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Eh bien, voilà, elle est morte. C’est bien ce que vous lui souhaitiez, non ? En autant
de mots, clairs et implacables ?
Elle est morte.
Joyce Echaquan était une femme atikamekw. Elle était aussi une mère, une fille,
une soeur.
Un être humain.
Je prends soin de l’écrire, parce que ce n’est pas évident quand on vous écoute
dans la vidéo qu’elle a enregistrée, lundi, peu avant que son coeur ne flanche.
« Je pense que tu as de la misère à t’occuper de toi. Fait qu’on va le faire à ta place,
OK ? » s’est exaspérée l’une de vous deux, après être entrée dans sa chambre.
Vous avez fait tout le contraire.
Tout est bouleversant dans cette vidéo. Votre mépris. Votre condescendance.
Vos préjugés. Votre racisme crasse, ronronnant, satisfait. Votre hargne.
Et puis, les appels à l’aide de Joyce Echaquan. Ses hurlements. Sa respiration
haletante. Sa détresse criante, flagrante.
Votre totale indifférence.
L’une de vous deux, infirmière, a été congédiée mardi. L’autre ? Mystère. On vous
entend pourtant bien toutes deux proférer des grossièretés racistes.
***
« Esti d’épaisse de tabarnak. […] T’as-tu fini de niaiser, t’as-tu fini, là ? Câlisse ! »
Ce sont les derniers mots que Joyce Echaquan a entendus avant de mourir. Les
vôtres.
Elle s’était rendue à l’hôpital de Joliette, jeudi, en raison de douleurs à l’estomac.
Elle est morte lundi, attachée à une civière, après s’être fait abreuver d’injures par
vous, dont la tâche était de la soigner.
C’est tout ce qu’on vous demandait. Ça, et un minimum d’empathie. Vous avez
échoué sur toute la ligne.
« Venez me chercher quelqu’un, venez me chercher », supplie votre patiente dans
la vidéo diffusée sur Facebook, comme une bouteille à la mer. Fragile du coeur, elle
craignait la surdose de médicaments.
L’enquête du coroner révélera si la mort de Joyce Echaquan aurait pu être évitée.
Mais on sait déjà que les circonstances abjectes entourant sa mort auraient dû l’être.
***
« Heye, t’es épaisse en câlisse ! »
C’est la réponse que vous avez donnée à votre patiente lorsqu’elle a tenté de vous
prévenir de son état de santé. Mais vous ne l’écoutiez pas. Vous l’avez traitée
d’épaisse.
« J’aime pas ça qu’on me dise que je niaise là-dessus », vous a-t-elle rétorqué.
Votre réponse a fusé : « Ben, t’as fait des mauvais choix, ma belle ! »
Son pire choix, en rétrospective, aura été de se rendre à l’hôpital de Joliette
pour s’y faire soigner.
Un rapport qui constatait entre autres que « les préjugés envers les Autochtones
demeurent très répandus entre les soignants et les patients ».
Et que « ces préjugés se traduisent parfois en pratiques discriminatoires et peuvent
avoir des conséquences tragiques pour les patients autochtones », notamment des
« refus d’évaluation médicale ».
Vous n’avez sans doute pas lu ce rapport.
Vous devriez.
***
« Qu’est-ce qu’ils penseraient, tes enfants, de te voir comme ça ? Pense à eux
autres un peu… »
Encore votre condescendance. Votre insupportable sentiment de supériorité.
La réponse de Joyce Echaquan brise le coeur : « C’est pour ça que je suis venue
ici… »
À Manawan, sept enfants ont perdu leur mère.
***
« Ben meilleure pour fourrer que pour d’autres choses. Surtout que c’est nous autres
qui payent pour ça ! Qui tu penses qui paie pour ça, toé ? »
Vous lui avez vraiment demandé ça.
Pendant qu’elle agonisait sur son lit d’hôpital.
On reste sans mot devant une telle cruauté. À vous entendre véhiculer ces préjugés
éculés, on croit avoir affaire à une caricature tragique d’Elvis Gratton.
Mais non, vous l’avez bien dit.
Vous avez affirmé à votre patiente qu’elle n’était bonne qu’à « fourrer ». Vous lui
avez reproché de vivre aux crochets de la société.
Rien que Ghislain Picard n’a pas entendu mille fois.
Pour le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), le
racisme est « partout dans les services publics, dans les hôpitaux, les services
policiers, dans les centres jeunesse et même dans les écoles ».
Autre triste coïncidence, l’APNQL a lancé mardi son plan de lutte contre le racisme
et la discrimination à l’endroit des Autochtones.
Le chef Picard a rappelé ce que Jacques Viens et ce qu’une tonne d’autres ont
conclu avant lui : le racisme institutionnel existe au Québec. Il a été documenté,
analysé et compilé dans des rapports qui s’empoussièrent.
On ne peut plus fermer les yeux.
On n’a plus le temps de débattre sur des mots. Est-ce du racisme systémique ? Du
racisme tout court ?
Au-delà du débat sémantique, ça n’a juste pas de bon sens que deux
professionnelles de la santé comme vous aient jugé acceptable de traiter une
patiente de la sorte – parce qu’elle était autochtone.
Comme si c’était normal. Banal, même.
***
« Son esti de cell, là… »
Ce sont les derniers mots qu’on vous entend prononcer dans la vidéo de 7 minutes,
12 secondes.
L’une de vous s’est emparée du cellulaire et a coupé l’enregistrement, diffusé en
direct sur Facebook.
Joyce Echaquan est morte quelques minutes plus tard, selon ses proches.
On n’en aurait jamais entendu parler, sans cette vidéo.
Vous seriez encore toutes deux en poste.
La seule différence entre cette tragédie et toutes les autres, a souligné Ghislain
Picard, c’est que celle-ci a été filmée.
« C’est notre George Floyd », m’a écrit une collègue autochtone, bouleversée.
Espérons-le.
Espérons que les 7 minutes et 12 secondes de cette vidéo provoquent la même
prise de conscience au Québec que les 8 minutes et 46 secondes qui ont asphyxié
l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc de Minneapolis.
Espérons que le scandale dont vous êtes à l’origine, mesdames, ne s’éteigne pas
dans le confort de notre indifférence.
La méchanceté est un prétexte
commode
Aurélie Lanctôt 2 octobre 2020 Chronique
Chroniques
Le rapport de la commission Viens est d’ailleurs très clair à ce sujet. On y écrit, noir
sur blanc, que « les voix entendues sont assez nombreuses pour affirmer que
beaucoup de membres des Premières Nations et les Inuits ne se sentent pas en
sécurité lorsque vient le temps de mettre leur santé entre les mains des services
publics ». Quiconque l’ayant lu ne peut pas s’étonner de ce que l’on déplore
aujourd’hui. Encore moins un gouvernement qui prétendait avoir pris ce rapport au
sérieux.
On ne peut pas imputer la mort de Joyce Echaquan à la méchanceté d’une seule
personne. Il ne faut pas brandir cette infirmière comme épouvantail pour éviter de
poser un regard critique sur les biais, conscients ou inconscients, à l’œuvre au sein
des institutions. « Pour qu’une infirmière se soit rendue là, il faut qu’elle ait été
nourrie par des collègues », dit Nathalie Stake-Doucet. Ne serait-ce que par
omission. Joyce Echaquan a crié à l’aide. On lui a prescrit de la morphine en dépit
de ce que disait son dossier médical. L’infirmière sur la vidéo n’était pas seule sur le
terrain. Pourquoi personne n’est intervenu ? « C’est la question qu’il faut se poser
comme professionnels, car le problème est là »,tranche Stake-Doucet.
Sauf qu’on n’y est pas tout à fait. Il a fallu deux jours pour que l’Ordre des infirmières
publie un communiqué timoré, intitulé « Des soins de santé respectueux et humains
pour tous » avec, en sous-titre seulement, « L’OIIQ dénonce le racisme dont a été
victime Joyce Echaquan. » Une réaction jugée insatisfaisante. « Je m’attends à ce
qu’un ordre professionnel soit capable de prendre une position très claire, pas une
position prudente et peureuse. L’OIIQ devrait avoir un message beaucoup plus fort
et rassurant pour les communautés racisées », lance Amélie Perron, soulignant que
la réaction est tellement plus forte lorsque, par exemple, un enfant blanc passe entre
les mailles de la DPJ…
D’accord, mais pourquoi faudrait-il faire porter aux infirmières — elles-mêmes sans
cesse mal menées par des décisions politiques méprisantes — des siècles de
pratiques coloniales et racistes en santé? Après tout, les infirmières elles-mêmes ont
historiquement été soumises à des conceptions patriarcales de la médecine et
traitées comme des subalternes, ce qui se reflète encore dans le traitement qu’on
leur réserve.
Peut-être parce que les infirmières sont un pilier du réseau de la santé. Ce sont les
professionnelles les plus nombreuses et les plus proches des patients. Elles peuvent
donc agir soit comme une courroie de transmission pour le racisme systémique ou,
au contraire, comme une force pour transformer les pratiques. Pour Amélie Perron,
les infirmières doivent être conscientes du rôle qu’elles peuvent jouer: « À cause de
notre position dans le réseau, on devrait être encore plus sensibles à ça qu’un
médecin ou qu’un gestionnaire, notamment parce qu’on subit aussi du mépris. »
Quelque chose, oui, comme une expérience commune de l’oppression, qui peut
servir de base pour changer les choses.
Mais la première étape, c’est de reconnaître qu’un problème existe et qu’il ne se
limite pas aux inconduites de quelques individus. « Il faut s’engager à arrêter d’être
complice, dit Nathalie Stake-Doucet. Comment espérer que nos concitoyens
autochtones nous fassent confiance lorsque, même après un événement
explicitement raciste, les organisations infirmières se contentent d’offrir leurs
condoléances à la famille ? » La crise de confiance est profonde. Et elle s’aggrave
chaque fois qu’on hurle sur toutes les tribunes que le racisme systémique n’existe
pas, qu’il n’y a rien d’autre que de rares individus hostiles, même lorsqu’on a sous
les yeux la preuve du contraire.
Le racisme systémique a tué Joyce
Echaquan
Plus tôt cette semaine, Joyce Echaquan, une femme atikamekw de la
communauté de Manawan, a enregistré une vidéo exposant la violence raciste
et sexiste dont elle a été victime en tant que femme autochtone à l’hôpital de
Joliette. Elle est morte quelques moments plus tard. Elle avait 37 ans et laisse
toute une communauté en deuil. Nous ne devons jamais oublier son nom.
Ce n’est pas la première fois qu’une histoire aussi horrible fait la une des journaux.
En 2016, Kimberly Gloade, une femme mi’kmaq vivant à Montréal, est morte
quelques semaines après s’être vu refuser des soins d’urgence au Centre
universitaire de Santé McGill parce qu’elle n’avait pas sa carte de la RAMQ. En
2008, Brian Sinclair, un homme anishnaabe vivant à Winnipeg, a été « ignoré
jusqu’à la mort » dans la salle d’attente des urgences du Health Sciences Centre.
Pourtant, pour toutes les histoires qui font les premières pages des journaux, il y en
a des milliers d’autres qui restent dans le silence.
Les personnes autochtones dans les salles d’urgence sont physiquement mises en
contention alors que des patients non autochtones seraient rassurés ; on leur refuse
des analgésiques parce qu’on présume qu’elles sont « à la recherche de drogues » ;
elles sont contraintes à interrompre une grossesse ou à subir une ligature des
trompes ; elles sont qualifiées de « non compliantes » aux traitements prescrits ou
aux rendez-vous de suivi alors que des enjeux structurels – manque de services de
santé dans ou à proximité des communautés autochtones, barrières linguistiques et
culturelles, etc. – les empêchent d’obtenir les soins dont elles ont besoin.
Celles et ceux d’entre nous qui travaillons dans le domaine de la santé savent très
bien que ce que Joyce Echaquan a subi n’était pas un incident isolé.
Il y a exactement un an, la commission Viens a publié son rapport final. Bon nombre
de ses 142 recommandations s’appliquent au secteur des soins de santé, dont
l’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples
autochtones, qui garantirait le droit des Autochtones « d’accéder sans aucune
discrimination à tous les services sociaux et de santé ». La Commission royale sur
les peuples autochtones (1996), la Commission de vérité et réconciliation (2015),
l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et
assassinées (2019), entre autres, ont émis un nombre important de
recommandations, dont plusieurs spécifiques au système de santé et au contexte
québécois.
Plusieurs appels ces derniers jours exigent une enquête, et l’une des infirmières qui
ont crié des insultes racistes à Joyce Echaquan ainsi qu'une préposée aux
bénéficiaires ont été congédiées. Mais ce qui est profondément nécessaire n’est pas
un rapport de plus. Bien que les individus doivent être imputables de leurs actions,
se limiter aux quelques « pommes pourries » ne permettra pas de résoudre les
problèmes structurels.
Le déni du premier ministre François Legault de l’existence du racisme systémique
au Québec ne tient pas seulement de la pensée magique ; il permet à la
discrimination de persister. Nous ne pouvons plus débattre de l’existence du racisme
systémique. Non seulement il existe, mais il est mortel. Nous devons agir
maintenant pour y mettre un terme. Sans des actions immédiates, des vies
autochtones vont continuer d'être perdues.
Le racisme « systémique »
québécois, une fabrication
Pour les auteurs de cette lettre, « associer le Québec à l’héritage ségrégationniste
américain est carrément malhonnête. Le mouvement “Black Lives Matters” de
souche américaine n’a pas de racines québécoises. »
Prétendant s’appuyer sur des observations scientifiques, cette vision des choses ne
tient pas la route lorsqu’on décortique le moindrement les choses. Elle fait grincer à
juste titre au Québec, car elle se révèle de plus en plus comme une conception
idéologique et faussée.
Dans les prochains jours et semaines, les décideurs tenteront de nous convaincre
que la mort de JoyceEchaquan à l’hôpital de Joliette est un cas isolé, que le renvoi
de l’infirmière fautive réglera pour de bon la situation. Or, il n’en est rien. Les
individus sont issus d’un système et ils contribuent à formater ce même système, qui
a été biaisé dès la colonisation. Il faut un effort concerté, des mesures concrètes et
un suivi rigoureux pour s’attaquer aux racines profondes du racisme systémique.
Condamner est nécessaire, renvoyer les fautifs également, mais sans plan d’action
précis pour Joliette et le Québec, nous allons continuer à perpétuer ce système.
Je n’ai jamais nommé le racisme parce que je savais que je ne faisais pas le poids
contre mes interlocuteurs. Il est justement là, le problème, lorsqu’un groupe détient
autant de pouvoir qu’il fait peur et qu’il empêche tout changement. Je sais aussi que
malgré tout, cette ville est l’endroit où plusieurs amies attikameks ont élu domicile.
Elles doivent trouver une manière d’y vivre malgré tous les obstacles qu’on met sur
leur chemin.
Aujourd’hui, j’ai besoin de dire ce que j’ai vu et entendu à Joliette, car la mort de
Joyce ne peut pas être en vain. Ce qui s’est produit à Joliette est la culmination
d’événements de racisme au quotidien dans cette ville. Dénonçons ce qui est arrivé
à l’hôpital de Joliette et nommons la vérité : les Autochtones sont victimes de
racisme tous les jours à Joliette. Ce n’est pas uniquement l’hôpital de Joliette qui est
gangrené, ce sont aussi les professeurs qui ne veulent pas que leurs élèves parlent
en attikamek par crainte qu’ils complotent contre eux, la quasi-absence d’employés
autochtones dans les commerces, les compagnies qui ont le monopole des
logements et louent des appartements en mauvais état, les élèves attikameks
surreprésentés dans les classes d’adaptation scolaire, les enfants séparés et placés
dans des familles d’accueil blanches, le manque de soutien des institutions lorsqu’on
signale une situation inquiétante pour un jeune Autochtone, les directions scolaires
qui ferment les yeux ou excusent des comportements racistes, les dentistes qui
refusent des clients autochtones, les services médicaux bâclés, les diagnostics faits
en vitesse, les évaluations scolaires teintées de racisme, les regards lorsqu’on se
promène et toutes les arnaques possibles pour soutirer plus d’argent aux clients
autochtones.
Ces propos, tenus il y a sept ans, semblent sortis d’un autre siècle.
Le racisme perdure dans les villes comme Joliette, car il n’y a pas de représentants
autochtones dans les instances dirigeantes. Aucun élu autochtone, aucun parent
autochtone dans les conseils d’établissements scolaires, aucun Autochtone dans
l’équipe de direction du CISSS Lanaudière. Le système est pensé pour et par des
non-Autochtones.
Quand on relit ces témoignages qui datent d’il y a tout juste deux ans, quand
on entend les propos dégradants du personnel de l’hôpital, on ne peut que se
dire : voilà, le racisme systémique, c’est ça.
Cela ne signifie pas que tout le personnel de l’hôpital soit systématiquement raciste.
Mais ça veut dire que le « système » tolère des comportements intolérables.
Ça veut dire qu’on peut se montrer insensible devant une Autochtone qui hurle de
douleur, parce qu’on la croit responsable de son état et qu’on ne croit pas un mot de
ce qu’elle dit. Ça laisse supposer que d’autres Autochtones ont peut-être subi des
traitements inacceptables, eux aussi, mais n’ont pas eu la présence d’esprit de
filmer leur souffrance sur Facebook.
Encore aujourd’hui, deux ans après que les audiences de la commission Viens ont
permis de mettre cette culture toxique au jour.
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