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BERNARD EDELMAN

LE DROIT SAISI
PAR LA PHOTOGRAPHIE

suivi de

LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR


L 'O E I L D U D R O IT :

NATURE ET DROIT D'AUTEUR

Flammarion
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LA PRATIQUE THÉORIQUE DU DROIT

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CHAPITRE PREMIER

LES RAISONS D'UNE ABSENCE

Je vais tenir un discours qui n'a jam ais été tenu et


j'expliquerai pourquoi il n'a jamais été tenu. C'est le
discours théorique de la pratique juridique. Ce dis-
cours est une gageure : il aura la prétention de dire
ce que n ous som m es pour le droit, c'est-à-dire ce que
nous somm es réellement pour cette instance juridico-
politique qu'est le Droit.
« Ce que n ous avon s à dém ontrer, ce n'est pas que

les concepts juridiques gén éraux p euve nt entrer à titre


d'élém ents constituan ts dans des processus et des sys-
tèmes idéologiques, mais que la réalité sociale, mas-
quée en une certaine mesure par un voile mystique,
ne peu t pas être découverte à travers ces concep ts'. »
La démarche est complexe et elle n'est pas inno-
cente. Lénine, dans la loi sur les am endes 2 ,  faisait des
disting uos de juriste : il oppo sait l'am ende au dédom -
magement. Celui qui cause un dommage à quelqu'un
est tenu de le réparer : c'est un dédom m agem en t, les
tribunaux en jugen t. C'est notre article 1382 du Code
civil. L'ouvrier qui cause un dommage au patron est
sanctionné : c'est un e amende. Le p atron est seul juge.

Lén ineou,
droit, faisait dupdréfère,
si l'on roit, c'est-à-dire qu'il
qu'il lui donn ait« son
anim« ait
âm »e le
»

1. Pasukanis, La Théorie générale du droit et le marxisme, EDI,


1970, p. 64.
2. Lénine, a Explication de la loi sur les amendes s, Œ u v r e s ,
Éd. Sociales, 1958, t. II, p. 27 sq.
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12 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

véritable. À la formule générale de la responsabilité


civile, il opposait la lutte des classes. Le « celui » du
code Napoléon devient « l'ouvrier » de la loi de juin
1886 ; le « quelqu'un » abstrait et général devient le
patron ; le dédommagement, l'amende ; le tribunal,
le capitaliste.
Lénine disait : tout le monde croit savoir ce qu'est
une amende, et si vous demandez à un ouvrier s'il
sait ce qu'est une amende, il s'étonnera. Comment
ne le saurait-il pas, alors qu'il doit en payer ? Là est
l'illusion. Car c'est en payant l'amende que l'ouvrier
n'est pas un homme libre, on « le mate avec des
sous 3 ». La loi remplace le knout.
Pour nous, Lénine faisait du droit ; pour les
juristes, Lénine fait de la politique ; pour les « politi-
ques », Lénine fait de la politique.
Je ne cache pas le terrain où je me situe. C'est le
terrain de la « lutte théorique ». C'est le terrain m êm e
que m'impose ce dont je parle, même si ce dont je
parle (le droit) doit ignorer que là est son terrain. Je
veux dire que là est justem ent ce terrain qu e le droit
circonscrit, et que les fron tières q u'il s'efforce d e tra-
cer son t les frontières « vraies » de son idéolog ie.
Je veux dire que le droit présente cet étonnan t pa-
radoxe » de sanctionner, par la contrainte, sa propre
idéologie.
Il fallait se m ettre au travail de décry ptag e des juge-
ments et des arrêts ; il fallait prendre au sérieux les
catégories juridiques, les raisonnements aberrants des
juristes, les formules techniques des tribunaux, la
fausse rigueur de la Doctrine 4.

3. Explication... », in op. cit., p. 28.


4. La « Doctrine », en droit, désigne un corpus original, constitué
à la fois par les com m entaires des lois et décisions d e justice (notes
d'arrêts) et par des ouvrages « théoriques » sur le droit. On peut
dire qu'il s'agit là du lieu privilégié de l'idéologie juridique où se
structure le discours idéologique, et où s'élaborent la défense et
l'illustration d u d roit. Je dis : lieu privilégié, car c'est au ssi le lieu de
la collusion entre l'enseignement juridique et la production pratique
juridique. L'étudiant en droit en fait son pain quotidien, le magis-
trat y trouve confirmation de sa jurisprudence, le professeur, sa
justification.
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LES RAISONS D'UNE ABSENCE 13

Les prendre au sérieux ne voulait pas dire les


prendre pour ce qu'ils prétendaient être, mais les
prendre po ur ce qu'ils étaient dans leur fonctionnement
nécessaire.
Ce sérieux, la théorie m arxiste le p ermettait, nous
en donnait les moyens, nous faisait prendre
conscience de son enjeu : le droit présente cette double
fonction nécessaire, d'une part, de rendre efficaces les

rapports de production,
concrètement d'autre
et de sanctionner part,
les idées dese
que
refléter
font
les hom m es de leurs rapports sociaux.
Cela, le m arxisme nous l'enseignait. Il nous ensei-
gnait aussi que les catégories juridiques disent sans
dire la réalité des rapports dont elles sont l'expres-
sion. Il nous enseignait plus encore : le mouvement
nécessaire par lequel ces catégories devienne nt relative-
ment autonomes, et la raison pour laquelle elles sont
pensées — j'entends dans leur fonctionnement —
com m e totalem ent autonom es, à leur façon.
C'est-à-dire qu'il nous donnait la théorie du
contenu concret de l'illusion anthropologique du
droit, qui croit tenir un discou rs éternel sur l'hom m e
éternel.
Par là, le droit prenait son ampleur véritable. Il
rem plissait l'espac e politique . Je veu x d ire qu'il sanc-
tionnait le pouvoir politique pour sanctifier la pro-
priété privée. En retour, il légitim ait <4 l'essence d e
l'homme ». Je dis en retour, car l'homme en est le
prix.
Je ne m'étendrai pas sur ces résultats acquis. Ils
nous sont acquis, à nou s tous qu i travaillons concrè-
tement à découvrir quotidiennement le réel pour le
transformer. Je ne m'étendrai pas non plus sur la
nécessité de la <4 critique d es arm es ». Le g laive de la

loi a opéré suffisamment de coupes claires dans la


classe ou vrière.
Mais la question que je me pose à présent est une
question théorique. Elle est aus si politique. La théorie
marxiste du droit en est encore à ses débuts. Cela
peu t paraître inou ï, cela peut paraître im pen sab le, et
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14 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

pourtant cela est, et cela est pensable. Je voudrais


qu'on m'entende bien. Je ne dis pas : la théo rie du
droit, pour nous, marxistes, en est encore à ses
débuts ; je dis, plus modestement — et, peut-être,
plus ambitieusement — la théorie m arxiste du droit en
est encore à ses débu ts.
Cette proposition « énorme », je dois, bien sûr la
démontrer. Marx nous a laissé des ouvrages sur la
philosophie du droit ; il nou s a laissé des textes plus
précieux — plus précieux p our nou s — de « juriste » :
le vol de b ois, la cen sure. Il nou s a laissé su rtout des
indications multiples sur le droit en général, de La
Sainte Fam ille a u Capital. Je pense au célèbre passage
de L'Idéologie a llem and e où il nous démontre que les
caractères juridiques de la propriété privée — ju s
utendi et jus abutendi — exprim ent « d'une p art le fait
que la propriété privée est devenue complètement
indépendante de la communauté, et d'autre part l'il-
lusion que la propriété privée elle-mêm e repose sur la
seule volonté privée, sur la libre d isposition d es cho -
ses 5 ».
De telles indications sont inestimables. Marx ne
cesse de n ous le dire. Les formes juridiques ne d éter-
minent pas le contenu même de ce qu'elles rendent
efficace. Mais il ne cesse de nous dire aussi que le
droit rend efficace ce contenu par la contrainte de
l'Appareil d'État. Et ce qu'il nous dit de plus impor-
tant enco re, c'est que le rappo rt entre l'expression d u
contenu et l'efficacité du contenu est idéologique, et
que c'est ce rapport lui-même qui devient puissance
mystérieuse, « fondement véritable de tous les rap-
ports de propriété réels 6 ». Car, en fin de compte, il
renvoie à la volonté libre, c'est-à-dire à l'illusion q ue la
propriété privée elle-mêm e repose sur la seule volonté
privée. En droit, le « je veux » est un « je peux » ; le
contrat est un acte hégélien : une pure rencontre de
volontés.

5. Marx-Engels, L'Idéologie allemande, Éd. Sociales, p. 107.


6. Ibid., p. 400.
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LES RAISONS D'UNE ABSENCE 15

Cela, je le répète, est inestimable, tout autant que


L'Origine
d'Engels,de la fameux
des fam ille, de la pro priété
chapitres ix, xprivée et dL'And-
et xi de e l'Eta t
Diihring, des innombrables indications du Capital.
Mais, ce qui est plus inestimable encore, c'est que
cela permet de développer une théorie m arxiste du
droit.
Il est tem ps de m 'en exp liquer.
Nous ne possédons pas une théorie de la pratique
« théorique » interne du droit. Je veux dire que si nous
savons — ou plutôt si nous croyons savoir — ce
qu'est le droit, nous ne savons pas comment il fonc-
tionne. Je veux dire encore que la connaissance m ême
de l'idéologie renvoie à la production des effets
qu'elle engendre ; que l'idéologie n'est effective que
par son fonctionnement, et que la connaissance
concrète de son fonctionnement est la connaissance
théorique même de l'idéologie. Plus précisément :
que sép arer la théorie généra le du droit de la pratique
théorique du droit produit des effets théoriques et
pratiques incalculables : l'aban don au droit du terrain
même qu'il revendique. L'ignorance politique de son
travail « théorique » laisse, en fin de compte, le droit
libre de se perpétuer dans sa propre illusion qui
devient la nôtre.
« Pourquoi les idéologues mettent tout la tête en
bas [...] A propos de cette subdivision idéologique à
l'intérieur d 'une classe, 1°) acces sion de la profession
à l'au tonom ie par suite de la division d u travail, cha-
cun tient son m étier pour le vrai. Au sujet du lien d e
leur métier avec la réalité, ils se font d'autant plus
nécessairement des illusions qu e la nature du m étier

le veut déjà. En jurisprud ence , en politique, etc., ces


rapports deviennent — dans la conscience — des
concepts ; comme ils ne s'élèvent pas au-dessus de
ces rapports, les concepts qu'ils en on t sont, dans leur
tête, des concepts fixes : le juge, par exemple,
applique le Code, et c'est pourquoi il considère la
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16 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

législation comme le véritable moteur actif. Respect


de chacu n pou r sa ma rchandise'...  
Les juristes, nou s leur avon s" laissé la « propriété »
de leur ordre, nous les avons laissés impunis. J'en-
tends que nous leur laissons la place. Cette place,
c'est aus si notre absence qui la perpétue dans son être,
c'est-à-dire innocente. Le juriste, le « philosophe du
droit », a l'âme innocente du bon droit qu'il légitime.

leur Archives
Les de philosophie
volume annuel de 1971du droitlepeuven
sous t publier
titre « Le Droit
investi par la politique », nou s autres, m arxistes, nous
n'en avons cure, puisque nous organisons des col-
loques où personne n e vient. Nou s autres, m arxistes,
nous préférons nous consacrer à la tâche urgente
d'assassiner nos a lliés ; Pasuk anis — dont il est temps
de reconnaître le génie — est accusé froidement du
crime « d'abstraction », « ce qu i l'inscrit inévitablem ent
en con tradiction a vec toutes les données de la b ataille
contemporaine où les analyses idéologiques ont leur
référence et leur problématique très concrètes 8».
Cette entreprise sans précédent est ravalée au rang
d'un e « illusion infantile 9 ». Voilà nos textes « théori-
ques » contem porains. C'est peu et c'est beau coup, si
l'on tient pour important le « sym ptôm e ».
La tâche qu e je me su is dévolue devient la suivante.
La con science du juriste est une m auvaise conscience,
sa m oralité, une im m oralité, son ordre pu blic, l'ordre
de la propriété privée, son « âme », c'est-à-dire son
illusion de ten ir les rappo rts juridique s pou r les rap-
ports humains, est l'âme d'un propriétaire et d'un
rentier, ses con cepts, l'exp ression nécessa ire du cap i-
tal. Et pu isque j'ai parlé de so n âm e, j'ajoute q ue j'en
parle pour ne plus en parler : « Le fait que l'âme et
la conscience interviennen t dan s le droit est, pour le
"critique", une raison suffisante de p arler de l'âm e et
de la conscience, là où il est question du droit, et de

7. Ibid., p. 108.
8. M. et R. Weyl, <■ Idéologie juridique et lutte des classes s, La
Nouvelle Critique, janv. 1972, n° 49.
9. Ibid.
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LES RAISONS D'UNE ABSENCE

la dogmatique théologique là où il est question de la


1

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dogmrend
faire atique
re juridique
l'âm e au d°. » Ou
roit p lutôt
et que so nje« dirai qu'il
âm e », faut
c'est sa
pratique.
théologie qui donne constamment aux idées
« La

religieuses une interprétation humaine [...] pèche


ainsi constam m ent contre son hypothèse de base ; le
caractère surhu m ain de la religion ". » Le droit pèche
constamm ent contre son hy pothèse de base : la pro-
priété privée. La p rétention à la justice devient la pra-
tique de l'injustice, la prétention à dire l'homme, la
pratique du propriétaire.
On comprend mieux ce que j'avançais ci-dessus :
la théorie marxiste du droit n'est rien d'autre que la
connaissance
La p ratique do concrète
it rendre du fonctionnement du droit.
gorge.
Or, cette reddition de comptes, pour nous qui en
som m es les comp tables, ne peu t s'établir, se « balan-
cer », sans n égliger la form alité de cette pratique, san s
négliger l'analyse de cette pratique qui est indisso-
ciable de certaines formes de raisonnement, qui ne
peuvent se comprendre eux-m êm es en dehors de cer-
taines contraintes théoriques, idéologiques. Cette
pratique, nous ne la prendrons en compte que dans
la mesure même de la nécessité de sa production de
certaines formes abstraites et contraignantes qui lui
perm ettent sa pratique mêm e.

Car les catégo ries juridiques, à l'égal des catégories


de l'écon om ie bourg eoise, « son t des form es de l'intel-
lect qui ont un e vérité objective en tan t qu'elles reflè-
tent des rapports sociaux réels, mais ces rapports
n'appartiennent qu'à cette époque historique déter-
minée où la production marchande est le mode de
produ ction sociale 1 2 » .
La pratique constitue leur fonctionnem ent, comm e
leur fonctionnement constitue cette pratique. Cela

10. Marx-Engels, La Sainte Famille, Éd. Sociales, p. 120.


11. Ibid., p. 43.
12. Marx, Le Capital, Éd. Sociales, liv. I, chap. I, p. 88.
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18 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

suffit pour le droit. L'économie politique classique se


suffisait de Smith et Ricardo. S'ils se débattaient
contre la propriété privée, c'était « dans une quel-
conque de ses formes p artielles 1 3 » .
Mais, ce qui suffit à la pratique d'une idéologie
les frontières qu'elle se trace — cons titue précisé-
ment sa fonction et son fonctionnement. L'idéologie
juridique se définit par ses frontières, par ses « ta-

bous
craint».laElle s'entoure
pollution d'un cordon
du politique sanitaire.
; pis que Elle
ça, de l'éco-
nomie.
Sa crainte désigne sa fonction.
Elle est l'indice de sa censure, pu isque sa cen sure
est elle-mêm e. Elle déno nce la politique dans son « a-
politisme 1 4 », l'économique dans l'abstraction même
de la loi, le théorique dans son empirisme. Elle se
dénonce d ans les formes m êm es qu'elle est contrainte
de prendre. Je songe à la forme sujet de droit. On y
reviendra.
Qu 'il suffise de dire notre ultime p rojet théo rique :
tenir un d iscours scien tifique su r le droit, c'est auss i
tenir le discours des conditions de la production
nécessaire des catégories juridiques d ans la pratique
du droit.

13. Marx-Engels, La Sainte Famille, op. cit., p. 43.


14. Cf. en annexe l'article paru dans La Pensée (avril 1971,
n° 156) où j'ai démontré que le procès même de l'idéologie juri-
dique, dans cette matière très privilégiée du droit du travail,
consiste à « dépolitiser » les problèmes politiques.
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CHAPITRE II

L'ACTE DE NAISSANCE
DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE

J'ai ddit
sence à l'instant
éniée. Je veuxqupréciser
e la dénég ation app elait la pré-
l'essentiel.
L'idéologie juridique se dénonce en dressant son
acte de naissance. Et son acte de naissance, c'est la
postulation que l'homme est naturellement un sujet
de droit, un propriétaire en puissance, puisqu'il
est de son essence d e s'app roprier la natu re.
L'« illusion » est universelle dans la p hilosophie sp é-
culative. Il s'ag ira de ten ir alors le discours de l'appro-
priation privative' de la nature, dans sa com binatoire
historico-sociale. Les deux « bonshommes » dont
parle Engels fixent le rapport idéal de l'échange, du
droit et de la politique. La robinsonnade est le « lieu

commun
théorie du» de l'économie
droit. La seulepolitique classique
différence et de la
: les juristes y
croient encore.

1. La liberté de l'homme se réalise par l'appropriation e privée »


de tout objet. C'est ce postulat inattaquable » qui fonctionne à la
fois dans la pratique juridique et, dans son expression abstraite,
dan s les philosophies idéalistes du droit. Toute l'extraord inaire ten-
tative hégélienne des Principes de la philosophie du droit se résout en
cette donnée très simple : que la propriété est une détermination
du sujet. Ainsi pour Hegel, e la personne a le droit de placer sa
volonté en chaque chose, qui alors devient même et reçoit comme
but substantiel (qu'elle n'a pas en elle-même), comme destination
et comme âme, ma volonté. C'est le droit d'appropriation de
l'homme sur toutes choses s (§ 44).
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20 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Je ne ferai pas l'e histoire » du « simple concept


d'homme » dans le droit, la théorie du passage du
droit romain au droit moderne, du passage d'un
droit qui peut être « qualité de la chose », comme
disait Jhering, à un d roit qui est le sujet lui-mêm e. Et
pou rtant, cette « histoire », il faud ra b ien la reprend re,
mais ailleurs que dans l'« évolution historique » du
droit subjectif; ailleurs que chez Occam, ou Pufen-
dorf, ou Kant 2 ,  ou Hegel ; ailleurs, encore, que chez
Loyseau, dans son Traité des Se igneu ries, que chez
Dum oulin ou dans les grands coutumiers.
La reprise s'effectuera da ns u n lieu « insolite », celui
de la circulation : le lieu où se déploie l'échange mar-
chand, et où se réalise l'exploitation de l'homme par
l'hom m eon
Alors sous la forme
verra que ladfonction
u « libre con
mêmetratde
». l'idéologie
juridique est la nécessité de sa fiction, qu i lui perm et,
comme le dit superbement Marx, une pratique in <4

abs tracto ». Et l'on verra que cette fiction de la fonc-


tion, la lutte de s classes l'a fait voler en éclats 3

M ais le che m in est long jusqu 'à la théorie, et il est


bon d'interroger d'abord la pratique, dans l'élabora-
tion occulte de la jurisprudence quotidienne. C'est
dans ce laboratoire de la pratique qu'on verra s'ani-
m er des catégories, qui prennent l'hab it le plus b anal
du con trat, de la volonté, du consen temen t.
On verra surtout, dans cette pratique, évoluer un
être bien connu, et pourtant mal connu, le sujet de
droit.
Et c'est par lui que je com m encerai, car « la catégo-
rie de sujet est apparue avant tout avec l'avènement
de l'idéologie juridique, qui emprunte la catégorie

2. Cf. à ce sujet notre article a La Transition dans la "Doctrine


du Droit" de Kant », La Pensée, n° 167, févr. 1973.
3. Zdewek-Krystufek, s Signification historique de la fiction du
droit naturel s, Archives de philosophie du droit, Libr. Sirey, 1969,
p. 309.
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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 21

juridique d e "sujet de droit" pour en faire un e notion


idéologique : l'hom m e est, par nature, un sujet 4 ».
Et c'est en vou s lisant le sujet de droit dans la pra-
tique des juristes, que vous comprendrez mieux de
quoi on va parler et comment on va parler. La voie
de m on p ropos le plus direct sera ainsi ouverte.

Section I. — La vie « doctrinale » du sujet de droit


Je vais donc vou s lire deux s éries de textes. La pre-
mière série constituera une introduction juridique à
la catégorie de su jet de droit.
La seconde série constituera une explication juri-
dique de cette catégorie. Autant dire alors que je
constaterai une catégorie dans la première série, et
que je la ferai vivre dans la seconde série. Cette vie,
je tâcherai de la décrypter deva nt vous.

I. L'INTRODUCTION JURIDIQUE

Pour le droit,
personnalité le droit débute
juridique par laexiste
de l'homme personne
par :elle-
« la
m êm e et indépendam m ent de la possibilité pou r l'être
humain considéré de former une volonté 5 ». « On
appe lle person ne, dans la langu e juridique, des êtres
capables d'avoir des droits et des obligations. Plus
brièvement, on dit que la personne est tout sujet de
droit. L'idée d e personn alité, nécessaire pour donn er
un su ppo rt aux droits et aux ob ligations [...] est indis-
pensab le dans la conception traditionnelle du d roit 6 .   »
« Dep uis l'ab olition de l'esclavag e, tout être hum ain
est une p ersonne. Il n'est pas nécessaire qu'il ait pleine-
ment conscience de lui-même et soit doué d'intelli-

gence et de volonté. Les enfants et les fous sont des


4. L. Althusser, « Appareil d'État et appareils idéologiques
d'État », La P ensée, juin 1970, p. 29.
5. Marty, Raynaud, Traité de droit civil, Librairie générale de
droit et de jurisprudence, t. I, n° 141.
6. Planiol, Ripert, Traité de droit civil, t. I, n° 6.
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22 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

personnes, b ien qu'ils n'aient pas d e volonté conscien-


te ; ils son t donc titulaires de droits et d'obligations'. »
Voilà ma première série de textes, tirée de deux
grands classiques contemporains du droit civil fran-
çais. J'aurais pu en adjoindre be auco up d'autres, mais
ils ne font que dire cette seule et unique chose : la
personne humaine est juridiquement constituée en
sujet de droit, en « toujours-déjà sujet », indépen dam -

ment de sa volonté
J'étudierai même.
plus avant le contenu concret de cette
forme sujet. Je voudrais simplement ici décomposer
la postulation juridique du sujet de droit.
Les textes disent : le sujet de droit est l'expression
générale et abstraite de la personne humaine ; ils
disent aussi : ce qui rend cette expression efficace,
c'est la capacité générale de l'hom m e à s'appa rtenir et
don c à acqu érir. Ils disent enfin : que si cette capacité
est le mode d'être du sujet, c'est que le sujet peut/
veut/ co nsen t/ est libre de s'appartenir et d'acqu érir.
Je peux alors avancer cette proposition en toute
rigueu r : la libe rté est la capacité juridique à s 'appar-

tenir,
peu à être propriétaire
x préciser de érir
: la liberté d'acqu soi (par
est laessence). Je
conséqu ence
juridique d e la libre propriété de soi-mêm e. L'esclave,
« objet de propriété, ne peu t guère être conçu com m e
sujet de droit 8 » ; la personn e, sujet de prop riété, peu t
être conçue comme sujet de droit.
À ce point, je pose la question : qu'est-ce qui est
interpellé dans le sujet de droit par l'idéologie juridi-
que ? Je laisse la question provisoirement en suspens.
Tel est l'état de cette toute première lecture.

II. L'EXPLICATION JURIDIQUE

Je donne ma secondede série deàtextes. Ils vont de


Savigny à Carbonnier, 1840 1972. Ils étud ient
« les aven tures de la volonté ».

7. Planiol, ibid., n 0 7.
8. Ibid., note 1.
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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 23

Le droit subjectif 9 est un pouvoir qui


Savigny. —
est reconnu à l'individu « par le droit objectif », afin
de lui assurer « un dom aine où sa volonté règne indé-
pendante de toute volonté étrangère, et qu'ainsi le
développement parallèle des individus trouve indé-
pendan ce et sécurité 1 0 ».
La volonté humaine peut s'exercer sur les choses
du monde extérieur — c'est le droit de propriété —
elle peut s'exercer sur une personne qui passe sous
l'empire de la volonté — ce sont les droits dits « per-
sonn els » — , tous les droits de créance.
Le mystère de ce droit objectif reste entier. Tout
ce qu 'on sait de lui, c'est qu'il donne à la person ne le
pouvoir d'être propriétaire ou patron. C'est ce
concept de droit qui détermine, pour le Droit, le
domaine du droit. C'est le Sujet qui détermine le
sujet. Traduisons : le Commerce se prouve par le
com m erce. C'est une tautologie m ystificatrice.
Jhering. — « Les droits n'existent point pour réali-
ser l'idée de la vo lonté ab straite, ils servent à garan tir
les intérêts de la vie ". » Jhering nous prévient d'une
erreur triviale : il ne fau drait pas croire qu e les « inté-
rêts de la vie » ne consistent que da ns les délices maté-

9. Comme il va être constamment question du droit subjectif,


il importe d'indiquer, brièvement, ce qui est en cause dans cette
catégorie.
La question : tout droit vient-il de la personne (droit subjectif)
constitue le terrain privilégié de toute philosophie idéaliste du
droit.
Ce qui est en cause, dans cette catégorie, c'est tout à la fois
l'idéologie juridiqu e — en tant qu'elle appréhende toute production
juridique comme la production d'un sujet (de droit) — et la pra-
tique juridique, en tant qu'elle fonctionne sur cette « forme achevée,
donnée a priori » (Pasukanis, op. cit., p. 101).
De même que la richesse des sociétés capitalistes s'annonce
comme une immense accumulation de marchandises [et que]

l'analyse de la
a constitué, marchandise,
pour forme
Marx, le point deélémentaire de cettel'immense
départ, de même, richesse »
édifice législatif et jurispru den tiel de ces m êm es sociétés s'ann once,
pour sa plus grande part, comme un prodigieux développement du
sujet de droit, l'élément le plus simple et le plus achevé du rapport
juridique.
10. Traité de droit rom ain, 1840, t. I, p. 326-327.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 15/185
11. L'Esprit du droit romain, 1878, t. IV, p. 319.
 

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24 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

riels. « Au-des sus de la fortune se placent des b iens de


nature m orale dont la valeur est autrement grande : la
person nalité, la liberté, l'hon neu r, les liens de fam ille.
San s ces b iens-là, les richesses ex térieures et visibles
n'auraient aucu n p rix 1 2 .   »
Dieu m erci, nous voilà rassurés !
À celui qui demande qui protège ma liberté ? Jhe-
ring répond : l'intérêt. A celui qui demande : d'où
vient mon intérêt ? Jh ering répond : de ta liberté. Au
prolétaire qui montre sa b ourse vide, Jhering répon d :
« Tu as autant que le riche, puisque le prix de la
richesse est la liberté. »
Je passe à Michoux 1 3 .  Cet auteur se pose une grave
ques tion : il n'est pas réaliste de dire que le droit sub -
jectif est une puissance accordée à une volonté par
le droit objectif, car alors, « l'ordre juridique n'a pas
d'autre objet que de protéger les manifestations de
cette volonté ». Ce qui est réaliste, c'est de dire que
la volonté ne doit être protégée qu'à raison de son
o b je t, à raison de l'intérêt qu'elle a pour fin de
satisfaire. De cette profonde méditation qui a fait

avancer
tire, d'un
comm g rand
e un pa s la science
p restidigitateur unjuridique,
lapin de sonM ichoux
cha-
pea u, cette d éfinition : le d roit sub jectif, « c'est l'inté-
rêt d'un homme ou d'un groupe d'hommes
juridiquement protégé au moyen de la puissance
reconnue à une volonté de le représenter ou de le
défendre 1 4 ».
On a fait descendre la volonté du ciel du Droit
romain à la terre du Code Napoléon et, sur cette
terre, la terre des hommes, on l'interroge « concrète-
ment ». Que veut la volonté ? Et la volonté, bonne
fille, répon d : je veux ce q ue je suis, ton intérêt. Et si
la société an ony m e l'interroge, elle répond tout aussi
sereinem ent : je veux votre intérêt qui est le m ien.
Ripert. — Le d roit sub jectif est un pouvo ir reconnu

12. Ibid., p. 326.


13. Théorie de la personnalité morale et son a pplication au droit fran-
çais, Librairie générale de droit et de jurisprudence, t. I, p. 70.
14. Ibid.
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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 25

par le droit objectif au sujet. « Celui qui a un droit


envers une au tre personne a sur celle-ci une puissance
privée, puisque le débiteur est obligé de donner un
bien ou d'exécuter un travail pour le créancier 1 5 .  »
Su r la terre du Code civil, la volonté s'est hum ani-
sée : son pouvoir se prouve par l'exploitation de
l'homme par l'homme.
Je finirai par Carbonnier, qui s'est intronisé socio-
logue d'un droit « sans rigu eur 1 6
».

Pou r ce sociologue « sans rigueu r », le droit sub jec-


tif se prouve par les animaux, par les enfants et dans
les viscères. On apprend qu'il se produit, dans les
sociétés animales, des phénomènes juridiques, sub-
juridiques à tout le moins 1 7 que lorsque le lion »;

défend son territoire de chasse, nous autres, les


hum ains, nous con ceptualiserions cette réaction « en
un droit subjectif ». C'est « dans la profondeur de ces
instincts » que notre sociologue n'hésiterait pas à
cherch er « la rac ine na turelle (natu relle, ici, c'est an i-
m al) du d roit sub jectif 1 8 Saint Sanch o est battu : le >>.

chien a un droit sub jectif sur son os 1 9 .  Chez l'enfant,

el'instinct
dès la deuxième an ob
de tenir un née,
jet se
et man
de leifeste graduellem
défend ent
re, ainsi que

15. Planiol, Traité élém enta ire de d roit civil, éd. 1956, t. I, n" 4,
648.
16. Flexible D roit, <■ Pour une sociologie du droit sans rigueur »,
Libr. gén. de droit et de jurisprudence, 1969.
17. Ibid., p. 107.
18. Ibid., p. 108.
19. « Un chien, écrivait Stirner, qui voit un os au pouvoir d'un
autre ne s'écarte que s'il se sent trop faible. L'homme, lui, respecte
le droit de l'autre sur son os. » (L'Idéologie allemande, op. cit.,
p. 398.) Marx ironise : « Certes, un chien n'a jamais transformé un
os en phosphore, en poudre d'os, ni en chaux, pas plus qu'il ne
s'est jamais "rien fourré dans la tête" relativement au "droit" qu'il
a sur un os. Saint Sancho, lui non plus, ne s'est jamais "mis en
tête" d'analyser si le droit que les hommes revendiquent sur un os,
et que les chiens ne revendiquent pas, ne dépend pas du parti que
les hommes tirent de cet os dans la production, et que les chiens
ne tirent pas. » (Ibid., p. 399.) Notre saint national pulvérise saint
Sancho, après plus d'un siècle de réflexion : le chien s'était bel et
bien « fourré dans la tête » qu'il avait un droit sur son os... comme
le loup su r l'agneau .
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26 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

la réaction corrélative d'irritation lorsqu'il vient à être


enlevé. Cette irritabilité, cette rétractibilité, comme
d'un tissu, n'est-ce pas la substance biologique du
droit sub jectif 2 ° ». Ne nous y trom pons pas : le hochet
de l'enfant, c'est déjà la rente foncière. La propriété
privée est inscrite dan s nos cellules, elle est chrom o-
somique. Des cellules aux viscères, le pas est vite
franch i : la notion de droit sub jectif « traduit un ph é-
nom ène psych osociologique élémentaire et pour ainsi
dire viscéral 2 1 ». Nous voilà revenus au point de
départ.
Je n'irai pas plus loin. Je veux à présent me d em an-
der ce qui est dit, ce qui est occulté, et le rapport
entre ce qui est dit et ce qui est occulté dans ces
textes.

Section II. — Idéologie et sujet de droit

1. Ce qui est dit, c'est que l'homme a un pouvoir


qui lui est donné par le concept de droit : le droit
objectif. Dans ce qui est dit, ce qui est explicite,
on peut déjà lire le fonctionnement de l'idéologie en
tenant pou r acquises les thèses d'Althusser 2 2 .
Les « individus » sont interpellés en sujets par le
droit. Cette interpellation est co nstitutive de leur être
juridique m êm e, en ce sens qu e c'est cette interpella-
tion « tu es u n su jet de droit », qui leur donn e le pou-
voir concret, qui leur permet une pratique concrète.
« Puisque tu es le sujet de droit, tu es capable d'ac-
qu érir et de [te] vend re. » Cette interpellation est l'in-
terpellation par le concept, le droit, le sujet. J'ai
démontré ailleurs 2 3 qu e l'idéologie juridique d ans son
fonctionnement postule le rapport nécessaire entre
deux sujets ; et qu'un rapport de droit n'est rien

20. Ibid., p. 108.


21. Ibid.
Althusser, op. cit.
22.
« Note sur le fonctionnement de l'idéologie juridique «, L a
23.
Pensée, n° 156, avril 1971.
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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 27

d'autre qu'un rapp ort entre « couples de su jets ». J'ai


démontré aussi 24 que la règle de droit était pensée
com m e un rappo rt entre le droit et les sujets de droit,
et que c'est l'existence d'un Sujet (qui est ce qui fait
le droit, i.e. l'État) qui donne cohérence et unité à la
règle de droit, qui n'a d'existence que par la média-
tion des sujets de droit. L'assujettissement du sujet
de droit au S ujet lui perm et tout à la fois de légitim er
son pouvoir en dehors de lui, et d'opérer le retour
au pouvoir. Cette « structure spéculaire redoub lée de
l'idéologie n », cette structure en double miroir,
assure le fonctionnement de l'idéologie juridique :
d'une part, le sujet de droit existe au nom du droit,
que le Droit lui donne son pouvoir ; mieux
même : qu'il donne au droit le pouvoir de lui donner
un pouvo ir ; d'autre part, le pou voir qu'il a don né a u
droit lui fait retour : le pouvoir du droit n'est que le
pou voir des su jets de droit : le Sujet se recon naît lui-
même dans les sujets. Le pouvoir (la propriété) dans
le Pouvoir (l'État). L'État joue, idéologiquement,
cette place dévolue au Moyen Âge à l'Église. La
Constitution d'un État sujet de droit assure le fonc-
tionnement de l'idéologie juridique.
2. Ce qui est occulté, c'est le fonctionnement m ê m e
de l'idéologie juridique. Je veux dire par là que ce
fonctionnement se suffisant à lui-même, cette suffi-
sance est occultation dans le fonctionnement même
de sa suffisance. Autrem ent dit, le fonctionnem ent de
l'idéologie juridique rend « inutile » la ques tion d e son
fonctionnement. Un peu comme le Dieu de Des-
cartes, le coup de pouce idéologique fait marcher la
m achine. On ne dem ande à une Horloge que de dési-
gner l'heure, et à la Justice d'être juste. Il suffit au
droit de dire que l'Ho m m e a un Po uvoir, que ce Pou -
voir protège son Intérêt, et que sa volonté libre est
une volonté qui veut son Intérêt, pour « démarrer »
l'idéologie juridique. La tautologie est le processus

24. Ibid.
25. Althusser, op. cit. , p. 35.
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28 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

ultim e qu i permet d'agir sur le réel sans le dénoncer,


aussi bien « dans la conscience commune [...] que
chez les politiciens et les juristes qui, chargés par la
division du travail du culte de ce concept, voient en
eux, et non dans les rapports de produ ction, le fonde-
ment véritable de tous les rapports de propriété
réels 2 6 ».

3. Le rapport de ce qui est dit et de ce qui est occulté,


c'est la pratique même qui le désigne. C'est ce que
j'avançais ci-dessus. Le droit occupe cette place
un ique d'où il pu isse sanctionner par la contrainte de
sa propre idéologie, rendre aussi directement effi-
caces les rapports de production. Que ces rapports de
production soient rendus juridiquem ent efficaces par
la catégorie première du sujet de droit révèle bien le
rapport imaginaire des individus aux rapports de pro-
du ction ; et la pratique juridique ren voie à l'idéologie
sa prop re pratique ; celle du C ode civil, celle du Cod e
pén al, celle des tribun au x.
On verra alors s'animer ces catég ories, on les verra
passer d es con trats de travail, on les verra justifier des
conda m nations pou r grève illicite, on les verra appli-
quer les règles nécessaires des rapports de produc-

26. Marx, dans L'idéologie allemande, nous montre le mouve-


ment par lequel les concepts juridiques « prennent valeur de puis-
sance mystérieuse ». « Les rapports de production antérieurs des
individus entre eux , écrit-il, s'exprim ent nécessa iremen t aussi sous
forme de rapports politiques et juridiques. Dans le cadre de la divi-
sion du travail, ces rapports ne peuvent devenir qu'autonomes vis-
à-vis des individus. Dans le langage, tout rapport ne peut s'expri-
m er que sous forme de concept. Si ces concepts généraux prenn ent
valeur de puissance my stérieuse, c'est la conséqu ence nécessaire du
fait que les rapports réels, dont ils sont l'expression, sont devenus
autonomes. Outre la valeur qu'ils prennent dans la conscience
commune, ces concepts généraux sont affectés d'une valeur spé-
ciale et développés p ar les politiciens et les juristes qui, chargés p ar
la division du travail du culte de ces concepts, voient en eux, et
non dans les rapports de production, le fondement véritable de
tous les rapports de propriété réels. C'est cette illusion que Sancho
adop te les yeux ferm és, réussissant ainsi à faire de la propriété juri-
dique la base de la propriété privée, et du concept du droit la base
de la propriété juridique : il peut dès lors, pour toute critique, se
borner à dénoncer le concept de droit comme concept, comme
fantôme [...]. » (p. 399-400.)
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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 29

tion. Je n 'en d is pas plus : seulemen t que je tâcherai

non pasCe
anime. dequi
lesfait
animer,
gigotermais de montrer ce
les marionnettes sequi les
trouve
toujours en cou lisses.

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LA PRODUCTION JURIDIQUE DU RÉEL

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CHAPITRE III

LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION

J'en ai fini avec le sujet de droit. Il m'a servi à

ouvrir
de la pralatique
voie,juridique.
à préciser le concept fondamental
A présent, ce dont je vais parler sem blera être un e
question infime, minuscu le, sans rap port avec l'am bi-
tion que je prétendais avoir. Il va être question en
effet du droit de la photographie et du cinéma, c'est-
à-dire d'une question plus que modeste : celle des
problèmes juridiques posés, soulevés par l'irruption
technique et économique du cinéma et de la photo-
graphie. Or, on va le découvrir, dans cette question
infime , il y a tout le droit en condensé, toutes les form es
qui le gouvernent, les visibles et les invisibles. Il y
a aussi des questions d'esthétique, d'économie et de
philosophie. Mais, tout
révélera, se formera cedes
dans dont il sera question
concepts se
juridiques.
C'est dire que nous nous contenterons de faire tenir
au droit le discours qui est le sien. Mieux : nous
tâcherons de le « surprendre » dan s son discours « sur-
pris » par la photographie et le cinéma. Nous le sur-
prendrons dans sa formation même, dans sa
décomposition/re-composition, dans son processus
d'absorption de ces nouveaux mod es d'appréhension
du réel.
Car, ce dont il va être fondam entalemen t question,
c'est de la production juridique du réel. Qu'on m'en-
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tende bien : j'utiliserai à présent des notions juri-


 

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34 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Biques. Lorsque j'écrirai sujet, il faudra comprendre


sujet de droit ; lorsque j'écrirai objet ou réel, il faud ra
comprendre le réel en tant qu'il désigne quelque
chose p ouvant tom ber sous d es catégories juridiques,
donc, aussi, la catégorie juridique du réel, le réel
comm e objet de d roit, susceptible d'approp riation, de
vente, de contrats. Aussi, lorsque je dis qu'il va être
question de la p roduction juridique du réel, j'entends
par là q u'il va être qu estion d e la constitution du réel
— ou de la re-constitution du réel — dans le droit et
pour le droit. Plus précisément, du processus qui va
faire du réel un objet de droit.
Et pu isque j'ai parlé du p rocessus qu i constitue le
réel en objet de droit, il va s'agir de poser les condi-
tions juridiques qui perm ettent à un ph otograph e ou
à u n cinéaste de tenir son discours de propriétaire sur
un réel qui est « toujours-déjà » investi par la pro-
priété. Car, et tel est ce « paradoxe » stupéfiant, la
« réalité » dont le cliché reproduit l'image appartient
toujours à quelqu'un. Et le paradoxe d u pa radoxe est
le suivant : si ce qu e je reprodu is « appartient » à tout
le mond e, c'est-à-dire à la comm una uté nationale, en
d'autres termes si ce que je reproduis fait partie du
dom aine pu blic (les rues, les fleuves, les mers territo-
riales...), cela ne deviendra ma propriété qu'à condi-
tion que je me le réapproprie.
Si donc, d'un côté, toute production juridique est

production d'un ne
et dont l'activité sujet dont
peut l'essence
être est
que celle la propriété
d'un proprié-
taire privé de l'autre côté, l'activité spécifique du

1. Il convient de préciser deux choses. D'un côté, tout créateur


peut rencontrer, chemin faisant, ce e réel » déjà investi par la pro-
priété. Je songe à toute la jurisprudence relative au roman, où les
tribunau x condam nent l'auteur qu i a présenté sous un jour défavo-
rable un personnage « réel ». Néanmoins, la spécificité de la photo-
graphie et du cinéma consiste en une re-production « mécanique »
due réel », et ce qui était seulement latent devient explicite. C'est
ainsi, et tel est le second point, que la simple prise de vues d'une
rue en fait apparaître » le caractère de propriété privée commune,
d'une propriété qui appartient à tout le monde... dans la déter-
mination de la propriété privée.
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 35

cinéaste ou d u p hotograph e s'exerce sur un réel déjà


investi par la prop riété, c'est-à-dire déjà constitué en
propriété commune privative (domaine public) 2 .  Le
droit doit ainsi accomp lir ce « tour de force » de créer
une ca tégorie qui perm ette de s'app roprier ce qui est
déjà approprié.
Nou s avançons alors le concept de sur-appropriation
du réel.

Section I. — La sur-appropriation du réel

Ce concept désigne le contenu contradictoire de la


prop riété littéraire et artistique qu i présente ce carac-
tère étrange,
acquise unique,
par superp original,
osition su r und'être une propriété
e propriété déjà éta-
blie. Ce concept désigne pour nous notre projet
concret : le sujet doit faire « sien » le réel, le photo-
graph e doit pouvoir être propriétaire de ce « reflet du
réel » (sa photograph ie), de m ême que le cinéaste doit
faire sienne cette « fiction du réel » que « produit » sa
cam éra (son film).
M ais, dans le m ême tem ps, ce qui est « mien » s'op-
pose à ce qui est « tien » ; le sujet fait « sien » un réel
qui est aussi à l'« autre ». Le photographe et le
cinéaste, dans le m ême m om ent qu 'ils investissent le
réel de leur personnalité, appréhendent dans leur

2. Ce procès est illustré par Maihofer qui, mettant en oeuvre le


concept de Gesellschaftlische Ma terie d'Ernst Bloch (c'est-à-dire
qu'à une structure concrète d'existence sociale, correspond une
superstructure de conscience sociale), écrit que : » L'existence
sociale de l'homme, dans cette matière sociale du monde, se "pro-
duit" comme un processus permanent de l'objectivation du sujet
engagé par son existence dans le monde social extérieur, et de la
subjectivisation des objets de la matière sociale dans la conscience
sociale intérieure des sujets ainsi engagés. s (e Droit et nature des
choses dans la philosophie allemande du droit », Ann. Fac, Drt,
Toulouse, 1964, t. XII, fasc. 1, p. 130.) On voit que le procès total
est pensé comme procès d'un sujet, i.e. dans la détermination
mêm e du sujet. Ni l'articulation du sujet sur l'infrastructure ni, par
là, le contenu du sujet ne sont analysables. On vogue dans la mer
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éternelle du droit naturel embarqué sur la nef du sujet.


 

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36 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

« objectif» la propriété de l'autre : son image, son


m ouvem ent, parfois « sa vie » privée.
Tel est le contenu concret de ce concept. Il consti-
tue le lieu où s'élabore « l'insu » du droit ; il désigne la
création comme une propriété, il désigne le créateur
comme u n sujet de droit, il désigne la « société civile »
comm e un dom aine d'échan ges entre sujets proprié-
taires. Et il rend « vra ie » — c'est-à-dire qu 'il présup -
pose une vérité impensée — une pratique qui est
réelle, j'enten ds u ne pratiqu e juridiqu e. Il est l'effica-
cité mêm e de la « croyance » que l'hom me est un sujet
de droit, et il rend cette efficacité efficace.
L'idéologie juridique a l'existence matérielle de la
pratique juridique.
Je va is ainsi prouve r, préjudiciellemen t, la va lidité
de ce con cept, en étudiant p ar les textes la constitu-
tion idéologique de ce tte sur-approp riation.
Il faut démontrer deux théorèmes : la prop riété litté-
raire et artistique... est une propriété. Sa nature de
sur-appropriation du réel présuppose qu 'elle est pro-
du ction d'un su jet de droit.

THÉORÈME I. — LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE


ET ARTISTIQUE EST UNE PROPRIÉTÉ

Scolie 1 : la propriété littéraire et artistique est immaté-


rielle

« Habitués à ne voir la propriété que sous une


forme p lus ou moins matérielle et toujours intangible,
nous nou s accoutum ons difficilement à la reconnaître
sous cette forme nou velle et toute imm atérielle ; nous
somm es mêm e disposés à la nier, parce que n ous ne
lui trouvons p lus ses caractères, son ap parence ordi-
naire 3 .  »

Le matériau de l'oeuvre est « une idée essentielle-


ment immatérielle qui, toujours distincte de la

3. Pouillet, Traité théorique et pra tique de la propriété littéraire et


artistique, Paris, 1894, p. 9.
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 37

matière, continue à résider dans l'intelligence d e l'au-


teur 4 ». Ce qui permet à Balzac de s'écrier : « Qui
donc peut empêcher la reconnaissance de la seule
propriété que l'hom m e crée sans terre et sans pierre,
une propriété qui se trouve constituée entre ciel et
terre, à l'aide des rebuts, le noir de fumée pris à des
os, et les chiffons laissés sur la voie publique »
La fiction juridique — la propriété est un concept
de droit, « les chemins de fer n'appartiennent pa s véri-
tablement au x actionnaires mais aux statuts 6 per- »-

m et, par le fonctionnem ent de cette fiction m êm e, de


franchir le passage de l'invisible — l'« intelligence », la
« création », le « génie » — au visible — l'imm euble, le
« tangible », le « vrai » — de l'immatériel au matériel.
Le fonctionnement
s'agit de la fiction
de donn er à l'invisible — ladénonce sonl'homme
pensée de rôle : il
— le caractère du visible — la propriété privée ; on
savait déjà, sans le savoir, mais on ne pouvait pas ne
pas savoir, que l'invisible était ce qu'est le visible,
puisqu'il se donne dan s le visible. Telle est a lors l'effi-
cacité de la fiction.
J'y reviens.
Scolie 2 : ce qui n'empêche point qu'elle soit propriété

— Le choeur des propriétaires :


Le législateur : « De toutes les propriétés, la moins

susceptible de contestation
des produ ctions du génie 7 .  »est,
« Lasans
plus contredit,
sa crée, la celle
plus
légitime, la plus inattaqu able et, si je pu is parler ainsi,
la plus personnelle de toutes les propriétés, est l'ou-
vrage, fruit de la pensée d'un écrivain 8 .   »

4 . Morillot, Traité de législation com parée. Paris, 1877, p. 454.


5 . Balzac, Note du 3 m ars 1841 à la Com m . Parlem . sur la révision
de la loi sur la propriété littéraire, cité par Potu, Revue trimestrielle de
droit civil, 1910.
6 . Marx-Engels, L'Idéologie allemande, op. cit., p. 399 .
7 . Lakanal, rapporteur de la loi de 1793.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 27/185

8. Le Chapellier, rapporteur de la loi de 1791.


 

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38 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

—Les écrivains :
Lamartine : l'idée générale. «La propriété et la
société se sont tellemen t identifiées l'une à l'au tre que
[...] le philosoph e reconn aît à des signe s certains que
l'absence, l'imperfection ou la décadence de la pro-
priété chez u n peu ple, sont partout la m esure exacte
de l'absence, l'imperfection ou la décadence de la
société 9 .   »

Victor Hugo : l'alliance sacrée de tous les propriétaires


(dont lui-même). « Vous sentez l'importance et la
nécessité de défendre la propriété aujourd'hui. Eh
bien, com m encez donc pa r reconnaître la première et
la plus sacrée d e toutes, celle qu i n'est ni une trans-
mission, ni une acquisition, mais une création : la
propriété littéraire [...], réconciliez les artistes avec la
société par la prop riété '°. »
Balzac : la menace révolutionnaire. « Exhéréder au
nom de l'intérêt public les familles des auteurs, ne
serait-ce pas préparer la ruine des autres proprié-
tés'' ? »
Le passage de l'invisible au visible est d émontré par
l'identification
La d e droit
fiction de l'égalité de touqui
de droit, te produ ction
renvoie h um enta-
fondam aine.
lement au concept juridique de propriété, permet la
démonstration rigoureuse : tout « fruit » de l'homme
mûrit sur l'arbre de la propriété (liberté).
L'identification juridique est, en même temps,
retour à la sou rce juridique du sacré et de l'éternel.

Scolie 3 : Car elle a la même origine de droit naturel

On avait déjà prononcé les mots de sacré et de légi-


timité. La Cour de Paris va prononcer le maître mot.
« La création littéraire ou artistique constitue au profit
de son auteur une propriété, dont le fondement se

9 . Discours à la Chambre, 1841.


1 0 . Au Conseil d'État, 30 septembre 1849.
11. Note du 3 mars 1841..., op. cit.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 28/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 39

trouve dans le droit naturel ou des gens, mais dont


l'exploitation est réglemen tée par le droit civil 1 2 .  »
Voilà le tuf, élément originel, le granit sur lequel,
dans sa dernière instance, toute propriété est
construite. Et si le tuf est le travail [...] si nous
recherchons la propriété en ses origines, nous décou-
vrons bientôt que le droit d'auteur procède de la
même source : le travail 1 3 »), c'est que le travail lui-
même ne fait qu'objectiver l'essence de l'homme,
c'est-à-dire la prop riété.
Ce p remier théorème est clos dans sa pérennité : la
Propriété a dém ontré la propriété. Il faut prouver que
cette propriété peut, sans dommage, puisque tel est
son être, se sur-approprier la Propriété.

THÉORÈME — DE CE QUE LE RÉEL EST PRODUCTION


DU SUJET

Le droit a horreur du vide : la terre appelle à moi


la propriété. Elle a soif d'un maître. Kant et Hegel
l'ont démontré : le statut de la volonté postule l'ap-
propriation p rivative de toute la na ture.
Scolie I : le domaine public est propriété commune

On ne peut contester « le droit de vue qu'a tout


individu sur tout ce q u'il y a da ns la rue : façades q ui
la bordent, personnages et attelages qui y circulent,
en un mot, sur toutes les scènes qu i s'y déroulent, et,
par suite, le droit de prendre un cliché sur tout ce
qu 'il voit pou r le reprod uire sur cartes postales illus-
trées ou sur ban des cinématograph iques [...] 1 4 », car,
« les rues des villes, de pays, les sites pittoresques,
sont du droit public en ce qui concerne leur repro-

duction par l'industrie


La déduction photographique
juridique [...]le" droit
est parfaite : j'ai ». de

1 2. Paris, 8 décembre 1853, Sirey, 1954, II' part., p. 109.


13. Pouillet, ibid.
14. Trib. Paix, Narbonne, mars 1905, D. 1 9 0 5 , 2 389 .
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 29/185

15. Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, DP 3.32.


 

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40 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

photographier ce qui est à ma vue, à condition, bien


sûr, que je recrée ce que je photographie. Sinon ma
ph otographie ne révélerait que cette chose : la nature
est déjà ap propriée.

Scolie 2 : la propriété peut s'y inscrire sans dommage

Il s'agira en effet d'une « a pp ropriation personn elle


6
qui ne nuit
D omaine à personne
pu blic ». Cette vocation
rend efficace' l'articulation du
de la créa-
tion sur le réel.

Scolie 3 : à condition d'être « création » et non


« reproduction »

Voilà la clef juridique de la création. Que je me


contente de reprodu ire le dom aine public, et je n'aurai
pas droit à la protection de la loi, « car un p roduit natu-
rel qui n'est pas stylisé (entendons pa r là qu i n'est pas
investi par la personnalité) appartient au domaine
public" Autant d ire qu e « la reprodu ction d'aspects
».

naturels » ou, mieux, la « reproduction de l'oeuvre de la


nature 1 8 » est antinomique d 'une app ropriation.
Le dom aine pu blic révèle ainsi sa vraie nature d 'ex-
pression générale abstraite de la propriété 1 9.

1 6 . Pataille, Co d e international de propriété indu strielle artistique et


littéraire, 66 135, Paris, 1865.
1 7 . Tribunal
internationale dude grande
droit instance,
d'auteur, Paris,
juill. 1970, janvier 1969, R e v u e
p.6148.
1 8. Chambéry, 18 mai 1962, Dalloz, 196 2, p. 59 9.
1 9 . Prenons-en un seul exemple : les juges qui refusent d'attri-
buer un bien à l'une ou l'autre des personnes qui le revendiquent
commettent un déni de justice (art. 4 C. civ.), même si le prétexte
avancé consiste à dire qu'aucune des parties n'a prouvé la supério-
rité de son droit (Cass. civ., 16 avril 70 D. 70 474, note Conta-
mine-Raynaud). Comme le remarque l'annotateur, on part du
postulat » que le bien appartient nécessairement à quelqu'un » et
que le droit de propriété ne peut se perdre, il ne peut que se
transmettre ». Cet arrêt fait écho à Pasukanis : «Le droit de pro-
priété est un droit absolu, stable, qui suit la chose partout où le
hasa rd la jette et qui, depuis que la civilisation bourgeoise a étendu
sa domination sur tout le globe, est protégé dans le monde entier
par les lois, la police et les tribuna ux. » (Pasuka nis. op. cit., p. 105.)
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 41

Je m'explique. Le droit nous dit : les rues sont à


tout le mond e, de m êm e qu e les sites, les paysages...
Pour m'approprier « intellectuellement » ce qui est à
tout le monde, je dois non pas le re-produire — car
je ne ferai qu'exposer ce qui est à tout le monde —,
ma is le produ ire. Portalis a m erveilleusement exprimé
la chose. Da ns le cas de la propriété littéraire et artis-
tiqu e, a-t-il dit, « il n'y a pas seulem ent prop riété pa r
appropriation,
propriété comme
par natu re, pardisent les philosophes,
essence, par indivision,mais
par
indivisibilité de l'objet et du sujet ». Propriété pa r « in-
divisibilité de l'objet et du sujet ». Je trouve la formu le
exemplaire. L'objet, le réel, doit devenir, pour être
« approprié », le sujet lui-même. Le réel doit devenir
la production du sujet pour être protégé par la loi.
J'ai posé tout ce qu e je voulais poser. Je suis entré
dans la pratique par une « gageure » : en prenant au
sérieux les concepts du droit. Je peu x à p résent faire
tenir à la pratique son discours le plus prosaïque :
celui des tribunaux.

Section II. — L'homme et la machine

J'ai déjà ann oncé mon projet : la description du p ro-


cès qui constitue le réel en objet de droit. J'ai déjà
annon cé la contradiction : le photographe, le cinéaste
produisent le réel. Mais dans cette production, ils
rencontrent un réel qui appa rtient déjà à un au tre. Le
ph otographe peu t bien ph otographier un visage, mais
ce visage appa rtient à qu elqu'un, le ph otographié, qui
en est propriétaire. La production du sujet trouve
ainsi sa nécessaire lim itation dans le sujet lui-mêm e.
Cette thèse demandera son concept : la forme sujet de

droit.leNou
vue s tâcheronsqui
mouvement de anime
le construire, sans perdre
notre scène de
: le sujet
de d roit remet e n cau se ce qu 'il avait nécessairement
consen ti à « l'objectivité » du réel : sa prop re négation.

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42 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Je vou drais étudier au plus près « l'histoire ■> juri-


dique de la création photographique et cinémato-
graphique. Cette histoire est en deux actes. Le droit
ne connaissait que l'art « manuel », le pinceau, le
ciseau..., ou l'art « abstrait », l'écriture. L'irruption
des techniques modernes de (re)production du réel
(appareils photographiques, caméras) vont le sur-
prendre dans la quiétude de ses catégories. Un ph oto-
graph e qui se contente d'appu yer sur un bouton, un
cinéaste de tourner u ne m anivelle, sont-ils des créa-
teurs ? Leur (re)production vaut-elle sur-appropria-
tion du réel ?
Le d roit, surpris par la question, donne d 'abord sa
réponse en « résistance ». L'homme qui bouge une
ma nivelle ou celui qui actionne u ne m anette ne sont
pas
tancedes
du créateurs
d roit passe: ce sont des
d'abord machines.
par la Ladurésis-
dénégation sujet
de droit. Le travail de cet individu est un travail sans
âme. Tel est le premier acte.
Le deuxième acte est le passage du travail sans âme à
l'âme du travail. Le tem ps de la résistance n'était pas
économiquement neutre. C'était le tem ps de l'artisanat.
La prise en compte des techniques cinématogra-
phiques et photographiques par l'industrie va pro-
duire un renversement radical : le photographe et le
cinéaste doivent devenir des créateurs, sous peine d e
faire perdre à l'industrie le bénéfice de la protection
légale.
Cettedes
même « évolution », je
catégories l'étudierai dans
juridiques, dans le
le visible
travail
du droit et j'ap pellerai — à m on secou rs — l'invisible
du droit, pour faire comprendre l'intrigue de notre
pièce.

I. DE L'HOMME-MACHINE...

Ce que je vais analyser est donc une étape historique :


celle de la naissance juridique de la photographie et du
cinéma. Dans cette naissance, il y a la forme d u rapp ort
de l'hom m e à la mach ine, la forme du rapport du tra-
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 43

vailleur à la machine. Cette forme, le droit nous la


donn e en ce lieu p rivilégié de l'âme bourge oise qu'on
est convenu d'appeler la création. Je l'ai déjà dit : c'est
le temps du travail sans âme, et c'est un temps économi-
quement mort : celui de l'artisanat. Le droit va révéler
ce scandale qui n'en est pas un pour lui : le sujet peut
s'évanouir, dans la m achine, il peut se désintégrer dans
la « mécanique ». De m ême que le prolétaire, en « ser-
vant la ma chine », épu ise sa liberté par l'usage de sa
force de travail, de même le photographe épuise sa
liberté créatrice en se mettant au « service » de son
appareil. Le photographe de 1 86 0 est le prolétaire de la
création : il fait corps avec son outil.
Au lever du rideau, le chantre du bel esprit : « Un
peintre n'est pas seulement un copiste, c'est un créa-
teur. De même qu'un musicien ne serait pas un
artiste s'il se bornait à imiter à l'aide d'un orchestre
le bruit d'un chaudron sur le chenet ou du marteau
sur une enclume, de même un peintre ne serait pas
un créateur s'il se bornait à calquer la n ature san s la
choisir, sans la sentir, sans l'embellir. C'est cette ser-
vilité de la photographie qui me fait profondément
mépriser cette invention du ha sard, qui ne sera jamais
un art, ma is un plagiat de la nature p ar l'optique. Est-
ce un art que la réverbération d'un verre sur du
papier ? Non, c'est un coup de soleil pris sur le fait
par un manoeuvre. Mais où est la conception de
l'hom me ? O ù est le choix ? D ans le cristal, peut-être.
Mais à coup sûr pas dans l'Homme [...] 2 0 .  » Et
Lamartine a ce mot superbe : « Le photographe ne
destituera jamais le peintre ; l'un est un Homme,
l'autre est une m achine. Ne com parons plus 2 '. »

20 . Lamartine, Cours fam ilier de littérature. Entretiens sur Léop old


Robert, t. VI, p. 140, édit. 1848.
21. Ibid. Cf. aussi la déclaration signée à l'époque par les
membres de l'Institut : s [...] Considérant que la photographie se
résume à une série d'opérations toutes manuelles, qui nécessitent
sans doute quelque habitude des manipulations qu'elles compor-
tent, mais que les épreuves qui en résultent ne peu vent, en aucune
circonstance, être assimilées aux oeuvres, fruit de l'intelligence et
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de l'étude de l'art [...]. »


 

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44 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Les juristes ne peuvent se satisfaire du sentim ent :


ils ont besoin de rigueur 2 2 ,  même si cette rigueur
dém ontre leur sentiment. Com m ent se prouve juridi-
quement un travail sans âme ? Par l'analyse de ses
produits : à un produ it sans âm e, travail sans âm e.
Le produit (le cliché photographique) est sans âme,
car seule la m achine agit, et le ph otograph e « a seu le-
ment appris à la mettre convenablement en oeuvre
[...] et à préparer les opérations chimiques qui doi-
vent reproduire [...]. Son art se réduit à un procédé
purement mécanique, dans lequel il peut montrer
plus ou moins d'habileté, et sans pou voir être assimilé
à ceux qui professent les beaux-arts, dans lesquels
opèrent l'esprit et l'imagination, et quelquefois le
génie formé par les préceptes de l'art n ». En effet,
« l'art du photograph e ne consiste pas dans la création
de su jets de sa propre création, mais dan s l'obtention
de clichés, et, par suite, dans le tirage d'épreuves
reproduisant servilement, par des moyens méca-
niques, l'imag e d'objets de toute natu re 24 ».

L'effort des juristes va porter sur l'analyse même


du procès de la création. Ce qui importe, c'est que
le sujet soit toujours présent dans la création. Qu'il
disparaisse, l'espace d'un éclair, et son absence dési-
gnera sa n ature : il était « mach inal ».
« Tou t le travail intellectuel et artistiqu e du ph oto-
graphe est antérieur à l'exécution matérielle [...].
Q uand l'idée va se traduire en u n produ it, toute assi-
milation [à l'art] devient impossible [...]. La lumière
a fait son oeuvre, un agent splendide mais indépen-
dant a tout accompli [...], la personnalité aura

22. « Dans un État moderne, le droit ne doit pas seulement cor-


respondre à la situation économique générale et être son expres-
sion, il doit être une expression cohérente en elle-même, qui ne se
bafoue pas elle-même par des contradictions internes. » (Engels,
Lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.)
23 . Tribunal de commerce, Turin, 25 oct. 1861, cité par Potu.
« La Protection des oeuvres photographiques en droit français »,
R evue trim estrielle de droit civil, 191 0, p. 723 sq.
24 . Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, Dalloz-pério-
dique, 1861, III' part., p. 32.
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 45

m anqué au produit au seul m oment où cette person-


nalité pouvait lui accorder protection 2 5 .   »

Le travail de l'homme est « disqualifié » en un tra-


vail m écanique. M ieux mêm e : l'oeuvre ne pou vant se
réaliser que pa r des moyens artistiques, l'utilisation en
soi d'une m ach ine ne peut véhiculer la pensée de l'ar-
tiste 2 6 .  Autrement dit, la fin (production du sujet)
renvoie aux moyens (production du sujet) et les
moyens à la fin. Le raisonnem ent récursif est à la fois
justification et téléologie.
Il s'ensuit qu'un tel « travail mécanique ne peut,
dès lors, donner na issance à des produ its qui puissent
être justement rangés parmi les productions de l'es-
prit hu main 2 7 ». La conséquence juridique est radi-
cale puisque « cette industrie ne saurait être assimilée
à l'art du p eintre ou du d essinateur qui crée avec les
seules ressources de son imagination des composi-
tions et des sujets, ou bien encore, qui interprète,
d'après son sentiment personnel, les points de vue
que lui offre la nature et qui constituent à son profit
une propriété », le ph otographe « qu i établit un cliché
pour la représentation des sites ou des monuments
publics ne constitue qu'un instrument industriel qui
n'entraîne aucun privilège [...] 28 ».

Il y manquait le Beau et le Vrai. Le professeur


Sava tier ne déçoit pas notre attente : puisque, d'une
part, « le vrai ne se confond p as nécessairem ent avec
l'art » et que, d'autre part, la photograph ie est « en soi
un procédé mécanique de reproduction qui n'a
d'autre intérêt que la vérité physiquement exacte de
l'empreinte qu'elle prend des formes réelles 29 », la
reproduction exclut le sujet créateur du beau.

25 . Conclusions de l'avocat impérial Thomas, in Ann ales de la


propr. ind., 1855 , p . 405 .
26 . Copper, L'Art et la Loi, n° 23, p. 45.
27 . Tribunal de commerce, Turin, précité.
28. Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, précité ; ibid.,
29 janv.1862, Dalloz-périodique, 1862, part., p. 8 ; Paris,
10 avril 1862, Sirey, 1863, I" part., p. 41.
29 . Sav atier, (■ Le D roit de l'art et des lettres s. Libr. gén. de droit
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 35/185

et de jurisprudence, 195 3, n° 96, 99.


 

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46 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

O n croyait que tout h om m e était sujet de droit ; on


nous l'affirmait dans des textes sacram entels, on nous
en exp liqua it les causes. La pratique juridique, en ces
temps héroïques, nous dit noir sur blanc : l'activité
d'un homme peut être la seule activité d'une
machine, et son activité même le transforme en
machine. Le droit, je le répète, ne l'a dit qu'à ce
mom ent de la naissance de la ph otographie, quand il
ne « savait » pas encore que la photographie pouvait
être un art, quand il ne savait pas encore que le
cinéma pouvait, par la grâce de l'industrie, prendre
place à l'Acad ém ie frança ise.
il Car, pour les tribunau x, photographie et cinéma sont
alors de même nature. La se ule différence est qu e cela
« bouge ». Mais, précisément, l'analyse même du
m ouvem ent sera renvoyée à la m achine, et le cinéma
apparaîtra en conséquence comme production de la
machine. « S'il est exact de prétendre que l'agence-
m ent et la com position de tableau x peu vent offrir un
caractère a rtistique, le m ouvem ent dont sont d ouées
les projections mêmes n'est pas dû soit à l'auteur, soit
à des exécutants, mais bien à la mach ine spéciale au
m oyen de laquelle ce mouvem ent est obtenu, et à l'il-
lusion d'optique occasionnée par la succession inin-
terrompue de tableaux devant l'objectif et leur
projection sur un écran 3 °. »
Au tremen t dit, d'une pa rt, le ciném a est assimilé à
une série de photographies — l'auteur étant « celui
qui a disposé d'abord son sujet [...], qui s'est assuré
de la m ise en place, c'est-à-dire si le point im portant
de la scène à reproduire se trouvait bien dans le
centre du verre dép oli 3 1 et, d'autre pa rt, le mou - »-

veme nt dont sont animées les photograph ies n'est dû


à rien d'autre qu'à une m achine.

3 0 . Pau, 18 novembre 1904, Dalloz, 1910, II' part., p. 81.


3 1 . Tribunal civil, Seine, 10 février 1905, Dalloz, 19 05 , II' part.,
p. 389 ; cf. aussi Meignen, Dumouret ; Code du cinéma, 1924 : e La
photographie est à l'origine du cinéma, et un film n'est en somme
que la réunion de photographies dont la succession sur l'écran
donne l'illusion du mouvement et de la vie. s
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 47

Il en résultera que n on seulem ent la re-production


du réel ne sera point création artistiqu e — le ciném a
étant alors juridiquem ent assimilé aux « spectacles de
curiosités », les bobines se vendant par ailleurs au
mètre 3 2 —, mais encore que la reproduction d'une
production — telle une représentation théâtrale —
dans la mesure où elle est réalisée grâce « aux moyens
de procédés industriels, rentre [aussi] dans la d éfini-
».
tion
Ledes spectacles
corps sans âmede cu
deriosités
la machine, la froideur de
33

l'objectif reproduisent ce qu'on a voulu qu'ils soient


et qu 'on avait peu r qu'ils fussent : la foule, la tourbe,
le peuple.
Qu'est-ce d'autre que d'opposer « la mécanique à
l'intelligence [...], l'impersonnalité du technicien à la
personnalité de l'artisan, l'anonymat à l'individua-
lisme du talent 3 4 » ? En un mot, que d'opposer « la
matière à l'esprit 35 »

« À la vérité, dit le tribunal de police de Hyères en


 
1912 3 6 , es spectacles cinématographiques [...] ne
sont pas faits pour le même public des théâtres [...] ;
ils se proposent bien plutôt d'exciter, et quelquefois
d'étonner la curiosité publique, bien plus que d'éveil-
ler et de d évelopper le sentimen t esthétique des specta-
teurs. » Et la prem ière décision de cen sure interdisait
le film de q uatre exécutions capitales en ces term es :
« Il est indispensable d'interdire radicalement tous
spectacles de ce genre, susceptibles de provoquer des
manifestations troublant l'ordre et la tranquillité
publique 3 7 .   »

Tou t le problèm e de la censu re repose a insi sur l'il-

3 2. P. Léglise, « Histoire de la politique du cinéma français s,


Libr. gén. de droit et de j urisprudence, 19 70 , p. 9 sq.
3 3 . Tribunal
Sommaire 23 . de simple police, Marseille, 30 janv. 1913, Dalloz,
3 4 . Élie Faure, « Fonction du cinéma », Médiations, p. 123.
35. Ibid., p. 124.
3 6 . Tribunal de police, Hyères, « 8 oct. 1912, Bull. Spéc. des
Just. de Paix, 191 3, p. 27.
3 7 . Télégramme du ministre de l'Intérieur, cité par Léglise,
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op. cit., p. 60 .
 

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48 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

lusion de réalité que « re-produit », bon gré mal


gré », la ma chine. Le juriste, sanctionnateur et « théo-
ricien » de l'ordre, n'y voit pour sa part que nécessité.
« D'une part, en effet, le cinéma ne saurait se passer
de censure, car il constitue une représentation visuelle
exacte de la réalité et il est destiné à u n public illimité.
Or, il est bien éviden t qu'il est des réalités qui ne peu-
vent être montrées à n'importe qui, et qu'il en est

d'autres
un e liberté que l'on ne
absolue saurait pa
n'est-elle mettre en images.conce-
s techniquement Aussi
vable 3 8 .   »

La peur n'a pas de frontières et se découvre des


profondeurs th éologiques. Tel fut cet étonnant p rocès
qui m it aux p rises un producteur et un exploitant qui
refusait de projeter un film sur la Passion de Jésus-
Ch rist, car il y voyait un crime perpétré par ordre des
au torités préfectorales de l'époque 3 9 !
La m achine est le lieu d u com bat de l'ange et de la
bête et, pis que tout, elle reproduit ce comba t mêm e.
Autant dire alors que de la machine re-production à
la « machine d'abêtissement et de dissolution (qui
n'est) qu'un passe-temps d'illettrés et de créatures
m isérables abusées par leur besogne 4 0 », il n'y a pas
solution de continuité.
Telle est cette première photographie du droit,
cette ph otographie de sa résistance, figée dans sa pose
éternitaire. Mais, et c'est le second acte, j'anticipe à
peine en disant que la prise en compte de la photogra-
ph ie et du cinéma par l'industrie va p roduire les effets
juridiques les plus inattendus : le photographe sans
âm e va être intronisé artiste, le cinéaste créateur, lors-
que les rapports de production vont l'exiger.
O n pou rra alors se poser concrètem ent la question
« insolite » par excellence : qu'est-ce donc que cette

3 8. Demichel, e Les Pouvoirs du maire en matière de police du


cinéma s, Ann. Université Lyon, Études économiques et politiques,
1960, fasc. 20, p. 8.
3 9 . Léglise, op. cit., p. 65.
4 0 . Duhamel, Scènes de la vie future, p. 58.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 38/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 49

âm e — je veux dire la création — qui dépend en der-


nière instance des rap ports de produ ction ?

II ... Au SUJET CRÉATEUR

L'im portance économique de la ph otographie et du


ciném a devait amen er une révision fondam entale. Ce
que nou s nous donnons pour tâche de dém ontrer, et
de décrire,
tant qu e tel,cemn'est pas àlelaprocessus
ais, tout économique
fois, la façon en
dont ce pro-
cessus est reproduit dans le droit, et la façon dont le droit
le rend efficace.
En 1910, on pouvait déjà écrire que la photogra-
phie « fait vivre des milliers de personnes : photo-
graphes de profession, fabricants, ouvriers, qui se
trouvera ient profondém ent lésés si la loi ne les proté-
geait pas contre des concurrents dénués de scrupu les.
Enfin et surtout, la photographie a donné naissance
à une foule de p rocédés et d'app lications chimiques,
mécaniqu es et industriels qu i alimen tent aujourd'hui
une industrie florissante 4 1 ». Dès 1 880 , on notait une
aug m entation considérable des procès, parallèlement
à « une extension considérable du nombre des pho-
tograph es, ama teurs ou p rofessionnels, et de l'app li-
cation de la photographie dans les différentes
industries 4 2 ». Cela amenait, par exemple, au voeu
émis, en 1 89 8, par la Société allemande pour la pro-
tection légale des ph otogra ph ies : Il est désirable [...]
2. que la reproduction des photographies soit égale-
ment interdite, quand elle est utilisée dans u ne oeuvre
d'indu strie, de fabriques d e m étiers, ou d e m anu fac-
ture. »
Bulloz, qui écrivait vers la même époque, après
avoir noté « qu'il y a plus de 50 000 personnes qui
vivent de la photographie en France et que c'est par
millions que la Fran ce en exporte les produ its », ajou-
tait, avec une naïve madrerie, que leur refuser la

4 1 . Potu, op. cit., n° 2.


42. Ibid., n° 10.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 39/185
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

50 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

protection de la loi reviendrait à « mettre les photo-


graph es à la merci de tous les contrefacteurs, et à tuer
justement parmi eux tous ceux qui ont le sentiment
artistique [...] 4 3 ».
O n voit que la reconnaissance artistique de la ph o-
tographie et, par voie de conséquence, la reconnais-
sance de la qualité de créateur au photographe
devenaient une nécessité de l'indu strie. Ces n ouvelles
forces productives
leur efficacité. Cettedevaient
efficacitétrouver
passait,les
icimoyens de
même, par
l'« esthétique ».
Parallèlement, on s'interrogeait sur la durée de la
protection (mon opole), en faisant valoir qu e « c'est au
législateu r à vérifier si la durée du privilège de repro-
du ction est suffisante pou r encourager les artistes, et,
en m êm e temp s, à vérifier si cette durée n 'est pas, au
contraire, trop considérable et par rapport à l'effort
personnel de l'auteur et par rapport à la gêne que
ces restrictions exorbitantes du droit commun vont
apporter au comm erce général 4 4 ».
On voit ainsi subtilement mêlées des considérations
pseudo-esthétiques à d es considérations franchem ent
mercantiles. Mieux même : l'esthétique est subordonnée
au commerce.
En d'autres termes, le « commerce » imposait ses
lois à un double titre : au niveau de la nécessaire
reconnaissance d u droit d'auteur, et au niveau de la
nécessaire limitation de cette reconnaissance.
En effet, s'il est hors d e dou te que ce sont les capi-
taux engagés dans l'industrie cinématographique et
ph otographiqu e qui ont am ené ce renversement radi-
cal, il n'en demeure pas moins que le renversement
juridique — que l'on appelle euphémiquement « revi-
remen t de jurisprudence » — a don né à l'industrie les
« moyens » de sa production. Ces exigences n'ex-
cluent certes pas l'art photograph ique en tant que tel,

43. L a Propriété photographique et la loi française.


4 4 . Copper, L'Art et la Loi, op. cit., p. 45 .
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 51

mais en expliquent l'efficacité juridique et donc éco-


nomique.
S'avisant « brusquement » de ce que la loi ne défi-
nissait pas « les caractères qui constituent, pour un
produit artistique, une création de l'esprit ou du
génie 4 5 », les tribunaux vont utiliser le concept
d'« empreinte de la personnalité », pour arracher la
ph otographie à la m achine, et la faire rentrer dans la
mouvance du sujet.
L'émergence de ce concept se fera à un double
prix : par la substitution de la technique, support de
l'activité du sujet, à la machine et donc par l'interven-
tion du sujet en tant que tel dans le procès de rep ro-
duction. C'est ainsi que la technique, en tant qu'elle

est moyen et
s'affirmer, et non plus
que le fin ne
sujet en peut
soi, permet au que
s'affirmer sujetpar
de
la médiation d'une technique qui lui permet d'investir
le réel et d'en faire son dom aine privatif. La subjectivi-
sation de la machine renverse le rapport fin-m oyen. Le
travail de la machine devient travail du sujet, et ce
travail n'est qu'un moyen de la création elle-même.
La création n'est plus subordonnée aux « moyens » de
la création, ce sont les m oyens qu i sont subordonnés
à la finalité de la création. Autant dire alors que la
machine perd son « être » et qu'elle devient le moyen
d'être du sujet. C'est à cette condition qu'elle
devient digne de p rotection « en tant qu e prod uit uti-
lisable du ttravail
cha ngean
4 6 ». Et l'ineffable La m artine pou vait,
de montu re, s'écrier sans vergogne qu e la
ph otographie, « c'est mieux q u'un art, c'est un p héno-

4 5 . Cour de cassation. 28 nov. 1862, Annales de la propriété


industrielle, 186 2, p. 420 .
4 6 . Bruno Meyer, Das N eue Photographische Schutzgesetz nach
dem Regierungsentw
oeuvres photographiques 1903
urfe, en ; cf. t.
France, aussi Pouillet,
II, p. De la protection
55 : II importe peu quedes
l'exécution soit le résultat d'un travail purement matériel, méca-
nique, puisque ce travail n'est que le moyen de rendre perceptible
la création, la production de l'esprit, etc. » Pour FERRARE, La
Concezione economica dei diritti su beni immateriali, Naples, 1910,
toute production artistique constitue toujours un travail ayant la
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 41/185

mêm e nature et donnant naissance aux mêm es droits ».


 

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52 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

mène solaire où l'artiste collabore avec le soleil e !  ».


Pas moins !
La machine devient ainsi le lieu d'un travail
humain ; elle est médiation « technique » de la pro-
duction du sujet. Mais elle n'est pas le lieu de n'im-
porte quel travail, encore faut-il que, devenue pure
m édiation, elle laisse le su jet « investir » le réel.
Autrement dit, la photographie ne bénéficie de la

protection
m légale qu'à
arqu e intellectuelle de la
son« acondition de porter
uteur, em preinte la
indis-
pensab le pour donner à l'oeuvre le caractère d'indivi-
du alité nécessa ire pour qu'il y ait création 4 8 ». Mieux
même : l'oeuvre doit refléter la personnalité de son
auteur et révéler « l'effort et le travail personnel de
celui-ci susceptible de l'individu aliser 4 9 ».
C'est dire que, si l'appareil ph otograph ique est bien
rentré dans la mouvance du sujet, il en subit à son
tour la dom ination : ici comm e là, le réel n'app artient
au sujet qu e si celui-ci l'investit.
Le processus est signifiant : la machine ne revient
au su jet que d ans les limites du rapport fondam ental
sujet/création
le du plus
réel n'apparaît réel. comme
À telle enseigne qu e,lesitôt
« créé » par que
sujet, la
m achine retrouve magiquem ent sa fonction prem ière
de rep rodu ction. Si j'utilise, sur un b illet de banq ue,
une photographie aérienne de la Cité en l'intégrant
dans un n ouvel ensemble, on ne peut m e le reprocher
puisqu'il n'y a eu que re-production d'un site natu-
rel 5 0 ;  si je me contente de prendre la photographie
d'un lac où voguaient, par hasard, six voiliers, il y a
certes, là, un choix heu reux, mais qui est plus du res-

47. Cours fam ilier de littérature, u Entretien 37 », 25, 4 ; Lyon,


5 février 195 4, Juris-classeur périodique, 1955, part., 8 564. L'au-
teur a d roit à la protection dès lors que (■ grâce à ses conna issances
tech nique s et professionnelles [...] il a su créer une oeu vre originale
nouvelle ».
4 8. Cour de cassation, chambre civile, I, 23 juin 1959, Dalloz,
195 9, p. 384.
4 9 . Cour de cassation, chambre criminelle, 7 déc. 1961, Dalloz,
196 2, p. 55 0.
5 0 . Seine, 31 mai 1944, Dalloz, 194 6, p. 117 .
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 53

sort de la bienveillance d u h asard que de la création


artistique 5 1 .  Pour tout dire, même la reproduction
photographique d'une gracieuse jeune fille ne suffit
point à caractériser l'appropriation intellectuelle, car
« les seuls traits d'un visage [...] ne sont pas suscep-
tibles d'app ropriation 5 2 ».

La marche des forces productives capitalistes se


réalise concrètement dans ce lieu du sujet de droit.

Et cette
toute réalisation
produ ction est prend la forme
produ ction d'unmême
su jet.du
Unsujet
sujet,:
c'est-à-dire, plus précisément, cette catégorie où le

5 1 . Cour de cassation, chambre civile, 23 juin 1959, précité.


5 2. Seine, 3 m ars 19 43 , Dalloz, 1946, p. 117. Il convient de dire
que la loi elle-même bascule dans l'ambiguïté du concept d'inves-
tissemen t du réel par la personnalité en déclarant que (■ sont consi-
dérées notamment comme oeuvres de l'esprit [...] les oeuvres
photographiques de caractère artistique ou documentaire [...] »
(art. 3, loi 11 mars 1957). Cela implique un double » rapport
(artistique ou documentaire) au réel. Inutile de dire que la dispute
juridique est vive sur ce qu'il faut entendre par a artistique » ou
documentaire ». Prenons-en deux exemples : s'agissant de la pho-
tographie de l'appareil
timbre-poste, le tribunal Morane-Saulnier qui avait
adm inistratif de Paris jugeaitété
le utilisée
20-2-1 96en
2
que cette oeuvre ph otographique u en raison de l'habileté technique
nécessaire à son exécution, de la man ière dont les traits principau x
de l'objet reproduit sont mis en évidence et de la valeur d'informa-
tion qui a été le résultat de ces opérations, porte l'empreinte per-
sonnelle de l'auteur au savoir duquel elle est due et revêt un
caractère documentaire ». Ce qui veut dire que le caractère docu-
mentaire n'existe qu'en vertu de la personnalité du créateur. Le
Conseil d'État devait statuer en sens contraire après que le ministre
eut fait observer que le commentaire documentaire n'existe que
dans la mesure où il est un prolongement » du caractère artistique
et où il ne s'agit pas de la simple reproduction a impersonnelle »
d'un objet, en estima nt que le cliché a qu i ne présente aucun carac-
tère artistique ne sa urait davantage être regardé comm e une oeu vre
de caractère documentaire » (26 avril 1963, Conclusions Char-
deau, note Desbois, Dalloz, 1964, p. 124). L'industrie et le
commerce s'en(Juris-classeur
26 avril 1969 mêlent puisque la Courfasc.
périodique, de Paris, dans unle
4) a reconnu arrêt du
carac-
tère documentaire à une photographie de pressiomètre dans la
mesure où elle illustre le texte, et qu'au surplus » le cliché a été
utilisé pour une publication à des fins commerciales, ce qui
démontre l'intérêt attaché au document ». Le renversement est, là
encore, frappant : la preuve du caractère documentaire ne réside-
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rait en rien d'autre qu'en son utilisation commerciale.


 

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54 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

travail désigne toute production de l'homme en pro-


du ction de p ropriété privée.
La volonté de l'hom m e est l'âm e de la nature exté-
rieure, et cette âme est la propriété privée, car il est
dans la d estination de l'hom me, en tant qu e sujet de
droit, « de prendre possession de cette nature com m e
de sa propriété privée 5 3 ».
D ès lors que les forces produ ctives exigèrent, pou r
leur bon fonctionnement, que ces produits fussent
protégés par la loi sur la propriété littéraire et artis-
tiqu e, il lui suffit de dire : la ma chine tran sm et l'âm e
du sujet. C'est-à-dire qu'il lui suffit de permuter les
termes dans une même structure : la machine sans
âm e devient l'âm e de la ma chine.
Tels sont les « imperceptibles procès sociaux qui
[...] sont toujours sous-jacents [aux procès d u P alais
de justice] et qui constituent la pratique bourgeoi-
se 5 4 » .

Section III. — Procès du capital


et procès créateur

Le ph otograph e est un hom m e solitaire, sa produc-


tion est celle d 'un su jet. Certes, l'industrie ph otogra-
phique a pris en compte la création, et cela a suffit
déjà pour dire que le photographe était un créateur,
mais elle lui a laissé son instrum ent de travail, l'appa-
reil photographique. Le photographe est un artisan.
Ce que je vais étudier à présent, ce sont les effets
tout à fait extraordinaires d'une p rodu ction artistique
indu strialisée, c'est-à-dire d'une produ ction en qui se
réalise tout à la fois la socialisation de la produ ction,
de l'échange, et de la consommation. Ce que je vais
étudier, dans le procès prodigieux d'un produit artis-
tique soum is de bout en bout — et de part en part
ù le procès du capital devient le

5 3 . K. Marx, Le Capital, op. cit., t. III, p. 8, n. 4.


5 4 . Brecht, Sur le cinéma », L'Arche, p. 220-221.
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 55

procès m êm e d e la création intellectuelle, où la forme


m archand e de ce p roduit devient la produ ction de ce
produit même, ce que je vais étudier, c'est le destin
de notre éternelle catégorie de sujet (de droit). Et,
tout à la fois aussi, le destin de notre réel (de droit).
Ce double destin est prodigieux. Il est celui de l'éco-
nomie et du cinéma. Mon projet devient, ici même,
ambitieux, et je dois poser ma démonstration. Elle
repose sur une thèse fondamentale : la socialisation d e
l'industrie cinématograph ique prod uit la socialisation
du sujet créateur, un sujet collectif. Elle produit une
socialisation du réel : le déroulem ent de l'événem ent.
Je le répète : m on propos avoué est juridique. M ais
cet aveu prend naissance ailleurs qu e dan s le droit :

dans lespar
C'est rapports
là qu ede
je pcomm
roduction.
encerai.

I. ÉCONOMIE ET CINÉMA

Le cinéma, qui repose sur une base technique


industrialisable, « accordait aux hommes d'affaires ce
que le théâtre leur avait toujours refusé : une indu strie
des sp ectacles, et il n'y avait pas d e raison, puisqu e,
techniquem ent, cela était possible, pour q ue produc-
tion et m arché n e soient concentrés " ».
Aux États-Unis : le contrôle des industriels et des
banquiers sur l'industrie naissante s'est fait en trois
étapes
1 89 6 à :1contrôle le competitive
par entre
9 0 8 ; conflit small business,
trusts, chaque de
entreprise
voulant acquérir le contrôle absolu (de 19 0 9 à 1 9 29 ) ;
de 1 9 29 à nos jours, « grâce au brevet du son qu 'elle
contrôle, la h aute ban que prend position 5 6 ».

Le capitalisme a dû adapter ses méthodes de pro-


duction-distribution-consomm ation à ce produ it « in-
tellectuel » qu'est le film. Cette adaptation a dû tenir
compte de la spécificité de la consommation qui fait
courir de gros risques. Cela, déjà, les juristes en ont

5 5 . Mercillon, Le Cinéma américain, p. 51 .


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56. Ibid., p. 3.
 

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56 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

pris acte. J'en donne deux exemples, l'un français,


l'au tre étranger.
France : « Les problèmes juridiques nés du fait
"cinéma " sont des problèmes nouveau x dont la solu-
tion doit tenir compte des exigences modernes de la
vie des affaires, de la nécessité d'aller vite et de simpli-
fier, du fait qu e le ciném a est une industrie puissante
employant des dizaines de milliers d'employés. Les
subtilités juridiques doivent céder le pas au x considé-
rations p ratiques de la soup lesse d es institutions, de
la sim plicité des règles, de la comm odité des procédés
et des méthodes [...] 5 7 .   »

Allemagne : l'auteur du film « fabrique en grande


quantité une marchandise qu'il faut écouler dans le
monde entier. De ce fait, et du fait du risque
comm ercial que cela engend re, un poids économ ique
plus lourd pèse sur lui [...], sa production est tout
entière axée sur la fabrication d'une marchandise
qu'il faudra écouler [...], il doit prévoir des réserves.
Il est bien plus tributaire de l'époque, des goûts du
public, de l'actualité du sujet et de la concurrence
m ondiale que ne l'est un directeur de théâtre dan s sa
ville 5 8 ».

La mainmise du capital industriel et financier sur


les moyens matériels de production (outillage,
ma chines...) s'est nécessairement accompa gnée d 'une
monopolisation du « matériel humain », en tant qu'élé-
, ment original de la production cinématographique.

Elle
en deauxporté, en ce qu
d irections : mi onop
concerne le cinéma
olisation a m éricain,
de la matière pre-
mière intellectuelle — ach at de livres, de nou velles, de
best-sellers — et fondam entalement m onopolisation de
la main-d'oeuvre intellectuelle par contrat. « Les compa -
gnies constituèrent un véritable pool du talent et se
prêtèrent des stars, des réalisateurs, des scéna ristes,
des techniciens 5 9 .  » Le contrat apparaît comme l'ins-
5 7 . Huret, Droits d'auteur et ciném a, thèse, Paris, 194 5.
5 8. Première Chambre civile, Cour de cassation allemande,
16 juin 1923, cité par Brecht, op. cit., p. 197 .
5 9 . Mercillon, op. cit., p. 197.
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 57

trument privilégié de domination capitaliste. Il

désigne de
qu'objet la droit.
mercantilisation
Le star systemde
en l'homme en tant
est un e illustration
parfaite. Les contrats sont draconiens : la vedette sous
contrat perd une grande partie de sa liberté ; il y est
prévu non seulement l'organisation de sa vie
publique, mais aussi de sa vie privée. La rupture du
contrat entraîne l'inscription sur une liste noire 6 6 ...
Quant aux salaires extravagants, ils ne sont qu'une
pièce idéologique de ce systèm e.
En bref, le film est une marchandise qui subit la
« loi du profit « et tous ceu x qu i y participen t se trou-
vent soumis à la structure monopoliste du cinéma.
« Le film n'est pas un p roduit pour lui-mêm e, ce n'est
pas
permuet
nm oyen
aux d'expression
finan artistique.
ciers un p laceme Sa ppou
nt utile roduction
r leurs
capitaux, elle est industrielle au tant que faire se peut,
et la standardisation du produ it m ontre qu'un critère
commercial réside à tous les stades de l'indu strie 6 1 .  »
Ce q ue je relève de cette analyse, pour m on propos
particulier, c'est le procès fondamental suivant : la
structure monopoliste du capital financier et indus-
triel entraîne la monopolisation de la matière pre-
mière intellectuelle. Je veu x aller plus loin, et dégager
le rapport entre cette structure m onopoliste et la caté-
gorie du sujet créateur collectif; mais je dois au para -
vant engager u ne rapide controverse.
P. Lebel,
tend que « ladans son ouvrage
production Cinéma
de cinéma et Idéologie,
n'est pré-
qu'une pro-
duction de spectacle, et cette production, malgré la
matière qu'elle met en oeuvre et la matière sur
laquelle elle s'inscrit, n'entre pas dans le processus
d'appropriation matérielle du monde par les hom-
mes 6 2 ». Selon lui, en effet, « l'infrastructure com plexe
du cinéma » appartiendrait à « la sphère des super-
structures ° «. Si Marx avait lu ce texte, les yeux lui

6 0 . Cf., pour plus de détails, ibid., p. 133.


61. Ibid., p. 16 3.
62. Cinéma et Idéologie, Éd. Sociales, 1971, p. 89.
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63. Ibid.
 

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58 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

seraient sortis de la tête. Qu 'est-ce donc qu'une infra-


structure qu i fait partie de la superstru cture ? L'idéo-
logie fait des ravages chez ceux-là mêmes qui
prennent à coeur de la d énoncer. Soyons sérieux. La
monopolisation des moyens de production cinémato-
graph ique (techniques et intellectuels) m et en jeu u ne
nouvelle forme juridique qu i exprime les rapports de
production au stade de l'impérialisme : celle d'un

sujet
La collectif.
classe ouvrière ne s'était pas trompée sur le
caractère monopoliste de la protection cinématogra-
phique. La CGT avait mis sur pied en 1937 un plan
de nationalisation des m oyens de production cinéma -
tograph iques (laboratoires et stud ios) et des grand es
entreprises de distribution 64.

II. LE CAPITAL-AUTEUR

Je reviens à mon propos. Il tient en deux proposi-


tions qui reflètent la dialectique même du procès de
socialisation du sujet créateur. A l'origine, les tribu-

naux rreconnaissaient
auteu du film, compte le producteur
tenu comme l'unique
des responsabilités finan-
cières qui lui incombaient. Mais la lutte menée par
les auteurs pour faire reconnaître leurs « droits » de
créateurs intellectuels a fait apparaître en clair la
combinaison de la production intellectuelle et de la produc-
tion industrielle. Elle a fait « apparaître » un sujet col-
lectif entraîné « dans le processus de la technique,
considéré comme un processus de production de
marchandise 6 5 », et dont les intérêts moraux sont
subordonnés en d ernière instance au profit ma ximal
du produit film. Cette apparition-révélation qui fai-
sait entrer dans la « sphère de la création » le scéna-
riste, le dialoguiste, le metteur en scène, etc., a
produit pour le droit un effet esthétique révolution-

6 4 . Léglise, op. cit., p. 140.


6 5 . Brecht, op. cit., p. 205 .
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 59

p aire : la prise en compte de « l'essence sociale » du

cinéma.
Je n'ignore pas que les détours que je décris sont
profonds. Mais ces détours sont ceux-là mêmes que
le droit a em pru ntés, et ils sont signifiants. Ils prou-
vent la perpétuelle contradiction entre les représenta-
tions idéologiques que véhicule le discours juridique,
et la pratique de ce discours lui-même. Et ils prou-
vent ce fonctionnement même de l'idéologie juri-
dique q ue B recht décrivait génialemen t : « Ce qu i est
drôle, c'est que eux (justement eux !) ne pourraient
plus exercer leur pratique ni s'ils aban donna ient leur
idéologie ni s'ils la concrétisaient 6 6 .  »

1. Le capital, l'âme damnée du cinéma


Dans les années trente, les tribunaux prennent
acte : On ne peut dénier aux productions cinémato-
graphiques, le caractère de productions littéraires,
artistiques, scientifiques 6 7 ,  »
Les conditions matérielles de cette création dési-
gnent l'auteur, c'est-à-dire celui qui réalise le procès
capitaliste dans le film. L'auteu r/prod ucteu r fait par-
tie de l'app areil de produ ction, il participe en sa qu a-
lité même d'auteur au procès de production. « Le
producteur est, en quelque sorte, une machine de
production intellectuelle dont cha que rouage p ossède

un cerveau etdans
confondent u n talent particulier,
le produit ma is dont 6tous
de l'ensemble se
8 .  » Ce
texte de juriste est un texte matérialiste, indu bitable.
La description métaphorique est, en même temps,
description du procès réel de la création cinéma togra-
phique.
Le procès de production est l'essence (bourgeoise)
du film. L'art est tout à la fois « produit » et « mo-
men t » du ca pital. « Le film n'est pas produ it pour lui-

66. Ibid., p. 207 .


6 7 . Douai, 3 avril 1930, cité par Daburon, Le Réalisateur de
l'oeuvre cinématographique, thèse, Paris, 1961, p. 381.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 49/185

6 8. Huret, op. cit., p. 10.


 

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60 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

même. Ce n'est pas un moyen d'expression artis-


tique. Sa p roduction permet au x financiers un place-
m ent utile pou r leurs capitaux 6 9 ,   »

Le producteur en effet « dirige tous les éléments


successifs d'où décou le la p roduction comp lète d'une
oeuvre cinématographique dont il a la responsabili-
té ». Entend ons, l'entière resp onsabilité financière.
70
Les catégories juridiques deviennent partie prenante

du
en procès duce
elle, que capital,
soit lapuisque le capital
catégorie se réalise
du sujet, que ceaussi
soit
celle de la création. L'oeuvre cinématographique a son
« auteur », même si l'auteur n'est plus un sujet mais un
procès. Les documents sont irréfutables, et ils sont
d'une importance inouïe : le droit va avouer ce que
nous n'aurions jamais espéré qu'il puisse avouer : le
véritable sujet créateur, c'est le capital. Cet aveu, il va
l'incarner dans l'idéologie même du sujet : le capital
devient la person ne m êm e qu 'il interpelle, et il prend
le masque du sujet, il s'anime, parle, et passe des
contrats. Le capital ne peu t se passer de son cher sujet
de d roit, puisque le su jet de droit est son sujet.
Je le dis, les docu m ents sont irréfutables.
La Cour de Paris, le 1 6 ma rs 1 9 3 9 , statuait en ces
termes : « Considérant que la protection légale de la
propriété artistique p eut, dan s la catégorie toute spé-
ciale et encore nouvelle de la création cinématogra-
phique, être pleinement assurée aux producteurs,
puisque, sans son travail intellectuel, l'oeuvre n'existe-
rait pas [...] ; que le producteur, c'est-à-dire la per-
sonne physique ou morale dont la profession est de
réaliser des ouvrages cinématographiques, se mani-
feste incontestablemen t par un e activité créatrice dans
l'ordre de l'intellect, conforme à celle que l'on exige
de tout au teur ; qu'il im agine et exprime les idées qui
constitueront le canevas, qu'il exerce sur toute la mise
en scène et l'exécution une influence déterminante, et

6 9 . Mercillon, op. cit., p. 163.


7 0 . Dullac, Ra pport au com ité directeur de la Cham bre syndicale
ciném atographique française, 29 juin 1927 .
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 50/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 61

que c'est bien sous sa direction créatrice soit person-

nelle,
tiples soit par délégation
auxiliaires qu'il
spécialisés, l'exercerémunérés
dûment sur les mul-
au
fixe ou au forfait, et d'ailleurs interchangeables avec
d'autres employés de même spécialité, qui vont pro-
céder à la besogne plus ou moins intellectuelle ou méca-
nique qui leur est impartie ; que la répartition par le
prod ucteur du travail intellectuel [...] ne saura it avoir
pour conséquence de donner à tous ceux qui contri-
buent à faire parcourir à l'oeuvre ses étapes succes-
sives, un droit personnel sur l'exploitation du film
[...] »
Le producteur est le propriétaire de la « création »
qu'il produit. Le sujet capital est affublé du masque

de la création
fluence à toutes
déterminante du les étapes
capital industrielles.
devient, L'in-
pour le droit,
l'influence créatrice ; la direction financière, une direction
créatrice ; les auteurs, des prolétaires payés à la tâche
qui accomp lissent une oeu vre-« besogne » et non un e
activité créatrice, à mi-chemin entre l'homme et la
m achine, et qu'on peu t m ettre à la porte s'ils ne d on-
nent pas satisfaction. Le capital prend le visage de
l'Art, mais garde les méthodes nécessaires du capital :
celles d'acheteurs de la force de travail, celles de
gardes-chiourme, celles de contractants privilégiés.
« Les auteurs du film sont tous ceux qui, dans leur
participation à l'élaboration de l'oeuvre ciném atogra-
ph ique, manifestent activité créatrice, à condition
une pas
toutefois qu'ils ne soient subordonn és au produc-
teur par des contrats de louage d'ouvrage ou de servi-
ces ". » La révélation est étonnante : l'activité
créatrice — ce qui exprime « la personnalité de
l'homme » — peut être soumise à un contrat. Autre-
ment dit, il suffit de clau ses contractuelles pour trans-
former une activité créatrice en dépense pure et
simple de force de travail. Le contrat n'est plus un
acte de volonté pure et simple, il permet, dans son

7 1 . Paris, 16 mars 1939, Dalloz hebdomadaire, 193 9, p. 263.


http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 51/185

7 2. Parent, Le Film, 17 janvier 194 2.


 

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62 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

fonctionnem ent, cette extraordinaire mu tation : faire


d'un a rtiste un prolétaire. L'auteur est le « man dataire
de la société (engagé) pour diriger la production et
non pour la créer [...] ; il est l'exécutant (à l'égal) du
chef d'orchestre qui dirige l'exécution d'un livret
musical, ou des artistes qui l'interprètent sur la
scène [...] 73 ».

C'est la grande partition du capital, sous la


bagu ette du capleitaliste.
tion allemande, metteurEtensi,scène
pou r peut
la Cojouer
ur deun
cassa
cer--
tain rôle à l'égard d u p ublic, ce rôle « se traduit dan s
l'importance et le renom de la société qui a d onné u n
emploi fixe au metteur en scène et s'est assurée de
ses capa cités intellectuelles 7 4 ». C'est le capital qui
donne le nom pour que le nom rapporte au capital.
La subordination juridique des « auxiliaires » aux
capitaux engagés, le travestissement du capital en
sujet créateur, la nécessaire « interchang eabilité » des
ouvriers du film se traduisent dans une formulation
esthétique nécessaire : le travail des au xiliaires n'est
pas essentiel au procès artistique cinéma tographiqu e.
« Enlecas
tions, d'absence
réalisateu ou de
r reste manquemenntt àrem
essentielleme sesplaçable
obliga-
sans que l'oeuvre en soit en quoi que ce soit modi-
fiée 7 5 .  »

C'est le capital qui devient l'essentiel de l'oeuvre.


« Il est indispensable de reconnaître au p roducteur le
droit de représentation ; on aboutirait en effet à des
conséquences absurdes si l'on prétendait l'en priver
au profit des autres auteurs du film, dont chacun
pourrait alors se dire fondé à disposer de sa part
propre dans l'oeuvre comm une, cependant indivisible,
ou qui pourrait s'unir pour disposer de cette oeuvre
en dehors de lui [...] 7 6 .  »

Ce qui est indivisible, ce qu i constitue l'essence


7 3 . Seine, 24 mai 1938, Gazette du Palais, 1938, part.,
p. 509.
7 4 . Cour de cassation allemande, arrêt précité.
7 5 . Seine, 24 mai 1938, précité.
7 6 . Seine, 19 mai 1935, Gazette du Palais, 1 9 3 5 ,
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie
part., p. 6 2. 52/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 63

de l'oeuvre cinématographique, c'est le capital lui-


même dont le représentan t, le producteur, est l'auteur
unique. Et le danger p ressenti par le tribunal est réel :
c'est la collectivisation du produit artistique. Qu'on
laisse les « au tres » se déclarer au teurs, et on les verrait
bien vite « expu lser » le prod ucteur ; qu 'on laisse aux
ouvriers les moyens légaux de s'approprier les moyens
de production et ils verront qu'ils peuvent disposer
de la produ ction « en deh ors de nou s » ; traduisons :
en deh ors du capital.

2. Rhétorique et propriété privée

Le producteur et les juristes vont se battre sur ce


terrain. O n fera comm e si le cinéma était une sorte de
théâtre filmé, où ce qui prime, c'est le « littéraire ».
On pourra ainsi en expulser « esthétiquement » les
auxiliaires. « Si on change de metteur en scène, on
n'aura ni changé le sujet, ni la succession des scènes,
ni le dialogue [...] ; l'essence de l'oeuvre n'aura pas
été mod ifiée 7 7 .   Le réalisateur, dit la cour d'app el de
»

Paris, ne pe ut être un au teur, car il deme ure « essen-


tiellem ent rem plaçable sans qu e l'essence de l'oeuvre
en soit modifiée" ». La catégorie esthétique du théâtre
—'idéologie de la parole — va servir contre les
auxiliaires. Le Capital va devenir le Verbe. L'essen-
tiel, la langue. « Le verbe prima l'image, et le dialo-
guiste fit oublier le metteu r en scène 7 9 .  »

7 7 . Olagnier, Le Droit d'auteur, 1 9 3 4 .


7 8. Paris, 10 février 1936, Gazette du Palais, 1936, r part.,
p. 691 .
7 9 . Daburon, Le Réa lisateur de l'oeuvre cinéma tographique, thèse,
Paris, 1961, p. 41. « Un dépouillement des écrits théoriques de
cette époque ferait aisément apparaître une surprenante conver-
gence dans les conceptions : l'image est comme un mot, la
séquence est comme une phrase, une séquence se construit
d'images comme une phrase de mots, etc. En se plaçant sur ce
terrain, le cinéma, proclamant sa supériorité, se condamnait à une
éternelle infériorité. En face d'un langage fin (le langage verbal), il
se définissait lui-mêm e, sans le savoir, comm e un double plus gros-
sier. Il ne lui restait plus qu'à arborer crânement sa roture [...]
dans la terreur secrète d'un aîné plus racé. » Christian Metz, « Le
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Cinéma : Langue ou langage s, Communications IV, 196 4, p. 66 .


 

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64 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Il faut bien avoir en m émoire ce fait économique capi-


tal : que c'est grâce au brevet du son que la haute
banq ue a p ris position dans l'industrie ciném atogra-
phique. Cela veut dire que, si, au temps du muet, le
cinéma était renvoyé à la gestuelle du théâtre, au
temps d u p arlant, il est renvoyé au verbe du th éâtre.
Je veu x dire par là qu e l'idéologie de la pa role, m êm e
si cette pa role était mu ette, ha ntait le ciném a, et que
cette hantise
des forces se fit
produ chair lorsqu'elle incarna l'évolution
ctives.
Cette « hantise » esthétique, cette hantise rhéto-
rique, s'articule sur la « hantise » du producteur. Le
verbe cinématographique est la propriété des
banq ues. Le procès du capital se ferme su r lui-mêm e
dans sa propre pa role : le Su jet parlant. Le cap ital est
devenu son propre rhéteur : le héraut de son propre
procès ".

III. CRÉATION ET SUJET COLLECTIF

Mais le triomphe de la « roture » imageante sur la

noblesse du verbe
croissement désignait
des forces le temps du
productrices cinéma
dans . L'ac-
l'industrie
cinéma tograph ique socialisait le sujet créateur. Et le
sujet collectif capitaliste désignait ce qu'était le cinéma. Je
ne veux pas d ire que le producteur sera évacué dans
cette dialectique, car ce serait évacuer le capital, je
veux dire que la lutte pour la reconnaissance d'un
sujet créateur dévoile la vérité dialectique du procès
cinématographique : la coexistence forcée de l'art et
de l'industrie, qui ne peut exister que sous la forme
sujet. Et je pourrais ajouter que cette conscience
nécessaire de la coexistence n'est rien d'autre que le
dévoilement objectif de la socialisation objective des

forces productives.
80. Chez Brecht, la rhétorique du sujet est évacuée par l'évacua-
tion même de la parole sujet. e Ce ne sont pas les mots qui, en
dernier ressort, effectuent la critique, ce sont les rapports et les
non-rapports internes de force entre les éléments de la structure de
la pièce. » Althusser, Pour Marx, Maspero, 1965, p. 143.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 54/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 65

Le mode de production capitaliste détruit perpé-

tuellement l'idéologie
cinéma « bourgeois bourgeoise.
», c'est Ce
tout à la qui
fois ladétruit le
catégorie
du sujet de droit créateur par l'avènement du sujet
collectif et l'épan ouissem ent esth étique de cette caté-
gorie par l'avènement de « l'essence » du ciném a.
La phase industrielle de la production cinémato-
graph ique produ it sa contradiction : l'oeuvre (avouée)
collective. Le sujet de droit créateur est pulvérisé en
sujets de droit créateurs d'un procès artistique : le
film. La loi française du 1 1 mars 1 9 5 7 prend acte de
ce sujet. Si elle adm et bien en effet, en son article 1 4 ,
qu'ont « la qualité d'auteur d'une oeu vre ciném atogra-
ph ique » la ou les personnes ph ysiques qui réalisent la
création intellectuelle de cette oeuvre, et que « sont
présumées, sauf preuve contraire, coauteurs d'une
oeuvre ciném atograph ique réalisée en collaboration :
1°) l'auteur du scénario, 2°) l'auteur de l'adaptation,
3°) l'auteur du texte parlé, 4°) l'auteur des composi-
tions m usica les [...], 5 °) le réalisateur [...] », elle subor-
donne doublement
de cette les auteurs
subordination à la l'articulation
désigne production. Laessen-
place
tielle du procès. D'une part, « [ es auteurs de
l'oeuvre cinématograph ique [...] sont liés au x p roduc-
teurs par un contrat qui, sauf clause contraire,
emporte cession à son profit du droit exclusif d'ex-
ploitation cinématographique [...] » (article 17) ;
d'autre part, « si l'un des au teurs refuse d'achever sa
contribution à l'oeuvre cinématographique [...], il ne
pourra s'opposer à l'utilisation, en vue de l'achève-
ment de l'oeuvre, de la partie de cette contribution
déjà réalisée [...] » (article 15).
C'est le langage même — noblesse oblige — d'un
avocat général. « L'oeuvre cinématographique fait
appel au travail, à l'imagination, au sens artistique
d'un grand nom bre, en m ême tem ps qu'à la science,
et enfin à la puissance financière. C'est le "facteur
économique" qui exerce par nécessité une influence
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 55/185

que le législateur ne peut p as ignorer. Surgissent alors


 

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66 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

dans le langage des comm entateurs les m ots : inves-


tissement, rentabilité, compromis [...] 81 >>

Et la cour d'appel de Paris a pu préciser le rôle de


l'industrie dans le cinéma par un aveu qui est de
taille : « Le producteur n'est pas un auteur [...] ma is il
participe directeme nt, avec le réalisateur, à l'élabora-
tion du film, par l'apport des moyens matériels néces-
saires à cette élaboration ; il lui appartient en outre
d'assurer
bilité la comm
de s fond ercialisation
s investis de l'oeuvre et la renta-
[...] 8 2 .  » 'aveu, je l'ai dit, est
de taille, car c'est un aveu dialectique : celui-là m ême
de la contradiction en tre un e idéologie artistique, qu i
m esure « la valeur d'une personn alité à la façon d ont
elle s'exprime dans une oeuvre et la réussite d'une
oeuvre à la qu antité de personn alité qui est exprim ée
en elle 8 3 », et une production qui est menacée par
cette idéologie même. L'aveu est de taille, car si le
producteur n'est plus un auteur, il est l'auteur par excel-
lence du film marchandise. On verra jusqu 'où peut aller
le droit moral des auteurs.
Un tribunal peut annuler la clause suivante d'un

contrat entre
réservons producteur
le droit et réalisateur.
de procéder « Nous nous
à toute modification
ou coupu re qu e nou s jugerions nécessaires [...] ; sauf
impossibilité, vous serez consulté au sujet de ces
m odifications ; toutefois, si un désa ccord de q uelqu e
nature qu'il soit devait persister avant, pendant ou
après la produ ction, nous resterions seuls juges de la
décision finale. Tou jours en ce cas, nous no us enga -
geons, sur votre demande éventuelle, à retirer votre
nom du générique et de la p ublicité. » Il peut, dans sa
logique, condamner le producteur à des dommages
et intérêts pour préjudice « moral » ; mais, dans sa
logique qui est d'assurer le bon fonctionnem ent de la

production,
ploitation deil son
peutfilm.
abandonner au producteur
Le droit moral disparaîtl'ex-
au

81 . Conclusions Lecourtier, sous Paris, 20 janvier 1971, Dalloz,


197 1, p. 307.
82. Ibid.
83 . Brecht, op. cit., p. 216 .
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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 67

moment même où il peut faire obstacle à la produc-


tion. Et lorsque la cour d'appel, saisie à son tour de
l'affaire, doit trancher l'angoissante question de
savoir qui du réalisateur ou du produ cteur doit l'em -
porter — qui de l'art ou de l'industrie —, elle ne
craint pas de résoudre le problème dans la contradic-
tion absolue du déni de justice (car le refus de statuer
s'analyse en une démission des fonctions mêmes de
justice) en renvoyant « les parties [...] à se mettre
d'accord 84 »

« Si la contradiction entre les intérêts matériels et


les intérêts im matériels recevait une solution [...] tout
cet app areil unifié et rationalisé avec tant d'art aura it
lui aussi des intérêts morau x et imm atériels. Bref, si
tout ne revena it pas exclusivemen t à la protection du
profit, nous aurions de notre côté peu de ch ose à lui
proposer 8 5 .   »

La catégorie du sujet — et de la création — est


sauvegardée dans l'exacte mesure de la production,
mais le développement des forces productives a créé
ce su jet collectif qui ann once « l'inconséquen ce idéo-
logique » des rapp orts de produ ction.
C'est le temps humain, « cette dissolution du pro-
cessus dram atique en autant d'im ages individu elles,
qui résultent [...] du fait que tout est ramassé en de
courtes scènes filmées indépendantes [...] le travail du
metteur en scène n'est pas seulem ent de m ettre formel-

lement en choses
toutes ces scène, indispensables
mais de transposer
86 Ildans la «réalité
donne la vie ».

cinématographique 8 7 », il accomplit « l'acte créateur


essentiel : la transforma tion d'un texte en images 8 8 »,
il « veille au rythme de la succession des scènes,
comm e au ch oix des prises de vues, il participe essen-
tiellemen t à la création artistique d u film 8 9 Mieux : ».

84 . Paris, 20 janvier 1971, déjà cité.


85 . Brecht, op. cit., p. 205-206.
86 . Cour de cassation allemande, précité.
87 . Becquet, Le Droit d'auteur en m atière de ciném a, 194 7, n° 49.
88. Lyon-Caen, Lavigne, Traité du cinéma , LGDJ, 1956.
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89 . Paris, 14 juin 1950, Dalloz, 195 1, p. 9.


 

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68 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

il « crée le m ouvem ent et les im ages q ui sont l'essence


même de l'art cinématographique" ».
Et, en même temps que le producteur n'est plus
l'au teur artistiqu e, l'essence du cinéma , dans un ren-
versement impressionnant, est analysée comme re-
production » idéologique du réel.

1. De l'idéologie comme sujet de droit

Ici m ême, l'idéologie vient au secours de la produ c-


tion : la caméra reproduit la structure du sujet, et
l'effet de cette reproduction est de renverser l'idéolo-
gie du sujet en su jet de l'idéologie.
Je n'exagère pas. « L'appareil cinématographique
est un appareil purement idéologique. Il produit un
code perspectif directement hérité, construit sur le
m odèle de la perspective scientifiqu e du Q uattrocen-
to ". » On ne peut parler de cinéma « avant d'avoir
déconstruit la prod uction idéologique de l'appareil (la
caméra) qu i, de par sa structure, est dans l'impossibi-
lité d'entretenir aucu n rap port objectif avec le rée1 9 2 ».
« Ainsi
cette le cinéma
fatalité est-ilction
de la reprodu obéré
nond'emblée [...]d par
d es choses ans
leur réalité concrète, mais telle que réfractée par
l'idéologie [...] ; l'idéologie se représente ainsi elle-
même par le cinéma. Elle se montre, se parle, s'en-
seigne dans cette représentation d'elle-même". »
M. Pleynet, « rectifiant » sa position, ajoute : « Les
questions posées par le code perspectif de la "cam éra
m onoculaire" nous fournissaient un e preu ve décisive
de la complicité fonda mentale existant entre le dispo-
sitif de base du cinéma et un aspect important de
l'idéologie bourgeoise (le centrement métaphysique,
sur le Sujet) [...]. Dire que la caméra est un appareil

9 0 . Paris, 13 mai 1964, juris-classeur périodique, 1964, part.,


13 932 ; Cour de cassation, Chambre civile, I", 22 nov. 1966, Dal-
loz, 1967 , p. 485.
9 1 . Pleynet, « Le Point aveugle s, Cinéthique, n° 3.
92. Ibid.
9 3 . Comolli, Narboni, in Cahiers du cinéma , n° 216 .
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 58/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 69

idéologique ne signifie pas qu'il lui est reconnu une


essence idéologique (ni qu'on la confonde avec un
appareil idéologique d'État !), cela signifie qu'à titre
d'appareil voué à une représentation de l'espace
elle est une partie de la base matérielle d'une pra-
tique idéologique : les pratiques cinématogra-
ph iques [...] 9 4 .   »

Au tremen t dit, on assiste à un retour de la Caméra/


Sujet ; ce n'est plus le sujet qui est absorbé par la
m ach ine, c'est la m ach ine qui est faite sujet. Elle est
devenue le lieu m ême de la création, elle est devenue,
en soi, créatrice. La ma chine/su jet ne peu t que repro-
duire le sujet, puisqu'elle le « tient » dans un espace
qui « redouble la clôture hégélienne [...] (sic) 9 5 ».

de façon latente, M. Pleynet


Ce qui est
l'exprime — en question,
pour u ne fois — san s am biguïté. Le code
perspectif hu m aniste étant « ga ranti institutionnelle-
ment » par les AIE (de classe), si une classe peut se
servir provisoirement d e ce type de rep résentation qui
« sert fondam entaleme nt un e au tre classe [...] l'enjeu
de la lutte des classes sur ce point ne concerne pas
tant d'abord la représentation que les appareils d'Etat
qui la garantissent com m e seule valable, et hors de s-
quels elle n'existe pas 9 6 ».

En d'autres termes, l'idéologie bourgeoise sanc-


tionnerait la caméra, en tant qu'appareil, puisque la
caméra reproduit son essence même ! Et, si l'on
tourne un film sur une grève ouvrière, cette grève,
dans la m esure où elle serait reprodu ite dans le « code
perspectif hum aniste », dans la mesure où elle redou-
blerait la « clôture h égélienne », serait garantie par les
app areils idéologiques d'État, sauf si elle a pour objet
de critiquer ces mêm es appa reils d'État ! Com m ent ?
O n l'ignore.
Ce charabia prétentieux et pseudoscientifique qui
ose se réclamer du marxisme révèle un symptôme :

9 4 . M. Pleynet, in Cinéthique, n° 9-10, p. 55 sq.


9 5 . Comolli, in Cahiers du cinéma, n° 211 .
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 59/185

9 6 . M. Pleynet, art. cit.


 

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70 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

l'impérialisme du sujet chez ceux-là mêmes qui pré-


tendent le liquider, au nom du marxisme. C'est la
reprise idéologique du marxisme qui est ici en qu estion.
M ais, ce qui se joue est plus grave : l'élimination de
la lutte des classes sur le terrain de l'idéologie, l'impossibi-
lité « mécanique » de la prise de conscience. Puisque
l'idéologie (le sujet) imprime aux lois de l'optique sa
nécessaire reproduction, le capital est absous dans la
fatalité de son procès.
Le fatalisme idéologique est la dernière mouture
esthétique ; il présente cet avantage politique : l'élimi-
nation « de na ture » de la lutte politique.
Ce que reproduit la m achine, ce n'est plus l'idéolo-
gie ; c'est bien plutôt l'idéologie qui produit la
machine. Ainsi, l'idéologie devient, elle, le sujet, et
le réel, le prédicat : elle a accompli ce tour de force
« esthétique » d'apparaître comm e le sujet créateur du
film.

2. Histoire et création

Notre sujet a effectué toutes les figures, a pris


toutes les poses. Il lui reste à devenir « propriétaire »
de l'événem ent, à se sur-approprier l'histoire.
La gageure est là, très exactement, et elle tient dans
cette contradiction : les « faits », pour d evenir la p ro-
priété d'un auteur, doivent être « créés » par lui. Or,
comment peut-on « créer » ou « produire » quelque
chose qui se déroule vraiment ? Si cela ne fait pas
problème p our le film « artistiqu e », cela fait problème
pour le tournage » en direct.
<4

Le chassé-croisé juridique va être prodigieux. Car


si « la création visuelle doit, en reflétant la person na-
lité de son au teur, par le choix et la comp osition des
images, exprimer dans son déroulement sa pensée
originale 9 7 », on va opposer la création (l'esprit) au
« hasard historique » (la m atière). On va pou rchasser

97. Gaudel-Gruyer, « La Réalité, source spécifique de la créa-


tion télévisuelle », Revue internationale du droit d'auteur, avril 19 7 0.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 60/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 71

la réalité dan s ses recoins les plus cach és. On va d ire :

il y a la réalité
lorsqu'il et il y aau
se transporte le coeur
« coeurm»ême
de la
de réalité. « C'est
la réalité que
l'art télévisuel s'épanou it dans un dom aine qu 'il est le
seul à p ouvoir parfaitemen t explorer 9 8 .  » On va dire :
montrer la réalité telle qu'elle est, c'est encore la
<
4créer ». Un tribunal en fait l'expérience amère et
ingénue. Ayant à juger si une émission de télévision
pou vait être légalemen t protégée par la législation sur
les droits d'auteur, il s'exprim e en ces term es. « Il suf-
fit, dit-il, d'assister à quelqu es scènes de m ontagnes,
prises dans des paysages suggestifs et bien choisis, où
on voit des paysans dans leur chalet ou encore au
marché de fromages échangeant ceux-ci contre de
l'argent avec un courtier typique, bien vivant et pris
sur le vif, etc., pour être convaincu qu'il s'agit bien
d'une création 9 9  
. out ce dont on est convaincu »
» <
4

c'est que cela a l'air vrai !


M ais je voudrais donner un exem ple plus étonnant
encore de la pratique juridique. Cet exemple va me

perm
sur ceettre
q ui d'articuler
sem blerait leêtre
concept de su
le m oins r-app ropriation
susceptible d'ap-
propriation privée : l'histoire.
Le problème concret s'est posé en ces termes : un
cinéaste am ateur avait tourné, par hasard, l'assassinat
de Kenned y, film de 4 80 images en 8 m m qu'il s'était
empressé de vendre à l'éditeur de Life Magazine.
Ultérieurement, un livre fut écrit sur cet événement
(Six Seconds in Dallas par Josuah Thompson), qui
reproduisait illicitement 22 images du film. Un pro-
cès fut engagé, et Th omp son soutint pour sa défense
trois ordres d 'argum ents : 1 . Il s'agissait d'un événe-
ment d'actualité ; 2. sur lequel aucune création ne
s'était effectuée ; 3. et qui ne pouvait être approprié

98. Ibid.
9 9 . Tribunal de grande instance, 28 avril 1971, Revue internatio-
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 61/185

nale du droit d'auteur, juill. 1971, p. 95.


 

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72 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

en tant que tel sous peine de créer u ne véritable « ofi-


gopolie » de l'informa tion 1°°.
Si l'on résume cette argumentation, on peut dire
que l'événement, dans la mesure où, d'une part, il
faisait partie du domaine public, et où, d'autre part,
il était re-produit tel quel, ne pouvait être approprié
puisque le sujet n'avait fait qu'en suivre le cours
objectif.
O r, le juge W yatt a rejeté cette défense en utilisant
une structure du réel qui distingue le fond et la forme.
S'il est vrai, observe-t-il, qu'« un événement d'actua-
lité ne pe ut être protégé par le droit d'auteur », il n'en
reste pas moins que « Life ne revendiquait aucun droit
d'auteur sur l'élément d'actualité de l'événement,
mais uniquem ent sur la forme particulière de l'enregis-
trement ». Quant à l'accusation d'oligopolie, il se
contente de remarqu er que Life ne revendique a ucun
droit d'auteur su r les événem ents de D allas, mais sur
la forme p articulière d'expression m atérialisée pa r le
film . « S'il s'agit là d 'oligopolie, celle-ci est sp écifiqu e-
m ent conférée pa r la loi sur le droit d'au teur, et toute
réclamation à ce sujet doit être présentée au
Congrès. » Et sur la créativité, il fait valoir qu e chaqu e
ph otograph ie reflète « l'influen ce person nelle de l'au -
teur, et qu'il n'en existe jamais qui soient identi-
ques 1 ° 1 ».

100. Aff. Tim es incorporated. Cité par B. Ringer, Évolution de la


jurisprudencedu
internationale aux États-Unis
droit d'auteur,en matière
janv. 19 71de
. droit d'auteur », Revue
1 0 1 . Il est intéressant de rapprocher cette décision d'une autre
décision rendue par la division d'appel de la Cour suprême de New
York, et portant sur l'utilisation de la langue. Isolé de son sujet,
quel que puisse être celui-ci, un titre ou un nom, composé de mots
ordinaires, ne peut devenir la propriété de qui que ce soit. Dissocié
de l'oeuvre, ce titre ou ce nom ne constitue que de simples mots,
et tous les mots de notre langue appartiennent au domaine public
(in the public domain) ; quiconque parle ou écrit a le droit naturel
(inherent rights) d'utiliser tous les mots que comporte la langue
anglaise, ainsi que toutes les combinaisons qu'elle permet pour p eu
que cette utilisation soit légitime. « (O'Hara c.IGardner Advertising.)
La langue elle-même apparaît structurée sur la propriété privée.
L'interrogation linguistique devrait prendre acte de la dimension
juridique de la langue, de son effectivité sociale. Nous nous
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 62/185
 

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 73

La dialectique du juge américain est étonnante.

L'histoire
abstraite est le fond,
de toute le domaine
propriété, public, l'expression
et l'auteur lui donne
forme, c'est-à-dire qu'il donne la forme de la pro-
priété privée à un fond considéré comme propriété
privée.
La sur-appropriation du réel se constitue par le
simple enregistrement du réel. On ne saurait aller
plus loin 102.
J'ai « mobilisé » les contradictions « au sein des
choses et de s événeme nts » et j'ai ma intenu « les évé-
nem ents eux-m êmes en m ouvement pendant toute la
durée des recherches 1 0 3 ». L'idéologie du sujet, je l'ai
prise au mot, pour en signer la faillite ; mais c'est une
cette faillite
faillite
même qui « ambiguë ». JeCa
la fait vivre. veux
r le dire que
sujet, c'est
loin d e craindre la
contradiction, en fait son pain quotidien. En retour-
nant contre le sujet ses propres armes, il faut savoir
que ces arm es périront avec lui.

proposons d'approfondir cette donnée dans des travaux ultérieurs.


Le problème
s'agit s'est
à la fois de aussi posé de l'appropriation
faits appartenant à tous, et de
quil'information.
pourtant sontIl
la e propriété » des agences de presse. La jurisprudence a décidé,
subtilement, que l'appropriation pouvait être effective avant la
divulgation, m ais qu 'après cette divulgation e chacun a le droit d'en
tirer profit ». (Req., 8 août 1861, Dalloz, 1862, I" part., p. 136 ;
Tribunal de grande instance, 17 déc. 1968, Revue interna tionale du
droit d'auteur, 1970, p. 91.)
102. Pour la (■ petite » histoire, j'ajoute que ce même juge a
refusé de sanctionner le vol de ces photographies car il n'avait pas
été commis de mauvaise foi, compte tenu e de l'intérêt qu'avait le
public de disposer des plus grandes quantités de renseignements
possibles sur l'assassinat », et surtout du fait qu'il n'était pas un
concurrent sérieux car il n'avait affecté en rien la diffusion
commerciale de l'oeuvre protégée. Ah ! qu'en termes galants ces
choses-là sont dites !
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 63/185

1 0 3 . Brecht, op. cit., p. 220.


 

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CHAPITRE IV

LA FORME MARCHANDE DU SUJET

J'en ai fini du sujet créateur, et je peux avancer à


présent ce qu i perme ttra de clore le procès de la créa-
tion, ou, plus préciséme nt, ce qu i achèvera la d ialec-
tique du réel juridique. Le sujet qui reproduit va
produire son propre concurrent : le sujet qui est repro-
duit. Disons, pour simplifier, que le droit du photo-
graphe sur sa photo produit le droit du photographié sur
f son image.

direQua ndplement
sim je dis qu
qu'ile fau t clore
l'hom m e, alors
dans le
sa procès, je veux
description de
l'h om m e, ne rencontre plus qu'une essen ce privative
qui le renvoie à lui-même, que la propriété privée du
ph otograph e ne rencontre plus q ue la p ropriété privée
du photographié ; je veux dire que, dans ce réel pré-
constitué en prop riété privée, la prop riété privée s'est
incorporée « dans l'homme lui-même ». Je veux dire
encore qu e la reprod uction du réel re-produ it la pro-
priété privée comme « essence » de l'homme, et que
l'objectivité historique de la propriété est radicale-
ment supp rimée.
La juridicité du réel s'accomp lit comm e produ ction
du réel dans la détermination de la propriété elle-
même.
J'ai dit que le procès créateur est le procès de la
propriété privée elle-mêm e. Je voud rais préciser plus
avant. Ce procès ne devient total qu'en produisant sa
concurrence. Je dirais plus : cette concurrence est la
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 75

condition même de son mouvement ; ce qui fait qu'il


se clôt lui-même. Et si on étudie le mouvement du
mouvement, il s'agit d'un mouvement qui se veut
immobile, qui tourne sur lui-même. Autrement dit,
le concurrent du sujet de droit reproducteur est le
sujet de droit reproduit, une décomposition mar-
chande de la catégorie du sujet de droit, ou, si l'on pré-
fère, une décomposition marchande de l'essence »
de
du itl'hom m e. La
la forme form e m
m archan dearchand
d u su jete de
de droit
la création pro-
et récipro-
quement.
Notre premier moment décrivait la forme mar-
chande de la création. C'est le concept de sur-appro-
priation du réel qui en a rendu compte. Il désignait
cette vocation juridique du réel à pouvoir être sur-
décomposé en propriété privée. Notre deuxième
m oment — celui auq uel j'arrive m aintenant — signi-
fie le mode de la réappropriation du réel par le sujet de
droit, le moment de la reprise par le sujet de droit de
son « essence » de propriétaire. Ce d euxième m oment,
c'est la postulation d'un réel toujours-déjà privé, i.e.
le réel qui désigne l'hom m e com m e propriétaire de sa
production.
Ce moment exige son concept : nous avançons
celui de Forme Sujet de Droit.
Par là, je continue le travail ébauché par Pasuka-
nis : J'affirme seulement, disait-il, que la propriété
ne devient le fondement de la forme juridique qu'en
tant qu e libre disposition des biens su r le m arché. La
catégorie de sujet sert alors précisément d'expression
générale à cette liberté'. »
Je dois préciser mon propos. Ce que je veux
dém ontrer, c'est que le sujet de droit, en sa structure
m êm e, est constitué su r le concept de libre propriété
de soi-mêm e ; c'est que cette Forme , qui est la forme-
marchand e de la personne — le contenu concret de
l'interpellation idéologique d e la personne en sujet de
droit —, présente ce caractère tout à fait extraordi-
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 65/185

1. Pasuka nis, op. cit., p. 100 .


 

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76 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

p aire
de produire en soi, en sa Forme même, le
rapport de la personne à elle-même, le rapport du
sujet qui se prend lui-même comme objet. Ce carac-
tère tout à fait étonnant désigne le rapport juridique
de soi à soi ; il désigne que l'hom me investit sa propre
volonté dans l'objet qu'il se constitue, qu'il est à lui-
même u n produit des rapports sociaux. Ce que je vais
donc décrire en définitive, c'est la nécessité pour la

personne h um
c'est-à-dire en aine de prendre
dernière la de
instance Forme Sujet
prend de Forme
re la Droit,
générale de la marchandise 2.
Je m'occuperai, en juriste, des conditions juri-
diques de cette Forme, et je m'occuperai encore des
contradictions qui s'y développ ent.
Car, si le discours du sujet de droit sur l'histoire
telle qu'elle a pu se u produire » — et j'entends par
là les conditions juridique s du d iscours historique —
s'avoue comm e le discours même d u procès de la pro-
priété privée, il se dép loie d ans la contradiction la plus
cruciale. En une seule proposition, je pourrais dire
que, dans le même temps que l'homme est proprié-

taire de son
dépasse histoire, l'histoire
la propriété privée. Lade pratique
l'homme juridique
achève et
enregistre la contrad iction. On verra com m ent elle la
résout.

Section I. — La forme sujet de droit

La F orm e sujet de droit est aporétique, c'est-à-dire


qu'elle pose u n problèm e qu 'elle ne p eut résoudre. Si

2. La forme marchande e est devenue la forme générale des pro-


duits du travail où, par conséquent, le rapport des hommes entre
eux, comme producteurs et échangistes de marchandises, est
devenu le rapport social dominant e (Le Capital, L. I, t. I, p. 73).
Marx précise en ces terme s 4( ce qui caractérise l'époqu e capitaliste,
c'est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-
même la forme d'une marchandise qui lui appartient [...], d'autre
part, ce n'est qu'à partir de ce moment que la forme marchandise
des produits devient la forme sociale dominante. » (Ibid., p. 173,
note 1.)
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 77

l'hom me est à lui-mêm e son prop re capital, la circula-


tion de ce cap ital suppose q u'il puisse en disposer au
nom (et au prix) de lui-mêm e, c'est-à-dire au nom du
capital m ême q ui le constitue. On p eut résum er cette
aporie : l'homme doit être tout à la fois sujet et objet
de droit. Le sujet doit se réaliser dans l'objet, et l'objet
dans le sujet. La structure de la forme sujet de droit
s'analyse alors comme la décomposition marchande de
l'homme en sujet/attributs. Je vais m'en expliquer.
L'homme étant reconnu « comme l'essence » de la
propriété 3 ,  toute production de l'homme est la pro-
duction d'un propriétaire : mieux, d'une propriété
qui fructifie et produit la rente et le profit. La mise
en valeur de lui-mêm e constitue son cap ital ; non pas
un vulgaire capital-argent, mais un capital digne de
l'essence hu ma ine : un capital « moral ».
On ne discute même plus, en droit, que toute
expression de la personnalité — vie privée ou image
de soi-même — « appartient au patrimoine moral de
toute personne physique, et constitue le prolonge-
ment moral de sa personne 4 ». On ne discute pas plus
que « le photographié possède, sur son image et sur
l'usage qui en est fait, un droit de propriété absolu
dont nul ne peut disposer sans son consentem ent 5 ».
On ne discute pas, en définitive, ce fait fondam ental :
que le sujet est propriétaire de lui-même, et que si on lui
« vole » son reflet ou sa « vie », on lui vole une partie
de lui-même dont on lui doit réparation. En fait, le
droit vous dit la ch ose suivan te : le sujet n'existe qu'à
titre de représentant de la marchandise qu'il possède,
c'est-à-dire à titre de représentant de lui-même en
tant que m archandise 6.

3 . K. Marx, Manuscrits de 1844, Éd. Sociales, p. 80.


. Paris,est
La4formule
6 juill. 1965, Gazette du Palais, 1966, I" part., p. 39.
inlassablement répétée.
5 . Tribunal de commerce, Seine, 26 févr. 1963, Dalloz, 196 3 ,
« Sommaire », p. 85.
6 . « Il faut affirmer [...] que le patrimoine est le contenant de
tous les droits pécuniaires ou non pécuniaires qui viennent se
fondre en lui ; leur influence réciproque est trop grande pour qu'on
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 67/185

puisse en dissocier certains éléments. » (Mazeaud, de Juglard,


 

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78 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Par la constitution d'un patrimoine moral où


l'homme est à lui-même son propre objet, l'histoire
du sujet définit son terrain : un « véritable Eden des
droits naturels de l'homme et du citoyen », le lieu
d'une véritable circulation de marchandises.
« Pour mettre ces choses en rapport les unes avec
les autres, leurs gardiens doivent eux-mêmes se
me ttre en rap port entre eux à titre de p ersonnes dont
la volonté
sorte que lahabite dans
volonté deces
l'unchoses mêmes,
est aussi de telle
la volonté de
l'autre et que chacun s'approprie la marchandise
étrangère en aband onnant la sienne, au m oyen d'un
acte volontaire commun. Ils doivent donc se recon-
naître réciproquem ent com m e propriétaires privés 8 .   »

Là est la gageu re, une fois de plus. Le sujet de droit


doit se mettre en rapport avec lui-même : il doit se
vendre en son « for intérieur », qui est aussi son propre
marché. Il doit être à la fois marchand et marchan-
dise, sur la foire d'emp oigne de la liberté. En u n m ot,
le sujet doit pouvoir porter sur le marché ses attributs.
Le capital/sujet est ainsi constitué par les « attri-

buts
droit »existence
de sa personnalité, i. e.nom
sociale : son ce qui
, sondonne
droit au sujetson
moral, de
h onneu r, son imag e, sa vie privée... et dans le mêm e
moment où ce capital est formé il produit les conditions
de sa circulation. La personne hu ma ine est propriétaire
d'elle-même et donc de ses attributs. Aussi, lorsque
l'un de ces attributs lui est arraché sans son consente-
ment, lorsqu'un tiers s'en empare comme objet,

Leçons de droit civil, 4' éd., 1970, t. I, n° 622.) Et ces auteurs ont
cette phrase magnifique : s Le droit français répare le dommage
moral, et cette réparation, dans presque tous les cas, est ordonnée
en argent ; comment concevrait-on qu'une valeur pécuniaire soit
ainsi introduite, à titre de réparation, dans le patrimoine, si elle ne
venait y remplacer une autre valeur, pécuniaire ou morale, qui a
disparu [...] » ! (Ibid.) C'est génial, mais honnête ! En effet : si le
dommage moral est réparable en argent, cela veut bien dire que la
perte morale est une perte d'argent tout autant qu'une perte d'ar-
gent est une perte morale !
7 . Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 178.
8. Ibid., p. 95 .
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 79

le sujet se découvre dépossédé d e l'utilisation q ui est

faite
Et de
s'il lui-m
a été êm e : il», ac'est
« volé été qu
« volé ». libre d e lui-mêm e,
'il est
sa liberté lui permettant tout à la fois d'aliéner ses
attributs et de les revendiquer.
M ais je voudrais préciser ici le concept. Il ne p rend
son efficace réelle qu'en mettant aussi en circulation
marchande la liberté de l'homme. Et il faut introduire
l'exigence idéologique qui double et clôt la forme
sujet de droit : le sujet est à lui-même objet de droit
tout en dem eurant « libre » de soi-mêm e. La liberté se
prouve par l'aliénation de soi, et l'aliénation de soi
par la liberté. Je veux dire par là que l'exigence idéo-
logique de la liberté de l'homme se déploie dans la
structure du sujet de droit constitué en objet de droit,
ou en core, se déploie dan s l'essence de l'hom m e « qui
est lui-même placé dans la détermination de la pro-
priété 9 ». C'est précisément parce que la propriété
app araît dans le droit comm e essence de l'homme que
l'homme, objet de contrat, va prendre la forme juri-
dique du contrat lui-même qu'il est censé produire
librement I °. En d'autres termes, l'homme, en se
patrimonialisant, en se d onnan t sous la forme sujet/
attributs, loin de se dire esclave de sa patrimoniali-
sation, y trouve sa véritable liberté juridique : sa
capacité. Et je dirai mieux : l'homme n'est véritable-
ment libre que dans son activité de vendeur : sa
liberté, c'est se vendre, et se vendre réalise sa
liberté 11.

9 . Marx, Ma nuscrits de 1844, op. cit., p. 80.


1 0 . « L'acheteur et le vendeur passent contrat ensemble en qua-
lité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Ce contrat
est le libre produit dans lequel leur volonté se donne une expres-
sion juridique commune. » (K. Marx, Le Capital, op. cit., liv. I,
p. 178-179.)
1 1 . Le produit de la reproduction est la marchandise douée de
conscience de soi et d'activité propre [...] la marchandise humaine
[...]. » (Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 72.) On peut rappro-
cher la pensée juridique de ce que dit Ma rx du comm unisme prim i-
tif qui, en tant qu'achèvement réalisé de la propriété privée (dans
la mesure de la généralisation de la propriété privée) en « niant
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 69/185

partout la personnalité de l'homme, n'est précisément que l'expres-


 

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80 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

La liberté s'articule sur la volonté (consentemen t). Je


m'explique. Si l'on me « vole » mon reflet ou ma vie
privée, on ne fait rien d'autre que me « voler » mon
consentement à divulguer mon reflet ou ma vie pri-
vée. On m'a volé ma volonté de vouloir me vendre,
ou, ce qui revient au même, mon consentement à
vouloir me vend re. Cette articulation est cru ciale : le
rapport sujet/attributs est subsumé juridiquement
sous ulen concept
dans de volonté.
langage abstrait Le aniste,
et hum droit peut
que dire alors,
le sujet de
droit est un sujet qui veut 12.
Et le concept se boucle : la liberté étant faite
volonté — d e divulguer ou non m a vie privée ou m on
image —, et cette volonté n'étant rien de plus que
celle de contracter sur et avec moi-même —, je dois,
dans mes relations avec autrui, apparaître propriétaire
de m oi-mêm e. Si je ne l'étais pas, je serais pour autrui
incapable, seulement objet de droit, de la même
façon que je ne saurais m'en rendre propriétaire. « Il
faut que le propriétaire de la force de travail ne la
vende jamais que pour un temps déterminé, car s'il

la vendeten
même debloc une
libre fois
qu'il pour
était se toutes, il se vend
fait esclave, lui-
de mar-
chand ma rchandise 1 3 .  »

Je reviens un instant sur ce point : ma capacité


réside dans ma liberté de me produire comme objet
de droit. L'incapable — l'esclave — est un objet de
droit. Le su jet de droit perme t cette étonnan te révéla-
tion : la production juridique de la liberté est la pro-
duction de soi-même comme esclave. Le sujet de droit
s'aliène dans sa p ropre liberté. Et je voudrais ajouter
qu e la forme su jet réalise, en son con cept, les « deu x
formes absurdes du lien social » dont parle Pasukanis,

sion conséquente de la propriété privée qui est cette négation ».


(Ibid., p. 85.)
1 2. « La volonté est l'élément actif du droit subjectif. » (Martin,
« Le Secret de la vie privée », R evue trim estrielle de droit civil, 1959,
n° 10.) s L'atteinte à la vie privée ne peut être justifiée que par le
consentement de la victime. » (Badinter, « Le Droit au respect de
la vie privée juris-classeur périodique, 19 68 , I" part., 2 13 6, n° 16 .)
1 3 . Marx, Le Capital, op. cit., p . 171 .
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 70/185
 

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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 81

qui se présentent simu ltaném ent, u d 'un côté comm e


valeur marchande, et de l'autre comme capacité de
l'homme d'être sujet du droit 1 4 «. Le sujet de droit
réalise l'interpellation idéologique du droit, dans sa
form e m ême de sujet de droit.
J'en termine : le libre échange de propriété de soi
postule une reproduction de la liberté de soi, et un
achat libre de cette production ' 5 .  C'est ainsi que la
liberté
de ne trouvedeson
la capacité effectivité
l'aliéner, juridiqu
capacité e qu
qui 'au regard
repose elle-
mêm e sur la liberté. Un rem arquable jugement a p osé
la relation fondamentale volonté-liberté. Un tribunal
a estimé en effet qu 'on ne sau rait faire dériver l'inter-
diction du droit à l'image <■ soit du d roit de propriété
que ch acun p ossède sur sa personne, soit de la notion
de liberté individuelle ou humaine [...] ; qu'on ne
peut en cette matière invoquer un droit de propriété
dan s les termes de l'article 5 4 4 du C ode civil, la per-
sonne n'étant pas dans le commerce et ne pouvant
faire l'objet d'un droit réel. On ne saurait davantage
s'appuyer sur la notion de liberté individuelle ou
humaine, qui
recte de la n'estidée
même en définitive que l'expression
de propriété, cor-
ne tendant qu'à
affirmer effectivement que l'individu est maître de
son corps et de son im age 1 6 ».

En dernière analyse, la form e sujet, dan s sa consti-


tution sujet-objet (de soi), renvoie à un m ode d e pro-
duction qui détermine la forme même d'un sujet qui
peut se vendre, et dont la liberté ne se proMi4a
dans Tàdétermination de la propriété. Cette analyse

1 4 . Pasukanis, op. cit., p. 103 .


1 5 . Hegel : Par l'aliénation de tout mon temps de travail et de
a

la totalité de ma production, je rendrais un autre propriétaire de


ce qu'il y a de substantiel, de toute mon activité et réalité, de ma

personnalité. (Principes
juridique, qui »n'a de la philosophie
certainement lu ni Marxdunidroit,
Hegel,§ 67.) Un auteur
retrouve spon-
tanément le même rapport : u [...] abandonner pour toujours sa vie
privée [...] serait aussi contraire à la liberté de l'individu que de
céder à vie son travail. » (Badinter, Le Droit au respect de la vie
privée, op. cit.)
1 6 . Tribunal civil, Yvetot, 2 mars 1932, Gazette du Pa lais, 1932,
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 71/185

I" part., p. 855.


 

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82 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

théorique du sujet de droit permet la description


concrète et achevée du réel : il est à la fois création
d'un sujet et vécu p ar un sujet.

Section II. — La croisade des chevaliers


du droit ou l'histoire d'une doctrine juridique

Il est temps
pénétrer ensemdble
e « faire
dansunlespeu de droit
arcanes ». Nousdire
— j'allais allons
les
entrailles — de la doctrine. Je voudrais vous montrer
comm ent on raisonne dans la « théorie pure du droit »,
ou plutôt comm ent on ne raisonne pas en cet espace uni-
versitaire qui est aussi l'espace politique d'un certain
savoir. Et vous verrez alors se déployer l'extraordinaire
subtilité « inefficace » de s juristes, qui prennen t leurs
raisonnem ents... pour de l'argent comptant !
Ce q ue d it la doctrine définit ce qu 'est la doctrine :
l'appendice professoral du capital. Il faut opérer ce
corps malade d e sa propre indigence.
La doctrine, en justifiant le sujet de droit, défend

son bifteck.
nourrit Il n'importe
de son qu'il
cadavre. Ce soit faisandé
qu'elle : elle
veut, c'est se
légiti-
mer un sujet qui soit tout à la fois libre de son âme
et de son corps, qui puisse vendre son corps en
conservant son âme. On a compris sans peine que
c'est aussi d'elle-même qu'il s'agit.
Nous retrouvons en bonne place notre Du Gues-
clin du D roit, notre « sociologu e sans rigueur », notre
chevalier Carbonnier, sans peur et sans reproche, qui
a revêtu l'armure étincelante de la dogmatique. Le
Ch evalier écrit, sans sourciller et sans céder un pou ce
de terrain, que notre Droit a repoussé depuis long-
temp s l'idée que l'être hum ain fût propriétaire de son

 
corps,
absurdeparce qu el'objet
entre cette idée
et leimp liqu de
sujet ait droit
une confusion
17 . ette
rigueur dans la non-rigueur aurait de quoi surprendre

17. Note sous Tribunal correctionnel, Grasse, 8 févr. 1950, Dal-


loz, 195 0, p. 71 2.
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 83

un soldat m oins aguerri que notre Du Gu esclin. Si je


ne suis pas propriétaire de mes « attributs », comment
puis-je les mettre dans le commerce ? Du Guesclin
n'en a cure ! Soyons honnête. Il n'en avait cure ; il
a découvert, depuis, sur les champs de bataille, en
pou rfendant l'ennem i, qu e le droit subjectif est dans
nos viscères.
U n au tre chevalier est entré dans la lice. Il a avoué
cette grave formule : « Même dans le droit de pro-
priété "dématérialisé", la valeur sur laquelle il porte
est patrimoniale et extérieure au sujet, alors que la
défense de la personnalité concerne des "valeurs
humaines", qui ne sont pas distinctes du sujet de
droit 1 8 .  » La con troverse est sérieuse, et je vais essayer
de débrouiller ce charabia. Que nous dit-on ? Il y a
deux types de valeurs. La valeur patrimoniale, la
valeur humaine. Ce qu'on ne nous dit pas, c'est que
les « valeurs hu ma ines » se vendent. Autrement dit, on
a divisé les valeurs en « humaines » et « patrimonia-
les », et de cette division moralisatrice on en a « dé-
duit » que l'âm e ne se vend p as.
Car, pour nos soldats, l'âme est le dernier lieu où
l'on cause.
C'est ce qu'a découvert dernièrem ent un juriste qui
« fait de la philosophie ». Dans une envolée lyrique,
notre philosophe retrace en quinze lignes l'idée de
Personne, de Platon à... E. Mounier. Je vous lis les

dernières lignes
tendances : « Lindividualistes,
d'abord e libéralism e lui-mêm e, avec fait
a beaucoup ses
pour mettre en valeur l'idée de Personne. » Tenez-
vous bien : « Cette notion pose de grands problèmes
philosophiques. » Voyez ses références : Huisman et
Vergez, Métaphysique (F. Nathan, p. 130-136). Je
continue : « Cependant, le personnalisme, dont le
véritable fondateur est E. Mounier, synthétisant
toutes les idées émises [pas plus I], voit dans la per-
sonne une liberté engagée dan s le monde et parmi les

18. Nerson, Revue trimestrielle de droit civil, janv.-mars 1971,


http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 73/185

p. 119 .
 

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84 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

autres hom m es, pour incarner des valeurs éternelles


dans des situations p articulières 1 9 », etc ! Et tout ce
délire de classe terminale pour déboucher sur cette
géniale « dédu ction » idéologique : ignorer la « sphère
intime » de la vie privée, « c'est rendre inutiles, hum ai-
nem ent parlant, les droits dits du patrimoine 2 0 ». On
retrouve la vieille antienne, d'autant meilleure qu'elle
est plus rem âch ée : prolétaires de tous les pays, votre
exploitation prouve que vous avez une âme. Et cette
âm e, tout le mond e sait qu'elle est « un absolu d evant
lequel tout doit s'incliner 2 '  ». Le reste est vulgarité,
car, d'une façon ou d'une autre, cela « touche par
quelque côté à la matière 2 2 ». Et notre vicarius dei
ajoute cette formule heu reuse : « Substituer à u ne réu-
nion de personnes spirituellement libres un amalgame
d'individu s sans contraintes, qu'est-ce, en effet, sinon
remp lacer la société par le troupeau ? » Saint Panurge,
protégez-nous !
Il est vrai que sa int Panurge ne p erd pas com plète-
ment la tête lorsqu'il se réfère à un autre « grand juris-
te ». F. Gény, avec une âm e de ba nquier soucieux de
ne p oint mélanger les gen res, préconisait « de sub sti-
tuer la considération réfléchie des intérêts sérieux au x
suggestions trompeuses d'un sentimentalisme plein
de p érils 2 3 ».

Je term ine cette croisade. Elle ne p ouvait s'achever


qu'au S aint-Sépulcre du Droit romain. Un professeur
s'est opportunémen t remém oré le Digeste qui, comm e
chacun sait, a tout dit, et surtout a prévu ce qu'il
aurait pu dire. Dominus membrorum suorum nemo vide-
tur2 4 . Ce faisant, et passant du latin du Bas-Empire
au français de bas étage, M. Kayser nous révèle sa

1 9 . Martin, Le Secret de la vie privée », Revue trimestrielle de


droit civil, 1959, p. 231, n. 7.

20. Ibid., p. 232.


21 . Vienne, « Preuves et atteintes à la personne », juris-classeur
périodique, 1949, I" part., p. 758.
22. Ibid.
23. Des droits sur les lettres missives, t. II, n° 209.
24. Digeste, 9, 2, Ad. leg. aquil., 13, p. 2. » On ne saurait être le
maître de ses propres membres. »
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 85

pensée : on d oit résoudre la qu estion « en reconna is-

sant
d'un au p ouvoir
d roit de l'hom me sur
de la personnalité son pcorps
ayant le d'assurer
our fin caractère
la protection des intérêts moraux et matériels de
l'hom me par rapport à son corps 2 5 ». Ce qu i veut dire
en bon français : l'hom me peut se vend re, à condition
qu 'il le fasse au n om ... d'un droit de la personna lité !
La m ontagne a accouché d'une souris.
Je n'irai pas plus loin, car le lecteur doit être fatigué
de ces exhumations, et je laisserai le reste — qui est
immense — à la « critique rongeuse des souris ».
J'ajouterai simp lement deux choses.
Ces p rises de p osition qui se veulent théoriques sont
contredites par la pratique la plus vulgaire du d roit. En

effet, si on m e « vole
de la revendique r, car», on
disons, mon sans
m 'utilise image, j'aiconsen-
m on le droit
tement. Le p réjudice qu e je subis s'analyse juridique-
men t en une violation de mon consentement. Le droit
instaure ainsi un rapport nécessaire consentement/
préjudice. Car, si l'homme n'est pas propriétaire de
lui-mêm e, au nom de qu oi pourrait-il subir un p réju-
dice qui le lèse dan s sa prop re représentation de lui-
m ême ? La pratique condu it à cette analyse juridique
imparable : tous les « attributs » de la personne sont
des droits contractuellement protégés.
Q uant à la « ma uvaise conscience » de la Doctrine,
je peux la repérer da ns son discours latent, qui pose
l'adéquation « de droit naturel » de la personne
humaine et du sujet de droit. L'interpellation idéolo-
gique — toute personne est sujet de droit — en deve-
nant catégorie éternitaire — le sujet de d roit est toute
personne — plonge la doctrine dans un affreux
embarras. Car, si la Forme Sujet est bien la forme
nécessaire de l'hom m e écha ngiste et producteur, elle
est par ailleurs cette Forme dans laquelle doivent
aussi se réaliser la liberté et l'égalité. Et, pour « eu x »,
le dilemm e devient le suivant : le sujet de d roit réalise

25. e Les Droits de la personnalité. Aspects théoriques et prati-


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ques s, Revue trimestrielle de droit civil, juill.-sept. 1971, p. 461.


 

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86 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

sa liberté par la vente de lui-même. Ces professeurs


n'ont pas compris que la catégorie de sujet de droit
est un produ it de l'histoire, et qu e l'évolution du p ro-
cès capitaliste en réalise toutes les déterminations : le
sujet de droit devient son ultime produit : objet de
droit.
D e ce fait, toute science du droit leur d evient « im -
possible ». J'y reviendrai.

Section III. — Les figures du sujet de droit

La forme Sujet de Droit va produire, si je peux


dire, sa propre h istoire. Je parle, à ce m omen t mêm e,
d'une Forme Sujet qui est un produit de l'Histoire,
mais qui, dans le même temps, prétend produire sa
propre histoire.
Cette prétention est la prétention ultime de toute
idéologie : tenir un discours anthropologique, i.e.
tenir le discours de l'homme éternel en tant qu'indi-
vidu. C'est, en d'autres termes, avouer la prétention
que le procès
propre procès,de
etl'histoire n'est est
que l'histoire rienl'histoire
d'autre que son
achevée
et close de la prop riété privée.
C'est dans ce lieu privilégié de « l'autoproduction
historique » de la Forme Su jet que l'idéologie juridique
assum e son u ltime fonction. Je peu x reprendre ici ce
que j'avais déjà énoncé dans l'acte de naissance de
l'idéologie juridique : l'essence — et j'ajoute ici « histo-
rique » — de l'homme est d'être propriétaire privé de
son h istoire, et cette « essence » se redou ble : l'Histoire
est la propriété privée des su jets de droit. Je retrouve
alors cette « structure spéculaire redou blée de l'idéolo-
gie », mais je la retrouve dans sa prétention ontolo-

gique.
L'Histoire légitime l'existence du sujet, dans
l'exacte mesure où elle fait retour au Sujet. Le Sujet
est la p ropriété privée s'historicisant q ui se d istribue
dans les sujets de l'histoire. Et si je donne le contenu
concret de ce procès, je peux dire alors que dans la
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 87

mesure où le sujet de droit est propriétaire de son

histoire,
sujets del'Histoire
droit. Parest
ce nécessairement
procès mêm e, leladroit
propriété
tout àdes
la
fois sanctionne les rapports de production au sein
même de l'individu — et nous retrouvons la forme
ma rchand e du su jet — et révèle le rapport imaginaire
des individus aux rapports de production — la pro-
priété privée est « réellem ent » l'« essence h istoriqu e »
de l'hom me. M ais ce rapport imaginaire devient à son
tour efficace da ns la p ratique m ême : l'individu se vit
et agit réellement comme si la propriété privée était
son « essence historique », et les tribunaux lui « dé-
m ontrent » qu 'il a raison, puisqu 'il en a « le droit ».
Ce que je vais donc aborder m aintenant, c'est la pré-

tention h istorique
triplement, i.e. dande la trois
s les Formfigures
e Su jet.oùJej'ai
la pu
dévoilerai
la sur-
prendre. La première figure du ballet est un carrousel,
celui des cadets de Sau mu r. Il va désigner ce fait éton-
nant : l'appropriation privée d'un événement histo-
rique. La deuxième figure est plus sinistre : une da nse
de mort à Haïti. Elle désignera ce fait plus étonnant
encore : un sujet propriétaire de sa politique. La troi-
sième figure se pare d'un voile mystique p our cacher sa
nud ité. C'est la danse des voiles, mais là est sa contra-
diction m ême : si en effet, l'Hom me est propriétaire de
l'Histoire, l'histoire de l'homme réalise et dépasse la
propriété privée. O n verra a lors que le voile m ystique
dont leprécisément
n'était sujet se parait,
quepud iquement
le voile et juridiquem
de la morale. ent,
Ce sera le
dernier acte de « notre drame », l'ultime m étamorph ose
de notre Forme. Et il restera, pour clore définitivem ent
le procès, à démontrer qu 'en dernière instance, ce n'est
plus l'homm e qu i signifie la propriété, mais la propriété
qui signifie l'hom me.

I. LE CARROUSEL

L'Amicale des cadets de Saumur avait demandé


l'interdiction de la projection d'une émission de télé-
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vision consacrée au x com bats livrés pa r les officiers et


 

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88 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

les sous-officiers de l'école de cavalerie de Sau m ur. Il


fallait, disait-elle, procéder à de profonds remanie-
ments du scénario et ne pas induire le public en
erreur. Il fallait que les Français sach ent qu e cet épi-
sode avait été un « h au t fait d'arm es », et qu 'on s'était
fait tuer sur place ; que les officiers avaient été exem-
plaires, i.e. ni ph ilosophes, ni am oureux, ni pervers,
et qu'en conséquence il était inadmissible de décrire
l'un d'eux portant un coup de cravache à un jeune
élève officier, de même que de montrer ce même
élève comm e paraissant préférer son am our à son glo-
rieux uniforme ; que le commandant, enfin, était un
chef, dont on n'avait pas le droit d'altérer la figure.
Pour tout dire, la France, c'est-à-dire l'Amicale des
cadets de S aum ur, devait protéger son h istoire.
Le tribunal de Paris, qui juge « au nom du peuple
français », a donné gain de cause à l'histoire française,
revue et corrigée pa r son Am icale. Ce tribuna l a écrit,
pour notre école prima ire, un e pag e d'histoire qu i est
aussi un « h aut fait d'armes ». Je l'avais annoncé : c'est
un carrousel, où l'on ne sait si ce sont les chevaux qui
mènent les homm
« La scène es ou
du coup deles hom mes
cravache estlesinadm
chevaux.
issible et
doit être supprimée », dit le tribunal. « L'attitude du
jeune Pa trice qui, pendan t la prem ière partie du film,
tient divers propos philosophico-politiques et paraît
préférer son amou r à son uniforme, au p oint de don-
ner l'impression qu 'il est prêt à déserter, risqu erait, en
l'absence de précautions appropriées, de laisser aux
spectateurs une impression fausse et pernicieuse ;
qu'en effet, les combattants de juin 1 9 4 0 attestent la
prééminence absolue et unanime, chez tous les
cadets, de l'esprit de sacrifice, à l'exclusion de toute
futilité ou velléité d'abandon ; qu'en ce qui concerne
la figure
nage demdueurecommandant
héroïque et hade l'Ecole
utem [...], le person-
ent exemplaire, ses
difficultés physiques ou excès verbaux ne faisant que
m ettre en relief la valeu r des a ctes importan ts qu'il a
accomplis [...]. » Et le tribunal ordonne que le géné-
rique soit précédé d'un avertissement ainsi conçu :
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 89

« Le film que vous allez voir est un m élange de vérité

et de fiction.etDans
exceptionnel le cadreles
au thentique, d'un haut ont
auteurs fait introduit
d'armes
une aventure am oureuse pu rement imaginaire et créé
divers personnages dont les traits ph ysiques ou intel-
lectuels ne reproduisent pas ceux des combattants
vivants ou morts qui ont participé à l'événement. Il
en est ainsi tout particulièrement du comm anda nt de
l'École qui ne rappelle le véritable commandant que
par ce que le rôle a retenu des qualités de courage,
d'autorité, de décision, de lucidité et de compétence
dans l'art militaire, qui furent celles de l'officier de
1940 2 6 . 

La vie privée <4 attribut » du sujet trouve un e éton-


nante pratique : en
en la signifiant faire juger deprivée.
propriété l'histoire par un tribunal,
Puisque le sujet
est propriétaire de son histoire, il est, par voie de
conséquence, propriétaire de l'événement auquel il a
participé. Tel est le redoublement de la Forme Sujet :
dans la mesure où, pour le bon fonctionnement de
l'idéologie, l'Histoire est ce Sujet qui se distribue en
sujets, le mou vem ent m êm e de l'H istoire n'est que le
perpétuel <4 aller-retour » des sujets au Sujet et du
Su jet aux sujets. Allons p lus loin. Ce t « aller-retour »
spéculaire est celui-là même de l'<4 essence » de
l'homme, c'est-à-dire de la propriété privée. En
d'autres term es, ce qui fonctionne ici, c'est le mou ve-
ment de la p ropriété privée dans la sph ère de l'idéolo-
gie. Et je dirai plus : si je pose — ce que je
démontrerai ci-dessous — que l'idéologie juridique
n'est rien d'autre qu e l'éternisation de la sph ère de la
circulation, je peux déduire que le droit, en faisant
de l'histoire le lieu de la circulation de m arch and ises

26. Tribunal de grande instance, 15 juin 1970, Juris-classeur


périodique, 1970, II e part., 16 550. M. Lindon, bien que premier
avocat général près la Cour de cassation, s'est ému d'une telle
conséquence. » Alors qu'il ne s'agit pas du respect de la vie privée,
alors qu'il s'agit du caractère d'un événement historique, on peut
se demander si, en droit français, il appartient aux juges de dire ce
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qui est "choquant" et ce qui ne l'est pas [...]. »


 

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90 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

(appropriation privée des événements), la constitue


en téléologie de la propriété privée.
Ici se clôt la prem ière figure du sujet.

II. LA DANSE DE MORT

U n film tourné sur H aïti en d écrivait les conditions


de vie, et le cinéaste mettait directement en cause le
régime policier de Duvalier. Ce dernier s'offusqua de
ces attaques, et notamm ent de certaines reparties, du
genre d e : « Pap a D oc est réel et l'horreur est toujours
réelle », « Papa Doc et ses gangsters », etc. Il s'offus-
qua aussi, vertueusem ent, d'une séqu ence du film, où
l'on voyait de candides petites filles aller au cimetière,
en chantant sur u n air de cantique, la gloire du Prési-
dent, pou r assister à des exécutions capitales.
Les tribunaux furent saisis du chef de délit d'of-
fense aux ch efs d'États étrangers (art. 3 6 de la loi du
29 juillet 1881), et donnèrent raison à Duvalier, en
estimant que « les scènes précédemment relevées et
les reparties précitées mettaient en cause non seu le-
ment les actes du chef de l'État, mais encore portaient
atteinte à sa personne mêm e 2 7 ».

Le sujet de droit dévoile directement sa dimension


politique. Le sujet de l'histoire s'est directement
incarné dans la Politique, c'est-à-dire dans le chef de
l'État, c'est-à-dire dans l'État lui-même. La Cour de
cassation nous en donne la règle. « S'il est conforme
à la Constitution d'étendre l'exercice de la liberté
publique du droit de discussion à la discussion des
actes politiques du président de la Rép ublique, cette
liberté s'arrête là où commence l'offense au chef de
l'État 2 8 .  » Et cette même Cour précise cette formule
m agn ifique m ent sibylline : « L'offense adressée à l'oc-

27 . Tribunal de grande instance, 20 mars 1970, Dalloz, 1970,


p. 487.
28. Cour de cassation, Chambre criminelle, 21 déc. 1966, Bulle-
tin des arrêts de la Cour de cassation, n° 33, p. 699.
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 91

casion des a ctes politiqu es atteint nécessairem ent la


personne 2 9 .   »

La critique politique se mue en critique de la per-


sonne, et la critique de la personne en censure de la
critique politique. L'État est propriétaire de sa poli-
tique, pu isque son représentant suprêm e est proprié-
taire de sa vie privée. L'État est devenu le Sujet mêm e
de la Politique et, dans le même temps, propriétaire
privé de la Politique.
Autrement dit, l'adéquation vie privée du chef
d'État/actes politiques perm et, au nom de la violation
de la vie privée, d'évacuer la critique des actes poli-
tiques.
Telle est cette deuxième figure.

III. LA DANSE DES VOILES

Dans sa troisième figure, le sujet se pare du voile


mystique : il se subsume sous son double : le sujet
moral. Et je pose immédiatement la question : quel
est le sens idéologique de cette subsumation ? Je ne peux
ici même approfondir le débat qui, pour nous, ne
serait autre que le débat théorique et pratique des
conditions théoriques de la lutte idéologique, la
reprise de la réflexion engelsienne de l'idée d'égalité, et je
voudrais me borner à cette étude précise et circons-
tanciée du su jet moral comm e justification et dévoile-
m ent du su jet
l'utilisation de droit.e de
idéologiqu D e lafaçon pluscom
m orale serrée encore :
m e justifica-
tion du sujet de droit, la prétention universelle de
la morale au service et au secours d'une certaine fail-
lite du sujet de droit. Et il n'est pas innocent, bien
sûr, que cette aide soit apportée au sujet de droit,
dans le lieu du discours historique, en ce lieu qui
contredit son existence elle-mêm e. Par là se vérifie ce
que d isait Engels : « Les h omm es puisent, en dernière
analyse, leurs concep tions m orales dans les rapports

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29. Ibid.
 

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92 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

pratiques sur lesquels se fondent leur situation de


classe 3 °. »
On peut alors poser que le sujet de droit se sub-
sume sous le sujet moral, et, mieux encore, que le
Sujet du sujet de droit, c'est la Morale. Et je peux dire
alors que la M orale, c'est le Dieu d es juristes. Et c'est
un D ieu qu i porte aussi, dans le « ciel étoilé » kantien,
dans la moralité réalisée hégélienne, et dans l'affai-

risme
l'État. de la « haute » banque, l'autre Nom : celui de
Alors, ce que je voudrais prouver, pièces en main,
c'est ce transfert qui permet de sauver de la main
droite ce que l'on tue de la main gau che.
L'épouse de Lambrakis assigne en justice Costa-
Gavras, le réalisateur du film Z, et Vassilikos, l'auteur
du roma n d 'où le film fut tiré. Elle sou tient qu e, mise
directement en cause dans ces deux oeuvres, sa vie
privée a été violée. Tel est le lieu juridique. Il est aussi
un lieu historique : peut-on interdire, au nom d'un
droit de propriété, un discours historique ? Je vous
donne les m otifs du jugem ent du tribuna l de Pa ris, je
vous
Lesles commdu
motifs enterai ensuite.
tribunal sont de deux ordres. Dans
une première, série, il chante la mort du sujet de droit.
« La vie et la m ort de Lam brakis appartiennent à l'his-
toire politique d e la Grèce [...] ; il s'agit d'événe m ents
qui ap partiennen t désorma is à l'histoire, et dont nul
ne sa urait interdire le récit 3 1 .  »
Je traduis. L'Homme, en même temps qu'il s'ap-
partient en tant que su jet, appartient au « patrimoine
public », à l'Histoire. Cette appartenance ne se
construit plus sur le concept de propriété, mais sur
celui d'histoire objective. L'histoire n'est plus le pro-
cès de la propriété privée, i.e. le procès d'un individu
qui n'est que le représentant de sa m archand ise, mais,

3 0 . Engels, Anti-Diihring, Éd. sociales, p. 125-126.


3 1 . Tribunal de grande instance, Paris, 30 juin 1971, Dalloz,
197 1, p 678.
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 93

tout au contraire, ce procès contradictoire de la

Forme m archande
Je donne du sujet.
m a seconde série de m otifs.
« Le héros du film manifeste en réalité pour son
épouse un amour profond et durable ; son image le
suit dans ses voyages, et ses pensées vont vers elle
dans les mom ents qui précèdent sa m ort, tandis que
la femme de Lambrakis, sous les traits d'une actrice
grecque, Irène Papas, impose l'admiration et le res-
pect. »
« De toute façon, dit le tribunal, non seulement le
personnage de Z, inspiré de Lambrakis, est évoqué
avec sympathie, respect et admiration, mais sa
compagne est décrite comm e un m odèle de tendresse
et Et
de le
dignité. » nous fait cet aveu : la loi du genre
tribunal
comporte « nécessairement une part d'interprétation
subjective ».
Je vais essayer d e « saisir sur le vif » le passage du
sujet de droit à la morale, sur le terrain même où il
se produit. Le tribunal nous dit : puisque l'Homme
appartient à l'Histoire, on peut utiliser sa vie en se
passant de son consentement, ou du consentement
de ceux qui ont été mêlés à sa vie. Mais il nous dit,
dans un même mouvement : on se passe de ce
consentem ent, à condition qu e les choses soient pré-
sentées dignem ent, respectueusem ent..., sinon, tant
le livre que le film au raient pu se voir frapp és d'inter-
diction.
Autrement dit, le tribunal se réserve un droit au
nom de la m oralité.
La moralité devient source du droit, mais le droit dont
elle se prétend la source est le droit mêm e de la m ora-
lité. La Forme marchande du sujet est bicéphale : la
première tête porte un bonnet blanc, la seconde tête
un blanc bonnet. Et qu and l'une se couvre, l'autre se
découvre. L'ordre suprême du sujet est la moralité,
mais cette moralité fait retour à l'homme, constitué
en objet de droit, qu'elle sanctionne, en dernière
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instance, la Forme marchande du sujet. En même


 

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94 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

tem ps qu 'elle le nie, en ce lieu u niversel de la mora le,


elle le justifie dans sa Forme sujet. La liberté de
l'homme, posée comme produit et productrice de
l'histoire, retrouve le terrain qu'elle prétendait nous
faire oublier : celui des rap ports de p rodu ction.
« Quelle illusion colossale », s'écriait Marx, d'« être
obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les
droits de l'h om m e, la société bourgeoise mod erne, la
société de l'industrie,
des intérêts privés quide la concurrence
poursuivent universelle,
librement leurs
fins, ce régime de l'anarchie, de l'individualisme
naturel et spirituel devenu étranger à lui-mêm e 3 2 ».
Je ne peux en dire plus, sauf que cette « illusion
colossale » n'est pas une illusion pour tout le monde
et qu 'elle est nécessaire.

Nos trois figures n'en faisaient bien sûr qu'une


seule : l'histoire de l'« essence » du sujet, et cette
essence impose et réalise toute a ppréh ension d u réel.
Pour le droit, la constitution du réel est éclatée en
deux pôles, qui se répondent l'un à l'autre. D'un

côté, la sur-appropriation
priétaire permet
« par l'esprit » de la de de
matière, se l'autre
rendre côté,
pro-
cette ma tière hum aine ou naturelle possède la m ême
structure que cette sur-appropriation. Il s'agit ainsi
d'une bipolarisation d'un réel constitué en objet de
droit, et dont chaque terme est la condition de
l'autre.
Pour en terminer, et c'est une fin qui sera retour
aux sources, je voudrais vous faire assister au d ernier
avatar de notre personnage. On savait que l'homme
signifiait la propriété, on va app rendre, noir sur blanc,
qu e la propriété signifie l'hom m e, que les « attributs »
de l'homme, ses « émanations » peuvent être un
immeuble, une maison, des murs. Cela voudra dire,
concrètemen t, que non seulement l'hom m e se repré-
sente dans la ch ose, mais que la chose est, concrète-
ment, l'essence de l'homme.

32. Marx, La Sainte Famille, op. cit., p. 14 8


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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 95

IV. LA PROPRIÉTÉ MÈNE LA DANSE

Un peintre reproduit un châ teau classé monum ent


historique. Le propriétaire demande la saisie de
l'oeuvre. Le p eintre réplique que son tableau « se p ré-
sente com me sa vision person nelle ». Cela voulait dire
que sa création s'analysait comme une sur-app ropria-
tion. D ans un p rem ier tem ps, en référé, le tribunal de
Paris lui donne raison 3 3 .  Dans u n deu xième tem ps, il
révise sa position.
Vou s allez voir son argum entation.
Le propriétaire invoque tout d'abord un argument
de poids. Il dit qu'il a fait effectuer des réparations,
mieux même, qu'il a restauré son château, et que
cette restauration constitue une création. La consé-
qu ence en serait radicale : la chose, déjà investie pa r
la création, ne pourrait être re-produite, sous peine
de re-produire une création artistique. C'est la
contrefaçon. Le tribunal rejette cet argument : il n'y
a eu que réfection.
Le propriétaire invoque un second moyen qui le
fera triompher. Le château est sa propriété privée ;
il peut en user, en jouir, en « abuser ». Par voie de
conséquence, il peut le clore et en refuser l'entrée.
Qui peut le plus peut le moins, nous dit un adage
juridique . S'il peut le p lus — en refuser l'entrée — , il
peu t le m oins — assortir la visite du ch âteau de cer-

taines conditions.
Or, ces conditions existent, elles sont m atérialisées
sur le billet d'entrée. Lisons-le. On y a interdit « la
photographie de l'immeuble ainsi que les croquis et
peintures qui prendraient cet im m eub le pour sujet en
vue d e la comm ercialisation de s produits obtenus ».
Le peintre croit avoir gain de cause. Si l'on parle
de « reproductions », cela ne peut concerner « une
peinture où l'immeuble n'est qu'un sujet transformé
par l'inspiration artistique ». Et si l'on parle de

33. Tribunal de grande instance, 17 mars 1970, Revue interna-


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tionale du droit d'auteur, janv. 1971, p. 182.


 

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96 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

commercialisation, cela ne saurait s'appliquer à la


« vente d'oeuvres d'art ».
La réponse du tribunal est étonnante. Le proprié-
taire a réservé « son autorisation pour les tiers de
l'image de son château 3 4 ». Cela veut dire, en bon
français juridique, que, de m ême q u'un peintre ou un
photographe ne peuvent re-produire les traits d'une
personne san s son autorisation, de m ême ils ne peu-
vent re-produire l'image d'une propriété. Autrement
dit, la chose est traitée comm e la personn e. Il y a un
consentement de la chose, car la chose a sa pu deur et
son honneur.
Quant à la commercialisation, le tribunal répond
vertement, dans le plus pu r style civiliste, que le m ot
commercialisation « ne peut être entendu que dans
son sens commun, c'est-à-dire l'utilisation de docu-
ments créés à partir de l'image du château en vue
d'obtenir par leur vente, leur location, ou tout autre
contrat à titre onéreu x, une contrepartie, et, en parti-
culier, le versemen t d'une som m e d'argent ». En bref,
on ne doit pas faire l'innocent : la peinture est un
objet de commerce.

V. L'AMOUR MÈNE LA DANSE

La chose est devenue la personne, et la structure d u


sujet, celle de la chose. La propriété renvoie au pro-
priétaire son propre reflet. Le signifiant et le signifié
se permutent dans l'espace abstrait de la propriété
éternelle.
On va le voir mieux encore.
Un professeur à l'Institut Notre-Dame, maire d'un
village et édu catrice de la jeunesse, eut la su rprise de
s'apercevoir que son domaine avait servi de cadre à
un « rom an-ph oto », intitulé suavem ent L'amour mène
la danse. Vertueusement indignée, elle demande l'in-
terdiction d e l'ouvrage. Il lui fut don né raison, car, « il

34. Tribunal de grande instance, 10 fév. 1971, ibid., avril 19 7 1,


p. 237.
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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 97

n'est pas dou teux qu e les lecteurs voisins ne p euven t


manquer d'identifier les lieux et de considérer avec
surprise que la dam e Lem oiner a perm is que sa pro-
priété serve de cadre au tournage d'un roman en
forme de film, dont l'esprit est difficilement compa-
tible avec sa p ersonnalité 3 5 ».
Là, les juristes se sont tout de m êm e ému s. « Sou s
réserve des droits procédant de la notion d e prop riété
artistique, dit l'un, ce qui est à la vue d e tout un ch a-
cun, n'est-il pas en quelque sorte dans le domaine
public " ? » « Il n'y a aucune faute à photographier
une m aison privée qui se présente aux yeux d e tous,
dit l'autre, et pas davantage à pu blier cette ph oto, du
m oins si aucu ne interdiction app arente ne le défend,

tout3 7 aussi
et Un
si aucun droitestd'auteur n'est enmais
cau se .  »
troisième plus profond, mys-
tifié. « En vérité, dit-il, voici que le droit à l'image
fait de nouvelles et singulières conquêtes ! Reconnu
et défendu com me un d roit de la p ersonnalité, le voici
qui s'insinue parmi les prérogatives du droit de pro-
priété et vient défendre les choses et non plus seu le-
ment les personnes... 3 8 .  » C'est assez bien vu, ma is les
juristes sont décidément indécrottables. « Tenu » à la
justification juridiqu e, notre au teur fait alors ap pel à
la notion d'usage abusif d'un droit de reproduction
qui discréditerait le propriétaire. On peu t donc abu ser
d'une m aison com m e on abu serait... d'une femm e !
En définitive, on a posé l'adéquation homme/
chose, de telle sorte que la chose signifie tout au tant
l'« essence » de l'hom m e que l'« essence » de l'hom m e
signifie la chose.
Je suis parvenu au terme de mon analyse « juridi-
que ». Il m'apparaît à présent nécessaire d'en

3 5 . Tribunal Seine, 1" avril 1965, juris-classeur périodique, 196 6 ,


II' part., 14 572, note R.L.
3 6 . Note R.L., précité.
37. Revue trimestrielle de droit civil, 1966, p. 293, observations
Rodière.
38. Revue trimestrielle de droit civil, 1966, p. 317, observations
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 87/185

Bredin.
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

98 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

repren dre les résultats pou r les porter plus loin, c'est-
à-dire pou r les situer dans leur lieu véritable.
L'introduction des techniques modernes de repro-
duction du réel m'a permis de repérer le fonctionne-
ment du droit sur un terrain vierge, de décrire
comm ent un continent nouveau p assait sous la coupe
juridique. Ce que j'ai voulu démontrer, c'est que la
constitution de ce nouvel objet de droit, le réel, s'est
effectuée dans la catégorie juridique prédéterminée
du sujet. Autrement d it, le procès décrit est « apparu »
comme le procès d'un sujet (de droit). Certes, si j'ai
fait surgir la nécessité économique d 'un tel procès, ce
surgissemen t s'est, en qu elque sorte, dissous dans les
catégories juridiques. Il fallait montrer cette dissolu-
tion, car elle signifiait aussi le rôle du fonctionnem ent
de l'idéologie juridique. Il fallait montrer que tout
s'était « toujours-déjà » passé, et que ce « toujours-
déjà », qui est aussi d'une certaine façon un e aller-
retour », est le toujours-déjà » du su jet, c'est-à-dire
<4

de la propriété privée. Une téléologie du sujet s'est


ainsi dessinée, et le droit « se » fonctionne comme la
réalisation des déterm inations du sujet. On reconnaît
ici la thèse h égélienne des Principes de la philosophie du
droit.
Mais, par ailleurs, ce premier travail était, pour
moi-même, nécessaire. Il me fournissait la base
concrète d'une analyse plus ambitieuse : articuler
concrètement l'instance juridico-politique sur l'in-
frastructure. Il me fournissait, et j'y reviendrai dans
un court instant, les « lois immanentes du droit », et
j'entend s ici par « lois im manentes » les formes néces-
saires par lesquelles le réel, en tant qu 'objet de droit,
a été m is en circulation.
Or, il est « apparu », au cours d'une an alyse objec-
tive de la jurisprud ence et de la D octrine, que la m ise
en circulation de ce nouvel objet de droit dévoilait
cette loi fondamentale : pour le Droit, tout procès
économique est procès d'un Sujet. Et cette loi « im-
m anente » a paru se suffire à elle-m ême . Je veux dire
que, de m ême q ue p our le Droit il suffit de réglemen-
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

LA FORME MARCHANDE DU SUJET 99

ter le contrat de travail à l'aide des catégories d'em-

ployeur
salaire « «librement
libre », de» travailleur « libre
débattu, pour », et» de
« juger du «travail,
libre »
de m êm e lui a-t-il suffi, pour « p rodu ire » un droit du
cinéma et de la ph otographie, de mettre en oeuvre les
catégories de propriété (littéraire) et d'attributs de la
personnalité, qui renvoient en dernière analyse à la
catégorie du sujet de d roit.
Cette « continuité » juridique, il fallait la faire fonc-
tionner sur son propre terrain, pour en abstraire les lois de
son fonctionnement. Mais, ces lois elles-mêmes, il ne
suffit pas de les constater ; encore faut-il explique r la
dernière instance de leur fonctionnement. Il faut en partir
pour y revenir. Aussi je termine ici, en ann onçant déjà

le Je
terrain
tiensdàe préciser,
m a reprise : la théorie
d'entrée de jeude la e,valeur.
, qu sur ce ter-
rain nouveau, je parlerai et ne parlerai plus de ma
dém onstration juridique, ou plutôt, j'en parlerai « en
silence ». Je ne rep rendrai pas, en tant que telle, mon
analyse, mais je la supposerai présente tout au long
du discours que j'annonce ici. Je dem ande au lecteur
cet « effort », qu i sera le dern ier.

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III

ÉLÉMENTS POUR UNE THÉORIE


MARXISTE DU DROIT

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Je l'ai annoncé : il s'agit pour moi de localiser ma


démonstration dans le champ théorique qui l'a ren-
due possible. Concrètemen t : d'articuler, dans le pro-
cès d'ensemble du Capital, le fonctionnement des
catégories juridiques.
Lorsque Marx explique que « la m étamorph ose de
l'homme aux écus en capitaliste doit se passer dans
la sphère de la circulation et en m ême temps n e doit
pas s'y passer' », il nous fournit notre point de
départ : la sphère de la circulation. Et, lorsqu'il ajoute
dans le m ême p assage qu e « la transformation de l'ar-
gent en capital doit être expliquée en prenant pour
base les lois immanentes de la circulation des mar-
chandises, de telle sorte que l'échange d'équivalents
serve de point de départ 2 », il nous fournit la m éthod e
scientifique : l'étude des lois im m anentes de la circu-
lation voile et dévoile la sphère de la produ ction, i.e.,
le procès global du Cap ital.
Or, il est « apparu », dans m a description, que tou t
se passait dans le Droit, et qu e, pourtant, tout ne s'y
passa it pas. Là, précisémen t, réside le « m ystère » de
notre Droit, qui, toutes choses égales d'ailleurs, est
de m ême « na ture » que le « mystère » de l'argent.
Le D roit, en fixant l'ensem ble des rapp orts sociaux

1 . Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 169.


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2. Ibid.
 

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104 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

tels qu'ils apparaissent dans la sphère de la circula-


tion, rend possible, dans le même temps, la pro-
duction.
La production apparaît et n'apparaît pas dans le
D roit de la m ême façon qu'elle apparaît et n'appa raît
pas dans la circulation. Et, de même que la circula-
tion « est, sous tous ses a spects, une réalisation de la
liberté individue lle 3 », de m êm e le Droit, en réalisant
la prop riété,
il faut faire prétend
ici une réaliser la liberté
distinction et l'égalité. Car
fondamentale sur
laquelle j'aurai l'occasion de revenir : le Droit, qui
fixe les formes de fonctionnement de l'ensemble des
rapports sociaux, rend efficace, dans le même
m om ent, l'Idéologie juridique, qui est le rapport im a-
ginaire des individus aux rapports sociaux en général.
C'est ainsi que le Droit assume cette double fonc-
tion de fixer concrètem ent et « im aginairement » — et
il vaudrait mieux dire que la fixation concrète juri-
dique est en même temps idéologique — l'ensemble
des ra pp orts sociaux. S'il fallait préciser, on p ourrait
dire que, dans le Droit, la production apparaît à un

dou ble
par titre : d'une
lesquelles pa rt, les
sont fixés dans lesorts
rapp formes nécessaires
sociaux, d'autre
part dans le fait que ces Form es ne fonctionnent que
pour la produ ction. Et elle n'apparaît pas à un d ouble
titre aussi : d'une pa rt, parce q ue ces Form es néces-
saires peuvent formellement prétendre à la suffisance
d'elles-mêmes, et d'autre part, parce que leur fonc-
tionnem ent occulte, si je puis dire, dan s son fonction-
nem ent m ême, ce p our qu oi elles fonctionnent.
Et si je « concrétise » rapidement ces détermina-
tions, je dirai d'un côté que c'est la Forme sujet de
droit qui fixe les rapports sociaux et perm et de m ettre
en circulation le « réel » en tant qu'objet de droit, et,
de l'autre côté que cette Forme « apparaît » comme
catégorie autonom e, indépenda m m ent de toute « his-
toire ».

3. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique,


Éd. sociales, p. 220.
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THÈSES 105

Cela m 'amène à p oser deux th èses : le Droit fixe et


assure la réalisation, comme donné naturel, de la
sphère de la circulation (Thèse I) ; dans le même
moment, il rend possible la production (Thèse II). Le
Droit vit de cette contradiction : en rendant possible
la production capitaliste, au nom des d éterminations
de la propriété (liberté/égalité), cette propriété déve-
loppe sa propre contradiction, elle avoue sa nature :
elle est le produit de l'exploitation de l'homme par
l'homme.

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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

CHAPITRE V

THÈSE I : LE DROIT FIXE ET ASSURE


LA RÉALISATION, COMME DONNÉ
NATUREL, DE LA SPHÈRE
DE LA CIRCULATION

La sphère de la circulation constitue le lieu où se


manifeste ce rapport social dominant : tous les indi-
vidus sont [producteurs et] échan gistes de m archan -
dises. C'est le lieu où règne la valeur d'échange ;
mieux encore : ce lieu est, en soi, le mouvement de
la valeur d'échange 1 ». Ici, les individus, agents de
l'échange, sont tous des propriétaires privés, i.e. des
êtres libres qui app ortent sur le m arché la m archan-
dise dont ils sont possesseu rs.
Car le m arché n'est plus u n m arché d'esclaves. Au
contraire, c'est le lieu où l'homme réalise sa nature
trinitaire ; il s'affirme propriétaire, donc libre, donc
égal à tout a utre p ropriétaire. Et cette triple affirma-
tion, la sphère de la circulation l'adm et bruyam m ent,
l'organise, en la mettant en mouvement : le produit
du trava il app artient au travailleur (mieux m êm e : le
travail personnel est le titre de propriété originel), et
ce produ it est universellement éch angeable contre un
autre
devenuprodu it. Plus sim plemen
marchandise t : le produde
— c'est-à-dire it la
du valeur
travail
d'échange, et, plus loin encore, de l'argent — peut

1. Marx, Con tribution à la critique de l'économ ie politique, op. cit.,


p. 212.
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THÈSE I 107

universellement s'échanger contre une autre mar-

chandise.
Cette sphère nous découvre ainsi ses lois imma-
nentes : chaq ue individu est propriétaire (du fruit de
son travail ou de son travail en puissance), et son tra-
vail est un travail social, quoique isolé, un travail
qui, bien qu'étant particulier, participe à l'universel.
« D'où, en produisant pour la société, dont chacun
travaille à son tour pour moi da ns une autre sph ère,
je ne produ is que pou r moi 2 .  » H egel ne dit pas au tre
chose : le système des besoins réalise, malgré
l'égoïsme individuel, l'universalité de la société civile.
Alors, on peut dans l'idéologie du droit affirmer
que tout se passe d ans cette sphère ; que l'essentiel,
ce sont
l'H om m eles échanges,
; que et que
les formes les échanges
juridiques réalisent
qu 'impose la cir-
culation sont les formes mêmes de la liberté et de
l'égalité ; que la Forme Sujet déploie la réalité de ses
déterminations dans une pratique concrète : le
contrat ; que la circulation est un procès de sujets.
Ce que je me propose de démontrer en laissant
volontairement de côté ce qui se passe « ailleurs »,
dans le « laboratoire secret de la production », c'est
qu e le Droit prend la sphère de la circulation com m e
donné n aturel ; que cette sphère, prise en soi comm e
absolu, n'est rien d'autre que la notion idéologique
qui porte le nom hobbesien, rousseauiste, kantien ou
hégélien, de société
la circulation, ne faitcivile ; et que le Droit,
qu promulguer en fixant
les décrets des
droits de l'homme et du citoyen ; qu'il écrit sur le
front de la valeur d'échange les signes de la prop riété,
de la liberté et de l'égalité, ma is que ces signes, dans
le secret « ailleurs », se lisent en exploitation, escla-
vage, inégalité, égoïsme sacré.
Ce que je vais donc aborder maintenant, ce sont
les déterminations de la sph ère de la circulation,
le « statut » concret/idéologique d e la p ropriété, de la
liberté et de l'égalité. Et on verra que le droit fixe ce
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2. Ibid., p. 214 .
 

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108 LE DRO IT SAISI PAR LA PHOTO GRAPH IE

statut dan s une réa lisation concrète/idéologique ; et


j'en profite pour rappeler au lecteur l'effort que j'exi-
geais de lui : de n'avoir garde d'oublier le sort de
notre minu scule question de droit.

D ans la sph ère de la circulation, les individu s « ne


s'affrontent qu'en tant qu e valeurs d'échang e subjec-
tivisées, équivalents vivants, valeurs égales 3 ».
Au trement dit, ils ne font qu'incarner et reprod uire le
mouvement même de la valeur d'échange. La valeur
d'écha nge les représente, et ils représen tent la valeur
d'échange.
M ais, dans le mêm e temps qu e l'individu , agent de
la circulation, revêt les caractères mêmes de la valeu r
d'échange qu'il représente, que sa « volonté », en
ha bitant les choses, prend les caractères mêm es des
choses qu'il habite, dans le même temps que l'in-
dividu est envisagé comme un propriétaire libre et
égal aux autres propriétaires, il s'envisage comm e u n
prop riétaire libre et égal aux autres propriétaires. En
d'autres termes, il prend pour « argent comptant » le
fait que la valeur, expression sociale du produit de
son travail, réalise vraiment la liberté et l'égalité, en
ce lieu où la valeur d'échange règne, à la « surface » du
procès, et où cette « surface » ignore les fonds m arins
qu 'elle recou vre.
Je voudrais citer ici ce qui me paraît être un texte
fondamental pour la théorie de l'idéologie. Je crois
qu'un com m entaire de ce texte m e perm ettra de loca-
liser suffisamment le rapport entre la théorie de la
valeur, et la théorie de l'idéologie, pou r qu e je pu isse
aller plus avant et en visager d 'aborder d irectement le
Droit.
Étu diant, dans le « Fragm ent de la version primiti-
ve » de la Contribution à la critique de l'économie poli-
tique, les man ifestations de la loi d'app ropriation da ns
la circulation sim ple, et, plus précisémen t, les d éter-

3. Marx, Contribution..., op. cit., p. 221.


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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

THÈSE I 109

m inations de la liberté et de l'égalité, M arx écrit cette


chose essentielle :
« Ainsi donc, le procès de la valeur d'échange que
développe la circulation ne respecte pas seu lement la
liberté et de l'égalité, il les crée, il est leu r base réelle.
En tan t qu'idées pures, elles sont les expressions idéa-
lisées de ces diverses pha ses ; leurs développem ents
juridiques, politiques et sociaux n'en sont que la
reprodu ction sur d'autres plans 4 .  »
Et M arx ajoute plus loin : « Le système d e la valeur
d'échan ge, et, plus encore, le système m onétaire, est
en réa lité le système d e la liberté et de l'égalité. M ais
les contradictions, qui surgissent dans son développe-
men t, sont des contradictions imm anentes, des imp li-

cations de cette propriété,


égalité elles-mêm de cette liberté
es qui, à l'occasion, et de
se muent encette
leur
contraire [...] 5 .  »
Autrement dit, l'affirmation des déterminations de
la propriété (liberté/égalité) dans la sph ère de la circu-
lation est posée en même temps que leur nécessaire
ignorance, dans la sphère de la production, là où
l'homme est concrètement exploité par l'homme ; là
où le capital, au sein même de la production,
extorque à l'ouvrier la plus-value.
Le procès de la valeur d'échange, en créant la
liberté et l'égalité, produit ainsi, dans un m ême m ou-
vem ent, l'illusion nécessaire que la liberté et l'égalité
sont réellemen
lusion t effectives.
» n'est rien Et emieux
d 'au tre qu encore
le reflet : cette « il-
des contradic-
tions réelles du systèm e de la valeur d'écha nge : il ne
peut réellement « produire » une vraie liberté, ni une
vraie égalité.
« Dans le fait que la valeur est l'expression du tra-
vail social contenu dans les produ its privés réside déjà
la possibilité de la différence entre ce travail et le tra-
vail individuel contenu dans le même produit. Si
donc un producteur privé continue à produire au

4. Ibid., p. 224.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 97/185

5. Ibid., p. 225.
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

11 0 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

m ode ancien, tandis que le m ode de p roduction social


progresse, cette différence lui devient fort sensible. La
même chose se passe dès que l'ensemble des fabri-
cants privés d'un genre de marchandises déterminé
en produit un quantum qui dépasse les besoins
sociaux. D ans le fait que la valeur d'une m archand ise
ne peut s'exprimer qu'en une autre marchandise et
ne peut se réaliser qu e par l'échange d e celle-ci réside
déjààlasepossibilité
pas queau
faire, ou tout l'échange n'arrive
m oins qu'il absolument
ne réalise pas la
valeur exacte. Enfin, quand la marchand ise spécifique
force de travail apparaît sur le marché, sa valeur se
détermine, comm e celle de toute autre m archand ise,
d'après le temps de travail socialement nécessaire à
sa produ ction. C'est pourquoi la form e de valeur des
produits contient déjà en germ e toute la forme capita-
liste de prod uction, l'antagonism e entre capitaliste et
salariés, l'armée industrielle de réserve, les crises. Par
conséquent, vouloir abolir la forme de production
capitaliste en instaurant la "vraie valeur", c'est vou-
loir abolir le catholicism e en instaurant le "vrai pape"
ou instaurer
dominent une un
enfin société
jour dans laquelle les
leur produit, parproducteurs
la mise en
oeuvre conséquente d'une catégorie économique qui
est l'expression la plus am ple de l'asservisseme nt du
produ cteur à son propre produit 6 .   »

La mise en mouvement de la propriété privée crée


bien une liberté et une égalité, mais cette liberté et
cette égalité sont celles-là m êm es d e la prop riété pri-
vée. En dernière instance, toute l'idéologie bour-
geoise consiste à occulter la contradiction imm anente
de cette liberté-là et de cette égalité-là, qui se muent
en leur contraire : l'esclava ge et l'exp loitation 7.

6 . Engels, L'Anti-Dühring, op. cit., p. 350.


7 . C'est ainsi que la revendication de l'égalité par le prolétariat
dans le domaine économique et social passe nécessairement par
l'abolition des classes, par l'abolition de la séparation de
l'homme et des moyens de production (cf. Engels, ibid., p. 138).
Je reprendrai ce point dans la conclusion de cet ouvrage, lorsque
je traiterai de la lutte idéologique.
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

THÈSE I 111

La circulation de la valeur d'échange n'est rien


d'autre que la circulation de la liberté et de l'égalité,
en tant que déterminations de la propriété, et toute
l'idéologie bourgeoise est une idéalisation de ces
déterminations.
On peut dire alors que la fonction ultime de
l'idéologie bourgeoise consiste à idéaliser les déterm i-
nations de la propriété (liberté/égalité), les déter-

minations objectives
concrète de de la valeur
toute idéologie est lad'échange. La base
valeur d'échange.
Qu'a fait d'autre Hegel, en développant l'Idée de
droit, que donner l'expression pure du mouvement
de la valeur ? Et la « dialectique » des Principes de la
philosophie du droit, qu'est-elle d'autre sinon la mani-
festation d e plus en plus abstraite de la valeur ? Car,
en fin de compte, l'Idée de droit hégélienne — ou,
plutôt, ce qu'est l'Esprit dans le Droit — c'est la
valeur en attente d'elle-m ême .
Dès lors que le procès de la valeur d'échan ge est le
procès m êm e de la liberté et de l'égalité, dès lors que
les individus ne sont qu e des « éq uivalents vivants »,
le procès
sujet, de procès
et le la valeur
dud'échan
sujet, ge devient de
le procès le procès du
la valeur
d'écha nge. Autrem ent dit, dans la sph ère de la circu-
lation, tout se passe (et ne se passe p as) entre sujets,
qui sont aussi les sujets de ce grand Sujet qu'est le
capital. Et comme, par ailleurs, la circulation esca-
mote (en la révélant) la prod uction, on peut dire alors
que toute produ ction se ma nifeste comme p roduction
d'un sujet.
Je peux alors répondre à la question ouverte par
Althusser : s'il est vrai que toute idéologie interpelle
les individus en sujets, le contenu concret/idéologique
de l'interpellation bourgeoise est le suivant : l'indi-
vidu est interpellé comm e incarnation d es détermina-
tions de la valeur d'échange. Et je peux ajouter que
le sujet de droit constitue la forme privilégiée de cette
interpellation, dans la mesure même où le Droit
assure et assume l'efficacité de la circulation.
Mais comme, par ailleurs, la circulation ne peut
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

1 1 2 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

prétendre à sa reproduction que par des sujets, la


valeur d'échange , et sa forme la p lus achevée le Cap i-
tal, se pose comme Sujet absolu qui s'assure et se
légitime au nom de sa propre redistribution en sujets.
Ici, il faut bien préciser. Je parle de la circulation et
de son idéologie, et de la man ifestation concrète/idéo-
logique du capital dans cette sphère. C'est dans cette
perspective que je peux avancer qu'il importe peu,
pour la circulation, que le capital, dans son procès,
pose le travail, ce « non-capital réel «, cette valeur
d'usage qui constitue « l'opposé et le complément de
l'argent en sa qualité de capital 9 «. Ce qui apparaît
dans cette sphère et ce qui lui importe, c'est que le
capital, cette valeur qui se met elle-même en valeur,
semble non seulement engendré par lui-mêm e, m ais
encore
Poursemble engendrer
caractériser cet son propre procès 1 0 . Marx
auto-engendrement,
utilise une métaphore qui n'est pas innocente. La
valeur « distingue en soi sa valeur primitive de sa plus-

8. Marx, Contribution..., op. cit., p. 251 .


9. Ibid.
1 0 . Qu'il l'engendre aussi réellement en produisant non seule-
ment du Capital mais en reproduisant, de façon de plus en plus
élargie la matière du capital (la masse croissante de travail), Marx
l'a exposé notamment dans un chapitre inédit du Capital (La Pen-
sée, avril 1971). Ce qui différencie l'autonomie de l'argent [qui]
doit apparaître comme procès [et qui est] à la fois condition préa-
lable et résultat de la circulation s (Contrib., p. 245), de l'autonomie
du Capital, c'est que le procès du Capital est procès total. Autre-
men t dit, son procès est en même temps p rocès de la valeur d'usage
(le travail, le non-capital) et de la valeur d'échange, le procès
même de la transformation réelle de la valeur d'usage en valeur
d'échange. s Le travail produit ses conditions de p roduction en tant
que capital — et le capital, le travail qui lui permet de se réaliser
comme capital — le travailleur salarié. s (La Pensée, op. cit.) Alors
que l'argent ne rend compte de l'autonomie de la valeur que dans
le procès clos de la circulation, le Capital, c'est la valeur devenue
procès total. C'est pourquoi le Capital apparaît non seulement
s'auto-engendrer, mais encore engendre réellement les conditions
de sa production. L'homme est réellement soumis au Capital,
puisque le Capital le produit réellement. En même temps, il vit les
lois du Capital comme a lois naturelles s. Le Capital devient un
(■ être fort m ystique ; toutes les forces productives sociales du travail
semblent en effet être dues au Capital et non au travail s. (Le Capi-
tal, L. III, t. III, op. cit., p. 205).
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

THÈSE I 113

value, de la même façon que Dieu distingue en sa


personne le Père et le Fils, et que tous les deux ne
font qu'un et sont du m ême â ge, car ce n'est que p ar
la plus-value de 10 livres sterling que les 100 pre-
m ières livres sterling avan cées deviennen t capital, et
dès que cela est accompli, dès que le fils a été
engendré par le père et réciproquement, cette diffé-
rence s'évanouit, et il n'y a plus qu 'un seul être : 1 1 0
livres sterling " « Dieu se dédouble en lui-même, et
».

envoie son fils sur la terre, comm e simple sujet "aban-


donné" de lui [...], sujet mais Sujet, homme mais
Dieu, pour accomplir ce par quoi la Rédemption
finale se prépare, la Résurrection du Christ. Dieu a
donc besoin de "se faire" lui-même homme, le Sujet
a besoin de devenir sujet [...] 1 2 ,   Le Jugement der- »

nier, où le sujet rentre dans le sein d u S ujet, ce sont


les 110 livres sterling le A' de la formule A-M-A'. Le
fils du Capital, c'est la plus-value qui se contemple
dans le Capital, c'est le Sujet qui se dédouble en
sujets, et les individus, agents de la circulation, sont
les sujets qu i assurent le fonctionnement du Sujet.
A ce point, il convient de regrouper ces différents
énoncés, pour en faire la base concrète/théorique d e
ma démonstration.

1. L'idéologie bourgeoise idéalise (idées pures) les


déterminations de la propriété (liberté-égalité).
Cea)qui l'amène
que à poser
la société (= « :société civile » en tant que
totalité des rapports sociau x) m anifeste, dans
ses lois immanentes, la totalité du procès
social ;
b) que les mem bres de cette société sont libres et
égaux entre eux ;
c) que toute production est production d'un
sujet libre ;
d) que les lois qui permettent d'assurer le fonc-

1 1 . Marx, Le Capital, ibid., liv. I, t. I, p. 158.


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1 2. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'État », op. cit.


 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

1 1 4 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

tionnem ent de ce tte société (dém ocratie) sont


les lois naturelles de la liberté et de l'égalité,
les lois d'un procès qui se clôt sur lui-
même.

2. Le D roit assure les formes d e la circulation et la


fixe comm e donné na turel.
Ce qui l'amène à poser :
a)
que l'interpellation
agent juridique
de l'échange (= membre de de l'individu,
la « société
civile »), le constitue en sujet de droit proprié-
taire, en personne capable d'acquérir et de
vendre ;
b) que l'échange d'équivalent entre deu x sujets de
droit est le rapport juridique fondamental ;
c) que toute production sociale de l'homme est
produ ction d'un sujet de droit ;
d) que le Droit manifeste comme contraignantes
les lois « naturelles » de la liberté et de l'éga-
lité, aussi les lois d'un procès qui se clôt
sur lui-m ême, dans le fonctionnem ent de ses
catégories.

Ce « tableau » exige un commentaire. Ce que j'ai


vou lu signifier, c'est le rap port entre l'Idéologie bou r-
geoise en gén éral et l'Idéologie juridique. O r, il app a-
raît que leur terrain de rencontre n'est rien d'autre
qu e la circulation, c'est-à-dire le terrain de la réalisa-
tion de la valeur d'échange et de ses d éterminations.
Si l'idéologie bourgeoise en généra l pense le procès
social dans son ensem ble par la notion de « d émocra-
tie politique et économique » (qui n'est qu'une mou-
ture de la vieille notion de société civile), c'est sur
cette notion même que se bâtit l'idéologie juridique.
On comprend toute la valeur que peut prendre,
dans l'itinéraire de Marx lui-même, la définition de
la place de cette notion.
Dans la Préface à la Contribution à la critique de
l'économie politique, M arx rappelle son chem in :
« Mes recherches aboutirent à ce résultat que les
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

THÈSE I 115

rapports juridiques — ainsi que les formes de l'État


— ne peuvent être compris ni par eux-mêmes ni par
la prétendue évolution générale de l'esprit humain,
m ais qu'ils prennent au contraire leurs racines da ns
les conditions d'existence matérielles, dont Hegel, à
l'exem ple des An glais et des Fra nçais du xviii e siècle,
comprend l'ensemble sous le nom de "société civile",
et que l'anatomie de la société civile doit être cher-
chée à son tour da ns l'économ ie politiqu e. »
Marx, dans L'Idéologie allemande, en donnait cette
définition :
« La société civile em brasse l'ensem ble des rapp orts
matériels des individus à l'intérieur d'un stade de
développement déterminé des forces productives.

Elle embrasse
industrielle l'ensemble
d'une étape et dde la vie
éborde commerciale
par et
là mêm e l'État
et la na tion, bien qu 'elle doive, par ailleurs, s'affirm er
à l'extérieur com m e na tionalité et s'organiser à l'inté-
rieur comme État. Le terme de société civile apparut
au xviii e siècle, dès que les rapports de propriété se
furent dégagés de la communauté antique et médié-
vale. La société civile en tant que telle ne se développe
qu'avec la bourgeoisie ; toutefois, l'organisation
sociale issue directement de la production et du
commerce, et qui forme en tout temps la base de
l'État et du reste de la su perstructure idéaliste, a été
constam men t désignée sous le même nom ". »
Ces deux textes permettent de spécifier la notion
de société civile qui, contrairement aux premières
appa rences, ne désigne rien d'autre que la sph ère de
la circulation.
Dès L'Idéologie allemande, Marx décrit la « société
civile » comme une notion idéologique. En effet, d'une
part, ce terme recouvre « l'ensemble des rapports
matériels des individus à l'intérieur d'un stade de
développement déterminé des forces productives » ;
d'autre part, il recouvre aussi « toute l'organisation

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13. Marx-Engels, L'Idéologie allemande, op. cit., p. 104


 

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1 1 6 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

sociale issue directement de la production et du


comm erce ».
Autrement dit, sous une seule catégorie, production
et circulation sont réunies.
Mais, dans le même temps — et Marx en rend
compte dans la Préface à la Contribution à la critique
de l'économie politique —, cette notion est un « pro-
grès » : elle pose que les rapports juridiques et l'État
prennent racine « dans les conditions d'existence
matérielles ».
La notion de « société civile » est à la fois fausse et
vraie. Elle est vraie da ns sa visée totalisatrice du p ro-
cès social, elle est fausse dans la mesure où elle réduit
le procès social à son ap pare nce : la circulation.
En effet, la société civile est elle-même la surface
du rap port au Cap ital. Prendre la surface du rap port
— la société civile dans ses lois immanentes — pour
la totalité du procès social (économique, juridique,
politique) revient à poser que, telle qu'elle « appa-
raît », elle est la réalité du p rocès social lui-mêm e. La
meilleure illustration en est encore le « système des
besoins » tel que H egel le développe da ns les Principes
de la philosophie du droit.
La « société civile », en tan t qu e notion idéologique
qui prétend a insi rendre com pte de la totalité du p ro-
cès social constitue le lieu de rencontre d e l'idéologie
bourgeoise en général et de l'idéologie juridique.

Mais
lieu decepassage.
lieu de rencontre est, en même temps, un
En e ffet, toutes les catégories qu i fond ent la notion
de « société civile » — prop riété privée, sujet, volonté,
liberté, égalité — sont « spécifiées » par l'idéologie
juridique. Le sujet est spécifié en sujet de droit ; la
produ ction du sujet en production du su jet de droit ;
la liberté et l'égalité, en liberté et égalité de tout su jet
de droit. Mais, dans le même moment, cette spécifi-
cation est contraignante. Ce qui veut dire que, si
l'idéologie juridique ne fait que spécifier « juridique-
ment » l'idéologie bourgeoise, dans le même mouve-
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THÈSE I 1 1 7

ment cette spécification est réalisée concrètement par


la contrainte de l'app areil d'État.
C'est ainsi que l'appareil d'État, en imposant le
« juridique » — en tant que manifestation réelle de
l'idéologie juridique — par la contrainte, impose
l'idéologie juridique, et que l'idéologie juridique, en
retour, justifie la contrainte.
Le regroupement de ces énoncés permet de spéci-
fier la fonction du Droit. Le Droit manifeste réelle-
ment/idéologiquem ent, par la contrainte de l'app areil
d'État, les déterminations de la valeur d'échange
(propriété/liberté-égalité). La manifestation réelle,
nous l'app elons le juridiqu e, la m anifestation idéolo-
gique, l'idéologie juridique, l'ensemble du procès, le
Droit.
O r, ce qui est apparu d ans m a dém onstration juri-
dique, c'est que la « construction » d'un nouvel objet
de droit — le « réel » — s'est tout entière effectuée
dan s les catégories prédéterm inées de la circulation ;
que la mise en circulation juridique de nouvelles
industries — les indu stries ph otograph iques et ciné-
ma tographiques — s'est produite dans les détermina-
tions de la valeur, dans les déterminations de la
propriété, et que ces déterminations elles-mêm es sont
apparues comme des déterminations du sujet de
droit. Réciproqu em ent, la m ise en circulation du réel
par la nécessaire m édiation du sujet de d roit constitue
le sujet de droit lui-même. Condition et résultat du
procès de la circulation, le sujet de droit a pris la
Forme m ême d u procès qu'il a manifesté ; en prenant
cette Forme, il rend efficace le procès lui-même.
C'est ainsi que toute produ ction (du réel) est appa-
rue comme la production d'un sujet (concept de
« sur-app ropriation ») qui est l'incarnation de la valeur
d'échange (Forme Sujet). Et, si l'on réexamine la
Forme sujet de droit, cette marchandise qui se met
elle-mêm e en m ouvem ent, qui se porte elle-mêm e sur
le march é, cette ma rchand ise en qui s'incarne, fonda-
mentalement, le travailleur, elle apparaît constituée
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en d eux p ôles : d'une part, le pôle sujet (le consente-


 

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1 1 8 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

ment, la volonté...), d'autre part, le pôle objet de


droit (soi-m ême en tant que m archand ise). La F orme
sujet, cette Forme abstraite produite réellement par
la circulation, « contient déjà en germ e toute la form e
capitaliste de produ ction », com m e le disait Eng els de
la « form e de valeu r ». 14
Ca r, en dernière a nalyse, le travailleur est cet être
spécifique qu i se porte lui-m ême su r le marché, dans
une
nomforme juridique
de la liberté quil'égalité.
et de lui permet deForme
Cette se vendre au
réalise
ainsi, « sur le terrain », la propriété. Car, à partir du
m om ent où l'individu est juridiquem ent constitué en
sujet du procès d'échange, non seulemen t il est libre,
puisqu'il possède « en toute propriété » les produits,
et, mieux, la puissance de son travail, et qu'il peut
agir à sa guise les échanger [« D'où, dans le droit
romain, cette définition juste du servus (esclave) :
quelqu'un qui ne peut rien se procurer par échan-
ge 1 5 »], ma is encore il est l'égal de tout su jet de d roit,
puisqu'un sujet est égal, socialement, à un autre sujet.
L'acheteur devient vendeur, le vendeur acheteur, et
cette perm utation est le sens mêm e de l'échan ge.
« À l'issue de l'acte d'échange, chacun des deux
sujets rentre en lui-même en tant que but final de
tout le procès, en tant que sujet qui l'emporte sur
tout. Ainsi est donc réalisée la complète liberté du
sujet. Transaction libre ; pas d e violence ni d'un côté
ni de l'autre ; on ne devient moyen pour autrui que
pou r être un m oyen pou r soi ou sa p ropre fin ; enfin,

1 4 . Engels précise le rapport entre la loi de la valeur et l'idée


d'égalité : <■ Enfin, l'égalité et la valeur égale de tous les travaux
humains, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain en
général, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plus
vigoureuse, dans la loi de la valeur de l'économie bourgeoise
moderne, qui veut que la valeur d'une marchandise soit mesurée
par le travail socialement nécessaire qu'elle contient. » (L'And-
Dithring, op. cit., p. 137). Et il ajoute : « Cette déduction des idées
modernes d'égalité à partir des conditions économiques de la
société bourgeoise a été exposée pour la première fois par Marx
dans Le Capital », id.
1 5 . Marx, Contribution..., op. cit., p. 220.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 106/185
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

THÈSE I 1 19

conscience qu e l'intérêt général ou com mun n'est jus-


tem ent qu e l'un iversalité de l'intérêt égoïste 1 6 .  »
Je ne m 'étendrai pas p lus longtemps, m ais je peu x
ajouter que la Form e sujet de droit, en tant que forme
juridique la plus d éveloppée et la plus ab straite, déve-
loppe les lois im m anentes du D roit.
Il m'est donc possible, à présent, d'exposer ma
seconde thèse.

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16. Ibid.
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

CHAPITRE VI

THÈSE
ET EN II : LE
FIXANT DROIT, DONNÉ
COMME EN ASSURANT
NATUREL
LA SPHÈRE DE LA CIRCULATION,
REND POSSIBLE LA PRODUCTION

Il me reste à présent à dém ontrer la chose suivante :


com m ent la fixation (juridique) des lois de la circula-
tion rend-elle possible la production ? En d'autres
termes, quel est, dans le procès du C apital, le rapport
que la circulation entretient avec la prod uction ?
Dans le rapport capitaliste, il s'est produit cette révo-
lution : la marchandise spécifique force de travail appa-
raît sur le marché. La circulation n'est plus cette région
relativement autonome où les individus apportaient
sur le march é le surplus de leur production, mais le lieu
où le capitaliste vient en personne acheter ce qui lui
permettra d'accroître son capital : le travail hum ain'.

1. Je voudrais, sur ce point, apporter quelques indications. Le


problème du rôle du droit dans un mode de production déterminé
renvoie au rapport circulation/production. Je m'explique. Histori-
quement, la valeur d'échange n'apparaît d'abord que dans la
sph ère de la circulation, et, tant qu'elle ne devien t pas la base réelle
de la production, elle apparaît comme une sphère relativement
autonome et relativement développée. Autrement dit, elle apparaît
s en avance » sur les rapports de production. Le Droit, qui fixe les
déterminations de la valeur d'échange, prend ainsi une « autonomie
relative s, par rapport à la base réelle de production. Cela explique
déjà le <■ m iracle » du droit romain. « Les diverses phases de la circu-
1 lation simple s'étant développées dans le monde antique, entre les
hommes libres tout au moins, il est explicable qu'à Rome, et spé-
cialement dans la Rome impériale, dont l'histoire est précisément
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THÈSE II 121

La circulation non seulem ent appa raît ainsi comm e


le lieu d e la rencontre du capital et du travail, mais elle
est devenue la médiation essentielle de la reproduction
du capital.

celle de la dissolution de la communauté antique, on ait développé


les déterminations de la personne juridique, sujet du procès
d'échange ; ainsi s'explique que le droit de la société bourgeoise y
ait été élaboré dans ses déterminations essentielles et qu'on ait dû,
surtout vis-à-vis du naissante.
société industrielle Moyen Âge,» (Marx,
le défendre comme droit de la
Contribution..., op. cit.,
p. 224.) Cette « avance a de la circulation permet l'analyse à la fois
de la philosophie politique des xvr, xvir et xviir siècles, et du rôle
que joue le Droit dans un mode de production déterminé. Ces
philosophes du Droit postulent deux présupposés naturels : d'une
part, qu e la circulation est le procès total (que le dro it fixe le procès
total), d'autre part, que l'échange est régi par les « lois naturelles »
de la propriété, de la liberté et de l'égalité. Ces deux présupposés
n'en forment, en dernière instance qu'un seul : « Le rapport de
"l'homme" à lui-même, et c'est pourquoi tous les rapports réels
deviennent pour eux des idées. « (Marx-Engels, L'Idéologie alle-
m an de, op. cit., p. 107, n. 3.)
En effet, c'est parce que le droit romain avait déjà développé les
déterminations de la personne, sujet juridique, que la bourgeoisie
naissante a pu s'en emparer. Mais cette « reprise » du droit romain
s'est nécessairement accompagnée d'une idéologie du sujet. En
effet, dans le même temps que la bourgeoisie l'utilisait, les philo-
sophes se posaient la question du « sens de cette utilisation, et ils
donnaient cette réponse : de toute éternité civilisée, il y a eu pro-
priété privée, il y a eu contrat, il y a eu sujet de droit. La reprise
des catégories du droit romain justifiait théoriquement la catégorie
de sujet, qui apparaissait ainsi comme catégorie éternitaire.
On voit comment l'idéologie d'une pratique nécessaire — le
droit roma in repris en ses notions — « se transforme » en base théo-
rique de cette pratique. La reprise du droit romain prouve le statut
du sujet. On voit aussi en quoi le droit romain a pu devenir le lieu
de la justification théorique d'une pratique nécessaire.
Prenons Hegel. Il abstrait de la pratique du droit romain les
déterminations essentielles du sujet, qu'il retourne contre le droit
romain. Ce qui opère ce retournement, c'est le point de vue de la
a volonté libre », e. le point de vue le plus abstrait du sujet. Contre
Kant, Hegel pose ce principe fondamental : il n'est point de droits
réels et de droits personnels, il n'est de droits que du Sujet. Le
droit romain
toujours est devenu
dépassable ch ez
mais Hegel cette
toujours raison na
conservée, etissante du sujet,
qui se perpétue
jusque dans l'État, ce Sujet qui rappelle à lui le sujet. La pratique
du droit est devenue idée pure, c'est-à-dire rapport du sujet au
sujet. La prétention de prouver dans la pratique « absolue » (le
droit, la politique, l'État) l'existence du sujet, transforme cette pra-
tique en « rapport de l'"homme" à lui-même «. Le sujet est prouvé
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par la pratique du sujet.


 

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122 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Par là, la forme originelle du rapport (des produc-


teurs de m archand ises égaux e n droit qui s'affrontent
sur le marché) ne subsiste plus désormais que comm e
apparence du rapport qui en constitue le fondem ent, le
rapport Capital (les possesseurs de leur force de travail
affrontant sur le marché les possesseurs des moyens de
production) 2 ».
Autrem ent dit, pour la circulation, le procès du capi-
tal n'adefait
force que lui
travail apporter
mais, pour une marchandise
la circulation de plus
toujours, : la
cette
marchandise nouvelle ne change rien à ses propres lois.
Ce qui lui importe, ici comme avant, c'est le mouve-
m ent de la valeur d'échange, e. le mouvement abstrait
de la prop riété. Elle n'app araît en rien a ffectée, car il
s'agit toujours pour elle d'établir le rapport entre un

Le procès de la valeur d'échange apparaît ainsi transfiguré —


dans la pérennité de ses formes juridiques — en pérennité du sujet.
L'« avance » de la circulation se manifeste alors comme loi natu-
relle/éternelle du sujet.
Cela m'amène au rôle concret/idéologique que joue le droit. Le
rôle principal qu'il tient aujourd'hui renvoie, je l'ai dit, au rapport
circulation/production. Dans le procès du capital, la circulation
n'est plus que médiation essentielle. Marx le dit sans cesse : la
circulation est apparence du rapport, elle est apparence du procès
total. Le droit fixe ainsi la marche du procès total. Je ne dis pas,
bien sûr, que le droit crée la marche du procès, mais que le procès
produit le droit de son procès. C'est ainsi que la force de travail,
en arrivant sur le marché, se trouve régie par le droit commun des
contrats. s Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc, dans le
contrat de travail, d'autre différence avec tout autre genre de

contrat que
valentes : Docelles contenues
ut des, dans
do ut facias, do les formules
ut des et faciojuridiquemen
ut facias. (Jet donne
équi-
pour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour que
tu donnes, je fais pour que tu fasses). » (Le Capital, liv. I, t. II,
p. 211.) Et Marx, dans le même passage, montre comment le
salaire, dans la mesure même où il prend la forme du rapport
monétaire « rend invisible le rapport réel entre capital et travail et
en montre précisément le contraire ». (Ibid.)
Dan s la mesure où la valeur d'échang e est devenue la base réelle
de la production, le Droit peut jouer alors le rôle primordial de
sanctionner les rapports économiques du procès lui-même.
Le rôle du droit, dans un mode de production déterminé, ren-
voie donc au rapport circulation/production, i.e., en dernière ins-
tance, au rapport que la valeur d'échange entretient avec la base
réelle de la production.
2. Marx, Un chapitre inédit du Capital, La Pe nsée, op. cit.
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THÈSE II 123

acheteur et un vendeur propriétaires de leur mar-


chandise.
Les lois du marché peuvent ainsi prétendre à la
liberté et à l'égalité. Qu'importe que le travailleur ne
soit propriétaire qu e de sa force de trava il ! Il est pro-
priétaire. Q u'im porte qu 'il soit obligé de la vend re ! Il
est vendeur et acheteu r... des subsistances nécessaires
pour la reprodu ire. Qu 'importe enfin qu e cette vente et
cet acha tqui
la liberté soient le résultat
est en jeu. du capital lui-mêm e ! C'est
La circulation abolit les différences : tout sujet de
droit est égal à tout sujet de droit. Si l'un contracte,
c'est que l'autre a voulu contracter. La cau se ultime du
contrat, c'est la volonté mêm e de contracter.
Le sujet de d roit se possède lui-même en tant qu 'ob-
jet de droit : il réalise ainsi la Forme la plus développée
du su jet : la prop riété de soi-même. Il réalise sa liberté
dans le pouvoir même qui lui est reconnu de se vendre.
Je suis revenu à mon point de départ : la Forme sujet
de droit, mais c'est un retour qui s'est enrichi. Cette
catégorie la plus abstraite du droit peut révéler à pré- ,
sent sa
veut direvérité
pou r: nous,
la m isemarxistes,
en circulation de l'hom
la mise me. Cela (
en circulation
de la force de trava il. Et cette mise en circulation s'est
faite au n om de la prop riété et de ses déterminations,
la liberté et l'égalité. Le contrat va perm ettre l'exploita-
tion de l'hom m e par l'hom me au nom de ces déterm i-
nations. Le contrat, le moyen d'être du droit, ce par
quoi il existe.
Ai-je besoin de le rappeler ? Le sujet de droit a « per-
mis » que le « réel » lui-mêm e entre dans le commerce ;
il a « permis » que les industries photographiques et
cinématographiques exploitent les travailleurs artis-
tiques au nom d e leurs contrats mêmes ; il a « permis »
que l'hom me soit objet de contrats.
Alors, je peux conclure sur ce terrain, sur le ter-
rain des lim ites qu e la théorie bourgeoise du droit ne
franchira pas. Cette limite, c'est celle-là même que lui
trace la catégorie du sujet de droit, en tant qu e Form e
juridique la plus développée de la propriété. Cette
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124 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

limite, c'est le cham p clos de la prop riété privée, où il


ne se passe jamais rien d'autre que le procès de la pro-
priété privée. La prise de possession de la nature p ar
l'hom me est une prise de possession du sujet de droit :
ainsi, chez H egel, l'hu m anisation de la nature pa sse-
t-elle nécessairement par les déterminations de la pro-
priété ; ainsi la totalité de la Forme Sujet peut-elle
avouer ses déterm inations : elles ne seront jamais plus
que la réalisation de la propriété privée.
Le p oint de départ de la science bourgeoise du droit,
c'est l'homme, l'homme constitué en sujet de droit.
Le point d'arrivée de la science bourgeoise du droit,
c'est l'homme. Le mouvement de cette science bour-
geoise est immobile : on part du su jet pour retrouver le
sujet. Ainsi de la méth ode exégétique : on part de la loi
pour retrouver
logie de la loi.privée,
la propriété La téléologie du sujet
qui produit est la téléo-
la téléologie de
la méthode.
En dernière instance idéologique, il ne se passe
jamais rien dans le droit ; qu'il ne se passe jamais
rien en deh ors du su jet. On abolit l'ailleurs (la prod uc-
tion) par la Forme même du sujet. Et cette abolition
trouve son expression parfaite dans la technique du
droit : on constate que cela est pou r que cela soit.
Ainsi soit-il.

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CONCLUSION

DROIT ET LUTTE IDÉOLOGIQUE

Je m 'en voudrais d'achever sans avoir posé ce que


peu t être, ici, la lutte idéologique.
Lorsque Engels nous raconte la « vraie h istoire » de
l'égalité, il écrit cette chose suivante :
« Ou bien [cette revendication] est — et c'est notam-
ment le cas tout au début, par exemple, dans la Gu erre
des Paysans — la réaction spontanée contre les inéga-
lités sociales criantes, contre le contraste entre rich es
et pauvres,
comme maîtres
telle, elle estet simplem
esclaves,ent
dissipateurs et affamés
l'expression de l'ins-;
tinct révolutionnaire, et c'est en cela — en cela seu le-
men t — qu'elle trouve sa justification. Ou bien, née de
la revend ication bourgeoise de l'égalité, don t elle tire
des revendications plus ou moins justes et qui vont plus
loin, elle sert de moyen d'agitation pour soulever les
ouvriers contre les capitalistes à l'aide des propres affir-
mations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elle
tombe avec l'égalité bourgeoise elle-même. Dans les
deu x cas, le contenu réel de la revend ication p roléta-
rienne est la revendication de l'abolition des classes.
Toute revendication d'égalité qui va au-delà tombe
1
nécessairement dansoublier
Et il ne faut pas l'absurde .  »
qu'Engels nous parle de
l'égalité à propos de l'inégalité « morale » de D üh ring.
Or, que veut dire exactement Engels par « des reven-

1. Engels, L'Anti-Dithring, op. cit., p. 139.


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126 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

dications plus ou moins justes et qui vont plus loin », et


surtout par « le contenu réel » de la revendication prolé-
tarienne ? Jeetvois,
idéologique dans des
la lutte ce texte, le rapport
classes, entreentre
le rap port la lutte
le
fonctionnem ent de la lutte idéologique et la lutte des
classes ; le sens de cette stratégie qui consiste à prendre
la bourgeoisie au mot, e. au piège de sa propre idéolo-
gie. Car c'est cette « prise au mot » elle-même qui va
« plus loin », qui révèle la contradiction de l'idéologie
bourgeoise.
Cette prise au mot — qui est une prise à partie —
avait un sens, un « contenu réel », un « au tre » contenu,
qui n'apparaissait pas de prime abord, qui était tapi
dans l'ombre : l'abolition des classes.
Il y avait donc, dans la lutte idéologique, un contenu
expliciteexplicite
contenu et un contenu latentque
qui n'existait ; il par
y avait
son donc un
contenu
latent, qui l'exprimait sans le savoir. Mieux encore : un
contenu explicite — l'idéologie bourgeoise retournée
contre elle-mêm e, « prise au m ot » — qu i n'était vrai-
m ent révolutionnaire que pa rce que ce retournement
allait nécessairement plus loin qu'un simple retourne-
ment, même s'il l'ignorait encore. Et ce savoir dans
l'ignorance n'existait que parce qu'il s'appuyait « sur
les rapports pratiques sur lesquels se fonde la situation
de classe : dans les rapports économiques dans lesquels
(les individus) produisent et échangent 2 ».
M ais, dans le mêm e m oment où Engels nous donne

le
rie,sens
sonde la lutte idéologique,
« contenu il nousdes
réel » : l'abolition en donne la Tou
classes. théo-
te
revendication prolétarienne de l'idée bourgeoise
d'égalité vise, en dernière instance, l'abolition des
classes.
Et c'est là que je rejoins enfin la faillite de la « science
bourgeoise » du droit, et la théorie d'une pratique th éo-
rique du droit : le droit, retourné contre lui-même,
nous livre les contradictions de sa pratique, et, conjoin-
tement, les limites de sa « science ».

2. L'Anti-Diihring, ibid., p. 125.


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CONCLUSION 127

Étud iant l'« h istoire » de l'économie bourgeoise clas-


sique, M arx en trace la double frontière.
La frontière « scientifique » :
[...] Tant qu'elle est bourgeoise, c'est-à-dire
qu'elle voit dans l'ordre capitaliste non u ne ph ase tran-
sitoire du progrès h istorique, mais bien la forme abso-
lue et définitive de la production sociale [...] elle ne
peu t rester une science qu 'à la cond ition que la lutte
des classes dem eure latente ou ne se manifeste que par
des phénomènes isolés 3 .   »

La frontière idéologique :
Lorsque, en France et en A ngleterre, « la bourgeoisie
s'empa re du pouvoir politique, dès lors, dans la théorie
et dans la pratique la lutte des classes revêt des formes
de plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes.
Elle sonne le glas de l'économie bourgeoise scienti-
fique. Désorma is, il ne s'agit plus de savoir si tel ou tel
théorèm e est vrai, m ais s'il est bien ou m al sonnan t,
agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital.
La recherche désintéressée fait place au p ugilat payé,
l'investigation consciencieuse à la mauvaise
conscience, aux m isérables subterfuges de l'apologéti-
que 4 ».
Si la science bourgeoise du droit remplit tout l'es-
pace politique, cet espa ce politique lui-mêm e est celui
de la lutte des classes. Le Droit reproduit cet espace
lui-même dans la sérénité à jamais troublée de ses caté-

gories.
La science bourgeoise du droit a vécu. Elle est ph ilo-
sophiquement morte avec Kant et Hegel ; elle est
chaq ue jour enterrée dans le cercueil de sa p ratique ,
car « la pratique veille au che vet de toutes les idéolo-
gies, au pied de leur berceau et de leur cercueil 5 ».
Je voudrais achever sur la leçon que Brecht avait
tirée de son expérience avec les tribunau x.
« En essayant de défendre nos "droits" dans une

3 . Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 24.


4. Ibid., p. 25.
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5 . Brecht, op. cit., p. 206 .


 

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128 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

affaire réelle et bien précise, nous avons pris au mot


une idéologie bou rgeoise bien précise et nous l'avons
fait prendre en défaut par la pratique bourgeoise des
tribunaux. Nous avons m ené un p rocès en nous pré-
valant bruyamment de représentations qui ne sont
pas les nôtres, mais dont nous devions supposer
qu 'elles étaient celles des tribunau x. C'est en pe rdan t
ce procès que nous avons découvert dans ces tribu-
naux desen
sont pas représentations d'unlatype
contradiction avec nouveau
pratiqu qui ne
e bourgeoise
en gén éral. Elles ne sont en contrad iction qu 'avec les
vieilles représentations (celles précisément dont la
totalité constitue la grande idéologie bou rgeoise clas-
sique) 6 .  »
Et il précise qu'il faut entendre par là « cette
construction idéologique qu'on appelle l'homme 7 ».
La pratique théorique nous donne l'historicité
m ême de notre com bat : la critique des n otions idéo-
logiques du droit porte en elle la mort de la science
bourgeoise du droit. Pour ce temps à venir et qui
s'annonce aujourd'hui, les intellectuels militants,
« ces véritables savants armés de la culture scienti-
fique et théorique la plus a uth entique, instruits de la
réalité écrasante et des mécanismes de toutes les
formes de l'idéologie dominante, constamment en
éveil contre elles et capables d'emprunter dans leur
pratique théorique — à contre-courant de toutes les
"vérités
M officielles"
arx, mais — les
interdites voies fécondes
et barrées par tousouvertes par
les préjugés
régnants », armés « d'une confiance invincible et
lucide da ns la classe ouvrière » et forts « d'une p artici-
pation directe à son combat s » doivent être au pre-
mier rang, chacun dans leur domaine, chacun dans
leur d iscipline.

6 . Brecht, ibid.
7. Ibid., p. 215.
8. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 14, n. 1.
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

CONCLUSION 1 29

Ils doivent dénoncer la misérable apologétique de


ce système qui fait de l'hom m e une m archand ise, en
lui faisant croire q u'il est libre.
La liberté est à ce p rix.

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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

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Je me propose d'étudier ici l'un des phénomènes


les plus troublants de la propriété littéraire et artis-
tique : il s'agit du statut juridique du personnage. Ce
ph énom ène e st d'ailleurs si troublant qu'il a éch appé
à la sagacité de la doctrine ; à ma connaissance,
aucune étude spécifique ne lui a été en effet consa-
crée. Cela tient peut-être au fait que le personnage
est un être im aginaire, et qu'il n'est pas aisé d'en défi-
nirQla nature.
uoi qu'il en soit, cette recherche n ous ap prend ra
quelque ch ose sur la création, ou, plus précisément,
sur le statut juridique de l'écriture. Le personnage, on
le verra, dès lors q u'il est saisi par le droit, réalise le
dessein secret de tout créateur : il prend vie, à l'instar
d'une personne ph ysique ; il porte un nom , il possède
un droit à l'image, un droit à sa vie privée et même,
sous certaines cond itions, il peu t défendre son hon-
neur et sa considération.
Mais il y a autre chose : le personnage, investi de
cette toute-puissance juridique, présente en ou tre une
rem arqua ble caractéristique ; il risque, au nom de la
loi,
tenced'être
est msubverti,
enacée partourné en ridicule
la dérision. En ;effet,
son omnipo-
l'art. 4 1
de la loi du 1 1 m ars 19 5 7 dispose que <« l'auteur ne
peut interdire... 4 ° la parodie, le pastiche et la carica-
ture, compte tenu d es lois du gen re ».
Ainsi donc, le personnage, à qui la loi a reconnu
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134 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

un statut quasi magique, peut voir consommer sa


ruine au n om de cette mêm e loi ; ce qui a servi à son
triomp he peut
On verra ce servir à p résent
qu'il faut penserà de
sa ce
défaite.
statut ambigu,
équivoque d u p ersonnage, où l'écriture elle-mêm e est
prise dan s sa double fonction de pou voir et de liberté.

I. DES PERSONNAGES EN LIBERTÉ

Q ue faut-il pou r qu'un personn age accèd e à l'exis-


tence ? Une personnalité, bien sûr. Mais, à l'inverse
des p ersonnes ph ysiques qui naissent sujet de droit,
le personn age d oit prouver q u'il existe ; il doit se dis-
tinguer, prendre une forme spécifique, devenir lui-
m êm e. En deu x m ots, il doit trouver son identité, et,
en prem ier lieu, un « corps ».
1. L'apparence physique

Deux affaires illustrent pa rfaitement cette « prise de


corps ». La prem ière a trait à ce genre de « tableau x »
que l'on voit fleurir sur la Butte et sur les quais, et
dont Poulbot a été l'initiateur.
Un certain Michel Thomas demandait un jour la
saisie de diverses reproductions de tableaux représen-
tant des gamins de Paris, soit quelque 288 exem-
plaires de format 19 x 40 cm, 6 000 exemplaires du
mêm e format, et 35 0 00 0 exemplaires signés Barros.
Les p eintres
l'oeuvre de la Bu tte
de Thomas, s'opp osèrent
disaient-ils, à autre
n'est cette action
qu'une:
déformation du type de « gamin » créé par Poulbot,
au début d u siècle, et qui est caractérisé par u n enfant
au x ch eveux h irsutes, à l'air ironique et à l'accou tre-
m ent modeste, se promena nt dans les rues de Pa ris.
Th oma s ne p eut se prévaloir d'une quelconque origi-
nalité en ce domaine, « le genre créé par Poulbot
app artenant au patrimoine culturel ».
Enfin, poursuivaient-ils, à supposer même que
l'originalité soit admise, Thomas ne peut justifier
d'une antériorité par rapport aux autres artistes dessi-
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 135

nant ou p eignant dans le m ême style, car le genre créé


par Pou lbot s'est développé et ada pté au goû t du jour
dès 19 5 0 , alors que Thoma s n'a comm encé à peindre
que vers 19 63 -19 64 .
Autrement dit, l'auteur devait rapporter la preuve
que son <4 gamin » était le fruit d'une combinaison ori-
ginale, le produit spécifique d'éléments anciens et
nou veaux, sur le mode d u brevet d'invention.
De ce
double fait, le tribunal de Paris procéda à une
recherche.
Sur l'originalité du personnage, il jugea : e que
M ichel Thom as est l'auteur de dessins et de peintures
représentant le m ême ga min et la mêm e gam ine isolés
ou en groupe, sous différents costumes et en divers
lieux, tels le violoniste, le pêcheur, l'écolier ou l'éco-
lière, la marchande de fleurs, la petite fille peintre,
etc., offrant toujours le même visage avec ses yeux
imm enses et tout ronds dévoran t la face, à la pu pille
très noire et au large iris bleu, avec de grosses pom-
mettes saillantes et luisantes, une petite bouche ch ar-
nue et "en cerise", aux commissures marquées, un
petit bout de nez à p eine figuré, éloigné de la bou che,
une carnation rose, vive et éclatante, une chevelure
très haute, abond ante et hirsute, le tout donn ant au
visage un air généralement candide et malicieux, heu-
reux et sympathique, mais ce visage à la fois vivant
et divers restant toujours le même, au point qu'en
regardant plusieurs personnages on croit être en p ré-
sence d'une m êm e fam ille » (Trib. grande inst. Paris,
27 mai 197 7, Rev. internat. dr. auteur, juill. 19 7 8.185 ,
confirmé par Paris, 27 avr. 1979, ibid. juill.
1979.138).
Autrement dit, le personnage, pour exister, doit
être dans le m ême, dans le connu ou , mieux encore,
dans le reconnu : il doit se reproduire comme sem-
blable, sous peine de perdre son identité, et cette
identité est constituée par la reproduction de lui-
même. Autrement dit encore, son mode d'être le
voue à la répétition.
On perçoit déjà comment la propriété du person-
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136 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

nage postule une structure quasi immobile, close,


figée, antinomique de la liberté. Si, en effet, le per-
sonnage changeait d'aspect, il perdrait, de jure, tout
droit à la protection. Il est donc condamné à l'iden-
tique, condam né à se reprodu ire tel qu'en lui-m ême.
Son iden tité une fois reconnu e, le personn age doit
alors prouver qu 'il est original, et le tribunal doit pro-
céder logiquement à la recherche des antériorités.
« Attendu qu 'un tel personnage p résente incontesta-
blement un style caractéristique original et propre à
l'auteur ; qu'en outre il se distingue parfaitement,
mêm e s'il appa rtient au m ême genre, du personnage
créé par Poulbot, assorti d'une légende, seulement
dessiné, parfois coloré, ayant une tête et un corps p ro-
portionnés et un visage esquissé, qui joue dans la
scène représentée un rôle de loin moins important
que le visage très étudié du gamin de Michel Tho-
mas ; que, de même, le personnage de Michel Tho-
mas se distingue fort bien encore des enfants dessinés
par Germaine Bouret, qui ont certes un visage rond
et coloré mais toujours proportionné, avec des yeux
vifs et fins et une g rand e variété d'expressions. »
Enfin, et s'agissant d'une au tre antériorité, le même
tribun al, dan s un au tre jugem ent, avait estim é « que
les personnages de Gonzalès en effet, tels le "gamin
au pull vert", "la gamine avec un pain", longiformes
et non râblés, avec leur tête beau coup p lus petite, leur
visage allongé et pâ le, leurs yeux rond s ma is non dis-
proportionnés et sans couleurs, présentent un air
triste et souffreteux, à l'opposé de l'air heureux et res-
plendissant de santé des personnages de M ichel Th o-
mas » (Trib. grande inst. Paris, 21 févr. 1975. Rev.
internat. dr. auteur, juill. 19 7 6 .14 4 ).
Prenons un deuxième exemple. Dans le cadre
d'une campagne publicitaire, une société avait fait
publier dans diverses revues une p hotograph ie publi-
citaire représentant un homme, une femme et un
singe, faisant des ach ats dans u ne « grande surface »,
et remp lissant un « caddy » de fruits tropicaux.
Il s'agissait d'un « homme grand et robuste, vêtu
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 137

seulement d'un slip en peau de léopard, portant un


carquois et tenant un singe contre lui, une jeune et
jolie jeune femme, à la longue chevelure blonde,
vêtue d'un corsage et d'un short légers, et un singe,
peut-être une jeune guenon (sic !) ■> .
Sans coup férir, les héritiers de E.R. Bu rrough s, le
célèbre créateur de Tarzan, reconnaissent leur per-
sonna ge, et assignent la société en contrefaçon.
Première
nal, questionde
« un homme : qui est Tarzan?
jungle C'est, dit lebâti,
magnifiquement tribu-
et
vêtu d'un simple slip en peau de léopard ». Son
image, ainsi que celle de ses compagnons, « comme
Jane, la jeun e femm e, légèremen t vêtue, est devenu e
traditionnelle pour avoir été représen tée dans de très
nombreux films de cinéma et de télévision, et dans
d'innombrables bandes dessinées... » (Trib. grande
inst. Paris, 21 janv. 1977, Rev. internat. dr. auteur,
janv. 19 7 8.17 9).
Deuxième question : à qui appartient Tarzan ? (( Edgar
Rice Burroughs est l'auteur mondialement connu
d'une série d'oeuvres littéraires racontant notamment
les aventures de Tarzan, personnage qu'il a créé en
1912, à qui il a donné un nom et dont il a décrit la
personnalité physique et morale... ; que l'auteur a
cédé ses droits à la Soc. Edgar Burroughs Inc. ;
qu'ainsi les dem andeurs sont bien titulaires des droits
de propriété sur le personnage tant littéraire que figu-
ratif de Tarzan
Troisième e t sur:ceux
question de ses comÀ
la contrefaçon. pagnon s... »
l'argument :
personne ne saurait s'opposer à la représentation par
quiconque d e tout hom m e de la forêt ou de la jungle,
quel qu'il soit, le tribunal répond : « Attendu qu'en
réalité la ph otograph ie incriminée représente non un
homme quelconque de la forêt ou de la jungle sur
lequel, il est vrai, les titulaires des droits sur le person-
nage de Tarzan ne possèdent pas le monopole, mais
bien le personnage de Tarzan lui-mêm e, accomp agné
de Ja ne et de la guenon C hita, caractéristique en soi,
présentant, par la tenue et l'aspect ph ysique, dans un
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138 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

décor rem pli au su rplus de fruits exotiques, les princi-


pales caractéristiques d u p ersonnage de Tarzan. »
Autrement
pouvoir dit, à
produire tout
son moment,
identité, le personnage
et cette doit
identité pos-
sède un tel pouvoir qu'une personne réelle n'a pas
même le droit de l'imiter.
Possédant ainsi une identité, qui se confond avec
son image, le personnage peut alors prétendre à un
nom et une vie privée.

2. Le nom du personnage

De même qu'une personne physique, le person-


nage a u n nom , qui présente la caractéristiqu e d'être
ouvertement commercial. Cela, en retour, détermine
la Comme
nature « comm erciale la
le constate » du p ersonnage
cour de Paris,lui-mêm e. a
l'auteur
sur le nom de son personnage « des droits de pro-
priété littéraire le rend ant indisponible et emp êch ant
donc son dépôt comme marque par un tiers »
(Paris, 26 avr. 1977, Rev. internat. dr. auteur, janv.
1978.131).
M ais cela n'empêch e pas q ue l'auteur pu isse céder
le nom de son p ersonnage — qui prend a lors le statut
de la marque — ni qu'il en fasse le dépôt pour son
prop re comp te. Le droit de propriété littéraire s'appa-
rente alors à une indispon ibilité pour les tiers d'utili-
ser le nom du personnage.
Ainsi,
peut fort concernant
bien stipuler la cession
qu'un ducède
auteur nom, un
àu necontrat
société
« le droit exclusif d'adaptation et de reproduction de
chacun des personnages créés et figurant dans ses
oeuvres », et qu e cette société « pourra donc, à l'exclu-
sion de quiconque, adapter librement et reproduire
ces personnages, par tous moyens, sous toutes
formes, en toute m atière et par tous usages connu s et
à venir » (Paris, 26 avr. 1977, préc.). Et cette clause
peut fort bien être interprétée de la façon suivante :
« Par les dispositions de l'art. 2, les auteurs ont bien
au torisé la Soc. Procidis à exploiter commercialement
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 139

sans la m oindre limite tous les personnages se carac-


térisant essentiellement p ar leurs nom s... ; que la Soc.
Procidis tenait donc d es auteu rs le droit de com m er-
cialiser sous les formes les plus diverses et sous le nom
de Colargol, l'ours, héros de leurs oeuvres ». Ce qui
implique bien que les droits de propriété littéraire
peuvent se résoudre, en l'occurrence, en un droit de
marque.

le M ais, du
nom parpersonnage.
a illeurs, l'auteu r peut
« Le dépôtlui-mêm
commee marque
déposer
d'un nom tiré de la littérature et du ciném a est parfai-
tement licite «, dit le tribunal de Paris. « La marque
nom inale ainsi déposée doit être protégée contre l'uti-
lisation commerciale, pour des produits similaires,
d'une dénomination identique ou semblable » (Trib.
grande inst. Paris, 3 janv. 1978, Rev. internat. dr.
auteur, avr. 197 8.11 9).
Le nom du personnage peut donc s'autonomiser,
devenir à lui seul une marque qui, à son tour, désignera
n'importe quel autre produit. Ou, mieux encore, ces
produits deviendront une marqu e du personnage. Par
exem ple, qui
un d épôt
la société qu i exploite
« comporte une nom
Tarzan peu tdeinvoquer
enclature plus de
cent produits et services, souvent désignés par des
termes génériques, depuis les "produits chimiques
destinés à l'industrie", jusqu 'aux "travaux de spécia-
listes avec ou sans rapport avec la conduite des
affaires", en passant par les armes à feu, la m outarde,
les pantou fles, le tabac, l'hôtellerie, les "maisons pour
enfants et convalescents", etc. ; qu'en fait tous les pro-
duits et services que l'on peut imaginer de comm ercia-
liser sont couverts par la marque Tarzan » (Trib.
grande inst. Paris, 3 janv. 19 7 8, préc.).
Le personnage peut, enfin, bénéficier d'une vie
privée.
3. La vie privée du personnage

Le p ersonnage a droit à son histoire, à sa vie privée,


et peut m ême d éfendre son honneu r et sa réputation.
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140 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

Lorsqu'il s'agit d'un personnage célèbre, c'est même


la France entière qui est concernée.
U tilisé dans un ouvrag e intitulé « Lagardère, d'après
Paul Féval, père et fils », maltraité dans une série
d'émissions télévisées, l'héritière des auteurs se voit
reconnaître le droit d'agir « pour la défense des per-
sonnages imaginés par Paul Féval père, et spéciale-
ment du chevalier de Lagardère » (Trib. grande inst.
Paris, 22 janv. 1971, Rev. internat. dr. auteur juill.
1972.223). Soit. Mais la Société des gens de lettres,
elle-même, est déclarée recevable à agir. « Attendu
qu e la Société des gens de lettres fait valoir, non sans
raison, qu'il est de l'intérêt de tous les écrivains que
le héros de roman, comm e le chevalier de Lagard ère,
ne puisse être imp uném ent accaparé par un tiers ; que
cette préoccupation, qui est à la source du présent
procès, touche à la protection des intérêts d'un de ses
membres, ainsi qu'à un point de droit professionnel
d'intérêt généra l, et entre bien , en effet, très précisé-
ment, au nombre des intérêts dont l'Association a sta-
tutairement la ch arge » (ibid.).
Autrement dit, il existerait un droit professionnel
de la création littéraire, une sorte de déontologie de
la création, qui empêcherait les écrivains de se voler
réciproquement leurs héros ! Et, mieux encore, le
héros serait la pierre angu laire de ce droit profession-
nel ; il concrétiserait, de façon exemplaire, le travail
créateur. O n le comp rend bien d 'ailleurs, puisque sur
le marché littéraire les héros constituent une valeur
marchande. Imaginerait-on les héritiers de Joyce se
plaindre qu 'on leur a « volé » U lysse ?
Cela dit, on conçoit que tout soit mis en oeuvre
pou r protéger l'intégrité du person nage.
L'ourson Colargol, prétendent ses créateurs, a été
utilisé pour faire vendre des marchandises, et cer-
taines de ces marchandises seraient d'un goût dou-
teux. Peut-être, répond la cour, encore que
« l'utilisation de l'image de Colargol à l'occasion de
la vente de produits tels que les yaourts ou comme
décoration de verres app réciés des enfan ts, ne consti-
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 141

tue pas en soi une marque de mauvais goût ». Mais


surtout, ajoute-t-elle, « il résulte du rapport de l'ex-
pert que par les relevés de redevances qu 'ils ont reçus
les deux au teurs ont eu connaissance de cette utilisa-
tion et qu'ils n'ont cependant jamais formulé une
remarque quelconque à ce sujet » (Paris, 26 avr.
19 7 7 , préc.).
De m ême , dans l'affaire du faux Ta rzan faisant ses
emp lettes dans u n sup ermarch é, les h éritiers de l'au-
teur alléguaient un « préjudice moral » : le seigneur de
la jungle aurait été « avili », parce qu'il poussait un
« caddy » rempli de bananes. Chacun sait, en effet,
que l'homm e-singe cueille lui-mêm e les bananes dans
les arbres. Fort bien, reconnaît le tribunal, mais ces

héritiers
annonceurs eux-mêmes
à u tiliser «leautorisant
personnagelargement
à d es finsd'autres
pu blici-
taires, leur préjudice moral, qui apparaît ainsi comm e
de p ur p rincipe, sera entièremen t réparé pa r l'alloca-
tion d'une somme purement symbolique » (Trib.
grande inst. Paris, 21 janv. 1 9 7 7 , préc.).
Enfin, à l'occasion d'un film parodique tiré des
aventures de Tarzan, celui-ci s'indigne : ce film pré-
senterait « de très nomb reuses séquen ces obscènes »,
et leur accumulation risquerait de blesser la pudeur
des spectateurs (Trib. grande inst. Paris, 3 janv.
1978, préc.). Et le tribunal prend soin de répondre
qu'eu égard au caractère parodique de l'oeuvre « ex-
cluant tout risque
des thèmes, d'assimilation
l'intégrité des épique
de la création personnages et
de Bur-
rough s ne peut se trouver com prom ise, ni son myth e
légendaire ébranlé ».
La doctrine a d'ailleurs curieusement désavoué le
tribunal. « À juste titre, dit M. Desbois, Burroughs
aurait pu être offusqué et ses héritiers le furent...
Point n'est besoin de rech ercher si le droit moral, au
sens de l'art. 6, a été violé ; le débat se situe au-delà
des frontières du droit d'auteu r, dans le dom aine des
droits de la personnalité » (note Desbois au D.
1979.99)
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O n ne saurait mieux dire que les personnage s pos-


 

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142 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

sèdent des droits de la personnalité, auxquels il ne


sau rait être porté atteinte. M ais leur pe rsonnalité est
elle-même constituée par leurs caractéristiques, par
leurs fonctions. Cela jette d'ailleurs une lueur fort
troublante su r les droits de la personnalité en général
qui semblent bien devoir protéger la représentation
qu 'une p ersonne se fait d'elle-mêm e.
Il faut noter enfin que les créateurs de p ersonnages
savent parfois concilier fort bien leur droit moral et
leur droit pécuniaire. Marcel Allain, auteur avec
P. Souvestre des romans de la série Fantômas, avait
cédé à u ne société la faculté de tirer des film s de ses
héros en précisant que les caractères typiques des
héros de ses romans n e pou rraient être mod ifiés sans
que l'auteu r en a it été averti et ait donné son accord.
Da ns l'hyp othèse inverse, une m ention au générique
devrait indiqu er qu 'il s'agissait d'aventures n ouvelles,
inspirées par les romans d e Pierre Souvestre et Ma r-
cel Allain.
La Cour de Paris approuve la validité d'une telle
clause : « Marcel Allain fut toujours soucieux de

défendre son
bénéfices qu'iloeuvre,
pouva itmen
aisretirer
n'était; pas
qu'ilind
a aifférent
ccepté uaux
ne
formule tenant compte des deux objectifs qu'il pour-
suivait simultanément... » (Paris, 23 nov. 1970, Rev.
internat. dr. auteur, juill. 19 7 1.7 4 ).
Qu e résulte-t-il de ces analyses ? Le personnage est
un être bloqué, voué à la répétition ; ce qu i lui donne
existence produit aussi sa propre mort, puisqu'il ne
peut cha nger sous peine de devenir un autre et donc
de se perdre. Or, c'est précisément le « même » dans
lequel il évolue qui lui donne sa force ; c'est le senti-
m ent de sécu rité qu'il procu re qu i lui donn e sa réali-
té ; sa permanence rassure puisqu'il est toujours

reconnaissable.
C'est pou rquoi il est l'aboutissem ent, la réalisation
d'une certaine écriture. En lui l'écriture se clôt sur
elle-même, et, à la limite, l'auteur disparaît. Il s'est
aliéné dans la machine infernale qu'il a créée de ses
propres mains. L'écriture se représente dans autre
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 143

chose qu'elle-même, un produit qui circule sur la


scène d'une coméd ie inhu ma ine. Le geste transgressif
de l'écriture a disparu.
M ais pourtant, je l'ai dit, le droit a prévu u n contre-
poison. Si, d'un côté, il sanctionne un certain type
d'écriture, de l'autre côté il en app elle à la liberté. Le
personnage omnipotent, représentant d'une écriture
institutionnalisée qui participe du commerce et de
l'industrie, est toujours m enacé p ar son d ouble pa ro-
dique.

II. FIGURES DE LA SUBVERSION

Par hypothèse même, la parodie est une création


sur de la création ; elle crée sur du déjà-créé. De là
son ambiguïté : d'une part, elle doit se distinguer de
l'oeuvre parodiée, tout en lui empruntant ses carac-
tères, d'au tre part, elle ne doit pas dénatu rer l'oeuvre
parodiée, sous peine de porter atteinte au droit au
respect.

Ainsi, lede
mesures fait de reprodu
Carmen, ire dan
l'opéra de sBizet,
une chan son deu x
ne constitue
point une contrefaçon, dit le tribunal de commerce
de la Seine, dès lors que l'effet obtenu est parod ique :
« que bien loin d 'exercer la m oindre concurrence, soit
artistique, et alors préjudiciable à la réputation du
compositeur Bizet, soit commerciale, et alors dom-
mageable aux intérêts de son éditeur... le succès de
la chanson de Mireille et Franc-Nohain souligne en
quelque sorte celui de Carmen » (Trib. com. Seine,
26 juin 193 4, Gaz. Pal. 1 9 3 4 .2.5 9 4 ; Cf. aussi : Trib.
grande inst. Paris, 9 janv. 1970, D. 1 9 7 0 .6 7 9 ; JCP
19 7 1.11.16 64 5 , note Françon, Erratum 1 6 6 7 1 bis).
Telles sont « les lois du genre » d e la pa rodie ou, si
l'on préfère, les obstacles qu'elle doit franch ir. Alors,
elle peut retrou ver sa fonction transgressive, sa faculté
de dénoncer, « avec la permission du législateur [...]
tous les ridicules [d'un au teur] sans qu oi il n'y aurait
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pas de véritable liberté d'expression » (Trib. grande


 

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144 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

inst. Paris, 2 janv. 19 6 8, in concl. G. Paire sous Trib.


grande inst. Paris, 3 janv. 19 7 8, préc.).
« Car nous sommes partisans, dit la cour de New
York, de la thèse selon laqu elle parodie et satire m éri-
tent effectivem ent de jouir d'une assez grande liberté,
tant comme spectacle récréatif que comme forme de
critique sociale et littéraire. Ainsi que le savent les
lecteurs du Don Quichotte de Cervantès, ou des
Voyages
vent un e de Gulliver de sous
plaisanterie S wiftleur
[...] sens
les mvéritable
ots cachent sou-
» (Berlin
C. E.C. Publications Inc. New York, 1964, in Droit
d'auteur 19 64 .15 8, n° 2).
Subversion de l'écriture par l'écriture, apparition
d'un sens caché sous le sens explicite, d'un non-dit
derrière l'apparence, telle est la nature profonde de
la parodie. On conçoit dès lors qu'en s'attaquant au
personnage ou au héros, elle en veuille derech ef à son
essence héroïque et à ses caractéristiques.
Dans la jurisprudence récente, on peut voir appa-
raître deu x figures d e la sub version : ou bien le héros
est subverti par un travail du négatif, ou bien il est

subverti par un d éplacement du sens.


1. La subversion par la négativité

Lorsque la Soc. E.R. Burroughs, dont j'ai déjà


parlé, assigne les auteu rs du d essin anim é Tarzoon la
honte de la jungle, elle leur reproch e un e contrefaçon,
une a tteinte au d roit m oral de l'auteu r, et une im ita-
tion frauduleuse de la ma rque Ta rzan.
Le tribunal de Paris, dans un très remarquable
jugement, va parfaitement décrire le travail de la
parodie. Dans un premier temps il va exposer l'es-
sence héroïque de Tarzan, dans un deuxième temps
les procédés de sub version d e cette essence.
a) L'essence héroïque : structure d'un mythe

Tout d'abord, le tribunal va relever les qualités


physiques et morales de Tarzan : Attendu que la
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 145

création multiforme de Burroughs est une suite de

gestes
tral épiques
; qu'on dont T arzan
l'y retrouve, deest toujours
roman le hérosoucen-
en roman de
bande dessinée en bande dessinée, sous ses attributs
perm anen ts qui sont la force, la beauté, le coura ge, la
générosité ; que, s'il recourt pa rfois à la violence, c'est
afin de redresser des torts et pour la défense des
opprimés ; que certes, et malgré son extraordinaire
force physique et morale, il lui advient, rarement du
reste, d'être vaincu, mais que finalement il sort tou-
jours triomphant de ses épreuves ; qu'il est sinon à
l'abri de toute tentation de la chair, du moins invaria-
blement m aître de ses sens et, tel un ch evalier m édié-
val, poursuit ses aventures errantes en restant fidèle à

sa dam e,
séparé. » Jane, son épouse, dont il est le plus souvent
On peut relever dans ces motifs ce qui constitue
l'essence du héros : des qualités positives perma-
nentes — force, beauté, courage, générosité ; l'utilisa-
tion de la violence à bon escient ; la maîtrise de la
cha ir, aisémen t supp ortée par l'éloignem ent où il est
de sa femm e.
Ainsi se dessine un héros « positif », qui condense
un certain idéal collectif. Cette positivité, d'ailleurs,
est antinom ique d 'une am bivalence ; en effet, c'est le
manque total de contraire qui donne au héros son
essence héroïque.
Parétat
d'un ailleurs, TarzanC'est
de nature. ressuscite
ce quelerelève
rêve nostalgique
le tribunal
dans une seconde série de motifs. « Attendu qu'à
l'évidence, ainsi du reste que le héros l'explique lui-
mêm e dans l'un des rom ans, Tarzan puise sa vigueur
ph ysique et m orale dans le milieu primitif où il a vécu
enfan t et où, le plus souve nt, il continuera à vivre, et
dans l'existence ascétique et très proche d e la natu re
qu'il y mène ; que son cadre de vie, parmi les indi-
gènes et les animaux, avec lesquels il comm unique et
dont il est le protecteur attitré, est toujours em preint
de merveilleux et souvent de fantastique (châteaux
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gothiques, cités perdues, royaum es enfouis au centre


 

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146 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

de la terre , vestiges de l'Atlantide, etc.) ; que l'oeuvre


cinématographique tirée du cycle Tarzan, si elle a
quelque peu édulcoré le mythe, notamment par un
sentimenta lism e teint de pseu do-réalisme, ne l'a pas
pour autant profondément altéré ; que même à
l'écran, Tarzan reste bien pou r le pu blic l'incarn ation
populaire de la grandeur acquise au contact d'une
nature imm ense et vierge. »
Tel est
social bien
», et, l'état
dans une de nature,série
troisième opposé
de mau « contrat
otifs, le tri-
bunal, enfin, révèle le dessein avoué de l'auteur :
« Que le créateur fut conscient du destin mythique
dévolu à son personnage, puisqu'il écrivait dès 1 9 3 2 :
"Nou s désirons tous fuir les lim ites étroites de la ville,
fuir vers la liberté des pa ys sau vages [...], nous im agi-
ner errants et libres, seigneurs de n ous-m êm es et de
notre monde [...], chacun de nous voudrait être Tar-
zan [...]." ( W riter's D igest, juin 1 9 3 2) et que ce destin
n'est pas désavoué par ses ayants droit, l'actuel prési-
dent de E.R. Burroughs Inc. ayant récemment
déclaré que l'oeuvre de B urroug hs "est l'évasion abso-
lue.
dansTarzan est l'homme que
un environnement nousvoudrions
où nous voudrionsnous
être,
trouver" (Daily Express, 24 févr. 1976). »
V oilà donc, superb em ent décrite, la structure d'un
myth e, incarné dans un héros un iversel. « Si le père,
disait Freud, a été le premier idéal du jeune garçon,
le héros est de venu , tel qu'il a été créé par l'ima gina-
tion du poète, le prem ier idéal du moi aspirant à sup-
planter le père » (Freud, « Psychologie collective et
analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot,
1977, p. 166). Et Freud ajoute « C'est donc par le
m ythe qu e l'individu se déga ge de la psycho logie col-
lective » (ibid., p. 167). Tarzan, « seigneur de lui-

même
déga ge »àreprésente cet idéal
peine de l'état du moi
de nature primitif, qui» se
« préhistorique de
la horde sauvage.
Or, la parodie, imaginée par les cinéastes, va
reprendre trait pour trait cet infantilisme, et le tour-
ner en dérision par un su rprena nt travail du n égatif.
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 147

Elle va subvertir ce héros en faisant apparaître son


non-dit, en « rabaissant » son « essence », retrouvant
par là mêm e le processus du rire populaire. « Dan s le
réalisme grotesque, le rabaissement du sublime ne
porte nullement un caractère formel ou relatif. Le
"haut" et le "bas" ont ici un e signification rigoureu se-
ment topographique. Le haut, c'est le ciel ; le bas,
c'est la terre ; la terre est le principe de l'absorption
(la tombe, le ventre) en même temps que celui de la
naissance et de la résurrection (le sein maternel).
Telle est la valeur topographique du haut et du bas
sous son aspect cosmique. Sous son aspect plus
proprem ent corporel, qui n'est nulle part séparé avec
précision de son aspect cosmiqu e, le ha ut c'est la face

(la tête) ; C'est


derrière. le basavec
les organes génitaux, le
ces significations ventre et
absolues quele
fonctionne le réalisme grotesque... » (Bakhtine,
L'OEuvre de François R abelais, Gallimard, 1970,
p. 30).
L'écriture, dans son réalism e grotesqu e, va retrou-
ver sa liberté.

b) La liberté parodique

S'agissant des personnages eux-mêm es, le tribunal


a parfaitement relevé le procédé d'abaissement de la
parodie : « Tarzoon, petit, laid, chétif, impuissant

sexuel,
et dont est essentiellem
la survie ent épreuves
dans les l'anti-héros voujamais
n'est é à l'échec,
due
qu'au h asard ; que Jane, jeune mégère braillarde, sen-
suelle, dominatrice, est l'opp osé d e la d ouce et fidèle
épouse de Tarzan... ; que le singe Chitoon, lubrique
et tout mépris pour l'impuissant Tarzoon, est évi-
dem me nt la réminiscence inversée de la dévouée Chi-
ta ; que par le retournement des personnages et de
leur rôle, l'auteu r a, bien évidemm ent, non pas calqué
m ais parodié les éléments em pruntés à l'oeuvre origi-
nale, créant par le contraste — lequel est l'un des
grands ressorts psychologiques du rire — les effets
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comique s qu 'il rechercha it. »


 

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148 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

C'est donc bien par le renversement négatif, l'ap-


parition du non-dit, que le héros est subverti. La
parodie réalise l'inversion topologique du person-
nage, en détruit la méca nique ; l'inconscient réappa -
raît et le refoulé fait retou r.
C'est selon le même procédé que l'état de nature
lui-même est subverti.
« La jungle, dans le film d e Picha , est l'envers d e la
forêt lointaine et merveilleuse de Tarzan, un carre-
four où gens et bêtes, à coups de gags, se rencontrent,
se convoitent, s'agressent ou se traqu ent, où l'ethn o-
logue, tenant à la main l'ouvrage Tarzoon of the
apes..., cherche la trace d'un célèbre anthropoïde et
tombe sur le dérisoire Tarzoon, où les volcans cra-
chent au lieu de flammes des boites de conserve, où
les paysages, livrés à la cupidité des exploiteurs, sont
hérissés de gâteaux d e sucre, jonchés de d étritus ou
d'animau x estropiés, parcourus d e touristes japonais
arm és de caméras, traversés d'une a utoroute bondée
de voitures et survolés par C oncorde... »
On le voit, la parodie représente bien le travail du
négatif ; elle renverse les signes, et fait marcher la
mécanique du héros à l'envers. Il n'y a pas de grand
homme pour son valet de chambre, disait Hegel,
parodiant à l'avance la dialectique du maître et de
l'esclave.
Voyons à présent la seconde figure de la subversion
qui opère par un déplacement de sens.

2. La subversion du sens

Le procédé est ici différent : le parod iste se place à


l'intérieur de l'oeuvre, il pren d sa form e, son ha bit, et
lui fait dire au tre chose. Il ne s'agit plus de constru ire
le contraire m ais de dép lacer le sens.
Un ouvrage, intitulé M. Schulz et ses Peanuts, repre-
nait, en les parodiant, les fameux personnages de
Snoopy, Charlie, Linus, Sally, Lucy, etc. On connaît
le monde fabuleusement médiocre de Snoopy, qui
fait penser à la phrase de Marx sur Bentham : il* a
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 149

poussé la bêtise du petit-bourgeois jusqu'au génie.

«efficace,
Voici le héros le froussard
le plus plus laid, lequi
plussegrotesque, le moins
puisse imaginer.
Snoopy est l'anti-héros, le h éros qui ne donn e pa s de
complexe à ses admirateurs. Et l'on peut en rire à
l'aise : ce chien hydrocéphale réunit toutes les qua-
lités de l'individu m oyen m ais poussées à l'extrêm e...
Sa niche est le centre du monde, elle est le monde :
soleil, lune, étoiles, saisons, nuages, ciels bleus s'y
succèdent. La n iche de Snoopy est l'axe de l'univers »
(B. Frappat. « Snoopy, l'anti-héros », in Le Monde,
6 déc. 1974).
On connaît ses sentences péremptoires : « Mordre
ou ne pas mordre, telle est la question. » Snoopy est
le petit-bourgeois
devan absolu
t sa pâtée, Lu cy l'adm:oneste
lorsqu'il danse de
sévèrement : «joie
Tu
ne serais pas si gai si tu savais tout ce qui se passe
dans le monde ! » ; « Ne me le dis pas, répond
Snoopy, pou r vivre heu reux vivons stupide. »
Snoopy est donc tout le contraire de Ta rzan, tout le
contraire du h éros positif; il est par excellence l'anti-
héros. De ce fait la parodie ne peut consister qu'en
un déplacement interne du sens.
L'ouvrage litigieux fut attaqué sur deux fronts :
1 ° les dema ndeurs soutenaient qu'un grand nom bre
de ces dessins constituent une atteinte à la personna-
lité de l'oeuvre d e S chu lz, et en d onnent une vision le
plus souvent
avec son espritpornograph ique ensérie
; 2° une seconde contradiction
de d essinstotale
por-
terait atteinte aux droits de reproduction de l'oeuvre
elle-même, puisque certains des illustrateurs se
seraient contentés d'em pru nter à Ch arles Sch ulz ses
personnages en les recopiant purement et simple-
m ent, à tel point que le lecteur ne p ourrait distingu er
le dessin contrefaisant du dessin original (Trib.
grande inst. Paris, 1 9 janv. 1 9 7 7 , Rev. internat. dr.
auteur, avr. 1 9 7 7 . 1 6 7 ) .
Le tribunal définit d'abord, en l'espèce, les pro-
cédés parodiques : « Attendu qu'il n'est pas contes-
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table que les dessins litigieux s'inscrivent dans la


 

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150 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

tradition parodiqu e, tendant à susciter chez le lecteur


la com plicité et l'ironie par u ne im itation d éforman te
de l'oeuvre originale ; que la parodie supp osant néces-
sairement un emprunt, il importe peu que certains
dessinateurs aient réalisé des personnages parfaite-
ment ressemblants à ceux d e Sch ulz, dès l'instant que
le dessinateur a fait preuve d'originalité, apportant à
l'oeuvre sa facture personn elle ; qu 'en l'espèce, da ns
les dessins incriminés, les situations ne son t pas les
mêmes ; que le comique d'un certain nombre de ces
dessins provient justemen t de ce que les personnages
se trouvent dan s un e situation contraire à celle da ns
laque lle ils sont placés dan s les bandes d essinées de
Schulz : que les propos qui leur sont prêtés sont diffé-
rents, prenant dans leur bouche un caractère inso-
lite. »
Autrement dit, les parodistes travaillent formelle-
m ent dan s le mêm e ; ils épousent les caractères figu-
ratifs des personnages, à tel point qu'on peut les
confondre. Et c'est à l'intérieur d e cette forme qu 'ad-
vient la subversion, qui consiste soit à créer une si-
tuation contraire », soit à prêter aux personnages des
propos différents ». L'originalité s'analyse alors bel
et bien en un dép lacem ent de sens. Critère juridique
de la parodie infinim ent subtil que le tribunal va s'at-
tacher à définir : « Attendu qu'un certain nombre de
dessins, outre leur but parodique, sont le m oyen pou r
le dessinateur d'exprimer, avec toute la force de
l'image, une idée, une opinion ou une conviction ;
que le sage Snoopy ap paraisse enchaîné au drapea u
américain dans un dessin de Vasquez de Sola, ou
douillettement couché sur sa niche métamorphosée
pour la circonstance en temp le de la Bou rse, ces gra-
phismes expriment un engagement ; attendu que le
dessinateur projette aussi ses propres fantasmes à tra-
vers sa vision des "Peanu ts", que ceux-ci apparaissent
sous le crayon de L ecomte, perdus d ans l'univers sans
joie de cités de béton, ou de Sola, leur déniant "le
temp s suspen du d 'un e éternelle jeunesse", et qui les
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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 151

représente vaincus p ar l'âge, dérisoires enfants vieillis,


sortis des décom bres de qu elque m onde prou stien. »
Nous sommes bien loin de la parodie de l'envers
ou du bas ; ici elle prend un tour politique ou méta-
ph ysique, et cela emp êche qu e le droit m oral de l'au-
teur pu isse être violé.
Autrem ent d it, l'apparition du non-dit, le retour du
refoulé, le fait de dire ce qu i est dénié emp êche toute
confusion. Et, de façon étonna nte, c'est cette appa ri-
tion qui bouleverse la clôture, la forclusion de l'es-
sence héroïque.
« Le caractère parodique provient justement d e leur
aspect sexuel, absent des Peanu ts de Sch ulz, qu'il en
est de même du thème de la violence, exprimé avec
une force brutale, comme un défi, dans les dessins
des pages 68 et 69, par le meurtre de Snoopy, dont
l'effet recherché est le bouleversement des conve-
nances du m onde clos cher à Schu lz. »
La cour de Paris, en confirman t ce jugement (Paris,
20 déc. 1977, inédit), élèvera encore le débat, en
considérant « qu'en introduisant la sexualité dans
l'univers des Peanuts où il "brille par son absence"
selon l'expression de Marion Vidal, les illustrateurs
du livre n'ont fait qu'exercer leur droit de critique,
auqu el Schulz ne p eut prétendre se soustraire au pré-
texte d'une atteinte à son d roit m oral ».
Le d iscours sexuel est ainsi élevé à la hau teur de la
liberté d'expression ; le déplacem ent de sens exprime
alors sa puissance subversive. Il suffit, pour s'en
convaincre, de se référer à la description de certains
dessins faite par le tribunal : que ce soit « le dessin
représentant l'accouplem ent réalisé dan s le fantasm e
d'un Snoopy esseulé, ou celui représentant Woods-
tock, l'oiseau, venant se nicher entre les pattes de
Snoopy ; ou le dessin représentant le même Snoopy
s'en allant tout guilleret après avoir croqué (au sens
littéral) l'extrém ité d'un sein provocant ».
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15 2 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

CONCLUSION

Le personnage représente l'ambiguïté même de la


création, son ambivalence. En s'incarnant dans le
héros, l'écriture démontre sa puissance institution-
nelle, son pouvoir social, commercial, et, du même
coup, ses propres limites. Qu ant à la parodie, création
sur de la création, elle exprime la liberté d'une écri-
ture se critiquant elle-mêm e.
L'écriture se dédouble toujours ; elle se joue sur
une scène où pou voir et liberté s'affrontent dans u ne
tragi-coméd ie éternelle. Qu 'on en voit ici un nouveau
signe ; qu'on y voit aussi en action un discours juri-
diqu e dans toute sa rigueu r et sa subtilité.
Car, s'il en fut jamais, le droit est, par excellence,
le discours collectif où un e société se représente elle-
mêm e dans son am bivalence.

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

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Principales abrév iations

Ann. prop. ind. : Annales de la propriété industrielle


Co m . : A rrêt de la Ch am bre com m erciale et financière de
la Cour de cassation
D.: Recueil Dalloz
DH : Recueil Dalloz hebdomadaire
DP : Dalloz-périodique
jCP : Juris-classeur périodique (semaine juridique)
Paris : Cour de Paris ; Versailles : Cou r de Versailles,
etc.
RIDA : Revue internationale du droit d'auteur
TGI : Tribunal de grande instance

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1 — La récente loi américaine eu date du l e r déc.

1990,parelative
ture à «d'auteu
r le droit la protection
r » ' estd es
pouoeuvres
r nous d'architec-
un e excel-
lente occ asion de faire le point sur le rapport en tre le
droit d'auteur et la « rue ».
En effet, l'art. 704 a ), paragr. 120 (a), de cette loi,
dispose qu e « le droit d'auteur sur une oeu vre d'archi-
tecture qui a été c onstruite ne c omp rend pas le droit
d'interdire la fabrication, la distribu tion ou la présen -
tation au pu blic d'images, de peintures, de photogra-
phies ou d'autres représentations picturales de
l'oeuvre, si la construction dans laquelle l'oeuvre est
incorporée est située dan s un lieu pu blic ou dans un
endroit normalement visible d'un lieu public » 2 .  Par

1. RIDA janv. 1991. 377 s.


2. Le (b) du paragr. 120 dispose que « les propriétaires des
bâtiments incorporant une oeuvre d'architecture peuvent, sans le
consentement de l'auteur ou des titulaires de droits sur l'oeuvre
d'architecture, procéder ou autoriser quiconque à procéder à des
modifications du bâtiment et à détruire ou autoriser la destruction
d'un tel bâtimen t s. Sans en être encore là, on con state que la toute
demière jurisprudence des juges du fond s'en rapproche dangereu-
semen t dans les deux affaires Bull et du T h é â t r e d e s C h a m p s - E ly s é e s ,
la Cour de Paris étant plus extrémiste que le tribunal. Cf., pour
l'affaire Bull, TGI Paris, 29 mars 1989, jCP 1990.1.3433, n° 3,
annexe I, obs. B. Edelman ; D. 1990. S o m m . 54, obs. Colombet ;
Ga z. Pa l. 1990.1.140, note M. Huet, et sur appel, Paris, 15 mai
1990, jCP 1990.1.1478, n° 35 s., ann exe 6, obs. B Edelman, pour-
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voi rejeté par Civ. 1", 7 janv. 1992, D. 1992.IR.47 ; pour l'affaire
 

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156 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

ces dispositions, les États-U nis se con formeraient, sur


ce point, à l'interprétation actuellement dominante
de la Convention de Berne, telle qu'elle résulterait
des conclusions des experts réunis par l'UNESCO et
l'OMPI3.
2 — Qu'en est-il, alors, du droit français ? D'une
façon générale, on reconnaît à l'architecte — ou à
l'auteur d'un spectacle public (« sons et lumières »,

par exem
ser la ple) — le droit
reproduction ou laabsolu d'autoriser
représentation ou de
de son oeurefu-
vre.
Tout se passe com m e si l'espace qu e l'oeuvre occup e
était provisoirement affecté par le droit de propriété
littéraire, qu'il s'agisse d'espac e p ub lic ou privé.
Néanmoins, on constate une exception remar-
qua ble à cette approp riation : lorsqu'un sp ectac le est
un événement, ou lorsqu'un monument tient lieu
d'événement, les droits d'auteur s'effacent, totale-
m ent ou p artiellem ent. On a alors le sentimen t d'une
sorte d'ex ceptio historiae : le public reconqu iert sa rue,
son p avé, et la collectivité son em pire.
3 — On notera d'ailleurs que, dans toute cette
affaire, le carac tère person na liste du droit d'auteu r se
fait jour sous les ausp ices de l'anthropomorphisme. Les
tribunaux ont tendance à protéger la « maison » à
l'instar de la person ne o u la person ne à l'instar de la
maison. Ici comme là, on est en présence d'un droit
à l'image. Lorsqu'un e oeuvre arch itecturale est située
dans un espace privé, on défend son intimité ; lors-
qu'elle est située da ns u n espace p ublic, on retrouve
les mêmes règles protectrices que celles appliquées
aux personnes ; enfin, lorsqu'une oeuvre — ou un
spectacle — constitue un événement, on voit encore
qu e le droit lui con fère le m êm e régime qu 'à une p er-
sonne historique ou à un symbole.

du T héâtre des C ham ps-Ely sées TGI Paris, 4 avr. 1990, RIDA juill.
1990.386 ; et, sur appel, Paris, 11 juill. 1990, ibid. oct. 1990 .299.
3. J. Ginsburg, Les Nouvelles lois des États-Unis, RIDA janv.
1991.366.
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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 157

Cela n'est point fait pour nou s étonn er : quoi qu'on


dise, et quoi qu'on pense, le système du droit d'au-
teur est, en son fond, personnaliste, et il serait vain
de l'assimiler au c opyright4.

I. L'AUTEUR ET L'ESPACE ARTISTIQUE

4 — A priori, l'architecte — ou l'organisateur de


spectacles de rue — devrait demeurer investi de
toutes ses prérogatives. Nous ne sommes point
encore, en effet, dans le système du copyright qui
suppose un équilibre économique soigneusement
mesuré entre l'auteur, à qui la société octroie un
monopole d'exploitation fondé sur l'utilité de
l'oeuvre, et la société même qui prétend, en retour,
se réserver la libre circulation des idées, des infor-
mations et des échanges La loi américaine du
l e r déc. 1990 en est une excellente illustration : aux
termes du « contrat » passé entre l'auteur et la
société, il n'y a aucune raison pour que cette der-
nière ne récupère pas quelque chose du monopole
qu'elle a consenti.
En revanche, le droit d'auteur, fondé sur le
« don », se hérisse à cette idée : s'il admet bien
— jacobinisme oblige — qu'il doit céder devant
l'organisation technico-administrative de l'organisa-
tion de l'espac e 6 ,  il s'oppose farouchement à ce que
des tiers puissent, sans bourse délier, tirer profit de
l'exploitation de l'oeuvre.

4. Cf., en tout dernier lieu, J. Raynard, Droit d'auteur et conflits


de lois, Litec 1990. Cet auteur nous fait revenir plus d'un siècle
en arrière en s'efforçant de qualifier le droit d'auteur en droit de
propriété... ce qui permet d'aligner le droit français sur le copyright
(Cf. not. le titre II, chap. n, de son ouvrage et, plus particulière-
ment, la section II, p. 333 s.).
5. B. Edelman, Une loi substantiellement internationale, JDI
1987.555 ; La Propriété littéraire et artistique, Que Sais-je ? PUF
1989.
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6. Crim. 3 juin 1986, D. 1987.301, note B. Edelman.


 

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158 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

A . L'espace privé

5 — Lorsqu'un immeuble se situe sur un espace


privé, il acquiert, en quelque sorte, le même statut
que son propriétaire. Dans u ne é trange permutation,
chose et personne se renvoient l'une à l'autre leurs
images et leurs prérogatives. Il est ainsi très surpre-
nant de constater que la jurisprudence relative à la

protection
retrouve les de
mêmlaesvie privéelorsqu'il
m arques et au droit
s'agitàdel'image
proté-
ger la « maison ».
6 — On con naît les décisions rendu es sur le fonde-
ment de l'art. 9 c. civ. ou, antérieurement à la loi du
17 juill. 19 70, sur le fondem ent d e l'art. 1382 c . civ.,
aux termes desquelles le domicile appartient au
domaine de la vie privée. Ainsi a-t-on vu successive-
ment juger que la reproduction de photographies
prises dans l'hôtel particulier d'une personne sans son
autorisation portait atteinte à sa vie privée 7 ;  qu'il en
était de même de la simple adresse d'une résidence
secondaire 8 ;  d'une ph otograph ie prise au téléobjectif
9
d'une
dan personne
s un jugem entsur son bateau
relativement et,t,mieux
récen encore,
le Tribunal de
Bordeaux n 'hésitait pas à affirmer qu e le droit de p ro-
priété met obstacle à ce qu'un tiers capte et repro-

7. TGI Paris, 8 janv. 1986, D. 1987. Somm. 138, obs. Lindon


et Amson.

et 8. Paris,
H.M. ; 1415 mai 1988,
mars 1970, D.
D. 1970.466, concl. Cabannes, note P.A.
1988./R.104.
9. Paris, 5 juin 1979, jCP 1980.11.19343, note Lindon. Cf.
pourtant, Civ. 2', 29 juin 1988, Bull. civ. 11, n° 160, qui semble
freiner un peu le mouvement en cassant l'arrêt attaqué qui avait
jugé que la photographie d'une résidence secondaire portait
atteinte à la vie privée de son propriétaire alors que, a en statuant
de la sorte, sans préciser en quoi la publication de cette photogra-
phie portait atteinte à la vie privée de M. Balestre par la révélation
de faits ayant le caractère d'intimité », la cour n'a pas donné de
base légale à sa décision. — Adde Paris, 22 janv. 1991, D.
1991./R.56, qui a jugé que la publication de photographies d'une
habitation ne peut constituer une atteinte à la vie privée dès lors
que le reportage photographique, ou le commentaire, ne permet-
tent d'établir ni la localisation de l'habitation ni l'identification du
propriétaire.
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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 159

duise l'image de son bien san s son au torisation (une


terrasse où séchait... son linge), « le droit à l'image
étant un attribut d u droit de prop riété » ! '°.
Cette personnification de la propriété — d'ailleurs
corrélative d'une réification de la personne " — se
retrouve dans la défense de l'im m e u b le e n t a n t q ue t e l.
7 — Une affaire relativement scabreuse avait mis
aux prises le maire d'un village, éducatrice de jeu-
nesse et professeur au vertueux Institut Notre-Dam e,
avec l'éditeur d'un rom an-p hoto intitulé abruptem ent
L'a m o ur m èn e la d a n s e . Ce roman-photo — sulfureux
à l'époque — avait pris comme cadre satanique de
son intrigue le dom aine de la bonn e dam e. Cette der-
nière obtint la saisie de l'ouvrage aux motifs essen tiels

qu'<■ il n'est
peuvent pas dou
manquer teux qu eles
d'identifier leslieux
lecteurs
et devoisins ne
considé-
rer avec surprise que la darne Lem oiner a p ermis que
sa propriété serve de cadre au tournage d'un roman
en forme de film, dont l'esprit est difficilement
com patible avec sa personn alité » 12.
La doc trine s'était ém ue de cette décision. Pour les
un s l'idée de dom aine pu blic devait s'opp oser à cette
solution : « sous réserve des droits procédant de la
notion de propriété artistique, ce qui est à la vue de
tout un ch acun n'est-il pas, en quelque sorte, dans le
dom aine pub lic... 1 3 ». D'autres mettaient l'accent, en
outre, sur l'absence d'interdiction : Il n'y a aucune
faute à photographier une maison privée qui se pré-
sente aux yeux de tous, et pas davantage à publier
cette photo, du moins si aucune interdiction appa-
rente ne le défend et si aucu n droit d'auteu r n'est en
cause 1 4 .  » D'autres, enfin, insistaient su r la spéc ificité

10. TGI Bordeaux, 19 avr. 1988, D. 1989, Somm. 93, obs.


D. Amson.
11. T. civ. Yvetot, 2 mars 1932, Gaz. Pal. 1932.1.855 ; B. Edel-
man, Esquisse d'une théorie du sujet : l'homme et son image, D.
1970, Chron. 119.
12. TGI Seine, 1" avr. 1965, JCP 1966.11.14572, note R.L. ; D.
1965. Somm. 122.
13. Note R.L., préc.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 145/185

14. RTD civ. 1966.203, obs. Rodière.


 

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160 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

« du droit de prop riété ». « En vé rité, voici que le droit


à l'image fait de nouvelles et singulières conquêtes !
Reconn u et défendu comm e un droit de la personn a-
lité, le voici qui s'insinue parmi les prérogatives du
droit de propriété et vient défendre les choses et non
plus les personn es... ". »
8 — Plus topique était cette affaire qui opp osa Bu f-
fet et le propriétaire d'un château. Au cours d'une
visite, l'artiste avait croqu é u n à d eux d essins et s'en
était inspiré pour un tableau. Le propriétaire, arguan t
du libellé du ticket d'entrée où il était indiqué que
toute reproduction du monument était rigoureuse-
men t interdite, pratiqua un e saisie contrefaçon — que
le tribun al refusa de valider " — et obtint satisfaction
au fond, aux m otifs essentiels qu e, dès lors qu e « tout
propriétaire a le droit de clore son domaine et d'en
refuser l'acc ès aux tiers » il peut, a fortiori, « s'il permet
au public de pénétrer à l'intérieur de son domaine,
assortir cette autorisation de conditions qui s'impo-
sen t au visiteur » et, en particulier, « interdire la ph o-
tographie de son immeuble ainsi que les croquis ou
peintures qui prendraient cet immeuble comme
sujet » '7.
Solution au dem eurant doublem ent discutable car,
d'un côté, il s'agissait en l'occurrence d'une recréa-
tion et, de l'autre côté, on ne saurait interdire à un
visiteur de se so uven ir de c e qu 'il a vu, sous p eine de
s'emp arer de sa m ém oire. M ais, peu importe : installé
sur un
tégé lieu
par le p rivé, de
droit l'imm euble est mais
l'architecte non seulem
encoreent p ro-
par le

15. Idem 1966.317, obs. Bredin. — Cf. T. civ. Châteaudun, 10


déc. 1903, Ann. prop. ind. 1905.128, pour la photographie — licite
d'un château, visible d'une route voisine, et considéré comme l'ac-
cessoire d'un paysage.
16. TGI Paris, 17 mars 1970, RIDA janv. 1 972.182.
17. TGI Paris, 10 févr. 1971, RIDA avr. 1971.237. Confirmé
par : Paris, 18 févr. 1972, RIDA juill. 1972.214. Cf. aussi T. civ.
Seine, 15 févr. 1952, Gaz. Pal. 1952.1.164 ; RTD com. 1953.918,
obs. Desbois, pour la condamnation d'un photographe ayant fran-
chi une haie pour prendre le cliché d'un château. [Voir s u p r a . ]
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 146/185
 

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 161

droit de la personnalité. La coïnc idence est à peu p rès


parfaite.

B. L'espace public

9 — Traditionnellement on enseigne qu'il existe,


pour un immeuble situé dans un espace public, un
principe et une exception. Lorsque le monument —
ou le spectacle — constitue le sujet principal d'une
reproduction ou d'une représentation, l'auteur peut
faire valoir ses droits patrimon iaux ; en revan ch e lors-
que le monument n'est que l'accessoire d'une prise
de vue plus vaste on estime qu'on peut librement le
reproduire ou le représenter.
Là encore, on peut être frappé par l'analogie avec
le régim e des droits de la personn alité. Si l'on ph oto-
graphie une personne, dans un lieu public, en l'indivi-
dua lisant, elle peu t s'opposer à la divulgation d e son
image : ainsi en est-il d'un cou ple français photogra-
ph ié... en tenue débraillée, devant la tour de Pise, dès
lors « que la com position de l'image ainsi prise laissait
en second plan l'intérêt éventuel du cadre et du
décor, pour faire des époux Villard le centre attractif
du cliché... » 1 8 ;  
insi en est-il encore du cadrage
d'une photographie sur la seule image d'une per-
sonne, dans un lieu public, et ce pour illustrer un
texte sur la situation des juifs tunisiens en Franc e 1 9 ;
ainsi en est-il enfin d'une ph otographie d'un chan teur
célèbre, prise dans la rue, alors qu'il avait manifesté
à m aintes reprises son refus d'être photograph ié 20...
À l'inverse, lorsqu'un cliché est pris dans un lieu
public, sans volonté particulière d'individualiser telle
ou telle personne, on ne saurait invoquer une viola-
tion du d roit à son image : ainsi, en cas d e manifesta-
tion sur la voie publique, l'image d'une participante

18. T. com. Seine, 26 févr. 1963, ycp  1963.11.13364, D. 1963.


S o m m . 85.
19. Paris, 11 févr. 1987, D. 1987, Somm. 385, obs. Lindon.
20. Civ. 2', 8 juill. 1981, D. 1982.65, note Lindon ; jCP
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1982.11.19 830, note Langlade.


 

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162 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

peu t-elle être utilisée com m e un simple docum ent 2 1 ;


de même peut-on divulguer, à titre d'information, la
ph otographie d'un joueur de ten nis en pleine ac tion,
pour autant qu'on n'en fasse pas le support d'une
activité comm erciale 22...
10 — Cela dit, on constate une évolution assez
remarquable du regard qu'on peut porter sur la rue
lorsqu'on se reporte au xix e siècle qui n ous ap paraît,

à cet égard,
timent propremen
aigu que préhistorique.
la rue « tappartenait Onp avait
» au ublic,lesinon
sen-
même au citoyen. Période idyllique pour les photo-
graphes : non seulement l'objectif photographique
était assimilé à l'oeil humain et en avait la même
liberté, mais encore la rue n'était pas devenue l'es-
pace d'un m arché éc onom ique. On avait alors le sen-
timent collectif qu'elle était inappropriable, vouée à
la fête, à la révolution, à la commémoration, bref à
l'éch ange h um ain, semblable en cela à l'« oeuvre de la
nature » qui peut être librement reproduite 23 . En
deux mots, la rue était « naturelle » : elle s'inventait,
fournissant à l'artiste, au p romen eur, au badau d, sa

matière
vente première
rien au sens :strict
car « du
l'auteur neais
m ot, m crée rien nià n'in-
se borne pu i-
ser dans l'observation de la nature et des hom mes des
matériaux qu'il rassemble dans un ouvrage détermi-
né » 2 4.
11 — De là ces décisions aussi naïves et émou-
vantes qu'un album de ph otographies jaunies : on n e
peut contester, dira un antique tribunal de paix du
Sud-Ouest, « le droit de vue qu'a tout individu sur
tout ce qu'il y a dans la rue : façades qui la bordent,

21. Paris, 25 mai 1990, D. 1990. /R.172, a co nt rar io.


22. TGI Paris, 21 déc. 1983, D. 1984. IR. 331, obs. Lindon ;
TGI Lyon, 17 déc. 1980, D. 1981.202, note Lindon et Amson,
jugeant qu'un joueur de basket, se faisant prendre en photo dans
un lieu public au cours de son activité professionnelle », ne saurait
se prévaloir d'une atteinte au droit extra-patrimonial qu'il possède
sur son image.
23. Chambéry, 18 mai 1961, D. 1961.599.
24. T. civ. Seine, 19 déc. 1928, DH 1929.76 ; B. Edelman,
Création et banalité, D. 1983. C h r o n . 7 3.
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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 163

personnages et attelages qui y circulent, en un mot

sur toutes
droit les scènes
de prendre q ui s'ysur
un cliché déroulent
tout ceet, parvoit
qu'il suite, le
pour
le reproduire sur cartes postales illustrées ou sur
bandes ciném atographiques » 25.

Et même le Tribunal de commerce de la Seine, en


186 1, n'avait pas entrepris la longue route qu i va de
l'innocence à l'économie de marché — concernant la
place publique, s'entend — « car les rues des villes,
de pays, les sites pittoresques, sont de droit public
en ce qui concerne leur reproduction par l'industrie
photographique » 2 6.

12 — Ces temps sont révolus : nous sommes


passés, aujourd'hui, à un stade march and où tout se
monnaie. Nous» apprenons,
« droit à l'image par exemple,
est devenu, pour que
les clubs de le
foot-
ball français, un moyen idéal de fraude fiscale : un
joueur cède à une société le droit d'exploiter son
image, le club lui versant en retou r des « hon oraires »
à l'étranger. Double avantage : les clubs ne paient
pas, sur ces sommes, les charges sociales, et les
joueurs « oublient » de déclarer ces honoraires, qui
représentent p arfois jusqu 'à 30 à 40 % du salaire offi-
ciel 2 7 .  Nous ap prenons aussi qu'un dé bat houleux se
tient au sein de la Commission de Bruxelles sur la
transmission des données génétiques : les commis-

25. T. paix Narbonne, 4 mars 1905, D. 1905.2.389.


26. T. com. Seine, 7 mars 1861. DP 1861.3.32. On peut noter
que la Cour de Paris, en 1893, lors de l'inauguration de la tour
Eiffel, avait jugé qu'il s'agissait d'un monument public appartenant
à l'État pour toute la durée de l'exposition, puis à la ville de Paris,
ce qui avait eu notamment pour effet de ne pas e priver le public
du droit de se procurer l'image de cette tour » puisque l'acte de
concession dont Eiffel bénéficiait n'envisageait pas le droit exclusif
de reproduction. Cité par M. Huet, Le Droit de l'architecture, Eco-
nomica, 2' éd. 1990, p. 104. Cf. aussi, dans le même ordre d'idée,
Civ. 27 oct. 1930, Gaz. Pal. 1930.2.696, pour l'autorisation don-
née p ar le comm issariat général de publier, dans le journal l'Illustra-
tion, des photographies due Grand Palais » érigé à l'occasion de
l'exposition coloniale de Marseille.
27. P. B.-R., Le football français en plein dribble fiscal, Le
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Monde, 16 oct. 1990.


 

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164 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

saires anglo-saxons — soutenus par les Japonais et


les Américains — voudraient que cette transmission
s'effectu e sans l'acco rd des patients (libéralisme obli-
ge) ; la CNIL s'y oppose : « pour nous, la médecine
n'est pas un marché » a rétorqué M. Fauvet 2 8 . La
question est donc la suivante : la valeur marchande
de l'information génétique devrait-elle primer la pro-
tection des droits ind ividuels ?

C'est donc
convient dans ce contexte
de considérer ce qu'estbien précis
devenu qu'il
l'espace
pu blic. Il n'est donc pas ininté ressant d'exam iner les
arguments qui opposent les marchands des cartes
postales et les auteurs, avant de faire état du droit
positif.

1. Les termes du conflit


13 — Lorsqu'on détaille, au fil des espèces, les
argumen ts soutenus par les march ands de cartes pos-
tales, on peu t en d istinguer deux sortes : d'un côté ils
font appel à des règles ou des principes de droit, de
l'autre à des donn ées écon omiques.
Dans l'affaire de La Géode — située dans la Cité
des sciences et de l'industrie — qui avait fait l'objet
d'éditions de cartes postales, les sociétés éditrices
soutenaient notamment qu'il s'agissait d'un monu-
men t pub lic don t on ne p ouvait interdire la reproduc-
tion 29 .
Dans l'affaire de la reproduction, sur cartes pos-
tales, de « La Grande Arche » de la Défense, un
nombre impressionnant d'arguments avaient été
exposé s, à savoir que l'interdiction de rep roduire por-
tait atteinte à e la liberté de com mu nication des pen -
sées et des opinions proclamées par l'art. 11 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du
26 août 1789 » : à la « voca tion internationale, histo-

28. D. Rouard, La vie privée menacée par l'information mar-


chande, Le Monde, 21 sept. 1990 .
29. Paris, 23 oct. 1990, D. 1990 /R.298 ; , ACP 1991.11.21682,
note Lucas.
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5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 165

rique et fraternelle » de l'Arche de la Défense, monu-


ment du reste payé sur deniers publics, et au droit
du p ublic à l'information et à la culture devant lequel
doivent céder les droits individuels d'auteur et de
propriété... »3°.
Il faut dire que, dans l'une et l'autre affaire, ces
moyens ont été balayés » d'un revers de main, que
la cour (aff. La Géode) se soit bornée à relever que
« la loi
vena nt du 1 1 m ars la
restreindre 1957 n 'a prévu
protection desauc un e relatifs
droits disposition
aux
oeuvres d'art situées dans un lieu accessible au
public », ou que le tribunal ait simplement rappelé
(aff. La Grande Arche) <■ qu'eu égard à son caractère
exclusif et opp osable à tous affirm é p ar l'art. ter de la
loi du 11 mars 1957, la jouissance du droit d'auteur
ne saurait être battue en brèche par auc une d es consi-
dérations invoqué es par la défenderesse... ».
Le droit d'auteur prévaut donc sur le droit du
pub lic à l'information.
14 — Quant aux arguments économiques, ils
étaient, substan tiellemen t, au n om bre de trois. D'un
côté
de ne, les
poumarc
voir han ds de tcartes
libremen postales
exploiter se plaignaient
le patrim oine fran-
çais (Le po nt d e Tan carville, par exem ple) ; de l'autre
côté, ils observaient que des agglomérations tout
entières échappaient à la prise de vue, aux motifs
qu'elles constituaient des ‹■ ensembles architectu-
raux » (La Plagne ou Port-Grimaud) ; enfin, ils fai-
saient valoir que les arch itectes s'entend aient avec des
imp rim eurs à q ui ils réservaient l'exclusivité du d roit
de reproduction, ce qui était constitutif d'ententes
concertées.
À notre con naissance, seule la question conc ernant
les agglomérations a donné lieu, en l'état, à un
contentieux
Quoi qu'il31.en soit, le droit positif admet, on va le

30. TGI Paris, 12 juill. 1990, RIDA janv. 1991.359.


31. TGI Draguignan (réf.), 16 mai 1972, Gaz. Pal. 1972.2.568,
obs. R.S., pour plus de détails sur la position des éditeurs :
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 151/185

M. Huet, op. cit., p. 99 s.


 

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166 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

voir, qu'un auteur peut se réserver le droit de repro-


duction sur son oeuvre, fût-elle située dans un lieu
public, à la condition qu'elle constitue l'objet princi-
pal de la reproduction.

2. Le principe de la protection

15 — « Attendu », dit excellemment la Cour de


Rabat, « que le fait d'édifier ou de placer sur la voie
pu blique u ne oeu vre architecturale n'im plique en lui-
même aucun abandon des droits de propriété artis-
tique de l'auteur ; que celui-ci, à moins qu'il n'y ait
volontairement renoncé ou n'ait accepté qu'il soit
réglemen té, n'en con serve pas moin s le droit exclusif
de reproduction », peu important, en l'occurrence,
« les moyens de reproduction employés, la matière
utilisée et la d estination (m odifiée) de l'oeuvre » 32.
Cette jurisprudenc e constante 3 3 a d'ailleurs don né
lieu à deux développem ents intéressants.
16 — Le premier développement concerne un
spec tacle « son et lumière » qui avait célébré le cente-
na ire de la tour Eiffel. La société organ isant ce sp ec-
tacle avait cédé le droit de reproduction à une autre
société qui s'était aperçue que des cartes postales
avaient été com m ercialisées sans son acc ord. La Cou r
de Paris validait la saisie contrefaçon demandée aux
motifs que, « si l'importance des moyens employés

pour la réalisation d'un spectacle son et lumière ne


peut suffire à lui donner la qualification d'oeuvre de
l'esprit, il doit en être autrement quand, comme en
l'espèce, ces moyens on t été m is en oeuvre suivant un e
conception originale qui a eu pour résultat de faire
découvrir, en les soulignant par des jeux de lumière
habilement composés, les lignes et les formes don-

32. Rabat, 12 déc. 1955, Gaz. Pal. 1956.1.232 ; D. 1956.


Somm. 111.
33. Paris, 23 oct. 1990 et TGI Paris, 12 juill. 1990, préc.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 152/185
 

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 167

nant à l'ensemble sa valeur esthétique et symboli-


que » 34.
Ainsi, pour la Cour, le seul fait d'avoir mis en
valeur un m onum ent pourrait constituer une oeuvre
de l'esprit, ce qui, d'ailleurs, a déjà été jugé dan s l'af-
faire de l'<4 em ballage » du Pont-Neuf par Ch risto 35.
On voit, par là, que la position de la Cour de Paris
va encore plus loin que celle adoptée, jadis, par la

Cour
de de de
jeux Bourges, qui
lumière avait estimé que
accompagnant le réalisateur
l'exécution des
<« très riches h eures de C ham bord », devait être quali-
fié de coauteur de l'oeuvre, avec le rédacteur du livret
et le com positeur de la partition 36.
17 — Cela dit, on p eut s'interroger, justemen t, sur
la qualification d'une telle oeuvre. On sait que Des-
bois avait vertement c ritiqué, en son tem ps, l'arrêt de
la Cour de B ourges : le « metteur en lumière », disait-
il, ne saurait être « investi de la qualité d 'auteur vis-à-
vis des jeux lum ineux, qui ressortissent à l'exécu tion
(du livret et de la musique), non à l'élaboration de
l'oeuvre ». En deux m ots, sa prestation, « com me celle

du metteur en scène
à l'interprétation dede l'oeuvre non
l'oeuvre, dramatique, ressortit
à la création de
l'oeuvre interprétée et enregistrée » 3 7 .  Cette critique
n'était pas très pertinente : d'un côté, on ne voyait
pas pourquoi un jeu de lumière — et, a fortiori, une
mise en scène de théâtre 38 -ne répon drait pas aux

34. Paris, 1" ch. A., 1 1 juin 1990, Sté Éditions de l'Est cl Sté La
M o d e e n im a g e , Ju r is d a t a n° 023127.
35. Paris, 13 mars 1986. D. 1987. Somm. 150, obs. Colombet ;
Gaz. Pal. 1986.1.238. [Voir s u p r a . ]
36. Bourges, 1" juin 1965, D. 1966.44, note H. Delpech ; a d d e
B. Edelman, De la nature des oeuvres d'art d'après la jurispru-
dence, D. 1969. Chron. 61 .
37. H. Desbois, L e D r o it d 'a u t e u r e n F r a n c e , Dalloz, 2' éd., 1966,

n°186, noteSeine,
38. TGI 1. 2 nov. 1965, JCP 1966.11.14577, note Boursi-
got ; RTD com. 1966.577, obs. Desbois ; Paris, 8 juill. 1971, RIDA
janv. 1973.134 ; RTD com. 1973.100, obs. Desbois ; sur le respect
dû, par le metteur en scèn e, au droit moral de l'auteur dram atique,
Bruxelles, 29 sept. 1965, JCP 1966.11.14820, note A. Françon ;
TGI Paris, 27 nov. 1985, RIDA juill. 1986.163, n o t e A. Françon ;
J. Matthyssens, Metteurs en scène et droit d'auteur, RIDA oct.
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168 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

critères de l'oeuvre d e l'esp rit ; de l'autre côté, et sur-


tout, rien n'aurait emp êché u ne soc iété de reprodu ire
le spectacle sur des cartes postales, puisque par hyp o-
thèse elles ne son t pas sonores !
Qu oi qu'il en soit, on p eut son ger, en l'occ urrenc e,
à la notion d'oeuvre composite. En effet, l'oeuvre
m onu m entale joue ici le rôle d'oeuvre préexistante, et
l'oeuvre de lumière celle d'oeuvre nouvelle (art. 9 L.
1957), de sorte que l'auteur de cette dernière en
serait le « propriétaire », « sous réserve des droits de
l'auteur de l'oeuvre préexistante » (art. 12 L. 1 957). Il
faudrait donc en déduire que, si le monument n'est
pas tom bé dan s le domaine pu blic, non seulement le
m etteur en scèn e doit requé rir son autorisation, ma is
encore il doit le faire participer aux fruits de son

exploitation 39 .
18 — Le second développement original a trait à
l'extension, tout de mêm e surprenan te, du principe de
protection. Desdépliants publicitaires, reproduisant
deux photographies aériennes de la cité lacustre de
Port-Grimau d, avaient été saisis par les sociétés p ro-
m otrices de l'opération imm obilière : elles avaien t fait
valoir, en effet, que l'architecte leur avait concédé
l'exclusivité du droit de reproduction. Pour leur
défense, les entreprises éditrices avaient soutenu non
seulement q ue « l'on n e saurait contester à tout hab i-
tant ou à tout voisin le droit de reproduire des vues
de Port-Grimaud, village qui a le caractère d'une

agglomération,
référencée constituéeaux
à l'annuaire, avec les etc.
PTT, bâtiments
», maispu blics,
encore
que « c e village avec rues, places, m agasins, banqu es,
services de toutes sortes, est un site géographique
étendu dont le spectacle est res communis... ».
Le tribunal a écarté ces moyens par des motifs
assez étonnants : « l'établissement dans le fond du

1956.47 ; B. Edelman, De la nature des oeuvres d'art..., op. cit. ;


X. Desjeux, La mise en scène de théâtre est-elle une oeuvre de
l'esprit ? , RIDA janv. 1973.43.
39. Paris, 10 mars 1970, D. 1971.114, note P.L. ; Civ. 1",
22 juin 1959, D. 1960.129, note H. Desbois.
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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 169

golfe de Saint-Tropez là où il n'y avait rien, alliant le


soleil et la mer, d'une cité lacustre dont les plans
d'eau irréguliers et les masses bâties, de volume et de
cou leurs con trastés et variés, provoq uen t la surprise
et entretiennent la curiosité et l'attente, constitue
bien dans son en semble, par la combinaison harm o-
nieuse de ses élémen ts, une création originale person-
nelle... ; qu'en l'espèce, c'est la totalité de la cité de
Port-Grimaud, considérée comme une oeuvre d'art,
qui bénéficie de la protection de la loi, et non tel ou
tel édifice dé terminé... »4°.
L'annotateur anonyme de cette décision s'était
ému. Faisant, très justement, une analogie avec le
droit à l'image qui disparaîtrait lorsque la personne
est photograph iée sur la voie pub lique, ou lors d'un e
réunion ou d'une cérémonie, il poursuit en ces
termes : « ne peu t-on pas égalemen t considérer qu'en
réalisant une oeuvre ayant un c a r a c t è r e s o cia l aussi
caractérisé que celui d'un ensemble urbain, l'auteur
a, par là même, tacitement autorisé la reproduction
de son oeuv re, non pas en tant qu 'oeuvre d'art, ma is
par nécessité au cours d'une prise de vue dans un lieu
public ou dans un but documentaire ou publici-
taire... ? Il paraît difficile d'accorder dans ce cas à
l'auteur un droit exclusif de représentation d'un
ensemble conçu par lui pour être habité et mis à la
disposition des tiers ».

19 — Celaurbain
ensemble est fort —
bien v u agglomération
une : u ne p rivatisation—d'un
est
con traire à la notion m ême de vie sociale. Dan s cette
espèce nous frôlons l'absurde dans la mesure même
où le droit d'auteur se soum et la « rue » elle-m ême.
Mieux encore : c'est l'idée même d ' u r b a n i s a t i o n qui
est ruinée en son principe. Car si un « paysage
urba in » peut être aussi privatisé, c'est notre culture
qui est atteinte.
On conçoit que cette solution extrême — restée

40. TGI Draguignan, 16 mai 1972, Gaz. Pal. 1972.2.568, note


http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 155/185

R .S.
 

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170 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

isolée — ne pouvait prévaloir : le principe de la pro-


tection supp orte, on va le voir, une exception n otable.

3. L'exception à la protection

20 — La « rue » recouvre son empire dès lors que


l'immeuble protégé n'est plus l'essentiel de la repro-
duction mais l'accessoire. Tous les tribunaux le

reconnaissent : la carte postale


Géode » est contrefaisante, car «reproduisant « La
elle a pour objet
essentiel la représentation de ce m onu m ent » 4 1 ;  il en
est de même des vues représentant « La Grande
Arche », qu'elle soit présentée seule ou qu'elle figure
« dans un panorama dont elle constitue l'élém ent cen-
tral ou, tout au moins, un élément essentiel, sans
pouvoir être considérée comme simple partie d'un
cadre naturel non protégé » 42.
À l'inverse, ne p eut revend iquer son droit de repro-
duction l'architecte qui a construit une fontaine
m onu m entale dont on voit apparaître une infinie par-
tie sur un e affich e pu blicitaire : en effet, « les élémen ts

figurant suraules
quaient p as affiches
p ublic litigieuses
des traits ne communi-
caractéristiques origi-
naux de la fontaine créée par M. Agam » 4 3 .  De la
même façon, la carte postale reproduisant la rue de
Rennes, la nuit, ne saurait être déclarée contrefai-
sante de la tour M ontp arnasse : « s'agissant d'un é lé-
ment d'un ensemble architectural qui constitue le
cadre de vie de nom breux hab itants d'un qu artier de
Paris, et ayant été con struite pour être habitée et mise
à la disposition de tiers, le droit à protection cesse
lorsque l'oeuvre en q uestion est reproduite non p as en
tant qu'oeuvre d'art mais par nécessité, au cours
d'une prise de vue dans un lieu public ; or, sur la carte
postale litigieuse, la tour Montparnasse n'a pas été

41. Paris, 23 oct. 1990, préc.


42. TGI Paris, 12 juill. 1990, préc.
43. Civ. 1", 16 juill. 1987, Bull. civ. n° 225; cf. déjà Bor-
deaux, 2 avr. 1908, Ann. propr. ind. 1909.41.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 156/185
 

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 171

photographiée isolément mais dans son cadre maté-


riel qui ne fait l'objet d'aucu ne p rotection » 44.
Alors la « rue », la vie sociale retrouve ses droits, et
les bâtimen ts leur fonc tion urbaine.
M ais il y a une autre occu rrence, une au tre excep-
tion bien plus remarquable encore, car elle renverse
le principe lui-même de la protection : il s'agit de
l'hyp othèse où la rue devient un spectac le en soi.

II. L'ESPACE — ÉVÉNEMENT

21 — Lorsque la rue se com m ém ore, lorsqu'elle se


donne à elle-même le spectacle de ce qu'elle est, ou
de ce qu'elle fut, le droit d'auteur s'incline. Le pavé

retourn e à selon
Certes, ses légitimes
les cas,« le
prop riétaires
peuple » : le peu
recouvre ple.ou
plus
moins ses droits : de la rue « hap pening » à la rue révo-
lutionn aire, il y a toute u ne d istance. M ais le principe,
néanmoins, est solidement ancré : l'« égoïsme » du
droit d'auteur c ède le pas à la foule.

A. La rue « happening »

22 — Parfois, c'est l'État lui-même qui sert de


mé diateur : par le biais d'actes de pu issance pu blique
(conc ession), il réserve au p ublic le droit de jouir d'un
monument : ainsi en fut-il de la tour Eiffel, ou du
Grand Palais érigé lors de l'exposition coloniale de
Marseille 4 5 . L'Etat se conduit alors de façon
« royale » : il offre au peuple un spec tacle rare, comm e

si Louis XIV ouvrait les jardins de Versailles. Cette


période semble bien révolue : désormais les archi-
tectes, à l'occasion de c omm andes p ubliques, cèdent

leurs
pou droits
r un de représentation
m ontan et de
t forfaitaire, à l'étab reproduction,
lissem ent pub lic
chargé de gérer la bonne exploitation du monument

44. Paris, 27 nov. 1990, cité in M. Huet, op. cit., p. 105.


http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 157/185

45. Cf. note 26.


 

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172 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

(aff. de La Géode et de La Grande A rche). L'État, en


devenant com merçant, se conduit en avare.
23 — Plus intéressante est la fameuse affaire
Christo, du n om de cet artiste qu i s'est fait la spécialité
d'emballer des monuments. Ayant ainsi < fagoté » le
Pont-Neuf — ce qui fut reconnu comme une oeuvre
originale dès lors qu'était mise en relief « la p ureté d es
lignes du pont et d e ses lamp adaires au moyen d'une
toile et de c ordages » — , il prétendit s'opposer à tou te
prise de photograp hies, de reportages, etc.
En con séqu enc e, la Co ur de P aris interdisait la dif-
fusion d'un court m étrage, aux motifs, premièrement,
que l'auteur pouvait s'opposer légitimement à toute
reproduction de son oeuvre sous l'exception du droit
de citation et, deuxièmement, qu'il ne s'agissait pas,
enL'a
l'espèc e, de est
contrario citation 46.
évident : p uisque le droit de citation
d'une oeuvre artistique est interdit, par principe 4 7 et -
la Cour de cassation vient de le rappeler récemment
d'une façon péremptoire 4 8 il faut bien en déd uire -
46. TGI Paris, 25 sept. 1985, RDPI, n° févr. 1986, n° 3 et, sur
appel, Paris, 13 mars 1986, D. 1987, Somm. 150, obs. Colombet ;
Gaz. Pal. 1986.1.238. Il faut bien dire que cette décision, si on
l'examine dans le détail, est d'une grande confusion. D'un côté, la
Cour nous dit que l'auteur, en vertu de l'art. 40 L. 1957, peut
empêcher des prises de vue de sa réalisation, e dès lors que celle-ci
n'entre pas dans le cadre de l'art. 41 » (relatif aux exceptions aux
droits de reproduction et de représentation) — ce qui laisserait
donc supposer que ce type de réalisation ne souffre pas... d'excep-
tion de citation notamment — mais, de l'autre côté, elle condamne
la diffusion du court métrage, puisqu'il s'agissait alors » de repro-
duire autre chose que de courtes citations » ! M. Colombet, on le
comprend, est fort dubitatif dans l'analyse de cet arrêt. On notera
aussi que Ch risto avait même en tendu faire protéger l'idée d'embal-
ler des monuments, revendication irrecevable, évidemment, TGI
Paris, 26 mai 1987, D. 1988. Somm. 201, obs. Colombet.
47. Civ. 13 avr. 1988 : annexe à l'étude de M. Vivant, Pour
une compréhension nouvelle de la notion de courte citation en
droit d'auteur, JCP 1989.1.3372, cassant, Paris, 13 mai 1986, in
B. Edelman, Chronique de propriété littéraire et artistique, jCP
1987.1.3312, n°' 17 à 20, annexe 4.
48. Civ. P', 22 janv. 1991, D1991. IR . 62 ; jCP
1991.11.21680, note L. Bochurberg, cassant Paris, 20 mars 1989,
in B. Edelman, Chronique de propriété littéraire et artistique, ,ACP
1990.1.3433, n° 11 s., annexe 3 : V., c o n t r a , l'arrêt de renvoi, Ver-
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 158/185
 

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 173

que cette interdiction supporte elle-même une excep-


tion en présence d 'un évén emen t « parisien ».
M ais, surtout, un e espèc e tout à fait extraordinaire
a modifié les termes du débat puisqu'il s'agissait de
savoir si le défilé du bicentenaire de la Révolution fran-
çaise était ou non app ropriable.

B. La rue — événem ent

24 — Il existe un c ertain n omb re de cas de figure où


les droits reconn us à la personne s'effacent devant un
impératif supérieur qui touch e à l'histoire, ou au sym-
bole. On est alors en présence d'une sorte de « fonds
com m un » historique ou symbolique, tout comm e, en

d'autres domaines,
scientifique on rencon
4 9 ,  artistique 5 0 ou tre un « fonds com mu n »
linguistiques'
Ce p hén omèn e est assez remarquable et je voudrais
simplemen t en m arquer l'originalité pou r mieux faire
comprendre le contexte de l'affaire Goude.

1. Droit d'auteur et symbole

25 — Lorsque la vie privée rencontre l'histoire, on


doit s'incliner et écarter les règles de droit commun.

sailles, 20 nov. 1991, D. 1991. IR. 47 ; ICP 1991.11.21680. note


L. Bochurberg, rejetant le pourvoi contre Paris, 3 juill. 1989, D.
1990. Somm. 61, obs. Colombet ; B. Edelman, idem, annexe 4. Il
s'agissait de savoir si les commissaires-priseurs doivent demander
l'autorisation des auteurs ou de leurs ayants droit pour reproduire
les oeuvres dans leur catalogue de vente aux en ch ères.
49. T. civ. Marseille, 11 avr. 1957, D. 1957.369 ; S. 1957.309
, 7CP 195 7.11.10 334, note Plaisant : B. Edelman , la ma in et l'esprit,
D. 1980. Chron. 43.
50. Cf. surtout T. civ. Seine, 19 déc. 1928. DH 1929.76 ;
B. Edelman, Création et banalité, D. 1983. Chron. 73.
51. Cf. notamment,
reconnaître
la jurisprudence américaine qui refuse de
un droit d'auteur sur des mots usuels s Have a hap-
py... » : a ... tous les mots de no tre langue, a dit le juge new -yorkais,
appartiennent au domaine public. Quiconque parle ou écrit a le
droit naturel d'utiliser tous les mots que comporte la langue
anglaise, ainsi que toutes les combinaisons qu'elle permet, pour
peu que c ette utilisation soit légitime « (O'Hara c.I Gardner Adverti-
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s ing, Inc. 32 App. Div. 2d 632, 300 N.-Y. 8, 2nd 441 (1969)).
 

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174 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

Par exem ple, le film de Costa-G avras, retraçan t l'épo-


pée du dépu té grec, Lamb rakis, assassiné p ar la dicta-
ture des colonels, peut faire allusion à la vie privée de
sa femme, pour autant que son image n'en soit pas
flétrie : la vie et la mort de Lambrakis », dira le Tri-
bunal de grande instance de Paris, « appartiennent à
l'histoire politique de la Grèce... ; il s'agit d'événe-
ments qui appartiennent désorm ais à l'histoire, et dont
nul ne saurait interdire le récit » 52.
Par exemple encore, un juge am éricain disculpe un
journaliste qui avait fait dessiner en fraude, pour illus-
trer un o uvrage portan t sur l'assassinat du Président
Kennedy, des images d'un film de l'événement
tourné par un cinéaste amateur : en effet, de telles
reproductions perm ettaient « au p ublic de disposer de
la plus grande qu antité de renseignem ents p ossibles
sur l'assassinat », et aidaient à la comp réhen sion de la
théorie soutenu e par le journaliste 53.
Cette jurisprudence rappelle, invinciblement, les
règles relatives à l'image d'une personne publique, dans
ses activités pu bliques : « en ce qui concerne les traits
d'une personne publique », dira le Tribunal de la
Seine, « s'ils ont été pris à sa connaissance au cours
de sa vie professionnelle, un consentement spécial
pour leur représentation n'est pas nécessaire ; cette
dérogation ne justifie pas le fait que de tels person-
nages non seulement acceptent mais recherchent la
pu blicité... » 54.
26 — Plus surprenante — ou plus instructive — est
l'affaire du buste de « Marianne ». Catherine
Deneuve, comme on sait, avait posé pour figurer
notre « M ariann e ». U ne société ayan t fait pu blier sur
deux pages, dans un magazine américain, une
annonce publicitaire composée pour moitié d'un

52. TGI Paris, 30 juin 1971, D. 1971.678. note B. Edelman ;


JCP 1971.11.16857, note R.L. [Voir s u p r a . ]
53. Time incorporated cl B. Geis Associates, 293 F. supp. 130
(SDNY) 1968.
54. TGI Seine, 24 nov. 1965, jCP 1966.11.14521, note R.L.
jurisprudence constante.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 160/185
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 175

texte en anglais vantant son matériel et pour moitié


du buste... litigieux, drapé en tricolore. L'actrice l'as-
signa pou r avoir porté atteinte à son d roit à l'image.
Le tribunal l'a déboutée de sa demande par des
motifs très édifiants. Après avoir relevé que le buste
« reprend les caractéristiques conventionnelles
propres à toutes les "Mariann e" : l'expression altière,
le regard tourné vers l'horizon et la chevelure dispa-
raissant sous le bonnet
tion provenant phrygien, « la de
de la physionomie partCatherine
d'inspira-
Deneuve étant ainsi absorbée par le symbole de la Répu -
blique française qu'est le personnage m ythique de
Marianne », il en a déduit que « c'est cette abstraction
derrière laquelle le modèle, quelle que soit sa noto-
riété, s'est effacé, que la société Siemens s'est attachée
à reprodu ire... » ".
Ainsi, le symbole de la République française n'ap-
partient à personne, sinon au p euple et on n'imagine-
rait pas un créateur de tissu voulant faire protéger le...
drapeau tricolore !
Dans le même ordre d'idées, on peut mentionner

un jugem ent qui


commerçant a soustrait
de cartes à toute
postales quicondam nation un
avait reproduit,
sans l'autorisation du sculpteur, l'inauguration d 'une
statue élevée à la mémoire des combattants de 14-
18 : en effet, disait le tribunal, la cérémonie était
publique et en empêcher d'en rendre compte aurait
mis de sérieuses entraves aux tém oignages de recon-
naissance qu'on devait rendre aux morts pour la
France 56.
Or, la décision rendue par le tribunal de grande
instance de P aris le 21 févr. 1990 57 reprend et élargit
toute cette construction.

55. TGI Paris, 24 nov. 1987, in B. Edelman, Chronique de pro-


priété littéraire et artistique. jCP 198 9.1.3376 , n°' 7 s., ann exe 3.
56. T. com. Mirecourt, 10 juill. 1924. DH 1924.680.
57. TGI Paris, 21 févr. 1990, RIDA oct. 1990.307, obs.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 161/185

Kerever.
 

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176 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

2. La rue et la révolution

27 — L'affaire mérite quelques mots d'explication.


L'Association du Bicentenaire avait produit le spec-
tacle conçu et réalisé par J.-P. Goude — le défilé du
14 juill. 19 89 — et conclu des acc ords de cession de
droits relatifs à la retransmission en direct par TF1,
A2 et GMT (Groupe Média de Télévision).
La C inq avait « piraté » la retransm ission en instal-
lant des cam éras sur le toit d'un im meu ble de la place
de la Concorde et diffusé l'événement de 22 h à
22 h 15 et de minuit à 1 h. D'où, évidemment, la
protestation de TF 1 q ui avait retenu, à titre com pen -
satoire, le quart de la somme qui devait revenir à l'As-
sociation du Bicentenaire, et qui représentait à peu

près le temp s « piraté » par la Cinq.


28 — Qu'a dit le tribunal ? Tout d'abord que le
spectacle constituait bien une oeuvre de l'esprit, en ce
qu 'il m êlait la ch orégrap hie, des num éros et tours de
cirque, des patrimoines « et bien d'autres oeuvres énu-
mérées à titre d'exemple par l'art. 3 de la loi du
11 mars 1957 ». Solution évidente qui n'appelle
auc un com men taire sinon , peut-être, que c 'est la pre-
mière fois que les « numéros et les tours de cirque »,
introduits par la loi du 3 juill. 1985, sont m entionné s
par un tribun al.
En secon d lieu, les juges ont replacé le défilé dan s
son contexte mythique, dan s la mesure où « il se voulait
être le bouquet final célébrant l'événement fonda-
mental pour la France et bien d'autres pays (sic .0
qu 'est la R évolution ».
En troisième lieu, le tribunal a majestueusement
qualifié l'événement et sa dimension nationale. « At-
tendu que le choix de la date — le jour de la fête
nationale —, du parcours — l'allée d'honneur de la
France où se sont déroulées les grandes manifesta-
tions de ferveur nationale depuis la Libération, de
l'heure... permettant d'inscrire le cadre de la plus
majestueuse perspective parisienne dans la nuit
offerte aux féeries des projecteurs et de la pyrotech-
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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 177

nie —, les valeurs et les rém iniscenc es fêtées par des


figuran ts évoqu ant, tour à tour, le passé, le présent et
l'imaginaire, la présence des chefs d'État et de Gou-
vernement et celle, innombrable et patiente d'une
foule communiant dans l'ardeur du souvenir et la joie
de l'instant, faisaient de ce spectacle non seulement
un signe rituel de commémoration, mais aussi un événe-
ment, c'est-à-dire un fait historique non susceptible d'ap-
propriation ou d'exclusivité. »
On conçoit qu'après ce beau morceau d'éloquence
judiciaire, le tribunal ait condamné TF1 à reverser à
l'Association les sommes dues (moins 200 000 F à
titre de dommages-intérêts) puisqu'il avait concouru
à son propre domm age en n'appréciant pas la « préca-
rité » de son exclusivité, et qu'il ait, en conséquence,
mis la Cinq h ors de cause.
29 — Ainsi, lors d'épisodes exceptionnels, où les
grands m ythes nationau x sont rejoués sur le pavé, le
peuple reprend ses droits contre la grisaille de l'éco-
nomie de marché. On comp rend m al, dans ces condi-
tions, la critique c hagrine de M . Kerever qui a annoté
cette d écision. Selon lui, « une oeu vre de l'esprit n'est
jamais un événement ou un fait historique. C'est la
divulgation de l'oeuvre ou sa communication au
public qui peut parfois prendre la dimension d'un
événement ». Si l'on confondait l'une avec l'autre,
poursuit-il, les effets en seraient « dévastateurs » car

aucun contrat contre


télédiffuseurs d'exclusivité ne protégerait
la diffusion plusnon
par un tiers les
autorisé des « grands événem ents » et « notammen t les
grands événements sportifs ». On remarquera, tout
d'abord, qu'un match de football n'est pas... une
oeuvre de l'esprit et à cet égard l'objection peut être
écartée.
M ais, surtout, cette doc trine sem ble n'envisager le
droit d'auteur qu'au regard de son exploitation.
Qu 'une oeuvre de l'esprit app artienn e à son créateur,
cela est l'évidence même, mais, que je sache, per-
sonne n 'a dén ié à M . J.-P. Goude sa qu alité d'auteur,
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non plus que sa paternité !


 

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178 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

Que, une fois n'est pas coutume, l'argent s'incline


devant le symbole, on s'en réjouira, au con traire ! Les
symb oles ne sont p as enc ore la « propriété » des diffu-
seurs privés et qu'on se rassure : une manifestation
sportive ne vau dra jamais... la prise de la Bastille !

On a vu, au fil des espèces, s'élaborer une phéno-


ménologie de l'espace bien caractéristique de notre
société : non seulement le public et le privé permu tent
sans cesse — on trouve du p ublic dan s le privé et du
privé dans le public — m ais encore nou s assistons à
une mercantilisation quasi irrésistible de l'espace
social.
Les techniques audiovisuelles n'y sont pas pour
rien : elles se « surapproprient » le réel, si l'on peut
dire, transforman t la rue en spec tacle privé. Si les tri-
bunaux résistent encore à ce phénomène — au nom
du m ythe et du sym bole — tiendront-ils encore long-
temp s la gageure ?

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L 'O E IL D U D R O IT :
NATURE ET DROIT D'AUTEUR

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Le droit ne cesse de rencontrer la nature — la


nature naturelle, la nature hum aine et même la nature
des choses. Il la rencontre selon un processus bien
connu qui peut se résumer en ces termes : jusqu'où
l'hom m e est-il hab ilité à s'en ren dre le m aître, le pos-
sesseur ou le propriétaire ? Le prop os est infini, car il
touche au droit du brevet — peut-on s'approprier les
« forcesde
mènes dereproduction
la nature », par exemple,
—, au ou les
droit public — phéno-
en quoi
le domaine de l'État est-il inaliénable —, au droit
international public — com men t se partager la lun e ou
l'espace de la stratosphère — etc. Car, pour le droit,
la nature s'organise en une série de statuts, dont l'en-
ch evêtrement est extrême.
Mon propos se résumera en une minuscule ques-
tion : peut-on se rendre auteur de la nature ? Non
point « auteur » à la façon de Dieu ou de mes père et
mère qui sont les « auteurs de mes jours », mais à la
façon de l'auteu r d'un rom an, d'une sculpture, d'une
symphonie ?
Dans cette minuscule question, dont la réponse
n'est pas vraiment évidente, on verra que l'oeil du
droit ne ma nqu e pas de perspicacité, qu'il envisage la
nature un p eu à la manière des philosophes — Hegel
surtout — ou des esthéticiens, mais que cette vision
il l'incorpore à ses p ropres c atégories.
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182 L'OEIL DU DROIT

Pour rendre le propos le plus simple possible, je


l'étudierai à partir de trois principes, parfaitemen t hié-
rarchisés, qui vont du plus général au plus concret.
On peut, en effet, postuler le principe général selon
lequel la nature appartient à tout le monde (« res
communis »), pour admettre qu'elle peut être, à cer-
taines con ditions, objet du droit d'auteur. Après q uoi,
il restera à voir comment se concilient la notion de
« res communis » et la notion de nature com me oeuvre
de l'esprit.

Prem ier principe : la nature hum aine et naturelle est un


bien commun

Que la nature naturelle — tout comme la nature


urbaine ou la nature de l'homme — soit à tout le
monde, cela ne fait aucun doute pour le droit. Lors-
que le code civil, dans son livre III relatif aux « Diffé-
rentes manières dont on acquiert la propriété »,
détermine le statut de ce qui s'acquiert et ne s'ac-
quiert pas, il distingue entre les biens et les choses.
Alors que les biens se transmettent (donation, testa-
ment, contrat), s'acquièrent (prescription) ou se
découvrent (un trésor), en revanche, « il est des
choses qui n'appartienn ent à personne et dont l'usage
est commun à tous » (art. 714), tels le ciel, la terre,
l'air, etc.
Le droit d'auteur, à sa m anière, a recueilli cette dis-
tinction : un site, un paysage, une scène de rue ou,
dan s un autre ordre, l'amo ur, la ha ine, la jalousie, la
passion... sont, juridiquem ent, des « choses » qui n'ap-
partiennent à personne et dont l'usage est comm un à
tous.
Nature et nature humaine constituent donc un
« fonds c om mu n », aussi inappropriable que les mers,
les chem ins pu blics, le soleil, etc.
Ainsi, pour prendre quelques exemples tirés, au
premier chef, de la nature hum aine, la Cour de Paris
a-t-elle jugé que le thème de la détérioration du
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L'OEIL DU DROIT 183

cou ple « est de libre parc ours, et il ne p eut être inter-


dit à quiconque de la traiter, quand bien même
d'autres auteurs l'auraient déjà fait : en une telle
m atière, la contrefaçon ne p eut résulter de la reprise
d'une idée générale ou d'un thème déjà connu... 1 »
On ne finirait pas d'énumérer la longue litanie du
« fonds commun de la nature humaine », depuis la
décou verte par le mari de l'am ant c ach é dan s le pla-
card, « qui fait partie du fonds commun du théâtre
et du cinéma 2 et qui, selon l'annotateur, « durera
»

vraisemblablement aussi longtemps que durera la


duplicité de la fem m e abusa nt de la sottise de l'hom -
me » 3 , jusqu'au sujet mettant en scèn e deux femm es
compromises par le même homme 4 ,  en passant par
le thème de l'homme aux fortes capacités sexuelles
imaginan t de mettre ses talents au service des femmes
qui désirent en connaître, sous la forme d'un
conc ours annu el payant 5 , pour finir par l'idée d'une
m aison de tolérance d ont les pensionnaires sont des
hom mes et les clients des femmes 6 .  Sans compter —
pour sortir un peu de cette fringale sexuelle — que
sont, d'après le tribunal de Paris, des idées « très
connues et reconnues comme telles, le sabotage
d'une a utom obile, l'em ploi de tueurs à gages, l'usage
du poison ou l'escroquerie à l'assurance...' ».

On n'aura donc pas lieu de s'étonner des motifs du


tribun al de la Seine p our qu i « la p lus grande circons-
pection s'impose
insaisissable dans que
et diverse unel'expression
matière aussi imprécise,
de l'idée, étant
donn é q ue tout a dé jà été dit, qu'il n'y a sujets, situa-
tions ni carac tères qui n'aient été c ent fois remis sur le
métier 8 et on app réciera la faculté de synthèse de la
»;

1. Paris, 22 sept. 1980, RIDA jan. 1981, p. 166.


2. Paris, 12 mai 1909, DP, 1910.2.81.
3. Note Claro, sous Paris, 12 mai 1909, préc.
4. Paris, 17 mai 1933, Droit auteur, 1923.94.
5. Versailles, 13 mai 1980, RIDA, juillet 1980.171.
6. TGI, 3 oct. 1973, RIDA, avril 1974. 101.
7. TGI, 12 mai 1970, inédit.
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8. Tribunal civil Seine, 19 déc. 1928, DH 1929.761.


 

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184 L'OEIL DU DROIT

cour de Paris qui ayant à statuer sur la contrefaçon


qu'aurait com mise Ré gine Desforges, dans son livre La
Bicyclette bleue à l'encon tre de A utant en emporte le vent,
a ainsi décrit la situation de dé part : « le thèm e d'une
jeune fille qui se "jette à la tête" d'un garçon qui lui en
préfère une autre, alors qu'elle est elle-même aimée
d'un hom me plus âgé 9 ...  » Un gros volume de 1 000
pages ramené en un e phrase, voilà qui a de quoi déses-
pérer
Dansles ses
auteurs !
manifestations les plus élémentaires, la
natu re hum aine n'est don c pas app ropriable, pou r la
bon ne raison qu'elle est profondém ent ban ale, et que
sa banalité même la renvoie au fonds commun de
l'hu m anité'''. Dès lors, on ne sau rait rien inventer qu i
ne soit absolument et désespérément humain : un
auteur ne peut donc revendiquer « un droit exclusif
de prop riété su r un e idée p rise en elle-mêm e, celle-ci
appartenant, en réalité, au fonds c omm un de la pen-
sée humaine" » .
Qu'en est-il alors de la nature « naturelle » ou de la
nature « urbaine » ? Eh bien, on retrouve en droit d'au-
teur la même idée de chose commune destinée à
l'usage de tous, et qui est, en soi, inappropriable.
On ne peu t contester, dira par exemp le un tribun al
de Paix du S ud-O uest, « le droit de vue qu 'a tout indi-
vidu sur tout ce qu'il y a dans la rue : façades qui la
borden t, personn ages et attelages qui y circulent, en
un mot su r toutes les scènes qu i s'y décou lent et, par
suite, le droit de prendre un cliché sur tout ce qu'il
voit pour le reproduire sur cartes postales illustrées
ou sur b andes c iném atographiques... 1 2  » ; et le tribu -
nal de commerce de la Seine mettra sur un pied
d'égalité « ville et campagne », car, d ira-t-il, « les ru es
de villes, de pays, les sites pittoresqu es, sont du droit

9. Paris, 21 nov. 1990, RIDA janv. 1991 .319.


10. B. Edelman, Création et banalité », Dalloz, 1983. Chro-
nique. 73.
11. Tribunal civil Seine, 7 juill. 1908, DP 1910.2.81.
12. Tribunal Paix Narbonne, 4 mars 1905, D. 1905.2.389.
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L'OEIL DU DROIT 185

public en ce qui concerne leur reproduction par l'in-


dustrie ph otographique 1 3 ».
On le voit bien : dans c ette jurispruden ce l'activité
humaine (les scènes), le décor urbain (façades et
rues) et la « nature » (pays et sites) sont équivalents.
Toutes p roportions gardées, ils sont c om parables à la
langue, dont on ne peut s'approprier des expres-
sions 1 4 ,   ou même à des symboles, comm e la M arianne
qui représente la Ré pub lique 1 5 et le défilé du 14 juil-
let 1 6 .  Tout se passe comme si la vie collective — tri-
viale ou sym bolique — con stituait une sorte de fonds
culturel, un espace et une m ém oire ouverts à tous ".
Quant à la nature proprement dite, son « oeuvre »
peut-être librement reproduite 1 8 , à savoir les acci-
dents de terrain, les jeux de lumière, les points de vu e,
etc., jusques et y com pris les manifestations animales.
Ainsi l'enregistremen t de chants d'oiseaux n'est-il pas
protégeable : « Considérant, dira la Cour de Paris,
que des enregistrements de chants d'oiseaux ne
con stituent p as un e catégorie d'enregistremen t ; que
[...] le travail de Roc he, notam m ent la m ultiplicité de
prises de son effectuées, la sélection de c es prises de
son, l'élimination de "fréquences parasitaires" et la
mise en relief de "fréquences intéressantes", la réali-
sation de "surimpressions" ne confèrent pas à un
enregistrem ent m écan ique le caractère d'oeuvre pro-
tégeable 1 9 .   Certes, dep uis la loi du 3 juillet 19 85 sur
»

les « droits voisins des droits d'auteu r », un tel enregis-


trement pourrait peut-être bénéficier d'une protec-

13. Tribunal commerce Seine, 7 mars 1861, DP 1861.3.32.


14. « ... tous les mots de n otre langu e, dira une c our amé ricaine,
appartiennent au domaine public. Quiconque parle ou écrit a le
droit naturel d'utiliser tous les mots que comporte la langue
anglaise,
O'Hara, 32ainsi
App.que
Divtoutes les300
2d 632, combinaisons qu'elle
N-Y8, 2nd 441 permet... »
(1969).
15. TGI Paris, 24 nov. 1987, jCP, 1989.1.3376. Annexe 3.
16. TGI Paris, 21 févr. 1990, RIDA, oct. 1990, 307.
17. B. Edelman, « La rue et le droit d'auteur s, D., 1992. Chro-
nique, p. 91. Cf. dans ce même volume, p. 155 et s.
18. Chambéry, 18 mai 1962, D., 1962.599.
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19. Paris, 6 oct. 1979, D., 1981.190, note Plaisant.


 

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186 L'OEIL DU DROIT

tion ; mais ce serait au titre d'un droit du


« producteur »2°.
Si j'ai com m enc é l'étud e de ce prem ier principe par
l'examen de la nature humaine, ce n'est pas par
hasard. On vient de voir, en effet, que le concept
d'inappropriation s'applique aussi bien à l'homme
qu'à la nature. O r, affirm er que l'essenc e de l'hom m e
est inappropriable revient à dire que sa liberté, sa
constitution intime, échappe à la propriété privée.
Mutatis mutandis, la nature elle aussi est libre : elle
suit son destin. Mais, précisément, si la nature est
libre, sa liberté est imitée par celle de l'homme : elle
n'est point libre pour elle, m ais dans la seule mesure
de la liberté h um aine.
Ainsi, pour le droit, homme et nature poursuivent
un destin commun, puisqu'une même structure de
liberté la définit : la nature étant devenue radicale-
ment humaine, l'homme peut alors se dire radicale-
ment... naturel. Hegel est ici réalisé : tout ce qui est
rationn el est réel, tout ce qui est réel est rationn el.
Au fond de l'hom me, au fond des bois, des mers et
des montagnes, quelque chose résiste à l'appropria-
tion, qu'on lui donne le nom de « liberté », de « natu-
re » ou de « res comm unis ». D'où la qu estion : à qu elles
con ditions p eut-on se d ire « auteur » de la natu re ?

Deuxième principe : l'individualisation de la nature

Pour le droit d'auteur, la nature se présente de


façon paradoxale : d'un côté, elle est un matériau, un
supp ort pareil à une page blanch e sur laquelle on ins-
crit des signes, ou à une cire sur laquelle on grave
les sons. Le jardinier, le paysagiste, modèle la na ture,
com m e le scu lpteur m odèle la glaise. M ais, de l'autre
côté, ce matériau possède, « spontanémen t », sa forme
propre. L'océan est toujours déjà là, les falaises, les
montagnes, les lacs... En d'autres termes, la nature

20. B. Edelman, Droits d'auteur, droits voisins, Dalloz, 1987.


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L'OEIL DU DROIT 187

existe aussi pour soi, sans se soucier de nous. Ce qu e


Hegel dans l'Esthétique, appelait le « concret sensi-
ble », la « nature extérieure », et qui l'étonnait prodi-
gieusement. « Le plumage bigarré des oiseaux brille,
alors même que personne ne le voit, leur chant
résonn e, alors mêm e que p ersonn e ne l'enten d ; il est
des fleurs qui n e vivent qu 'une n uit et s'étiolent, sans
avoir été ad m irées, dans les forêts vierges du Sud , et
des forêts luxuriantes, formant u n réseau inextricable
de plantes rares et magn ifiques, aux arômes dé licieux,
dépérissent et parfois disparaissent, sans que per-
sonne ait pu en jouir. » Mais, ajoute-t-il, l'oeuvre
d'art ne présente pas ce détachement désintéressé :
elle est une question, un appel adressé aux âmes et

aux esp rits


prendre » ; etpte
en com il en
la ndéduisait que l'art,
ature, serait contraint
toujours de
inférieur
à la philosophie qui prend la pensée même comme
objet. Il y a toujours dan s l'art un « résidu » de sen sibi-
lité qui s'estompe au fur et à mesure qu'on s'éloigne
de la nature : de l'architecture à la poésie, on va du
plus conc ret — construire dans la nature — , au plus
abstrait — réaliser l'intériorité dans son indifférence
au contenu, à la nature naturelle. Pour le droit, qui
n'est pas toujours hégélien, les deux aspects de la
nature s'expriment ainsi : on la produit, ou on la
reproduit.
Mais, et là le droit rejoint Hegel, dans un cas

comme dans
l'esprit qu l'autre,
'à cond elleluineimp
ition de devient
oser laune oeuvre
m arque d'unde
e
personnalité ou si l'on préfère, de l'individualiser, de
la faire sortir de son « détachement désintéressé ».
Faute de quoi, elle retrouvera son statut de « res
communis ». Toutes ch oses égales d'ailleurs, la nature
pour le droit a le même statut que la langue : tout le
m onde parle mais seul l'auteur crée son style.
Deux séries de jurisprudence nous feront
comprendre cette situation paradoxale qui trouve sa
résolution dans le conc ept d'individualisation.
Un artiste — Jean Verame — avait peint des
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rochers désertiques dans le Sud-Ouest m arocain. U n


 

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188 L'OEIL DU DROIT

coutu rier ayant fait poser des man nequ ins devant ces
rochers pour tirer des photos p ublicitaires, l'artiste en
avait demandé la saisie : il s'agissait, disait-il,
d'oeuvres de l'esprit qui ne pou vaient être reprodu ites
sans son consentement. Le tribunal de Paris lui a
donné satisfaction : « on ne peut empêcher qui-
conque, dit-il en substance, de jouir, contempler et
même reproduire un "ensemble naturel" ; en

revanche,
d'un ne peuvent
p aysage être
da ns lequ el considérés comm eetéléments
ils s'inséreraient don t ils
ne seraient que l'accessoire des rochers désertiques,
aux formes monumentales et inhabituelles, utilisés
par un artiste comm e support de travaux picturaux et
qui entrent dans la catégories des oeuvres de l'es-
prit 2 1 .  »

Cette solution est assez remarqu able : certes, nous


dit le tribunal, le désert appartient à tout le monde,
jusques et y c om pris des rochers p eints ; mais si l'on
prend u ne ph otographie de ces seuls roch ers alors on
s'approprie une oeuvre par le biais de la reproduc tion.
On reviendra, dans u n instan t, sur le rapport entre le
général — le paysage — et le particulier — l'oeuvre
dans le paysage — avec une m ention spéciale pour ce
phé nom ène fort curieux : le paysage com me oeuvre.
M ais il y a au tre chose de p lus intéressant enc ore.
Le tribunal, on l'a vu, admet que des rochers peints
puissent constituer une oeuvre. Soit. À la réflexion,
cependant, la décomposition de cette oeuvre est
étrange. D'un côté, nous avons les rochers, choisis
pou r leurs « form es mon um enta les et inh abituelles »,
de l'autre, la couche de peinture qui les enrobe.
Autrement dit, nous avons une conjonction entre
l'« oeuvre de la nature » — la « nature extérieure » de
Hegel frappé e de « désintéressem ent » — et la subjec-
«
tivité d'un démontre,
conjonction auteur, son intériorité
le mieux possible,».ce
Or, cette
qu'il en
est de l'individualisation de la nature : les rochers,

21. TGI Paris, 22 juin 1988, D., 1990 Som. Com. 49, obs.
Colombet.
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L'OEIL DU DROIT 189

dans leurs formes m onumentales et inh abituelles, soi-


gneusement conservées, servent un iquement de support
au travail du peintre ; l'« oeuvre de la n ature » est ainsi
révélée par l'artiste, et c'est cette révélation qui est
protégeable.
On rejoint ici ce que disait Gilbert Lascault de l'en-
treprise de C hristo qui avait emp aqueté p rès de Syd-
ney, 37 777 m 3 de sable et de rochers, face à l'océan
Pacifique : « Il emballe la côte. Il la drape et la voile
comme une femme. Il la dissimule pour souligner le
mystère et la sauvagerie qu'elle possède avant tout
voilage. Il la cadre p our m ieux la faire voir. Il la trans-
form e provisoiremen t en un e sorte de ban quise. Il ne
la reproduit pas telle qu'elle lui apparaît. Il fait du

paysage lui-mêm
une invitation e non pas
à interven ir 2 2un e représentation, m ais ».

Pour ne pas quitter Christo, on peut faire état


d'une autre décision relative au paysage urbain. En
effet, cet artiste avait « emb allé » le Pon t-Neuf et sou-
tenait, en conséquence, qu'on ne pouvait le repro-
duire sur cartes postales ou dan s les reportages filmé s.
La Cour de Paris lui donnait raison, en retenant
notamment que « l'idée de mettre en relief la pureté
des lignes d'un po nt et de ses lam pada ires au mo yen
d'une toile et de cordages mettant en évidence le
relief lié à la pureté de ce pon t, constitue un e pensée
originale... 2 3 Le mêm e raisonnem ent qui valait pour
»

le paysage
comme là, naturel vaut pour de
c'est la révélation le paysage
la natureurbain : ici
de l'objet
qui en constitue l'individualisation : et il en sera de
m êm e de la tour Eiffel, « révélée » par un specta cle de
son et lumière, dès lors que les moyen s mis en oeuvre
l'avaient été « suivant une conception originale qui a
eu p our résultat de faire déc ouvrir, en les soulignant
par des jeux de lumière habilement composés, les

22. G. Lascault, (■ Vers un dictionnaire partial du paysage s, in


Mort du paysage ? Champ Vallon, 1982, p. 26.
23. Paris, 13 mars 1986, D, 1987, Som. Com. 150, obs.
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Colombet.
 

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190 L'OEIL DU DROIT

lignes et les formes donnant à l'ensemble sa valeur


esthétique .
Qu'en est-il, alors, de la reproduction de la nature
« telle qu'elle est » ? Le cas de figure est le suivant :
soit un tab leau qu i im ite « parfaitemen t » un site ; se
rendrait-on cou pable de c ontrefaçon si l'on imitait ce
tableau ? Ou bien doit-on admettre que le copier
reviend rait, som m e toute, à copier la natu re mêm e ?

seLa jurisprudence
borne estnature
à recopier la à peu «près
tellecohérente : sionl'on
qu'elle est », ne
peut faire reproche à autrui de vous avoir vous-mêm e
recopié : la copie de la nature c'est, encore et tou-
jours, la nature. Une espèce très intéressante a été
jugée par les tribunaux. Une lithographie représen-
tant la « vue de l'exposition du Havre » avait été
copiée. Le tribunal correctionnel avait condamné
l'adaptateu r aux m otifs que l'artiste « a u n droit exclu-
sif sur la forme de sa reproduc tion », s'agît-il mêm e de
la reproduction d 'un lieu, et que « ce droit est surtout
incontestable alors que l'artiste ne s'est pas borné à
un e reproduc tion rigoureusem ent fidèle de la natu re,
mais qu'il a apporté dans la disposition des lieux
reproduits des chan gemen ts et des modifications qui
ne sont q ue l'oeuvre de l'imagination... 2 5 Cette déc i- »

sion, con firmé e par la cour de Rouen 2 6 a été censurée


par la Cour de c assation 2 7 et la cour de renvoi a statué
en ces termes : « la contrefaçon dont Asselineau se
plaint ne pourrait résulter, dans l'espèce, que de l'imi-
tation d'un arrangement particulier et de détails, en
dehors de la nature, inventés par Asselineau pour
donner à son travail une plus grande valeur artisti-
que 2 8 .   »

Fau te, pour l'artiste, d'avoir individualisé la nature,


il en a reprodu it, si l'on ose dire, le « fonds com mun »,

24. Paris, 11 juin 1990, juris-data, n° 023127.


25. Tribunal correctionnel, Le Havre, 18 août 1969, A n n . p r o p .
ind. art., 1870.129.
26. Rouen, 24 déc. 1969. Ann. 1870.149.
27. Crim. 28 mai 1970. Ann. 1870.149.
28. Caen. 27 juill. 1970, Ann. 1871.5.
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L'OEIL DU DROIT 191

c'est-à-dire aussi sa « nudité ». La Cour rejoint, ici,


l'étymologie même de « auteur » qui vient du supin
du verbe augere (augmenter) : l'auteur est celui qui
« augm ente » ce qu'il voit.
Le droit confirme, à sa manière, ce que dit Alain
Roger de l'« artialisation » de la nature 2 9 .  Notre per-
ception artistique de la nature serait toujours, selon
lui, médiatisée par une opération artistique, qu'elle
intervienne directem ent sur la ch ose ou qu'elle four-
nisse des modèles de référence. Ainsi du corps fémi-
nin : soit on le pare, par des opé rations de maquillage,
de tatouage, de scarification, « qui visent à transfor-
mer la femm e en oeuvre d'art ambu lante 3 ° », soit on
élabore des schèmes — ici le « Nu » — à partir des-
quels notre regard distinguerait le Nu de la nudité,
sorte d'état d'un e neu tralité ab solue. Et il en serait de
m êm e de la na ture ; nou s la verrions au travers d'un
mod èle esthétique, opposan t le « pays » — équivalent
de la nudité — au « paysage » — équivalent du Nu.
« La nature est indéterm inée et ne reçoit ses détermi-
nations qu e de l'art : "du p ays" ne devient u n p aysage
que sou s la con dition d'un Paysage... 3 1 .   »
Ce schèm e esthétique p ourrait bien être à l'origine
de la notion juridique d'auteur. Est un auteur celui
qui « augm ente », traduc tion artistique de l'action d e
l'homme sur la nature. Nous sommes donc dans
l'ordre du « Plus » ou selon les cas du « Moins » (voir
les jardins Zen), mais certes pas dans l'ordre du
« Rien ». C'est en quoi, peut-être, notre esthétique
serait aussi un e éthique de l'action et d e la transfor-
mation, qui différerait de l'esthétique « nulle » du
Japon ... selon Roland Barthes. Ce q u'il dit, par exem-
ple, du miroir est très significatif. « En Occident, le
miroir est un objet essentiellement narcissique :
l'homme ne pense le miroir que pour s'y regarder ;
mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est

29. A. Roger, N us e t p a y s a g e s , Aubier, 1978.


30. A. Roger, « Ut pictu ra hortus ■>, in M o r t d u p a y s a g e ? , o p . ci t .,
p. 96
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 176/185

31. Ibid., p. 97.


 

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192 L'OEIL DU DROIT

symbole du vide même des symboles ("L'esprit de


l'homme parfait, dit un maître du Tao, est comme
un miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Il
reçoit, mais ne conserve pas.") : le miroir ne capte
que d'autres miroirs, et cette réflexion infinie est le
vide même (qui, on le sait, est la forme). Ainsi le
haïku n ous fait souvenir de ce qui ne nou s est jam ais
arrivé : en lui, nous recon naissons une répétition sans
origine, unune
personne, é vénem entsans
p arole sansamarres
cau se, une
3 2 » . m ém oire sans
Peut-être est ce là un e vision d'Occidental. Augus-
tin B erque, avec toute sa science, nous en seigne qu e
le symbole du vide est une vue de l'esprit ; que le
jardin, par exem ple, traduit dan s sa m atérialité l'envi-
ronnement naturel : qu'il amarre l'espace des
hommes à la nature et aux dieux, bref, qu'il est tout
le contraire du n on-signe 3 3 .  M ais il n'emp êch e : l'oeil
occ idental, qui est aussi l'oeil du droit et donc d e l'ac-
tion, ne peut concevoir le « rien ». Il « augmente » ce
qu 'il regarde, à m oins d'être arrêté, dans u ne sidéra-
tion parfaite, par la Cité interdite com m e le narrateur
de
cès Ren é Leys ou p ar la question sans réponse du Pro-
de Kafka.
Mais revenons au droit positif et à sa casuistique.
En réalité, la pensée juridique a intégré le modèle
esthétique et postule qu'un artiste, l'oeil de l'artiste,
est par essence subjectif : il ne peut reproduire à
l'identique. En voici deux exemples.
U n artiste ayant reprodu it des dessins de fleurs et
légumes publiés dans le catalogue d'une société
d'horticulture, le tribun al le con dam ne p our con trefa-
çon par ces motifs assez étonnants : « il est un prin-
cipe connu de tous les artistes, c'est que deux
individus de la même espèce animale ou végétale,
quoique par
diffèrent identiques par leur
les acc idents de structure anatomique,
leur phy sionom ie exté-
rieure ; que c es acc idents con stituen t pou r l'artiste le

32. R. Barthes, L'Em pire des signes, Skira, 197 0, p. 106.


33. A. Berque, Le Sauvage et l'artifice, Gallimard, 1986.
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L'OEIL DU DROIT 193

caractère ind ividuel ; que son oeuvre consiste à repro-


duire ce caractère [...] ; que s'il n'arrive presque
jamais que deux individus, animau x ou plantes se res-
semblent absolument, il n'arrive jamais que deux
artistes les reproduisent avec u n caractère identique
[...]. » Et la cour, en app el 3 4 surench érit : « Qu'en fût-
il par hasard autrement, et l'aspect extérieur des
plantes ou des légumes fût-il, contre toute vraisem-

blance, d'une
sente l'un sim ilitude
deux, absolue, par
individualisé le dessin
l'artiste q ui qui
repré-
l'a
exécuté, n'en constitue pas moins pour celui auquel
il app artient un e prop riété exclusive [...] 3 5 .   »
L'oeil qui voit au travers d'un modèle esthétique
déterm ine la natu re : il ch oisit et, ch oisissant, indivi-
dualise. Du général, il fait surgir du particulier, par
un travail inverse à celui du concept qui saisit l'uni-
versel dans le singulier.
Il en est évidemm ent de m ême pou r les sites : « si la
nature appartient à tout le mon de, dira le tribunal de la
Seine, et si deux artistes pensen t reproduire le m ême
site, à la même heure, au même endroit, et dans les
mêm esposant
en sup circonstanc
qu 'ilses, il est difficilet àd'admettre,
appartiennen la m ême écmême
ole et
aient les mêmes idées en art, que l'exécution soit
pareille et l'interp rétation identique [...] 3 6 .  »
Ainsi individualisée, la n ature, tout en app artenant
à tout le monde, peut être l'objet du droit d'auteur
et, par là même, arrachée non pas à la jouissance spé -
culative des tiers mais à la jouissance commerciale.
Autrement dit, en faisant d'une portion de la nature
un e oeuvre de l'esprit, on la soustrait à l'exploitation
commerciale d'autrui. Personne, sans l'autorisation
de l'auteu r, ne p eut dé sormais en tirer profit par des
cartes p ostales, films publicitaires, reproduc tions, etc.
Mais, concilier
va-t-on et telle estces
la deux
dernière question
principes en— comment
apparence

34. Tribunal civil Saumur, 22 nov. 1902, D., 1904.2.137, note


Claro.
35. Angers, 19 janv. 1904, ibid.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 178/185

36. Tribunal civil Seine, 25 janv. 1906, Ann., 1906.197.


 

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194 L'OEIL DU DROIT

antagon iques, à savoir que la nature appartient à tout


le monde et donc que tout un chacun peut y avoir
librement accès, alors que l'on peut en distraire une
portion et empêcher justement un libre accès. Un
troisième principe, conciliateur, se révèle inévitable.

Troisièm e principe : conciliation de la nature et du droit


d'auteur

La con ciliation entre le principe de <4 res communis »


et le principe d e l'individualisation, su pp ose u ne dis-
tinction préalable entre l'espace public et l'espace privé.
Si la natu re, naturelle ou urbaine, est clôturée, enfer-
mée dans un espace privé — jardin intérieur, ch âteau,
maison, etc. —, elle est assimilée au domicile. Or, le
domicile est une émanation spatiale de la personne,
de sorte que violer l'un c'est violer l'autre.
Tout au tre est la problém atique de l'espace p ublic :
ici, le droit distingue, dans une subtile casuistique,
entre la reproduc tion d e la nature — où figure, acces-
soirement, l'oeuvre de l'esprit — qui est libre, et la
reproduc tion p rivilégiée de l'oeuvre de l'esprit dan s la
na ture — qu i est illicite.
Voyons, tout d'abord, l'espace privé. Dan s un e telle
hyp othèse, on assiste à une vé ritable anthropo logisa-
tion de la nature : la clôture, le mur, l'enceinte, la
haie, la barrière, formen t un e barrière infranc hissable
qu i se con fond avec l'espace vital de la personn e, qui
est aussi l'espace de la propriété privée. L'individu
projette son om bre protectrice sur ses alentours, défi-
nissant une zone interdite aux regards. Ainsi a-t-on
vu suc cessivemen t jugé, par un app el à la protection
de l'intimité de la vie privée (article 9 C. Civ.) ou au
droit à l'image (article 1382 C. C iv.), que la reproduc -
tion de p hotograph ies privées dans u n h ôtel particu-
lier était illicite 3 7 ;  qu'il en était de mêm e d'un clich é,

37. TGI Paris, 8 janv. 1986, D., 1987 Som. Com., 138, obs.
Amson et Lindon.
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L'OEIL DU DROIT 195

obten u par téléobjectif, d'un e personn e se prélassant


nue sur un bateau 3 8 ,   ou d'une ph otograph ie de la ter-
rasse d'un voisin, car « le droit à l'im age est u n attri-
but du d roit de propriété 3 9 .  »
À telle enseigne qu'on vit interdire la publication
d'un « roman-photo », au titre sulfureux L'amour mène
la danse, tourné au d om icile d'un professeur de l'Ins-
titut Notre-Dame, dès lors « qu'il n'était pas douteux
que
tifierles
leslecteurs
lieux et voisins ne pavec
con sidérer ouvaient m anqu
surprise queerlad'iden-
dam e
Lemoiner a perm is que sa propriété serve de cadre au
tournage d'un roman en forme de film, dont l'esprit
est difficilem ent c om patible avec sa prop riété 4 0 .  »
Plus typique encore fut l'espèc e qui m it aux p rises
Buffet et le propriétaire d'un château. Le peintre, au
cours d'une visite, avait croqué deux dessins dont il
s'était ultérieurement inspiré pour un tableau. Ce
propriétaire, arguan t du libellé du ticket d 'entrée, où
il était stipulé que toute reproduction du monument
était rigoureusem ent interdite, avait demandé la saisie
du tableau. Curieusement, il obtint gain de cause,
aux motifs que si « tout prop riétaire a le droit de clore
son dom aine et d'en refuser l'acc ès aux tiers, il peut,
a fortiori, interdire la photographie de son immeuble
ainsi que les croquis ou peintures qui prend raient c et
immeuble comme objet 4 1 .   » Étrange confusion entre
l'oeil du peintre et l'oeil du photographe, mais peu
importe. On ne p eut individualiser — sans son autori-
sation — l'individu lui même 42.
Qu'en est-il de l'espace public? On l'a déjà
annoncé : pris dans la nature, fondu dans la « res
comm unis », l'objet ind ividualisé se dissout. Il se perd
dan s l'indéterm iné. A insi les tribuna ux se livrent-ils,

38. Paris, 5 juin 1979, jCP, 1980, II. 19343, note Lindon.
39. TGI Bordeaux, D., 1989, Som. Com. 93.
40. Tribunal civil Seine, 1" avril 1965, jCP, 1966, II 14372,
note Amson et Lindon.
41. TGI Paris, 10 févr. 1971, RIDA, avril 197 1.237.
42. B. Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Maspero,
1973, et cf. supra dans ce même volume.
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196 L'OEIL DU DROIT

inévitablement, à une recherche qui met en balance


général et particulier. <4La protection des droits de

propriété
dire la libreartistique ne peut
reproduction avoir pour
d e l'oeuvre effet d'inter-
p rotégée, lorsque
celle-ci s'intégrant dans un ensem ble naturel dont elle
fait pa rtie, cette interdiction au rait pour effet de p or-
ter atteinte à la jouissance comm une de c ette oeuvre. »
Mais si l'on reproduit, comme tels, des rochers
peints, la contrefaçon est établie 43.

Mêmes solutions pour une carte postale de « La


G éode » — qui aurait pour <4 objet essentiel la repré-
sentation de ce monument'''. » — ou pour des vues
de « La G rand e Arch e », qu 'elle figure seule ou « dans
un p anoram a dont elle con stitue l'élémen t central ou
tout au m oins, un élémen t essentiel, sans pouvoir être
considérée
non protégé comme
4 5 .  »
simple partie d'un cadre naturel
En revanch e, une carte postale qui reproduit la rue
de Rennes, la nuit, ne saurait être contrefaisante de
la tour Mon tparnasse : « s'agissant d'un élém ent d'un
ensemble architectural qui constitue le cadre de vie
de nombreux habitants d'un quartier de Paris, et
ayant été con struite pour être habitée et mise à la dis-
position de tiers, le droit à protection cesse lorsque
l'oeuvre en question est reproduite non pas en tant
qu'oeuvre d'art mais par nécessité, au cours d'une
prise de vue dan s un lieu p ublic ; sur la carte postale
litigieuse, la tour M ontpa rnasse n'a pas été p hotogra-
phiée isolément mais dans son cadre naturel qui ne
fait l'objet d'aucune protection 4 6 .  »
Tout cela est fort clair. Néanmoins — et c'est par
là, que j'achèverais cette étude — on a assisté, dans
une affaire très particulière, à une extension para-
doxale du droit d'auteur au détriment de la chose
commune.

43. TGI Paris, 22 juin 1988, préc.


44. Paris, 23 oct. 1990, D., 1990, IR 298.
45. TGI Paris, 12 juill. 1990, RIDA, jan. 1991.359.
46. Paris 27 nov. 1980 — cité in : M. Huet, Le Droit de l'architec-
ture, Economica, 1990, p. 105.
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 181/185
 

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L'OEIL DU DROIT 197

Les sociétés promotrices de l'opération immobi-


lière de Port-Grim aud s'étaient fait concé der par l'ar-
ch itecte de la cité lacu stre le droit de reproduc tion de
cet ensemble urbain. En conséquence, elles avaient
deman dé la saisie de dép liants pub licitaires reprodui-
sant deux photographies aériennes de la cité. Pour
leur défense, les publicitaires avaient fait valoir non
seulement qu e « l'on ne saurait contester à tout h abi-
tant ou à tout voisin
de Port-Grimaud, le droit
village quideareproduire desd'une
le caractère vues
agglomé ration, con stituée avec ses bâtiments publics,
référencée à l'annuaire aux PTT, etc. », mais encore
que « c e village avec rues, places, magasins, ban ques,
services de toutes sortes, est un site géographique
étendu dont le spectacle est res communis... ». Autre-
m ent dit, il était soutenu qu'une o euvre de l'esprit ne
pouvait investir un site, sous peine de rendre lettre
morte le principe selon lequel la nature appartient à
tous. Or le tribunal de Draguignan a écarté cette
objection pour des raisons assez surprenantes :
« L'établissement dans le fond du golfe de Saint-Tro-
pez là où il n'y avait rien, alliant le soleil et la mer,
d'une c ité lacu stre dont les plans d'eau irréguliers et
les masses bâties, de volumes et de couleurs
con trastés et variés, provoqu ent la surprise et entre-
tiennen t la curiosité et l'attente, con stitue bien d ans
son ensem ble, par la comb inaison h armonieuse de ses
éléments, une création originale personnelle [...] ;
qu'en l'espèce, c'est la totalité de la cité de Port-Gri-
mau d con sidéré com me u ne oeuvre d'art qui bénéficie
de la protection de la loi, et non tel ou tel édifice
déterm iné [...] 4 7 .  »
Nous avons là le rêve de l'« auteur » de la nature
enfin réalisé : « là où il n'y ava it rien », c'est-à-dire la
simple
hu m ain,nature, il y«aura
à l'infini. Désirenfin quelque
forcen chose,
é de forcer la nde l'art
ature,
de la sculpter, tel Filippo Bentivegna qui, durant
trente ans, près de Sciacc a, en Sicile, s'ach arna à tail-
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 182/185

47. TGI Draguignan, 16 mai 1972, Gaz. Pal., 1972.2.568.


 

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198 L'OEIL DU DROIT

ler dans le roc et les arbres p lus de trois mille visages


— volonté de la peindre, ou même, simplement, de
la badigeonner, comme il arrive parfois, dans les
outranc es du Lan d Art, besoin d e la cribler de signes,
d'étendre à l'infini le tem plum artistique, de sorte que
l'enceinte esthétique s'égale aux limites du monde,
faire de l'un ivers un ch am p de pa ysages... 4 8 .  »
Le droit d'auteur soutient le rêve de l'artiste :
« imaginer » la nature, de sorte qu'elle soit absorbée
tout en tière dan s l'oeuvre. D e la mêm e façon, le droit
du brevet sou tient c et autre rêve, industriel celui-là :
« inventer » la nature, de sorte qu'elle soit radicale-
m ent soum ise à la fabrication hu m aine.
Que cela se réalise ou non, peu importe : mais
notre vision de la culture en sortira modifiée. Je pense
qu'à vou loir dén ier, à tou tes forces, les hasards « n atu-
rels », à vouloir refuser qu'une fleur soit belle pour
elle-même, qu'un oiseau chante « pour rien », à faire
que la nature existe pour n ous, c'est-à-dire pour notre
usage, nous n e subissions en retour les effets de notre
propre sauvagerie. Car la nature est au ssi la réserve —
imaginaire — de notre barbarie, le lieu où les forces
obscures peuven t se déch aîner et nous p urifier d'au-
tant. Ramenées des forêts au coeur de l'homme, nos
cités sont devenues des antres ténébreux. Comm e au
tem ps de S ha kesp eare, « La sau vagerie s'intériorise :
elle est au coeu r des hom m es qui vivent au coeur de
la civilité 4 9 .  »
L'oeil
que du droit
sa propre est devenu intérieur : il ne con temp le
vue.

48. A. R oger, <, Ut pictura h ortus s, op. cit., p. 107.


49. R. Marienstras, Le Proche et le lointain, Éd. de Minuit, 1981,
p. 59.
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TABLE

LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGAPHIE 7


I. La pratique théorique du droit 9
I. LES RAISONS D'UNE ABSENCE 11
II. L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE


JURIDIQUE 19


Section I. La vie « doctrinale » du sujet de droit  21
I. L'introduction juridique 21
II. L'explication juridique 22
Section II. Idéologie et sujet de droit 26


IL La production juridique du réel 31
III. LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 33
Section I. La sur-appropriation du réel 35
Section II. L'homme et la machine 41


I. De l'homme-machine 42
II. ... au sujet créateur 49


Section III. Procès du capital et procès
créateur 54


I. Économie et cinéma 55
II. Le
III. capital-auteur
Création et sujet collectif 58
64
IV . LA FORME MARCHANDE DU SUJET 74
Section I. La forme sujet de droit 76
Section II. La croisade des chevaliers du droit
ou l'histoire d'une doctrine juridique 82
Section III. Les figures du sujet de droit 86
I. Le carrousel 87
II. La danse de mort 90
III. La dan se des voiles 91
IV. La propriété mène la danse 95
V. L'amour mène la danse
http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie
96 184/185
 

5/10/2018 Ede lma n_Droit Sa isi Pa r La Photogra phie - slide pdf.c om

200 TABLE

III. Éléments pour une théorie marxiste du


droit 101
THÈSE I : LE DROIT FIXE ET ASSURE LA RÉALISA-
TION, COMME DONNÉ NATUREL, DE LA SPHÈRE
DE LA CIRCULATION 106
THÈSE II : LE DROIT, EN ASSURANT ET EN
FIXANT COMME DONNÉ NATUREL LA SPHÈRE
DE LA CIRCULATION, REND POSSIBLE LA
PRODUCTION 120
Conclusion 125

LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 131


I. Des p ersonn ages en liberté 134
II. Figures de la sub version 143


Conclusion 152
LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 153


I. L'auteur et l'espace a rtistique 157
II. L'espace — Événement 171


L'OEIL DU DROIT :
NATURE ET DROIT D'AUTEUR 179
Prem ier principe
turelle : la
est un bien nature hum aine et na- 182
commun
Deuxièm e principe : l'individualisation de la
nature 186
Troisième principe : conciliation de la nature
et du droit d'auteur 194

http://slide pdf.c om/re a de r/full/e de lma ndroit-sa isi-pa r-la -photogra phie 185/185

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