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2021 édition


 LE THÈME

02 Guerre d’Espagne
et front russe
Témoignage de Jaime Cervero Calvo

« EN TEMPS DE TROMPERIE UNIVERSELLE, DIRE LA VÉRITÉ


DEVIENT UN ACTE RÉVOLUTIONNAIRE » - GEORGES ORWELL

L a guerre, et la Guerre Civile


espagnole en particulier,
n’est pas une simple addition
parenthèses au milieu de leurs
propres histoires, et plus ou moins
tragiquement. Des vies qui
d’événements qui se succèdent abandonnent un mari, une
ou s’entre-choquent. Elle ne se épouse, une famille, des enfants ;
résume pas à la vision d’armées un métier, ou une perspective
en campagne, à l’analyse de d’avenir. C’est une autre vie. Aussi
politiques entrant dans des enjeux est-il intéressant de recueillir les
internationaux subtils ou brutaux. témoignages de ceux qui l’ont
Ce sont aussi de simples vécue, dans un déracinement
expériences humaines, des vies dont nous ne pouvons mesurer la
personnelles, mises entre profondeur, mais dont nous

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GUERRE D’ESPAGNE ET FRONT RUSSE

pouvons du moins rendre grâces qu’il nous soit épargné.

L e témoignage que nous présentons ici relève


vraiment de la petite histoire. En ce sens que ce
n’est pas celui d’un héros. Ce n’est pas celui d’un homme
dont les livres d’Histoire recueilleront jamais le nom. Mais
il n’y a pas que «  les grands et beaux exploits  » qui
comptent. L’intérêt de cette histoire est précisément
qu’elle est humble, banale à sa manière, celle d’un
homme qui se penche sur la générosité de sa jeunesse,
avec la retenue qui accompagne souvent les récits de
ceux qui ont vécu de telles choses. Avec un brin
d’amertume aussi, mais avec la fierté modeste d’être
demeuré fidèle.
L’auteur de ce témoignage, Jaime Cerbero Calvo,
s’engagea, comme il nous l’explique, dans les troupes
carlistes.
Les carlistes, selon le mot de Pablo Larraz Andía, « ont
incarné pendant plus d’un siècle la cause du
traditionalisme dynastique, religieux et institutionnel de
l’Espagne  ». De tradition monarchiste et catholique, leur
devise est « Pour Dieu, pour la patrie et pour le roi ».
L’auteur évoque le «  traditionalisme  ». Celui-ci ne doit
pas être confondu avec celui que nous connaissons
notamment en France de nos jours. Le traditionalisme
espagnol est essentiellement politique, tandis que son
homologue est essentiellement religieux. Les attaches
politiques ne sont pas les mêmes. Tandis que le Leurs troupes étaient divisées en nombreux « Tercios »,
traditionalisme religieux s’accommode d’une grande du nom de ces groupes d’infanterie qui assurèrent la
variété de choix politiques, le traditionalisme espagnol domination de l’Espagne en Europe pendant un siècle.
est monarchiste et catholique. Il serait inconcevable pour Celui de María de Molina, auquel appartenait l’auteur,
un carliste de soutenir un parti tel que le Rassemblement porte le nom d’une reine de Castille et de León
national. Ses principes différent également des principes (1265-1321). Constitué de volontaires dans la ville de
politiques auxquels sont attachés les monarchistes Molina de Aragón, il eut un comportement héroïque
traditionalistes français. Le maurrassisme, en particulier, pendant le conflit et perdit plus de 250 hommes.
est étranger à ses gènes. Le drapeau carliste porte depuis 1935, comme dans
Les «  Requetés  » sont les troupes armées du carlisme, l’affiche ci-dessus, la croix de Bourgogne, rouge sur fond
reconnaissables à leur béret rouge, la boina, qui fut blanc, qui fut l’étendard militaire espagnol pendant le
parfois aussi blanche et rouge au XIXe siècle. Ils Siècle d’Or.
combattirent au côté de l’armée de Franco pendant la Le titre qui l’accompagne pourrait servir d’épitaphe à
Guerre Civile. Originaires de Navarre, ils recrutèrent notre narrateur  : «  Devant Dieu, tu ne seras jamais un
néanmoins dans toute l’Espagne, en Catalogne, en héros anonyme ».
Castille, en Andalousie, et ils comptèrent en particulier
Patrick de Pontonx
dans leurs rangs des volontaires irlandais, portugais et
russes, comme ceux dont parle ici l’auteur.

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J e suis né à Guadalajara en 1921. J’étais fils unique,


parce que ma mère alors que j’étais encore enfant,
de sorte que je vivais avec mes grands-parents et avec
traditionaliste, cela ce serait probablement très mal passé
pour nous. De fait, ils ont saccagé notre maison et ont
assassiné plusieurs de mes amis de l’AET. Je n’ai jamais
mon père, qui était vétérinaire militaire à Guadalajara. réussi à savoir s’ils étaient aussi après moi, mais
Dans ma famille, il n’y avait heureusement je n’étais pas là-bas pour le vérifier.
pas eu de carlistes, et ce fut En dépit de mon âge – j’avais 15 ans – j’ai voulu me
à l’école – je devais avoir 13 porter volontaire, et comme il n’y avait aucun Tercio de
ans – que je me suis Requetés à Soria avec des gens disponibles, nous
approché du traditionalisme sommes allés, des amis et moi, nous enrôler sous la
grâce à des amis. Par eux, bannière de la Phalange. L’aventure fut courte  : nos
j’ai pris contact avec le parents sont venus nous chercher à la caserne de la
Regroupement Scolaire Phalange le jour suivant, vers minuit, et nous ont ramenés
Traditionaliste [Agrúpación quasiment ficelés.
Escolar Tradicionalista, Pendant un certain temps, je n’y ai
( A E T ) plus pensé, j’ai tardé, mais en 1938,
association d’étudiants créée au XIXe l’idée m’est revenu parce que
siècle], et ce fut là que je fis Manuel del Castillo, un de mes amis
connaissance avec l’idéal qui était le sien intimes qui avait été chef des
et qui est toujours le mien 75 ans plus traditionalistes de Guadalajara – je le
tard. connaissais alors qu’il était étudiant
A quinze ans, j’étais déjà affilié à la en médecine à l’AET – était
AET de Guadalajara. Mon père, en lieutenant dans le Tercio aragonais
vérité, ne m’en avait jamais parlé. Je de María de Molina. Manuel avait
suppose que je n’étais pas bavard non réussi à fuir de la zone rouge, où
plus, parce que la communication d’un avait été assassiné l’un de ses frères,
gamin de 14 ans avec son père, à de sorte que j’ai pu parler avec lui et
l’époque, n’était pas comme aujourd’hui. que j’ai pu m’engager dans la 1ère
De la République, je garde de mauvais Compagnie du Tercio María de
souvenirs, c’était des temps mauvais et Molina.
difficiles pour tous ceux qui, comme J’en parlai à mon père, et cette fois
nous, étaient des « gens de droite ». Il y il fut d’accord. En plus, à cette
avait des attaques contre tout ce qui époque il était également sur le
était considéré comme religieux ou d’un front. Il était commandant et avait
ordre, et nous ne pouvions pas faire déjà pris sa retraite quand la guerre
grand-chose alors que le Gouvernement avait commencé, mais il a offert ses
Étendard du Tercio María de Molina
était totalement passif. Je ne me services, si nécessaire, et comme il
souviens pas d’affrontements entre était vétérinaire militaire, il fut
étudiants, d’altercations, mais en revanche je me rappelle envoyé d’abord sur le front de Castellón, puis dans un
d’un défilé de troupes à Guadalajara et que des hôpital pour le bétail près de Saragosse, où il est resté
communistes essayèrent de disperser en leur jetant des longtemps.
pierres, mais nous n’avions pas de préparation militaire à J’ai rejoins mon Tercio sur le front de Guadalajara, dans
la AET. Nous nous bornions à avoir des réunions, un peu les Montes Universales, un front stable qui couvrait la
d’activités culturelles, et quand les choses ont commencé limite entre les provinces de Guadalajara, Cuenca et
à devenir très moches, nous montions la garde à la porte Teruel. Je me rappelle que ce fut à l’automne 1938, il ne
de la Sociedad, de peur qu’ils ne l’attaquent. faisait pas encore froid, si bien que nous n’avions pas
En juillet 1936, nous sommes allés passer nos vacances encore besoin de manteaux pour les gardes.
à Almazán, comme les autres années, dans la province de C’était un endroit très tranquille, sans que l’on ait eu à
Soria. C’est là que nous étions lors du Soulèvement [de livrer aucune bataille importante. C’était un lieu de repos
Franco], et heureusement, parce que si nous étions restés pour le Tercio, parce que sur le front de Huesca, au début
à Guadalajara, avec un père militaire et moi de la guerre, il y avait une quantité de morts et même

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une compagnie entière fut même détruite.


Là, la tranquillité était totale  ; pendant les moments
libres, nous chassions au fusil les écureuils dans les
Montes Universales, il y en avait beaucoup, et ensuite
nous les préparions pour le repas. C’était bien bon, oui…
Parfois on nous donnait aussi la permission de descendre
au village de Checa pour y passer la soirée.
Au Tercio, l’ambiance était très bonne ; la plupart était
des requetés aragonais, mais d’autres, comme moi,
venaient d’autres endroits. Il y eut aussi une section
entière de russes blancs. C’étaient des exilés, qui avaient
combattu pour le Tsar contre l’Armée Rouge et qui
maintenant voulaient poursuivre leur lutte contre le
communisme en Espagne. C’étaient des types très
sympathiques. Ils parlaient russe entre eux, mais ils
maîtrisaient parfaitement le castillan et, de fait, certains
entrèrent ensuite dans la Légion après la guerre.
Nous avons connu des moments vraiment agréables  :
guitares, chansons basques – il y avait des requetés
basques – danses russes, jotas aragonaises… le tout
toujours accompagné de vin, bon ou mauvais, ça nous
était égal.
Il y avait peu d’ennemis et en plus ils étaient loin, mais
ce dont nous ne manquions pas, c’étaient de poux. En
général, nous étions dans un état assez dégoûtant, et
comme les poux étaient très difficiles à enlever, nous
préférions la plupart du temps changer de vêtements et
les jeter pour essayer de nous en débarrasser.
Au bout du compte, quand tout était sur le point de se
terminer, on nous envoya à El Toro et à Barracas, deux
villages de la province de Castellón, où nous trouva la fin
de la guerre. Ensuite, nous partîmes pour Liria, puis pour Requetés russes du Tercio María de Molina
Godella, et de là, à pied, jusqu’à Valence où tout le Tercio A droite, le pope. A gauche, l’étendard impérial
a défilé. C’est ainsi que s’est achevé mon passage par le
Tercio, plus testimonial qu’autre chose.

E n juillet 1941, alors que la guerre était terminée


depuis peu en Espagne, je me suis porté volontaire
pour aller en Russie, afin de combattre le communisme et
le seul ancien combattant qui se soit engagé à
Guadalajara et malgré cela j’ai été appelé le dernier, à un
moment où je me disais  : «  voilà que je reste tout
parce que je considérais que c’était un devoir de patriote. seul... ».
J’étais carliste, mais j’avais accepté l’Unification [entre J’ai rencontré là des quantités de jeunes gens, la
tous les groupes, ordonnés par Franco] parce que je plupart phalangistes, mais beaucoup qui avaient été dans
pensais qu’elle était nécessaire pour l’Espagne en temps des Tercios de Requetés, tous désireux de renverser le
de guerre, et je me suis engagé dans la División Azúl, en communisme qui avait fait tant de mal en Espagne.
faisant valoir ma qualité  d’ancien combattant dans la
Croisade. Je suis parti avec un contingent organisé à Saragosse,
et à notre arrivée au Camp d’instruction de Grafenwöhr,
Là, tout le monde s’est engagé, certains amis de dans la région allemande de Bavière, je fus incorporé à la
Guadalajara et beaucoup de ceux qui avaient été 10e Compagnie du Régiment d’infanterie n°  263. Arrivé
engagés en zone rouge. Je crois cependant que j’ai été sur le front de l’Est, mon unité fut chargée de participer

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aux opérations de la tête de pont de Volchow, de nous... Nous autres, les soldats
ce qui fut bien plus dur que la guerre espagnols, nous n’avions pas avec la
d’Espagne. Notre équipement était très moyen, population les problèmes que
peut-être bon par rapport à celui que nous rencontraient les allemands  ; nous ne
avions eu en Espagne, mais insuffisant pour les venions pas à eux comme des conquérants,
conditions qui étaient les nôtres. Il neigeait et nous savions gagner leur sympathie.
souvent, et quand c’était son tour d’occuper une Nous découvrions avec plaisir leurs
position ou de sortir d’une tranchée pour une traditions, et ces messes orthodoxes qu’ils
attaque, on était perdu. On tombait dans la neige, avaient avec leurs popes.
on sentait l’eau se former en-dessous de soi, Je ne suis pas resté longtemps non plus
et on finissait trempé, frigorifié, et sans plus Blason de la Legión Azúl sur le front russe : trois petits mois. J’ai été
sentir ses pieds. blessé le 1er décembre 1941 à Nitlikino,
un petit village près de Possad.
Pendant cette après-midi, il y eut quelques tirs
échangés avec les soviétiques, une fusillade qui ne
tourna pas en bataille, mais je pris une balle dans la
poitrine au moment où j’aillais entrer dans une isba. Sur
le coup, je n’ai pas eu mal et ne me suis rendu compte
de rien  ; j’ai écouté quelques tirs et puis j’ai senti le
sang chaud courir le long de mon corps. Alors je me
suis regardé, et j’ai vu qu’ils m’avaient touché à la
poitrine et que la balle était sortie par l’aisselle en
frôlant le cœur. Je n’avais pas mal, mais j’avais peur de
ce que mon poumon ait été touché. Grâces à Dieu, le
tir n’a pas touché de zone vitale, mais un nerf avait dû
être touché parce que je ne pouvais plus bouger la
main.
Après être passé dans deux hôpitaux espagnols, celui
En revanche, les contacts avec la population russe était
de campagne de Grigorowo et l’hôpital de guerre de
excellents. Quand on allait dans les maisons, ils ne
Porchov, tous deux en territoire soviétique, je fus envoyé
savaient pas quoi inventer pour nous obliger, s’occuper
en convalescence dans un Reservelazarett, un
hôpital situé dans un village appelé
Bromberg, en Pologne. Le personnel était
allemand, les infir mières comme les
médecins, et ils traitaient à merveille les
nombreux blessés espagnols qui étaient là en
convalescence. Ce fut une convalescence très
tranquille  : des sorties pour se promener,
aller à un cinéma où l’on pouvait voir
quelques films en espagnol... toujours très
conventionnels. J’ai passé là tout l’hiver, y
compris la Noël 1941, jusqu’en mars 1942 où
je suis rentré en Espagne après que l’on m’a
déclaré inapte, parce que je n’avais toujours
pas retrouvé l’usage de la main gauche.
C’est là que mon aventure en Russie s’est
achevée.

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GUERRE D’ESPAGNE ET FRONT RUSSE

En ce qui me concerne, la guerre d’Espagne m’a anéanti. Lorsqu’elle a commencé, je préparais mon bac, mais entre
les années de notre guerre et celles de Russie, il était trop tard pour reprendre des études et j’en avais alors très
peu envie. Ensuite, pour comble de maux, l’affaire des maquis [organisés en Espagne par les communistes contre le
gouvernement de Franco] m’est tombée dessus ; j’ai été mobilisé et j’ai passé encore deux ans dans les zones d’activité.
Lorsque tout cela a pris fin, je suis devenu fonctionnaire et me suis établi à Saragosse.
Pendant longtemps, j’ai maintenu des contacts avec d’anciens compagnons de guerre, aussi bien du Tercio María de
Molina que de la División Azúl, ici, à Saragosse. Nous nous retrouvions à la Fraternité, nous bavardions et nous
commentions les choses d’alors, mais à présent il n’y a plus rien. J’ai l’impression que je dois rester seul, le dernier de ces
temps. En dépit du temps passé, j’ai gardé mes idées, celles qui m’ont formé pendant 13 ans passées à l’AET, et je
demeure très patriote.
Jaime Cervero Calvo

Le drapeau du Tercio María de Molina

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