rhétorique implique de caractériser les réalisations
figurales de l'exagération (ou évaluation intensive) et de préciser le
rendement de la figure en discours. C'est ce que je propose de faire dans
cette étude, en m'intéressant à un emploi paradoxal de l'adverbe juste,
devenu courant à l'oral, dans lequel juste précède et modalise un adjectif
intensif ou, plus rarement, un élément nominal. Cet emploi est illustré par

1
Je remercie Anna Jaubert pour les discussions qui ont accompagné la rédaction de cette
étude.
2
Rappelé, entre autres, par Verine (2008) et Béguelin (2011).
3
Tamba-Mecz (citée par Béguelin, 2011: 240), Bonhomme (2005), Gardes Tamine (2011).
64 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

les énoncés suivants: L'année a été juste formidable, Marie est juste
parfaite, Ce moment était juste fabuleux. Je voudrais montrer que sous
couvert d'une formulation oxymorique où se côtoient "justesse" et
"intensité", la structure présente, dans certaines conditions de discours, le
fonctionnement référentiel et énonciatif de l'hyperbole. Après avoir
présenté mon corpus d'exemples (1.), je m'attacherai à expliquer ce qui,
dans le signifié de juste, rend possible cet effet de sens (2.), puis j'étudierai
les positionnements énonciatifs sous-jacents à la figure (3.) et sa
fonctionnalité dans le discours (4.).

1. Configurations hyperboliques avec juste

1.1 Présentation et description du corpus


Comme cette expression est observable surtout dans les discours non
planifiés, je me suis tournée vers Internet pour constituer un corpus
d'exemples attestés. J'ai cherché les sept adjectifs les plus cités:
formidable, prodigieux, magnifique, parfait, sublime, incroyable, admirable.
L'interrogation de la base FRANTEXT ne donne rien pour cet emploi, ce qui
confirme qu'il n'est pas encore passé dans l'écrit littéraire, même celui qui
imite l'oral. En revanche, l'appariement avec tout simplement, qui
constitue une glose possible de juste, est attesté, quoique rarement: 1
occurrence de tout simplement formidable (1966), 2 occurrences de tout
simplement prodigieux (1922; 1972), 1 occurrence de tout simplement
magnifique (1985), 1 occurrence de tout simplement sublime (1872), 4
occurrences de tout simplement admirable (1926-28; 1942; 1949; 1970),
aucune occurrence de tout simplement incroyable et tout simplement
parfait. La base FACTIVA m'a fourni quant à elle des indices intéressants
sur les premières attestations dans le corpus de presse, ainsi que sur la
progression exponentielle de cet emploi de juste: la première attestation
de juste sublime date de 2001 (65 occurrences jusqu'au 30-06-2013), celle
de juste prodigieux de 2008 (7 occurrences), juste formidable de 2007 (33
occurrences), juste magnifique de 2005 (131 occurrences), juste incroyable
de 1998 (1 occurrence isolée, puis 452 occurrences à partir de 2001), juste
admirable de 2007 (1 occurrence), juste parfait de 1999 (1 occurrence
isolée, puis 163 occurrences à partir de 2001). On le voit, cet emploi est
pour l'instant cantonné à l'oral, et (sur)exploité par l'écrit médiatique. Sur
Internet, on le trouve principalement dans les blogs, mais aussi dans les
articles de presse en ligne, notamment lorsqu'ils transcrivent les paroles
de personnes interviewées. Parmi ces personnes, les sportifs ayant
accompli un exploit font figure de locuteurs friands de cet emploi.
Geneviève Salvan 65

Soit le corpus d'exemples suivant (les exemples sont reproduits tels quels,
avec leurs fautes d'orthographe) 4:
(1) Juste Sublime c'est un blog beauté tenu par deux sœurs passionnées par tout
ce qui se rapporte aux cosmétiques et au bien-être.
(http://www.justesublime.fr/a-propos/, consulté le 08-10-14)
(2) Zone Franche à Bagneux, c'était juste prodigieux! Des tonnes de bonne humeur,
des tas de rencontres passionnantes, deux grosses soirées inoubliables avec
les grenouilles et Stéphane Marsan, la découverte de la nouvelle de Macalys
(Marie-Anne Cleden), le conte de Vanessa (toujours habitée par son texte), les
prix obtenus par les grenouilles pour leur nouvelle (Anthony Boulanger, Philippe
Deniel et Marie-Anne Cleden), des conférences de qualité, avec comme point
d'orgue celle où nous avons eu droit à la reconnaissance élogieuse de
Stéphane, un moment fort, très fort.
(http://lacitenoire.blogspot.ch/2011/03/zone-franche-bagneux-cetait-
juste.html, 10-03-2011, consulté le 08-10-2014)
(3) Courteney. – Moi, ça fait un moment que je l'utilise. Mais j'ai le modèle
pailletée!! Et sur une peau bronzée, c'est juste parfait!!!
(http://www.lesdessousdemarine.com/2012/07/31/mes-produits-chouchou-
de-l-été-2-l-huile-prodigieuse-de-nuxe/, 31-07-2012, consulté le 08-10-2014)
(4) Alors, c'est sûr, le set d'apprentissage est peut-être le matériel Montessori le
plus célèbre. Et le plus facile à fabriquer. Est-ce pour cela que j'ai tant traîné à
le confectionner? Et pourtant, c'est évident, les idées les plus simples sont les
meilleures. Et ce set est juste parfait.
Antonin en le voyant s'est exclamé que c'était "comme un puzzle", et n'a pas eu
besoin d'explications concernant son utilisation. Et un matériel qui se passe de
démonstration, je trouve cela vraiment idéal. D'une part, cela m'évite de
planifier une présentation (avec le risque qu'elle ne soit pas reçue comme il se
doit), d'autre part, cela me prouve illico que c'est exactement ce qu'il fallait
mon enfant de 29 mois là tout de suite. Juste parfait.
Et puis, le couvert d'Antonin est à présent placé à la perfection. Sans compter
qu'à chaque fois qu'il en a fini avec un couvert, il prend soin de le reposer à sa
place, sur sa silhouette. Ça tombe bien, parce que moi, les bruits métalliques
des petites cuillères tombant sur le parquet ont le don de me mettre les nerfs
en pelote en trois secondes chrono. Lesquels bruits sont largement limités
depuis que nous avons invité ce set à notre table. Juste parfait.
Enfin, ce set est un set. C'est-à-dire un truc qui permet de protéger la table des
multiples cochonssetés alimentaires…
(http://mercimontessori.blogspot.ch/2013/06/juste-parfait.html, 10-06-2013,
consulté le 08-10-2014)
(5) Vous voyez ces 5 garçons ils sont juste parfait, Normal c'est les One Direction. ♥
Être Directioner c'est bien plus qu'une passion c'est juste Magnifique regardez
chaque jours des photos ou des vidéos d'eux c'est du pur bonheur, quand je les
voies je suis juste fière de ce qu'ils sont devenus.
(http://liitle-thing.skyrock.com/3011375749-Vous-voyez-ces-5-garcons-ils-
sont-juste-parfait-Normal-c-est-les-One.html, consulté le 08-10-2014)
(6) Une année juste formidable! Je veux que vous sachiez que cette année à
surement était la plus belle année de ma vie, car je l'ai passer avec vous! […] il
y' a une personne a qui je veux juste dire que c'est 2 mois vont surement être
les pires jours de ma vie! Je t'aime, je t'aime même trop! Dans la rue tout les

4
Les gras et les soulignés sont de moi.
66 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

deux MAGNIFIQUE!! […] Il y 'en a que je ne pensait pas comme sa mais au delà
des apparences je me suis rendue compte qu'elle était EXTRAORDINAIRE!
(http://x-neverforgetwhoyouare-x.skyrock.com/3169873431-Une-annee-juste-
formidable.html, 23-06-2013, consulté le 08-10-2014)
(7) Jason Bright. – "CE CIRCUIT EST JUSTE INCROYABLE!" Figure emblématique du
championnat australien V8 Supercars (qui met aux prises des voitures de type
"tourisme" équipées de moteurs V8), le pilote australien Jason Bright va
participer pour la première fois aux 24 Heures du Mans! Était-ce une réelle
envie de participer aux 24 Heures du Mans ou est-ce que l'opportunité s'est
présentée? Non, c'est vraiment quelque chose que j'avais envie de faire! C'est
juste très dur de faire correspondre cette course avec le V8 Supercars! C'est
aussi difficile de gérer la Journée Test qui est obligatoire. […] Quels sont vos
premiers sentiments à propos du circuit? C'est juste un circuit incroyable! Il y a
seulement une poignée de pistes comme celle-là dans le monde avec une telle
histoire et où on prend vraiment plaisir à piloter!
(http://www.24h-lemans.com/fr/actualites/jason-bright-ce-circuit-est-
juste-incroyable-_2_1_1707_11189.html, 19-06-2013, consulté le 08-10-2014)
(8) Blake: "Juste fantastique". Yohan Blake, vice-champion olympique du 100 m:
"Ce soir, c'est une formidable soirée pour moi. J'ai 22 ans, je suis encore jeune
et pour mes premiers Jeux Olympiques, je gagne une médaille d'argent. Et avoir
deux représentants de la Jamaïque qui montent sur le podium, c'est juste
fantastique. C'était juste dingue. Non, je ne suis pas déçu, parfois, vous gagnez,
parfois vous perdez, vous ne pouvez jamais savoir ce qui va se passer."
(http://www.lequipe.fr, 06-08-2012, consulté le 08-10-2014)
(9) Bartoli en demi-finales: "Juste fabuleux". Après avoir atteint les demi-finales
grâce à sa victoire 7-6, 6-4 sur la Russe Svetlana Kuznetsova, Marion Bartoli a
estimé devant la presse mardi avoir "beaucoup de chance de vivre des
moments pareils" à Roland-Garros. Que ressentez-vous après cette
qualification pour les demi-finales? Marion Bartoli: "Là ça commence à
retomber, je me sens très fatiguée, mais à la sortie du match j'avais la chair de
poule. J'ai beaucoup de chance de vivre des moments pareils. C'est juste
fabuleux. Mais je ne veux pas m'arrêter là, j'ai encore de grandes choses à
vivre."
(http://www.leparisien.fr, 31-05-2011, consulté le 08-10-2014)
(10) Danse avec les stars: Pour Taïg Khris, "c'est juste l'enfer". Danse avec les stars
touche à sa fin. Samedi 1er décembre, TF1 diffuse la finale. Le public saura alors
qui d'Amel Bent, Emmanuel Moire ou Taïg Khris remportera l'épreuve. Ce
dernier a d'ailleurs été tout proche de ne pas se qualifier. En demi-finale, il
faisait face à Lorie pour savoir qui obtiendrait le dernier billet. Et le public a
décidé de le récompenser. Une décision qui le surprend, comme il l'explique à
20minutes.ch: "Lorie et Amel sont largement plus fortes que moi et je
n'imaginais pas une seconde pouvoir les battre. Mais il y a eu le coup de théâtre
de samedi dernier: le public a plus voté pour moi que pour Lorie. J'ai été très
choqué parce que techniquement elle mérite clairement plus la finale que moi".
Mais c'est bien Taïg Khris que les téléspectateurs retrouveront lors de l'ultime
étape. Il estime y être parvenu grâce à la charge importante de travail qu'il s'est
imposée: "Depuis le début de l'aventure, je suis celui qui travaille le plus. Je fais
parfois des journées de 11h de danse, je ne vois plus ma copine, c'est juste
l'enfer". Maintenant qu'il est là, Taïg Khris espère aller au bout: "J'ai déjà gagné
mon challenge: arriver en finale c'est juste extraordinaire. Mais je suis un
compétiteur donc c'est certain que je vais tout donner pendant la finale". Il sera
cependant loin d'être le favori.
(http://www.aufeminin.com, 01-02-2013, consulté le 08-10-2014)
(11) Sujet: "Être beau, c'est juste merveilleux"
(http://www.jeuxvideo.com/forums/1-51-34462940-1-0-1-0-etre-beau-c-est-
juste-merveilleux.htm, consulté le 08-10-2014)
Geneviève Salvan 67

(12) Sujet: "(All) Lavezzi est juste sensationnel!!"


(http://ultimate-team-13.forumjv.com/1-84031-21318-1-0-1-0-all-lavezzi-est-
juste-sensationnel.htm, consulté le 08-10-2014)
(13) Sujet: "Internet est juste formidable"
(http://www.jeuxvideo.com/forums/1-50-116622667-1-0-1-0-internet-est-
juste-formidable.htm, consulté le 08-10-2014)
(14) "Juste agréable!" Avis écrit le 22 janvier 2012. Avis traduit automatiquement
depuis l'anglais. C'était tellement agréable de rester dans votre hôtel!! Le
personnel est très chaleureux et toujours prêt à vous aider 24/7! Le personnel
de la réception est tout simplement excellent! Superbe!! Le lit et le seul est l'air
conditionné ne fonctionnait pas bien. Mais c'était fixé dans quelques minutes!!
Le petit déjeuner est très bon!! Bien sûr, nous y retournerons!!
(http://www.tripadvisor.fr/ShowUserReviews-g293944-d308025-r123472080-
Ramada_Plaza_Astana-Astana_Akmola_Province.html, 22-01-2012, consulté le
08-10-2014)
(15) Ç'a été juste la pire des choses que j'ai vécues.
(Oral quotidien, 22-06-2013)

En (1), Juste sublime est le nom d'un blog; l'exemple (2) est un article
relatant l'inauguration d'une zone franche; l'exemple (3) la réplique d'une
blogueuse à une autre utilisatrice de l'huile prodigieuse de Nuxe5; les
exemples (4), (5) et (6) sont tirés de divers blogs, celui d'une jeune maman
vantant les mérites du set d'apprentissage au repas de l'école Montessori,
ceux de deux jeunes filles survoltées, l'une s'extasiant devant la plastique
des membres d'un groupe de musique, l'autre remerciant ses amis de
l'année qu'elle a passée. Les exemples (7), (8), (9) et (10) sont des extraits
d'articles de journaux sportifs en ligne et d'un site consacré aux femmes.
Les exemples (11), (12) et (13) sont des sujets postés sur des forums de
jeux vidéo qui déclenchent des séries de réponses s'organisant en liste;
l'exemple (14) est un avis de consommateur sur un hôtel, posté sur le site
Tripadvisor, et enfin, l'exemple (15) est un énoncé oral de la conversation
quotidienne privée.
Dans tous ces exemples, le discours est dithyrambique, la tonalité
pompeuse et emphatique. L'énoncé intégrant juste constitue soit une
surenchère finale (3, 4) soit le déclencheur d'un développement textuel ou
discursif (2, 5, 6, 10). L'expression peut également apparaître en titre
d'article dans le corpus de presse (7, 8, 9), ou constituer un sujet de forum
(11, 12, 13, 14), attestant son aptitude au détachement et à la sur-
assertion, typique du régime d'énonciation que Maingueneau (2006a,
2006b, 2011) nomme aphorisation. Les indices contextuels mélioratifs sont
nombreux et convergents. Ils sont à la fois lexico-sémantiques,

5
Cette marque de cosmétiques fonde sa gamme sur des désignations hyperboliques: outre
l'huile prodigieuse©, on trouve la ligne nirvanesque©, la ligne merveillance©, et la crème
nuxellence©. Les cosmétiques Garancia font quant à eux dans la surenchère hyperbolique,
quoique plus inquiétante et donc sélective, avec entre autres le philtre légendaire, la
diabolique tomate, l'eau de sourcellerie, et l'élixir du marabout.
68 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

syntaxiques, (typo)graphiques: on relève, sans souci d'exhaustivité, les


adjectifs passionnées (ex. 1), magnifique, extraordinaire (ex. 6), formidable
(ex. 8), les superlatifs absolus avec très (ex. 1, 9, 10, 14) ou relatifs avec le
plus célèbre, le plus facile, les plus simples, les meilleures (ex. 4), les
"capitales ton de voix" ou de "vocifération" (Rosier, 2008: 81 & 89) en (6),
l'icône ♥ en (5), etc. Le repérage de l'affectivité exagérante est donc tout à
fait aisé. Celle-ci est d'ailleurs souvent signalée par des points
d'exclamation répétés, et l'énoncé incluant juste s'inscrit à chaque fois
"dans un réseau intensif orientant [sa] production-réception" (Verine, 2008:
123).

1.2 Litote ou hyperbole?


Circulent également sur Internet des commentaires métadiscursifs sur cet
emploi de juste, que certains dénoncent comme un barbarisme, ou un
anglicisme6. Les avis divergent néanmoins sur la catégorisation de cette
expression: certains locuteurs y voient, sans la nommer, une hyperbole,
soulignant que "partout, on nous rabat le mot juste, qui a remplacé le trop
d'avant. On disait: C'est trop cool. On ne dit plus désormais que C'est juste
cool"7, ou affirmant que "l'emploi de juste de cette façon, pour donner une
emphase à ce qui suit, fait partie du langage parlé au quotidien"8. D'autres
y voient au contraire une litote: "Cette expression ressemble à une litote.
Derrière une apparente modestie (l'emploi du mot juste) se cache en réalité
l'intention du locuteur d'augmenter le sens de ce qui va suivre"9. Les gloses
principales proposées attestent cette réception ambiguë: "trop",
"vraiment" mais aussi "tout simplement"10. Cette réception ambiguë
m'amène à émettre l'hypothèse que juste remplace tout simplement en
français oral actuel parce que juste est un candidat à l'hyperbole, tandis
que tout simplement tire l'énoncé vers la litote.
En effet, malgré la minoration que semble effectuer juste sur le
caractérisant intensif, il n'y a cependant pas litote parce que l'énoncé ne

6
L'exemple (14) est d'ailleurs issu de la traduction automatique par Google d'un avis de
consommateur rédigé en anglais. Réduire l'emploi de juste à un anglicisme ne résout certes
rien, mais cela explique le trait sémantique /seulement/ qui, associé à une caractérisation
intensive, fait l'oxymore.
7
http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/03/03/1442947_le-monde-des-
expressions-c-est-juste-pas-possible.html, 03-03-2009, consulté le 13-07-2014.
8
http://french.stackexchange.com/questions/2733/pourquoi-dit-on-cest-juste-magnifique,
05-07-2012, consulté le 13-07-2014.
9
http://french.stackexchange.com/questions/2733/pourquoi-dit-on-cest-juste-magnifique,
14-06-2012, consulté le 13-07-2014.
10
http://sobusyblog.fr/2011/10/07/nan-mais-cest-juste-pas-possible-la/,
07-10-2011, consulté le 13-07-2014.
Geneviève Salvan 69

dit pas le moins pour évoquer le plus, il dit plutôt "l'exact"11. D'autre part, la
litote relève de l'hypo-assertion, ou énonciation "en-deçà" (Bonhomme,
2005: 106), tandis que l'hyperbole relève de l'hyper-assertion, ce qui est
bien le cas de nos énoncés dont la tension énonciative est forte. Ils
expriment en outre des points de vue dont la prise en charge énonciative
par l'énonciateur premier ne fait aucun doute. L'énonciation est donc
nettement hyperbolique, on y retrouve les dimensions locutoires
caractéristiques de la figure, telles que les présente Bonhomme (2005:
103-104): tension énonciative extrême, révélatrice d'un acte de langage
d'exagération de la part du locuteur; adhésion énonciative du locuteur à
son exagération qui s'effectue selon une modalité sérieuse; axiologie
valorisante, ou dévalorisante (comme dans les exemples 10 et 15), de cette
exagération.
L'effet hyperbolique est produit lorsque juste modalise un adjectif qui
indique déjà le haut degré de la qualité (formidable, fantastique,
prodigieux, mais aussi incroyable12) ou un nom/groupe nominal qui est
lexicalement marqué comme intense (l'enfer). Avec un adjectif non intensif,
le contexte joue alors un rôle décisif pour inférer une énonciation
hyperbolique: par exemple, l'énoncé "Le café est juste chaud" est peu
candidat à l'effet hyperbolique, encore que l'on puisse envisager un
contexte dans lequel le locuteur, se brûlant la langue, s'exclame en
réponse à son interlocuteur s'enquérant de ce qui ne va pas: "Le café est
juste chaud!" pour signifier "Le café est chaud!". Mais dans cet exemple,
l'énoncé relève plutôt de la litote ironique que de l'hyperbole (le café est en
fait bouillant)13. En revanche, dès que l'élément modalisé est subjectif
(évaluatif ou axiologique), l'expression est susceptible de déclencher un
effet d'exagération. Si la tarte au citron juste bien, relevée sur le site
marmiton.org, actualise la valeur d'exactitude, ce que confirme le
commentaire qui suit: "Tarte pas trop douce ni trop amère ni trop lourde à
mon goût…", en revanche l'exemple (14), juste agréable, confirme l'idée que
juste peut produire une valeur d'excès avec un adjectif évaluatif non
intensif, valeur que les points d'exclamation signalent et que le
commentaire qui suit glose à l'envi: tellement agréable, très chaleureux,

11
Rappelons que la litote dit le moins pour faire naître l'idée du plus (je ne te hais point = "je
t'adore"), tandis que l'hyperbole dit plus que la réalité, d'où son rendement par-delà (je
t'adore = "je t'aime"). Ces figures sont très souvent opposées (par Dumarsais notamment).
Kerbrat-Orecchioni (2011: 70) voit dans l'hyperbole une "figure exactement inverse dans
laquelle S [le sens littéral de l'énoncé E] est au contraire plus fort que X [le sens dérivé]".
Dans notre cas, le sens de c'est juste formidable est "plus fort" que celui de c'est
formidable, ce que nous devons montrer.
12
Je mets à part, pour y revenir en fin d'étude, l'emploi avec pas possible, comme dans "C'est
juste pas possible".
13
Et juste porte non seulement sur l'adjectif chaud mais aussi sur l'énonciation.
70 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

toujours prêt à vous aider, tout simplement excellent, superbe, très bon.
Tous ces énoncés érigent juste en indice figural intentionnel ou
métadiscursif (Bonhomme, 2005: 79) signalant une hyperbole, l'adverbe
suffisant à recatégoriser les adjectifs.

2. Étude sémantique: une valeur d'emploi de juste à contre-


courant?

J'ai parlé de paradoxe et d'emploi oxymorique, car rien en effet ne


prédispose juste à produire un effet hyperbolique. Des trois valeurs
d'emploi reconnues à cet adverbe – exactitude, limitation et atténuation
d'une requête (Mellet & Monte, 2009: 35)14 –, aucune ne convient à
l'exagération propre à l'hyperbole. Pire, non seulement juste, dans ses
emplois limitatifs, "cooccurre assez régulièrement avec des termes
minorants" (Mellet & Monte, 2009: 39), mais encore "l'idée d'exactitude est
calculée à partir du 'pas plus': est juste ce qui ne tombe pas dans l'excès,
ne bascule pas dans le trop" (Mellet & Monte, 2009: 37). D'où vient alors
que ces énoncés, qui envahissent l'oral actuellement, puissent néanmoins
être reçus et interprétés comme hyperboliques, illustrant cette
"cohabitation des contraires" (Mellet & Monte, 2009: 33) relevée à propos
de la multiplicité de sens de juste en discours?
Dans nos emplois, juste peut facilement être glosé par "exactement" ou
"précisément", et dit la coïncidence avec une valeur attendue. Lorsqu'il
apparaît en fin de développement textuel, comme en (4) juste parfait, il sert
même à renforcer par une confirmation les assertions précédentes où
l'éloge marqué par les superlatifs (le plus célèbre, le plus facile, les plus
simples, les meilleures) précède l'identification de la valeur décrite avec
une valeur préconstruite de perfection. L'absence de juste n'annulerait pas
la tension propre à l'hyperbole, soutenue en amont par les superlatifs et en
aval par l'épiphore, juste parfait étant repris trois fois en clausule de
paragraphe. Juste apporte néanmoins un effet de sens supplémentaire, qui
peut nous mettre sur la voie du rendement hyperbolique de l'expression:
celui du strict centrage et de l'arrêt sur la valeur haute retenue, confirmé
dans le contexte postérieur par l'énoncé tautologique "ce set est un set"
qui assimile l'occurrence décrite au type représentatif des sets de table (il
en remplit toutes les fonctions, rien que les fonctions)15. Comment cet arrêt
valant un strict centrage propice à l'effet hyperbolique est-il possible?

14
Cette partie reprend – et s'appuie sur – les analyses de juste de Mellet et Monte (2009).
15
Pour une analyse de la tautologie comme une opération d'assimilation entre l'occurrence et
le type, voir Gaudin-Bordes et Salvan (2009), et plus généralement sur la tautologie, voir
Gaudin-Bordes (2008).
Geneviève Salvan 71

Bien que, comme dit précédemment, l'idée d'exactitude s'impose, l'idée de


limitation n'est cependant pas totalement absente, comme un rapide
sondage et une revue de quelques commentaires métadiscursifs glanés sur
Internet l'attestent: les gloses en tout simplement ou rien d'autre que
paraissent satisfaisantes à nombre de locuteurs16. Autrement dit, la valeur
d'exactitude s'associe à l'idée que "le centrage sur la valeur retenue exclut
de retenir d'autres valeurs plus fortes et d'aller plus avant dans la
représentation" (Mellet & Monte, 2009: 37). Mais le contexte, en véhiculant
des connotations intensives, s'il rapporte bien l'idée de limitation à celle
d'un pas plus, ne favorise pas pour autant l'inférence négative d'un pas
plus qui ne serait pas assez, d'un à peine (comme dans l'énoncé le café est
juste chaud, qui peut s'entendre aussi bien comme "il me convient comme
cela" ou "je voudrais le faire réchauffer un peu"). C'est plutôt le contraire
qui se produit, à l'instar de l'exemple (6), qui glose le syntagme juste
formidable par les marqueurs hyperboliques les mieux enregistrés
(superlatifs relatifs: la plus belle année de ma vie, les pires jours de ma vie),
surenchère (où l'excès est explicité: Je t'aime, je t'aime même trop17!),
lexique intensif (en capitales: MAGNIFIQUE, EXTRAORDINAIRE). Autrement
dit, dans ce contexte, le pas plus construit par juste n'est pas celui d'un à
peine, mais celui "d'un pas plus qui implique que le plus n'existe pas".
L'énonciateur parcourt une échelle, s'arrête sur la valeur suffisante de la
propriété prédiquée et fait mine de considérer cette valeur suffisante pour
la plus élevée qui soit. En construisant une borne indépassable dans
l'échelle évaluative, il crée une fiction, selon laquelle on ne peut monter
plus haut. Arrêtant là la progression sur l'échelle, et en évinçant un plus
possible, il empêche toute surenchère. On peut d'ailleurs faire un parallèle
avec les comparatifs qui, en contextes non thétiques (négatifs,
interrogatifs) et contrefactuels, signifient "l'impossibilité de franchir une
limite" qui correspond au "parangon reconnu d'une qualité (l'éclair n'est
pas plus prompt)" (Béguelin, 2011: 248).

16
Voici à titre d'exemple un commentaire: "Je crois (mais je n'ai pas de preuve ou de source)
que c'est effectivement une expression récente, probablement calquée de l'anglais.
Traditionnellement on aurait plutôt dit 'c'est tout simplement magnifique' (qui a le même
genre d'antinomie, juste avec un autre mot)"
(http://french.stackexchange.com/questions/2733/pourquoi-dit-on-cest-juste-magnifique,
14-06-2012, consulté le 13-07-2014).
17
L'adverbe trop est devenu dans l'oral actuel un synonyme de très, comme si l'échelle de
l'excès était revue à la baisse et que le principal marqueur de l'excès (négatif: il est trop
beau pour être honnête) était devenu un simple intensif.
72 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

Le signifié d'exactitude de juste et son orientation argumentative positive18


transforment en contexte la suffisance ("cela suffit à X": l'intensité est à la
juste mesure de ce qui est nécessaire) en auto-suffisance ("cela se suffit à
soi-même": l'intensité constitue un tout se tenant, indépendamment de
toute autre chose, d'où le sens de "être plein de soi-même").
Si l'on adopte le modèle culiolien, dans lequel se placent Mellet et Monte
(2009) pour leur étude de l'adverbe juste, on peut décrire cet emploi de la
manière suivante: l'énonciateur positionne l'occurrence décrite, une année
juste formidable (ex. 6), à l'intersection de la frontière et de l'intérieur du
domaine des années formidables, mais stoppe net le parcours et érige
cette position a priori minimale comme borne indépassable du domaine. Ce
faisant, l'énonciateur fait croire que le domaine des années formidables est
statique (alors qu'il est dynamique, orienté vers l'attracteur, occurrence
idéale de la notion, inatteignable), réduit l'intérieur du domaine des années
formidables à l'occurrence décrite dont il affirme l'exacte adéquation à la
valeur attendue. Ce geste énonciatif est un véritable coup de force par
rapport aux emplois conventionnels de juste, ce qui explique sans doute
que juste prend cette valeur grâce à un appui contextuel minimal, constitué
par l'élément modalisé signifiant le haut degré. La figure réside alors dans
cette fiction d'ajustement à une valeur indépassable.
Le signifié de juste se prête donc, dans certains contextes (adjectifs
subjectifs, discours valorisants ou dévalorisants…), à la production d'une
exagération typique de l'hyperbole en ce qu'il vise à "surjouer"
l'énonciation19 et à intensifier le référent. Il s'agit maintenant de
caractériser plus finement l'"énonciation excessive, ordinairement
assumée et orientée axiologiquement, sous-jacente à la saillance figurale
perçue" (Bonhomme, 2005: 104) et les positionnements énonciatifs sous-
jacents à cette configuration hyperbolique, ce que j'appellerai l'excès juste,
ou fiction d'exactitude.

3. Fonctionnement énonciatif: refus de l'approximation intensive


et fiction d'exactitude

Il convient en effet de préciser la différence de positionnement énonciatif


sous-jacent à cette configuration hyperbolique par rapport à celui de la
formulation hyperbolique sans le modalisateur. Comme toute figure,
l'hyperbole a un lien avec l'expérience et traduit une "figuration

18
"À peine fonctionne comme modalisateur minorant indiquant que la frontière est
péniblement atteinte, juste fonctionne comme adverbe d'exactitude permettant de
souligner une coïncidence" (Mellet & Monte, 2009: 47).
19
Ce qui rejoint l'idée, développée par Anna Jaubert ici-même, que l'hyperbole effectue une
mise en spectacle de l'énonciation.
Geneviève Salvan 73

personnelle du réel" (Détrie, 2000: 143) qui résout "une difficulté à dire le
vécu" (Détrie, 2014), c'est-à-dire en l'occurrence à représenter à
destination de l'interlocuteur un référent qui a un fort impact sur
l'énonciateur20. En modulant son énoncé avec juste dans ils sont juste
parfaits (ex. 5), la blogueuse refuse en fait l'approximation inhérente à
l'évaluation intensive simple ils sont parfaits. Elle adopte un principe
d'ajustement pour tenter en discours non seulement de combler le fossé
qu'elle ressent entre le langage et un référent remarquable pour elle, mais
pour créer une fiction, qui consiste à croire à l'adéquation exacte entre sa
représentation de la réalité et ladite réalité. De même, dire, comme le
locuteur de (15), "c'est juste la pire des choses que j'ai vécues", c'est non
seulement produire une évaluation intensive du référent ("c'est la pire des
choses que j'ai vécues"), mais c'est aussi feindre de croire – pour donner à
penser – que son évaluation se superpose exactement à l'évaluation
"orthologiquement associée au référent" (Verine, 2008: 121). Juste (r)établit
une coïncidence fictive entre ces deux évaluations, dont l'effet dépasse la
simple affirmation de la coïncidence, et prête son signifié à une valeur
d'emploi hyperbolisante, celle qui fait de l'ajustement à l'excès, un excès
juste. La force illocutoire de l'énoncé avec juste, qui lui donne sa valeur
d'hyper-assertion, est alors plus élevée qu'avec l'adjectif vrai, autre
modalisateur hyperbolique, qui se place sur le terrain de la véridicité, plus
contestable que l'exactitude. La force illocutoire se double d'une prise en
charge énonciative sur le mode sérieux, glosable par "je n'exagère pas,
puisque je suis dans la juste mesure". La fiction d'exactitude21 de cette
hyperbole fait passer pour parfaitement ajusté au référent ce qui est en fait
parfaitement exagéré. Le dialogisme de la figure tient alors non seulement,
comme dans toute hyperbole, à la confrontation d'un point de vue
hyperbolisant à un autre point de vue dominant dans l'interdiscours sur le
même objet du discours (Verine, 2008: 118), mais aussi au dialogue interne
entre le point de vue hyperbolisant de l'énonciateur avec un autre point de
vue, trop mollement hyperbolisant à son goût, et avec lequel il joue.

4. Fonctionnement pragmatique et discursif de l'hyperbole avec


juste
En contexte, la coïncidence entre évaluation exagérée et évaluation ajustée
produit du sens hyperbolique, au potentiel interactionnel variable, et

20
Selon Dumarsais (1988: 131), cet impact subjectif est même la raison première de
l'hyperbole.
21
Pour caractériser la valeur figurale de l'hyperbole avec juste, j'emprunte, et aménage, ce
terme de "fiction" à Gaudin-Bordes (2008: 66), qui parle de fiction d'évidence à propos de la
tautologie.
74 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

souvent court-circuité par la dimension formulaire et stéréotypée de


l'expression. Deux postures énonciatives et deux types de fonctionnement
interactionnel au moins peuvent être dégagés.

4.1 Empêcher l'autre de "redescendre l'échelle"


L'hyperbole propose "un positionnement élevé sur une échelle d'intensité"
correspondant à l'intention de surdimensionner le référent, libre à
l'interlocuteur de faire "un éventuel parcours interprétatif inverse, pour
trouver la (ou une) juste mesure" (Gardes Tamine, 2011: 173). Ainsi, "dans
l'interprétation de l'hyperbole [Paul est beau comme un dieu],
l'interlocuteur est libre de redescendre l'échelle: Pierre n'est pas beau
comme un dieu, mais, somme toute, il est assez beau" (Gardes Tamine,
2011: 175-176). C'est cette redescente sur l'échelle qui est malaisée avec
juste: si je dis "ce film est fantastique", mon interlocuteur peut
redescendre l'échelle et s'arrêter sur une valeur qui lui convient mieux, "ce
film n'est pas fantastique, mais il m'a beaucoup plu". En disant "ce film est
juste fantastique", je choisis une forme qui fait pression sur l'interlocuteur
pour l'empêcher de redescendre l'échelle, et même de la remonter. Juste
prévient dialogiquement une réaction minorante ou majorante que pourrait
avoir l'interlocuteur, et donc l'expression d'un point de vue 2 qui
renchérirait sur le point de vue 1 et le modifierait à son profit
interactionnel. Ainsi, si l'enchaînement (i), où B revoit à la hausse l'énoncé
de A, paraît acceptable aux sujets jeunes que j'ai interrogés,
l'enchaînement (ii) leur paraît beaucoup moins acceptable:
(i) A. – Une médaille d'or, c'est énorme!
B. – Tu veux dire, c'est carrément énorme!
(ii) A. – Une médaille d'or, c'est juste énorme!
B. – ??Tu veux dire, c'est carrément énorme!

Même si le succès d'une telle manœuvre n'est pas garanti, l'interlocuteur


pouvant toujours démasquer l'exagération, le locuteur parle d'emblée "par-
dessus les autres" (Rabatel, 2012: 65). Il occupe une place haute avec un
profit interactionnel immédiat puisqu'il est à même d'avoir le dernier mot
sur le référent, avec un jugement définitif et incontestable (et péremptoire).
L'hyperbole manifeste donc une posture de sur-énonciation (Rabatel,
2012), le locuteur premier produisant "un point de vue surplombant dont le
caractère dominant est reconnu par les autres énonciateurs" (Rabatel,
2004: 9). Ce point de vue dominant est indiqué dans les exemples du corpus
par différentes marques: c'est sûr, c'est évident (ex. 4)22, normal (ex. 5),

22
On peut néanmoins relever la contradiction interne de l'énoncé qui juxtapose c'est sûr et
peut-être, ce dernier modalisateur visant sans doute, dans le déploiement de l'énoncé, à
atténuer la dimension péremptoire de c'est sûr.
Geneviève Salvan 75

mais aussi les points d'exclamation qui trahissent une adhésion sans
réserve23. Sous couvert de réduire "le sentiment d'insécurité référentielle"
(Verine, 2008: 121) qu'un énoncé hyperbolique peut toujours déclencher
chez son récepteur, le locuteur paralyse très souvent l'échange et entrave
la possibilité offerte à l'autre de négocier l'évaluation d'un objet du monde,
d'une situation, d'une attitude. Cette stratégie discursive assure la réussite
interactionnelle de l'évaluation intensive, qui peut difficilement être remise
en cause par l'interlocuteur, tout en préservant une certaine mesure
expressive. Dans le discours oral quotidien, et dans le discours publicitaire
souvent suspecté d'exagération, juste est un outil énonciatif fort
opportuniste combinant intensité et justesse. Il permet la valorisation
hyperbolique en prémunissant le discours du reproche d'exagération et de
la défiance qui pourrait en découler.

4.2 Tromper l'attente de l'autre


Ce jugement hyperbolique ne s'assume pas toujours comme tel, et le
locuteur peut ainsi jouer sur deux tableaux, en mobilisant la double
modalisation, de l'énoncé et de l'énonciation, de juste24. La modalisation
portant sur l'énoncé met en jeu l'intensité inhérente à l'élément modalisé,
tandis que la modalisation portant sur l'énonciation est à l'origine de la
valeur atténuative, lorsque le locuteur ébauche une entrée en matière à une
requête (je voulais juste dire que…). L'énoncé tire alors sa force d'un
fonctionnement double, détensif et tensif, qui produit un effet d'attente
trompée et le rapproche du parhyponoïan, consistant à feindre de croire
qu'une "idée jaillit de son contraire" (Morier, 1989: 855). L'énoncé a une
action à double détente, qui mixe hypo et hyper-assertion, mise à profit
lorsque le locuteur veut faire passer une position non consensuelle, ou
menaçante pour l'autre. C'est l'accord de l'interlocuteur qui est recherché
par le retrait derrière la justesse érigée en bouclier. Il en est ainsi des
expressions du type "je ne suis juste pas d'accord", "c'est juste pas
normal", ou encore de "c'est juste pas possible", illustrée par cette
réplique d'un homme à son collègue dans une parodie de conversation
branchée du lundi matin devant la machine à café:

23
Il conviendrait d'étayer cette remarque par l'observation de la posture et des gestes de
locuteur dans le cas de l'oral.
24
Pour l'étude de juste comme adverbe d'énonciation, voir Leeman (2004).
76 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

(16) – Tu sais que ton attitude fait débat? Sois un peu plus trendy. Next step:
retrouve confiance en toi. Active de nouveaux leviers.
– C'est juste pas possible! Je suis sous l'eau, en burn-out.
– Le meilleur de toi-même, c'est maintenant! T'as pas démérité, mais tu
manques de réalisme, au quotidien25.

Cette expression devient un tic du langage parlé, souvent dénoncé et


moqué, mais envahissant et dépassant le seul parler jeune et branché
("trendy"). Elle traduit parfois le manque de mesure face au réel, et surtout
comble à moindres frais linguistiques "l'abîme entre le langage et la
réalité" (Béguelin, 2011: 254). Plus qu'un "je ne peux pas dire plus", c'est un
"je ne peux pas dire mieux" qu'elle traduit, le locuteur n'ayant pas de mots
assez forts, ou pas assez de mots, pour qualifier le référent. L'ineffable est
en creux, l'expression le dédouanant de toute argumentation un tant soit
peu développée. On retrouve ici le lien de l'hyperbole avec la facilité de
discours et avec l'indicible, déjà souligné par Dumarsais (1988: 131), cet
indicible étant parfois explicité dans le contexte:
(17) L'Italien Max Biaggi est à court de mots. Je n'ai rien à dire. C'est juste
incroyable! Ce qu'il vient de réaliser sur le circuit de Suzuka lors du premier
rendez-vous de la saison est historique.
(Libération, 06-04-1998)

La banalisation discursive de cette "hyperbole ajustée" lui enlève la force


cognitive qu'elle a pu avoir, ou qu'elle aurait pu avoir sans cette
routinisation discursive. Elle manifeste également la peur de l'hyperbole et
un retour de bâton contre les discours trop manifestement exagérés (elle
est hyper gentille, méga canon, trop cool).
On mesure la dégradation de la saillance figurale, passée d'une dimension
typique et récurrente à une dimension stéréotypique et envahissante, si,
revenant sur le titre de cette contribution, on interprète la figure et son
rendement dans le titre de la pièce de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du
monde.
Écrite en 1990, cette pièce met en scène le retour inespéré du fils aîné,
après des années d'absence, revenu annoncer sa mort prochaine et
inexorable. Les commentateurs notent l'ambiguïté du titre qui peut selon
eux recevoir deux lectures, une lecture euphémisante qui vise à "relativiser
la situation, 'ce n'est pas si grave, c'est juste…'", et une lecture litotique,
"litote ironique et désespérée montrant toute l'atrocité de la situation: 'ce
n'est rien, tout est pour le mieux dans le meilleur des univers possibles,
c'est juste la fin du monde, à part cela tout va bien Madame la Marquise'"
(Gallon, 2012: 45). Outre que les gloses proposées différencient mal
euphémisme et litote, cette interprétation repose sur l'acceptation d'un

25
http://www.la-croix.com/Culture/Actualite/C-est-juste-pas-possible-!-Par-Jean-Claude-
Raspiengeas-2013-05-31-967160, 31-05-2013, consulté le 13-07-2014.
Geneviève Salvan 77

"moins-disant" qui ne prend en compte ni la possible valeur d'hyper-


assertion du titre ni son orientation argumentative (vers le tragique). La
litote et l'euphémisme reposent sur une énonciation détensive, engageant
ou non le récepteur à une réinterprétation tensive (Bonhomme, de La Torre
& Horak, 2012: 8-9). Or on peut interpréter différemment ce titre, si l'on
prend en compte le tragique représenté dans la pièce. Ce titre est alors une
configuration hybride dont le rendement peut être analysé à plusieurs
niveaux: il relève d'abord du paradoxe par son fonctionnement sémantique,
en juxtaposant deux mots à polarités opposées. Il relève également de
l'hyperbole, par son fonctionnement énonciatif et référentiel: par sa
"tension énonciative extrême", qui vise à dramatiser la situation pour
l'inscrire dans le registre tragique, il remodèle un référent – la mort d'un
fils atteint du sida – selon une perspective catastrophiste. Enfin, le titre est
le siège d'un double jeu énonciatif ironique: la configuration oppose deux
points de vue, un premier point de vue, résultant de la visée
dédramatisante de juste, dont la prise en charge est feinte, et un second
point de vue, résultant de la visée dramatisante du syntagme la fin du
monde et de l'effet hyperbolique, qui lui est pris en charge. En effet, la mort
inévitable signe effectivement la fin d'un monde pour le fils condamné et sa
famille, mais elle ne sera jamais annoncée, ce qui renforce le tragique. Le
fonctionnement figural superpose ainsi, sans les distinguer, les deux
modalisations de juste (énoncé et énonciation) et crée une ambiguïté. Il
produit en discours la possibilité totalement inédite d'une litote
hyperbolisante26, construite par l'adverbe juste et qui, ironisée par le
contexte, construit une pertinence accrue au point de passer sous silence
le débordement hyperbolique impliqué par le syntagme la fin du monde.
L'étude de ces énoncés hyperboliques confirme d'abord que l'hyperbole est
avant tout contextuelle, et n'existe que comme effet. "Phénomène
foncièrement interactionnel" comme la litote (Maingueneau, 2011: 291),
elle est interprétable en fonction de certaines conditions de discours. Ce
qui caractérise ensuite cette hyperbole en juste, c'est la feinte atténuation
de l'intensification: en s'ajustant à l'excès, la figure désamorce la tension
énonciative de l'exagération et oriente sa réception. Avec juste, l'hyperbole
s'avance masquée, confirmant ce que Bonhomme (2005: 148) appelle "le
paradoxe de l'hyperbole: moins elle est reconnue comme telle, plus elle
s'avère crédible". La façon de parler actuelle ne croit donc pas si bien dire.

26
Bonhomme (2005: 110) note ainsi prudemment que "seule l'interprétation de mixages
Hyperbole-Euphémisme ou Hyperbole-Litote semble exclue, en raison de la différenciation
extrême de ces figures".
78 Juste la fin du monde. L'excès juste, ou l'hyperbole exagère-t-elle toujours?

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 79-90

Au vif de l'hyperbole, l'énonciation


problématisante

Anna JAUBERT
Université Nice Sophia Antipolis; CNRS; Bases, Corpus, Langage

Ist das Exzessive unbedeutend? Wörtlich genommen betrifft diese Frage die
Semantik. Sie lässt sich aber auch pragmatisch verstehen: Etwas ist "unbedeutend",
wenn es keine Konsequenzen nach sich zieht. In Anbetracht einer möglicherweise
angenommenen Bedeutungslosigkeit der Übertreibung stellen sich zwei Fragen:
Warum sollte man übertreiben? Ist die Hyperbel lediglich eine Übertreibung? Dem ist
zweifelsohne nicht so, da es sich um eine rhetorische Figur handelt. Allgemein kann
gesagt werden, dass Stilfiguren die Rede permanent beeinflussen. Denkfiguren wie
der Euphemismus, die Litotes, die Ironie und die Hyperbel, die auf einer Diskrepanz
zwischen Gesagtem und Gemeintem beruhen und deren Gemeinsamkeiten wir
untersuchen werden, sind stets in ihrem Produktionskontext zu betrachten. Alles in
allem entspricht der vorliegende Artikel einer Studie zur pragmatischen Instabilität
der Hyperbel.

L'exagération a plutôt mauvaise presse: on connaît les termes du jugement


qui la condamne: "ce qui est excessif est insignifiant". Voilà l'exagération
verbale renvoyée à une nullité sémantique, et l'hyperbole, définie comme
une figure de l'excès, elle-même frappée d'indignité. Dumarsais (1988: 133)
la tenait pour vulgaire:
Cette figure est la ressource des petits esprits qui écrivent pour le bas peuple […].
Mais quand on a du génie et de l'usage du monde, on ne se sent guère de goût pour
ces sortes de pensée fausses et outrées.

et Morier (1961: 495-496) parle encore au XXe siècle de son "écœurante


facilité".
Ces jugements sont imprégnés d'une conception normative du style, qui n'a
pas cours chez les linguistes, et à laquelle j'ai pour ma part substitué
l'examen d'une pragmatique des choix formels. Il se trouve que l'hyperbole
est souvent choisie. L'exagération censurée est celle d'autrui, dans notre
propre usage, nous ne nous en privons pas. On se déclarera très
spontanément mort ou cassé, quand on est vivant et entier, et on qualifie
souvent d'interminables des réunions qui (heureusement) finissent
toujours par se terminer. Mieux encore, on dédouanera ces abus de langage
d'un "Je n'exagère pas" sans vergogne. Joli culot d'une glose méta-
énonciative que La Fontaine ironisait:
[…] le peuple vautour,
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang; je n'exagère point.
(La Fontaine, Fables, Livre VII, "Les vautours et les pigeons")
80 Au vif de l'hyperbole, l'énonciation problématisante

Mais au fait pourquoi exagère-t-on? Pour se mettre en valeur, pour se


rendre intéressant, sans doute, mais la tendance est trop diffuse pour
qu'on se contente d'une explication psychologique. Il semble qu'une pente
naturelle entraîne le langage vers l'amplification des choses. Il en résulte
un affaiblissement des termes affectifs forts, ou des quantifieurs
polarisants banalisés (tout, rien, personne, toujours, jamais: "il n'y avait
personne à cette manifestation", "il est toujours en retard"…): l'histoire
sémantique des adjectifs épouvantable, horrible, formidable est bien
connue. Selon Landheer (2004), dont je salue la mémoire, ce phénomène
appartient aux universaux de la langue. En profondeur, je dirai qu'il renvoie
à notre rapport au langage, et notamment à notre défiance sur sa capacité
à dire les choses comme nous les sentons. Dumarsais (1988: 131), en dépit
de sa sévérité pour l'hyperbole, avait reconnu sa motivation et sa
pertinence:
Lorsque nous sommes vivement frappés de quelque idée que nous voulons
représenter, et que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour exprimer
ce que nous voulons dire, nous nous servons de mots qui, à les prendre à la lettre,
vont au-delà de la vérité, et représentent le plus ou le moins pour faire entendre
quelque excès en grand ou en petit. Ceux qui nous entendent rabattent de notre
expression ce qu'il en faut rabattre, et il se forme dans leur esprit une idée plus
conforme à celle que nous voulons y exciter, que si nous nous étions servis de mots
propres1.

Nous verrons comment l'hyperbole s'articule à une pragmatique de


l'exagération. Je rappellerai d'abord les deux piliers dont se soutient le
"monde gonflé" du discours excessif: d'un côté la subjectivité de notre
ressenti des choses, source d'expressivité dans le langage, et à l'opposé,
sur son versant social, les conventions partagées et les codes génériques
qui charrient des préconstruits. Alors s'imposera l'extrême polyvalence de
l'exagération selon son contexte. Pour finir, j'envisagerai la capacité
manipulatoire du dire plus, en proposant de hiérarchiser exagération et
hyperbole et en réservant le statut figural à la seconde: l'hyperbole
rhétorique, comme le précise le titre de notre volume. Commençons par
confronter la représentation des choses et leur ressenti.

1. La représentation des choses et leur ressenti

Le sentiment allégué par Dumarsais que les mots sont trop faibles pour
exprimer ce que nous ressentons est des plus fréquents, tant l'idée d'un
"jamais trop" imprègne tout notre univers affectif. Le curseur du sens
commun, confronté à la subjectivité du locuteur, n'est pas forcément bien
placé, Marivaux faisait dire à M. Orgon:

1
C'est moi qui souligne.
Anna Jaubert 81

Eh bien, abuse va, dans ce monde il faut être un peu trop bon pour l'être assez.
(Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, I, 2)

Figaro justifie de même la surenchère qu'il attend de la déclaration


d'amour de Suzanne:
FIGARO. – Et tu m'aimeras un peu?
SUZANNE. – Beaucoup.
FIGARO. – Ce n'est guère.
SUZANNE. – Et comment?
FIGARO. – En fait d'amour vois-tu, trop n'est pas même assez.
(Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, IV, 1)

La parole, dit Flaubert, "est un laminoir qui allonge toujours les


sentiments"2: par là il dénonçait l'emphase romantique, grande
pourvoyeuse d'hyperboles. Mais le fait est que par figure interposée, le
langage s'adapte, se requalifie (c'est le mouvement même de la
stylisation3), et il donne le sentiment d'être accordé à une intention
communicationnelle. Dans la sphère affective, l'hyperbole répond au
besoin de vivifier l'expression, elle est subjectivement pertinente et, par
son inscription dans un genre de discours, objectivement congruente. Nous
sommes nombreux à récuser depuis longtemps l'idée des figures comme
ornements, qui reformuleraient dans l'écart ce qui serait une réalité des
choses dicible à un degré zéro. Il n'y a pas de degré zéro, et si les figures
travaillent le langage, c'est qu'en fonction d'un contexte – genre du
discours, ressenti du locuteur, déterminisme des codes, construction d'un
ethos discursif – elles ajustent en permanence les manières de dire4. En
réalité, comme l'observait Bakhtine (1984: 272), la sélection d'une certaine
forme grammaticale est déjà un acte stylistique. Ce principe sous-tend ma
lecture pragmatique, qui table sur une anticipation de la réception. En
l'occurrence, le locuteur sait pertinemment que le débordement de
l'expression sera corrigé sans même que l'on s'y arrête. Et quand les valets
de Marivaux exhibent le pied de la lettre, c'est par malice, pour souligner le
creux des formules figées. M. Orgon s'applique à recevoir avec beaucoup
d'égards Arlequin, qui a pris les habits de son maître:
MONSIEUR ORGON. – […] Mon cher Monsieur, je vous demande mille pardons de vous
avoir fait attendre; mais ce n'est que de cet instant que j'apprends que vous êtes ici.
ARLEQUIN. – Monsieur, mille pardons, c'est beaucoup trop, et il n'en faut qu'un quand
on n'a fait qu'une faute.
(Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, I, 9)

2
Flaubert, G. (1971): Madame Bovary. Paris (Garnier), 239.
3
Voir Jaubert (2007).
4
Les figures de construction illustrent également ce processus (voir Gaudin & Salvan, 2011;
Salvan, 2013).
82 Au vif de l'hyperbole, l'énonciation problématisante

La distorsion quantitative est au cœur du code de la politesse: elle ne


trompe personne, sauf Arlequin… qui par là trahit son ignorance du code, et
elle ne scandalise qu'un misanthrope allergique aux comédies sociales:
ALCESTE
De protestations, d'offres et de serments
Vous chargez la fureur de vos embrassements:
Et, quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous me dire comme il se nomme.
(Molière, Le Misanthrope, I, 1)

Philinte a beau défendre le principe de réciprocité:


PHILINTE
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnaie.
(Molière, Le Misanthrope, I, 1)

Alceste, radical, refuse de régler sa réception en fonction des usages, et


traite de mensonge une fiction du langage qui, à la différence du mensonge,
ne requiert du récepteur qu'une adhésion clivée. La notion d'adhésion
clivée est capitale pour comprendre notre rapport au fictionnel5. La
fictionnalité intéresse bien sûr au premier chef les productions littéraires,
mais pas seulement. J'ai évoqué à l'instant le code de la politesse; la
flatterie va encore plus loin en associant par définition à l'éloge intensif le
trait /insincérité/. Je propose ici un extrait du film La Folie des grandeurs
(1971) de Gérard Oury:
[Don Salluste s'adresse à son valet]
DON SALLUSTE. – Et maintenant, Blaze, flattez-moi.
BLAZE. – Monseigneur est le plus grand de tous les Grands d'Espagne.
DON SALLUSTE. – Ce n'est pas une flatterie ça, c'est vrai!

Pris d'une soudaine inspiration Blaze poursuit:


BLAZE. – Monseigneur… est beau!

Don Salluste (joué par Louis de Funès) fait une éloquente mimique de
surprise, et surtout il a oublié en route la loi du genre:
DON SALLUSTE. – Est-ce que vous pensez vraiment ce que vous dites?
BLAZE. – Je flatte.

Cette considération, capitale, invite à voir de près le rapport que


l'hyperbole entretient avec différents genres de discours, et les effets de sa
vocation fictionnalisante.

5
Je renvoie à un article sur la référence dans le texte littéraire de Kerbrat-Orecchioni (1982).
Anna Jaubert 83

2. L'hyperbole face aux genres de discours. Une polyvalence


pragmatique

Signifier n'est pas seulement représenter. La représentation est


déterminée par une orientation du discours: éthique, esthétique,
argumentative, etc., orientation liée au genre dont ce discours relève, et au
sein duquel il fera sens6.
Aux antipodes du réalisme, l'épopée pratique l'amplification comme un
mode de dire conventionnalisé. Dans la Chanson de Roland, quand un
chevalier chrétien abat un Sarazin, il ne fait pas les choses à moitié. De
laisse en laisse, un motif particulièrement hyperbolique est rebrodé:
chacun à leur tour, les douze pairs chargent, brisent l'écu orné de pierreries
qui jaillissent, démaillent le haubert, enfoncent l'épieu dans les entrailles,
transpercent le corps et ainsi de suite. L'action de Roland en est un bel
exemple:
[…] il va frapper Chernuble
Il lui brise le heaume où luisent des escarboucles,
Il lui tranche le crâne et la chevelure,
il lui tranche les yeux et la figure,
le haubert blanc à la maille menue,
et tout le corps jusqu'à l'enfourchure.
À travers la selle, qui est incrustée d'or,
L'épée est arrêtée dans le cheval,
Il lui tranche l'échine sans chercher de jointure,
Il l'abat mort dans le pré, sur l'herbe drue.
(La Chanson de Roland, vv. 1325-1334)

Olivier réalisera la même prouesse: d'un seul coup d'un seul, l'ennemi est
pourfendu et son cheval avec.
La démesure codifiée signe si bien le monde héroïque qu'elle devient le lieu
commun de sa parodie. Le discours de Don Diègue (Le Cid, 1637), et celui de
Matamore (L'Illusion comique, 1635) illustrent la même tonalité. En
témoignent les extraits suivants:
DON DIÈGUE [à propos du Comte]
Je l'ai vu tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l'effroi dans une armée entière,
J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus […].
(Corneille, Le Cid, I, 5)

Matamore de son côté disait:


Le seul bruit de mon nom renverse les murailles
Défait les escadrons et gagne les batailles.
(Corneille, L'Illusion comique, II, 2)

6
C'est pourquoi l'interprétation des énoncés est conditionnée par leur appartenance
reconnue à un genre.
84 Au vif de l'hyperbole, l'énonciation problématisante

Et Boileau, qui appartient à la génération suivante, s'essayant au genre


héroïque, reprendra ces vers quasiment mot pour mot:
Condé, dont le nom seul fait tomber les murailles,
Force les escadrons, et gagne les batailles.
(Boileau, Épître IV)

Bel exemple de réversibilité pragmatique! On voit ici que ce n'est pas


seulement l'excès dans l'excès, mais surtout notre compétence
encyclopédique qui modifie la réception: Matamore est un personnage
fantoche, et Condé n'est pas Matamore. Bonhomme (1998: 76) rappelle,
avec Cyrano de Bergerac, que c'est la référence qui rend l'hyperbole
heureuse ou malheureuse.
Un fait de syntaxe illustre bien cette amplitude pragmatique: la structure
intensive consécutive (en si… que, ou en tellement… que). Accompagnée
d'intensives simples, elle apparaît comme un trait caractéristique de
certains Contes de fées7. Pour les Contes en prose de Perrault, voir les
extraits suivants:
Il était une fois un Roi et une Reine, qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si
fâchés qu'on ne saurait dire.
(Perrault, La Belle au Bois dormant)
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la Ville et à la Campagne, de la
vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, des carrosses tout dorés; mais
par malheur cet homme avait la Barbe bleue: cela le rendait si laid et si terrible, qu'il
n'était femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.
(Perrault, La Barbe bleue)
Il était une fois une veuve qui avait deux filles; l'aînée lui ressemblait si fort d'humeur
et de visage, que qui la voyait, voyait la mère. Elles étaient toutes deux si
désagréables et si orgueilleuses qu'on ne pouvait vivre avec elles.
(Perrault, Les Fées)
Il était une fois une Reine qui accoucha d'un fils, si laid et si mal fait, qu'on douta
longtemps s'il avait forme humaine.
(Perrault, Riquet à la Houppe)

Associées au rituel "Il était une fois" des incipits, ces formules (plus ou
moins réitérées par la suite) confèrent aux personnages des propriétés qui
vont au-delà du dicible, du vivable, ou du concevable (voir Heidmann &
Adam, 2010)8.
Mais si les traits physiques ou moraux sortent du monde ordinaire, la
formule pour autant n'est pas une exclusivité des Contes; au-delà des
genres il existe des systèmes transversaux. Adam (2009) observe la
prégnance et la significativité du même schéma syntaxique dans d'autres
genres: celui, culturellement encore proche, de la nouvelle historique et

7
Voir Jeanneret (2005).
8
La corrélation intensité et consécution marque fortement la causalité narrative (Heidmann
& Adam, 2010: 249).
Anna Jaubert 85

galante, comme La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette


(1662), où il est relu comme un superlatif précieux, ou celui, on ne peut plus
éloigné, des insultes rituelles des ghettos noirs aux États-Unis (Labov,
1972; 1978), ou encore celui de l'argumentation publicitaire (Adam &
Bonhomme, 2012).
C'est qu'en amont de la visée élogieuse ou dépréciative, du merveilleux ou
de l'extravagant, en amont de la connotation précieuse, passionnelle, ou
marchande de rêve, ces formules intensives ont en commun le trait
/irréaliste/. L'hyperbole est essentiellement fictionnalisante. Ce qui, d'une
certaine manière, la rapproche de l'euphémisme (Béguelin, 2011; Jaubert,
2012).
Dans cette logique, les fameuses vannes:
Ta mère est tellement plate qu'on pourrait la faxer.
(Arthur, Ta mère)
ou:
Ta mère est si féroce que même les pitbulls changent de trottoir.
(Arthur, Ta mère)

créent une représentation farfelue qui attire la référence dans un monde


fictionnel: "Ta mère" n'est plus la mère de personne; l'insulte rituelle
devient un jeu distancé, où le seul assaut livré est celui de la drôlerie et de
l'inventivité. L'effet de fiction déclenche un décalage pragmatique et, à la
faveur de ce décalage, amorce un processus de littérarisation9.
Cette perspective éclaire les enjeux de la fameuse tirade de Cyrano de
Bergerac. Le Vicomte de Valvert plastronne, devant l'assistance admirative
aux saillies du bretteur-poète, il annonce qu'il va lui lancer "un de ces
traits", mais il ne fait que bredouiller:
LE VICOMTE. – Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.

Cyrano le prend à contre-pied:


CYRANO, gravement. – Très.

LE VICOMTE, riant. – Ha!

CYRANO, imperturbable. – C'est tout?…
LE VICOMTE. – Mais…
CYRANO. – Ah! Non! C'est un peu court, jeune homme!

On pouvait dire… Oh! Dieu!… bien des choses en somme…
En variant le ton, par exemple, tenez,
Agressif: Moi, monsieur, si j'avais un tel nez,

Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse!
Amical: Mais il doit tremper dans votre tasse…
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap!
Descriptif: C'est un roc!… c'est un pic!… c'est un cap!

Que dis-je, c'est un cap?… C'est une péninsule!…
(Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 4)

9
Cf. Jaubert (2013b). Le recueil Ta mère d'Arthur montre que l'histoire drôle, genre fictionnel
déclaré, n'a significativement retenu du genre premier, l'insulte rituelle, que la forme de
l'intensive hyperbolique (Adam, 2011).
86 Au vif de l'hyperbole, l'énonciation problématisante

Au niveau de l'interaction, la meilleure défense c'est l'attaque. La


surenchère des moqueries truculentes fait pâlir l'insulte déjà bien pâle du
Vicomte: le moqué change de camp! Car la scène se passe en public, dans
un théâtre, et le lieu remotive la pertinence: Cyrano parle "pour la galerie"
(il le dit), galerie qu'il vient juste de priver de la représentation prévue, mais
qui n'a rien perdu au change. Le cadre ajoute une théâtralité générique à
celle du héros10. La joute verbale est revisitée en morceau de bravoure:
Cyrano assure seul le spectacle. L'assaut a pris la forme d'un exercice de
style, faisant varier les registres: agressif, amical, descriptif, etc., et
l'estocade est un jeu de mots: "de lettres vous n'avez que les trois qui
forment le mot: Sot!".
L'hyperbole hyperbolisée par sa mise en série et sa théâtralité affiche un
trait fondamental du langage en "mode rhétorique": la réflexivité.
L'énonciation s'exhibe, se donne en spectacle. Par là, elle manifeste le
décalage pragmatique qui substitue à l'intérêt primaire du discours celui
de la virtuosité et du jeu. L'hyperbole exagère: oui, mais elle n'est pas une
simple exagération, elle est une figure et, comme telle, pose le problème de
sa reconnaissance.

3. L'hyperbole, ou l'exagération comme figure

3.1 L'énonciation problématisante et la figuralité


En posant la question "quelles sont les limites entre l'exagération et le
mensonge?", Bonhomme (2005: 104) met le doigt où le bât blesse:
l'énonciation hyperbolique peut gêner l'interprétation, elle est
particulièrement assujettie au contexte, contexte qui doit nous permettre
d'accepter l'hypothèse d'un "fond" de vérité. Ce que Bonhomme appelle
l'"hyperbole mensongère", c'est celle de Matamore: son discours revêt un
aspect hyperbolique qui entend faire passer pour du discours héroïque une
simple et grotesque affabulation. Remontons aux conditions du
fonctionnement figural. J'ai souvent dit qu'une figure n'existe que reconnue
comme telle. Mais comme le discours anticipe sur sa réception, elle peut
fabriquer des leurres: l'hyperbole mensongère est trompeuse au deuxième
degré, en donnant les traits (relativement innocents) de l'exagération à ce
qui est un mensonge sur toute la ligne. Par ailleurs, l'hyperbole partage
avec l'euphémisme un paradoxe pragmatique: sa réussite perlocutoire,
faire réviser à la hausse ou à la baisse la perception d'une réalité, est
inversement proportionnelle à la reconnaissance de l'acte véhiculé. Pour

10
La réputation suivie d'une entrée en scène fracassante est un rite bien connu au théâtre.
Anna Jaubert 87

être efficients, ils doivent l'un et l'autre voiler la distorsion, et avoir l'air
d'un parler "presque vrai". Tout ici est dans le "presque":
[…] l'Hyperbole, pour être une beauté d'expression et pour plaire, doit porter le
caractère de la bonne foi et de la franchise, et ne paraître, de la part de celui qui
parle, que le langage même de la persuasion. Ce n'est pas tout, il faut que celui qui
écoute puisse partager jusqu'à un certain point l'illusion, et ait besoin peut-être d'un
peu de réflexion pour n'être pas dupe, c'est-à-dire, pour réduire les mots à leur juste
valeur11. (Fontanier, 1977: 123-124)

En matière de réception de la figure, ce conseil nous ramène au rôle de


l'adhésion clivée, ici particulièrement subtil. Pour Fontanier (1977: 123), un
air de mystère flotte autour des figures de pensée, notamment autour des
"figures d'expression par réflexion". Ce mystère, je l'analyse en termes
énonciatifs (Jaubert, 2008: 106 & 114; 2011: 146; 2013a: 29). En effet, la
production de ces figures met en jeu un gain d'épaisseur énonciative qui a
pour conséquence de problématiser le dit. Rhétorique et problématicité ont
de ce fait partie liée. Sur incitation de certaines marques linguistiques
contextualisées, et sur fond de repères socio-culturels, la traversée du dire
au dit prend un chemin plus long, et devient visible pour elle-même; elle
s'opacifie alors, fugitivement et parfois durablement. Ce gain d'épaisseur
énonciative est directement imputable au clivage d'une énonciation qui
abrite deux points de vue12.
Sur la base de la réflexivité figurale, et si l'on considère que l'adhésion
clivée est en rapport avec une énonciation elle-même clivée13, on réduira
l'embarras évoqué. Je propose donc de distinguer l'hyperbole rhétorique,
qui montre un jeu de points de vue et prédispose une adhésion clivée, des
discours intensifs non figuraux, où exagérer pour les uns sera parler vrai
pour les autres. Parler vrai, et non pas presque vrai. Le discours politique
est un bon observatoire de ce cas.

3.2 Le cas d'une démesure non figurale. Quand Nicolas Sarkozy dit
appeler un chat un chat
La saillance d'une figure de pensée repose sur la confrontation entre une
forme linguistique et son contexte. Mais on observe des zones de contact,
des superpositions, qui brouillent les frontières typologiques. La figure
s'identifie alors dans la motivation que l'on prête à la forme repérée. C'est

11
C'est moi qui souligne.
12
Pour le jeu des points de vue en confrontation dans la production des figures, je renvoie aux
nombreux travaux de Rabatel (notamment 2008; 2015).
13
L'adjectif "vrai" accolé à une caractérisation abusive ("X est un vrai loir / un vrai lapin"…),
littéralement disconvenant, a pour effet de pertinentiser la métaphore en invitant à une
lecture sélective du signifié. Ce "vrai" est un indice de réflexivité, il fonctionne comme un
modalisateur d'énonciation (Jaubert, 1990: 103) qui infiltre et légitime un autre point de vue.
88 Au vif de l'hyperbole, l'énonciation problématisante

ce qui justifie l'approche pragmatique, et aussi l'approche groupée des


figures14. Or l'exagération en tant que telle n'a pas toujours une fin ludique,
ou esthétique, elle n'attire pas toujours l'adhésion clivée, et
particulièrement lorsque la démesure se présente comme un parler vrai. Je
m'appuie ici sur l'ethos discursif de Nicolas Sarkozy qui résolument, et non
par dérapage, s'était positionné en rupture avec les codes "de l'élite bien
pensante"15:
Un jour j'ai utilisé le mot "racaille" en réponse à l'interpellation d'une habitante
d'Argenteuil […]. On me l'a reproché. C'est mépriser la jeunesse que de lui parler par
euphémismes sous prétexte qu'elle ne serait pas capable de regarder la réalité en
face. Quels éducateurs serons-nous si nous nous laissons aller à ces petites
lâchetés? Si les multirécidivistes n'ont rien à craindre? Si les mineurs peuvent se
livrer aux pires excès sans être punis? Si nous apprenons à nos enfants que l'âge
excuse tout? Si les voyous ne peuvent même pas être appelés des voyous?
N. Sarkozy, Nice, 30-03-2007; Marseille, 19-04-2007; etc. (apud Mayaffre, 2012: 205-
206)

Est visé l'interdiscours médiatique qui met un bœuf sur sa langue, appelant
les délinquants des "jeunes", et non des voyous. C'est là précisément le
politiquement correct dont le candidat à la Présidence prétend se libérer,
et libérer les Français. Le dire intensif qu'il n'a cessé de pratiquer, comme
la marque même de son volontarisme politique, doit à mon sens être
distingué de l'hyperbole, car loin de susciter une adhésion clivée, il appelle
l'adhésion tout court, ou la non-adhésion. La question qui se pose ici n'est
pas celle de l'emploi d'une figure, mais seulement celle de l'exagération.
Sarkozy dit qu'il appelle un chat un chat, et pour ceux qui partagent sa
vision des choses c'est ce qu'il fait, donc il n'exagère pas; d'autres, au
contraire, l'accuseront d'appeler un chat un tigre, par rodomontade, ou
manipulation. Toute gradation suppose un repère: si l'hyperbole joue par
démarcation et maintien d'un sens commun implicite (c'est la cohabitation
des points de vue), l'exagération simple se contente de s'en démarquer. En
politique, le repère du sens commun cède la place au repère de ce qu'on
appelle une majorité d'idées. Selon le récepteur, il y aura exagération
manipulatrice16, ou au contraire parler vrai.
C'est pourquoi j'écarte du champ de l'hyperbole rhétorique les
manifestations de l'excès verbal qui effacent la problématisation
énonciative et qui, loin de réfléchir l'excès qui fait figure, revendiquent au

14
Comme celle de Perrin (1996), et en pratique chez Vivero (2013).
15
Voir l'ouvrage détaillé de Mayaffre (2012).
16
Sans présager de la réussite ou de l'échec de cette stratégie. Mayaffre (2012), à travers son
investigation logométrique du discours de N. Sarkozy, pointe le suremploi du mot mensonge
(par rapport aux autres discours présidentiels de la Ve République), un mot au service de la
polémique qui, le cas échéant, peut se retourner contre son auteur (Jaubert & Mayaffre,
2013).
Anna Jaubert 89

contraire le parler vrai. En bordure interne de l'hyperbole je conserverai les


formes intensives lexicalisées, mais réactivables selon leur degré de
réflexivité, présumé ou marqué. La "vie rêvée" de l'hyperbole se déploie
quant à elle par-delà, dans sa dynamique fictionnalisante, au cœur du
langage figural illusionniste, où les choses requalifiées sont, et ne sont pas,
ce qu'on en dit.

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Analyse pragma-énonciative des points de vue


en confrontation dans les hyperboles vives:
hyper-assertion et sur-énonciation

Alain RABATEL
Université de Lyon 1, ICAR

Die lebendige Hyperbel ist ein beabsichtigtes und ernsthaftes Spiel mit der
Diskrepanz zwischen einer übertriebenen Aussage und nicht-hyperbolischen
Ausdrücken. Zur Schau gestellte Übertreibung ist Teil einer problematischen
Ausdrucksart, die transgressive Denkweisen rechtfertigt, indem sie generell zu wenig
beachtete Eigenschaften des Diskursgegenstandes hervorhebt. Auf sprachlicher
Ebene verleihen der Hyperbel alle Intensitätsformen den Status einer "Hyper-
Behauptung", für welche der Sender die Verantwortung übernimmt. Letzterer
entscheidet sich für eine "Über-Aussage", bei welcher der hyperbolische Standpunkt
relevanter erscheint als der entsprechende nicht-hyperbolische Standpunkt.

J'explorerai ici l'hypothèse de points de vue (PDV) en confrontation


(Rabatel, 2008) dans l'hyperbole. Cette figure, comme bien d'autres tropes,
repose sur un "décalage entre deux représentations distinctes d'un objet
du monde auquel l'énoncé réfère. Une représentation exprimée, soutenue
par l'ensemble des effets contextuels de l'énoncé, entre alors en conflit
avec une représentation préalable et partagée du même objet […]" (Perrin,
1996: 59). Ces PDV en décalage se cumulent-ils ou, au contraire, entrent-ils
dans une logique substitutive? Par rapport aux réponses avancées par
Dumarsais (1977) et Fontanier (1968), Perrin (1996: 67) met en avant le fait
que l'exagération jouée signale que le producteur de l'hyperbole souhaite
une lecture interprétative de l'hyperbole qui prenne en compte les
contenus, la forme de l'énoncé et les intentions de l'énonciation, refusant
que l'hyperbole se limite à une façon exagérée de dire sans conséquence.
Tout en partageant cette conception, je voudrais montrer que l'hyperbole,
surtout l'hyperbole vive, est une hyper-assertion intensive qui repose sur
une posture de sur-énonciation, car le PDV hyperbolique en dit un peu plus
que le PDV non hyperbolique, par-delà la présomption que les contenus
propositionnels (de l'hyperbole et de son "équivalent" non hyperbolique)
seraient identiques. Pour vérifier cette hypothèse, après avoir présenté
mon cadre théorique (1.), je ferai le point sur des caractéristiques
essentielles de l'hyperbole, d'un point de vue pragma-énonciatif (2.). Enfin,
je tenterai d'établir un lien entre hyperbole, hyper-assertion et posture de
sur-énonciation du locuteur hyperbolisant, dans le cadre d'une énonciation
problématisante (3.).
92 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

1. Cadre théorique

1.1 Disjonction locuteur/énonciateur, point de vue


Dans le cadre d'une conception de l'énonciation co-extensive à la
référenciation, je distingue deux instances, le locuteur et l'énonciateur
(Rabatel, 2012a)1. Le locuteur est l'instance qui profère un énoncé, dans
ses dimensions phonétiques et phatiques ou scripturales. L'énonciateur
correspond à une position (énonciative) qu'adopte le locuteur, dans son
discours, pour envisager les faits, les notions, sous tel ou tel PDV. Le PDV
correspond donc aux choix lexicaux, morpho-syntaxiques dans la
référenciation d'un contenu propositionnel, car ces derniers expriment le
point de vue de l'énonciateur sur l'objet dénoté. Ces PDV sont d'autant plus
aisément repérables qu'ils s'appuient sur des énonciateurs E1 en
syncrétisme avec le locuteur primaire (comme dans les exemples 1, 2, 4) ou
sur un énonciateur interne en syncrétisme avec un locuteur second (ex. 3):
(1) Couper les cheveux en quatre n'est pas mon habitude ni ne fait partie de mon
vocabulaire.
(2) C'est vraiment un bruit à réveiller les morts.
(3) J'ai écouté ton "divin Mozart", et je me suis ennuyé.
(4) Arno, c'est un chanteur qui m'a longtemps été indifférent, maintenant je trouve
qu'il est mortel.

Comme ces énonciateurs sont aisément repérables, je n'insisterai pas.


Mais, comme Ducrot (1984: 204) l'a montré, les énonciateurs existent aussi
y compris en l'absence d'actes de parole et processus communicatif direct
et sont reconstructibles à partir des traces de référenciation des objets2,
comme en (5).
(5) Au bout d'une seconde, il y eut beaucoup d'heures qu'elle était partie.
(Proust, Du côté de chez Swann)

En (5), la voix du narrateur (L1/E1) rapporte empathiquement le PDV


hyperbolique d'un des personnages (e2), attristé par le départ de l'être
aimé, sans pour autant lui céder la parole. Le mode de donation des
référents met en valeur, par une expression hyperbolique, la douleur de
l'absence, à travers la façon d'indiquer un certain laps de temps d'abord
sous une forme exagérée par défaut ("une seconde") puis par excès

1
La majuscule, suivie du chiffre 1, code le locuteur/énonciateur primaire, dont le rôle domine
les locuteurs/énonciateurs seconds (l2/e2). La barre oblique indique le syncrétisme de L1 et
de E1 ou de l2 et de e2. On code e2 seul, en l'absence d'acte de parole (Ducrot, 1984: 205;
Rabatel, 2012a: 28).
2
Raison pour laquelle le linguiste doit appuyer son analyse sur des faisceaux de marques ou
d'indices.
Alain Rabatel 93

("beaucoup d'heures"). Le dictum est d'emblée traversé par un mode de


donation subjectif. C'est en quoi les choix de référenciation et
d'organisation de la prédication3 n'ont pas qu'une valeur référentielle
objective, ils ont une dimension subjective, modale et argumentative qui
oriente l'interprétation de la prédication.

1.2 Figures et points de vue en confrontation


L'hyperbole est un trope qui, comme beaucoup de figures, peut porter sur
une unité linguistique ou s'étendre à une portion de discours variable –
propositions, voire paragraphes, comme on le verra dans les exemples (8),
(10) et (11). La figure "renforce le rendement des énoncés" (Bonhomme,
1998: 7), et l'"écart" gagne à être pensé comme "une actualisation
inattendue au regard d'une signification intersubjectivement stable, et
dans l'appropriation toute personnelle de cette signification, qui la rend
plus ou moins étrange, selon que la figure est plus ou moins
conventionnelle" (Détrie, 2000: 9). C'est en cela que la figure confronte un
PDV tout personnel avec des PDV davantage doxaux. Je me situe dans le
cadre d'une sémantique référentielle qui ne durcit pas la distinction entre
sens littéral et sens figuré, dans la mesure où le mode de donation de la
référence ne décrit pas (que) le monde réel, mais exprime les expériences
et les représentations des locuteurs/énonciateurs, et donc des PDV. Je ne
parle pas davantage d'écart entre un sens dénoté4 et un sens figural
connoté, car je ne partage pas l'idée d'un sens dénoté qui serait stable,
objectif, et que seule la figure relèverait de la connotation, comme le
rappelle le jeu des PDV en (5), "une seconde" étant aussi subjectif que
"beaucoup d'heures", quand bien même sa formulation est quasi figée et
dénote un petit laps de temps. D'emblée le sens conventionnel indique une
certaine façon de voir. De plus, la notion de PDV en confrontation ne signifie
pas nécessairement une opposition violente de PDV contradictoires, elle
renvoie, dans le cadre d'une énonciation problématisante (Rabatel, 2008,
2012a: 39-40; Jaubert, 2011: 153-157), à une suite de PDV susceptibles
d'indiquer des facettes complémentaires d'un objet, ou des jugements

3
Un PDV correspond le plus souvent à une prédication. Mais l'empan peut varier. D'une part,
il peut englober plusieurs prédications ayant le même thème ou la même orientation
argumentative, comme dans l'exemple (10) infra: le macro-PDV hyperbolique correspond à
une vision sarcastique des ouvriers incroyants (dont se repaissent les écrivains réalistes).
D'autre part, un PDV peut se limiter à une lexie à laquelle la mémoire discursive associe des
PDV (à l'instar du mot "racaille", durant les "années Sarkozy").
4
Dans le même temps, on a besoin de la notion de dénotation, mais c'est une approximation
qui renvoie à des significations stabilisées qu'on ne peut considérer comme objectives, sauf
par abus de langage.
94 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

différents (complémentaires ou opposés) sur un même objet5. Ce


dialogisme, qui témoigne du dialogue du soi avec les PDV des autres ou
avec ses propres changements de PDV, est la source de déséquilibres
cognitifs, axiologiques, épistémiques, éventuellement interactionnels, qui
gagnent à être analysés à l'aide des postures énonciatives (Rabatel,
2012a), ces dernières permettant de rendre compte des degrés de prise en
charge des PDV co-construits avec les autres ou avec la doxa.

1.3 Postures énonciatives


Je tente de rendre compte des degrés affectant l'accord et le désaccord en
m'inspirant des notions de concordance discordante et de discordance
concordante de Temps et récit (Ricœur, 1983). Je définis la concordance
concordante comme la seule forme de co-énonciation véritable (co-
construction par les locuteurs d'un PDV commun et partagé, qui les engage
en tant qu'énonciateurs); la concordance discordante comme sur-
énonciation (co-construction inégale d'un PDV surplombant); la
discordance concordante comme sous-énonciation (co-construction
inégale d'un PDV dominé)6. Ces deux dernières postures indiquent une
dissymétrie dans la co-construction d'un contenu propositionnel plus ou
moins assumé par les deux locuteurs/énonciateurs à travers ses
(re)formulations et reprises, tandis que la discordance discordante relève
de l'expression manifeste et explicite de deux PDV antinomiques. Bref,
seule la co-énonciation relève d'une co-locution qui va jusqu'à la prise en
charge énonciative d'un PDV commun, tandis que la sous- et la sur-
énonciation reposent sur une co-construction d'un seul PDV, sans que les
deux locuteurs/énonciateurs ne s'engagent autant l'un que l'autre, soit que
le sur-énonciateur impose son PDV à l'autre, en faisant comme si son PDV
n'était qu'une paraphrase de celui de l'interlocuteur, soit que le sous-
énonciateur reprenne le PDV de l'autre, en s'en distanciant sans aller
néanmoins jusqu'à lui substituer un PDV différent.

concordance concordante concordance discordante discordance concordante discordance discordante


consensus   dissensus

co-énonciation sur-énonciation sous-énonciation énonciation


d'un PDV d'un PDV d'un PDV de deux PDV opposés

Fig.: Les postures énonciatives

5
Ce qui fait que, si on garde la notion d'écart, on lui donne des enjeux cognitifs, énonciatifs
ou interactionnels stratégiques au plan interprétatif.
6
Cf. Rabatel (2007: 78).
Alain Rabatel 95

Le jeu de l'énonciateur E1 avec d'autres énonciateurs et d'autres points de


vue en confrontation, les postures énonciatives dans la co-construction
des PDV, tous ces éléments sont au cœur du jeu figural. En ce sens, ils sont
précieux pour la description des hyperboles et la compréhension des
phénomènes de prise en charge dans l'exagération hyperbolique.

2. Les caractéristiques pragma-énonciatives de l'exagération


hyperbolique

Dumarsais (1977: 108), et après lui Fontanier (1968), définit l'hyperbole


comme un trope qui "augmente ou diminue les choses avec excès, et les
présente bien au-dessus ou au-dessous de ce qu'elles sont", comme on l'a
vu en (5). Mon corpus se borne à quelques exemples (attestés ou
fabriqués7), car mon objectif théorique est de préciser par rapport à quoi et
à qui ces excès sont calculés (le référent ou une certaine idée de ce
dernier?), ce qui croise la question de la source de l'intention et de son
interprétation et, enfin, rejaillit sur le sens de l'exagération (quantitative ou
qualitative).

2.1 Sources et instances de prise en charge de l'hyperbole


Le producteur de l'énoncé hyperbolique (L1) peut formuler un énoncé
hyperbolique en son nom propre (en tant qu'énonciateur E1), et en le
prenant en charge8, ou en se mettant à la place d'un autre énonciateur
second individuel ou collectif ou anonyme (e2 ou E1'). Ainsi, E1 reprend une
expression hyperbolique figée en ne la prenant pas en charge, en (1). En (2),
E1 prend en charge l'expression figée imputable d'abord à un énonciateur
e2 doxique plus ou moins identifiable. En (3), l'hyperbole renvoie à un
énonciateur l2/e2 (interlocuteur) par hétéro-dialogisme. En (4), l'hyperbole
correspond, par auto-dialogisme, à un PDV de l'énonciateur E1 (qu'on peut
coder E1' pour le distinguer de E1 dans le hic et nunc de l'énonciation) que
E1 a tenu dans un autre cadre spatio-temporel et/ou conceptuel, mais qu'il
ne partage plus (Rabatel, 2012b). Cette distinction énonciative interfère

7
Certes, il est impossible d'ignorer la variable générique, mais celle-ci n'est pas au cœur du
propos.
8
La notion de prise en charge (PEC) correspond à la façon dont l'énonciateur s'engage sur la
vérité d'un PDV, cette vérité pouvant être rapportée à la vérité extralinguistique ou à un
autre garant, individuel ou collectif (Culioli, 1980: 184; Berrendonner, 1981: 59). Cette
dernière vérité intègre des façons de voir qui dépassent la dimension aléthique (Rabatel,
2009: 78-79). La vérité peut être indiquée dans le modus ("oui, franchement, il y eut
beaucoup d'heures qu'elle était partie"), mais, en l'absence de modus explicite, la forme
assertive du dictum, les termes évaluatifs suffisent à garantir la vérité du jugement aux
yeux de son énonciateur.
96 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

avec la prise en charge de l'hyperbole et, à ce titre, est importante du point


de vue de son interprétation (j'y reviendrai plus loin).

2.2 Exagération vers le plus ou le moins, co-orientée ou anti-


orientée
Au plan notionnel, l'hyperbole correspond à une exagération – au sens
moderne du terme – par rapport aux dénominations "habituelles" (ou non
marquées, ou encore considérées comme idéalement fidèles au référent),
dans tel ou tel univers de discours. Le repérage et l'interprétation de
l'hyperbole ne nécessitent pas obligatoirement que l'on se réfère à la
réalité extralinguistique. Ce qui est essentiel, c'est le décalage entre les
dénominations et/ou les prédications attendues dans telle situation, tel
univers de discours, tel genre, et celles que le producteur de l'hyperbole
propose, comme on l'a vu à propos de (5) et comme le confirme l'analyse
des hyperboles dans les univers fictionnels, contrefactuels, par exemple
dans les contes de fées ou les blagues9.
Ainsi conçu, le décalage permet de distinguer l'auxèse (l'énoncé a une
formulation exagérée au-delà, en excès par rapport aux formulations
habituelles) de la tapinose (l'énoncé a une formulation exagérée en deçà
par rapport aux formulations habituelles). Ces prédications hyperboliques
par excès ou par défaut peuvent renforcer la représentation positive du
référent, comme en (6):
(6) C'est un géant. [À propos d'un homme de grande taille]
et, tout autant, renforcer la représentation de l'objet du discours, comme
en (7), redoublant à des fins sarcastiques la visée négative d'un référent sur
lequel pèse d'emblée un PDV négatif, selon les valeurs de Bloy:
(7) Il y avait comme un pressentiment de vertige sur ce mufle de basse canaille
couperosé par l'alcool et tordu au cabestan des concupiscences les plus
ordurières. / Une gouaillerie morose et superbe s'étalait sur ce mascaron de
gémonies, crispant la lèvre inférieure sous les créneaux empoisonnés d'une
abominable gueule, abaissant les deux commissures jusqu'au plus profond des
ornières argileuses ou crétacées dont la litharge et le rogomme avaient raviné la
face. / Au centre s'acclimatait, depuis soixante ans, un nez judaïque d'usurier
ponctuel où se fourvoyait le chiendent d'une séditieuse moustache qu'il eût été
profitable d'utiliser pour l'étrillage des roussins galeux. / Les yeux au poinçon,
d'une petitesse invraisemblable et d'une vivacité de gerboise ou de surmulot,
suggéraient, par leur froide scintillation sans lumière, l'idée d'un nocturne
spoliateur du tronc des pauvres, accoutumé à dévaliser les églises. / Enfin
l'aspect de ce ruffian démantibulé donnait l'ensemble d'un avorton implacable,
méticuleux et présent jusque dans l'ivresse, que d'anciennes aventures
auraient échaudé et qui, dès longtemps, n'avivait plus son cœur de goujat qu'à
l'assaut des faibles et des désarmés.
(Bloy, La femme pauvre)

9
Voir dans ce numéro certains exemples de Christine Rousseau et d'Anna Jaubert.
Alain Rabatel 97

Même s'il ne s'agit pas d'"hyperboles pures" (Perrin, 1996: 53) – le texte
accumulant comparaisons ou métaphores hyperboliques –, l'exagération
négative renforce l'effet de critique négative, avec des superlatifs
("concupiscences les plus ordurières") ou des termes exprimant une
intensité de haut degré ("abominable gueule", "avorton implacable")
comme s'il fallait à tout prix exagérer pour faire partager la répulsion
devant la laideur physique et morale déjà dénotée péjorativement (selon la
vision dominante que les classes supérieures de l'époque se font de la
classe ouvrière), mais dont l'exagération intensifie la péjoration.
Au total, l'hyperbole n'exagère pas seulement la façon de nommer le
référent, elle exagère l'orientation argumentative de la prédication, par
rapport à une prédication supposée, non hyperbolique, de sens censément
équivalent. L'exagération hyperbolique a donc une dimension référentielle
et une dimension argumentative (en ce sens que les choix de la
référenciation sont censés justifier un PDV qui vise à être partagé), cette
deuxième dimension l'emportant sur la première:
 une hyperbole de sens positif10 (Hyp +) renforce une réalité dénotée +
= mélioration redoublée: (6)
 une hyperbole de sens négatif (Hyp –) renforce une réalité dénotée – =
péjoration redoublée: (7)
Cela dit, la difficulté tient au fait que les hyperboles, comme bien des
figures, sont rarement "pures". Ainsi, les exemples (8) et (9) cumulent ironie
et intensité ou haut degré et, de ce fait, peuvent être considérées comme
des hyperboles:
(8) C'est un géant de la pensée. [À propos d'un imbécile]
(9) Alors, comme ça je suis le plus grand con du monde?

On pourrait objecter que l'hyperbole joue avec les différents degrés d'une
même échelle argumentative, tandis que l'ironie les renverse. L'argument
est fort, mais il tient peu compte de la réalité qui combine diverses figures
co- ou anti-orientées. Sans remettre en cause le fait que la plupart des
hyperboles jouent sur une même échelle argumentative, je n'exclurais pas
que l'hyperbole puisse inverser les polarités argumentatives, soit dans des
contextes ironiques, soit dans énoncés où il y a des changements de PDV
qui affectent un même objet du discours, comme en (3) ou en (4).

10
Soit on considère que l'hyperbole cumule un contenu positif et une expression positive de
forme affirmative ou une expression de sens négatif et de forme négative. Soit on considère,
comme Dupriez (1980: 238, remarque 2), que ces deux dimensions ne vont pas
nécessairement de pair. Je me range à l'avis de Dupriez. Ainsi, (8) a un contenu négatif
indépendamment de la présence d'une forme négative.
98 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

2.3 Hyperboles vives, hyperboles conventionnelles et énonciation


problématisante
Selon Perrin (1996: 59), dans les hyperboles, "[l]e locuteur manifeste
symptomatiquement, à partir de la fausseté de ce qu'il exprime, son
intention de ne pas communiquer littéralement sa pensée. L'artifice de
l'hyperbole n'a rien à voir avec une banale exagération". Il faut distinguer
les hyperboles conventionnelles de (1) à (4), du type de celles qui reposent
sur des collocations ou expressions (semi-)figées, des hyperboles vives de
(7), ou (10) à (12), qui s'appuient sur une inventivité lexicale plus grande,
éventuellement associée à d'autres figures (métaphores, comparaisons,
antithèses, ironies hyperboliques, etc.). On peut ajouter un second critère,
relatif à la nature de la mention ironique et à son rapport à la doxa. Dans les
hyperboles conventionnelles, le PDV hyperbolique (PDV211) se donne
comme la mention d'un PDV doxal qui exagère par rapport à des façons non
hyperboliques de dire (PDV1). C'est pourquoi on pourrait inclure un "comme
on dit" dans les exemples (1a) à (4a), tant avant la formule semi-figée ou la
collocation qu'après ou en incise:
(1a) Couper les cheveux en quatre, comme on dit, n'est pas mon habitude ni ne fait
partie de mon vocabulaire.
(2a) C'est vraiment, comme on dit, un bruit à réveiller les morts.
(3a) J'ai écouté ton divin Mozart, comme on dit / comme tu dis, et je me suis ennuyé.
(4a) Arno, c'est un chanteur qui m'a longtemps été indifférent, maintenant je trouve
qu'il est, comme on dit, mortel.

Dans ce genre d'hyperboles conventionnelles, PDV2 se donne comme une


formulation doxale exagérée plus parlante, plus pertinente que le même
PDV (PDV1) qui serait exprimé sous une forme non hyperbolique. En
revanche, dans les hyperboles vives, il n'en va pas de même, l'inventivité
est rapportée à l'énonciateur premier exagérant – et en ce cas, l'inclusion
de la source énonciative n'est plus "comme on dit", mais "comme je dis (à
dessein)" –; et cette source singulière du PDV hyperbolique est jugée plus
pertinente qu'une façon non exagérée et doxale. Bref, de l'hyperbole
conventionnelle à l'hyperbole vive, il y a une inversion des lieux du
jugement doxal et de ses valeurs:
 hyperbole conventionnelle: PDV2 hyperbolique doxal plus pertinent
qu'un même PDV (PDV1) exprimé sous une forme non hyperbolique

11
Pourquoi parler de PDV2 pour le PDV hyperbolique, manifeste, et réserver la dénomination
de PDV1 pour le PDV non hyperbolique, qui ne l'est pas? Parce que le PDV hyperbolique
s'interprète toujours, cognitivement, dans un rapport décalé à une formulation non
hyperbolique supposée qui a le bénéfice de l'antériorité.
Alain Rabatel 99

 hyperbole vive: PDV2 hyperbolique plus pertinent qu'un même PDV


(PDV1) exprimé sous une forme non hyperbolique, doxale
Dans les deux cas, il y a mention, mais ce n'est pas la même. L'hyperbole
vive repose sur la mention d'un PDV exagéré doxal. A priori, l'hyperbole vive
invente une formulation exagérée qui peut difficilement passer pour une
mention. Il me semble pourtant que, si l'exagération de l'hyperbole vive est
audacieuse, mensongère, transgressive, si elle est assumée comme telle,
c'est sur la base d'un dialogue intérieur muet dans lequel le "comme je
dis en exagérant" répond à une objection muette antérieure ("ai-je le droit
de dire ainsi?"). L'hyperbole se donne comme une confirmation qui justifie
la formulation transgressive d'un PDV transgressif: c'est en ce sens qu'on
peut parler de mention, l'énonciateur hyperbolique endossant le fait de
jouer le rôle d'exagéreur patenté12. Bref, le rapport à l'altérité (Perrin, 1996:
65) n'est plus le même: dans le premier cas, l'altérité, ce sont les autres, la
doxa, dans le second, l'altérité est en moi et relève d'un jeu (cognitif,
interactionnel) par lequel je m'affranchis plus ou moins des conventions
pour dire par un détour exagéré ce que ces dernières ne permettent pas de
dire directement. Les hyperboles vives (qu'Anna Jaubert nomme
"hyperboles rhétoriques" dans ce numéro) jouent avec des PDV différents,
autrement dit mettent en œuvre une énonciation problématisante: la
formulation exagérée invite le destinataire à une interprétation qui juge des
effets et de la pertinence des écarts avec une assertion non hyperbolique,
relativement à l'objet (que signifie cette caractérisation de haut degré?)
et/ou à l'énonciateur (pourquoi choisit-il une telle intensité dans
l'évocation du haut degré?). Comme le disent Dumarsais (1977) et Fontanier
(1968), l'hyperbole entre dans la catégorie des figures qui exagèrent pour
atteindre une certaine idée de la chose ou pour miner de l'intérieur une
apparence vaine et faire entendre un autre point de vue. Mais surtout, si
l'hyperbole vive est un jeu, du moins ce jeu est-il à prendre au sérieux
(Verine, 2008).
Il faut en effet se mettre d'accord sur ce qui est pris en charge dans
l'hyperbole et, au-delà, dans l'énonciation figurale. Comme je l'ai indiqué
dans la note 8, la notion de prise en charge dépasse – sans l'annuler! – la
dimension aléthique et intègre des façons de voir, des jugements,
évaluations qui témoignent de la vérité du propos pour un sujet modal
donné. Il s'ensuit que ce qui est pris en charge, c'est l'énoncé, tel qu'il est
formulé, et, en l'occurrence, tel qu'il est formulé figurativement, avec sa
formulation hyperbolique. Ce qui signifie que, pour (6), par exemple, L1/E1

12
C'est pourquoi ce rôle est parfois accompagné de commentaires méta-énonciatifs
éventuellement distanciés, parfois de pleine prise en charge, etc.
100 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

prend en charge le sens littéral (/personne atteinte de gigantisme/13). Est-


ce à dire qu'il ne prendrait pas en charge le sens contextuel (/personne de
grande taille/, exprimé littéralement par "X est grand")? On entre là dans le
paradoxe de l'énonciation figurale: elle dit plus que la réalité (car X n'est
pas un vrai géant), elle veut faire entendre ce plus, mais ce plus n'est
perceptible qu'en référence à une réalité qui doit servir de point de
référence pour que la dynamique interprétative se mette en branle de façon
correcte et pour que l'énonciation exagérée puisse avoir quelque
pertinence. Quant à la pertinence, elle n'existe que dans la tension
reconnue entre ce point de référence et le point de l'énonciation. C'est
pourquoi, si X n'est pas un géant, à la lettre de la vériconditionnalité, X est
néanmoins un géant, au sens figural qui veut faire entendre que
l'exagération, quoique feinte de ce point de vue-là, est néanmoins sérieuse
dans son intention de dire plus qu'une formulation non hyperbolique. Et il
en va de l'énonciation hyperbolique comme de l'énonciation ironique, c'est
une énonciation feinte qui est pleinement prise en charge14. Elle est à la
fois feinte et sérieuse, puisque l'exagération veut dire plus et mieux (j'y
reviendrai à propos de la sur-énonciation et de la notion de parangon).
La conception pragma-énonciative de l'hyperbole fait que l'on ne gagne pas
à réduire l'énonciation hyperbolique à un idiolecte, un ethnolecte, un
sociolecte ou à une situation ou un genre, comme lorsque l'on dit que les
hyperboles seraient "ordinaires" aux jeunes ou aux orientaux (Dumarsais,
1977: 109), que l'hyperbole serait plus naturelle dans la louange, pour
renforcer le pathétique, souligner un trait, un affect (Van Gorp et al., 2005:
241). D'un point de vue pragma-énonciatif, l'ethos des locuteurs est
toujours un ethos discursif qui joue avec un ethos prédiscursif quelconque
comme avec des images de soi (Rabatel, 2005a), en les confirmant ou en
s'en distanciant, comme on le voit dans les hyperboles de (10) et (11).
(10) Le père Isidore Chapuis, balancier-ajusteur de son état et l'un des soulographes
les plus estimés du Gros-Caillou, s'en étonnait moins que personne. / Par
tempérament et par culture, il appartenait à l'élite de cette superfine crapule
qui n'est observable qu'à Paris et que ne peut égaler la fripouille d'aucun autre
peuple sublunaire. / Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré le
labour politique le plus assidu et l'irrigation littéraire15 la plus attentive. Alors
même qu'il pleut du sang, on y voit éclore peu d'individus extraordinaires. / Le
vieux balancier, qui venait d'entr'ouvrir la crapaudière de son âme en passant

13
À supposer que tel soit le sens littéral, qu'on peut discuter, mais c'est secondaire pour le
propos.
14
Rabatel (2012c: 73). Évidemment, si le mécanisme de l'énonciation feinte est le même, au
plan de la prise en charge, il y a une vraie différence pragmatique entre l'ironie qui inverse le
plus souvent la polarité de l'énoncé pris sous son sens non ironique et l'hyperbole qui
n'inverse pas la polarité de l'énoncé non hyperbolique, ce qui fait qu'il est moins grave de ne
pas repérer une hyperbole qu'une ironie.
15
Italiques de l'auteur.
Alain Rabatel 101

devant un lieu saint, représentait, non sans orgueil, tous les virtuoses braillards
et vilipendeurs du groupe social où se déversent perpétuellement, comme dans
un puisard mitoyen, les relavures intellectuelles du bourgeois et les
suffocantes immondices de l'ouvrier.
(Bloy, La femme pauvre)
(11) Mais déjà il était tard, il faisait nuit depuis longtemps et ce fut avec un sursaut
de désespoir qu'elle se souvint qu'il fallait rentrer. Rentrer à Grenelle, dans
cette horrible chambre où elle avait cru tant de fois mourir! Il lui faudrait subir
les questions venimeuses de sa mère, et – à moins qu'il ne fût ivre-mort et
vomissant – les réflexions de ce bandit, plus salissantes que son ivresse… Sa
toilette, il faudrait pourtant l'expliquer, et comment ces âmes ignobles, étroites
comme le péché, pourraient-elles croire à son innocence? / Et tout cela n'était
rien encore. Il y avait ce lit, cet épouvantable lit, ce matelas de pourriture et
d'horreur! Est-ce qu'elle allait y coucher de nouveau, maintenant? Ah! non, par
exemple.
(Bloy, La femme pauvre)

Les hyperboles soulignées16 reposent sur une amplification quantitative et


qualitative (intensive); comportent des superlatifs relatifs ("les plus
estimés", "les plus assidus", "crapule végétale des moins fécondes");
s'appuient sur la quantification, avec un usage fréquent du pluriel ("âmes",
"représentait tous les virtuoses braillards et vilipendeurs", "les relavures
intellectuelles du bourgeois, et les suffocantes immondices de l'ouvrier"),
associé à une prototypie tout aussi fréquente ("le bourgeois", "l'ouvrier").
De nombreux termes expriment le haut degré, tant au sens quantitatif
("épouvantable", "horrible") que qualitatif17 ("élite", "mourir", "suffocantes
immondices"), etc. De plus, d'autres figures sont traversées par des
expressions du haut degré: des comparaisons ("âmes ignobles étroites
comme le péché", "réflexions de ce bandit, plus salissantes que son
ivresse"), des métaphores ("questions venimeuses", "crapule végétale" [=
végétative?], "crapaudière de son âme", "il pleut du sang", "matelas de
pourriture et d'horreur"). Bref, l'exagération est d'abord au service d'une
vision sarcastique particulièrement insultante.
Si les exemples ci-dessus mettent bien en relief le trait /exagération/,
fondamental dans la caractérisation de la figure, comme le confirme
l'étymologie18 – ce genre d'argument a ses limites, mais il n'est pas sans
enseignement –, il y a bien des façons d'exagérer. Certaines hyperboles
sont plus problématisantes que d'autres, comme le souligne, ici même,
Anna Jaubert. Cette différence tient tantôt à la forme des hyperboles,

16
Il est impossible de donner un relevé exhaustif tant les figures se chevauchent. Et, en
l'occurrence, tout l'extrait forme une méta-hyperbole.
17
Kleiber (2013: 68) distingue une intensité de quantité et une intensité de qualité qui renvoie
non plus à la quantification gradable de propriétés ou d'états, mais aux propriétés d'un
objet, aux prédicats d'affect.
18
Du huper (au-dessus) et ballein (lancer, jeter), d'où jeter au-dessus, dépasser la mesure.
102 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

tantôt à leur interprétation. Ainsi, (12) est plus problématisant par sa forme
que (1) ou (2), en raison de sa théâtralisation et de sa réflexivité, en faisant
voir tout un monde dans une simple croûte de pain:
(12) La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi
panoramique qu'elle donne: comme si l'on avait à sa disposition sous la main
les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
(Ponge, Le Parti pris des choses, "Le Pain")

Mais dans le même temps, PDV2 ne se donne pas comme le dernier mot,
comme le prouve la triplication de l'hypothèse hyperbolique: car on sent
bien que la liste est incomplète et aléatoire (voir la conjonction "ou") et est
de toute façon une image ("comme si"), en sorte que la merveille de cette
chose quotidienne reste à explorer encore et encore. Il n'en va pas de
même avec les hyperboles de (1) ou (2) qui, du point de vue formel, reposent
sur des collocations ou des locutions figées sans mises en valeur qui
théâtraliseraient la représentation et complexifieraient la signification via
un dire réflexif. Du point de vue interprétatif enfin, (7), (10) et (11) sont
également plus ou moins problématisants, selon que l'on réduise les
hyperboles à une vision sarcastique19 du monde ouvrier ou qu'on y ajoute
une dimension ironique. Car, au plan énonciatif, l'énonciateur en rajoute
pour se moquer d'autres énonciateurs, écrivains réalistes qui ont évoqué
les réalités basses ou idéologues de gauche, que Bloy juge matérialistes20.
Ce faisant, Bloy montre qu'il est capable de parler la langue de l'adversaire,
la charge visant à invalider une esthétique et une idéologie politique jugées
complaisantes (Rabatel, à paraître).
Cette exagération feinte et sérieuse invite à examiner l'hyperbole sous
l'angle de la nature des assertions hyperboliques et des postures
énonciatives.

3. Hyperbole, hyper-assertion et sur-énonciation

Poursuivant une réflexion sur les relations entre hyper-assertion et prise en


charge, hypo-assertion et prise en compte (Rabatel, 2012c), je voudrais
revenir sur la notion d'hyper-assertion. Du fait de la mise en scène de son
dire exagéré, l'hyperbole est une hyper-assertion qui, en vertu de l'autorité
conférée au locuteur par son ethos exagérant, invite à comprendre que le
PDV hyperbolique est sur-énoncé, car sa signification en dit un peu plus
que le PDV non hyperbolique.

19
Sur la distinction entre sarcasme et ironie, voir Charaudeau (2011: 27) et Rabatel (2012c:
48).
20
Ces conceptions bloyennes mériteraient d'être discutées, mais ce n'est pas le lieu.
Alain Rabatel 103

3.1 Hyperbole et hyper-assertion


L'hyper-assertion est une assertion21 exprimant un haut degré et un fort
engagement de l'énonciateur par rapport à la vérité du jugement contenu
dans la prédication22. Quelles sont les marques de l'hyper-assertion?
Toutes celles qui expriment le haut degré, l'intensité23, si elles sont prises
en charge par l'énonciateur. Cela concerne les termes exprimant le haut
degré sur une échelle de scalarité tels le lexème géant, les superlatifs (le/la
plus, très) les préfixes d'intensité, de haut degré (hyper-, méga-), les
suffixes d'intensité ou de haut degré (-issime), les collocations exprimant
l'intensité, le haut degré (par excellence, au plus haut point, au plus haut
degré, par essence), les chiffres ou collocations de chiffres (mille fois plus,
un million de fois). La plupart de ces marques sont orientées vers le haut
degré pour l'essentiel, mais il en est aussi qui sont orientées vers
l'exagération du bas degré et de l'intensité quasi nulle (très peu, voire pas
du tout; le/la moins), chiffres ou collocations de chiffres (trois fois rien, ça
coûte, trois francs six sous, tu as ça pour trois balles, ça coûte des queues
de cerise, tu achètes ça pour des nèfles). Ces marques peuvent se
combiner avec des adverbes d'intensité qui modalisent l'énoncé en
marquant un fort investissement du locuteur (Perrin, 2013).
Au plan morpho-syntaxique, l'hyper-assertion est indiquée par une grande
diversité de marques: exclamatives (avec exclamations, interjections, etc.),
parangons, construction consécutive (Whittaker, 2013: 131-139), etc.
L'assertion se donne comme fiable, d'autant plus si elle est renforcée par
des marques d'investissement de l'énonciateur ou du co-énonciateur, par
exemple avec une question rhétorique ("X n'est-il pas un géant?"), une
confirmation ("Oui, c'est un géant"), un renchérissement ("C'est un géant,
et même le plus grand de tous les temps"), par des phénomènes de mise en

21
Je n'utilise pas la notion d'assertion au sens restreint du terme, comme un énoncé
comportant un groupe nominal et un groupe verbal de forme affirmative, qui se présente
comme une vérité (Haillet, 2007: 26), car une telle définition exclut les interrogations
directes ou indirectes, les exclamations, les injonctions, les phrases nominales – sans
compter les énoncés à un autre mode que l'indicatif.
22
Ces prédications ne sont pas obligatoirement des aphorisations (Maingueneau, 2012), qui
sont de bonnes candidates pour être hyper-assertées parce que détachables, mémorables,
mais qui ne sont pas les seules à pouvoir exprimer une idée forte plus ou moins fortement
prise en charge.
23
Dans le n° 177 de Langue française consacré à l'intensification, Anscombre et Tamba (2013)
soulignent que trop souvent, haut degré, scalarité, quantité, intensité et intensification sont
considérés comme des parasynonymes, alors que les différences sont importantes: si, par
exemple, la scalarité renvoie toujours à l'intensité, la réciproque n'est pas vraie
(Anscombre, 2013: 26); la quantification ne produit pas toujours un effet d'intensification,
conçue comme "variation unidimensionnelle à l'intérieur d'une catégorie prédéfinie"
(Anscombre & Tamba, 2013: 4).
104 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

relief ("Cet X, quel géant! / C'est un vrai géant que X / Ce que X est, c'est un
vrai géant"). La dimension problématisante peut encore être marquée par
les commentaires méta-énonciatifs, les traces de non-coïncidences du dire
(Authier-Revuz, 1995), sans compter, comme on l'a vu, les figures
adjacentes à l'hyperbole. Le tout contribue à étendre les manifestations de
la figure, qui déborde des tropes en un mot, et peut, du fait de certaines
expansions, caractériser des textes entiers, voire une intention (ou une
visée) qui va au-delà des marques de haut degré ou d'intensité.
L'hyperbole est donc une hyper-assertion intensive. Est-ce à dire qu'une
hyperbole ne pourrait pas être hypo-assertée? C'est possible, en tant que
l'hyperbole est une mention qui ne fait pas l'objet d'un accord, mais d'une
simple prise en compte (Roulet, 1981: 19; Rabatel, 2009: 75-76, 2012b: 28).
Il est possible de marquer un désaccord plus ou moins fort avec la façon de
voir hyperbolique: en ce cas, ce n'est pas l'hyperbole (hyper-assertée) qui
est hypo-assertée, c'est sa reprise, avec conditionnel de mise à distance,
rectification, concession, exemplifiés respectivement dans les exemples
(13) à (19)24:
(13) Je ne dirais pas que X est un géant.
(14) X est-il vraiment un géant?
(15) Un géant, enfin…
(16) Il paraît(rait) que X est/serait un géant.
(17) Géant est un mot un peu fort pour X.
(18) Géant, c'est excessif pour caractériser X, mais il y a quand même un peu de ça…
(19) Certes, X est un géant, mais dans le genre, il y a plus grand…

Selon cette hypothèse, il semble ne pas y avoir de place pour des hypo-
assertions, car même les hyperboles ironiques relèvent de la sur-
énonciation et de l'hyper-assertion, fût-ce sur le mode de la feintise
(Rabatel, 2012c)25. Le lecteur pourrait concéder l'hypothèse de l'hyper-
assertion quand les hyperboles comprennent des modalisateurs de
certitude qui marquent une forte PEC d'un dire hyperbolique intensif,
comme en (2) ou (20):

24
Dumarsais (1977: 109) recommande d'user de l'hyperbole "sobrement et avec quelque
correctif; par exemple en ajoutant, pour ainsi dire, si l'on peut parler ainsi". Les exemples
cités par Dumarsais renvoient à une hyperbole hypo-assertée, parce qu'elle se donne
comme la mention d'un discours autre, qui n'est pas pleinement pris en charge par
l'énonciateur E1.
25
Peut-être est-ce là ce qui rassemble l'hyperbole et l'ironie et ce qui les différencie de
l'euphémisme et de la litote, qui semblent plus près de l'hypo-assertion. Le trait
/exagération/ distingue vraisemblablement la tapinose de la litote ou de l'euphémisme, car
la tapinose est une figure d'exagération tournée vers le moins, reposant sur un ethos
exagérant (Reboul, 1991), alors que l'euphémisme ou la litote reposent sur un moins
exprimé à travers un ethos de retenue et de mesure (Jaubert, 2011).
Alain Rabatel 105

(20) Franchement, c'est mortel.

Mais il pourrait aussi objecter que certaines hyperboles sont parfois


précédées de modalisateurs de mise à distance, et qu'elles sont pourtant
prises en charge par l'énonciateur, comme en (21):
(21) Descriptif: c'est un roc!… c'est un pic!… c'est un cap!
Que dis-je, c'est un cap?… C'est une péninsule!
(Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 4)

En (21), les hyperboles du premier vers semblent d'abord prises en charge


sur le mode de l'hyper-assertion. Ensuite, le commentaire méta-énonciatif
"que dis-je" indique une mention qui se trouve mise à distance. De ce fait,
"c'est un cap", mais aussi toutes les autres exagérations inférieures, sous
l'angle de la scalarité, sont réinterprétées comme étant seulement prises
en compte sur le mode hypo-assertif, et "c'est une péninsule" se donne
comme la véritable hyper-assertion véritablement prise en charge par
l'énonciateur. Cette explication pourrait être néanmoins discutée: comme
les premières métaphores hyperboliques de (21) sont co-orientées vers le
plus, on pourrait considérer que, toutes exprimant le haut degré par
rapport à la réalité du nez, elles sont toutes prises en charge par E1, au
motif que si le plus haut degré est vrai, alors les degrés inférieurs le sont
aussi. Mais cette logique référentialiste, comme on l'a dit, est secondaire
par rapport au vouloir-dire de l'énonciateur hyperbolisant, pour qui seule la
dernière hyperbole approche de ce qu'il veut correctement faire entendre,
c'est-à-dire un haut degré insurpassable (insurpassé). Par rapport à cette
intention, les premières hyperboles sont en-deçà.
Ce mouvement de correction, qui va de la mention hyperbolique hypo-
assertée à l'hyperbole hyper-assertée, se rencontre également dans des
hyperboles très transgressives, notamment dans les échanges en face-à-
face. Pour des raisons de politesse et de ménagement des faces, comme le
montre Ruggero Druetta dans ce numéro, L1/E1 procède en deux temps,
d'abord en mettant à distance l'hyperbole avant de la reprendre, d'en
justifier le bien-fondé et de la prendre en charge. Ce type de trajet, au fil du
discours, invite à aborder la posture de sur-énonciation.

3.2 La sur-énonciation hyperbolique


L'hyperbole vive repose sur une posture de sur-énonciation, avec un PDV
surplombant (Rabatel, 2012a: 35): le point de vue du contenu
propositionnel hyperbolique semble dire approximativement la même
chose que le point de vue exprimé sous une forme non hyperbolique,
doxale, mais soit il réoriente le PDV en un sens différent, soit il en étend ou
restreint la signification, par exemple en faisant d'un PDV factuel un PDV de
portée générale, ou en posant une entité singulière comme le parangon de
sa catégorie ou de sa classe. La réorientation de PDV1 est évidente dans les
cas d'hyperbole ironique, suivant en cela les mécanismes de l'ironie, par
106 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

antiphrase ou inappropriété (Rabatel, 2012c). La réorientation existe aussi


en dehors des contextes ironiques, comme en (3), notamment.
Lorsqu'il n'y a pas inversion des polarités, ce qui est le plus fréquent, PDV2
exprime un PDV plus fort que PDV1, sur l'échelle de la scalarité, sans
toutefois rejeter PDV126. C'est ici que l'analyse de l'hyperbole et,
conséquemment, l'interprétation des effets dépendent du sens profond
que l'on donne à l'exagération: soit on considère que celle-ci ne fait
qu'exprimer une intensité plus forte de la réaction de l'énonciateur sans
affecter l'objet du discours, soit l'énonciation exagérée affecte aussi
l'objet. Dans les deux cas, PDV2 dit plus que PDV1. D'abord, PDV2 en dit
plus en insistant sur l'attitude/les intentions de l'énonciateur, ce qui n'est
en soi pas mince, car l'hyperbole met l'accent sur une réaction de
l'énonciateur face à l'objet, réaction qui cherche par son emphase à être
partagée par les récepteurs. Ensuite, PDV2 met l'accent sur des
caractéristiques de l'objet peu mises en lumière habituellement. Ces
réactions sont en relation avec le haut degré, comme si l'objet exprimait les
caractéristiques les plus représentatives de sa catégorie, au point d'en être
le parangon27. Dans ce cas, PDV2 dit quelque chose d'un objet du discours
singulier, factuel, mais en lui donnant une valeur exemplaire. Cette
exemplarité est parfois intensifiée (et complexifiée) par le fait que
l'exagération hyperbolique est souvent couplée à d'autres figures,
notamment des métaphores, des métonymies, des comparaisons, des
accumulations, des gradations, des antithèses, etc., qui augmentent la
charge intensive et les valeurs accolées à l'objet de discours. À tous ces
titres, l'énonciation hyperbolique est problématisante.
Comme je l'ai dit, la sur-énonciation modifie le PDV initial: c'est ainsi que la
nature soi-disant parangonique de l'objet hyperbolisé prend ses aises avec
le sens commun. Et c'est encore plus vrai quand l'hyperbole est couplée à
une autre figure. En ce sens, PDV2 équivaut à un forçage du sens, comme
on le voit avec la représentation bloyenne de l'ouvrier, en (7), (10) et (11):
car si le lecteur veut bien donner quitus au narrateur que ces personnages
sont superlativement sinistres, il y a une marge entre une description
factuelle et sa prétention à les ériger en prototypes révélateurs des
bassesses du monde ouvrier, voire en clichés.
Cette sur-énonciation quant à l'objet se double aussi d'une posture
surplombante du locuteur/énonciateur, qui se sent supérieur aux tenants
de l'esthétique réaliste et de l'idéologie du progrès. Bref, l'exagération, via

26
Voir supra l'analyse de (21).
27
L'hyperbole ne repose pas sur une échelle de scalarité, mais marque "un écart de l'entité
considérée par rapport à une norme" (Anscombre, 2013: 34) et "un idéal posé comme
insurpassable" (Anscombre & Tamba, 2013: 4).
Alain Rabatel 107

l'intensité et l'emphase, marque sa différence avec le sens commun,


révélant l'intensité de débats ou de combats feutrés ou violents selon les
contextes. Évidemment, cette sur-énonciation ne vaut que pour les
hyperboles prises en charge par l'énonciateur. La sur-énonciation concerne
donc autant le contenu du message que la posture du messager.
L'hyperbole s'affiche toujours comme un jeu plus pertinent que les
manières habituelles de dire. Je ne partage donc pas l'argument de
Dumarsais (1977: 108) lorsqu'il réagit contre l'opprobre dont est victime
l'hyperbole en disant que "ceux qui nous entendent rabattent de notre
expression ce qu'il faut en rabattre, et il se forme dans leur esprit une idée
plus conforme à celle que nous voulons y exciter, que si nous nous étions
servis de mots propres". Certes, Dumarsais (1977: 108) a raison de justifier
la pertinence de l'hyperbole lorsque le locuteur juge que "les mots
ordinaires sont trop faibles pour exprimer ce qu'il veut dire". Mais selon ma
conception d'une énonciation problématisante, je trouve que l'idée de
"rabattre" de l'exagération ses excès revient à minorer le rôle de
l'énonciation28. Encore une fois, l'hyperbole vive est le fait d'une
énonciation exagérante, qui cherche à dire et à penser autrement une
réalité complexe et qui procure à l'énonciateur le bénéfice d'une sur-
énonciation jouant avec la doxa. Le dire exagéré repose sur un jeu, mais
c'est un jeu à prendre au sérieux.
Un dernier mot, pour conclure. Je ne voudrais pas laisser penser qu'il y a un
lien automatique entre hyper-assertion et sur-énonciation, ni que toute
hyperbole repose sur une sur-énonciation. Le lecteur attentif aura
remarqué mon insistance sur les différences de rapport à la doxa entre
hyperboles vives et hyperboles lexicalisées, conventionnalisées. Pour ces
dernières, il ne saurait être question de sur-énonciation, puisque
l'énonciateur qui prend à son compte ces formulations hyperboliques
lexicalisées les fait siennes, selon une posture de co-énonciation avec la
doxa. Toutes choses égales, l'énonciateur qui reprend des hyperboles
lexicalisées fait comme le locuteur qui cite un proverbe ou un stéréotype. Il
n'en est certes pas l'auteur, mais il le prend en charge, le considérant
adapté à une situation qui requiert une énonciation proverbiale ou
stéréotypique (Rabatel, 2005b: 109). De même, l'énonciateur qui prend en
charge une hyperbole lexicalisée le fait parce qu'il pose la situation comme
requérant cette énonciation doxale exagérée. Là encore, la co-énonciation
ne peut valoir que pour les hyper-assertions prises en charge par

28
J'exprime la même réserve envers Fontanier (1968: 124) lorsqu'il écrit que, ayant repéré
"l'illusion", celui qui écoute a besoin "d'un peu de réflexion pour n'être pas dupe, c'est-à-
dire pour réduire les mots à leur juste valeur. Tout cela suppose que l'hyperbole, en passant
la croyance, ne doit pas passer la mesure".
108 Analyse pragma-énonciative des hyperboles vives

l'énonciateur, comme en (2), (2a), (4a) ou (6), mais pas pour les hypo-
assertions dans lesquelles les hyperboles doxales ne sont que prises en
compte, comme en (1), (3) ou dans les exemples (13) à (19) où "géant" fait
l'objet d'une mention mise à distance, relativisée, sur le plan du dire ou du
dit.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 111-127

La réception de l'hyperbole publicitaire

Marc BONHOMME
Université de Berne

Die Studien zur rhetorischen Hyperbel konzentrieren sich meist auf deren Produktion,
obwohl das Verständnis ihrer pragmatischen Funktionsweise auch die
Berücksichtigung ihrer Rezeption erfordert. Ziel dieses Artikels ist es, die Probleme
bei der Rezeption von Hyperbeln anhand eines Textkorpus zu analysieren, welcher
stark von dieser Figur Gebrauch macht: die Werbesprache. Zunächst werden wir
einige Faktoren untersuchen, welche die Rezeption der Hyperbel beeinflussen.
Letztere fällt insbesondere durch ihre epideiktische Wirkung, ihre sowohl
sprachlichen als auch bildlichen Hilfsmittel und ihre Zweideutigkeit auf.
Anschliessend werden wir sehen, wie Werbespezialisten versuchen, mithilfe
verschiedener Strategien die Interpretationsschwierigkeiten bei der Rezeption der
Hyperbel abzuschwächen. Zu diesen Strategien gehören vor allem naturalisierende
Operationen und spielerische Praktiken.

1. Introduction

L'hyperbole paraît intrinsèquement attachée aux marques rhétoriques de


certains genres discursifs. C'est le cas pour la thématique soutenue de
l'épopée1, pour le ton élevé du sublime2, pour la stylistique emphatique de
nombreux récits merveilleux (cf. ici même l'article de Christine Rousseau)
ou pour l'exacerbation énonciative inhérente au pamphlet (Angenot, 1982).
Dans cette contribution, nous proposons quelques réflexions sur un corpus
plus trivial, mais également réputé pour ses prédispositions à accueillir la
figure de l'hyperbole: le discours publicitaire. Vu l'importance du
phénomène hyperbolique dans celui-ci, nous nous limiterons à deux
perspectives. D'une part, alors que l'hyperbole est le plus souvent
envisagée sous l'angle de sa production, nous l'examinerons
principalement sous celui de sa réception, avec trois interrogations
complémentaires: comment le récepteur identifie-t-il une hyperbole
publicitaire, mais aussi comment évalue-t-il sa production chez
l'annonceur et comment ce dernier essaie-t-il de faire passer ses énoncés
hyperboliques auprès du public? D'autre part, nous insisterons sur une
sorte de paradoxe de l'hyperbole publicitaire. Bien qu'elle semble a priori

1
À l'exemple de l'Énéide de Virgile, dont la tonalité hyperbolique est notamment mise en
exergue par Robrieux (1998).
2
Voir les analyses faites par le Pseudo-Longin (1993: 115) sur Thucydide et Hérodote chez
lesquels "les hyperboles, sous l'effet d'une passion vive, sont prononcées en accord avec
l'importance d'une situation critique".
112 La réception de l'hyperbole publicitaire

évidente, nous voudrions en souligner la nature floue et fréquemment


problématique. Dans cette optique, il convient d'abord de dégager les
principales modalités de l'hyperbole publicitaire en liaison avec sa
réception.

2. Facteurs sous-tendant la réception hyperbolique des annonces

Lorsqu'on s'intéresse à l'hyperbole publicitaire, il importe d'avoir à l'esprit


quatre facteurs qui concernent soit ses configurations, soit ses procédures
d'identification. Dans les faits, ces facteurs conditionnent ou caractérisent
la réception hyperbolique des publicités en jeu.

2.1 Un cadrage épidictique


Nous passons rapidement sur le premier facteur, car il est assez manifeste.
C'est le fait que la réception de l'hyperbole publicitaire est fortement
déterminée par l'un des deux registres qui façonnent le discours des
annonces3: le registre épidictique. Comme on le sait, celui-ci consiste à
louer une notion digne d'éloge, à travers une énonciation valorisante et un
style basé sur l'amplification. Dans le cas de la publicité, le recours au
registre épidictique consiste essentiellement à convertir un produit
d'usage O en un produit idéalisé O+, à portée symbolique4. Cette
idéalisation du produit vise à le rendre davantage attractif pour le public5,
mais en plus à créer une différence positive par rapport aux produits
concurrents. Or parmi les procédés d'amplification qui contribuent à une
telle idéalisation épidictique figurent en bonne place ceux fondés sur
l'intensification.
L'intensification épidictique n'a pas manquée d'être rapportée à la figure
de l'hyperbole par divers analystes de la publicité, dont Abad et Compiègne
(1992), Bernheim (2004) ou Joannis (1990: 48), ce dernier utilisant le
concept d'"hyperbolisation sympathique":
L'hyperbolisation sympathique consiste à exagérer la satisfaction promise au-delà de
la vraisemblance pour atteindre la dimension du mythe, de la fable, du merveilleux,
c'est-à-dire la dimension où l'exagération va dépasser le détestable superlatif de
camelot pour atteindre une dimension souriante où l'on joue avec la satisfaction
promise sans afficher la prétention d'être cru.

3
L'autre registre étant le délibératif. Pour plus de précisions, voir Adam et Bonhomme (2012).
4
Ce processus est bien décrit par Everaert-Desmedt (1984: 127): "Le produit, pour lequel la
publicité est faite, est valorisé, positivé; les autres produits pour le même usage, mais
portant d'autres marques, sont 'négativés'".
5
Comme l'écrivent encore Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988: 67), "l'argumentation du
discours épidictique se propose d'accroître l'intensité de l'adhésion à certaines valeurs".
Marc Bonhomme 113

De la sorte, dans la publicité, loin d'être une figure épisodique, l'hyperbole


est en covariance étroite avec son registre épidictique, lequel en
sélectionne seulement l'orientation positive: l'auxèse ascendante6. Un tel
facteur a des conséquences importantes pour la réception du discours
publicitaire. Quand on lit des annonces, on s'attend à trouver des
hyperboles qui font partie de leur contrat de communication. La
prédictibilité des hyperboles est cependant variable selon les courants
publicitaires. Par exemple, si les réclames prévalant au XIXème siècle et
durant la première partie du XXème siècle sont très marquées
hyperboliquement7, les hyperboles sont moins nombreuses dans les
"publicités-vérité" des années 2000 (du type Leclerc ou Dove) qui
privilégient d'autres procédés épidictiques8.

2.2 Une dimension iconotextuelle


Sous-tendue par la tonalité épidictique des annonces, l'hyperbole
publicitaire est aussi déterminée par leur dimension iconotextuelle. De ce
point de vue, on est conduit à l'aborder dans le cadre d'une rhétorique
générale, sur la base d'une matrice cognitive d'intensification qui peut
s'actualiser en hyperboles langagières ou iconiques variées, avec leurs
réalisations chaque fois spécifiques9.

6
Celle-ci s'oppose à la variante d'hyperbole qu'est la tapinose, figure "qui consiste à
développer sur un même thème des assertions hyperboliques péjoratives" (Pougeoise,
2001: 212).
7
Sur le plan littéraire, l'un des exemples les plus célèbres en est la réclame de Finot pour
l'Huile Céphalique dans César Birotteau de Balzac: "Les bulbes qui contiennent les liqueurs
génératrices des cheveux ne sont jamais saisis ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure,
ce produit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant de prix, conserve alors,
jusque dans l'âge avancé de la personne qui se sert de l'HUILE CÉPHALIQUE, ce brillant,
cette finesse, ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants".
8
Ainsi, dans cette annonce Dove diffusée en 2004, plutôt qu'à un public idéalisé, on
s'adresse à la consommatrice telle qu'elle est, avec ses défauts: "Les vraies femmes ont
des vraies courbes. Pour fêter cela, nous avons demandé à de vraies femmes d'essayer
notre nouvelle gamme Dove Raffermissante". On reste bien dans un discours épidictique,
mais celui-ci se développe à travers la présentation naturelle du produit à promouvoir, vue
comme gage d'authenticité.
9
Du fait de la diversité de ses manifestations qui peuvent s'appuyer de surcroît sur une figure
autre (voir l'ex. 16), l'hyperbole se range – tout comme l'euphémisme ou l'ironie – dans la
famille des figures complexes. Plus largement, on retrouve ici le débat sur l'extension du
champ des figures. Celles-ci se limitent-elles au langage (position par ex. de Metz, 1977) ou
affectent-elles également d'autres domaines sémiologiques, comme l'image (Durand, 1970;
Cocula & Peyroutet, 1986; Bonhomme, 2008), la musique (Rosolato, 1974), voire les rêves
(Lacan, 1966)? La seconde position est la plus satisfaisante car les processus rhétoriques,
qu'ils reposent sur l'analogie (métaphore), la contiguïté (métonymie), l'opposition
(antithèse) ou pour nous l'intensification (hyperbole), donnent clairement lieu à des
productions extralinguistiques. C'est pourquoi nous considérons les figures comme des
matrices fondamentales qui participent à une rhétorique généralisée et qui affectent
114 La réception de l'hyperbole publicitaire

Ainsi, on repérera des hyperboles dans le texte publicitaire à l'aide de deux


grandes sortes d'indices. En premier lieu, ceux marquant le rehaussement
catégoriel, selon la logique prototypique: "Tel produit, avec ses propriétés,
est le meilleur représentant de sa classe". Au niveau lexico-syntaxique, les
hyperboles rehaussantes se signalent par des réalisations typiques en
publicité. Entre autres, elles emploient des formes suffixales du superlatif,
marginales en français standard:
(1) Féminissime beauté. Lejaby.
(Femme actuelle, 18-04-2000)

De même, elles recourent à des préfixes augmentatifs:


(2) Eau Jeune de Galley. Maxi-tonique.
(VSD, 12-08-2004)

Ou encore, elles se traduisent par des hyperbolisations de noms convertis


en adjectifs grâce à des adverbes d'intensité:
(3) Jourdan. Très chaussure.
(Paris Match, 11-05-2003)

À un niveau davantage argumentatif, les hyperboles rehaussantes se


remarquent de surcroît par leur propension à se greffer sur les formules
topiques publicitaires – schématisables en +/- X, +/- Y10, comme dans ce
slogan pour la Micra de Nissan:
(4) Micra prix, maxi punch.
(L'Événement du Jeudi, 15-03-1996)

Ici, l'orientation à la baisse de la proposition-support (coût réduit)


hyperbolise d'autant plus l'orientation à la hausse de la proposition-apport
(performance du produit) par la hiérarchie extrême créée dans leur relation.
En second lieu, les hyperboles langagières sont perceptibles à travers des
indices d'exclusivité, le produit promu devenant le seul représentant de sa
catégorie. Le discours de l'excellence vu précédemment laisse alors la
place à un discours "totalitaire" qui nie toute concurrence, le produit se
confondant avec l'ensemble du créneau dans lequel il se situe:
(5) Le canapé cuir Natuzzi. L'unique.
(Le Figaro Magazine, 06-10-2001)

À un stade ultime, l'unicité prêtée au produit est interprétable en exclusion


catégorielle, celui-ci devenant tellement singulier qu'il constitue une
nouvelle classe à lui tout seul au moyen d'indices disjonctifs:

l'ensemble de l'expressivité humaine. Simplement, chaque domaine sémiologique actualise


une même matrice figurale selon ses structures propres, cependant qu'il existe une
homologie fonctionnelle entre les différentes réalisations sémiologiques de cette même
matrice.
10
Ces formules topiques, binaires et scalaires, constituent des cas particuliers des topoï
argumentatifs dégagés par Anscombre et Ducrot (Anscombre, 1995).
Marc Bonhomme 115

(6) Il y a la lumière et il y a Osram11.


(VSD, 08-03-2007)

Pour leur part, les hyperboles iconiques sont repérables à l'aide d'indices
topographiques (jeu sur la spatialité interne à l'image) et géométriques
(manipulation des formes) par rapport à nos représentations visuelles
conventionnelles. Ainsi, sur une affiche de l'INPES (7) diffusée en 2004
contre le tabagisme, on observe le coin "détente" d'une entreprise agencé
selon un ordre rigoureux et visualisé par un chromatisme euphorique, avec
des couleurs bleu-vert pastellisées invitant au repos. Or ce cadre se voit
perturbé par un important désordre dû à la multiplication quantitative
d'une même unité figurative, interprétable en hyperbole: des mégots de
cigarettes sont accumulés en vrac et en un gros tas autour d'une machine à
café. Une publicité pour le Land-Cruiser 5 places de Toyota (8)12 joue quant
à elle sur un étirement volumétrique, jusqu'à la déformation, d'une unité
figurative. L'habitabilité du véhicule y est en effet suggérée par un
chameau élongé à l'extrême, avec cinq selles disposées l'une derrière
l'autre sur son dos. L'hyperbole iconique émane en outre de l'amplification
volumétrique d'une même unité figurative. Entre autres, dans une annonce
pour les cigarettes Gitane (9)13, l'emblème de la marque – la célèbre gitane
– est hypertrophié de façon à envahir la quasi-totalité de l'image. De son
côté, le montage analogique de l'image peut encore contribuer à une
perception hyperbolique. Ainsi dans une annonce pour la Honda Civic (10)14,
la voiture figurée prend la forme d'un énorme bloc de glace qui se détache
sur un fond bleu uniforme. À cela s'ajoutent des montages iconiques
paradoxaux, comme dans une publicité pour les céréales Coco Pops de
Kellogg's (11)15 dans laquelle le grossissement visuel de la paille
représentée lui permet d'absorber une vache.
Par ailleurs, les hyperboles langagières et iconiques interfèrent
fréquemment dans une même annonce. Par exemple en (10), montrée
hyperboliquement dans l'image, la climatisation de la Honda Civic est en
même temps dite hyperboliquement dans le slogan ("Civic climatisée, le
plaisir de l'ultra frais"), illustration et texte concourant à la reconnaissance
d'une même configuration rhétorique globale. Par contre, en (11), le slogan
("Coco Pops Paille de Kellogg's, la première céréale qui a soif de lait") se
borne à éclairer et à réajuster métonymiquement, selon un transfert

11
Cette variante hyperbolique rejoint l'argumentation par dissociation au sens de Perelman et
Olbrechts-Tyteca (1988).
12
L'Express, 13-05-1998.
13
VSD, 17-11-1991.
14
Le Point, 14-07-2000.
15
L'Hebdo, 11-04-2008.
116 La réception de l'hyperbole publicitaire

Produit/Source animale, l'hyperbolisation de l'image. Mais il arrive aussi


que le texte publicitaire incite à lire l'hyperbole iconique comme une
représentation hyperbolique purement imaginaire, à l'instar du chameau
élongé de l'annonce Toyota (8):
Difficile de savoir exactement en présence de quel animal extraordinaire nous nous
trouvons ici. Il s'agit sans doute d'un mutant génétique monstrueux, créé de toute
pièce, à force de dosages, de manipulations, d'éprouvettes, d'expériences, d'échecs
et de recommencements, nécessaires à l'élaboration animale d'un tel véhicule
étrange. Alors que l'équivalent mécanique fut tellement simple à concevoir. Il
s'appelle LJ 70 et c'est une 4 x 4 à cinq places.

2.3 Une réception hyperbolique floue


En dépit de l'aisance apparente qu'on a eu à reconnaître les configurations
hyperboliques précédentes, la réception des hyperboles publicitaires est
souvent floue si on les examine plus attentivement. Certes, on peut
identifier des hyperboles publicitaires qui correspondent à la définition
canonique de cette figure16, comme dans l'annonce suivante:
(12) Rover Série 200. Elle est au-delà du réel.
En version essence, Diesel ou Turbo Diesel, la Rover Série 200 offre des
performances au-delà de ce que vous pouviez imaginer: 67 à 200 ch CEE, 16
soupapes (modèles essence), suspension multibras, 4 roues indépendantes.
Dans tous les domaines – motorisation, fiabilité et comportement routier –
l'avance technologique de la Rover Série 200 est réellement tangible.
(Le Point, 11-08-1997)

On y remarque d'abord un fragment de discours ("au-delà du réel") qui


semble ostensiblement intensif par rapport aux représentations partagées
dans le domaine automobile. Ce décalage énonciatif est suivi d'une
correction ("au-delà de ce que vous pouviez imaginer"), puis d'un
réajustement relativement à la réalité énoncée ("réellement tangible"). Ce
réajustement est toutefois rehaussant, avec diverses connotations qui
enrichissent la description du produit: "fiabilité", "avance technologique"…
Mais indépendamment de cet exemple, les hyperboles publicitaires posent
couramment deux grands problèmes de réception. Le premier tient à
l'ambiguïté interprétative liée à la portée accordée à l'hyperbole par
l'annonceur. En principe, l'hyperbole porte sur le discours à propos d'un
produit promu. Or dans les publicités, on nous donne habituellement
l'impression que l'hyperbole concerne non pas le discours, mais
directement le produit, dans une confusion cratylique entre langage et
référent. Autrement dit, l'hyperbole tend à se déporter du point de vue de

16
Telle qu'on la relève chez Fontanier (1977: 123): "L'hyperbole augmente ou diminue les
choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu'elles sont,
dans la vue, non de tromper, mais d'amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu'elle dit
d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire".
Marc Bonhomme 117

son producteur – et ainsi à s'annuler – sur le produit présenté comme


maximalisé, en ce que ce n'est pas le discours qui paraît par-delà, mais la
réalité du produit. Ce type de stratégie constitue du reste l'une des
conditions de réussite de l'hyperbole publicitaire. En n'étant pas assumée
comme un artifice rhétorique, mais construite comme le reflet d'un produit
qui sort de l'ordinaire, elle gagne en crédibilité auprès du public, même s'il
peut toujours contester le caractère extraordinaire du produit en question.
Cette propension à faire du produit un objet directement hyperbolique est
particulièrement nette à travers deux configurations. D'une part, quand
l'hyperbole est énoncée non pas comme une intensification discursive,
mais comme strictement conforme au réel, ce que proclame la fin de ce
rédactionnel pour la bière Bulmers:
(13) The Lightest Light.
Discover the crisp taste of Bulmers Light. With less than 1% carbs and 15%
fewer calories than the leading light beer, it really is The Lightest Light.
(U Magazine, août 2005)

Ensuite, lorsque le produit est présenté comme supérieur au langage:


(14) La Grèce. Au-delà des mots.
(Office du tourisme grec, Femme actuelle, 14-07-2009)

Dans une telle occurrence, le caractère maximal du produit se traduit par


l'indicible et en conséquence par l'impossibilité de toute hyperbole
langagière.
Un autre problème attaché à la réception des hyperboles publicitaires est
celui du flou fréquent de leurs repères de base et de leur monde de
référence, pour peu qu'ils ne soient pas explicités contextuellement. D'où il
s'avère difficile d'évaluer la nature des configurations perçues parmi les
différents types de discours intensifs. Soit cette annonce pour la boisson
Rivella:
(15) Top qualité. Une technologie très moderne de bouteille, un design parfait et une
mise en valeur rare, telles sont les caractéristiques de la nouvelle bouteille
Rivella 100 cl PET.
(L'Hebdo, 20-12-2001)

Ce rédactionnel laisse la porte ouverte à trois interprétations possibles. On


peut voir ici du discours littéral extrême17 qui dit intensivement ("top
qualité", "parfait") une réalité elle-même exceptionnelle: l'innovation
absolue du produit. Dans ce cas, nous prêtons à l'annonceur une
énonciation propre, non hyperbolique. On peut aussi voir dans cet exemple
une hyperbole appropriée qui amplifie rhétoriquement une réalité
remarquable (l'innovation notable du produit), mais non exceptionnelle, et
dont l'intensification est nécessaire pour communiquer avec pertinence le

17
Pour cette notion, se reporter à Bonhomme (2005).
118 La réception de l'hyperbole publicitaire

caractère singulier de cette réalité. Mais on peut également percevoir dans


cette annonce une hyperbole non appropriée qui maximalise
énonciativement une réalité banale (une certaine innovation dans le
domaine trivial de l'embouteillage), cette réalité ne méritant pas
l'intensification que lui accorde l'énonciateur.

2.4 Une réception hyperbolique réticente


Plus généralement, les intensifications hyperboliques de la publicité sont
facilement interprétées comme des exagérations18 tendancieuses pouvant
induire le public en erreur. Cela explique l'existence de tout un
interdiscours réticent à leur égard, lequel affecte leur réception et revêt
trois formes. En premier lieu, celle de la prévention lorsque la législation
établit des garde-fous contre les exagérations publicitaires non conformes
aux qualités intrinsèques des produits. C'est le cas en France avec la loi
Royer du 27 décembre 1973 contre la publicité mensongère. Dans son
article 44 concernant "les allégations fallacieuses sur les produits", cette
loi cite nommément les hyperboles outrancières comme des procédés
condamnables, même si la jurisprudence est assez tolérante, ce qu'on
observe avec le jugement du tribunal de Paris lors d'un procès contre
Samsonite dans les années 198019:
La publicité attractive se traduit fréquemment par un certain usage de la fantaisie, de
l'hyperbole et manifestation de l'esprit. Cette évolution a nécessairement pour
conséquence de faire reculer les limites du délit de publicité mensongère, dans la
mesure où l'hyperbole publicitaire, dont l'observation quotidienne fournit de
nombreux exemples, ne peut, par son outrance et son exagération, finalement
tromper personne. On ne saurait par ailleurs scléroser la créativité publicitaire en
prohibant la parodie ou l'emphase. (In Biolay, 1986: 79)

L'interdiscours réticent sur l'hyperbole publicitaire prend encore la forme


de la correction, quand les revues de défense des consommateurs
rectifient à la baisse les allégations jugées exagérées de certaines
publicités. Le tableau ci-après synthétise quelques-unes des rectifications
faites par 60 millions de consommateurs (juillet-août 2013) à propos du
niveau de protection affiché de trois crèmes solaires:

18
Si l'intensification constitue le processus définitoire de l'hyperbole, elle est évaluée comme
"exagération" dès qu'intervient un jugement de valeur négatif sur elle.
19
Ce procès fut intenté par la société concurrente Delsey. Pour promouvoir la solidité de ses
valises dans un spot télévisé, Samsonite entreprit de leur faire disputer un match de
football durant lequel les joueurs se présentaient sous la forme de bulldozers et le ballon
sous celle d'une valise Samsonite qui, prétendument incassable, résistait par miracle au
choc de ces derniers. Ce spot déclencha aussitôt une plainte en justice de Delsey qui
accusa Samsonite d'exagération et de publicité mensongère, sous le prétexte que plusieurs
valises avaient été cassées durant le tournage.
Marc Bonhomme 119

Clarins Klorane Mustela


Niveau annoncé par Très haute protection Très haute protection Très haute protection
la marque UVB/UVA UVA SPF, UVB + UVA
Niveau réévalué par Haute protection Haute protection Moyenne protection
la revue

Fig.: Correction d'hyperboles publicitaires par 60 millions de consommateurs

Mais l'interdiscours réticent sur l'hyperbole publicitaire recourt


majoritairement à la dénonciation, comme le montrent les nombreuses
positions critiques à son encontre. Tantôt l'hyperbole est considérée
comme susceptible d'affaiblir le potentiel de persuasion des annonces:
La forme d'excès de langage qu'est l'hyperbole demande à être utilisée avec la plus
grande prudence dans les annonces, sinon outrepassant son but, elle diminue leur
valeur de crédibilité. (Haas, 1988: 251)

Tantôt l'exagération hyperbolique de la publicité est envisagée comme un


modèle négatif qui se répercute sur l'ensemble du langage:
Plusieurs estiment, non sans raisons, que nous avons perdu le sens de la mesure. On
dit à propos du moindre événement que les conséquences en seront immenses, qu'il a
une portée incalculable. Nous sommes sous le règne de l'hyperbole. La réclame
commerciale y contribue au premier chef. (Brunot, 1922: 138)

Tantôt l'hyperbole publicitaire est expressément accusée d'être


fallacieuse, que sa tromperie soit limitée à ses manifestations
métaphoriques: "Les métaphores hyperboliques des publicités offrent la
promesse flatteuse et trompeuse d'un dépassement" (Brune, 1985: 113), ou
qu'elle soit jugée comme indissociable de l'exercice du marketing:
L'objectivité est interdite au réclamier. Il grossit tout, force les couleurs et les
proportions, arroge à son produit la toute première place dans l'échelle des valeurs,
en fait le centre du paysage. Dans sa constante surenchère à travers des hyperboles,
la réclame s'efforce de mentir sans se faire prendre, tandis que l'État s'efforce de
l'empêcher de mentir, sans cependant l'étouffer. (Grandjouan, 1971: 253)

En somme, au vu de telles circonspections, l'hyperbole publicitaire est une


pratique risquée, source d'insécurité, même si elle est inhérente au genre
de la publicité. Cependant, on remarque qu'en général les annonceurs
intègrent proactivement ces réticences dans leurs messages, en
s'efforçant de faire passer avec succès leurs énoncés hyperboliques
auprès d'un public désormais expert en culture publicitaire.

3. Vers une réception réussie des hyperboles publicitaires

La réussite de la communication hyperbolique dépend de deux stratégies


globales mises en œuvre dans les annonces. Comme on le constatera,
celles-là sont en fait opposées, tout en s'avérant complémentaires.
120 La réception de l'hyperbole publicitaire

3.1 Stratégies de naturalisation


Un premier ensemble de stratégies consiste à naturaliser les hyperboles de
façon à les rendre les plus acceptables possibles pour le public. Ces
stratégies se traduisent principalement par trois variantes.

3.1.1 Atténuation des hyperboles par le cotexte

D'un côté, il s'agit d'amortir par le cotexte l'impression d'exagération que


créent les hyperboles afin qu'elles soient davantage recevables. Soit
l'annonce suivante:
(16) Achetez le soleil et la mer.
Avec un étage pour les Balandrins, deux étages pour les Maisons de Pêcheur,
de trois à cinq pièces, chaque maison de Port-Grimaud s'ouvre sur le soleil et la
mer.
(VSD, 14-05-1996)

L'hyperbole à base métonymique perceptible dans le slogan ("Achetez le


soleil et la mer"20) s'y voit reformulée littéralement dans le rédactionnel,
selon une stratégie de rattrapage: "chaque maison […] s'ouvre sur le soleil
et la mer". Dans d'autres occurrences, suite à son insertion au sein d'une
proposition finale, une hyperbole fondée sur une exclusion catégorielle est
présentée comme un but à atteindre, ce qui la rend plausible, et non
comme une assertion catégorique:
(17) Pour qu'une Renault soit plus qu'une voiture.
(Paris Match, 04-01-2008)

D'autres stratégies s'attachent à réévaluer textuellement une hyperbole


iconique préalable. Ainsi, dans l'annonce anti-tabac de l'INPES (7) vue en
2.2, le lecteur est invité par le slogan du bas à réinterpréter et à
déconstruire l'hyperbole apparente de l'image, elle-même confirmée par
l'accroche ("Ici, un non-fumeur a fumé 14757 cigarettes"), en discours
littéral extrême. Ce slogan du bas ("Quand vous fumez à côté d'un non-
fumeur, il fume aussi") infère en effet que ce dernier a bien réellement
inhalé ce nombre considérable de cigarettes figurant résiduellement sur
l'image, mais que l'ensemble des moments passés où il a été confronté au
tabagisme de son entourage est ponctuellement condensé dans
l'instantanéité de l'affiche par le biais d'une analepse iconique21.

20
Le produit à acquérir est ici dénoté et valorisé par son cadre englobant.
21
Caractérisant la narration pour Genette (1972), l'analepse peut être étendue à l'image. Elle
définit toute discordance chronologique sur l'axe de la rétrospection, un fait ou une série de
faits écoulés étant projetés sur le présent.
Marc Bonhomme 121

3.1.2 Justification des hyperboles

D'un autre côté, on observe des annonces qui s'efforcent de justifier les
hyperboles de façon à désamorcer les réticences du lecteur. Une telle
argumentation des énoncés hyperboliques peut s'effectuer en les motivant
par le caractère vraiment remarquable des produits qu'ils qualifient, à
l'instar de la publicité ci-après dans laquelle l'hyperbolisation du slogan
("Monstrueusement suréquipé") est expliquée par un long listing
énumérant les nombreux avantages du véhicule promu:
(18) Mitsubishi Pajero. Monstrueusement suréquipé.
Équipements offerts Pajero XStorm: Sellerie cuir noir / alcantara gris clair –
Barres de toit type aluminium – Intérieur type aluminium avec compteurs
blancs – Calandre type sport – Projecteurs fumés.
Équipements de série Pajero XStorm: Motorisation 3.2 160 ch Turbo Diesel –
Système de navigation à technologie DVD (couverture Europe) – Airbags
frontaux et latéraux – Climatisation automatique – Boîte automatique et
séquentielle – Système actif de contrôle de trajectoire MASC et antipatinage
MATC – Contrôle assisté du frein moteur EBAC – Chargeur 6 CD – Toit ouvrant
électrique – Régulateur de vitesse – Sièges avant chauffants – ABS avec EBD.
(Le Nouvel Observateur, 21-04-2005)

De même, dans une annonce pour les cigarettes Royal, une argumentation
chiffrée de type "quasi-mathématique"22, orientée à la baisse, rend plus
vraisemblable pour le public l'énoncé hyperbolique initial:
(19) La plus légère des légères.
ROYAL. Nicotine: 0,09 mg – Goudrons: 0,9 mg
(Marie Claire, septembre 1992)

Il arrive aussi que les hyperboles publicitaires soient justifiées par des
acteurs hautement compétents sur le produit mis en avant. Soit elles sont
présentées comme une mention de l'opinion d'experts qui leur confère une
fonction d'argument d'autorité, à l'exemple de cette annonce BMW:
(20) BMW 316 i, la meilleure automobile de sa catégorie*.
[+ Rédactionnel]
*Élue meilleure voiture de sa catégorie par les lecteurs de la revue spécialisée
Auto Motor und Sport en 1991, 1992 et 1993.
(Le Nouveau Quotidien, 05-11-1993)

Soit elles sont légitimées par l'avis de scientifiques, à l'image du slogan


"L'eau infiniment" de Lancôme:
(21) Hydrative de Lancôme. L'eau infiniment.
[…] Des tests scientifiques ont mis en évidence cette efficacité unique
d'Hydrative. Ainsi, même quinze jours après l'arrêt du soin, les éléments actifs
de la formule sont toujours présents dans l'épiderme, et la peau est encore
idéalement hydratée.
(Femme pratique, 11-02-2010)

22
Pour ce type d'argumentation, voir Reboul (1991: 172).
122 La réception de l'hyperbole publicitaire

3.1.3 Brouillage des hyperboles

De plus, le lecteur a souvent affaire à des hyperboles rendues difficilement


vérifiables par l'annonceur, ce qui brouille et entrave son jugement sur
leurs exagérations éventuelles. Entre autres, il peut se trouver en face
d'hyperboles rapportées à des univers féériques, comme dans une
publicité pour la Peugeot 307 SW. Son slogan initial apparemment
hyperbolique:
(22) À l'extérieur c'est une voiture. À l'intérieur c'est plus grand.
(Le Nouvel Observateur, 22-09-2006)

se voit en effet illustré par la représentation d'une voiture hybridée avec


une forêt, à l'intérieur de laquelle déambulent les sept nains et le Petit
Poucet des récits de Perrault. Cette illustration par le monde imaginaire du
conte de fée où tout est concevable neutralise de facto l'évaluation du
lecteur quant à la portée excessive du slogan.
Dans d'autres annonces, l'hyperbole opère sur des univers abstraits, à
l'exemple de ce slogan pour les cigarettes Vogue:
(23) Vogue. L'élégantissime légèreté.
(Femme actuelle, 14-08-1992)

Comment mesurer précisément ici des degrés d'intensité, nécessaires à


l'identification d'une hyperbole, avec le concept de légèreté? On rencontre
un problème similaire avec les hyperboles qui reposent sur un superlatif
absolu:
(24) La nouvelle Saab. Très spacieuse. Très sophistiquée.
(Le Point, 30-10-2004)

"Très" par rapport à quoi? La surestimation possible de cet énoncé n'est


pas évidente à déterminer, le propre d'une hyperbole au sens strict étant
d'être relative en fonction d'un repère clair.
Enfin, d'autres hyperboles potentielles permettent simultanément deux
lectures, figurale ou littérale, notamment lorsqu'elles exploitent la
plasticité de l'article défini, comme dans le slogan suivant:
(25) Mercedes. Le camion de l'Afrique.
(Jeune Afrique, 11-03-2000)

Ce slogan peut en effet être appréhendé dans une acception exclusive et


outrancière: "L'unique camion de l'Afrique". Mais on ne saurait en exclure
l'acception limitative et logiquement attendue: "Le camion de l'Afrique
parmi d'autres". Avec une telle ambiguïté interprétative où l'hyperbole se
construit et s'annihile en même temps, l'annonceur est en mesure de
valoriser le produit aux yeux du lecteur, en paraissant simplement le
désigner.
Marc Bonhomme 123

3.2 Stratégies ludiques


Par-delà ces stratégies de naturalisation, on découvre des hyperboles
publicitaires qui, au contraire, exhibent ostensiblement et
métadiscursivement leur exagération, ce qui introduit un clivage ludique,
d'ordre polyphonique23, au sein de leur processus. Dans ce cas, la réussite
de la communication hyperbolique tient aux effets de connivence qu'elle
parvient à susciter chez le lecteur.
Ces stratégies ludiques jouent fréquemment sur l'interdiscours, à l'image
de l'annonce Nike ci-après:
(26) Il était une fois un champion max, qui courait un max de distance, le cœur max
d'espérance. Arrivé aux Jeux max Olympiques, devant des types un max
physiques, il s'est montré un max plus fort pour conquérir un max d'or. […]
Pour rester au max de sa forme, Sergey Bubka fait un max de cross-training
avec ses Air Trainer max, puis il récolte un max de records du monde et donne
un max d'interviews avant de s'alimenter un max et de prendre un max de repos
pour en refaire un max le jour suivant.
NIKE Air
(Actuel, mai 1993)

Cette annonce pastiche, dans un clin d'œil, le sociolecte hyperbolique


branché ("max", "un max"…) de son public-cible, à savoir les jeunes
sportifs recherchant le dernier équipement à la mode24. Mais surtout en
amplifiant mécaniquement une telle formulation jusqu'à saturation, dans
une sur-assertion insistante25, et en créant une dissonance par rapport à la
pratique pertinente de l'hyperbole, elle se transforme en jeu de langage
récursif, propre à engendrer une complicité entre l'annonceur et le public.
D'autres occurrences jouent sur l'interdiscours critique qu'on a relevé à
l'encontre des hyperboles publicitaires. Soit cette annonce Volvo:
(27) On est bien. On est très bien. On est très très bien.
Décidément, on n'a pas beaucoup de vocabulaire.
Nouvelle Volvo S 80.
(Le Figaro Magazine, 31-10-2000)

L'annonceur produit ici un énoncé hyperbolique d'une banalité affligeante,


fondé sur une gradation ("On est bien. […] On est très très bien"), tout en
feignant d'adhérer – en écho et dans une structure dialogique – au
reproche fait à la publicité sur la pauvreté de son langage26 ("Décidément,

23
Ce clivage ludique s'appuie en effet sur une discordance énonciative entre la posture
explicitement non sérieuse de l'instance publicitaire et son point de vue implicitement
sérieux, puisqu'il s'agit toujours d'argumenter commercialement en faveur d'un produit.
24
Plus exactement, on a affaire à un pastiche de style qui imite une parlure particulière: le
langage branché. Pour la forte présence du lexème "max" dans ce dernier, voir Merle (1996).
25
Ce terme étant employé selon l'acception de Rabatel (2012).
26
Pour ce reproche, voir par exemple Cossette (2001: 115-116): "La publicité corrompt les
autres formes de communication de masse. Désormais, il faut […] utiliser un langage
124 La réception de l'hyperbole publicitaire

on n'a pas beaucoup de vocabulaire"). Mais en dépit de sa platitude


extrême, cet énoncé n'en suggère pas moins qu'il est impossible d'exprimer
autrement le concept de confort attaché à la Volvo S 80. Selon une
perspective voisine, l'annonce suivante pour la Golf de Volkswagen joue
avec l'accusation de mensonge faite aux hyperboles publicitaires:
(28) MYTHOMANE (mitoman) adj. et n. – 1900; de mytho- et suff. -mane  Qui est
atteint de mythomanie – Subst. voir fabulateur, menteur. Exemple: "Il m'a dit
qu'il s'était acheté une Golf avec la climatisation de série, l'ABS avec
répartiteur électronique de série et 4 airbags* de série pour 90900 F**, c'est un
mythomane!" (Mascart).
[+ Représentation d’une Golf en perspective axiale, sans arrière-plan]
Une liste d'équipements de série incroyable. VW
* Coussins gonflables de sécurité.
** 13857 euros. Tarif au 10-05-99 de la Golf 1.4 3 portes, AM 99 (hors options). Équipement proposé
sur toutes les Golf berlines produites à partir du 19-04-99. Version présentée: Golf GTI 5 portes.
(Le Point, 19-06-1999)

Dans cette annonce, le slogan hyperbolique en base-line ("Une liste


d'équipements de série incroyable") se voit étayé par une parodie de
l'article "Mythomane" du Petit Robert: "[mitoman]. adj. et n. – 1905; de
mytho- et -mane. Qui est atteint de mythomanie. – N. => fabulateur,
menteur. Abrév. fam. mytho. Elle est un peu mytho. Des mythos"27. Ce
faisant, l'annonceur fait semblant de prendre en charge le point de vue
critique de la doxa sur l'affabulation publicitaire – ce en quoi il va dans le
sens de l'assentiment du public, mais c'est pour démolir aussitôt un tel
point de vue par un point de vue de vérité asserté en notes, au bas de
l'annonce, chiffres à l'appui, sur les données et les équipements du
véhicule présenté.
Une autre stratégie ludique, plus radicale, consiste à jouer non plus sur
certains préjugés contre la publicité et ses hyperboles, mais sur le
fonctionnement même de celles-ci, en le caricaturant. Un bon exemple en
est fourni par les campagnes Swissmilk promouvant la consommation du
lait:
(29) [+ Représentation d’une vache renversée par terre et tenant un tracteur au bout
de ses pattes afin qu’un paysan, figuré à droite, lui change une roue]
Le lait fortifie les os.
Avec du lait, on devient grand et fort. Et on le reste aussi. En effet, le calcium
contenu dans le lait contribue, chez les jeunes comme chez les moins jeunes, à

simpliste, faire court et répéter, généralement en exagérant. […] La publicité recourt au


français fondamental qui rassemble les 3000 mots les plus connus et les plus polyvalents".
La position de Cossette rappelle celle d'Etiemble (1973: 251): "Dans la publicité, […] articles
et prépositions disparaissent, le verbe n'est plus qu'une sorte de copule, et la phrase se
réduit au substantif et à l'adjectif. Jadis apte à décomposer et analyser le réel, la langue
française devient une langue synthétique. […] La phrase se réduit au mot et le mot à l'objet".
27
La parodie se définit comme "la transformation ludique d'une occurrence-source"
(Bonhomme, 2006: 168). Dans cette parodie publicitaire la transformation est minimale,
puisqu'elle porte essentiellement sur les exemples.
Marc Bonhomme 125

former et à conserver des os sains. Si vous souhaitez être toute votre vie aussi
fort que Lovely, vous devriez prendre chaque jour trois portions de lait ou de
produits laitiers. Par exemple: 1 verre de lait, 1 gobelet de yoghourt et 1
morceau de fromage. Vous trouverez de plus amples informations alimentaires
sous www.swissmilk.ch.
(L'Illustré, 19-06-2011)

Sur l'image représentée, l'effet de caricature provient de l'exagération du


processus hyperbolique à un degré qui contredit la réalité, selon la variante
de l'hyperbole qu'est l'adynaton28: une vache ne saurait porter un tracteur à
bout de pattes. Pourtant, cette publicité et les campagnes Swissmilk
rencontrent un grand succès auprès du public suisse, comme l'indiquent
les commentaires positifs qu'elles suscitent sur Internet. Ce succès est
indissociable de l'engouement provoqué par la saga autour de la vache
dénommée Lovely dans laquelle ces publicités s'intègrent, en révélant les
exploits de ladite vache au moyen d'adynaton ingénieux29. Ce succès est
également dû à l'empathie affective très forte du public suisse envers les
vaches érigées en véritable emblème30, laquelle est précisément exploitée
par cette annonce. Mais ce succès tient avant tout au fait que, malgré son
outrance, ce montage iconique invraisemblable visualise parfaitement par
une métonymie de la source animale pour le produit le concept de
l'annonce: le lait rend fort.

4. Conclusion
Au terme de cette étude, on se rend compte que si l'hyperbole constitue un
processus incontournable de la communication publicitaire, sa réception
s'avère finalement délicate. D'abord, tout en reposant sur une même
matrice sous-jacente: celle de l'intensification, ses manifestations sont
très diversifiées, qu'elles donnent lieu à des réalisations iconiques ou
langagières, principalement dans les slogans. Ensuite, on manque souvent
des repères nécessaires pour calculer ses effets, le discours intensif de la
publicité débordant l'hyperbole stricto sensu, en particulier lorsqu'il revêt
des formes extrêmes non forcément figurales. Enfin, les annonceurs
manipulent les configurations hyperboliques au gré de leurs objectifs, soit
en entremêlant discours hyperbolique et produit hyperbolisé, soit en

28
"Dans ce cas d'hyperbole, l'exagération est telle que l'énoncé ne peut avoir de valeur de
vérité, sauf si l'on est dans le fantastique ou le merveilleux, univers qui échappent à la
logique" (Fromilhague, 1995: 116).
29
Parmi ces exploits, mentionnons la vache Lovely équilibriste sur un seau (L'Hebdo, 14-07-
2008) ou formant une pyramide animale avec un âne, un chien, un chat et un coq sur le dos
(L'Illustré, 11-08-2010).
30
Sans parler de la vache Milka créée par la firme Suchard à Neuchâtel, pensons aux
multiples représentations folkloriques (tapisseries, cartes postales, tableaux…) de montées
à l'alpage ou de scènes rurales et alpines dont les vaches sont les héroïnes en Suisse.
126 La réception de l'hyperbole publicitaire

brouillant l'interprétation des hyperboles pour les rendre plus efficaces,


soit au contraire en les exacerbant dans une mise en relief métadiscursive
à visée ludique. Quoi qu'il en soit, la publicité nous confirme que
l'hyperbole est de nature pragmatique, conditionnée par la malléabilité du
genre publicitaire et par l'interaction toujours périlleuse entre des
annonceurs qui doivent valoriser leurs produits et un public de plus en plus
critique.

Bibliographie

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 129-151

L'hyperbole performée: remarques à partir d'un


corpus d'entretiens politiques

Ruggero DRUETTA
Université de Turin

Dieser Artikel analysiert die verbalen, prosodischen und gestischen Aspekte der
Hyperbel in mediatisierten politischen Diskussionen, die aufgrund ihres stark
kodifizierten Rahmens als Untersuchungsgegenstand ausgewählt wurden. Die
Betrachtung der verschiedenen hyperbolischen Performanzniveaus und deren
Verhältnisse untereinander erlaubt es, die markanten Unterschiede zwischen der
übertreibenden und der nicht-übertreibenden Rede zu erkennen. Im Übrigen werden
wir die auf der Performanzebene bemerkbaren Unterschiede zwischen dem in der
politischen Diskussion beliebten Euphemismus und der Hyperbel deutlich
wahrnehmen. Dabei werden wir über die pragmatisch-argumentative Verwendung der
hyperbolischen Rede in der Politik nachdenken, ebenso wie über gattungsbedingte
Einschränkungen, denen die Einsetzung der Übertreibung unterworfen ist.

1. Introduction

Les entretiens médiatiques des hommes politiques abordent souvent des


sujets sensibles pour l'opinion publique, tout en s'adressant à un auditoire
indifférencié qui ne partage pas forcément leurs positionnements
idéologiques. Dans leur parole, ils doivent donc réussir l'exercice risqué de
mener à la fois une argumentation efficace et polémique vis-à-vis de
l'adversaire et de ménager la sensibilité de leurs destinataires potentiels,
de ne jamais s'emporter, notamment du point de vue verbal. Honorer ce
qu'on pourrait bien qualifier de pacte énonciatif euphémique (le "biais"
dans la terminologie de Léon, 1999) est d'une importance capitale pour la
construction de cet ethos de modération et de retenue qui doit caractériser
la personne qui exerce une fonction politique lorsqu'elle ne s'adresse pas
uniquement à ses partisans, comme elle le ferait lors d'un comice. En effet,
réussir à atténuer les aspérités sur le plan symbolique du langage
constitue une preuve éthique de la capacité du décideur à maîtriser les
problèmes et à les résoudre tout en séparant ses intérêts personnels du
bien de la Nation.
Puisque les moyens de cette double mise en scène – celle du clivage entre
formations idéologiques et celle de la maîtrise de soi-même et des dossiers
– sont langagiers, on s'attendrait à ce que la figure privilégiée dans
l'entretien politique soit l'euphémisme et que l'hyperbole soit proscrite
dans ce genre discursif, ce qui est toutefois démenti par l'analyse des
enregistrements. En effet, l'intérêt argumentatif des hyperboles, qui
offrent des arguments du dépassement (cf. Perelman & Olbrechts-Tyteca,
1958; Perrin, 1990) ou de l'excès (Robrieux, 1993) et qui, de ce fait, se
130 L'hyperbole performée

doublent le plus souvent d'aspects pathémiques, entre en conflit avec les


enjeux éthiques de la parole euphémique et peut, dans certains cas,
s'avérer plus fort, ce qui justifie le non-respect du pacte euphémique de la
part du locuteur.
Or, c'est justement ce conflit entre un cadre "euphémismogène" (Druetta,
2009) et le surgissement hyperbolique qui nous a paru particulièrement
intéressant pour capter quelques-uns des éléments de la spécificité de
cette figure qui empêchent d'y renoncer, y compris dans des contextes
éthiquement délicats. Nous allons donc nous intéresser aux
caractéristiques de l'hyperbole performée, de ce qui se passe lors de la
production d'un énoncé hyperbolique ou pouvant être perçu comme tel.
Cela nous permettra de comprendre, d'une part, si le recours à l'hyperbole
est entouré de précautions dans ce contexte particulier et si, d'autre part,
ces usages risqués et leurs caractéristiques performatives ne nous
permettent pas en retour quelques généralisations au sujet de ce
mécanisme figural en tant que tel.

2. Critères de sélection des segments hyperboliques

La sélection des portions textuelles candidates à l'interprétation


hyperbolique nous oblige à revenir, ne serait-ce que dans une perspective
heuristique, sur le débat théorique autour de l'hyperbole, afin de
déterminer si possible des critères suffisamment objectifs pour
l'identification de ces segments. En effet, s'agissant d'une figure de pensée
à pivot énonciatif (Bonhomme, 2005), elle présente les inconvénients de ce
double statut: figure de pensée, elle se réalise à travers une diversité de
marques linguistiques, y compris d'autres figures de mots ou des
constructions syntaxiques plus complexes (non seulement la superlation,
la métaphore, la comparaison, mais aussi des constructions consécutives,
par exemple); figure à pivot énonciatif, elle encourt le risque permanent
d'une ambiguïté entre l'encodage et le décodage, ce qui met en danger son
"bonheur" communicatif et argumentatif. Bonhomme (2002) distingue à ce
titre au moins quatre valeurs pouvant être assignées à l'hyperbole: le
discours littéral extrême, qui dit intensivement une réalité elle-même
exceptionnelle, l'hyperbole appropriée, amplifiant rhétoriquement une
réalité remarquable, l'hyperbole non appropriée, car s'appliquant à une
réalité banale, et enfin l'hyperbole mensongère. Cette ambiguïté est bien
sûr inhérente à la figure, car elle est fonction du rapport complexe entre le
dire et le vouloir-dire du locuteur, où peut venir se nicher un entrelacs de
points de vue autres qui complique ultérieurement l'analyse, ainsi que du
rapport entre le dire et le référent extraverbal, dont l'accès peut s'avérer
parfois difficile et qui pose crucialement le problème du rapport de la figure
avec la vérité car, en fait, l'hyperbole est très souvent utilisée dans un but
de manipulation ou de persuasion, comme c'est le cas de l'hyperassertion
Ruggero Druetta 131

euphorisante publicitaire, qui joue sur la frontière entre réception littérale


et figurale.
Toute approche heuristique réaliste de l'hyperbole en discours devra dès
lors composer entre ces fluctuations énonciatives et fonctionnelles et la
prise en compte des traits définitoires de la figure.
Selon une définition large, l'hyperbole participe du phénomène général de
l'intensification: c'est l'opinion exprimée par le Groupe μ (1970), par Molinié
(1992) et, plus récemment, par Verine (2008). Romero (2004) partage cette
vision même si elle affine sa description à travers la notion d'impliqués: un
énoncé hyperbolique est un énoncé qui possède une quantité d'impliqués
supérieure à un énoncé non hyperbolique. Son recours aux échelles
argumentatives constitue en fait un pont avec les définitions plus
restrictives, qui incluent la notion de franchissement d'un seuil, ce
franchissement étant généralement indiqué par les mots exagération ou
excès. Nous citerons ici, en guise de prototype de ces définitions, la
formulation bien connue de Dumarsais (1988: 147):
Lorsque nous sommes vivement frappés de quelque idée que nous voulons
représenter, et que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour exprimer
ce que nous voulons dire, nous nous servons de mots qui, à les prendre à la lettre,
vont au-delà de la vérité, et représentent le plus ou le moins, pour faire entendre
quelque excès en grand ou en petit. Ceux qui nous entendent, rabattent de notre
expression ce qu'il en faut rabattre, et il se forme dans leur esprit une idée plus
conforme à celle que nous voulons y exciter que si nous nous étions servis de mots
propres.

Si cette définition contient en germe une axiologisation négative de la


figure (un rapport d'emblée biaisé avec la "vérité" et la référence à l'excès
qui justifie la mise en garde rituelle venant généralement compléter la
présentation de la figure chez les rhétoriciens – cf. Perrin, 1990: 207;
Verine, 2008: 118), elle présente néanmoins l'avantage de mentionner,
quoique en dehors de tout cadre théorique explicite, ce que nous
considérons comme les trois éléments véritablement distinctifs de la figure
et que nous proposons de renommer selon une métaphore métrologique,
pour éviter toute ambiguïté et tout jugement de valeur, l'étalon (la vérité), le
palier (l'excès) et la norme (fixant la distance entre l'étalon et le palier, ou
le point au-delà duquel on peut parler d'excès).
La notion de norme reste assez implicite, derrière des expressions telles
que ce qu'il faut ou conforme; toutefois, lorsqu'il est question
d'expressions intensives et du rapport à des termes ordinaires, il faut bien
supposer l'existence d'une norme pour hiérarchiser ces mots et ces
expressions, pour établir un consensus quant à leur plus ou moins grande
intensité. Cette norme est présente dans toutes les définitions de
l'hyperbole comme si elle allait de soi, comme si elle n'était pas
conflictuelle. Or, l'on sait bien qu'il n'en est rien et qu'il suffit de sortir de la
chasse gardée des hyperboles catachrétiques ou superlatives pour
s'apercevoir que c'est au contraire le lieu d'affrontements, de négociations
132 L'hyperbole performée

et de malentendus continuels: les locuteurs et parfois les théoriciens se


fondent malgré tout sur l'illusion de l'existence du mot juste, pure
dénotation sans connotation, degré zéro de la signifiance, "orthologie"
doxique d'avant la Tour de Babel. Mais ce n'est, bien sûr, qu'une illusion et,
comme la valeur des unités de langage est relationnelle et systémique, il
n'existe pas de mot dépourvu de connotation, ni de degré zéro: chaque
unité entre dans une relation paradigmatique avec d'autres unités
contextuellement interchangeables et, par rapport à celles-ci, il est
possible d'établir une hiérarchie intensive à l'intérieur de laquelle les
différents points de vue discursivement pertinents peuvent déplacer le
curseur de l'étalon et du palier hyperbolique, les deux pouvant coïncider ou
pas avec la norme doxale.
Ce que nous venons de dire montre, d'une part, que la notion de palier
hyperbolique est constitutive de la figure et, d'autre part, que, puisque la
pertinence de cette notion est essentiellement intradiscursive, les
participants à l'interaction ont malgré tout la possibilité de déplacer la
frontière entre l'intensif et l'hyperbolique, en faisant valoir leur statut de
garants ultimes de l'interprétation de leurs propres mots, ce qui est à
l'origine de divergences entre le jugement de l'analyste et l'attitude des
interlocuteurs, aussi bien du point de vue coverbal que séquentiel. Parfois,
en effet, la transcription fait penser davantage à des énoncés simplement
intensifs, alors que le traitement prosodique et gestuel manifeste une
emphase typique du dépassement du palier hyperbolique. Pareillement, on
rencontre des enchaînements faisant état d'une réception hyperbolique1
niée par l'émetteur, qui proteste de sa bonne foi, donc d'un discours littéral
extrême. En (1), par exemple, le politique utilise la métaphore de l'atteinte
aux piliers de la société pour argumenter contre l'action de la gauche au
pouvoir; il est aussitôt épinglé par rien que ça, marquant l'étonnement du
journaliste pour l'hyperassertion autant que pour l'ethos alarmiste, puis, de
façon plus explicite, par un terme ouvertement hyperbolique filant la
métaphore, apocalypse, ce qui ouvre une séquence de négociation, le
politique ne voulant cautionner ni ce terme (je n'ai pas parlé d'apocalypse),
ni l'ethos qui y est relié, le journaliste l'acculant à ses propres mots (ça y
ressemble tout de même):

1
Ce qui correspond aux "hyperboles au sens large" (ou hyperboles de type 2) analysées par
Kerbrat-Orecchioni dans son article de ce volume.
Ruggero Druetta 133

(1) L2 la gauche + froide idéologue sectaire mondialisée a


décidé + euh je le souligne + de euh briser de brader
les uns après les autres les piliers de notre société
c'est aujourd'hui le pilier de la famille ce sera demain
++
L1 rien que ça +++ rien que ça
L2 François Hollande vient de le déclarer le pilier de la
citoyenneté de la nationalité à travers cette folie
absurde du droit de vote + des étrangers eh bien là nous
som- nous sommes là nous peuple de droite pour dire à
cette gauche + qu'il est= en France comme dans le monde
entier des valeurs qui ne se bradent pas + qui ne se
vendent pas qui ne s'achètent pas + qui ne se
marchandent pas et la famille fait partie des valeurs
inialié- inaliénables
L1 pour en rester au mariage après tout nous: nous aurons
en 2017 quatre années de pratique ++ et et si l'a- +
pocalypse que vous prévoyez encore ce matin ne se
réalise pas + peut-être
L2 j'ai pas parlé d'apocalypse
L1 peut-êt- ah: l'écroulement de la société les piliers de
la société
L2 ah ça ça abîme ça abîme profondément + hein des repères
indispensables de la société
L1 ça y ressemble tout de même ++
(G. Peltier, 20-05-2013)

L'analyste, à la fois interprétant parmi d'autres et archi-interprétant


appelé à rendre compte du plus grand nombre d'hypothèses interprétatives
effectuées par les participants à l'interaction (cf. Kerbrat-Orecchioni,
2005), retiendra donc prudemment non seulement les hyperboles
consensuelles (notamment les figures de mots catachrétiques), mais
également tous les énoncés présentant une saillance intensive
contextuellement susceptible d'atteindre le palier hyperbolique,
notamment à la faveur d'indices coverbaux.
Nous considérons comme particulièrement aptes à fournir des saillances
de ce type les indications du très haut degré (superlatifs), mais aussi les
termes indiquant la borne supérieure ou inférieure d'une échelle gradable
(notamment tout et rien):
(2) L2 je pense que cette manifestation est la plus grande
manifestation pacifique de l'histoire de France
(B. Gollnisch, 15-01-2013)
(3) L2 puisque vous avez parlé de civilisation et d'histoire
vous savez n'est-ce-pas pour avoir lu évidemment tous
les anthropologues Françoise Héritier ou: ou d'autres
que euh le mariage ou la filiation ont été très
évolutifs dans l'histoire + dans l'histoire de
l'humanité
(N. Vallaud-Belkacem, 15-01-2013)

Sur un autre registre, les énoncés donnant une représentation


contrefactuelle de la réalité sont de bons candidats aussi, pour peu qu'on
puisse admettre la pertinence d'une lecture intensive, car ils se situent
alors dans le champ d'action de l'adynaton. En (4), le sème /identique/,
134 L'hyperbole performée

introduit par l'adjectif même et des expressions telles que tous les deux
répétées à plusieurs reprises, justifie l'apparition de l'hyperbole jumeaux,
le prototype de l'identité étant la gémellité, le palier hyperbolique étant
ultérieurement dépassé par la sous-catégorie pathologique des siamois:
(4) L2 je considère que ces deux-là font la même politique ils
sont tous les deux pour une Europe fédérale que je tiens
pour responsable + de: la situation dramatique + euh de
la France […] ils sont tous les deux pour une
immigration euh euh ils sont tous les deux pour utiliser
le chômage comme une variable d'ajustement euh pour euh
obtenir une déflation salariale donc par conséquent je
je les tiens pour des jumeaux en quelque sorte de des
siamois même
(M. Le Pen, 18-04-2012)

Les sauts de palier catégoriels que représentent la similitude et la


métaphore peuvent aussi offrir la saillance intensive nécessaire à
l'hyperbole, mais une activation cotextuelle et coverbale peut alors parfois
s'avérer nécessaire: en (5), c'est un accent de focalisation sur combattant
défigeant partiellement la métaphore catachrétique intensive et, en (6), un
geste emphatique des mains signalant iconiquement la saillance intensive
de forcené qui rendent ces segments candidats à une interprétation
hyperbolique qui peut pourtant demeurer inactivée.
(5) L2 pourquoi est-ce que fonder une famille serait un un
caprice c'est souvent un parcours du combattant + pour
ces personnes comme pour tant d'autres d'ailleurs
(N. Vallaud-Belkacem, 15-01-2013)
(6) L2 ça c'est l'esprit de la cinquième république moi je suis
un adepte forcené de la cinquième république et de la
souveraineté du peuple + bon
(H. Guaino, 15-01-2013)

3. Le corpus et les outils d'analyse


Notre corpus se compose d'environ 30 heures d'enregistrements
d'émissions télé et d'émissions radio comportant un enregistrement vidéo
disponible sur le site web de l'antenne. Du point de vue de l'analyse, il
s'agit d'ailleurs des enregistrements les plus intéressants, puisqu'ils sont
réalisés par une caméra fixe, ce qui permet une analyse plus fine de la
composante mimogestuelle des locuteurs politiques2. Par rapport au
corpus de référence, seules 5h30 ont toutefois été retenues comme corpus
de travail: en effet, l'absence totale de segments hyperboliques nous a fait
rejeter une grande partie des enregistrements initialement recueillis, ce qui

2
Il s'agit des émissions L'invité de RTL (radio), Le Talk Orange-Le Figaro (web), Mots croisés
(télé). Une centaine de segments candidats à l'interprétation hyperbolique ont été retenus
au terme du dépouillement.
Ruggero Druetta 135

montre déjà à quel point cette figure ne fait pas partie des procédés les
plus courants chez ces locuteurs.
En ce qui concerne la transcription, dans un souci de lisibilité, nous avons
choisi une transcription orthographique enrichie3 de quelques signes
conventionnels notant les pauses silencieuses et remplies, mais nous
avons renoncé à la ponctuation, pour ne pas projeter les habitudes
orthographiques du phrasé écrit sur l'oral, ce qui aurait peut-être facilité la
lecture des exemples, mais avec des conséquences orthoépiques qui
auraient pu brouiller la perception réelle des énoncés tels qu'ils ont été
produits. Les dimensions prosodique et mimogestuelle ont été traitées et
analysées séparément4 pour être ensuite réunies à la composante
segmentale afin de permettre l'étude de leurs interactions.

4. La disfluence verbale: entassements paradigmatiques et


marqueurs de reformulation

L'"effet brouillon" est assez commun face à des transcriptions d'oral


spontané, car on y trouve les traces de la programmation en temps réel, la
recherche lexicale, les hésitations, bribes, pauses vides et remplies. Il
s'agit de phénomènes opérant au niveau des syntagmes avant que ceux-ci
ne soient intégrés au niveau supérieur de l'énoncé (Blanche-Benveniste,
2003), sans que cela soit perçu comme un élément perturbateur par les
interlocuteurs. Le piétinement paradigmatique peut évidemment concerner
la recherche lexicale banale lorsque le locuteur ne dispose pas du mot pour
nommer la réalité dont il veut parler ou que l'accès référentiel est difficile,
mais aussi lorsqu'il veut parler par figure: dans ce cas, l'effort cognitif
demandé par la recherche et la mise en place d'une figure d'invention,
destinée à être perçue comme saillante par rapport à l'expression
convenue, peut donner lieu à l'augmentation des traces de disfluence et
des signaux à l'adresse de l'interlocuteur, comportant, dans sa forme
maximale, une première occurrence du mot de base, qui ne sera pas retenu
(le reparandum, dans la terminologie de Shriberg, 1994), suivie par un ou
plusieurs mots venant remplacer celui-ci (le repair), éventuellement

3
Les conventions correspondent à des adaptations de celles du GARS/DELIC: transcription
orthographique, sans capitales (sauf pour les noms propres) et sans signes de ponctuation.
L1 désigne conventionnellement le journaliste, L2 la personnalité politique. Les signes
employés dans nos transcriptions sont les suivants: + pause courte; ++ pause longue; les:
allongement vocalique; tr- amorce de mot; c'est= liaison sans enchaînement.
4
La composante prosodique a été analysée grâce au logiciel Praat et au script Prosogram
pour modéliser la perception acoustique de l'auditeur humain, tandis que nous nous
sommes basé sur la grille élaborée par Bouvet et Morel (2002) pour l'analyse de la
composante mimogestuelle. Cf. Druetta (2009) pour de plus amples précisions
méthodologiques.
136 L'hyperbole performée

accompagnés d'un commentaire métalinguistique (marqueur de


reformulation) dans la zone de l'editor. C'est le modèle que nous avions
présenté et appliqué à l'analyse des euphémismes (Druetta, 2009 & 2012)
et qui nous permet également l'observation du côté segmental de la
performance hyperbolique.
De ce point de vue, on remarquera une première différence par rapport aux
stratégies mises en place par les locuteurs euphémisants: ceux-ci
affichent souvent leur recherche lexicale, y compris à travers l'utilisation
de marqueurs métalinguistiques de reformulation, car la production
d'euphémismes est éthiquement valorisée dans l'entretien politique
médiatique alors que, dans la plupart des cas, les segments hyperboliques
ne s'accompagnent pas de disfluences segmentales:
(7) L2 si un référendum était organisé heu il serait perdu ça
veut donc dire que une fois de plus il y a un gouffre et
même une opposition5 entre la représentation nationale +
heu c'est-à-dire le Sénat et l'Assemblée Nationale et
heu la volonté du peuple
(M. Le Pen, 14-01-2013)
(8) L2 est-ce que vous avez eu le sentiment que dans les pays:
comme l'Espagne la Belgique le Canada le Danemark où le
mariage pour les couples de même sexe et l'adoption a
été + euh: a- autorisée est-ce que vous avez eu
l'impression qu'il y a eu un cataclysme anthropologique
ou alors + une remise en cause des bases de l'humanité
(N. Vallaud-Belkacem, 15-01-2013)

À la différence de ce qui se passe avec les euphémismes, rares sont les cas
de disfluence sur l'hyperbole elle-même, comme si le locuteur était bien
assuré de ses propos ou comme s'il voulait afficher un ethos de maîtrise
par rapport au dosage intensif de son expression: en effet, lorsqu'il y a une
disfluence pouvant être rattachée à la recherche lexicale préalable à
l'hyperbole, cette disfluence est le plus souvent tenue à distance, anticipée
de quelques syntagmes par rapport à l'emplacement de l'hyperbole elle-
même, afin d'éviter toute trace d'hésitation sur le syntagme réalisant la
figure, comme on peut l'observer en (9), où l'hyperbole dysphémique
rapports incestueux est précédée à distance par de nombreuses pauses
vides et remplies (les + et les heu), qui tiennent lieu d'une liste
paradigmatique non verbalisée, ainsi que de marqueurs métalinguistiques
de reformulation (je dirais, comment dire), alors que finalement le seul
élément verbalisé de la liste ne sera que le repair final, sur lequel on
n'observe du coup aucune hésitation:

5 On remarque aussi la présence d'une gradation déceptive qui se branche sur l'hyperbole et
dont on ignore pourtant si elle est voulue ou s'il s'agit plus simplement d'une maladresse.
Ruggero Druetta 137

(9) L2 on a un système politique fondé + au sein de la


cinquième république qui heu je dirais heu + heu + heu
++ heu comment dire souligne chaque fois un peu plus les
rapports incestueux + entre le monde politique le monde
de la finance entre + la classe politique d'un côté et
l'argent de l'autre
(O. Besancenot, 05-04-2013)

Comme nous l'avons dit, les marqueurs métalinguistiques de reformulation


(M.R.) permettent entre autres choses de fournir un balisage
supplémentaire de la saillance figurale, facilitant le repérage de la figure
par l'interlocuteur in praesentia ainsi que par les spectateurs in absentia.
Cette propriété est utilisée également, quoique moins fréquemment, par le
locuteur hyperbolisant, comme c'est le cas de j'allais dire en (10), appliqué
à un entassement paradigmatique (E.P.) aboutissant au SN hyperbolique
questions de politique-fiction qualifiant les sujets de l'actualité politique:
(10) L2 les questions que vous avez posées aux deux premiers
invités j'allais dire étaient des des questions de
politique-fiction
(N. Vallaud-Belkacem, 27-05-2013)

Fig. 1: Mise en grille de l'ex. (10)

Revenons pour terminer à l'entassement paradigmatique, dont nous


voudrions signaler une utilisation spécifique à l'hyperbole: il s'agit de
l'entassement sans effacement, engendré par la répétition du même
syntagme ou l'alignement de syntagmes différents, mais où le nouveau
syntagme, au lieu d'effacer le précédent, comme dans le cas de la
recherche lexicale, vient le renforcer, avec un effet d'intensification (cas du
syntagme répété)6 ou de gradation (cumul de syntagmes différents).
L'apport de la prosodie est ici essentiel, car dans le cas de la répétition, il y
a aussi copie de la courbe prosodique, avec profil continuatif ou conclusif
en fin de groupe (11), alors que, dans le cas de la gradation, il y a crescendo
prosodique (12, cf. 1, supra).

6
Ce procédé a un lien avéré avec l'intensification: il peut faire l'objet d'une
grammaticalisation complète (cas du superlatif sémitique) ou partielle, comme c'est le cas
en français de la réduplication adjectivale avec introduction de la préposition de (variante
plus ancienne) ou du groupe de chez (variante de langue "jeune", plus récente): c'est un
artiste, un vrai de vrai; Julien m'énerve grave de chez grave. Vendryes (1921) met la
réduplication intensive sur le compte du langage affectif.
138 L'hyperbole performée

(11) L2 regardez ce qui s'est passé avec la loi Léonetti + sur


une question très sensible qui est celle de la fin de
vie qui normalement aurait dû être au moins aussi
explosive + il a mené une concertation + tous bords
politiques confondus il a pris laissez-moi terminer il a
pris des experts il a pris des experts et tout le monde
l'a dit à l'époque tout le monde l'a dit à l'époque
c'est une leçon de démocratie + là qu'est-ce qui s'est
passé + on a mis de l'huile sur le feu en permanence les
déclarations de M. Valls ont mis de l'huile sur le feu
en permanence
(C. Jouanno, 27-05-2013)

Fig. 2: Tracé prosodique de l'ex. (11)

(12) L2 et j'ajoute + que la gauche + froide idéologue sectaire


mondialisée a décidé + euh je le souligne + de euh
briser de brader les uns après les autres les piliers de
notre société
(G. Peltier, 20-05-2013)

Fig. 3: Tracé prosodique de l'ex. (12)


Ruggero Druetta 139

5. Balisage prosodique de la saillance et corrélats visuels de la


focalisation

Puisque l'oral comporte, en plus de la dimension verbale, une dimension


physique et actionnelle qui est constitutive du caractère interactif de
l'échange, il est important d'aborder cette composante aussi, afin de mieux
comprendre de quelle manière la saillance figurale est signalée et mise en
valeur ou, au contraire, minimisée. Du point de vue du rendement cognitif,
l'intérêt de ces procédés est évident, car l'effort musculaire dépensé à
l'encodage pour signaler la saillance figurale donne alors lieu à un relief
perceptif mesurable en termes acoustiques, qui est censé se traduire en
une saillance cognitive tout aussi importante et argumentativement
efficace lors du décodage. Concernant la prosodie, les outils auxiliaires de
signalement de la saillance figurale le plus souvent utilisés sont ceux qui
marquent un contraste par rapport au fil de l'énoncé:
• l'accent de focalisation sur la syllabe initiale, marqué par
l'augmentation de la fréquence fondamentale (F0), de l'intensité et du
débit;
• la pause, généralement silencieuse, précédant l'hyperbole. Ce
procédé, qui crée une saillance grâce à l'individualisation de l'élément
précédé de la pause, peut aussi accompagner l'accent de
focalisation7;
• le coup de glotte initial, en cas de syntagme à initiale vocalique: il
s'agit d'une consonne occlusive glottale sourde qui interrompt la
sortie de l'air un court moment, après lequel le début du mot a une
allure explosive; la saillance qui en résulte est très forte.
Ces procédés sont de nature acoustique et peuvent donc être perçus et
mesurés à partir du simple enregistrement audio. Toutefois, les
mouvements des organes phonatoires extérieurs (la bouche, les lèvres et la
mâchoire essentiellement), qui par leur plus ou moins grande ouverture ou
tension déterminent la modulation de la saillance prosodique, représentent
par là-même des corrélats visibles de la focalisation. Or, des études isolant
ces composantes de la parole ont montré que les locuteurs sont à 80% en
mesure d'identifier le segment focalisé en se basant uniquement sur les
informations de ces corrélats visuels8, ce qui signifie que lors des

7
L'accent de focalisation entraîne souvent une très courte pause de préparation, qui ne
dépasse généralement pas 4 cs, la fermeture momentanée des organes de phonation
permettant un pic d'intensité lors de leur ouverture.
8
Cf. Dohen et Lœvenbruck (2004a & 2004b), qui identifient comme traits pertinents la
hauteur et la largeur des lèvres (qu'elles combinent en un trait global appelé "aire aux
lèvres") et l'ouverture de la mâchoire.
140 L'hyperbole performée

entretiens télévisés, l'image constitue un complément essentiel du


décodage linguistique, bien avant de représenter un ressort de l'actio et de
l'ethos oratoires, car la présence du corps permet tout à la fois de
désambiguïser et/ou de multiplier la valeur à attribuer aux énoncés
intensifs conformément au projet du locuteur.
Pour en venir à l'analyse d'énoncés concrets, l'ex. (13) illustre le cas de la
pause sans accent de focalisation, permettant à l'hyperbole de prendre son
envol, surtout lorsque le mot employé arrive difficilement à franchir le
palier hyperbolique tout seul, conformément au principe selon lequel il faut
reculer pour mieux avancer. En (13), en réalité, l'énonciateur ménage toute
une série de procédés dilatoires apparentés à la pause avant l'énonciation
de la métaphore hyperbolique fantômes de la république: allongement
vocalique de 17 cs sur ces suivi d'une pause remplie de 24 cs et d'une
pause silencieuse de 14 cs. Au total, la préparation de l'hyperbole, qui
pourrait sous-tendre aussi bien une recherche lexicale non verbalisée
qu'une mise en scène de la saillance, aura donc duré 55 cs au total.
(13) L2 je ne souhaite pas que y compris sur une situation comme
celle-là on ait le droit à ces: euh + fantômes de la
république
(C. Bartolone, 30-01-2013)

Fig. 4: Tracé prosodique de l'ex. (13)

L'ex. (14)9 est intéressant du point de vue segmental et suprasegmental:


d'une part, en effet, il réunit trois occurrences hyperboliques à la suite, ce
qui montre le caractère non ponctuel de l'émergence de la figure, mais sa
dimension s'étendant à l'ensemble de l'énoncé (cf. Narjoux, 2011): il y a
d'abord un superlatif relatif (la plus grande manifestation de l'histoire de
France), suivi d'une hyperbole constituée d'un syntagme paradoxal bâti

9
Cf. (2).
Ruggero Druetta 141

autour d'une métaphore et d'un qualificatif oxymorique (véritable


insurrection pacifique) et enfin d'un attribut hyperbolique (horrifié) que la
répétition contribue à intensifier ultérieurement. D'autre part, on peut bien
observer dans cet énoncé le rôle de l'accent de focalisation et du coup de
glotte, ainsi que la saillance physique qu'ils déterminent: dans l'hyperbole
superlative la plus grande manifestation pacifique, chaque mot présente
un accent de focalisation autonome, plus marqué pour les monosyllabes,
au détriment de l'accent de groupe, ce qui leur donne un grand relief; la
syllabe initiale d'insurrection est prononcée avec une intensité et une F0
beaucoup plus élevées que tout le reste de l'énoncé en général et que la
syllabe finale de ce même mot (accent lexical) en particulier (écart de 3
demi-tons). Le coup de glotte (non visible en tant que tel sur le tracé
prosodique, car il s'agit d'une sourde) se manifeste par une courte pause
de 11 cs précédant la syllabe initiale et la montée rapide de l'intensité.
L'adjectif pacifique présente une copie abaissée de cette même prosodie
de focalisation (pause initiale, accent de focalisation sur la syllabe initiale,
écart de 2 demi-tons par rapport à l'accent lexical). La dernière occurrence
hyperbolique (horrifié), qui sera reprise dans le but d'y adjoindre une
expansion (par le projet gouvernemental), est en dehors du focus principal,
ce qui se reflète sur son balisage: le locuteur produit un coup de glotte sur
la première occurrence, mais pas d'accent de focalisation.
(14) L2 je pense que cette manifestation est la plus grande
manifestation pacifique de l'histoire de France c'est
une véritable insurrection pacifique du peuple de France
qui je pense est heu horrifié mais horrifié par le
projet gouvernemental
(B. Gollnisch, 15-01-2013)

Fig. 5: Tracé prosodique de l'ex. (14)


142 L'hyperbole performée

6. Les éléments mimogestuels dans la performance hyperbolique

Lents ou rapides, maîtrisés ou involontaires, physiologiquement ou


culturellement motivés, les gestes et la corporéité ne sont séparables de
l'énonciation qu'artificiellement lors de processus technologiques
(l'enregistrement, la transmission) ou transsémiotiques (la transcription)
que seule l'habitude a permis de normaliser10. Ils constituent des signaux
pouvant éventuellement corroborer la saillance énonciative déterminée par
les choix lexicaux du locuteur, selon trois modalités différentes:
premièrement, les signes involontaires liés à la programmation énonciative
et à la recherche lexicale, indépendants du type de lexique à instancier et,
a fortiori, de toute figure particulière. Deuxièmement, les gestes de
ponctuation ou d'emphase liés au signalement de saillances énonciatives
locales; troisièmement, les mimiques constituant le transcodage iconique
d'un des aspects du lexème hyperbolique utilisé. Dans les trois cas, il faut
souligner le caractère sous-codifié des signes cinétiques, pour lesquels on
ne peut pas établir de correspondance biunivoque avec un nombre fini de
sens, mais de simples orientations interprétatives11.

6.1 Programmation énonciative


La réponse à des questions non programmées, en dépit de ce que les sujets
d'actualité soient assez prévisibles et que la pratique de rédiger à l'avance
des argumentaires, véritables canevas textuels et argumentatifs12 de la
position discursive et idéologique du parti du locuteur politique, soit
désormais bien installée, mobilise quand même des ressources cognitives
pour la programmation sémantique et argumentative ainsi que pour la
recherche lexicale ponctuelle, ce qui s'accompagne très souvent, au niveau
corporel, par des phases d'autocentrage du locuteur, qui interrompt le lien
visuel avec son interlocuteur, ou s'immobilise pour canaliser son énergie
vers cette activité de prospection et pour reprendre aussitôt ses
mouvements, une fois que celle-ci est aboutie. Si l'immobilisation peut être

10
Cette impression de naturel vient de ce que la séparation correspond en fait aussi à la
différence des centres sensoriels responsables de la gestion de ces informations, ce qui
permet de faire l'expérience naturelle ou pathologique de la séparation entre composante
verbale, préservée en cas de regard détourné ou empêché par un obstacle ou la maladie, et
éléments bucco-mimogestuels, parfois seuls exploitables en cas de brouhaha excessif, de
vitre (dialogue entre personnes à l'intérieur et à l'extérieur d'une pièce ou d'un train), ou de
surdité.
11
L'exception est constituée par un nombre assez limité de gestes faisant l'objet d'une
verbalisation spécifique enregistrée dans les dictionnaires et constituant de ce fait
l'équivalent parfait de signifiants lexicaux: /index vissé sur la tempe/: "il est toqué"; /index
sous l'œil/: "mon œil!", "c'est faux!", etc.
12
Cf. Krieg-Planque (2013).
Ruggero Druetta 143

détectée en creux, par une absence momentanée, plus ou moins saillante,


de mouvements, l'interruption du contact visuel se manifeste quant à elle
au moins de trois manières différentes, soit par le cillement plus fréquent,
soit par le maintien de la fermeture des yeux, plus prolongée que lors du
cillement ordinaire, soit par le détournement du regard, le plus souvent
vers le bas. En (15)13, on observe le détournement du regard et l'absence
presque absolue de mouvements14 jusqu'au moment où un mot censé
atteindre le palier hyperbolique est prononcé (kyrielle); cette trouvaille
libère les mouvements de la locutrice, qui reprend le contact visuel avec
son interlocuteur et dont les mouvements de la tête retrouvent dès lors
plus d'amplitude.
(15) L2 je pense que: euh je ne vois pas comment les Français
pourraient penser autrement compte tenu du fait que dans
les hautes personnalités + que l'on voit tous les jours
à la télévision + il y en a une kyrielle qui ont été
condamnées et qui pourtant continuent + à avoir somme
toute une belle carrière
(M. Le Pen, 11-04-2013)

Fig. 6: Tracé gestuel de l'ex. (15)

En (16), la recherche lexicale détermine de nombreuses interruptions du


contact visuel et la production d'un entassement paradigmatique dans le
parcours d'approximation aboutissant à l'hyperbole (récession – déflation
– dépression – catastrophe), ce qui n'est pas sans produire quelques
marques de disfluence, tandis que les gestes de ponctuation des mains du

13
Dans le tracé gestuel, les gestes sont indiqués au moyen de flèches alignées au texte et
indiquant la direction du mouvement.
14
On remarquera que les seuls mouvements précédant l'hyperbole sont ceux qui portent sur
la désignation du référent destiné à être quantifié par kyrielle.
144 L'hyperbole performée

locuteur sont préservés. On remarquera aussi, du point de vue sémantique,


une discontinuité entre la gradation intensive des trois premiers lexèmes,
encore situés du côté de l'étalon, et l'hyperbole, qui est à proprement
parler hors normes, car le franchissement du palier intensif s'accompagne
ici de l'abandon du sème et de l'isotopie /+humain/15:
(16) L2 l'Europe ne peut pas continuer comme ça elle est + elle
est en elle est en: en récession elle est au bord de la
déflation et même de la dépression et s-: s- nous allons
droit à la catastrophe donc
(H. Guaino, 03-05-2013)

Fig. 7: Tracé gestuel de l'ex. (16)

6.2 Signalement de saillances énonciatives


Si l'on en vient maintenant aux signes volontaires, les passages du discours
sur lesquels l'énonciateur souhaite attirer l'attention de son interlocuteur
et de l'assistance (qui est une composante essentielle, voire
prépondérante, dans ce genre de parole) font l'objet de stratégies de
signalement emphatique lors de la production d'hyperboles, généralement
à l'aide d'un appui intensif de la prosodie, comme nous l'avons signalé plus
haut, mais peuvent également s'accompagner de gestes plus amples, qui
font converger le regard sur le locuteur et ses mimiques, ce qui double la
dimension verbale d'une dimension iconique qui multiplie les effets de
signalement de la saillance verbale pour s'assurer de sa bonne réception et
de son décodage correct, afin de ne pas faire tomber la figure à plat.
L'orateur politique fait généralement preuve d'une bonne maîtrise de ce
code gestuel auxiliaire et le dose à bon escient.

15
Les deux premiers termes (récession et déflation) sont les plus proches de l'étalon
économique sélectionné par le locuteur (Europe est une métonymie pour l'économie de
l'Europe). Avec dépression on franchit un pas vers l'intensification, car il s'agit d'une
métaphore, pourtant usuelle, décrivant un état de l'économie et de ses opérateurs. Dans les
trois cas, on reste dans le domaine des activités humaines et de leurs états d'âme. Avec
catastrophe, on sort de l'isotopie des événements humains pour entrer dans celle des
événements naturels, des forces aveugles et incontrôlables.
Ruggero Druetta 145

6.2.1 Cumul

En (17), le palier hyperbolique est franchi par deux fois, à l'intérieur d'un
énoncé qui se caractérise par l'intensité globale de son expression: une
première fois, par l'utilisation de extrêmement plébiscitées, où le
sémantisme de l'adverbe, redondant, explicite la saillance du verbe; une
deuxième fois, par le métaphorique regorgent, image de trop-plein
réalisant le dépassement hyperbolique. Les saillances sont marquées
prosodiquement par de fortes proéminences mélodiques sur l'ensemble du
groupe accentuel: après un accent de focalisation sur la syllabe initiale de
extrêmement16 et un pic de préparation à 321,2 Hz sur la syllabe finale de
plébiscitées, on enregistre les deux pics absolus de F0 de tout l'énoncé sur
les syllabes finales des groupes accentuels où se situent les hyperboles
(parents: 396 Hz; d'enfants: 372 Hz). L'efficacité du marquage gestuel ne
dépend pas de tel geste particulier mais du caractère convergent et,
partant, extrêmement redondant de l'ensemble, avec des mouvements
simultanés de toutes les parties du haut du corps sur les syntagmes
hyperboliques, ce qui renforce l'emphase prosodique et la saillance
verbale.
(17) L2 vous savez à Paris quatre-vingt-sept pour cent des
femmes travaillent quatre-vingts pour cent des enfants
restent à la cantine donc on a mis quand-même en place
depuis très longtemps des structures qui sont +
extrêmement plébiscitées par les parents + euh nos
centres de loisirs regorgent d'enfants parce que les
parents savent que ce n'est pas une garderie le mercredi
(A. Hidalgo, 22-01-2013)

16
Avec pause préalable, mais sans coup de glotte.
146 L'hyperbole performée

Fig. 8: Tracé prosodique et gestuel de l'ex. (17)

6.2.2 Geste isolé

En (18), l'énonciation du syntagme hyperbolique catachrétique (terrible)


usine à gaz s'accompagne de la production d'un geste spécifique – le
balayage avec la main droite – qui s'ajoute aux mouvements de la tête et
des yeux, mais qui, à la différence de ceux-ci, reste exceptionnel dans la
gestualité du locuteur, donc particulièrement saillant. La volonté
d'atteindre le palier hyperbolique est témoignée par l'application de
l'intensif terrible sur une métaphore dont la valeur hyperbolique ne fait pas
de doute, tandis que l'emphase est soulignée prosodiquement par l'accent
de focalisation sur la syllabe initiale de terrible, précédé d'une très courte
pause silencieuse, et d'une montée de F0 sur la syllabe finale (gaz)17.
(18) L2 en matière de compétitivité on ose faire croire aux
Français qu'on va les améliorer avec ce crédit d'impôt
qui est une terrible usine à gaz comme d'ailleurs on
l'avait dénoncé
(J.-F. Copé, 29-03-2013)

17
Les gestes présentent ici une double fonction. En plus du balisage hyperbolique, dont nous
venons de parler, il faut en effet signaler la scansion des arguments et le marquage thème-
rhème de l'énoncé: le premier mouvement vers le bas de la main droite, s'accompagnant du
soulèvement rapide des sourcils et de la tête sur on ose, signale le début de l'argument; la
baisse simultanée de la tête et du regard sur crédit d'impôt, avec la forte montée de la F0,
marque l'introduction du thème, tandis que le rhème hyperbolique est indiqué par un cumul
d'indices gestuels et prosodiques: accent d'intensité et final, remontée de la tête et du
regard, immobilisation du buste, geste de balayage de la main droite.
Ruggero Druetta 147

Fig. 9: Tracé prosodique et gestuel de l'ex. (18)

6.3 Amplification iconique du lexème


Parmi les gestes volontaires, certains sont associés de façon très
ponctuelle à l'énonciation d'un lexème spécifique afin de manifester la
connotation axiologique que le locuteur associe à son utilisation: rire
connivent, railleur ou ironique, moue de dégoût ou de désapprobation,
regard interrogatif, gonflement des joues et/ou haussement des épaules
exprimant la perplexité ou l'indifférence, etc. Cette démarche semble
convenir particulièrement à l'hyperbole. L'exemple (19) illustre ce type
d'amplification gestuelle: comme plusieurs locuteurs qui ont pris la parole
avant elle ont soutenu des points de vue opposés à la procréation
médicalement assistée et se trouvant dans l'impossibilité de leur opposer
une argumentation individuelle, la locutrice fait le choix de les rejeter hors
du champ du politiquement correct en qualifiant à la fois hyperboliquement
et dysphémiquement leur argumentation de diabolisation de l'objet du
discours. Le caractère "monstrueux" de ce mot et de l'opération qu'il
connote est rendu au niveau mimique par le plissement des yeux qui
accompagne de manière très circonscrite son énonciation et qui devient
ainsi le corrélat iconique de l'hyperbole, comme si elle avait quelque chose
d'aigre dans la bouche et que cela lui répugnait d'avoir à le prononcer18:

18
Les images correspondent aux syllabes en italiques.
148 L'hyperbole performée

(19) L2 juste une chose parce que je crois qu'on est en train de
diaboliser la procréation médicalement assistée
(N. Vallaud-Belkacem, 27-05-2013)

Fig. 10: Mimiques accompagnant l'énonciation de diaboliser

7. Bilan
Au terme de ce tour d'horizon, il apparaît que, contrairement à ce qu'on
aurait pu attendre, les hommes politiques ne laissent pas leurs hyperboles
au vestiaire des entretiens médiatiques pour les reprendre lorsqu'ils vont
parler à des militants dans des comices, mais que leur utilisation dans ce
contexte semble quand même obéir à quelques contraintes sur le plan
actionnel qui différencient assez nettement cette figure de l'euphémisme,
figure à pivot énonciatif elle aussi, que nous avons étudiée autrefois
(Druetta, 2009 & 2012):
• On relève tout d'abord une prédominance d'hyperboles sans trace
syntagmatique de disfluence, ce qui serait l'indice de la bonne
maîtrise du dosage intensif des choix lexicaux de la part d'un locuteur
qui n'a pas "peur des mots". Cette pauvreté du balisage segmental de
la saillance figurale est compensée par un marquage coverbal
abondant, de type essentiellement emphatique et redondant.
• Si le locuteur semble mettre en œuvre des stratégies pour éviter la
disfluence sur le syntagme hyperbolique, on constate en revanche que
celle-ci se manifeste à d'autres endroits de l'énoncé, notamment dans
le contexte gauche, avec une diffusion et une dilution de ces
phénomènes (amorces, pauses silencieuses et remplies, marqueurs
de reformulation).
• L'observation des entretiens politiques permet enfin de confirmer
empiriquement que l'émergence de l'hyperbole est très rarement un
fait singulier, mais qu'elle s'insère généralement dans un contexte
hyperassertif qui l'annonce. Il est donc fréquent de trouver des termes
intensifs préparant sémantiquement l'hyperbole dans le contexte
gauche de l'énoncé (cf. entre autres l'ex. 16).
Ces contraintes nous permettent en retour de formuler quelques
généralisations sur l'utilisation de cette figure dans le contexte de
Ruggero Druetta 149

l'affrontement politique, qui s'écarte d'autres usages, dits ordinaires, de la


langue:
• Si l'hyperbole, malgré ses risques sur le plan des retombées pour
l'ethos du locuteur, est tout de même utilisée, c'est qu'elle constitue
un moyen argumentatif très fort: à l'opposé des usages ordinaires (par
exemple dans les compliments), où l'hyperbole correspond à une
stratégie de politesse visant l'euphorie communicative, donc la
maximisation des actes qui préservent les faces des interlocuteurs
(les actes anti-menaçants ou anti-FTAs19), l'élément qui est considéré
ici comme pertinent, c'est la notion de frontière20 qui est impliquée par
celle de palier hyperbolique et qui permet la mise en œuvre d'une
argumentation du dépassement (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958).
Cette frontière symbolique sépare l'espace intérieur, celui de l'action
de la personnalité politique, marqué par l'équilibre, la maîtrise de soi
et des dossiers, de l'espace extérieur, celui des adversaires politiques
et des réalités sociales qui n'ont pas encore été prises en charge par
son action, espace marqué par le désordre et où tous les extrêmes
sont réunis. L'orientation argumentative est toutefois de signe
contraire suivant que la démarcation de la frontière s'applique aux
adversaires politiques ou bien aux sujets qui constituent les nouvelles
priorités de l'agenda politique d'après le locuteur. Appliqué aux
adversaires, le dépassement du seuil hyperbolique permet de les
rejeter à l'extérieur de son camp, d'exclure toute connivence avec eux
et de mieux faire valoir ainsi son originalité. Utilisée dans la
qualification des problèmes sociaux, l'argumentation du dépassement
permet de les promouvoir en objets politiques car, du fait même de ce
dépassement, ils deviennent dignes d'entrer dans le champ d'action
du politicien, d'accéder au statut d'objets de son discours. Dans les
deux cas, c'est son ethos qui se trouve corroboré car, d'une part, il se
montre comme un homme intègre et intransigeant qui n'a pas peur
d'afficher ses idées et d'utiliser des mots forts pour dénoncer ce qui
lui semble inacceptable et, d'autre part, parce que cela constitue une
représentation symbolique de sa capacité à reconnaître les problèmes
et à agir avec détermination pour les résoudre.

19
Cf. Kerbrat-Orecchioni (1994).
20
Cette notion est actuellement l'objet d'une réflexion féconde en linguistique, comme en
témoigne entre autres Mellet (2009a). Précisons toutefois que nous n'utilisons pas ce terme
dans l'acception de frontière notionnelle (Mellet, 2009b), mais bien de frontière
argumentative, résultant d'une confrontation dynamique avec d'autres arguments qui n'est
pas sans rappeler les échelles argumentatives de Ducrot (1980).
150 L'hyperbole performée

On en déduit que ces régularités, loin d'être le fruit du hasard, constituent


au contraire le signe de l'existence d'une contrainte d'ordre générique
encadrant l'utilisation des hyperboles dans les entretiens politiques
médiatisés et que toute hyperbole prononcée à l'intérieur de ce cadre qui
n'obéirait pas à ces contraintes encourrait le risque de malheur
argumentatif et éthique.
Par ailleurs, les remarques que nous avons eu l'occasion de faire
concernant le jeu complexe entre sélection lexicale, modulation prosodique
et gestualité corporelle constituent en même temps une mise en garde
puissante contre toute approche réductionniste du fait figural et nous
incitent au contraire à une mise en perspective de l'étude des figures.
Celles-ci doivent être appréhendées dans leur rapport constitutif à la fois
avec les genres de discours qui leur confèrent leur plus ou moins grande
légitimité et dont dépend, en large partie, leur exploitation interprétative,
et, plus largement, avec l'actio oratoire, envisagée comme complément
nécessaire de l'appréhension des faits figuraux, car les aspects concrets
de leur performance sont indissociables de leur mode d'existence21, bien
au-delà du clivage écrit-oral.

Bibliographie

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Bouvet, D. & Morel, M.-A. (2002): Le ballet de la musique et de la parole. Le geste et l'intonation
dans le dialogue oral en français. Paris (Ophrys).
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perceptive visuelle de la focalisation contrastive en français. In: Actes des XXVèmes Journées
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Druetta, R. (2009): Métalangage et prosodie de l'atténuation à l'oral. In: Synergies Italie, numéro
spécial, 95-110.

21
Nous rejoignons là le point de vue de Maingueneau (2002) pour qui, à l'opposé de la
conception rhétorique classique, l'ethos ne doit pas être envisagé simplement comme un
moyen de persuasion, mais comme un élément constitutif de la scène d'énonciation, au
même titre que le matériau linguistique.
Ruggero Druetta 151

— (2012): Gestion des plans verbal et coverbal lors de l'émergence des euphémismes à l'oral:
analyse de quelques stratégies. In: Bonhomme, M., de La Torre, M. & Horak, A. (éds.),
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Ducrot, O. (1980): Les échelles argumentatives. Paris (Minuit).
Dumarsais, C. C. (1988): Des tropes ou des différents sens. Paris (Flammarion).
Groupe μ (1970): Rhétorique générale. Paris (Larousse).
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Maingueneau, D. (2002): Problèmes d'ethos. In: Pratiques, 113-114, 55-67.
Mellet, S. (2009a), (dir.): Cahiers de praxématique, 53, La frontière notionnelle en langue et en
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Molinié, G. (1992): Dictionnaire de rhétorique. Paris (Le Livre de Poche).
Narjoux, C. (2011): La saillance stylistique: la molécule du style? In: Inkova, O. (éd.), Saillance, Vol.
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Robrieux, J.-J. (1993): Éléments de rhétorique et d'argumentation. Paris (Dunod).
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Shriberg, E. (1994): Preliminaries to a theory of speech disfluencies (PhD thesis). Berkeley
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Vendryes, J. (1921): Le langage. Introduction linguistique à l'histoire. Paris (La renaissance du
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Verine, B. (2008): La parole hyperbolique en interaction: une figuralité entre soi-même et même.
In: Langue française, 160, 117-131.

Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 153-169

L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

Fernand DELARUE
Université de Poitiers

Erst nach dem Übergang vom antiken Griechenland zu Rom wird die Hyperbel,
insbesondere in der Rhetorica ad Herennium und bei Cicero, als eine für alle legitime
Strategie definiert und vollständig akzeptiert. Zuvor schienen die Theoretiker durch
die Vorbehalte Aristoteles' gegen diese Figur beeinflusst zu werden. Allerdings basiert
diese Schlussfolgerung auf einer nur kleinen Anzahl von Zeugnissen. Im Römischen
Reich kommt der Hyperbel die besondere Funktion zu, das auszudrücken, was laut
Quintilian "das natürliche Mass übersteigt" und in der griechischen Abhandlung Über
das Erhabene analysiert wird.

Au contraire de ce qui se passe par exemple pour la litote, il ne paraît pas y


avoir de difficulté pour situer l'hyperbole. Bonhomme (2005: 47-48) écrit
que "la définition de l'hyperbole est quasiment la même chez les
rhétoriciens de l'Antiquité et chez les stylisticiens actuels". C'est un fait,
chez les uns comme chez les autres, la figure "consiste en ce que, dans un
discours, on dit plus que la valeur 'véritable' du contenu" (Molinié, 1992:
166). Ὑπερβολή est le substantif correspondant à ὑπερβάλλω, "jeter au-
delà", d'où "dépasser, surpasser": l'hyperbole est dépassement, excès,
exagération.
Retenons cependant "véritable": "l'hyperbole ment, mais non à dessein de
tromper par le mensonge", écrit Quintilien (8, 6, 74). Pour que la
communication soit satisfaisante, une connivence, un pacte d'acceptabilité
est nécessaire entre locuteur et auditeur, reposant sur un socle culturel
commun. Si l'usage de l'hyperbole paraît universel, il n'en va pas de même
pour le niveau de ce qui paraît admissible: on trouve chez tous les
théoriciens "cette recommandation, si singulière à première vue, que
l'hyperbole ne doit pas être excessive"1 (Pernot, 1993: 408). La limite varie
selon l'esprit de l'époque. Cicéron (Phil. 2, 67) accuse en ces termes Marc-
Antoine: "Est-il Charybde aussi vorace? Que dis-je Charybde? Si elle a
existé, ce fut un monstre unique: à peine, par ma foi, l'Océan eût-il pu, à ce
qu'il semble, engloutir tant de choses si dispersées, placées en des lieux si
distants, en aussi peu de temps". Aristote (Rhet. 08 a 25), qui
désapprouvait les orateurs "tonitruants", θορυβοῦντες, eût jugé cette
hyperbole non seulement excessive, mais puérile. Qu'eût pensé à son tour
Cicéron devant l'invraisemblable: Lucain (7, 789-791) présentant, après la

1
Italiques de l'auteur.
154 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

bataille, "les fleuves dont le sang précipite le cours, les cadavres égalant
par leur amas le niveau des hautes collines", Juvénal (6, 656) affirmant qu'à
Rome, désormais, "il n'est point de rue qui n'ait sa Clytemnestre"? Quant
au lecteur actuel, qu'il juge ce que lui-même est prêt à admettre.
Entre le 4e siècle et le 1er ap. J.-C.2, l'hyperbole se fait de plus en plus
audacieuse, le seuil d'acceptabilité s'élève. Pour s'interroger sur la position
des théoriciens, trois périodes se distinguent ainsi naturellement,
imposant un plan chronologique. D'abord les Grecs, à la suite d'Aristote:
jusqu'à quel point admettent-ils l'usage de l'hyperbole comme procédé
rhétorique? Son usage va au contraire de soi à Rome, à la fin de la
république: on verra comment elle est présentée dans la Rhétorique à
Hérennius ou chez Cicéron, le seul de nos auteurs à conjuguer théorie et
pratique. On accordera enfin une importance particulière aux ouvrages du
1er siècle ap. J.-C., l'un grec, le traité Du sublime, l'autre latin, l'Institution
oratoire de Quintilien, en un temps où la littérature (surtout chez les
poètes) présente une véritable inflation de l'expression hyperbolique:
existe-t-il alors, comme le croient certains critiques, un divorce entre
pratique et théorie?

1. La Grèce jusqu'à Auguste

Ce qui est conservé de la rhétorique grecque entre Aristote et les Latins est
fort limité; ce qui concerne l'hyperbole, plus limité encore. Chez Aristote
lui-même, peu de choses: "la théorie de l'hyperbole n'en est chez lui qu'à
ses débuts" (Chiron, 2001: 222, n. 71). Théophraste, son successeur, par
son traité Du style (περὶ λέξεως), compléta et systématisa les indications de
la Rhétorique: il n'en reste que des fragments. On doit passer ensuite à
Démétrios, rhéteur longtemps "méconnu", remis en pleine lumière par
Chiron: celui-ci le situe prudemment, mais avec une bonne vraisemblance,
aux alentours de 100 av. J.-C. Chez Démétrios, bien que la doctrine doive
surtout à Aristote et Théophraste, elle est "fruit de traditions diverses et
parfois rebelles à la synthèse" (Chiron, in Démétrios, 1993: XLVIII). On
tâchera de tirer parti enfin d'une simple mention chez Denys
d'Halicarnasse, bien que celui-ci soit postérieur à Cicéron.
Pas de définition chez ces auteurs. Hyperbolê en effet n'est pas, comme
"hyperbole", un terme uniquement technique: c'est un mot du langage
courant, membre d'une famille, et pouvant (comme en français
"comparaison" ou "apostrophe") alterner avec le verbe correspondant.
Hyperbolê d'autre part, comme "exagération" ou "excès", tend souvent à

2
Pour la période suivante, où l'épidictique, qui ne nous intéressera pas ici, triomphe,
renvoyons à Pernot (1993).
Fernand Delarue 155

être marqué négativement. Ceci est surtout vrai au sein de l'école


péripatéticienne où la rhétorique s'est développée. Aristote écrit, dans
l'Éthique à Nicomaque, que, dans le domaine moral, "quiconque s'y connaît
fuit l'excès (tên hyperbolên) et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et
c'est lui qu'il prend pour objectif" (1106 b 5-6; trad. Bodéüs). Et dans la
Rhétorique même, à propos des biens que l'homme désire: "ce qui n'est
pas en excès (hyperbolê) est un bien et ce qui est plus grand qu'il ne faut un
mal" (63 a 1-2; trad. Chiron). Peut-on pour autant affirmer que "the
Aristotelian tradition seems to have been fairly negatively disposed to the
use of hyperbole" (Anderson, 2000: 123)? Ce sera aux développements
théoriques, toujours éclairés par les exemples, de le dire.

1.1 Aristote, Rhétorique


Aristote ne parle que brièvement et comme incidemment de l'hyperbole
dans la Rhétorique. Le seul développement figure dans une sorte
d'appendice à un chapitre sur les asteia, "raffinements d'expression3".
Ceux-ci sont représentés essentiellement par des métaphores "à succès",
auxquelles sont assimilées les comparaisons. C'est dans ce cadre, et,
semble-t-il, là seulement, que les hyperboles (ou les "exagérations")
peuvent être appréciées: "par exemple à propos d'un homme au visage
tuméfié 'on l'eût pris pour une poignée de mûres'"; ou, avec comparaison,
"avoir les jambes torses comme du persil". Tous les exemples cités avec
approbation ont un caractère comique ou plaisant assez anodin (13 a 21-
29).
Sur les hyperboles "sérieuses", une remarque appelée à un bel avenir: "les
hyperboles ont un caractère juvénile4 car elles manifestent de
l'emportement. C'est la raison pour laquelle on les profère surtout quand
on est en colère" (13 a 30-31). Puis, après une citation d'Homère où Achille
s'emporte contre Agamemnon (Il. 9, 385, 388-389): "aussi sont-elles
inconvenantes dans la bouche d'un homme âgé" (13 b 1). Ainsi en va-t-il
pour l'orateur, car, en prose, "on a beaucoup moins de latitude <que dans
les vers>" (04 b 14): Homère, lui, a raison de faire parler ainsi le jeune
Achille. Sur ses autres hyperboles, Aristote ne se prononce pas. Nous
n'avons aucune raison de penser qu'il ne les admirait pas5.

3
Trad. Chiron. La traduction par "bons mots" (Wartelle) suggère un caractère plaisant en
général étranger aux asteia: Schenkeveld (1994).
4
Meirakiôdês signifie, selon le contexte, "juvénile" ou "puéril". Cf. infra, chez Denys.
5
Le mot n'apparaît pas dans la Poétique: l'emploi homérique de "dix mille" pour "un grand
nombre" (II., 2, 272) est classé comme "métaphore de l'espèce au genre" (57 b 11-13). Dans
la Rhétorique à Alexandre (30 b 9-19), la "sentence par hyperbolê" est une formule fondée
156 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

1.2 Démétrios, Du style


Des développements plus fournis, mais assez déconcertants, figurent dans
le περὶ έρμηνείας, Du style, de Démétrios6. L'ouvrage vaut par maintes
analyses fines et originales: "le plaisir qu'on prend à lire Démétrios tient à
la place prépondérante que tient chez lui le sentiment littéraire" (Patillon,
Préface à Chiron, 2001: 7). La composition paraît bien moins satisfaisante
et, après en avoir étudié les "flottements", Chiron (2001: 57) parle d'une
"improbable bâtisse, faite de morceaux empruntés, qui, au lieu de se
donner achevée, se construit devant nous", tout en ajoutant que, "à la
lecture, c'est plutôt une impression de vie qui se dégage qu'une impression
d'incohérence". La vivacité, le ton personnel sont en effet liés à
l'inconséquence ou la désinvolture avec laquelle les analyses s'enchaînent.
Le cas de l'hyperbole en fournit une belle démonstration, tant est clair ici le
divorce du goût et de la théorie.
Démétrios distingue quatre styles: grand, élégant, simple, véhément, qu'il
étudie successivement, sans séparer comme Aristote prose et vers. Dans la
partie concernant le grand style, une hyperbole du Poète est ainsi
commentée: "Homère, à propos du Cyclope, fait croître constamment
l'hyperbole et même renchérit sur elle, notamment dans ce passage: 'Il ne
ressemblait pas à un homme mangeur de pain, mais à un pic boisé' et, qui
plus est, à un pic qui 'appartiendrait à un massif élevé, se détachant au-
dessus des autres massifs'. Toujours en effet, quelle que soit la grandeur,
les premiers objets évoqués paraissent plus petits si ceux qu'on évoque
ensuite sont plus grands"7. La pertinence de l'analyse ne laisse nul doute
sur l'admiration de Démétrios pour cette hyperbole.
À chaque style cependant correspond, comme une sorte de perversion, un
style fautif: "de même que certains défauts avoisinent certaines qualités
(comme témérité et courage, honte et pudeur), de la même manière, pour
les types de styles, certaines formes vicieuses avoisinent les bonnes"
(114). Ainsi, au grand style, le style froid (τὸ ψυχρόν)8. Et Démétrios de citer
la définition de Théophraste, fidèle au principe du "juste milieu": "est froid
ce qui excède (τὸ ὑπερβάλλον) l'expression adéquate" (fr. 686 Fort.).

sur un "dépassement": "les voleurs me paraissent plus pernicieux que les pillards, parce
que […]".
6
Nous reprenons, outre nombre de traductions, le sigle PH de Chiron.
7
PH 52, citant Od. 9, 190-191 et paraphrasant 192. Même analyse avec d'autres exemples
chez Quintilien (8, 6, 70-72).
8
"Telle la fanfaronnade, telle est, à peu de choses près, la froideur du style; en effet le
fanfaron se glorifie de qualités qu'il ne possède pas: l'auteur qui déploie de la pompe autour
de vétilles semble lui aussi fanfaronner sur des riens" (PH 119). Sur la froideur, Aristote,
Rhet. 05 b 34-06 b 18, repris, PH 116.
Fernand Delarue 157

L'emploi du participe hyperballon (ce qui dépasse) entraîne quasi


mécaniquement l'hyperbolê (le dépassement) dans le domaine de la
froideur: "l'hyperbole est le plus froid des procédés" (124). On n'est
pourtant pas en droit de ramener à cette formule péremptoire la pensée de
Démétrios: "Demetrios is unique in his almost complete rejection of
hyperbole" (Schenkeveld, 1964: 85; cf. Chiron, 2001: 221).
Poursuivons en effet. Démétrios distingue trois types d'hyperboles,
illustrés par des exemples homériques: "l'hyperbole par similitude, comme
'aussi rapides à la course que le vent'; par supériorité, comme 'plus blancs
que neige'; par impossibilité, comme 'de son front heurter le ciel'"9. Il s'agit
d'une division antérieure à lui, puisqu'il conteste "par impossibilité": il y a
en fait, reprend-il, impossibilité dans tous les cas. Et voilà pourquoi
l'hyperbole est froide: "parce qu'elle ressemble à une impossibilité" (125).
La comparaison du Cyclope avec une montagne était donc froide, sans que
Démétrios s'en avisât, ainsi que les exemples qu'il vient de fournir10? Il
décrète dès lors que l'hyperbole relève du comique. Son embarras va
apparaître bientôt. Après quelques formules pittoresques de Sophron
("plus chauve qu'un ciel sans nuages", "mieux portant qu'une citrouille"11),
lui vient à l'esprit une hyperbole de Sappho: "plus d'or que l'or" (fr. 156 L.-
P.). Qu'en faire? "C'est aussi une hyperbole, elle aussi par impossibilité, à
cette différence près que l'impossibilité lui confère de la grâce au lieu de la
froideur" (127, nous soulignons). Miracle du génie: "c'est bien ce qu'il y a de
plus admirable chez Sappho la divine: elle a pris une matière périlleuse par
nature et difficile à réussir et l'a utilisée avec grâce" (127). Froideur
inhérente au procédé ou seulement difficulté et péril?
Les contradictions ne s'arrêtent pas là. Quand il en vient au style "élégant",
Démétrios "récupère" Sappho. De ce style, il avoue ingénument le
caractère hétéroclite: "Le risible et le gracieux différeront donc autant que
Thersite diffère de l'Amour" (163; cf. 128-129)12. Mais il les traite en général
ensemble. Ainsi reprend-il les mêmes exemples d'hyperboles, y incluant
cette fois Sappho (126-127 = 161-162). Est-ce son dernier mot? Non. À
propos du style véhément, de même qu'il oubliait les exemples

9
PH 124, citant Homère, Il. 10, 437 (deux premières citations: les chevaux de Rhésos) et 4,
443 (la Discorde).
10
L'impossibilité, to adunaton, cause de froideur dans le domaine de la pensée, est déjà
apparue auparavant avec un exemple anonyme, comparable, mais indéfendable: "comme
lorsque, à propos du Cyclope lapidant le navire d'Ulysse, on dit 'sur le roc en plein vol
paissaient encore des chèvres'; la froideur vient ici de l'exagération de la pensée et de son
impossibilité" (115). Cf. Sen. Rh., S. 1, 12.
11
PH 127 et 162: Sophron, fr. 108, 34 Kaibel.
12
Cf. Chiron (2001: 42): "depuis la formule la plus heureuse et le mot d'esprit le plus raffiné
jusqu'à la plaisanterie la plus grasse". Un certain esprit d'enjouement constitue l'élément
commun.
158 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

homériques, en parlant du style froid, il oublie la place de l'hyperbole dans


le style élégant, bien que "ces deux styles paraissent totalement opposés"
(258). Nulle réserve en effet sur les brutales boutades de Démade,
contemporain et adversaire de Démosthène, dont la plus justement
fameuse: "Non, Alexandre n'est pas mort, Athéniens: l'odeur de son
cadavre empesterait la terre entière"13. Il y a, déclare-t-il, dans ses
hyperboles, "quelque chose de périlleux et de fort difficile à imiter" (286).
Péril et difficulté de l'hyperbole "sérieuse", telle est la véritable pensée de
Démétrios: ceux qui usent du "grand style" sont particulièrement exposés à
faire "trop grand" et à tomber dans la froideur. Il goûte vivement les
hyperboles d'Homère, de Sappho, de Démade, mais une théorie
péripatéticienne sans doute mal comprise le contraint dans les deux
derniers cas à voir là des exceptions et à considérer que la véritable place
de l'hyperbole est dans le comique ou le gracieux.

1.3 Denys d'Halicarnasse


Denys a sa place ici car, bien que vivant à partir de 30 av. J.-C. à Rome, où il
écrit ses Antiquités romaines, ses catégories rhétoriques demeurent
grecques. On ne saurait taxer d'inconséquence cet esprit bien plus
systématique. Son seul emploi d'hyperbolê dans le sens rhétorique figure,
en mauvaise compagnie, dans le traité sur Lysias14. Celui-ci est opposé à
ses prédécesseurs, parmi lesquels Gorgias, représentant emblématique du
mauvais style pour Denys15: ils "détournaient de leur sens les mots
ordinaires, ils recouraient au tour poétique, introduisant des métaphores
en quantité, des hyperboles et toutes sortes de figures de style"; ils
recherchaient termes et tournures inhabituels et "des innovations de
toutes sortes" (Lys. 3, 3; trad. Aujac). Denys paraît d'abord proche
d'Aristote: l'affectation qu'il condamne comporte nombre de traits
communs avec ce que la Rhétorique appelle froideur (Gorgias est nommé
trois fois dans le chapitre condamnant ce défaut)16. Pourtant le rejet est

13
PH 283; Démade, fr. 53 De Falco; également cité par Plutarque, Phoc., 22, 5. Celui-ci nous
apprend aussi que Théophraste plaçait Démade avant Démosthène: "Comme on lui
demandait ce qu'il pensait de Démosthène en tant qu'orateur, il répondit 'il est digne de la
cité', mais pour Démade: 'il est au-dessus de la cité'" (Plut., Dem., 10, 2). Faudrait-il en
déduire que Théophraste n'était pas si hostile à l'hyperbole?
14
Dans Thuc. 15, 3, il semble s'agir de supériorité (dépassement) sur Thucydide, plutôt que
d'hyperbole.
15
C'est apparemment de Denys que vient l'expression de "figures gorgianiques" (Noël, 1999).
16
Cf. Rhet. 04 a 26-29: "Le style <de la prose> fut d'abord poétique, tel celui de Gorgias.
Encore maintenant la plupart des gens incultes pensent que ceux qui s'expriment ainsi
parlent très bien. Il n'en est rien: le style de la prose et celui de la poésie sont des choses
Fernand Delarue 159

nettement plus strict de traits poétiques dont Aristote préconisait


seulement de ne pas abuser. Les "gorgianismes" sont ailleurs qualifiés
d'enfantillages: parmi "les adjectifs qui reviennent le plus souvent",
meirakiôdês17 (Noël, 1999: 208, n. 71). Faut-il mettre en rapport l'emploi de
cette épithète par Aristote à propos de l'hyperbole et la présence ici de
cette figure? On ne saurait l'affirmer, mais cet emploi unique fait penser
que Denys ne l'apprécie guère.

1.4 Un bilan incertain


Il paraît tentant de tirer une conclusion à partir de ces trois auteurs. On
s'est arrêté plus longuement sur Démétrios, à la fois parce qu'il est seul
conservé pour une période de deux siècles et demi et parce que sa
démarche paraît significative: à une admiration spontanée pour de belles
hyperboles succède chaque fois un recul, une tendance à présenter ces
réussites comme des exceptions. Faut-il penser que l'hyperbole
embarrasse (ce que paraît confirmer la mention isolée de Denys) et qu'on
tend à se replier, à la suite d'Aristote, mais sans distinguer comme lui
éloquence et poésie, sur d'inoffensives hyperboles plaisantes?
Tout n'est sans doute pas illusoire dans cette relative continuité. Mais ce
ne serait là qu'un courant parmi d'autres, au cours de ces siècles, "un
espace si mal balisé" (Chiron, 2001: 17)18, sur lesquels toute hypothèse
demeure fragile. C'est le hasard seul qui, entre nombre d'œuvres, a
préservé le work in progress de Démétrios: un livre apparemment atypique,
ne fût-ce que par la doctrine des quatre styles, dont la notoriété, pour ne
pas parler d'influence, paraît avoir été limitée19. Il est sûr en tout cas que
les deux Romains auxquels on en vient maintenant, formés par des maîtres
grecs, n'ont pas été par eux détournés de l'hyperbole.

2. Rome au dernier siècle de la République

L'esprit change du tout au tout quand on traverse l'Adriatique. En face de la


spéculation et des jugements de valeur, le souci d'efficacité fait de
l'hyperbole un moyen de persuasion parmi d'autres, un outil dans la
panoplie de l'orateur. On ne saurait sur ce point faire de différence entre

différentes". Au reste les poètes aussi ont évolué: "aussi est-il ridicule d'imiter ceux qui
n'utilisent plus eux-mêmes ce mode d'expression" (35-36). De même Quint. 12, 10, 42.
17
Autres adjectifs équivalents, paidariôdês et nearos.
18
Les pages que Chiron (Démétrios, 1993: LVII-LXI; Chiron, 2001: 336-343), à la suite de Costil,
consacre à la rhétorique stoïcienne, sur laquelle on ne sait à peu près rien de précis, ne
nous convainquent pas tout à fait.
19
Chiron (2001: 312-313; 367-370 [Philodème?]; 377-381 [liste des testimonia]).
160 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

l'auteur de la Rhétorique à Hérennius (vers 85) et Cicéron, ni, chez celui-ci,


entre le De oratore (55) et l'Orator (46): dans tous les cas, l'hyperbole ou
une périphrase la désignant de façon stéréotypée a sa place dans une liste
des figures de pensée. Sur ce point, comme sur un certain nombre d'autres
(dont la distinction de trois styles), il faut supposer une source commune,
quelle qu'elle fût20. Les définitions opposant toutes amplification et
rabaissement en indiquent le caractère technique. L'opposition est
importante dans l'éloquence politique ou judiciaire où il s'agit d'évaluer la
gravité d'un délit, les conséquences d'une décision; ailleurs, il n'y a nul
intérêt à différencier "rapide comme le vent" et "lent comme un limaçon"21.
L'ad Herennium (4, 44) fournit à la fois un calque du grec et une définition:
"L'hyperbole (superlatio22) est une expression qui dépasse la vérité, pour
amplifier ou pour rabaisser". Au contraire de Cicéron, l'auteur ajoute une
division (la même que chez Démétrios) et des exemples. L'hyperbole "par
impossibilité" est ici l'hyperbole "exprimée isolément (separatim)": "si nous
maintenons la concorde dans la cité, l'étendue de notre empire se
mesurera d'après le lever et le coucher du soleil" (4, 44). Cicéron, lui,
mentionne "l'exagération et le dépassement de la vérité (ueritatis
supralatio atque traiectio) pour amplifier ou pour rabaisser" (De or. III, 203).
De même, l'orateur "dépassera (supra feret) souvent ce qui est possible"
(Or. 139). On retient saepe, "souvent": l'hyperbole est d'usage courant.
Trois autres mentions d'intérêt inégal, chez Cicéron, compléteront ce bilan.
Au livre II du De oratore, parmi les sources du rire, a été mentionnée
l'hyperbole, "le procédé qui, pour diminuer ou amplifier, pousse
l'extraordinaire jusqu'à l'incroyable". Des deux exemples fournis, citons le
second, un mot de Scipion Émilien adressé à Métellus: "si ta mère avait
accouché une cinquième fois, c'eût été d'un âne" (II, 267). On reconnaît là
l'usage "plaisant" de l'hyperbole, relevé par tous. Deux fois d'autre part,
dans les Partitions oratoires (20 et 53), l'emploi de termes hyperboliques,
uerba supralata, figure parmi les moyens de conférer de l'éclat au style.
Ailleurs enfin, ce n'est pas sans humour que Cicéron évoque son usage du
grandiose et de l'hyperbolique. Dans certaines questions de droit, si le
juriste doit garder quelque réserve, "orateurs et philosophes ont le droit de
faire parler même les choses muettes, de faire sortir les morts des enfers,

20
La connaissance de la Rhétorique d'Aristote par Cicéron paraît singulièrement limitée
(Barnes, 1999: 50-54). Très suggestif, sur l'aspect idéologique et l'influence de l'école de
Pergame pour faire souffler à Rome "a cosmic afflatus", le livre de Hardie (1986: 381; sur le
De republica de Cicéron: 71-76).
21
Cf. Quint., 8, 4, 29: l'hyperbole excède le cadre de l'amplificatio ou de la minutio.
22
Les calques supralatio, superlatio, exsuperatio, superiectio (et les verbes correspondants)
restent confinés dans les traités théoriques. Ailleurs, on use du mot grec: Cic., Fam. 7, 32, 2
(renvoyant au texte du De oratore); Sen., Ben. 7, 23; cf. ici l'exemple des Topiques.
Fernand Delarue 161

d'avancer ce qui est tout à fait impossible, pour amplifier ou pour affaiblir
(c'est ce qui s'appelle ὑπερβολή), et d'accomplir bien d'autres merveilles"
(Top. 45).
Toutes les exagérations paraissent donc permises à l'orateur romain. Son
échelle demeure pourtant celle du monde des hommes. Il appartiendra à
l'ingéniosité du siècle suivant de franchir "les murailles enflammées de ce
monde", flammantia moenia mundi (Lucr. 1, 73), que, sans en avoir ni la
volonté ni la conscience, il respecte encore.

3. Le Haut-Empire

Le principat d'Auguste constitue une période de profonde mutation à la fois


politique, morale et littéraire. Après la disparition des grands poètes
"augustéens" et l'exil d'Ovide, une époque de relative stérilité s'ouvre.
Tandis qu'elle se prolonge plus longuement du côté hellénique, une
littérature neuve s'épanouit à Rome au milieu du 1er siècle. Celle-ci, encore
parfois sottement dévalorisée sous la dénomination de "silver age", a été
longtemps mal acceptée. Nisard (1834: 49) écrivait jadis: "On peut dire que
la décadence arriva brusquement, sans préparation. Elle fondit sur Rome à
l'improviste, apportée par je ne sais quel souffle qui dut venir d'Espagne,
les Sénèque étant de Cordoue". Littérature de l'outrance: Bayet (1965: 339)
parlait, à propos de Lucain, d'"exagérations qui bravent tout naturel et
même tout bon sens". Michel (1994: 111) manifeste un esprit plus ouvert et
plus actuel: "Sénèque et Lucain habitaient un monde surréel qui se tenait
au-delà du goût comme de la vraisemblance".
On ne peut aborder les théoriciens du 1er siècle sans prendre en compte le
caractère hyperbolique de ces productions, où triomphe la notion de
dépassement. Au premier vers de la Pharsale, Lucain déclare vouloir
chanter les "guerres plus que civiles", bella plus quam ciuilia, c'est-à-dire
non seulement universelles, mais cosmiques: le soleil se lève contre son
gré au matin de la bataille (7, 1-6), indice du "très étroit lien analogique
qu'institue Lucain entre l'écroulement de Rome et la catastrophe de
l'univers" (Narducci, 2004: 18). Il fait véritablement volte-face23 lorsque,
dans le Thyeste de Sénèque, Atrée accomplit le forfait propre à épouvanter
les dieux eux-mêmes auquel il aspirait ("que cela soit, qu'il soit, ce crime
sacrilège [nefas], duquel, dieux, vous avez peur", Th. 265-266): faire manger
par son frère Thyeste ses propres enfants. Dans la Thébaïde de Stace,
Jupiter se contente de foudroyer Capanée montant à l'assaut du ciel; mais,

23
Ce thème du recul du soleil, écho du Thyeste de Varius, poète ami de Virgile (Delarue, 1985),
est souvent évoqué par ces poètes: Luc. 1, 543-544; 7, 451-454; Stat., Th. 4, 37-308; Silv. 5,
3, 96-97.
162 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

quand vont s'entretuer les fils d'Œdipe, "combat encore inconnu à la


malheureuse terre" (11, 125-126), il établit une barrière infranchissable de
nuages entre hommes et dieux… À lire maints critiques, la distance
paraîtrait grande entre les analyses théoriques contemporaines et ces
œuvres où la démesure, le cosmique lié à une aspiration à l'illimité, sont
partout.

3.1 La théorie rhétorique: les phantasiai


Deux théoriciens majeurs, apparemment fort différents, encadrent en
quelque sorte la période. Le traité anonyme Du sublime, περὶ ὕψους,
longtemps attribué à Longin, est en général situé aujourd'hui sous le
principat de Tibère (14-37), parfois sous Néron (54-68). Traduit par Boileau,
il n'a cessé de susciter à la fois admiration et perplexité. Quintilien, lui, est
bien connu: avocat et professeur de rhétorique, il a publié vers 96
l'Institutio oratoria, traité d'éducation de l'orateur, de son entrée à l'école
élémentaire à sa mort.
Avant d'en venir à l'hyperbole elle-même, on fera un détour par une notion
qui apparaît dans la rhétorique du 1er siècle ap. J.-C. et qui nous intéresse
directement, celle de phantasia: deux développements aussi neufs
qu'essentiels concernent les phantasiai dans le traité Du sublime, 15, et
chez Quintilien (6, 29-36). C'est seulement dans les travaux récents qu'a
paru une mise au point claire sur ces notions et sur le rapport complexe
avec leur sens philosophique. Avec le pseudo-Longin, la φαντασία devient
"une notion aux confins de la psychologie et de la linguistique, une
imagination capable de concevoir et de transcrire dans le discours même
ce qu'elle n'a pas vu" (Dross, 2010: 101). Le pluriel φαντασίαι désigne plus
concrètement les images ainsi produites, qui "placent sous les yeux" du
récepteur les objets conçus par l'orateur ou le poète: celles-ci possèdent
par là la qualité d'enargeia. Quintilien traduit φαντασίαι par uisiones,
"visions", ἐνάργεια par euidentia, "évidence": il parle de "sortes de rêves
éveillés", uelut uigilantium somnia (6, 30), transmis à l'auditeur ou au
lecteur. "Comme l'évidence philosophique, l'euidentia littéraire provoque
l'asservissement de l'auditeur, pendant rhétorique de la compréhension
philosophique"24 (Dross, 2010: 101).
Le pseudo-Longin distingue l'usage des φαντασίαι chez les poètes et chez
les orateurs – distinction qui permet de comparer son développement avec
celui de Quintilien. La présentation des Furies paraît avoir fourni l'exemple
canonique. Citant l'Oreste d'Euripide, l'auteur commente: "Là, le poète lui-

24
Dans nos travaux antérieurs, nous qualifiions, de façon approximative, les phantasiai
d'"images imaginaires" dotées d'enargeia.
Fernand Delarue 163

même a vu les Érinyes et ce qu'il a conçu par l'imagination, il a contraint, ou


peu s'en faut, l'auditoire aussi à le voir" (15, 2): le but des poètes est le
saisissement (ekplêxis25). Aussi bien "tendent-ils à l'excès dans le
fabuleux, jusqu'à dépasser toute croyance" (15, 8). Alors que les phantasiai
ont, chez eux, un rapport direct avec l'hyperbole, il n'en va pas forcément
ainsi pour l'orateur chez qui "efficacité et vraisemblance" sont
indispensables. Il se ridiculise s'il feint de voir les Érinyes (15, 8); mais la
phantasia permet par exemple d'évoquer de façon convaincante un
meurtre – réel ou fictif26.

3.2 L'hyperbole dans le Sublime


Écrire que le pseudo-Longin traite l'hyperbole "as something that can be
sublime but should not be overdone" (Anderson, 2000: 123), c'est valoriser
l'accessoire aux dépens de l'essentiel. Dans l'introduction du traité,
l'hyperbole est comptée parmi les procédés qui comportent un danger,
mais qui sont aussi à la source des plus grandes beautés (5, 1). Pour
Démétrios, ce danger en réservait en quelque sorte l'usage aux génies. Le
pseudo-Longin, quant à lui, ne cesse de mettre en valeur le défi, le mérite
qui consiste à braver le péril. Partout l'audace, tolma, est présentée de
façon positive: les médiocres "ne s'exposent jamais, n'aspirent pas aux
sommets", tandis que les grands esprits "sont sujets à broncher du fait de
leur grandeur même" (33, 2)27. Le temps des réserves est bien passé.
Boileau (1966: 333) écrit de notre auteur, dans la préface de sa traduction:
"Souvent il fait la figure qu'il enseigne et, en parlant du Sublime, il est lui-
même très sublime". Aussi bien est-ce plus d'une fois par ses propres
hyperboles qu'il célèbre ces "héros" de la littérature (4, 2; 14, 2; 36, 2) qu'il
vénère, Homère, Platon ou Démosthène.
Le plan est annoncé au ch. 8, énumération des cinq sources du sublime:
faculté de concevoir des pensées élevées ("le sublime est la résonance
d'une grande âme", 9, 2), pathétique, figures (16-29), choix des mots et
tropes (30-38), arrangement des mots (39-43). À la fin de la quatrième
partie, un développement dont le début est perdu concerne les hyperboles

25
"Étonnement produit par un coup, d'où épouvante, frayeur" (Bailly); "l'étonnement et la
surprise" (Boileau); "l'étonnement" (Lebègue); "le choc" (Pigeaud).
26
"Je déplore un meurtre. Ne me représenterai-je pas tout ce qui pourrait, de façon
vraisemblable, s'être produit dans la réalité? L'assassin ne s'élancera-t-il pas tout à coup?
L'autre, bloqué, ne va-t-il pas s'épouvanter, crier ou prier ou fuir? celui qui frappe, celui qui
tombe, ne les verrai-je pas? le sang, la pâleur, les gémissements, le dernier soupir enfin de
la victime expirante, tout cela ne se fixera-t-il pas dans l'esprit?" (Quint., 6, 2, 31).
27
Tolma: 32, 4 (audace des métaphores), 38, 4-5 (des hyperboles); cf. parabolos kai
akrosphalês (22, 4), "hardi et risqué", thrasus, "hardi", 32, 3… Un garde-fou préalable: 3, 3.
164 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

de la prose: les meilleures sont celles que le lecteur, entraîné par la tension
et la chaleur du récit, ne remarque pas comme telles. Des exemples
analysés ensuite (38, 3-4), l'un de Thucydide (7, 84, 5), l'autre d'Hérodote (7,
225), retenons une partie du second: lors du combat des Thermopyles, les
Spartiates "se défendirent avec leurs poignards (ceux du moins qui en
avaient encore), avec leurs mains, avec leurs dents". On a parfois refusé
que la mention des dents fût une hyperbole. À tort: pour un Ancien, et
l'auteur est ici très net, un tel détail relève non de la vérité historique, mais
de l'art, tekhnê, ars (Russell, 1964: 171)28. La sobriété du trait contraste
avec l'ampleur des hyperboles cicéroniennes. Et de fait le traité comporte
une comparaison entre Démosthène et Cicéron: au premier les images de la
hauteur (hypsos: élévation, sublime), au Romain, celles de l'étendue
(khusis: épanchement, abondance); la foudre d'un côté, l'incendie qui
dévore tout de l'autre (12, 4). Les mêmes termes se justifient si on compare
le trait fulgurant d'Hérodote à l'anecdote pathétique qui clôt, chez Tite-
Live, historien cicéronien, le tableau du champ de bataille après Cannes
(22, 51, 9)29.
Le développement sur l'hyperbole poétique dans les phantasiai s'ouvre en
cours de phrase après une énorme lacune (9, 4). Il appartient apparemment
à la partie concernant les passions – sans que ces passions soient
dissociées de la grandeur d'âme, cette association inédite étant sans doute
justifiée dans le texte perdu (Dross, 2010: 129-131). Là figurent en
particulier six citations de l'Iliade à propos desquelles on relèvera deux
points.
Vient d'abord une description de la Discorde, Éris, compagne d'Arès:
"Petite d'abord, elle se dresse, puis bientôt de son front s'en va heurter le
ciel, tandis que ses pieds toujours foulent le sol" (Il. 4, 442-443)30. "De son
front heurter le ciel", on l'a vu, était cité par Démétrios (PH, 124) comme
exemple d'hyperbole "par impossibilité". L'effet est tout autre si on
considère l'ensemble. On peut ici s'appuyer sur les brillantes analyses
fournies par Hardie des hyperboles virgiliennes. Hardie (1986: 267-268),
citant Housman qui jugeait que Virgile "soars too near the stars", montre
qu'il ne s'agit pas d'une fantaisie, mais d'"une partie de l'exploration
soutenue des limites ultimes, à la fois supérieures et inférieures, de
l'univers"; ce sont là "les indices d'une toile de fond permanente des

28
Voir chez Quintilien (8, 3, 67-69), à propos des phantasiai, comment un historien décrit la
prise d'une ville.
29
L'auteur évoque aussi l'hyperbole comique: alors que Démétrios dédramatisait l'hyperbole
"sérieuse" en la ramenant au gracieux, il dramatise le rire, "passion dans le plaisant" (38, 6).
30
La citation elle-même figurait dans le texte perdu, mais le commentaire ne laisse aucun
doute à son sujet.
Fernand Delarue 165

actions humaines, un arrière-plan cosmique"31. Le uates, à la fois poète et


prophète, familier avec ce que Hardie (1986) appelle "l'espace
théologique", situe constamment les actions des hommes à l'échelle de
l'univers. Cet espace, le pseudo-Longin l'explore d'une façon qui paraît
systématique dans les trois premiers exemples: hauteur, étendue,
profondeurs. Voici le bond des chevaux d'Héra et Athéna: "Autant d'espace
brumeux se laisse embrasser du regard par l'homme assis sur une guette
qui surveille la mer vineuse, autant d'espace est vite dévoré par les
coursiers hennissants des déesses" (Il. 4, 770-772). Et le critique de laisser
à son tour libre cours à sa propre phantasia: "Il mesure l'étendue de leur
saut à celle de l'univers. Qui donc n'aurait pas raison de s'écrier devant
cette grandeur hyperbolique (διὰ τὴν ὑπερβολὴν τοῦ μεγέθους) que les
coursiers, s'ils voulaient faire un second saut, ne trouveraient plus de place
dans l'univers?" (9, 6). À propos de ce texte et du suivant (au cours de la
Théomachie, Hadès tremble que Poséidon ne découvre son royaume aux
yeux des mortels), l'épithète employée est hyperphuês, "qui dépasse la
nature". Elle convient à tous.
Un commentaire accompagne la description d'Éris: "on pourrait dire que ce
n'est pas tant la mesure d'Éris que celle d'Homère" (9, 4). L'auteur, usant
d'une forme de la figure que Genette a nommée "métalepse narrative"
(Genette, 1972: 244)32, rapproche progressivement le poète de sa fiction
jusqu'à faire de lui un héros homérique. Avec une supplique d'Ajax à Zeus,
modèle de grandeur d'âme dans une nuit "sans issue" (ἄπορος) (17, 645-
647), il montre "comment Homère a coutume de partir du même pas
(συνεμβαίνειν) que ses héros vers la grandeur" (9, 10). Homère enfin, "d'un
souffle favorable (οὔριος, épithète de Zeus)", provoque, attise et partage à
la fois (συνεμπνεῖ) les combats: comme Hector, "il est fou, comme lorsque
Arès brandit sa lance ou comme le feu dévastateur sur la montagne est fou,
dans les fourrés de la forêt profonde; et l'écume naît autour de sa bouche"
(15, 605-608; trad. Pigeaud). Il est la proie d'une folie (μαίνεται), délire de
l'inspiration poétique, enthousiasme (littéralement "possession par un
dieu, theos"). Le verbe initial renvoie à la mania, la folie divine du poète
inspiré, thème platonicien repris dans le traité (9, 11).
Il est tentant de rechercher avec les poètes latins des rapprochements plus
précis, au-delà de la volonté commune de prendre pour mesure l'univers,
en voulant le dépasser encore. Le traité a-t-il influencé les écrivains latins?
C'est l'opinion la plus répandue33. On s'étonne cependant que ni l'auteur ni

31
Cf. Pigeaud (Longin, 1991: 20): "il s'agit de situations limites et radicales. Le sublime en est
la perception".
32
En dernier lieu chez Genette (2004: 14): "transgression délibérée du seuil d'enchâssement".
33
Sur Sénèque, Delarue (2006).
166 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

l'œuvre ne paraissent nulle part mentionnés de façon explicite. Est-il


vraisemblable qu'un traité théorique, fût-il illustré de nombreuses citations
pouvant fournir des modèles, possède un tel pouvoir pour la production
d'œuvres vivantes? Vaut-il mieux penser que l'auteur a admirablement
saisi l'esprit de son temps? Citons pourtant un cas où la similitude des
thèmes est trop flagrante pour ne pas croire à une influence. Il s'agit, dans
la Thébaïde de Stace, de l'invocation des Muses qui annonce l'assaut
contre le ciel de Capanée, le "contempteur des dieux": "Maintenant il me
faut porter Capanée jusqu'au Ciel, support des astres, pour l'affronter: il ne
me suffit plus désormais de chanter selon la tradition commune des poètes
(uatum); c'est un plus fort délire (amentia) qu'il me faut réclamer aux
bosquets d'Aonie; toutes, partagez mon audace (mecum omnes audete),
déesses!" (10, 827-831). Déplacement commun jusqu'à "l'espace
théologique" du héros et, par métalepse, du poète qui le porte, audace,
folie, tous ces thèmes ne peuvent que nous renvoyer au pseudo-Longin.

3.3 L'hyperbole chez Quintilien


On n'attend pas la même ferveur chez Quintilien, dans un ouvrage
pédagogique destiné aux orateurs. Il existe cependant une tendance des
critiques à attribuer à un Quintilien jugé plein de bon sens leurs propres
vues et à assimiler ce qu'il appelle "éloquence corrompue" ou cacozelia à
ce qu'eux-mêmes appellent mauvais goût. On cite volontiers son appel à la
retenue: "si l'hyperbole dépasse toujours la croyance (ultra fidem), elle ne
doit pas dépasser la mesure (ultra modum)" (8, 6, 73). La question demeure
toujours: ni le modus, ni ce qui est ultra, ne sont nettement situés. Et lui-
même, on va le voir, ne paraît pas décidé à si nettement trancher.
Comme dans le Sublime, l'hyperbole occupe la dernière place dans la liste
des tropes (son étude venant de surcroît clore le livre VIII). Place d'honneur
en "clausule", Quintilien le souligne aussitôt: hyperbolen […] summo loco
posui (8, 6, 67); summus désigne à la fois "le dernier" et "le plus haut". Un
comparatif, audacioris ornatus indique en quoi elle l'emporte sur les autres
tropes: par son audace, louée ici comme dans le Sublime. Ainsi a-t-il déjà
cité, dans le même chapitre, des métaphores de Cicéron et de Virgile,
"audacieuses et presque risquées" et par là "d'une exceptionnelle élévation
(sublimitas)" (8, 6, 11)34. L'hyperbole en somme apparaît comme le
souverain des tropes.

34
À Rome, le thème du "beau risque" est familier à ce siècle. Il apparaît chez Ovide à propos
de Phaéthon: "ci-gît Phaéthon, aurige du char paternel: s'il ne le put tenir, grande fut
l'entreprise où il succomba" (Met. 2, 327-328).
Fernand Delarue 167

Elle consiste, dit Quintilien, à "outrer avec convenance la vérité", est haec
decens ueri superiectio (8, 6, 67). L'exemple donné ensuite, hyperbole de
Cicéron adressée à Marc-Antoine, invite à ne pas conférer à decens un sens
trop étroit: "En vomissant, il a recouvert de résidus de nourriture aux
relents de vin son sein et l'estrade tout entière du tribunal"35 (8, 6, 68). Les
analyses du pseudo-Longin permettent de comprendre le mot: l'orateur
dont le but est de convaincre ne saurait se permettre les libertés que se
donnent les poètes contemporains, il n'a pas à voir les Furies. Quintilien
ensuite n'innove ni à propos du classement des hyperboles (8, 6, 68-73), ni
à propos des défauts, sur lesquels il n'insiste guère, "d'autant qu'ils ne
sont ni ignorés ni obscurs" (8, 6, 73-74). La suite est bien plus originale, et
en général moins bien comprise.
Il part d'une constatation: "l'hyperbole est communément employée aussi
par les ignorants et les rustres" (8, 6, 75). Il ne s'agit pas, comme chez
Aristote parlant des jeunes gens, d'opposer au bon usage un usage à
rejeter. Aussi, que nous soulignons, montre qu'il s'agit d'un usage commun
à tous. Il ne parle plus de culture, mais de nature: "apparemment parce
que, par nature, nous avons tous le désir inné (cupiditas insita) d'amplifier
ou de rabaisser et que personne ne se satisfait du vrai" (8, 6, 75). Nous voici
à l'opposé du souci d'une adéquation entre parole et réalité, au cœur de
l'"empire rhétorique". Et la conclusion, où le mot grec retrouve son sens
non technique, ouvre largement la porte à la "démesure" des poètes:
"L'hyperbolê 36 est une vertu, quand la chose dont nous avons à parler
outrepasse la mesure naturelle (naturalem modum excessit). Il est permis
en effet de dire plus, parce que nous ne pouvons dire juste ce qu'il faut et
mieux vaut aller au-delà que rester en deçà (melius ultra quam citra)" (8, 6,
76). Situations rares, a-t-on dit37. La guerre civile, la tyrannie, le défi lancé
au Ciel, tout cela n'outrepasse-t-il pas "la mesure naturelle" – ainsi que le
sacrifice pour la liberté des compagnons de Léonidas38 ou le génie du
Poète? Vltra naturalem modum ne peut que rappeler hyperphuês du
Sublime. Il est des sujets sur lesquels ce sont la modération et la tiédeur
qui sont scandaleuses.

35
Cic., Phil. 2, 63: outre 8, 6, 63, Quintilien cite le passage une dizaine de fois.
36
C'est-à-dire l'"exagération". Traduire par l'"hyperbole" n'a pas de sens: dirait-on que
l'"hyperbate" ou la "synecdoque" est une vertu?
37
"Not a frequent occurrence, his placing suggests" (Hutchinson, 1993: 112): c'est
méconnaître l'importance de la place finale, clausula, dans l'esthétique du temps et dans la
rhétorique en général.
38
Sur l'hyperbole morale, "illustration d'une sagesse dont l'exigence confine à l'irréalisme", à
partir de Sénèque, Ben. 7, 23, 1-2, Dross (2012: 62-63).
168 L'hyperbole d'Aristote à Quintilien

4. Le défi d'Homère

S'il faut maintenant, ainsi qu'il convient dans une conclusion, évaluer le
chemin parcouru à propos de l'hyperbole chez les Anciens, on partira de
deux citations latines. Cicéron rappelle dans le De oratore que "l'éloquence
n'est pas née de la rhétorique, mais la rhétorique de l'éloquence" (1, 146;
cf. 108-109). Et, à l'origine de l'éloquence, figure Homère39: Quintilien en
est encore convaincu, "de même que, selon ses propres paroles, fleuves et
fontaines tirent leur source de l'Océan, il est le modèle et l'inspirateur de
toutes les parties de l'éloquence" (10, 1, 46). La première page conservée
de la littérature occidentale lance déjà comme un défi aussi bien aux
théoriciens qu'aux poètes, associant avec une divine simplicité détails
familiers et espace théologique, divin et épouvante. Chrysès a prié Apollon
de châtier les Grecs. L'archer s'apprête, "les flèches sonnant sur ses
épaules": et il va, "pareil à la nuit", νυκτὶ ἐοικώς (Il. 1, 47).

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39
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Fernand Delarue 169

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 171-182

Le système superlatif dans les contes de fées du


XVIIe siècle

Christine ROUSSEAU
Université Stendhal-Grenoble 3

Die mondänen Feenmärchen, die am Ende des 17. Jahrhunderts erscheinen, erneuern
die ebenso populäre wie traditionelle Märchengattung durch eine stilistische
Verfeinerung, welche auf einer systematischen Verwendung der Hyperbel basiert. Die
unwirklichen Aspekte dieser Märchen werden vor allem durch die markante
Hervorhebung der thaumaturgischen Eigenschaften deutlich, welche die literarischen
Charaktere auszeichnen. Mit anderen Worten wird das Fantastische durch die
offensichtliche stilistische Übertreibung, die eine aktive Lektüre durch einen
aufgeklärten Leser verlangt, entmystifiziert. Letztlich ist festzuhalten, dass die in
Feenmärchen oft vorkommende Hyperbel entscheidend den Heldenstatus
bestimmter Figuren mitprägt und auf sprachwissenschaftlicher Ebene die Arbitrarität
des linguistischen Zeichens verdeutlicht.

Le vocabulaire topique de l'excellence et de la supériorité qui caractérise


l'écriture féerique est régulièrement appuyé par des figures de rhétorique
qui en redoublent le sens. La profusion des procédés de saillance et de
renforcement devient une véritable mise en scène stylistique de l'ornatus
qui touche tous les motifs du conte. Marqueur d'une hyperbole diffuse, la
palette des figures employées par les textes merveilleux participe de la
construction narrative et actancielle en ce qu'elle stigmatise, définit et
confirme personnages, objets, activités, temps ou lieux.
Indicateur générique du fabuleux, l'hyperbole figurée actualise néanmoins
le merveilleux en se jouant des codes et topoï officiels. L'emploi
ostentatoire de l'artifice emphatique exhibe la littérarité et
l'invraisemblance du texte en même temps qu'il les justifie génériquement.
En brandissant ostensiblement l'aspect thaumaturgique des caractères
féeriques, le conte révèle sa nature factice, stéréotypée et conventionnelle.
L'exagération stylistique constitutive du conte, par son usage récurrent et
démonstratif, démystifie le merveilleux en l'affichant et sollicite la lecture
active et édifiante d'un destinataire, co-énonciateur éclairé.
Par le choix d'une construction figurée exemplaire, nous verrons comment
le traitement hyperbolique d'une stylistique grandiloquente et logorrhéique
qui sature les récits féeriques modélise un paradigme de l'excès rhétorique
définitoire et dogmatique qui scénographie les lieux communs du conte et
met en lumière l'arbitraire du signe.
172 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

1. Une figure grammaticale exemplaire de l'hyperbole: le


superlatif

Pour définir quelques éléments de l'hyperbole grammaticale, nous avons


choisi de traiter les moyens de mesure du degré d'intensité appliqué aux
éléments topiques des contes à travers la structure /adverbe + adjectif
qualificatif/, en particulier avec les adverbes plus, si, tant, très, fort et
bien1 en construction superlative.
Le superlatif relatif est formé à partir du comparatif (de supériorité ou
d'infériorité) précédé d'un déterminant défini (le/la/les) dont "l'étalon est
représenté par tous les éléments d'un ensemble, auquel on compare un
élément porteur de la qualité au plus haut ou au plus bas degré", selon la
définition de Denis et Sancier-Chateau (1994: 174). Dans les expressions
que nous avons choisi d'isoler, l'ensemble de référence généralement
donné pour illimité renvoie principalement au plus haut degré. Le superlatif
absolu qui exprime une qualité portée à un très haut degré2 est formé avec
un adverbe intensif (si, tant, très, fort ou bien) antéposé à un adjectif (ou à
un adverbe). Purs outils grammaticaux (ils ne peuvent eux-mêmes être
modifiés en degré), leur utilisation méthodique en fait des éléments à la
limite du préfixe.
Les adverbes de degré qui appuient les adjectifs qualifiants en (re)doublent
le sens; ce sont alors notamment des marqueurs de l'hyperbole des
personnages et en particulier des héros. La lecture des textes permet de
déceler une itération importante, automatique et souvent redondante de
ces syntagmes, dont la fréquence particulière semble proposer une
modélisation topique du plus haut degré.
Dans le système hyperbolique merveilleux, les superlatifs déterminent tous
les motifs du conte, du plus petit objet accessoire, telle "la plus grosse
perle" choisie par la princesse Belle-Étoile dans le conte éponyme pour
remercier un secrétaire (Aulnoy, 2004: 917), aux protagonistes les plus
importants, comme dans Anguillette "le plus grand roi" du pays qui épouse
la sœur de l'héroïne parce qu'elle l'a simplement souhaité (Murat, 2006:
90). Malgré les critiques des contemporains, à l'image de Du Plaisir (cité
par Gevrey, 1988: 87), qui condamne les excès de la qualification et

1
On constate une très grande fréquence d'apparition de ces termes, au premier rang
desquels si fait figure de proue, tant il est présent. Il est un élément systématique, voire un
tic d'écriture hyperbolique. L'adverbe si peut également s'employer en construction
superlative et en corrélation avec une proposition subordonnée de conséquence. Nous
avons choisi de nous intéresser à la partie uniquement superlative (à travers la
qualification), même en corrélation, sans étudier la conséquence qui touche à la syntaxe.
Voir l'analyse des corrélatives intensives dans les contes de Perrault par Heidmann et Adam
(2010).
2
Voir la définition de Riegel, Pellat et Rioul (1997: 361).
Christine Rousseau 173

préconise notamment le "désintéressement" du narrateur, les romanciers


conservent, durant tout le second XVIIe siècle, des habitudes précieuses3
dont les conteurs usent et abusent. L'emploi de tournures hyperboliques,
très courantes notamment dans la mode des portraits littéraires4, est ainsi
particulièrement réinvesti dans le genre merveilleux. L'hyperbole, comme
le souligne Gevrey (1988: 88-89), "distingue le héros sans le faire voir" et a
bonne fortune dans la rhétorique des "nouvelles du temps, qui montrent
tant de princes 'les plus beaux' et 'les mieux faits'". Si l'usage des
superlatifs ne peut seul servir de critère de définition générique par
opposition à une pratique du reste de la littérature contemporaine qui
serait économique, l'application systématique et corrélée à l'ensemble des
autres ressources de l'hyperbole permet d'intégrer les superlatifs comme
moyen de définition intrinsèque et de réemploi des codes en vigueur.

2. Tautologies héroïques

Au premier rang des éléments marqués du récit, le héros de conte est


nécessairement qualifié par des attributions superlatives. Parfois donnée
par un autre personnage, l'évaluation est principalement réalisée par le
narrateur, qui présente un état de fait incontestable pour la fiction
merveilleuse5. La parole narrative donne à voir et explicite les
caractéristiques typiques du héros de conte. Quelques expressions
typiques: dans La Grenouille bienfaisante (Aulnoy, 2004: 685), le prince qui
sort du ventre d'un dragon est nécessairement "un prince le plus beau et le
plus charmant que l'on ait jamais vu"; dans Anguillette (Murat, 2006: 89), le
modèle de l'héroïne avait les cheveux "du plus beau blond du monde"; le
narrateur de Blanche Belle (Perrault et al., 2005: 506) déclare qu'"il n'y
avait jamais eu une personne si parfaite"; l'héroïne de Ricdin-Ricdon
(Lhéritier et al., 2005: 143) "avait le nez dans la plus juste proportion"; et

3
Plantié (1994: 77) évoque "la surabondance des consécutives" que l'on trouve dans Le Grand
Cyrus ou Clélie. Elle donne en exemple l'extrait suivant: "les yeux si doux et attrayants, que
j'advoue n'en avoir jamais veu de semblables. Elle avait la taille si belle, et la façon si pleine
de majesté qu'on pouvait aisément juger qu'elle n'estoit pas née parmy le peuple".
4
Pensons notamment au portrait de M. de Nemours, dépeint dans La Princesse de Clèves de
Mme de La Fayette (1970: 243) comme "l'homme du monde le mieux fait et le plus beau"
avec "un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais
vu qu'à lui seul".
5
Plantin (1985) parle d'"intensifieur discursif" qui convoque une représentation déjà
existante de la superlativité des motifs, cet intensifieur "s'appuyant sur une intensité 'pré-
énonciative', au sens où le degré d'intensité (éventuellement élevé) n'est pas attribué à
l'adjectif ou à l'adverbe du fait de si: cette intensité est rapportée, citée par si, l'attribution
étant le fait d'un acte de discours antérieur à l'énoncé en si. Si marque la pluralité des voix
dans le discours". Appliquée aux contes, la polyphonie de l'intensif si révèle son caractère
épidictique à travers l'éloge ou le blâme des personnages hyperboliques.
174 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

même métamorphosée, l'héroïne de La Chatte blanche (Aulnoy, 2004: 760)


reste "la plus belle petite chatte blanche qui ait jamais été". Le superlatif
établit une évaluation du personnage et de ses qualités qui motive alors la
construction de la catégorie /héros/ dont la classification repose sur le
critère du degré le plus élevé. Quelles que soient donc les qualités
héroïques exhibées, celles-ci sont invariablement présentées de manière
amplifiée afin de singulariser les protagonistes au sein du schéma
actanciel, mais également, et surtout, afin d'en faire les dignes
représentants d'un monde merveilleux idéal, vision d'une pseudo-réalité
aristocrate, supérieure et sublimée.
La superlativité permet la vérification de l'héroïcité des personnages. À
l'ouverture du récit, elle sert de désignateur, comme dans La Princesse
Belle-Étoile et le Prince Chéri (Aulnoy, 2004: 905), où la servante censée
tuer les nouveau-nés de la reine ne peut accomplir le crime à cause de
leurs particularités étonnantes:
[elle] les trouva si merveilleusement beaux, et vit qu'ils marquaient tant de choses
extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur front, qu'elle n'osa porter ses
criminelles mains sur un sang si auguste.6

La grandeur spécifiée, signe du choix plébiscité, déjoue l'agressivité des


opposants et annonce l'héroïcité. À la fin du récit, la superlativité justifie
l'ensemble des péripéties et entérine le statut principal. Le conte Ricdin-
Ricdon (Lhéritier et al., 2005: 189) s'achève sur une scène de recognitio où
la reine retrouve sa fille grâce à sa particulière ressemblance avec le roi.
Afin d'accréditer ses propos, la reine redouble les adverbes d'intensité qui
prennent alors une valeur de véridicité: "Rosanie ressemble si fort au feu
roi mon époux que cette ressemblance seule suffirait pour me convaincre
qu'elle est sa fille"7.
Sur quelques lignes descriptives, un personnage peut totaliser l'ensemble
des marqueurs superlatifs dans un étalage de qualités topiques; un
exemple (Lhéritier et al., 2005: 157-158) parmi les personnages
secondaires (une suivante offerte à Rosanie), signe de la profusion et de la
généralisation du procédé:
Sirène était d'une figure très aimable, et avait l'âme fort généreuse […]. Cette
équitable fille avait la voix si belle et si touchante, et chantait avec tant d'agrément
qu'un avantage si précieux lui avait fait donner le nom de Sirène.8

L'application des adverbes d'intensité à chaque adjectif montre le


rayonnement de l'exceptionnalité qui s'attache à tous les acteurs du conte.

6
Nos italiques.
7
Id.
8
Id.
Christine Rousseau 175

Une fois la qualité distinctive du héros donnée, elle est souvent réitérée au
long du texte. La répétition octroie alors une identité définitive qui confirme
la première occurrence désignative. Ainsi, dans Quiribirini (Perrault et al.,
2005: 575), l'héroïne est "la plus aimable princesse de son temps". Le sème
/amabilité/ immédiatement repris dans la phrase suivante avec "cette
princesse si aimable" singularise le personnage par la reconnaissance de
son caractère. L'adjectif est ensuite attribué deux fois au roi son époux et
deux autres fois au couple, totalisant six occurrences avec trois
constructions superlatives relatives avec plus et trois constructions
superlatives absolues avec si. La répétition filée au long du texte laisse une
empreinte spécifique qui permet la reconnaissance du personnage et
forme un paradigme isotopique définitoire. Les deux personnages ainsi
particularisés s'accordent parfaitement selon leur catégorie héroïque que
le superlatif a marquée et démarquée régulièrement.
Le critère superlatif est donc un moyen de définition, de reconnaissance et
de (s)élection du héros qui apparaît supérieur aux autres personnages.
C'est ce que soulignent Denis et Sancier-Chateau (1994: 175) à propos du
complément du superlatif relatif: "Puisque l'étalon de référence est
constitué de tous les éléments d'un ensemble, il y a donc extraction,
prélèvement (on isole, on soustrait un élément parmi d'autres)". Qualifié
par un superlatif, le héros est donc repéré, extrait et mis à l'écart (en avant)
pour investir pleinement sa fonction privilégiée.
Au seuil du texte, la discrimination du protagoniste est généralement
réalisée par une mention superlative qui le rend unique et le distingue de
son entourage (fratrie, famille, individus de même genre). Ainsi, parmi les
trois sœurs décrites à l'ouverture de La Princesse Belle-Étoile et le Prince
Chéri (Aulnoy, 2004: 898), "la cadette était la plus belle et la plus douce".
De même, dans Le Mouton (Aulnoy, 2004: 407), "la cadette était la plus
aimable et la mieux aimée", et l'héroïne du Petit Chaperon rouge (Perrault
et al., 2005: 199) est "la plus jolie qu'on eût su voir". À partir de ces
énoncés, le lecteur peut immédiatement inférer le rôle prépondérant du
personnage. Le superlatif prend alors la valeur d'un embrayeur actanciel et
narratif, puisque dès sa désignation en tant que héros, le personnage en
assume les fonctions et subit les événements qui lui sont liés.

3. Confirmations génériques

(Dé)marqués par une construction superlative, les motifs textuels


merveilleux sont isolés, différenciés et identifiés comme tels. L'hyperbole
superlative, en scénographiant les lieux communs du genre, exhibe
l'arbitraire du signe, l'invraisemblance du référent et, partant, affiche la
littérarité du conte. Le trait superlatif est ainsi un signe de reconnaissance
de la fiction et du genre, il participe de sa convention, du code revendiqué
et assumé. Comme l'indique Spitzer (1970: 221), les intensifs
176 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

"présupposent la familiarité du lecteur avec la situation". Les diverses


occurrences hyperboliques qui fondent la description des motifs
merveilleux offrent en effet, selon Heidmann et Adam (2010: 260), "une
sorte de reformulation générique ou prototypique du summum" et invitent
le lecteur "à admirer ou à déplorer le caractère exceptionnellement positif
ou négatif de la situation des personnages". Comme la spécificité du conte
réside dans une inventio et une dispositio hyperboliques, les lecteurs
doivent "cautionner la légitimité de la qualification intensive, et par
conséquent l'échelle de valeur impliquée par la narration", pour reprendre
les termes de Seylaz (1980: 49) à propos de Stendhal. Les reproches
d'excès et d'irreprésentabilité, souvent proférés à l'égard des romans
contemporains, sont donc irrecevables dans les contes qui autorisent et
même nécessitent intrinsèquement une hyperbole référentielle.
Cependant, la surenchère9 permanente et étourdissante des superlatifs
hypertrophie les motifs génériques. Dans le conte, l'hyperbole définit le
genre autant que le genre motive l'hyperbole. L'excès qualificatif est un des
attendus lectoriaux: c'est ce qui fait à la fois le charme et la caractéristique
première du récit. Les protagonistes ne peuvent pas être de simples
personnages, mais sont peut-être des personnages simplifiés: un prince,
une princesse déjà promus socialement sont obligatoirement qualifiés par
un superlatif de type "le plus" ou "la plus" (beau, belle, vaillant…); et même
lorsque le qualifiant est ordinaire, le Petit Poucet est le premier de sa
catégorie: il est "le plus jeune" (Perrault et al., 2005: 241). Le héros est donc
distingué par un superlatif (s)électif: le personnage atteint alors
l'archétype. L'hyperbole est donc la mesure des figures du merveilleux et
permet d'en atteindre la vérité10: le héros de conte doit être "le plus". La
superlativité de ses qualités est définitoire, une production générique à la
limite: il est tout excès. En témoigne la présentation du père de Peau d'âne
à l'ouverture du récit (Perrault et al., 2005: 148):
Il était une fois un roi
Le plus grand qui fût sur la Terre,
Aimable en paix, terrible en guerre,
Seul enfin comparable à soi.

Le superlatif initial est conclu par une tautologie réflexive qui enferme le
personnage dans une définition restrictive qui, comme pour le personnage
désigné, se suffit à elle-même.

9
Surenchère endogène, mais aussi exogène: le corpus dans son ensemble propose une
superlativité considérable et extensive. Il est alors à se demander s'il n'y a pas une
surenchère intertextuelle entre les conteurs qui pratiquent collectivement le même genre.
10
Vérité du personnage comme "vérité de la fiction", pour reprendre l'expression de Grivel
(1973: 135) à propos du nom propre qui, selon le critique, "remplit un double usage: sur une
de ses faces il signifie la fiction, sur l'autre il signifie la vérité de la fiction".
Christine Rousseau 177

Le superlatif amplifie et exemplifie le motif et, partant, le confirme


génériquement. Il est un désignateur emphatique11 de ce qui est important
pour la construction féerique. Lorsque, dans le conte éponyme du Chevalier
de Mailly (Perrault et al., 2005: 507), le marquis de Montferrat examine
"lequel de tous les princes qui prétendaient à Blanche Belle était le plus
digne de posséder", il détermine quel sera le partenaire concordant pour
l'héroïne. Le prince appelé doit correspondre aux mêmes critères élitistes
que ceux de la princesse, et c'est naturellement "le plus aimable prince que
le soleil eût jamais éclairé" qui se présente, qui obtient l'accord. Le
superlatif a donc révélé et exhibé le personnage important et l'importance
du personnage. Le texte répond en cela à la définition de Fontanier (1977:
123), pour qui l'hyperbole "augmente ou diminue les choses par excès et les
présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu'elles sont, dans la
vue, non de tromper, mais d'amener à la vérité même, et de fixer, par ce
qu'elle dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire".
La vérité des motifs merveilleux est bien dans leur ampleur, leur profusion,
leur débordement; la superlativité n'en augmente pas la valeur ou la portée,
dans l'espace du conte elle les rend vrais. Pour Fontanier (1977: 124),
"l'hyperbole, en passant la croyance, ne doit pas passer la mesure; […] elle
ne doit pas heurter la vraisemblance, en heurtant la vérité". Dans le conte
de fées, la vraisemblance et la vérité des motifs passent par une
exagération admise, reconnue, qui fonde la croyance au texte. Dans les
contes, il faut croire à l'hyperbole elle-même en tant que mesure du
merveilleux, ce que prônait Quintilien (1840: 167): "L'hyperbole est donc
une beauté, lorsque la chose dont nous parlons est elle-même
extraordinaire; car, en ce cas, on est autorisé à dire plus". Pour dire la
vérité du héros ou de ses satellites, le superlatif offre une évaluation
hyperbolique qui rend compte de leur excès définitoire12.
La surexposition des éléments du conte à la superlativité les conduit ainsi
aux clichés permanents, dont les auteurs jouent et déjouent les artifices.

4. Démystifications merveilleuses

Par un usage fortement démonstratif du superlatif, le conte révèle une


ostentation des procédés merveilleux et en décompose les codes avec
distance.

11
Au sens étymologique rappelé par Macé (2010): l'emphase est un procédé visant à
souligner, montrer ce qui est important.
12
Heidmann et Adam (2010: 258) parlent du caractère "endoxal" des valeurs du conte
modélisées par les intensifs: les motifs du conte se définissent et adviennent selon "un
ordre hyperbolique des choses".
178 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

L'excessivité dans la description héroïque comporte parfois des éléments


saugrenus qui pointent du doigt les habitudes stylistiques stéréotypées,
dont la présence n'a de motivation que conventionnelle. Ainsi, lorsque la
princesse Belle-Étoile, héroïne du conte éponyme (Aulnoy, 2004: 927), dont
la beauté ne fait aucun doute, se frotte le visage de l'Eau qui danse, elle
devient "si excessivement belle, qu'il n'y [a] pas moyen de soutenir le
moindre de ses regards sans mourir de plus d'une demi-douzaine de
morts". L'outrance de la conséquence soulignée dans la narration même
par l'emploi du superlatif expose l'invraisemblance interne du résultat.
Les hyperboles de convention sur-sémantisent fréquemment les éléments
définitoires traditionnels en ajoutant une signification redondante à un
sème déjà saturé. Ainsi, la première rencontre du couple héroïque de
Quiribirini est dépeinte par un ensemble d'hyperboles dont le superlatif
"jamais entrevue ne donna une satisfaction si réciproque" (Perrault et al.,
2005: 581) résume le caractère exceptionnel. Cependant, la réciprocité
étant difficilement quantifiable, l'attribution d'un haut degré permet
d'insister lourdement sur la complémentarité immédiate, nécessaire et
traditionnelle qui fonde l'harmonie des amants de fiction. De même, la
fréquente répétition dans de nombreux contes de l'expression "un bonheur
si parfait", où l'adverbe intensif redouble le sens déjà complet de l'adjectif,
affiche l'excessivité comme moyen d'expression privilégié rebattu.
Outre la mise en avant critique des techniques descriptives topiques, les
conteurs dévoilent les principes d'organisation narrative de leurs récits.
Dans Ricdin-Ricdon, Mlle Lhéritier le signale clairement à l'attention du
lecteur, quand le prince se perd dans la forêt pour la deuxième fois: "Il alla
chasser au fond d'une forêt, dans laquelle, comme cela lui arrivait très
souvent, il s'égara de ses gens en poursuivant la bête avec trop d'ardeur"13
(Lhéritier et al., 2005: 162). Par l'utilisation de l'adverbe très, elle se moque
à la fois de son personnage qui a définitivement des problèmes
d'orientation et de ses propres pratiques qui reprennent systématiquement
les mêmes procédés de hasards opportuns et de rencontres providentielles
dans des lieux stratégiques. Lors de ces deux occasions, le prince
rencontre l'héroïne (sa future épouse) et le magicien, cause et solution du
problème de Rosanie. Le motif diégétique de la perte dans la forêt devient
ainsi le modèle de la coïncidence heureuse qui contribue au déroulement
narratif.
Mme d'Aulnoy use du même artifice distancié lorsqu'elle fait dire à
l'héroïne du conte La Princesse Belle-Étoile et le Prince Chéri (Aulnoy,
2004: 934):

13
Nos italiques.
Christine Rousseau 179

Il faut qu'il y ait quelque chose de bien extraordinaire dans notre naissance pour nous
abandonner ainsi, et une protection bien évidente du Ciel pour nous avoir sauvés de
tant de périls.

Les plaintes de la princesse Belle-Étoile exhibent ici les caractéristiques


fondamentales du conte (malheur initial du héros et soutien féerique) et
ses techniques narratives éculées.
Si l'hyperbole manipule et ment14, elle offre dans les contes des signes de
discrédit référentiel lisibles qui permettent au lecteur un plaisir de la
recognitio. Dans le contexte féerique, la définition du paradoxe de
l'hyperbole par Bonhomme (2005: 148) ne peut s'appliquer: "moins elle est
reconnue comme telle, plus elle s'avère crédible". La crédibilité n'étant pas
l'enjeu du merveilleux qui pose intrinsèquement comme véritable la
croyance au texte (voire aux référents) et donc le mensonge assumé et
partagé, le paradoxe du conte réside dans un pacte de lecture15 qui
accrédite le merveilleux, mais dont régulièrement les conteurs exhibent
l'artificialité et s'en détachent avec humour. La co-création de l'hyperbole
par le lecteur passe par la reconnaissance des procédés topiques, leur
acceptation et leur divertissement. L'identification de l'hyperbole ne
minimise pas sa portée, au contraire elle double et dédouble le sémantisme
initial (exagération quantitative ou qualitative) en le surjouant, par un
sémantisme distancié, critique et amusé.
Les contes sèment donc des indices ironiques qui démystifient le
merveilleux par une exagération outrancière, même pour le genre. Ainsi,
quand Feintise fait la description de la Pomme qui chante à Belle-Étoile
(Aulnoy, 2004: 927), elle explique qu'"elle chante si bien et si haut, qu'on
l'entend de huit lieues sans en être étourdi", insistant sur la qualité
magique du fruit, dont les précisions techniques incongrues et les effets
pseudo-esthétiques sont source de comique.
Les superlatifs appuient ainsi un humour dirigé vers les motifs textuels
eux-mêmes en ce qu'ils représentent des topoï si fréquents que lecteurs et
auteurs peuvent s'en moquer conjointement. Le pastiche récréatif16 insiste
notamment sur le grotesque de certains motifs, figures obligées du
merveilleux, telles les petites ogresses dans Le Petit Poucet (Perrault et al.,

14
Voir à ce sujet Gaillard (1823: 366): "l'hyperbole est une figure menteuse, qui abuse de la
crédulité des auditeurs en leur exagérant les choses avec excès".
15
Ou "pacte de fictionnalité" ou "pacte fictionnel", pour reprendre l'expression de Cordoba
(1984: 43) à propos du personnage.
16
Nous parlons de pastiche, de clin d'œil, de connivence et de distance amusée, mais pas
encore de réelle parodie, car il ne s'agit que de quelques éléments dispersés au fil des
textes qui réveillent l'attention lectoriale par un jeu de marquage outrancier et non d'un
retournement de l'ensemble du texte dont le merveilleux premier degré reste le point
d'ancrage essentiel.
180 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

2005: 246), dont la description appuie, avec pas moins de cinq répétitions
de l'adverbe fort, les éléments agressifs de leur physionomie:
Ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la
chair fraîche comme leur père; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le
nez crochu et une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës et fort
éloignées l'une de l'autre. Elles n'étaient pas encore fort méchantes; mais elles
promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le
sang.

Les superlatifs absolus créent ainsi un réseau lexical et sémantique de la


laideur hyperbolique en contraste avec les portraits traditionnels de la
beauté héroïque. De même, la description du prince Lutin au seuil du conte
éponyme expose avec une assurance malicieuse (Aulnoy, 2004: 223): "il
était aussi gros que le plus gros homme, et aussi petit que le plus petit
nain". Le référentiel concret semble quelque peu confus à y regarder de
près, mais l'intérêt réside essentiellement dans le comique de la formule
associée à la présentation non traditionnelle et discordante d'un héros qui
aurait dû être doté de toutes les qualités en ouverture de récit.
Les narrateurs ne se contentent pas de s'amuser de leurs pratiques
narratives, ils se moquent également des personnages porteurs des valeurs
principales du merveilleux: héros ordinairement dotés de perfection
physique et morale. Loin d'être toujours les dignes représentants de l'idéal
fictionnel, les protagonistes faillissent et sont la cible de la dérision
narratoriale. Ainsi, dans Ricdin-Ricdon (Lhéritier et al., 2005: 147), après
avoir décrit en longueur le moyen que Rosanie compte employer pour se
tuer de désespoir, le narrateur précise que
l'amour naturel qu'on a pour la vie, des retours sur sa tendre jeunesse, et surtout la
secrète complaisance qu'elle sentait pour sa beauté lui faisaient donner des larmes à
sa mort, et chercher d'un pas très lent le lieu fatal où elle s'était condamnée à périr.17

Le narrateur ridiculise la fermeté de son personnage qui s'amenuise en


fonction de ses réflexions et surtout de sa vanité, jusqu'à être, par une
heureuse rencontre, détourné de son chemin et de ses résolutions.
Les héros mis en scène dans les contes sont généralement très jeunes, et
Mlle de La Force raille la naïveté de Persinette, héroïne éponyme (Lhéritier
et al., 2005: 333) qui, enfermée depuis sa naissance, découvre enfin le
premier représentant du genre masculin:
Persinette, de son côté, perdit la parole quand elle vit un homme si charmant, elle le
considéra longtemps tout étonnée, mais tout à coup, elle se retira de la fenêtre,
croyant que ce fût quelque monstre, se souvenant d'avoir ouï dire qu'il y en avait qui
tuaient par les yeux, et elle avait trouvé les regards de celui-ci très dangereux.

La métaphore précieuse des yeux tueurs, prise ici à la lettre par la


princesse, est redoublée par les intensifs qui soulignent la double entente

17
Nos italiques.
Christine Rousseau 181

en direction du lecteur. De même, la mère de Blanche Belle (Perrault et al.,


2005: 506) est victime de l'humour grivois du narrateur, qui la présente si
naïve qu'elle croit avoir rêvé alors qu'elle a été mise enceinte. Il déclare
ainsi qu'elle
fut occupée durant son sommeil d'un songe qui lui fit fort grand plaisir, elle avait cru
avoir passé une nuit fort agréable avec un sylphe beau comme l'amour, et elle
s'éveilla fortement persuadée qu'elle était grosse.

La répétition dérivative des adverbes d'intensité marque l'insistance sur


l'activité participative et le contentement que la mère de Blanche Belle en a
retiré et révèle la réalité du songe qui est effectivement concrétisé.
De nombreux superlatifs discréditent ainsi par l'humour les motifs
génériques topiques, invitant les destinataires des contes à une lecture
divertissante et complice.

5. Conclusion

Le conte merveilleux est donc le produit d'un système hyperbolique


conceptuel et contextuel qui a totalement conscience de soi et qui utilise
ses moyens stratégiques jusqu'à l'écœurement pour mieux les démont(r)er
et en jouer. L'hyperbole merveilleuse illustre alors la définition de Fontanier
(1977: 123), pour qui l'objectif de l'exagération est "de fixer, par ce qu'elle
dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire". Les contes mettent en
effet en scène des événements par nature incroyables que les lecteurs,
dans l'espace et pendant le temps du récit, font semblant de croire, se
divertissant à reconnaître les motifs outrés qui justifient l'existence même
de ce genre fictionnel. Les superlatifs, en exploitant la partie supérieure de
l'échelle des degrés avec une prédilection pour le plus haut degré, sont
alors le moyen et la fin d'un ornement fictionnel et naïf démystifié. Cette
mise en scène hyperbolique sollicite la co-création du lecteur qui peut
projeter ses représentations référentielles personnelles et culturelles et
doit pallier les manques d'une pseudo-mimesis incertaine qui se perd
souvent dans l'indicible.

Bibliographie

Corpus littéraire
Aulnoy, Mme d' (2004): Contes des fées. Paris (Champion).
La Fayette, Mme de (1970): Romans et nouvelles. Paris (Classiques Garnier).
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Murat, Mme de (2006): Contes. Paris (Champion).
182 Le système superlatif dans les contes de fées du XVIIe siècle

Perrault, Fénelon, Mailly, Préchac, Choisy & anonymes (2005): Contes merveilleux. Paris
(Champion).

Bibliographie analytique
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Cordoba, P.-E. (1984): Prénom Gloria. Pour une pragmatique du personnage. In: Bustamante
Alsina, J. (éd.), Le personnage en question. Actes du IVe Colloque du Séminaire d'études
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Paris (Delalain).
Gevrey, F. (1988): L'illusion et ses procédés. De La Princesse de Clèves aux Illustres françaises.
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Grivel, C. (1973): Production de l'intérêt romanesque. La Haye-Paris (Mouton).
Heidmann, U. & Adam, J.-M. (2010): Textualité et intertextualité des contes. Perrault, Apulée, La
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Plantié, J. (1994): La mode du portrait littéraire en France (1641-1681). Paris (Champion).
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Quintilien (1840): Institution oratoire. Paris (Panckoucke).
Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. (1997): Grammaire méthodique du français. Paris (PUF).
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début de Lucien Leuwen. In: Études de lettres, 3, 31-49.
Spitzer, L. (1970): Études de style. Paris (Gallimard).
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 183-195

L'hyperbole fictionnelle: exagération et


suffixation dans l'œuvre romanesque de
Madeleine de Scudéry

Suzanne DUVAL
Université Paris-Sorbonne

Die Hyperbel versteht sich als Stilfigur, deren Hauptmerkmal die Übertreibung ist.
Letztere liegt sowohl der Bildung als auch dem praktischen Ziel dieser Figur
zugrunde. Hyperbeln werden üblicherweise als stilistische Mängel betrachtet. Die
Ablehnung, auf die sie oft stossen, motiviert uns, über die hyperbolische
Funktionsweise in einem konkreten Diskurs nachzudenken, sowie über verschiedene
Interpretationen der untersuchten Figur. Im 17. Jahrhundert wurde Madeleine de
Scudéry oft für ihre unzeitgemässe Verwendung verstärkender Suffixe wie -able und
-ment kritisiert, die aufgrund ihrer hyperbolischen Wirkung verpönt waren. Dank einer
eingehenden stilistischen Untersuchung von Scudérys fiktionalem Werk lässt sich die
wiederholte Verwendung solcher Intensivierer bei dieser Autorin gut erkennen.
Kurzum, die vorliegende Studie untersucht die Funktionsweise der Hyperbel in einem
fiktionalen Kontext, der stark auf die Vorstellungskraft des Lesers angewiesen ist.
Hyperbeln entführen letzteren in eine andere Welt und versetzen ihn in Gefühlslagen,
die mit Worten nicht umschrieben werden können.

L'hyperbole est souvent considérée comme un procédé précieux. On en


prendra pour exemple la définition qu'en donne Morier (1961: 535):
Rien n'est plus courant que l'hyperbole. Elle est dans la bouche de tout le monde,
mais surtout des jeunes gens (soucieux de passer pour des héros) et des jeunes filles
(soucieuses de faire valoir leur exceptionnelle sensibilité). De là ces hyperboles
précieuses qui se renouvellent avec les siècles […].

Figure de rhétorique intrinsèquement contre-performante, l'hyperbole


serait le symptôme d'une trop grande exubérance ou d'un manque de
maîtrise dans l'art de parler. Pour Quintilien (2003: 125), il s'agit d'une
figure communément employée par "des gens sans culture et des
paysans". Cette connotation péjorative de l'hyperbole s'explique par la
structure interne de ce trope, dont "le sens dérivé […] est plus faible que le
sens littéral" (Kerbrat-Orecchioni, 1986: 101). Figure d'exagération qui dit
le plus pour le moins, l'hyperbole s'écarte de l'idéal de modération et
d'économie qui structure l'imaginaire de la langue française1. C'est ainsi
qu'au XVIIe siècle, les nombreuses condamnations du "parler roman" font
de l'hyperbole, figure fréquemment employée dans la prose fictionnelle,

1
Pour une étude de la genèse de cet idéal, voir Fumaroli (2002) et Siouffi (2010).
184 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

une cible de prédilection2; ce vice de style est également attribué à une


autre figure repoussoir du champ littéraire, la prétieuse 3.
L'œuvre romanesque de Madeleine de Scudéry s'expose, par sa facture
poétique et rhétorique ainsi que par son ancrage assumé dans une
sociabilité galante, à cette double condamnation4. L'étude des intensifs en
-able et en -ment dans le texte scudéryen, dont l'emploi récurrent est
souvent reproché au style de la romancière, offre ainsi un angle d'approche
intéressant pour l'étude de ce trope, en ce qu'il pose la question de sa
réception et de son jugement: quelle configuration textuelle rend possible
la saillance figurale de l'hyperbole? Et que devient celle-ci dans le contexte
fictionnel du roman héroïque, qui présuppose une certaine malléabilité de
"l'univers de croyance"5 du lecteur?

1. Les intensifs en -able et en -ment: de la cible satirique au


procédé stylistique

Le Dictionnaire des Précieuses de Somaize (1660: 56), en consacrant une


entrée aux suffixations intensives en -able et en -ment (désormais SAM),
montre bien l'identification, fréquente au XVIIe siècle, de ce type de
caractérisations à un trait stéréotypé du parler précieux: "Tout à fait:
furieusement. Épouvantablement et terriblement ont aussi la même
signification". Une pseudo-relation de synonymie est ici établie entre des
adverbes dont les signifiés sont ostensiblement distincts. Leur équivalence
ne se vérifie en effet que sur un plan strictement syntaxique; il s'agit à
chaque fois de compléments de l'adjectif qualificatif, substituables les uns
aux autres: on dira ainsi que Clélie est tout-à-fait / furieusement /
épouvantablement / terriblement laide. D'un point de vue sémantique, en
revanche, les trois SAM ont une visée argumentative intensive, alors que le
mot tout-à-fait indique sur un plan méta-discursif l'adéquation de la
qualification à la qualité qu'elle dénote: il émet donc un commentaire sur
l'exactitude du dire, là où les trois intensifs indiquent au contraire la
nécessité de rehausser la caractérisation sur l'échelle de l'intensité. Cette
fausse équivalence accuse donc le grand écart argumentatif qui sépare la
langue des précieuses d'un discours raisonnable. L'intensité des SAM est
ainsi dévaluée comme s'apparentant à une vaine exagération, entraînant en

2
Voir à ce sujet Esmein (2009).
3
Voir à ce sujet Denis (1998b).
4
Voir à ce sujet Denis (2001), Dufour-Maître (2008) et Grande (1999).
5
Dans cet article, l'expression "univers de croyance" désigne, comme chez Martin (1987: 10),
"l'ensemble des propositions qu'au moment où il s'exprime le locuteur tient pour vraies (et
conséquemment celles qu'il tient pour fausses) ou qu'il cherche à accréditer comme telles".
Suzanne Duval 185

outre un appauvrissement sémantique: les sèmes affectifs et axiologiques


présents dans les bases furieuse-, épouvantable- et terrible- sont en effet
gommés6 et rabattus sur le seul paradigme quantitatif de l'intensité7.
Le Dialogue des héros de roman de Boileau (1873: 196-197) se concentre
quant à lui sur les suffixations en -able et vise cette fois directement notre
auteure, en imaginant Clélie comparaître devant le juge des enfers:
PLUTON. – Mais vous, tendre mignonne, vous êtes donc aussi amoureuse, à ce que
je vois?
CLÉLIE. – Oui, seigneur; je vous concède que j'ai pour Aronce une amitié qui tient de
l'amour véritable: aussi faut-il avouer que cet admirable fils du roi de Clusium a en
toute sa personne je ne sais quoi de si extraordinaire et de si peu imaginable, qu'à
moins d'avoir une dureté de cœur inconcevable, on ne peut pas s'empêcher d'avoir
pour lui une passion tout-à-fait raisonnable. Car enfin…

Le discours de Clélie se construit sur une gradation rhétorique dont chaque


degré est marqué par une suffixation en -able d'intensité croissante. Le
trait intensif contenu dans la base verbale de l'adjectif admir-able situe en
effet le syntagme "cet admirable fils du roi de Clusium" à un degré élevé sur
une échelle orientée axiologiquement, puis la modalité négative des
caractérisations "si peu imaginable", puis "inconcevable", franchit un
degré supérieur en énonçant une saturation du sème de possibilité contenu
dans le suffixe -able. La conclusion de la période par l'adjectif
"raisonnable" opère dans ce contexte un brusque dénivelé argumentatif, en
substituant au sème de l'intensité élevée celui d'une intensité modérée.
Cette rupture d'isotopie accuse donc une mauvaise économie de l'intensité
et une incohérence dans l'énoncé, due à l'accumulation entêtante des
homéotéleutes en -able, tic de langue contagieux, comme le montre la
réponse de Pluton:
PLUTON. – Car enfin, car enfin… Je vous dis, moi, que j'ai pour toutes les folles une
aversion inexplicable; et que quand la fille du roi de Clusium aurait un charme
inimaginable, avec votre langage inconcevable, vous me feriez le plaisir de vous en
aller, vous et votre galant, au diable. (Boileau, 1873: 197)

Le jeu sur les homéotéleutes est ici poussé jusqu'à l'absurde, puisqu'il fait
suivre à la série des suffixations en -able le substantif "diable", dont la
morphologie est entièrement différente. Chez Boileau comme chez
Somaize, ce n'est pas tant l'hyperbole comme telle qui est jugée
répréhensible que son utilisation intempestive, au détriment de la
vraisemblance et de la cohésion du discours.
On voit que la stratégie satirique de ces deux textes joue sur la
décontextualisation de la cible stylistique qu'ils visent: transplantée dans

6
Pour une étude de cette tendance des adverbes en -ment à la "subduction", voir Guimier
(1996: 30).
7
Nous utilisons ici le terme d'intensité au sens de "quantité de propriété", en suivant la
conceptualisation qu'en propose Kleiber (2013: 63).
186 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

une entrée du dictionnaire et dans une fiction héroïcomique, la visée


hyperbolique des SAM passe pour une affectation voyante et sans
efficacité rhétorique. Aussi nous proposons-nous d'étudier le
fonctionnement pragmatique des SAM en contexte dans l'œuvre
romanesque de Madeleine de Scudéry, afin de confronter la mise en scène
satirique de ce trait stylistique à son utilisation fictionnelle.
Précisons d'emblée que les SAM, de par leur visée épidictique, constituent
déjà au XVIe siècle un trait langagier traditionnel de la fiction héroïque et
romanesque: nous proposons donc l'analyse ponctuelle d'un procédé qui
pourrait être étudié avec profit sur des corpus beaucoup plus larges. Nous
ne prétendons pas non plus apporter une analyse systématique des
occurrences des SAM de l'œuvre fictionnelle de Madeleine de Scudéry. En
nous concentrant sur Ibrahim et Clélie, nous avons retenu une série de
passages où la fréquence des SAM rendait le procédé suffisamment
saillant: nous avons ainsi sélectionné des textes de moins de vingt lignes
où les SAM sont récurrentes. Nous avons constaté en premier lieu la très
riche représentation des SAM, dont nous avons distingué deux grands
types8:
• Le premier type regroupe les SAM qui tirent leur trait intensif du sens
de la base lexicale sur laquelle elles sont formées: leur visée intensive
est donc explicite.
• Le second correspond symétriquement à des intensifs négatifs,
construits selon la formation préfixe négatif+base+suffixe. Le préfixe
nie le procès ou la qualité et le sème dénotés dans la base lexicale. La
visée intensive du second type est implicite: une beauté inconcevable
dénote littéralement une beauté qui ne peut être conçue et
implicitement une beauté si grande qu'elle ne peut être conçue.
Si l'on classe ensuite les occurrences de chacun de ces types selon les
critères de la nature et du sémantisme de leur base lexicale, on s'aperçoit
que le trait intensif qui les caractérise toutes s'actualise selon des
procédés variés, qui peuvent être étudiés en fonction de leur plus ou moins
grand degré d'objectivité:
• Le trait intensif le plus classifiant est représenté par les bases qui
désignent l'intensité d'une qualité en termes strictement quantitatifs:
extrêmement pour le type 1, extraordinairement, infiniment, pour le
type 2.
• On a ensuite un grand nombre de bases situant la quantité de qualité
sur une échelle axiologique, au moyen d'un substantif ou d'un adjectif

8
Nous préciserons dans la suite de l'article les références des occurrences étudiées.
Suzanne Duval 187

évaluatif: affreusement, horriblement, merveilleusement, parfaite-


ment.
• Enfin, on relève des intensifs qui fondent la quantité de qualité sur une
échelle entièrement subjective, avec pour le type 1 une base
adjectivale ou substantivale affective comme effroyable, admirable, et
pour le type 2 un verbe d'opération de l'esprit comme indéfinissable ou
inexplicable.
Notre relevé soulève donc deux questions: étant donné la diversité
morphologique et sémantique des SAM présentes chez Madeleine de
Scudéry, observent-elles un fonctionnement pragmatique unique? D'autre
part, puisque tous ces termes relèvent de la caractérisation, voire d'une
caractérisation subjectivement marquée, seule une analyse en contexte qui
prenne en compte l'énonciateur de la SAM et le référent que celle-ci
caractérise permet de mesurer la part de l'intensité à visée hyperbolique et
celle de l'intensité appelant une interprétation littérale. Or la nature
fictionnelle et, de ce fait, non référentielle de notre corpus rend cette
estimation, sinon impossible, du moins problématique, puisqu'elle
implique de se fonder sur l'échelle argumentative en principe malléable du
lecteur de fictions. Nous proposons donc d'étudier le fonctionnement
discursif des SAM en posant l'hypothèse que leur visée hyperbolique est
actualisée par l'inscription de ces termes dans une poétique de l'intensité
généralisée, aboutissant à une reconfiguration et un déplacement des
frontières de l'univers de croyance de son lecteur. Nous séparerons pour la
clarté de l'analyse l'étude des SAM de type 1 et celle des SAM de type 2,
dont le fonctionnement pragmatique, explicite pour le premier et implicite
pour le second, appelle des conclusions sensiblement différentes.

2. L'hyperbole positive: une procédure de fictionnalisation

Avant d'entrer dans une étude micro-textuelle, on voudrait rappeler


certaines tensions inhérentes à l'esthétique défendue dans les romans de
Madeleine de Scudéry, qui sont à l'image des problèmes soulevés par son
emploi de l'hyperbole. Dans les nombreuses conversations tenues par les
protagonistes de notre corpus, plusieurs personnages se prononcent en
faveur d'une éloquence "raisonnable", exempte de toute outrance
stylistique9. L'un des personnages de Clélie se livre ainsi au commentaire
d'un poème dont il blâme les vers affectés:

9
Sur la "cohérence" des thèses soutenues dans les conversations de Madeleine de Scudéry
portant sur l'esthétique, voir Denis (1998a: 14).
188 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

Ils avaient de grandes et de belles paroles, le son en était même agréable, on eût dit
quand on n'y pensait guère qu'ils voulaient dire quelque chose, et l'on y entrevoyait de
l'esprit; mais avec tout cela, ce n'était que de fausses pointes, mises en galimatias
pompeux. (Scudéry, 2003: 39)

Le contexte galant dans lequel ce jugement de goût est énoncé en explique


la faible technicité: une conversation mondaine, sous peine de tomber dans
le pédantisme, ne saurait en effet accueillir des noms de figures trop
savants. Aussi est-il difficile d'identifier précisément les procédés
stylistiques visés par le locuteur. On repère toutefois dans son discours
une isotopie de l'apparence trompeuse: "on eût dit", "on y entrevoyait",
"fausses pointes", et de l'enflure stylistique: "grandes […] paroles",
"galimatias pompeux": les vices du mensonge et de l'excessive emphase,
traditionnellement imputés à la figure de l'hyperbole10, apparaissent donc
constitutifs du paradigme du mauvais style qui est ici défini. Inversement,
la conversation de l'aimable Plotine est louée pour son art de plaire sans
accumuler les ornements voyants:
[…] l'aimable Plotine parle comme il faut qu'une femme raisonnable parle, pour parler
agréablement. Car toutes ses expressions sont nobles, et naturelles tout ensemble;
elle ne cherche point ce qu'elle dit; il n'y a nulle contrainte en ses paroles; son
discours est clair et facile […]. (Scudéry, 2004: 240)

L'élégance naturelle de Plotine offre ici une figuration fictionnelle de l'art


de bien parler. L'instance auctoriale signale par ce biais son allégeance à
une "rhétorique d'agrément"11 qui refuse l'ostentation ornementale sans
tomber pour autant dans l'austérité d'un style simple.
Le fonctionnement des SAM s'inscrit dans cette recherche d'un style élevé,
noble et dépourvu d'ostentation. Ces suffixations garantissent en effet la
noblesse du dit et du dire: leur trait intensif permet de rehausser les
qualités du signifié sur une échelle axiologiquement orientée. Mais dans le
même temps, au regard du fonctionnement des tropes métaphoriques, on
voit que les SAM opèrent un déplacement de sens d'un moindre coût pour
la cohésion du discours. Elles déplacent en effet la caractérisation de
l'énoncé sur le seul axe de l'intensité, sans faire intervenir un changement
de paradigme qui viendrait introduire une allotopie dans la progression
thématique du texte. L'interprétation hyperbolique des SAM ne s'explique
dès lors pas tant par leur saillance figurale, que par leur inscription dans un
réseau isotopique intensif avec lequel elles entretiennent une véritable
synergie: elles s'intègrent en effet dans un énoncé qui multiplie les

10
Quintilien (2003: 124) dit par exemple que "si toute hyperbole sort de la vraisemblance, il ne
faut pas qu'elle sorte de la mesure, car il n'y a pas de meilleur moyen de tomber dans une
affectation extravagante".
11
Selon la formule de Denis (1997: 243-342), dans une étude portant sur la stylistique de la
conversation chez M. de Scudéry.
Suzanne Duval 189

marqueurs d'intensité, et participent ainsi du dispositif rhétorique


épidictique qui instruit la diégèse héroïque. En ce sens, elles constituent
des "procédures de fictionnalisation" (Denis & Jaubert, 2005)12 et assurent
conjointement la cohérence du discours romanesque. Leur fréquence
permet en effet la maintenance d'un niveau d'intensité sans lequel la
fiction basculerait dans l'incohérence et compromettrait l'immersion
fictionnelle du lecteur: d'où leur utilisation dans des séquences charnières
de la narration.
On en prendra pour exemple l'incipit de l'Histoire romaine, où un
tremblement de terre sépare Aronce et Clélie alors qu'ils sont sur le point
de se marier. Les caractérisations en -able permettent l'embrayage
dramatisé de l'action romanesque, captant l'admiration du lecteur par la
diffusion d'un registre hyperbolique:
[…] cependant, au milieu de ce tremblement de terre si épouvantable, de ces flammes
si terribles, de ces effroyables tonnerres celestes et souterrains, […] au milieu dis-je
d'un si grand péril, Aronce qui ne voyait rien de vivant que lui, ne songeait qu'à son
aimable Clélie. (Scudéry, 2001: 53)

La description pathétique de la catastrophe initiale est colorée par trois


homéotéleutes qui rythment la protase: "épouvantable", "terribles" et
"effroyables", et par une accumulation de tours intensifs: répétitions, style
coupé, antépositions de l'épithète, etc. Le lecteur entre donc dans un
univers saturé par le haut degré, qui le conduit à interpréter l'énoncé
comme étant hyperbolique. Mais simultanément, la forte stylisation de
cette hyperbole continuée, rythmiquement orchestrée et intégrée dans un
discours imagé, participe de la littérarisation du discours et fonctionne en
ce sens comme un marqueur de fictionnalité. Le dispositif hyperbolique
relève donc d'une pragmatique de la surprise: il vise non seulement à
émouvoir le lecteur en vertu d'un spectacle hors du commun, mais aussi à
mettre en évidence une maîtrise des codes de la fiction épique, voire la
capacité de déplacer et de subvertir ces derniers. La période se construit
en effet sur l'opposition entre l'amplification intensive de la protase et la
négation restrictive de l'apodose, aboutissant à l'infléchissement de la voix
narrative vers un registre galant. Le réseau hyperbolique est ainsi
brusquement court-circuité à la faveur d'un déplacement focal du
narrateur, qui passe d'une perspective globale et spectaculaire à un
recentrement sur les mouvements intérieurs de son personnage principal,
avec l'adjectif "aimable".
L'hyperbole définit en ce sens un patron discursif qui fixe le degré haut de
l'échelle romanesque, ancrant la narration dans un registre épique qui peut

12
Les "procédures de fictionnalisation" sont ici envisagées, suivant la démarche proposée par
Denis et Jaubert (2005: 3), comme des "indices" inscrits dans le fonctionnement même du
langage dont ils font "bifurquer le mode de référenciation".
190 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

être modulé ou détourné par la voix narrative. Dans Ibrahim, la première


apparition d'Isabelle est mise en scène au moyen d'un procédé de
surenchère hyperbolique:
[…] car, Seigneur, comme le soleil déjà assez abaissé pour n'être plus incommode, ni
par ses raisons, ni par sa chaleur, le maître du logis me dit qu'avant que de descendre
au jardin il vouloit me faire entendre un écho merveilleux, qu'il avoit trouvé depuis peu
de jours et qu'un de ses voisins lui avoit donné sans y penser, en faisant bâtir une
grotte opposée aux fenêtres de son cabinet et creusée dans la montagne en forme de
demie lune; ce qui recueillait et reflechissoit la voix si admirablement que la septieme
répétition que faisoit cet écho se distinguoit parfaitement […]. (Scudéry, 1723: 65)

Le réseau hyperbolique est embrayé par le trait intensif de l'adjectif


"merveilleux", dont le sème spécifique /paranormal/ est remotivé en
contexte par l'évocation d'un décor aux fortes connotations mythologiques:
l'"écho", de même que la "grotte […] en forme de demie lune", renvoient en
effet à l'univers fabuleux des Métamorphoses d'Ovide. Ces indices de
merveilleux sont confirmés par les deux adverbes intensifs
"admirablement" et "parfaitement", et dans le même temps mis en doute:
la grotte est un aménagement artificiel, qui rappelle les jardins à l'italienne
en vogue au XVIIe siècle. La description est d'autre part prise en charge par
le discours rapporté de l'hôte du narrateur. Aussi la caractérisation
hyperbolique peut-elle être attribuée à l'orgueil démesuré du "maître du
logis". La suite du passage opte néanmoins pour un déplacement et non
une infirmation du registre merveilleux du texte:
À peine ce discours fut-il achevé que devançant la compagnie j'entrai seul dans le
cabinet, résolu d'essayer l'écho le premier. Mais, Seigneur, je n'eus pas si-tôt ouvert
la fenêtre que bien loin d'obliger l'écho à me répondre, je perdis moi-même l'usage de
la voix par le ravissement dont je fus saisi en voyant la plus belle personne que la
nature ait jamais faite. (Scudéry, 1723: 65)

L'horizon d'attente du lecteur est ici décalé sans pour autant être déçu:
l'hyperbole est en effet continuée par le substantif "ravissement" puis le
superlatif "la plus belle personne". Mais à l'écho extraordinaire attendu se
substituent l'apparition d'Isabelle et le silence ébahi du narrateur, dans
une bifurcation du programme narratif qui met en relief la merveille de la
surprise de l'amour.
Ces différents exemples mettent en évidence le fonctionnement
argumentatif spécifique de l'hyperbole en contexte fictionnel. L'hyperbole
standard en effet ne situe son référent sur une échelle argumentative qu'au
terme d'un calcul interprétatif: l'allocutaire négocie à la baisse le degré
d'intensité littéral de l'expression hyperbolique. Dans le contexte fictionnel
du roman héroïque, l'hyperbole conduit au contraire le lecteur à élargir son
univers de croyance pour se figurer des personnages et des actions plus
grands que nature, tout en gardant en mémoire le procédé fictionnel
d'exagération situé au fondement de cette configuration. L'emploi des
hyperboles négatives définit encore un palier supérieur dans cette poétique
de l'intensification.
Suzanne Duval 191

3. L'hyperbole négative: une expression de l'indicible

Nous avons vu que les SAM de type 2 actualisaient leur portée intensive de
manière implicite. C'est en effet seulement par inférence que le sème de
négation porté par leur préfixe aboutit à une hyper-assertion: le contenu
sémantique de la base+suffixe, nié par le préfixe, programme une
intensification de la caractérisation très proche du procédé litotique. Dans
les deux cas en effet, l'énonciateur utilise le procédé de la négation pour
faire entendre le haut degré. Mais la litote vise implicitement un degré
localisable sur l'échelle des valeurs, tandis que l'hyperbole négative
indique quant à elle une "occurrence à la fois stabilisée et non stabilisée"
qui "n'a pas de valeur définie et ultime" (Culioli, 1999: 129)13. Interprétée
comme une litote, l'expression x n'est pas crédible peut ainsi être
paraphrasée par l'expression littérale x est complètement invraisemblable.
En revanche, l'expression hyperbolique x est incroyable indique que x se
situe au-delà de l'échelle du croyable. En ce sens, l'hyperbole négative
enveloppe avec elle un méta-discours implicite qui nie la possibilité pour
l'énonciateur de caractériser littéralement l'occurrence qu'il vise, faute de
termes adéquats. Précisons toutefois que cette opération de négation est
lexicalisée, et ce dès le XVIIe siècle; le locuteur qui énonce une SAM
négative en retire directement la valeur intensive, sans effectuer les
inférences que nous venons de décrire, bien qu'elles soient inscrites dans
la morphologie du terme.
Or l'emploi qu'en fait Madeleine de Scudéry remotive cette opération. Le
sème négatif des SAM est en effet souvent réactivé par son inscription
dans une topique de l'indicible14 où l'énonciateur met en scène sa difficulté
à saisir son référent par des expressions appropriées. La négation est alors
actualisée comme l'une des ultimes ressources de l'expression du haut
degré, effectuant le passage d'un régime imageant à un régime suggestif
du discours fictionnel. L'hyperbole négative définit en ce sens les limites du
dire au regard du degré extrême du dit, en énonçant un dépassement des
compétences du discours. Aussi trouve-t-elle son domaine d'application
privilégié dans la représentation de mouvements affectifs marqués à la fois
par un excès qualitatif et une irréductibilité à l'analyse discursive. On en
trouve un bon exemple dans une analyse de la "tendre amitié":

13
Nous appliquons ici au fonctionnement de l'hyperbole une formulation que Culioli
(1999: 129) emploie pour caractériser la pragmatique de la modalité exclamative, utilisée
selon lui par le locuteur lorsque l'intensité d'une qualité excède les pouvoirs du dire: "Quelle
que soit la quantité-qualité que je pourrais choisir pour déterminer l'occurrence, elle
n'épuiserait pas le dicible, elle serait inadéquate".
14
Sur cette topique qui appartient à une tradition rhétorique épidictique remontant à
l'Antiquité, voir Curtius (1956: 196-199).
192 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

Après tout quiconque aime bien, ne saurait qu'être infiniment sensible, à tout ce qui
lui vient de la personne qu'il adore. (Scudéry, 2003: 346)

La phrase organise un parallélisme syntaxique entre les deux verbes "aime"


et "être sensible", qui met en relief la gradation élaborée entre la
caractérisation axiologique "bien" puis l'intensif "infiniment". Le saut
qualitatif qui sépare ces deux termes conduit le lecteur à interpréter
rétroactivement le syntagme "aime bien" comme une expression litotique,
indiquant un discours embarrassé par le trop-plein référentiel qu'il se
propose de décrire, tandis que l'hyperbole "infiniment" désavoue la
capacité du langage d'offrir une peinture fidèle de l'émotion intense.
L'hyperbole négative offre ainsi un procédé d'intensification
particulièrement efficace dans les séquences de cristallisation amoureuse:
Clélie étant donc aussi accomplie que je vous la représente, donna tant d'admiration
à Aronce, et à moi lorsque nous la vîmes dans ce vaisseau qui s'en allait en Phénicie,
que nous ne parlâmes d'autre chose le reste du jour. Il est vrai que pour Horace, il en
parla moins que nous; car outre que naturellement il n'est pas grand exagérateur, j'ai
su depuis, qu'il se sentit si extraordinairement touché de la beauté de Clélie dès cette
première vue, qu'il ne put s'empêcher d'avoir l'esprit entièrement occupé de cette
belle personne, dont il s'entretenait lui-même, sans en entretenir les autres.
(Scudéry, 2001: 108)

L'"admiration" des deux premiers protagonistes, au lieu d'être analysée


comme telle, est décrite par le biais des effets qu'elle produit. Le tour
consécutif déporte en effet l'intensité de l'émotion sur les discours que
celle-ci suscite: "nous ne parlâmes d'autre chose tout le reste du jour". La
réaction d'Aronce est quant à elle située sur un plan supérieur au moyen de
l'hyperbole "extraordinairement", dont la valeur intensive est dans le même
temps modalisée par son attribution à un "on-locuteur"15 indéfini. On
assiste donc à un jeu de polyphonie énonciative où l'intensité de l'émotion
est énoncée par voie de négation et mise à distance comme n'émanant ni
de l'aveu du personnage lui-même, ni de celui du narrateur intradiégétique.
Un tel dispositif met en évidence l'opacité d'un trouble affectif que le
discours ne peut appréhender que de l'extérieur, invitant le lecteur
sensible à éprouver pour le personnage une sympathie qui excède le
pouvoir des mots.
L'hyperbole négative se caractérise donc par son ambivalence, dans la
mesure où elle met en scène les insuffisances du discours romanesque,
tout en invitant le lecteur à combler les silences de la narration au moyen
de sa propre imagination. C'est ainsi que dans les énoncés descriptifs, elle
vient décaler la visée épidictique du discours vers l'impossible saisie du je-
ne-sais-quoi:

15
Selon la terminologie d'Anscombre (2005).
Suzanne Duval 193

[…] elle est blonde, blanche, et très bien faite, et quoique tous les traits de son visage
ne soient pas tous d'une beauté extraordinaire, ils sont pourtant tous agréables, et de
l'assemblage de tous ces traits il résulte un certain air inexplicable, qui a plus de
charmes que les plus grandes beautés n'en ont. (Scudéry, 2003: 294)

La progression à thème dérivé orchestre le passage d'une appréciation


objective et classifiante à une appréhension subjective du personnage
décrit. Le portrait commence par la qualification littérale de trois "traits":
"blonde", "blanche", "bien faite", et enchaîne sur une concession où la voix
narrative envisage l'objet dépeint de manière globale, en refusant d'en
exagérer les qualités objectives: "ne soient pas tous extraordinaires". Cette
première modalisation est contrebalancée par une nouvelle proposition qui
confirme l'orientation axiologiquement positive du propos, en franchissant
dans cette visée un degré supérieur: "agréables" s'applique en effet à
"tous" les traits du personnage et relève, à la différence des trois premiers
qualificatifs, d'une caractérisation explicitement évaluative. La dernière
proposition opère enfin une dérivation thématique, en rattachant
l'anaphore fidèle "tous ces traits" au substantif abstrait "l'assemblage": la
substitution de l'abstrait au concret démarque la caractérisation non plus
des lignes objectives du visage, mais de l'impression générale qu'ils
produisent. Or l'adjectif "inexplicable" énonce finalement l'impossibilité
pour la voix narrative de parfaire sa représentation. La faillite du portrait
élogieux invite donc en dernier recours le lecteur à se figurer un agrément
invisible, indicible, et dont l'effet de présence surpasse néanmoins celui de
toutes les belles: la comparaison finale salue en effet la précellence du
"charme" sur les "beautés".
On touche donc ici un trait fondamental de l'esthétique galante de
Madeleine de Scudéry, caractérisée par la recherche d'un "agrément"
rhétorique qui confine au je-ne-sais-quoi16. Il est ainsi frappant de voir que
la topique de l'indicible, inscrite comme nous l'avons vu dans les SAM de
type 2, peut également contaminer les SAM de type 1:
Elle danse si merveilleusement, qu'elle ravit les yeux et le cœur de tous ceux qui la
voient, car elle a de la justesse, de la disposition, et de ce je ne sais quoi qu'on ne
peut faire entendre, qui lui donne cet air galant et agréable que toutes les autres n'ont
pas. (Scudéry, 2004: 459)

La SAM de type 1 "merveilleusement" est ici enchâssée dans une


consécutive intensive qui la modalise en en faisant le premier élément
d'une caractérisation en deux temps. Cette structure est déceptive, dans la
mesure où l'apodose, loin de parfaire le tableau esquissé dans la protase,
opère une dérivation allusive en énonçant l'effet à la place de la cause:
c'est l'impression de celui qui regarde qui est ici finalement dépeinte, et

16
Sur les rapports de l'esthétique galante au je-ne-sais-quoi chez M. de Scudéry, voir
notamment la conversation De l'air galant (Denis, 1998a: 51-52).
194 L'hyperbole fictionnelle: exagération et suffixation

non les qualités intrinsèques de l'objet décrit. Le lecteur est donc invité à
investir la description de sa propre imagination, à se figurer une image
suffisamment marquante pour cadrer avec l'intensité de l'effet énoncé. Ce
mouvement déceptif est reproduit dans la phrase suivante, orientée
d'abord vers une analyse des causes par le connecteur "car", et les
substantifs abstraits "de la justesse" et "de la disposition", pour aboutir
finalement à des tournures négatives: "ce je ne sais quoi", "on ne peut",
"n'ont pas", qui programment une communion du lecteur et de
l'énonciateur dans le partage sensible d'un agrément inexprimable.
L'étude des intensifs en -able et en -ment, traits prototypiques de la
prédilection de Madeleine de Scudéry pour l'hyperbole, a mis en évidence
la plasticité des usages pragmatiques de ce trope. En contexte fictionnel
en effet, celui-ci opère un double démarquage: il affiche un excès par
rapport à la langue commune, en disant plus et mieux qu'elle, et constitue
de ce fait une cible de prédilection pour les ennemis du mensonge
romanesque; mais il se situe dans le même temps en défaut vis-à-vis de la
langue du cœur, en créant un dispositif rhétorique qui comble les failles de
la langue par un art de la suggestion. L'emploi scudéryen de l'hyperbole
contribue ainsi à réaffirmer les pouvoirs de la fiction, tout en déplaçant
l'aventure romanesque du côté de l'inconnu du langage et des mouvements
infinitésimaux de la conscience.

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Paris (Estienne Loyson).

Le fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour
des chroniques du Monde

María Dolores VIVERO GARCÍA


Université Autonome de Madrid

Die Analyse des Humors, welcher sich in den Chroniken der Zeitung Le Monde finden
lässt, legt nahe, die Übertreibung des Positiven von derjenigen des Negativen zu
unterscheiden. Die erste Übertreibung entspricht der ironischen Hyperbel, die zweite
der karikaturistischen Hyperbel, die das axiologisch Negative verzerrt. Ausserdem
werden wir ungewöhnliche, die Hyperbel verstärkende Gleichsetzungen und
Vergleiche untersuchen, für die der Sprecher nicht ernsthaft geradesteht. Der von der
karikaturistischen Übertreibung geprägte Humor, dessen Effekte durch die
Interpretation der amüsanten Hyperbeln gedämpft werden, verspottet manchmal nur
die aussergewöhnlichen Eigenschaften von Sachverhalten. In bestimmten Kontexten,
z.B. in journalistischen Chroniken, kann diese Art von Humor jedoch zu einer
Abwertung dessen führen, was üblicherweise geschätzt wird.

L'objet de ce travail est de fournir une contribution à l'étude énonciative et


discursive du fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour. Le corpus qui
sert de support à mon analyse est constitué de chroniques de Pierre
Georges publiées dans le Monde entre 2000 et 2003, puis de celles qu'a
signées Robert Solé dans le même quotidien entre 2006 et 20091.
Je vais d'abord présenter brièvement le cadre méthodologique. J'avancerai
pour commencer une description de l'humour comme acte de langage
mettant en scène une locution distanciée vis-à-vis des appréciations
évaluatives exprimées et/ou des assertions contenues dans les énoncés,
dans un contexte discursif qui laisse supposer une intention, de la part du
producteur de l'énoncé, de parler de façon non sérieuse pour faire rire ou
pour amuser, ce contexte rendant, en même temps, la stratégie de
l'humoriste acceptable aux yeux du récepteur. Je prends donc le terme
humour comme catégorie générique, à l'intérieur de laquelle on peut
décrire les différentes formes humoristiques comme des combinaisons de
six catégories de procédés élémentaires que je vais définir rapidement;
pour plus de précisions sur cette catégorisation, je renvoie à Charaudeau
(2006; 2011; 2013), Vivero García et Charaudeau (à paraître), Fernandez et
Vivero García (2006) et Vivero García (2006; 2011; 2013a; 2013b). L'on
distingue trois catégories de procédés relatifs à la façon de représenter le

1
Cette étude se situe dans le cadre du projet de recherche FFI2012-33068 financé par le
Ministerio de Economía y Competitividad.
198 Le fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour des chroniques du Monde

monde selon autant de formes d'incohérence: la paradoxale, qui joue sur


les contradictions, l'absurde, qui associe des choses qui n'ont rien à voir
l'une avec l'autre, et l'insolite, qui en rapprochant de façon inattendue des
éléments appartenant à des domaines différents fait ressortir un trait
commun. À ces trois procédés sémantico-référentiels s'ajoutent trois
autres qui portent sur l'énonciation: la parodie, l'ironie et l'hyperbole
caricaturale. La première, la parodie, joue spécifiquement sur un effet
d'écho en reprenant des discours reconnaissables pour laisser entendre
sous les paroles du "parodieur" celles du discours parodié. L'ironie opère
un renversement de contenus de nature évaluative, c'est-à-dire plus ou
moins fortement axiologisés; alors que dans la parodie le jeu sur la position
axiologique n'est pas déterminant, il s'avère inhérent à l'ironie, qui est
toujours appréciative. Enfin, l'hyperbole caricaturale du négatif joue sur
une différence d'intensité dans la prise en charge d'une évaluation
négative. L'hyperbole est donc constitutive de ce dernier procédé, qui
exagère les aspects jugés défavorables (en augmentant les défauts ou en
diminuant le côté positif des choses). Si l'on considère que l'hyperbole
consiste en l'expression d'une évaluation de l'objet du discours plus
intense que celle qu'assume le locuteur, l'hyperbole caricaturale, en tant
que procédé humoristique, intensifie toujours un jugement de valeur
défavorable, manifestement exagéré. Quant à l'attitude énonciative
inverse, l'hyperbole de l'axiologiquement positif, elle fait partie des indices
de l'ironie, comme le montre Kerbrat-Orecchioni (1978: 25-35; 1980: 114-
118; 2013). Je consacrerai la première partie de mon exposé à cette forme
d'hyperbole. J'examinerai ensuite, dans la deuxième partie, le rôle de
l'hyperbole caricaturale et je m'arrêterai enfin, dans un troisième temps,
sur l'insolite hyperbolique, qui met les rapprochements insolites au service
soit de l'hyperbole ironique soit de l'hyperbole caricaturale.

1. L'hyperbole ironique
Si, habituellement, l'ironie permet au locuteur de prétendre professer une
attitude énonciative valorisante, l'hyperbole ironique consiste à traiter en
termes excessivement valorisants une réalité qu'il s'agit de dévaloriser.
Ainsi en va-t-il de l'exemple suivant:
La faim. Tout simplement la faim […]. En ce monde si parfait, si global, si riche, si
admirable, si technologiquement développé, si médiatisé, si occidental, pour
résumer, nous aurions, nous avons, un peu tendance à l'oublier, celle-là. (Le Monde,
16-10-2002)
María Dolores Vivero García 199

Les adjectifs axiologiquement positifs, intensifiés par l'adverbe "si",


forment une série accumulative hyperbolique de toute évidence2, qui
dénonce l'ironie. Celle-ci renverse l'orientation de l'hyperbole, si bien que
le lecteur est amené à transposer cette évaluation du monde
excessivement favorable en un jugement contraire.
Il en va encore ainsi de ce fragment, qui est une critique de l'omniprésence
de Sarkozy ministre de l'intérieur en 2002:
Nicolas Sarkozy est partout, toujours, à tout instant! […] Matin, midi et soir, du lundi à
l'aube au dimanche au crépuscule l'homme de la Beauvau […] s'agite, se déplace,
rencontre, inaugure, discourt, câline, décore, menace, projette, décide, organise,
ferme, ouvre, en un mot gouverne. […] Admirez l'artiste! Pompier avec les pompiers,
gendarme avec les gendarmes, flic de chez flic, douanier avec les douaniers, et
Raffarin chez Raffarin. (Le Monde, 13-11-2002)

La lecture ironique est déclenchée surtout par l'exagération manifeste de


l'activité, de la proximité et de l'omniprésence de Sarkozy, une exagération
qui se fonde sur les adverbes intensifs ("partout", "à tout instant"), sur
l'exclamation et sur l'énumération hyperbolique d'actions et qui porte sur
des aspects plutôt positifs concernant un membre du gouvernement,
comme le montre la reformulation "en un mot gouverne". Mais l'hyperbole
finit par dévoiler l'ironie, que confirment, à la fin du fragment,
l'intensification d'un aspect nettement moins positif ("flic de chez flic"),
ainsi que l'allusion, annoncée par le titre de la chronique, à la tendance
qu'aurait Sarkozy à prendre la place du premier ministre Raffarin3.

2. L'hyperbole caricaturale

En dehors des contextes ironiques, c'est l'hyperbole de l'axiologiquement


négatif, ou hyperbole caricaturale, qui constitue un procédé humoristique.
C'est même l'un des principaux ressorts de l'humour. Comme je le disais en
commençant, l'hyperbole caricaturale joue sur une différence d'intensité
dans la prise en charge d'une évaluation négative.
Le passage suivant en témoigne, où le journaliste feint d'être très indigné à
propos d'une publicité qui montre un homme nu:
[…] ces satanés fils de pub, après avoir exploité sans vergogne et sans scrupule
l'image de la femme, s'attaquent au dernier bastion, l'homme. L'homme outragé,
l'homme-objet, l'homme humilié, en un mot l'homme nu. […] C'est scandaleux. […]
C'est très, très, très, très scandaleux. (Le Monde, 19-10-2002)

2
C'est-à-dire, d'après "ce que l'on sait de l'état de choses, et de ce que l'on suppose que le
locuteur veut en dire" (Kerbrat-Orecchioni, 2002: 296).
3
Je laisse de côté, dans le cadre de ce travail centré sur l'hyperbole, d'autres formes d'ironie,
notamment celle qui consiste à exprimer une appréciation négative pour laisser entendre
une appréciation positive. Dans ce cas, ce serait l'hyperbole du négatif (ou hyperbole
diminutive sous-estimant à outrance l'axiologiquement positif) qui fonctionnerait comme
indice de l'ironie. Sur cette conception large de l'ironie, voir Vivero García (2011; 2013b).
200 Le fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour des chroniques du Monde

Tout est hyperbolique dans ce fragment: la qualification de "satanés"


relative aux publicistes, l'"exploitation" qualifiée en outre, par
accumulation, de "sans vergogne et sans scrupule", les épithètes négatives
qui s'accumulent, elles aussi, pour décrire la situation de l'"homme":
"outragé", "humilié"; même l'emploi de l'adjectif "nu", comiquement
présenté comme reformulant ce qui précède ("en un mot, nu"), prend une
valeur contextuelle d'intensité négative. Enfin, la valeur intensive de
l'adjectif "scandaleux" est renforcée par la répétition de l'adverbe "très". Si
l'on tient compte de la réalité décrite et de ce que l'on suppose que le
journaliste veut en dire, on comprend qu'en s'exprimant de la sorte, celui-ci
exagère ouvertement son sentiment d'indignation par un humour qui, bien
que non dépourvu d'une teinte critique, est essentiellement ludique4.
Dans l'exemple suivant, l'hyperbole caricaturale présente sous un jour
grotesque le discours d'un député à l'Assemblée nationale, lors de la
séance de questions d'actualité, en lui prêtant une dramatisation du
problème provoqué par les loutres dysphémiquement appelées "rats
musqués":
[…] Jean-Pierre Decool a pris la parole pour évoquer un sujet grave […]: l'abominable
drame provoqué sur terres et étangs en France, par une non moins abominable
grande compagnie de rats musqués. C'est que le rat musqué […] est rusé et fécond. Il
creuse, creuse, creuse et se multiplie, multiplie, multiplie. Quand il ne fait pas l'un, il
fait l'autre. Et évidemment, pas besoin d'avoir fait l'ENA pour découvrir l'ampleur du
désastre: plus il y a de rats, plus il y a de trous… […] [Il] fore et transforme nos beaux
étangs de France en passoires. (Le Monde, 14-11-2002)

Le potentiel intensif des substantifs ("drame", "désastre") et des adjectifs


("grave", "abominable") est renforcé par la réitération ("une non moins
abominable grande compagnie de rats musqués") puis par l'accumulation
d'adjectifs intensificateurs. Les répétitions des verbes, quant à elles,
créent un effet intensif sur les actions de "creuser" et de "se multiplier",
renforcé ensuite par l'expression graduelle "plus il y a de rats, plus il y a de
trous…", que laissent ouverte des points de suspension à valeur également
intensive suggérant quelque chose comme "je vous laisse deviner la
suite…". La conséquence, enfin, est de toute évidence démesurée. Le
discours du parlementaire est ainsi tourné en dérision, dans une caricature
qui exagère sa perception du problème au-delà de celle qu'on peut
raisonnablement lui attribuer.

4
Je remercie Marc Bonhomme d'avoir attiré mon attention sur la dimension parodique de cet
exemple, qui laisse entendre le discours de libération du Général de Gaulle du 25 août 1944:
"Paris outragé! Paris brisé! Paris martyrisé!".
María Dolores Vivero García 201

3. L'insolite hyperbolique

Qu'elle soit ironique ou caricaturale, l'hyperbole repose souvent sur des


relations d'assimilation (des comparaisons ou des métaphores). Au
décalage quantitatif ou intensif s'ajoute alors un décalage qualitatif.
Cependant, dans la mesure où l'emploi habituel de certaines assimilations
finit par les user, il ne reste plus, par réduction de la figure, que
l'intensification. Le cas extrême en serait celui des comparaisons parangon
ou stéréotypées dont on ne perçoit que l'intensité, le rapport qualitatif se
transformant en un rapport quantitatif ou intensif. À l'extrême opposé,
l'écart qualitatif introduit par les rapprochements insolites reste prégnant
au-delà de l'interprétation hyperbolique.
Prenons cet exemple:
Ce début de mois de mars est absolument redoutable. À se recoucher immédiatement
[…]. Écouter la radio, regarder la télévision, lire la presse est comme déjà jeter
l'éponge dans la conviction déprimante que les pires nouvelles finiront
inéluctablement par chasser les mauvaises. […] Ce matin même […] que nous
apprenaient les radios? […] Que France Télécom venait de battre un record du monde,
le record du monde de l'entreprise la plus endettée […]. On ne sait pas si le record est
vraiment établi, ou s'il sera homologué. (Le Monde, 06-03-2003)

Dans ce contexte d'hyperbole caricaturale, les métaphores sportives à


valeur intensive "jeter l'éponge" et "battre un record" n'évoquent plus un
vrai rapprochement entre deux domaines différents. Or l'allusion, à la fin du
fragment, à des propriétés d'un record au sens propre ("établi",
"homologué") ravive l'image du domaine comparant, la syllepse qui
consiste à prendre d'abord "record" au sens figuré puis au sens propre
permettant de passer de l'univers des entreprises, où le record est battu au
sens figuré, à celui du sport où les records sont établis et homologués au
sens propre. Ce rapprochement a certes une valeur intensive: en
comparant son effet à celui d'un adverbe du type "un vrai" modifiant le
terme "record" (qui comporte déjà le trait inhérent "intensité"), on pourrait
gloser cette valeur par "France Télécom a tellement battu le record du
monde de l'entreprise la plus endettée que cela ressemble à un vrai record
homologable". Mais à cette valeur intensive l'image ravivée ajoute un
apport sémantique.
En effet, si l'interprétation métaphorique passe en général par l'inhibition
des traits inhérents au terme comparant incompatibles avec le comparé,
ces traits restent cependant attachés, comme le montre Le Guern (1973:
42), à la représentation mentale du comparant, si bien qu'ils interviennent
plus ou moins "à un niveau de conscience différent de celui auquel se
forme la signification logique", dans l'image que le texte construit de
l'élément comparé. Dans notre exemple, l'idée d'"exploit sportif" inhérente
à "record", inhibée par l'interprétation métaphorique en raison de son
incompatibilité avec le contexte, participe d'autant plus à la construction
de l'image de l'entreprise que l'écart qualitatif introduit par le
202 Le fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour des chroniques du Monde

rapprochement insolite reste perceptible malgré la lecture hyperbolique. À


la valeur intensive s'ajoute donc le contenu "exploit sportif", qui est à
prendre, dans ce contexte globalement caricatural, au sens ironique.
Ainsi est-il possible de faire l'hypothèse que plus les rapprochements sont
insolites, plus ils ont la capacité de rendre perceptible l'écart qualitatif
qu'ils introduisent et d'ajouter à la valeur intensive un apport sémantique
fort. Le fragment suivant, sur la tendance qu'aurait Ségolène Royale à se
présenter partout de manière intempestive, en est une illustration:
Rappelez-vous: entre deux tours de la présidentielle, Ségolène Royale s'était
présentée nuitamment au domicile parisien de François Bayrou. Affolé, le dirigeant
centriste ne lui avait pas ouvert. Elle est entrée cette fois par la fenêtre, créant la
surprise au congrès du MoDem à Arras. Le pauvre Bayrou se demande s'il ne la verra
pas descendre par la cheminée le soir de Noël […]. Cette femme a pris l'habitude de
s'inviter partout, sans prévenir. […] Lui a-t-on prévu un prie-Dieu au prochain synode
des évêques à Rome? Sans qualification, d'un coup de main, elle s'arrangera pour
jouer en milieu de terrain à la finale du Mondial 2010. Elle est même capable de faire
irruption dans ce billet, à tout moment, et d'en ravir la vedette à l'auteur. Mais oui…
C'est elle… Je crois que je l'entends… (Le Monde, 08-12-2009)

Les rapprochements insolites entre, d'une part, l'univers de la politique et,


de l'autre, des domaines sémantiques qui lui sont étrangers se succèdent
de manière graduelle, si bien que l'accumulation de ces différents
domaines et leur disparité prend elle-aussi une valeur intensive
hyperbolique. De quelqu'un qui passerait par la fenêtre ou par la cheminée,
ce qui est encore une image prévisible intensifiant le trait "intempestif" (on
dit bien de quelqu'un d'inopportun dont on ne peut pas se débarrasser:
"Chassez-le par la porte, il rentrera par la fenêtre"), Royale devient un
évêque siégeant au synode à Rome, un footballeur en finale pour, enfin,
faire irruption, par une sorte de métalepse5, dans l'espace de l'écriture et
menacer de remplacer le chroniqueur lui-même. Tout en fonctionnant au
service de l'intensification des défauts raillés (omniprésence intempestive,
inopportunité, désir d'être partout protagoniste), les rapprochements
insolites ne se laissent pas réduire à une simple question d'intensité; en
faisant apparaître la distance infranchissable entre les domaines, ils
rendent perceptibles les traits inhérents aux comparants ("père Noël",
"autorité ecclésiastique" ou "footballeur") qui, bien que relativement
inhibés par le contexte, participent ainsi quand même à la construction de
l'image de la femme politique et contribuent à la destituer.
Le passage suivant, à propos de la difficulté de joindre les agents fiscaux,
nous fournira un deuxième exemple d'insolite hyperbolique d'autant plus
suggestif qu'il est assorti d'un commentaire métadiscursif:

5
J'ai plaisir à remercier Catherine Kerbrat-Orecchioni de sa remarque pertinente à propos de
cette métalepse.
María Dolores Vivero García 203

Nous savons tous, grandes entreprises ou simple contribuable, combien il est difficile
de faire aux pattes notre agent, agente, préféré. Quand on téléphone, il faut écrire.
Quand on écrit, il fallait prendre rendez-vous. Et quand on veut prendre rendez-vous,
il faut écrire ou téléphoner, pour prendre son tour aux heures d'ouverture, quand c'est
ouvert. À oser cette métaphore, la fenêtre fiscale est au contribuable ce que la
fenêtre de tir est à l'artilleur d'élite! (Le Monde, 27-02-2003)

L'énumération accumulative, ainsi que le paradoxe, qui fonctionne ici au


service de l'hyperbole caricaturale, enchaînent sur une comparaison à
valeur intensive qui ne devrait pas en elle-même dérouter particulièrement
nos habitudes, si l'on tient compte du fait que le vocable "fenêtre de tir" est
utilisé au sens figuré pour toute action susceptible d'être "entreprise à un
moment précis conditionné par des facteurs extérieurs" (selon Le Grand
Robert de la langue française, version électronique). Cette comparaison
met en évidence le trait commun aux deux domaines (l'idée de "recherche
des conditions optimales") et ajoute un degré plus haut d'intensité par
rapport à la difficulté qui caractériserait ce parcours du combattant. Mais
le rapprochement est plus osé, comme l'annonce le journaliste lui-même,
car l'image remotivée par la syllepse sur "fenêtre" compare le guichet
administratif inaccessible à la "fenêtre de tir" au sens propre ("période
pendant laquelle les conditions optimales pour le lancement d'une fusée
sont réunies", toujours selon Le Grand Robert de la langue française) puis
ce lancement lui-même au tir de l'artilleur d'élite. Le caractère insolite de
ces rapprochements, qui vont à l'encontre de nos attentes habituelles,
laisse percevoir l'incompatibilité entre, d'une part, le contexte
administratif et, de l'autre, les domaines de l'astronautique et de
l'artillerie, introduisant des écarts qualitatifs comiques, qui restent
perceptibles, même si l'interprétation hyperbolique tend à les résorber en
les réduisant à une valeur intensive. Les traits attachés aux domaines
comparants, relativement inhibés par le contexte au profit des traits
communs, sont ainsi perçus. Ils imprègnent du coup la représentation que
le texte construit de la démarche administrative.
Du point de vue énonciatif, comme dans l'exemple précédent, on comprend
que le locuteur ne prend sérieusement en charge ni l'appréciation
évaluative manifestement exagérée ni les assertions contenues dans
l'énoncé insolite à valeur intensive, qui ne peuvent être prises au pied de la
lettre.
Prenons cet autre exemple:
Il pleut! Il pleut jour et nuit, soir et matin. Il pleut à l'ouest comme à l'est, au nord
comme au sud. Il pleut en février, en mars et en avril. Il pleut sauf votre respect
comme vache folle qui pisse […]. Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui? Il pleut. Demain? Il
pleut. Qu'est-ce qu'on mange? Il pleut. Comment ça va? Il pleut […]. Ah mon bon
monsieur, quelle époque que la nôtre! Un vrai dérèglement climatique, comme il en
est des sens, une pluviométrie compulsive, frénétique, record […] que d'eau, que
d'eau! […] Et nous voyons venir le moment où, sous les mains expertes des sages-
femmes en colère, nos chers petits naîtront, sages et prévoyants, les pieds palmés.
(Le Monde, 11-04-2001)
204 Le fonctionnement de l'hyperbole dans l'humour des chroniques du Monde

Si la comparaison "comme vache qui pisse" apporte l'idée d'intensité, le


groupe nominal représentant, selon un stéréotype culturel (comme ceux
qu'étudie Leroy, 2004), le plus haut degré d'intensité de la pluie,
l'introduction de l'adjectif intensif "folle", qui défige cette comparaison
parangon, ravive son potentiel d'intensité et lui confère un caractère
comique par allusion au problème de la vache folle. Aux exclamations
emphatiques marquant le haut degré dans l'évaluation négative et à la
réitération comme procédé d'amplification s'ajoutent ensuite des
rapprochements insolites à valeur intensive, qui introduisent un écart
qualitatif. Ils assimilent, en effet, la pluie à un évènement susceptible de
prendre le dessus sur toute activité humaine, y compris celle de manger, et
en viennent même à humaniser le phénomène météorologique
("pluviométrie compulsive, frénétique"). Mais l'effet d'insolite introduit
ensuite par ce qui est présenté comme une conséquence logique, un
changement qui permettrait aux enfants de naître "les pieds palmés", est
encore plus important. Outre sa valeur intensive, cet enchaînement
consécutif rend manifeste l'écart qualitatif et propage contextuellement
dans l'image construite de la pluie celle d'un phénomène susceptible de
produire une transformation évolutive de l'espèce humaine6.
Jusque-là nous avons examiné des exemples où l'insolite intensif est
globalement dominé par l'hyperbole caricaturale du négatif. C'est en effet
le cas le plus fréquent. Mais on trouve également dans notre corpus des
exemples d'insolite au service de l'hyperbole ironique, comme celui-ci:
En entendant le discours sur l'agriculture prononcé […] par Nicolas Sarkozy, des
citoyens attentifs ont eu une impression de déjà-vu. Ils ne se trompaient pas: des
phrases entières étaient tirées du discours prononcé par le même Nicolas Sarkozy,
huit mois plus tôt […]. Et alors? […] Mieux vaut se répéter que se contredire […]. Au
contraire, un orateur qui se répète est rassurant. C'est comme le refrain d'une
chanson, que l'on attend après chaque couplet. La politique est une rengaine.
Pourquoi voulez-vous modifier une harangue […], ayant atteint l'indépassable
perfection? (Le Monde, 01-11-2009)

L'hyperbole du positif ("indépassable perfection") déclenche la lecture


ironique, qui renverse l'orientation axiologique de l'hyperbole pour donner à
entendre une évaluation négative, rendue plus intense par l'assimilation du
discours politique au domaine de la chanson. Ce rapprochement, tout en
faisant ressortir le trait commun "répétitif", rend manifeste la distance
entre les domaines, ainsi que les traits du comparant, en principe inhibés

6
L'humour de ce fragment procède aussi, en partie, de l'exclamation "Que d'eau, que d'eau!",
parodie des mots prononcés en 1875 par Mac Mahon, alors président de la république,
comme réaction aux dramatiques crues de la Garonne, qui avaient fait plusieurs centaines
de victimes (une réaction jugée un peu courte eu égard à l'ampleur de la catastrophe). Je
remercie Gisèle Valency de cette remarque ainsi que de sa relecture attentive de l'ensemble
de l'article.
María Dolores Vivero García 205

par le contexte, notamment celui de banalité inhérent à "rengaine", qui


destitue le discours politique.

4. Conclusion

Au terme de cette étude, il apparaît que l'hyperbole peut jouer des rôles
différents dans l'humour. Si l'intensification des aspects positifs est un
indice de l'ironie, celle des aspects négatifs est constitutive d'un autre
procédé humoristique: ce que j'ai appelé "l'hyperbole caricaturale". Il a été
enfin suggéré que, lorsqu'elle s'assoit sur des rapprochements insolites,
l'hyperbole participe autrement que sur le plan de l'intensification à la
construction du sens global. Loin de s'effacer dans sa tension vers
l'intensité, l'écart qualitatif qui résulte de ces rapprochements s'impose,
mettant à nu l'adjonction de traits sémantiques incompatibles avec le
contexte.
Si, comme le remarque très justement Fontanier (1977: 124), pour que
l'hyperbole fonctionne en tant que figure, il faut non seulement que
l'exagération puisse être perçue comme telle, en fonction des contextes,
mais aussi que le sens littéral fasse illusion "jusqu'à un certain point", on
peut conclure que l'insolite ravive et fait fonctionner pleinement la force
figurale de l'hyperbole dans la mesure où celle-ci appelle le lecteur à
partager sur un mode ludique l'illusion d'un sens littéral invraisemblable.
Dans des discours propices à la connivence critique, comme les chroniques
journalistiques, cette forme d'humour, qui s'épanouit dans l'emphase et la
surenchère, ne raille pas seulement le caractère outré des choses. En
fonction de l'axiologie associée aux domaines connectés, elle peut servir à
en destituer certains (l'économie, les politiciens ou l'administration),
laissant voir, en même temps que ce qu'il faut raisonnablement
comprendre, ce qui est littéralement dit.

Bibliographie

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— (2013b): L'ironie, la litote et l'hyperbole dans les chroniques humoristiques du journal Le
Monde. In: Revue romane, 48-2, 203-216.
Vivero García, M. D. & Charaudeau, P. (à paraître): Éléments de théorie pour l'analyse discursive
de l'humour. In: Humoresques, 40.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 207

Adresses des auteurs

Marc BONHOMME, marc.bonhomme@rom.unibe.ch


Université de Berne, 3012 Berne, Suisse

Fernand DELARUE, euraled@club-internet.fr


Université de Poitiers, 86073 Poitiers Cedex 9, France

Ruggero DRUETTA, ruggero.druetta@unito.it


Université de Turin, 10124 Turin, Italie

Suzanne DUVAL, szduval@gmail.com


Université Paris-Sorbonne, 75005 Paris, France

André HORAK, andre.horak@rom.unibe.ch


Université de Berne, 3012 Berne, Suisse

Anna JAUBERT, anna.jaubert@gmail.com


Université Nice Sophia Antipolis, 06103 Nice, France

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI,
catherine.kerbrat-orecchioni@univ-lyon2.fr
Université Lumière Lyon 2, 69007 Lyon, France

Paola PAISSA, paolapaissa@alice.it


Université de Turin, 10124 Turin, Italie

Laurent PERRIN, laurent.perrin@u-pec.fr


Université de Paris-Est Créteil, 94010 Créteil, France

Alain RABATEL, a.rabatel@free.fr


Université de Lyon 1-ESPE, 69004 Lyon, France

Christine ROUSSEAU, christine.rousseau44@free.fr


Université Stendhal-Grenoble 3, 38400 Saint-Martin-d'Hères, France

Geneviève SALVAN, genevieve.salvan@unice.fr


Université Nice Sophia Antipolis, 06103 Nice, France

María Dolores VIVERO GARCÍA, dolores.vivero@uam.es


Université Autonome de Madrid, 28049 Madrid, Espagne
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2014-2015, 61-62, 208

Comité de lecture pour ce numéro

Marc Bonhomme (Université de Berne), Anne-Marguerite Fryba-Reber


(Université de Berne), André Horak (Université de Berne), Anna Jaubert
(Université Nice Sophia Antipolis), Catherine Kerbrat-Orecchioni (Université
Lumière Lyon 2), Georges Kleiber (Université de Strasbourg), Sascha Lüthy
(Université de Berne), Giuseppe Manno (Université de Berne &
Pädagogische Hochschule der Fachhochschule Nordwestschweiz), Nicolas
Morel (Université de Berne), Paola Paissa (Université de Turin), Laurent
Perrin (Université de Paris-Est Créteil), Geneviève Salvan (Université Nice
Sophia Antipolis), Gilles Siouffi (Université Paris-Sorbonne).

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