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Sa généalogie intellectuelle, qui commence à être retracée pour ce qui est de ses 2
composantes marxistes et radicales [Hemingway, 2006 ; McWilliam, 2016 ; Bird, 1996],
doit en revanche être explorée en ce qui concerne ses liens avec la pratique d’une
anthropologie historique de l’art initiée par Warburg. Au début du XXe siècle, celui-ci
pose les jalons d’une première histoire sociale de l’art en se concentrant sur l’ensemble
de médiateurs qui rendent possibles la création, la di fusion et la consommation des
œuvres. Ses recherches s’inscrivent dans la continuité de la tradition germanique de la
Kulturgeschichte, qu’il renouvelle de l’intérieur. Les années 1930 voient le développement
d’une pratique alternative de l’histoire sociale, fondée sur la référence à un outillage
conceptuel marxiste. Au sein du Warburgkreis, le cercle de chercheurs qui fréquentent
l’Institut Warburg, s’élaborent d’autres tentatives pour écrire une histoire de l’art qui,
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par l’attention qu’elle prête aux circulations des types iconographiques, aux rapports
entre art, science, philosophie, religion, au statut et à l’image publique des artistes,
participe d’une histoire culturelle de l’Occident.
L’œuvre de Panofsky en constitue l’une des expressions les plus abouties. De nos jours, 3
on ne l’associe guère à l’histoire sociale de l’art. Il su fit toutefois de considérer la
manière dont ses travaux sont décrits et utilisés, pendant les années 1970, par Pierre
Bourdieu [Bourdieu, 1967], par les élèves de Francastel [Francastel et al., 1976], par
T. J. Clark en Grande-Bretagne [Clark, 1974] ou, en Italie, par Enrico Castelnuovo
[Castelnuovo, 1976], pour voir à quel point la référence à Panofsky est alors considérée
comme opératoire et fondatrice au sein des milieux savants où se pensent et se
débattent des formes nouvelles d’histoire sociale ou de sociologie de l’art. Panofsky et
ses élèves, tels Edgar Wind ou Millard Meiss, produisent toutefois une histoire de l’art
qui, dans son ambition de déceler un outillage mental sous-jacent aux di férentes
expressions de la culture savante, se di férencie de plus en plus fortement d’une
historiographie socioéconomique des productions artistiques. Celle-ci s’a firme avec les
travaux d’Arnold Hauser [Hauser, 1951], Francis Klingender [Klingender, 1947] ou
Frederick Antal [Antal, 1947].
Histoire sociale de l’art, histoire de l’art radicale, new art history : plusieurs définitions 5
ont été données de ces approches, dont aucune ne semble en réalité couvrir l’ensemble
des propositions à la fois théoriques et pratiques qu’elles avancent. Comprendre
comment cette historiographie prend en charge la part sociale des œuvres d’art,
comment elle la construit et la décrit, signifie encore une fois se mesurer à une
référence à la « société » qui, dans ses di férentes déclinaisons, se révèle éminemment
instable.
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Panofsky aurait dit que l’iconographie était la seule méthode praticable aux États-Unis, 7
car elle ne nécessitait pas la présence des œuvres originales [Warnke, 2008 : 41]. Un
autre émigré, Richard Krautheimer (1897-1994), qui, entre 1935 et 1937, enseigne à
l’université de Louisville (Kentucky) et y constitue ex nihilo un département d’histoire de
l’art, s’étonnait que, dans cette ville de province, « l’histoire commençait en 1776 » [cité
par Rossi Pinelli, 2014 : 251]. Au-delà de ce qu’ils révèlent des hiérarchies implicites sous-
tendant les visions de l’art ou de l’histoire des deux savants, de tels propos rendent
également compte de la distance qui sépare leurs expériences de chercheurs européens
de la manière dont l’histoire de l’art se pratiquait dans les universités américaines. La
disponibilité d’œuvres, l’horizon des références intellectuelles, l’image même de la
discipline n’étaient pas ceux qu’ils avaient connus, et la leur a souvent été une activité de
passeurs. En ce sens, leur in luence a parfois été très puissante et a directement
déterminé l’évolution des institutions qui les ont accueillis. Leurs pratiques, leurs
œuvres, leurs conceptions des objectifs de la discipline et de ses rapports avec les
champs voisins ont à leur tour été transformées par les contraintes qu’imposait un
nouvel espace savant, comme par les possibilités qu’il o frait.
revues anglophones commencent à devenir attractives pour les chercheurs des autres
pays européens et l’anglais s’a firme comme une des langues dominantes de la
discipline. Si, au début du siècle, les références à des textes allemands et italiens
dominent dans la section bibliographique de la Gazette des beaux-arts, autour de 1950
l’histoire de l’art anglophone est bien plus présente.
Mais c’est à partir des années 1970 que cette domination de l’anglais devient 9
incontestable. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, une nouvelle génération de
chercheurs remet alors radicalement en question le canon hérité de la discipline – que
les premiers historiens de l’art marxistes n’avaient guère interrogé – et commence à
repenser les outils traditionnels de l’histoire de l’art pour pouvoir rendre compte
d’œuvres, de problèmes et de phénomènes di férents. L’histoire de son implantation
universitaire et de la façon concrète dont elle s’est imposée à l’échelle internationale
reste à faire, mais, dès ses débuts, cette nouvelle histoire sociale de l’art se pense comme
un paradigme hégémonique et se décrit comme « la » nouvelle histoire de l’art tout court
[Harris, 2001]. Translatio imperii, c’est donc le transfert géopolitique entre une Europe
continentale dominée par la tradition germanique et l’espace savant anglophone, mais
aussi, sur le terrain des méthodes et de l’épistémologie de la discipline, l’a firmation
d’une histoire sociale de l’art qui en a renouvelé les objets et les approches.
Un glissement analogue s’opère après la Seconde Guerre mondiale dans le monde des 10
musées, tel du moins qu’on le voit depuis la France. Si, au début du siècle, les
établissements allemands sont perçus comme des modèles d’organisation rationnelle
des collections et leurs conservateurs comme les professionnels les mieux formés
d’Europe, à partir des années 1930 les musées nord-américains commencent à s’a firmer
sur la scène culturelle internationale comme des institutions modernes, sachant
répondre aux besoins de sociétés en pleine mutation. Aux yeux d’observateurs français,
ils sont certes moins anciens et sans doute moins prestigieux que ceux du Vieux Monde,
mais ils excellent sur des terrains nouveaux, là où les musées européens peinent à
innover et à attirer des publics plus diversifiés. Au début des années 1950, Germain
Bazin décrit les établissements nord-américains comme une référence essentielle et
centrale lors de son cours de muséographie de l’École du Louvre – le premier et
longtemps le seul cours de ce type donné en France [Passini, 2015].
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Plus globalement, après quelques premières mises en garde contre la trop grande 13
fréquence des expositions, formulées de façon isolée à partir des années 1930, l’après-
guerre marque une prise de distance de la part des historiens de l’art et des
professionnels des musées, qui dénoncent la place tenue par la pratique de l’exposition
temporaire dans la vie des institutions culturelles, le caractère spectaculaire de certaines
manifestations et les risques que des déplacements répétés font courir aux œuvres, sans
parfois une contrepartie scientifique équivalente [Huyghe, 1950 ; Longhi, 1959 ; Haskell,
2002 : 17]. Ces résistances n’ont pourtant pas freiné la di fusion d’une pratique qui, au-
delà de sa dimension commerciale, est devenue essentielle au métier d’historien de l’art
et détermine pour une large part l’identité des musées.
Révolution
Après 1968, c’est une génération de jeunes chercheurs qui s’attaque aux structures de la 14
« vieille » histoire de l’art, à ses pratiques, son langage, au monde et à la culture dont elle
est l’expression. Significative, et inhabituelle dans les milieux de la discipline à cette
époque, est la dimension associative que prennent souvent ces revendications. En 1968,
des historiens de l’art ouest-allemands, dont Thomas Gaehtgens (1940) et Volker
Plagemann (1938-2012), fondent l’Ulmer Verein [Joschke, 2016]. Klaus Herding (1939) et
Horst Bredekamp (1947) s’y associent au début des années 1970. Les plus âgés d’entre eux
ont trente ans. Le groupe crée une revue, Kritische Berichte, qui, née comme une feuille de
liaison, est aujourd’hui l’un des plus prestigieux périodiques spécialisés sur la scène
germanophone de l’histoire de l’art. Son titre reprend celui d’une autre revue, les
Kritische Berichte zur kunstgeschichtlichen Literatur fondée en 1927, dont Antal avait été le
rédacteur avant de devoir quitter l’Allemagne à l’arrivée au pouvoir des nazis. Ces
premiers Kritische Berichte se proposaient d’encourager « l’autocritique de l’histoire de
l’art en tant que science ». L’organe de l’Ulmer Verein appelle à la refonte d’une histoire
de l’art dont la « stagnation pourra être dépassée seulement à travers une redéfinition de
sa fonction dans la société » [Kritische Berichte, 1973 : 5]. Ses premiers numéros abordent
ainsi une série de questions pratiques, telles que l’enseignement de l’histoire de l’art, les
conditions de travail des chercheurs, les positions non rémunérées dans les musées et à
l’Université, la fondation d’un syndicat… –, mais aussi, à travers le compte rendu de
journées d’étude, expositions, activités et recherches en cours, un ensemble de terrains
nouveaux, comme l’histoire du design industriel, la dimension politique de la
muséologie et de la sauvegarde du patrimoine, la représentation de la femme dans l’art.
L’engagement historiographique est au cœur de cette entreprise visant une nouvelle
autoré lexivité ; la volonté de se réclamer des « fondateurs » d’une histoire de l’art
critique, en construisant une généalogie intellectuelle prestigieuse, est également très
présente. Warburg et Benjamin sont ainsi les héros d’un panthéon alternatif qui, alors
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Aux États-Unis, c’est en 1976 qu’est fondé le Caucus for Marxism and Art au sein du 15
congrès de la College Art Association. Otto Karl Werckmeister, Carol Duncan et Serge
Guilbaut, mais aussi le Britannique T. J. Clark, sont parmi ses initiateurs [Hemingway,
1996 ; Orwicz, 2010]. Un an plus tard, le collectif anglais History Workshop crée l’Art and
Society Workshop et sa revue Block [Bird, 1996]. Les revendications et les ambitions des
chercheurs anglophones sont proches de celles des animateurs des Kritische Berichte : lors
de la fondation du caucus, Otto Karl Werckmeister appelle de ses vœux une histoire de
l’art « critique », capable de remettre en question le décalage scandaleux entre « les
nouvelles catastrophiques des journaux du matin et la suite de belles images projetées
en cours l’après-midi, entre des musées fastueux et les quartiers délabrés qui les
entourent, entre le travail du peintre et celui de l’ouvrier » [Werckmeister, 1976, cité par
Orwicz, 2010 : 5].
La fondation de Block est directement déterminée par les échanges que les chercheurs 16
anglais entretiennent avec leurs homologues américains [Bird, 1996 : XII ; McDonough,
2016]. La circulation de modèles d’association et de pratiques de discussion, d’écriture et
de contestation a joué un rôle clé dans l’essor presque simultané dans di férents pays de
groupes de jeunes intellectuels radicaux au sein de la discipline, dont il faudrait tenter
d’écrire une histoire connectée. Il serait notamment intéressant d’observer dans cette
perspective les tentatives qui n’ont pas abouti ou qui ont eu une durée éphémère, tel le
groupe français d’Histoire et critique des arts [Lafont, 2012].
C’est autour de Nicos Hadjinicoulaou (1938), élève de Francastel et auteur d’une thèse 17
publiée sous le titre d’Histoire de l’art et lutte des classes [Hadjinicoulaou, 1973], du
conservateur Michel Melot et de l’artiste Hélène Hourmat qu’est fondée en 1977 la revue
Histoire et critique des arts. Parus entre 1977 et 1979, ses quinze numéros entendent
promouvoir une histoire de l’art engagée, capable de dépasser les cloisonnements
propres à la pratique « bourgeoise » de la discipline, entre « beaux-arts » et ethnologie,
« œuvres d’art » produites en Europe et « artefacts » venus d’ailleurs, pratique artistique
et recherche, art contemporain et musée [Lafont, 2012 ; McWilliam, 2016a]. La
dimension transnationale du projet est, dans ce cas aussi, très importante, car la revue
publie en français les textes d’auteurs étrangers proposant une histoire sociale de la
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Notes
[1] Fondée en 1937 comme Journal of the Warburg Institute, la revue s’intitule Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes à partir de 1939.
Plan
Cartographie d’un transfert
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Révolution
Auteur
Michela Passini
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