Vous êtes sur la page 1sur 9

24/11/2020 Introduction.

Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la


nouvelle histoire de l’art
Michela Passini
Dans L'oeil et l'archive (2017), pages 209 à 220

Chapitre

L ’histoire de l’histoire de l’art est, au XXe siècle, l’histoire de l’a frontement de deux


traditions méthodologiques, l’une orientée vers la dimension formelle des œuvres,
l’autre vers les attaches sociales, politiques et plus largement culturelles de leur
1

production. C’est à la progressive implantation universitaire, puis au véritable triomphe


de la seconde que l’on assiste à partir des années 1950. Bien que certains de ses
présupposés aient été remis en cause par le courant des visual studies, qui se développe
en son sein après 1990, l’histoire sociale est aujourd’hui dominante et ses pratiques sont
entièrement naturalisées au sein des études sur l’art.

Sa généalogie intellectuelle, qui commence à être retracée pour ce qui est de ses 2
composantes marxistes et radicales [Hemingway, 2006 ; McWilliam, 2016 ; Bird, 1996],
doit en revanche être explorée en ce qui concerne ses liens avec la pratique d’une
anthropologie historique de l’art initiée par Warburg. Au début du XXe siècle, celui-ci
pose les jalons d’une première histoire sociale de l’art en se concentrant sur l’ensemble
de médiateurs qui rendent possibles la création, la di fusion et la consommation des
œuvres. Ses recherches s’inscrivent dans la continuité de la tradition germanique de la
Kulturgeschichte, qu’il renouvelle de l’intérieur. Les années 1930 voient le développement
d’une pratique alternative de l’histoire sociale, fondée sur la référence à un outillage
conceptuel marxiste. Au sein du Warburgkreis, le cercle de chercheurs qui fréquentent
l’Institut Warburg, s’élaborent d’autres tentatives pour écrire une histoire de l’art qui,

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 1/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

par l’attention qu’elle prête aux circulations des types iconographiques, aux rapports
entre art, science, philosophie, religion, au statut et à l’image publique des artistes,
participe d’une histoire culturelle de l’Occident.

L’œuvre de Panofsky en constitue l’une des expressions les plus abouties. De nos jours, 3
on ne l’associe guère à l’histoire sociale de l’art. Il su fit toutefois de considérer la
manière dont ses travaux sont décrits et utilisés, pendant les années 1970, par Pierre
Bourdieu [Bourdieu, 1967], par les élèves de Francastel [Francastel et al., 1976], par
T. J. Clark en Grande-Bretagne [Clark, 1974] ou, en Italie, par Enrico Castelnuovo
[Castelnuovo, 1976], pour voir à quel point la référence à Panofsky est alors considérée
comme opératoire et fondatrice au sein des milieux savants où se pensent et se
débattent des formes nouvelles d’histoire sociale ou de sociologie de l’art. Panofsky et
ses élèves, tels Edgar Wind ou Millard Meiss, produisent toutefois une histoire de l’art
qui, dans son ambition de déceler un outillage mental sous-jacent aux di férentes
expressions de la culture savante, se di férencie de plus en plus fortement d’une
historiographie socioéconomique des productions artistiques. Celle-ci s’a firme avec les
travaux d’Arnold Hauser [Hauser, 1951], Francis Klingender [Klingender, 1947] ou
Frederick Antal [Antal, 1947].

Si une première rupture dans le continuum de pratiques qu’est l’histoire « sociale » de 4


l’art se produit alors, la deuxième naît de la réaction d’une nouvelle génération de
chercheurs qui, dès le début des années 1970, remet en question à la fois les assises
épistémologiques, politiques et sociales de l’histoire de l’art traditionnelle et les
méthodes d’analyse de l’histoire sociale telle qu’elle avait été pratiquée par des historiens
marxistes. Travaillant avec des outils qui ne di fèrent finalement pas des catégories
classiques de la discipline (époques, styles, écoles…) et entérinant les grilles
conceptuelles rigides du matérialisme historique, ceux-ci n’auraient pas su aborder la
question centrale des multiples inscriptions identitaires des acteurs du monde de l’art,
et en particulier les problèmes du genre et de la race. Une insatisfaction croissante à
l’égard d’une discipline considérée comme peu encline à l’autoré lexivité et au débat
méthodologique nourrit les travaux de T. J. Clark, Klaus Herding, Linda Nochlin,
Griselda Pollock et bien d’autres, qui tentent, par des moyens di férents, de complexifier
les procédures et les outils conceptuels de l’historien de l’art.

Histoire sociale de l’art, histoire de l’art radicale, new art history : plusieurs définitions 5
ont été données de ces approches, dont aucune ne semble en réalité couvrir l’ensemble
des propositions à la fois théoriques et pratiques qu’elles avancent. Comprendre
comment cette historiographie prend en charge la part sociale des œuvres d’art,
comment elle la construit et la décrit, signifie encore une fois se mesurer à une
référence à la « société » qui, dans ses di férentes déclinaisons, se révèle éminemment
instable.

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 2/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

Cartographie d’un transfert

L’émergence de ces options méthodologiques, dont la dimension générationnelle 6


mériterait d’être approfondie, se branche sur un processus plus général et de plus
longue durée : l’a firmation des États-Unis parmi les pays producteurs d’histoire de l’art
et la montée en puissance d’une tradition historiographique anglophone – américaine,
mais aussi britannique – qui évolue rapidement vers une position hégémonique.

Panofsky aurait dit que l’iconographie était la seule méthode praticable aux États-Unis, 7
car elle ne nécessitait pas la présence des œuvres originales [Warnke, 2008 : 41]. Un
autre émigré, Richard Krautheimer (1897-1994), qui, entre 1935 et 1937, enseigne à
l’université de Louisville (Kentucky) et y constitue ex nihilo un département d’histoire de
l’art, s’étonnait que, dans cette ville de province, « l’histoire commençait en 1776 » [cité
par Rossi Pinelli, 2014 : 251]. Au-delà de ce qu’ils révèlent des hiérarchies implicites sous-
tendant les visions de l’art ou de l’histoire des deux savants, de tels propos rendent
également compte de la distance qui sépare leurs expériences de chercheurs européens
de la manière dont l’histoire de l’art se pratiquait dans les universités américaines. La
disponibilité d’œuvres, l’horizon des références intellectuelles, l’image même de la
discipline n’étaient pas ceux qu’ils avaient connus, et la leur a souvent été une activité de
passeurs. En ce sens, leur in luence a parfois été très puissante et a directement
déterminé l’évolution des institutions qui les ont accueillis. Leurs pratiques, leurs
œuvres, leurs conceptions des objectifs de la discipline et de ses rapports avec les
champs voisins ont à leur tour été transformées par les contraintes qu’imposait un
nouvel espace savant, comme par les possibilités qu’il o frait.

Si l’imposant transfert de modèles, de notions et de pratiques qui s’opère alors a 8


profondément marqué l’élaboration de l’histoire de l’art en Grande-Bretagne et en
Amérique du Nord au niveau de ses contenus et de son épistémologie, il a également
contribué à faire évoluer la visibilité d’une tradition historiographique anglophone en
plein essor. Que l’on songe au rôle joué par l’Institut Warburg, dont le rapprochement
avec le Courtauld Institute engendre une institution de plus en plus enracinée dans les
milieux savants anglais. Le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes [1], dirigé par
Edgar Wind et Rudolf Wittkower, devient alors une plateforme d’échanges entre
chercheurs issus de divers horizons intellectuels et pratiquant des histoires de l’art très
di férentes, de Meyer Schapiro à André Chastel, d’Anthony Blunt à Georg Kubler.
Pendant le con lit, c’est Panofsky qui dirige l’Art Bulletin, la revue de la College Art
Association. Millard Meiss, qui avait été son assistent à Princeton, lui succède. Le
périodique s’ouvre alors aux collaborations avec de nombreux chercheurs européens. À
Londres, Nikolaus Pevsner prend la direction de la collection « Pelican » de l’éditeur
Penguin pour l’histoire de l’art et fait paraître une série de textes fondamentaux
d’auteurs anglais, américains et d’émigrés germanophones [Oleron-Evans, 2015]. Les
https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 3/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

revues anglophones commencent à devenir attractives pour les chercheurs des autres
pays européens et l’anglais s’a firme comme une des langues dominantes de la
discipline. Si, au début du siècle, les références à des textes allemands et italiens
dominent dans la section bibliographique de la Gazette des beaux-arts, autour de 1950
l’histoire de l’art anglophone est bien plus présente.

Mais c’est à partir des années 1970 que cette domination de l’anglais devient 9
incontestable. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, une nouvelle génération de
chercheurs remet alors radicalement en question le canon hérité de la discipline – que
les premiers historiens de l’art marxistes n’avaient guère interrogé – et commence à
repenser les outils traditionnels de l’histoire de l’art pour pouvoir rendre compte
d’œuvres, de problèmes et de phénomènes di férents. L’histoire de son implantation
universitaire et de la façon concrète dont elle s’est imposée à l’échelle internationale
reste à faire, mais, dès ses débuts, cette nouvelle histoire sociale de l’art se pense comme
un paradigme hégémonique et se décrit comme « la » nouvelle histoire de l’art tout court
[Harris, 2001]. Translatio imperii, c’est donc le transfert géopolitique entre une Europe
continentale dominée par la tradition germanique et l’espace savant anglophone, mais
aussi, sur le terrain des méthodes et de l’épistémologie de la discipline, l’a firmation
d’une histoire sociale de l’art qui en a renouvelé les objets et les approches.

Nouvelles pratiques au musée

Un glissement analogue s’opère après la Seconde Guerre mondiale dans le monde des 10
musées, tel du moins qu’on le voit depuis la France. Si, au début du siècle, les
établissements allemands sont perçus comme des modèles d’organisation rationnelle
des collections et leurs conservateurs comme les professionnels les mieux formés
d’Europe, à partir des années 1930 les musées nord-américains commencent à s’a firmer
sur la scène culturelle internationale comme des institutions modernes, sachant
répondre aux besoins de sociétés en pleine mutation. Aux yeux d’observateurs français,
ils sont certes moins anciens et sans doute moins prestigieux que ceux du Vieux Monde,
mais ils excellent sur des terrains nouveaux, là où les musées européens peinent à
innover et à attirer des publics plus diversifiés. Au début des années 1950, Germain
Bazin décrit les établissements nord-américains comme une référence essentielle et
centrale lors de son cours de muséographie de l’École du Louvre – le premier et
longtemps le seul cours de ce type donné en France [Passini, 2015].

La nouvelle géopolitique du système international des musées détermine une série de 11


nouveaux lux d’objets. « Après le grand séisme de la guerre, les nations les plus
malheureuses et les plus pauvres, se retrouvant les poches vides et dans une situation
matérielle qui rendait impossible la réouverture rapide des musées, ont tout

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 4/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

naturellement essayé de se procurer une précieuse monnaie d’échange en organisant


quelques expositions à l’étranger » [Longhi, 1959]. C’est ainsi que Roberto Longhi décrit
les musées de l’après-guerre et le rôle stratégique que l’organisation d’expositions revêt
pour les pays européens ravagés par le con lit – l’allusion à l’Italie est transparente. Pour
obtenir des œuvres des grands musées étrangers, il faut consentir à laisser partir les
siennes, le temps d’une exposition. D’autres historiens de l’art le rejoignent sur ce
diagnostic, tout en interprétant di féremment la nécessité de pareils échanges. Carlo
Ludovico Ragghianti (1910-1987), qui, après la fin de la guerre, enseigne l’histoire de l’art
à l’université de Pise et qui est une figure centrale du renouveau de la ré lexion
muséologique en Italie, considère les expositions et les circulations d’œuvres qu’elles
suscitent comme une opportunité, pour les musées italiens, de s’ouvrir à la recherche
internationale. Lors de son intervention au Ier congrès international pour les arts
plastiques (Convegno internazionale per le arti figurative, 1948), il avait insisté sur
l’importance des expositions à la fois pour le développement des études d’histoire de
l’art et pour la formation esthétique d’un public large [Ragghianti, 1948]. Pour l’Italie de
l’après-guerre, dont la seule ressource semble être l’art, il s’agit de ne pas subir les
requêtes des grandes institutions étrangères, mais de les anticiper en quelque sorte,
selon une tactique bien précise de promotion de la culture nationale. L’organisation
d’expositions d’art italien à l’étranger aurait permis, d’une part, d’exporter une certaine
image du pays et de son patrimoine et, de l’autre, de faire circuler des œuvres pour
obtenir en contrepartie celles qui auraient nourri le montage d’expositions de qualité en
interne. Parfaitement conscient du rôle joué par les grandes rétrospectives dans la mise
en place d’une diplomatie culturelle, Ragghianti propose d’élaborer une série
d’expositions types d’art italien destinées à l’exportation à l’étranger. Une telle
rationalisation des modèles aurait permis à la fois une plus grande e ficacité dans la
communication et un contrôle plus rigoureux des contenus scientifiques des
manifestations et des pratiques de protection des œuvres.

Dispositif essentiel de communication des musées, les expositions servent, après le 12


con lit, les politiques symboliques d’instances culturelles internationales, qui s’en
saisissent comme d’instruments particulièrement performants en termes de
représentation. Le Conseil de l’Europe, créé en 1949, promeut par exemple un cycle
d’expositions temporaires visant à démontrer l’existence d’une identité culturelle et
esthétique européenne dès le Moyen Âge. Ces imposantes rétrospectives – organisées à
partir de 1954 dans une ville chaque fois di férente – portent sur des thèmes
transversaux, tels l’humanisme, le maniérisme ou « le XVIIe siècle européen ». Le
caractère jugé trop général des sujets, la manière dont l’idée d’une unité européenne
semble s’imposer artificiellement à des productions artistiques très spécifiques, le
manque d’une thèse historique forte ont soulevé des réactions sceptiques, voire hostiles
de la part des spécialistes [Longhi, 1959].

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 5/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

Plus globalement, après quelques premières mises en garde contre la trop grande 13
fréquence des expositions, formulées de façon isolée à partir des années 1930, l’après-
guerre marque une prise de distance de la part des historiens de l’art et des
professionnels des musées, qui dénoncent la place tenue par la pratique de l’exposition
temporaire dans la vie des institutions culturelles, le caractère spectaculaire de certaines
manifestations et les risques que des déplacements répétés font courir aux œuvres, sans
parfois une contrepartie scientifique équivalente [Huyghe, 1950 ; Longhi, 1959 ; Haskell,
2002 : 17]. Ces résistances n’ont pourtant pas freiné la di fusion d’une pratique qui, au-
delà de sa dimension commerciale, est devenue essentielle au métier d’historien de l’art
et détermine pour une large part l’identité des musées.

Révolution

Après 1968, c’est une génération de jeunes chercheurs qui s’attaque aux structures de la 14
« vieille » histoire de l’art, à ses pratiques, son langage, au monde et à la culture dont elle
est l’expression. Significative, et inhabituelle dans les milieux de la discipline à cette
époque, est la dimension associative que prennent souvent ces revendications. En 1968,
des historiens de l’art ouest-allemands, dont Thomas Gaehtgens (1940) et Volker
Plagemann (1938-2012), fondent l’Ulmer Verein [Joschke, 2016]. Klaus Herding (1939) et
Horst Bredekamp (1947) s’y associent au début des années 1970. Les plus âgés d’entre eux
ont trente ans. Le groupe crée une revue, Kritische Berichte, qui, née comme une feuille de
liaison, est aujourd’hui l’un des plus prestigieux périodiques spécialisés sur la scène
germanophone de l’histoire de l’art. Son titre reprend celui d’une autre revue, les
Kritische Berichte zur kunstgeschichtlichen Literatur fondée en 1927, dont Antal avait été le
rédacteur avant de devoir quitter l’Allemagne à l’arrivée au pouvoir des nazis. Ces
premiers Kritische Berichte se proposaient d’encourager « l’autocritique de l’histoire de
l’art en tant que science ». L’organe de l’Ulmer Verein appelle à la refonte d’une histoire
de l’art dont la « stagnation pourra être dépassée seulement à travers une redéfinition de
sa fonction dans la société » [Kritische Berichte, 1973 : 5]. Ses premiers numéros abordent
ainsi une série de questions pratiques, telles que l’enseignement de l’histoire de l’art, les
conditions de travail des chercheurs, les positions non rémunérées dans les musées et à
l’Université, la fondation d’un syndicat… –, mais aussi, à travers le compte rendu de
journées d’étude, expositions, activités et recherches en cours, un ensemble de terrains
nouveaux, comme l’histoire du design industriel, la dimension politique de la
muséologie et de la sauvegarde du patrimoine, la représentation de la femme dans l’art.
L’engagement historiographique est au cœur de cette entreprise visant une nouvelle
autoré lexivité ; la volonté de se réclamer des « fondateurs » d’une histoire de l’art
critique, en construisant une généalogie intellectuelle prestigieuse, est également très
présente. Warburg et Benjamin sont ainsi les héros d’un panthéon alternatif qui, alors

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 6/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

en train d’être redécouvert, est maintenant pleinement institutionnalisé. La publication


des œuvres de Benjamin au début des années 1970 rend à nouveau disponible un corpus
théorique dont ces historiens de l’art s’emparent pour cerner et déconstruire la
dimension idéologique des images. Une reprise analogue des travaux fondateurs du
philosophe allemand nourrit en Grande-Bretagne la pensée de John Berger (1926-2017),
qui propose une relecture critique de la culture visuelle occidentale dans sa célébre
émission Ways of Seeing, di fusée par la BBC dès 1972.

Aux États-Unis, c’est en 1976 qu’est fondé le Caucus for Marxism and Art au sein du 15
congrès de la College Art Association. Otto Karl Werckmeister, Carol Duncan et Serge
Guilbaut, mais aussi le Britannique T. J. Clark, sont parmi ses initiateurs [Hemingway,
1996 ; Orwicz, 2010]. Un an plus tard, le collectif anglais History Workshop crée l’Art and
Society Workshop et sa revue Block [Bird, 1996]. Les revendications et les ambitions des
chercheurs anglophones sont proches de celles des animateurs des Kritische Berichte : lors
de la fondation du caucus, Otto Karl Werckmeister appelle de ses vœux une histoire de
l’art « critique », capable de remettre en question le décalage scandaleux entre « les
nouvelles catastrophiques des journaux du matin et la suite de belles images projetées
en cours l’après-midi, entre des musées fastueux et les quartiers délabrés qui les
entourent, entre le travail du peintre et celui de l’ouvrier » [Werckmeister, 1976, cité par
Orwicz, 2010 : 5].

La fondation de Block est directement déterminée par les échanges que les chercheurs 16
anglais entretiennent avec leurs homologues américains [Bird, 1996 : XII ; McDonough,
2016]. La circulation de modèles d’association et de pratiques de discussion, d’écriture et
de contestation a joué un rôle clé dans l’essor presque simultané dans di férents pays de
groupes de jeunes intellectuels radicaux au sein de la discipline, dont il faudrait tenter
d’écrire une histoire connectée. Il serait notamment intéressant d’observer dans cette
perspective les tentatives qui n’ont pas abouti ou qui ont eu une durée éphémère, tel le
groupe français d’Histoire et critique des arts [Lafont, 2012].

C’est autour de Nicos Hadjinicoulaou (1938), élève de Francastel et auteur d’une thèse 17
publiée sous le titre d’Histoire de l’art et lutte des classes [Hadjinicoulaou, 1973], du
conservateur Michel Melot et de l’artiste Hélène Hourmat qu’est fondée en 1977 la revue
Histoire et critique des arts. Parus entre 1977 et 1979, ses quinze numéros entendent
promouvoir une histoire de l’art engagée, capable de dépasser les cloisonnements
propres à la pratique « bourgeoise » de la discipline, entre « beaux-arts » et ethnologie,
« œuvres d’art » produites en Europe et « artefacts » venus d’ailleurs, pratique artistique
et recherche, art contemporain et musée [Lafont, 2012 ; McWilliam, 2016a]. La
dimension transnationale du projet est, dans ce cas aussi, très importante, car la revue
publie en français les textes d’auteurs étrangers proposant une histoire sociale de la

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 7/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

production artistique d’inspiration marxiste, et organise des cycles de conférences et


des colloques dont les intervenants sont T. J. Clark, Klaus Herding, Martin Warnke,
Horst Bredekamp, Linda Nochlin, etc.

Au-delà des spécificités propres à chaque contexte intellectuel et institutionnel national, 18


d’un point de vue méthodologique, ces di férentes expériences relèvent toutes d’une
révision de l’historiographie marxiste des années 1950. Se revendiquant d’une tradition
utopique, elles entendent ouvrir l’histoire de l’art – discipline considérée comme élitiste
et conservatrice par définition – et en faire un vecteur de réforme sociale par la
réorganisation de ses lieux d’exercice, les musées et les expositions notamment, et la
refonte de ses organes traditionnels. En France, ces approches rencontrent un accueil
froid, si ce n’est hostile, dans les milieux o ficiels de l’histoire de l’art, « la réaction la plus
courante [étant] d’écarter l’histoire sociale de l’art comme une aberration “anglo-
saxonne”, de la “sociologie” en somme, qui n’avait pas grand-chose à o frir à la discipline
qu’exerçaient les universités et les musées » [McWilliam, 2016b : 31]. L’orientation
donnée à la recherche par les acteurs les plus reconnus de l’histoire de l’art de l’époque,
comme André Chastel et Pierre Francastel – dont la « sociologie de l’art » repose sur des
assises théoriques très lointaines des revendications de cette « nouvelle » histoire sociale
de l’art –, semble alors incompatible avec la poursuite d’une analyse de la production
artistique en tant que terrain de l’a frontement idéologique. C’est seulement plus tard, à
partir de la fin des années 1990, que l’historiographie française commencera à intégrer
un certain nombre de textes clés, de notions, de pratiques, alors que dans les espaces
anglophones et germanophones cette « nouvelle » histoire sociale de l’art est
entièrement institutionnalisée et les œuvres de ses représentants, qui tiennent des
postes centraux dans les système universitaire, sont traduits en plusieurs langues.

Notes

[1] Fondée en 1937 comme Journal of the Warburg Institute, la revue s’intitule Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes à partir de 1939.

Plan
Cartographie d’un transfert
https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 8/9
24/11/2020 Introduction. Translatio imperii ? Géopolitique de la nouvelle histoire de l’art | Cairn.info

Nouvelles pratiques au musée

Révolution

Auteur
Michela Passini

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/03/2019

 Suivant

Pour citer cet article

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits


réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de
reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le
stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et
de quelque manière que ce soit.

Cairn.info | Accès via EHESS

https://www.cairn.info/l-oeil-et-l-archive--9782707176820-page-209.htm#s1n2 9/9

Vous aimerez peut-être aussi