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Résumé
Dino Campana est un poète majeur du xx• siècle, et sa place dans la littérature italienne
mérite une nouvelle mise en valeur. Sa poésie incarne une constante transfiguration de l'élé-
ment topographique; ainsi, au-delà de la situation du départ, il s'agit d'un Ailleurs auquel
il est constamment fait référef!ce. Pour autant, la poésie de Campana prend l'aspect d'une
sorte de voyage (même quand elle ne traite pas explicitement la thématique du voyage) qui
part d'une dimension concrète pour atteindre une dimension abstraite, riche de symboles
très différents (d'ordre chromatique aussi bien que musical, visuel et psychologique) qui
arrivent à impliquer jusqu'à leurs racines les structures mêmes de la langue et de la prosodie.
Dino Campana, quatre-vingts ans après sa mort2, demeure une énigme, d ans
le panorama de la poésie italienne, à tout p oint de vue. Sa figure auctoriale est,
depuis toujours, le résultat de deux aspects problématiques qui s'entremêlent
sans solution de continuité: Je mystère de sa personnalité et le mystère de sa
poésie. TI serait impossible de parler de l' une sans faire référence, continuel-
lement, à l'autre. Néanmoins le lecteur, malgré le fait qu'il soit bien avisé,
se rend bientôt compte que le secret fondamental de l'univers de Campana
demeure insaisissable. Deux questions se posent donc à ceux qui se plongent
dans ces pages: qui est Campana? Qu'est-ce que sa poésie? Il s'agit de deux
questions qu'on doit toujours garder présentes, même en sachant qu' une
réponse ultime est destinée à rester sans ré ponse.
Dopo C~~rnpoformio, « li sogno di Costantino », dans Roberto Roversi, Tre poesie e t~lcr11u prose, Marco
Giovenale, éd., Roma, Sossella, 2008, p. 11 7.
2 li était né en 1885 à Marradi, un petit village perché dans les forêts de 1'Apennin, e t mourut en 1932
dans l'hôpital psychiatrique de Castel Pulci .
Alessandro Marignani
~e~ notices_ biographiques _s~r D_ino Campan~, aussi bien les notices qui au pre
ont ete transmises pa r ceux qUI 1ava ient rencontre que celles qu' il a lui-même giomo,
contribué à diffuser, présentent toutes les ingrédie nts nécessaires pour bâtir la du xX"
my thologie de Campana. Campana - cc poète qui passa les quinze dernières parfêl i
années de sa vic d ans un asile de fous, le ' poète-comè te' auteur d' tm seul même
ou vrage ne comptant qu' tme quinzaine de poèmes e t quelques di zaines invali<
de pages en prose, et enfin le poète qui, parce que l' unique exemplaire de finalet
ses poèmes avait é té perdu par Pap ini e t Soffici, l'a réécrit entièrement << de JI pirl
mémoire» (comme ille d it lui-mêm e dans une le ttre en français à Giovanni notes,
Boine)3 - é tait prê t à incarner la symbole tragique du poète fou, incompris, deUX !
déraciné, souffrant et maudit que la cu lture d e l'entre-deux-siècles avait le poè
espéré, cherché, attendu. Et la critique e t la philologie les plus récentes, qui se Camp
sont efforcées de rattacher Campana à une perspective p lus objecti ve, ne sont toujoL
pas parvenues à supprimer com plè tement cette image-là du poète. ti vem'
Tout d'abord, Campana ne fut pas un enfant prodige ; le seul livre qu' il 15 de
nous ait laissé, Canti orfici, a été imprimé en 1914, alors que le poète avait de fra
29 ans, et le peu de textes qu' il avait publiés d ans d es revues spécialisées co mm
montrent un apprentissage poétique marqué par l' infl uence de Carducci (le recuei
chan tre, aujourd'h ui sur la voie de l' oubli, de l'Italie unifiée et le père presque dn prir
involontaire du symbo lisme ct du décadentisme italiens) et nourri de l'air du avec 1
temps, du chromatisme de Pascoli à la musicalité extérieure d e D'Annunz io e t des rE
Lucini, ma is aussi des jeux expressifs d es premiers futuristes et du pré-he rmé- textltE
tisme florentin (Marinetti, Palazzeschi, Pap ini e t Soffici), comme Eugenio elle s'
Montale le montre dans un a rticle de 1942 qui reste l' une des étud es les p lus
limJ?ides et sensibles consacrées à Campana 4 •
A côté de cela, à chaque fois que des cahiers, d es feuilles, des notes étaient
j insatü
sont 1
plus <
retrouvés et aussitôt publiés, l' image d es Chants orphiques comme livre unique les ex
et orphelin, réd igé à l' aide de la mémoire seulement, dans l'élan de quelques déchiJ
semaines, se trouvait remise en question, voire désavouée. Néanmoins, si d' w1
côté les recherches et les nou veaux repères démythifiaient le portrait trad itionnel 1 . n' a un
des p
ct séduisant de Campana, de l'autre, paradoxalement, ils l'ont renforcé, justifié,
confirmé. En fait, tous les manuscrits qui surgissaient finissaient par mon trer l Clin nt.
dix ar
comment les racines des poèmes et des proses des Chants orphiques n'étaient
que ra rement reconnaissables, et illustraient ainsi la fixation psychologique de
certaines théma tiques, de certain es images, de certaines solutions stylistiques,
l rien ir
apper
et le labor limae incessant auquel l'au teur soumettait ses textes. Finalement, ) Vo
[qu
ces originaux à l'état brut et très partiels n'ont pas effacé J'image des Chants
orphiques comme texte unique, mais, en revanche, ils ont démontré la nature
instable, précaire, mercuriale, inachevée du recueil. Une étape fondamentale de
1 6
On
ri s~
((/.
l' histoire textuelle tourmentée des Chnuts a été marquée par la découverte, en ) 0/:fo
~d.
1972, du fameux m anuscrit perdu : le cal1ier que Campana avait remis à Papini ~,
Va:
en espé ran t une publication dans la revue « Lacerba », et qui est resté pen dant aur
des décennies au fond d1un tiroir chez i\rd cngo Soffici. Ces 74 feuilles écrites sou
le c
térr
Lellre du 18 janvier 19 16, dans Dino C<m1pana, u, po' rùl mio Sllllgue, textes recueill is par COL
Sebastiano Vassalli, Milano, Rizzoli, 2005, p. 2 15.
Il s
4 Eugenio Montale, «Sulla pocsia di Campana», /, '/tafia che scrive, maintenant in Il seconda mestiere.
Fee
Prose 1920-1979, éd. parG. Zarnpa, Milano, Mondadori, 1997, vol. 1, p. 569-581.
Dino Campana. Voyage au bout de l'Ai/lerm
s qui au propre, avec de rares ratures et corrections, qui portent le titre de Il più lunga
1ême giorno, allaient combler la lacune la plus légendaire de l'histoire littéraire italienne
itir la du )()('siècle. Les mythes du livre perdu à jamais et du livre parfait- tellement
ùèrcs parfait que Campana le réclama avec insistance aux deux Florentins, arrivant
seul même à les menacer de mort et à les provoquer en duel5 - étaient sans doute
aines invalidés, mais le mythe des Chants orphiques comme livre unique se trouvait
re de finalement confirmé. Les différences, aussi bien que les correspondances, entre
:« de Il più lunga giorno et les Chants orphiques montrent clairement l'existence de
/ aJUÙ notes, d'épreuves, de rédactions communes qui avaient dû serv ir de base aux
1pris, deux recueils; cependant, le peu de feuilles échappées à la destruction à laquelle
avait le poète les condamnait systématiquement, montrent clairement le travail de
lui se Campana sur les textes, qui était justement un travail, comme nous l'avons dit,
! sont toujours remis en question, inaccompli. Et donc les Chants orphiques sont effec-
tivement un livre unique : son corpus est presque redoublé (29 textes contre les
qu' il 15 dell più lunga giorno), et les textes mêmes ont été refaits et remaniés à partir
avait de fragments différents, qui ont été corrigés, coupés, démontés. Finalement,
li sées comme le dit Giorgio Grillo, qui a établi l'édition critique des Canti orfici en
:ci (le recueillant tous les man uscrits qui avaient survécu et en les comparant au texte
?squc imprimé à Marradi en 1914, «l'entrelacement des exigences de reconstruction
tir du avec les exigences d' innovation conduit souvent, dans les Chants orphiques, à
zioet des résultats textuels même complètement inattendus6 » . En outre, l'hlstoire
?rmé- textuelle du livre ne se termine pas par l'édition de Marradi, mais au contraire
genio elle s'est enrichie par des faits qui renforcent cette idée de création toujours
; plus insatisfaite et incessante, et donc de livre éternellement inachevé. Nombreux
sont les témoins de l'époque (Soffici, Papini, Cecchl, pour ne citer gue les
taient plus connus et les plus fiables) qui parlent de ce Campana qui, en vendant
nique les exemplaires des Chants orphiques dans les cafés littéraires de Florence, en
!Igues déchlrait des pages (avec le prétexte d'en éliminer les parties gue l'acheteur
i d 'tm n'aurait pas comprisesi), changeait à l'aide d'un crayon des vers, ou y rajoutait
onnel des poèmes manuscrits. Bino Binazzi, en préparant la deuxième éd ition des
tstifié, Chants en 1928 O'auteur étant toujours vivant, mais déjà aliéné- interné depuis
)ntrer dix ans à l'hôpital psychiatrique de Castel Pulci, où il mourra en 1932- et en
taient rien intéressé, désormais, par ses poèmes), fut donc contraint d'y ajouter un
ue de appendice de cinq poèmes, repérés çà et là dans différents exemplaires8 :il ne
tques,
ment, 5 Voir la lettre, longue el délirante, de Campana à Emilio Cccchi du 13 mars 191 6: « Li ho mandati
~hants [quci fioreutini] a sfidarc 4 volte in due armi scnza risultato. Ho sfidato pcrsino il prodc Marinetti. f... ]
ta ture Ora che Soffici è lenentc spcmvo che non avrebbc rifiulato di ballersi. Ma ho seritto a casa sua senza
ale de risposta. », Un po' del mio sangue, op. cil., p. 2 17.
·tc, en 6 «L 'illfrecciarsi delle esigenze di ricostruzione con quelle di innovazione p orl[a] spesso [nei Canli
mficiJ anche a esiti tcstuali assolutamente non previsti », introduction à Dino Campana, Canli o'fici,
>apini éd. établie et annotée par G. Grillo, Firenze, Vallccchi, 1990, p. XXXI-XXXII.
ndant 7 Vassal li déclare ne croire qu'en partie à celle légende ct suppose que la seule déchirure que Campana
~crites aurait fait aux Canti orfici était celle de la dédicace incongmc à l'empereur allemand Guillaume Il ct du
sous-titre(« Di~: Tragôdie des lctzcn Gcnnanen in Italien », la tragédie du dernier Allemand en llalic);
le débat sur cc sujet ne semble pas destiné à une solution définitive. L' anecdote la plus connue que les
!lis par témoins nous ont transmise concerne l' exemplaire de Marinetti, auquel Campana n ' aurait laissé que la
couverture, en commentant qu' il n' aurait pas pu comprendre le reste.
restierc. 8 Il s'agit des quatre exemplaires ayant appartenu à Sibilla Alcramo, Emilio Cccchi, Luig i Fallacara ct
Federico Ravagli.
Alessandro Marignani
s'agit donc pas d'un choix arbitraire d e l'éditeur, commeGrilli le souligne, mais fit, per~
d' une volonté de l'auteur. Finalement, cette histoire textuelle longue, complexe orphiqu
et jamais résolue finit par confirmer la nature imparfaite des Chants orphiques ; l' inquü
et la d écouverte d e Il più lunga giorno a même fini par consolider le mythe du d'ache'
manuscrit perdu : qui ne correspond plus au texte possédé par Soffici, mais se posE
doit être identifié à un texte qui n'a jamais existé, ce texte idéal dont Campana son eni
a essayé, sa vie durant, de se rapprod1er, sans jamais y arriver. L' accumulation ne peu
effrénée de variantes, de réécritures, de découpages et de déchirures sont donc intime1
les différentes élapes de la recherche du livre tùtime et parfait (le 'Livre' de à cet a·
Mallarmé nous vient à l'esprit: l' œuvre totale qui, hantée par un idéal de pléni- pou r d
tude et d'exhaustivité, ne peut être que tentée, fragmentaire, esquissée, inter- de sa f
rompue, imparfaite). Ou mieux, compte tenu de l' indépendance qui souvent existen
caractérise les variantes, nous pouvons dire qu' il ne s'agit pas d'étapes, mais de pour (
moments singuliers de fixation écrite: de ce point de vue (qui ne doit pas impli- qu'une
quer une fascination romanesque, mais une position herméneutique précise et de sa v
fondamentale) les cahiers ne valent plus en tant que témoins de l' accumulation Mê1
progressive de variantes, mais chacun s'impose comme une version unique du pondm
Livre, un essai, une réalisation éphémère, une approximation destinée à rester tr~n s p.
vaine, car un livre de cette portée ne peut exister que dans un Ailleurs insaisis- comm1
sable: et Campana, comme le dit Montale,« s' arrête sur le seuil d'une porte qui Orphé
ne s'ouvre pas, ou qui parfois ne s'ouvre que pour lui 9 >> et qui est destinée à de la ~
garder pour toujours le secret d e sa po.ésie. mais il
« C'est pour tout écrivain une surprise toujours neuve que son livre, dès . sa fern
qu'il s'est séparé de lui, continue à vivre lui-même d'une vie propre ; il a grâce~
l' impression qu' aurait un insecte dont une partie se serait séparée pour aller font qt
désormais suivre son propre chemin 10 », écrivit en 1886 N ietzsche dans w1 (parC
aphorisme très célèbre (le n° 208) de Humain, trop humain, en d éfinissant le de son
rapport entre l'auteur ct son ouvrage, que Campana a sans doute consulté 11 • une pt
On dirait que Campana établit avec son livre une liaison si profonde qu' une à Gius
' public
telle séparation, aussi profonde que naturelle, s'avère impraticable sinon
épouvantable : le poè te et sa poésie ne font qu'une seule entité, soudés Ma
dans une forme supérieure qui participe des deux natures originaires mais d e per
reste «autre>>. à ce <
La vie et l'œuvre d e Campana forment donc un ensemble unique oü d e res
l'on n e peut pas distinguer !'une de l'autre. Cette qualité est évidente, par qu'ace
exemple, qua nd on pense à la fure ur qui marqua la composition de chaque chant,
poème et du liv re, nous pensons notamment aux semaines où le poète s'isola sa sph
dans ·les forêts de l'Apennin pour réécrire son ouvrage, ou a ux derniers cognit
ajouts qu'il imposa au x épreu ves et à ces corrections et interpolations qu' il néant
Je véri
9 « Dove Campana si arresta alle soglie di una porta che 110 11 s' apre, o talora s ' apre per lui solo)), dans
Or
Eugenio Montale, «Sulla pocsia di Campana», L' ltalia che scrive, 1942, maintenant dans JI secundo Le titr
mestiere, Milano, Mondadori, 1997, vol. 1, p. 5!!0. idéal 1
JO Humain, rrop humain, traduction Alexandre-Marie Oesrousseaux, Mercure de France, Paris, 1906'. dans t
Il La référence fondamentale de Campana fut la pensée de Niet:7.,.schc, « il suo fi losofo >> comme le définit
Federico Ravagli (cf. Dino Campana e i golim·di del suu tempo, Firenze, Marzocco, 1942); l' influence
du philosophe allemand sur l' univers du poète a été attentivement examinée par Susanna Sitzia,
12 «M
poe•
«Nietzsche c l' orfismo nclla poctica di Oino Campana )), Armali della Facolrà di Le/lere e Filosofia
p. 1
deii'Universilà di Cagliari. vol. LI X, 2004, p. 13 1- 174.
Dino Campana. Voyage au bout de l'Ai/Leurs
11ais fit, personnellement, aux exemplaires offerts ou vendus. Les textes des Chan ts
1lexe orphiques traduisent, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du fond,
ues; l'inquiétude qui caractérisa le poète d epuis son plus jeune âge. L' impossibilité
e du d'achever le livre correspond à l'impossibilité pour Campana d e s'arrêter, de
:nais se poser, de terminer le voyage. Dans cette perspective, la coïncidence entre
)ana son entrée définitive à l'hôpital psychiatrique et son désintérêt pour l'écriture
ttion ne peut pas être due au hasard, mais répond à une urgence et à une nécessité
lonc intimes du poète et d e sa poésie. il ne s'agit pas, pour Campana, d e la réponse
( de à cet appel qui, après le Romantisme, parcourut tous les coins d e l'Europe,
léni- pour devenir un Gesamtkunstwertke vivant, en vivant 'en artiste' et en faisant
1ter- de sa propre vie une œuvre d'art; mais il s'agit plutôt d' un inévitable repli
vent existentiel, où poésie et vie se rencontrèrent dans un court-circuit gui d evint,
is de pour Can1pana, le piège d'une illusion destinée à rester toujours déçue: l' idée
:tpli- qu'une fois trouvés l'ordre et le sens du livre il aurait trouvé l'ordre et le sens
se et de sa vie.
ttion Même le titre que Campana a choisi pour son recueil confirme cette corres-
e du pondance entre vie et œ uvre. Chants orphiques, en effet, contient une a llusion
~s ter transparente et immédiate au mythe d'Orphée que le Symbolisme avait ch oisi
tisis- comme emblème de la poésie . Orphée est le chantre qui charma (« le charmant
~ qui Orphée», comme l'appelle Corneille dans sa M édée), avec sa lyre, le gardien
tée à de la Toison d'or, et qui aida ainsi Jason dans son entreprise audacieuse ;
mais il est surtout celui qui descendit aux Enfers pour ramener vers le monde
dès sa femme Eurydice, morte prématurement, et séduisit les dieux souterrains
il a grâce à la beauté de son chant. Déjà dans le mythe grec Orphée et la poésie ne
aller font qu' un; et cette équivalence nous la retrouvons réaffirmée chez Campana
s un (par Campana), qui a souvent revendiqué la nature radicalement poétique
nt le de son œuvre : « je mérite d'être édité car ce peu de poésie que je sais faire a
lté 11 • une pureté d'accent qui, de nos jours, n'est pas courante chez nous 12 »,écrit-il
' une à Giuseppe Prezzolini au d ébut d' année 1914 (donc quelques mois avant la
in on publication des Chants).
.tdés Mais l'adjectif 'orphique' ne se réfère pas qu'à une idée d'authenticité et
:nais d e perfection de la voix poétique; orphiques étaient aussi les cultes associés
à ce chantre mythique, grâce auxquels les initiés auraient été capables
~ où d e ressusciter de la mort, selon un parcours rituel symbolisant le voyage
par qu'accomplit Orphée dans l' outre-tombe pour défier et vaincre, p ar son
tque chant, la loi de Pluton. Orphique, donc, dans cette perspective, résume dans
:sola sa sphère sémantique la vertu libératrice et é ternelle de la poésie, la qualité
liers cognitive et salutaire du voyage, e t le défi de l' homme contre la mort et le
=J.U'il néant ; un Orphée en somme qui rappelle de près le Z arathoustra de Nietzsche,
le véritable dieu tutélaire de Campana.
, dans Orphée incarne simultanément la poésie, le voyage, le défi d e l'inconnu.
~ondo Le titre Chants orphiques propose d onc une formule synthétique réunissant cet
idéal de poésie pure ct salutaire, ct l'idée du poème commê voyage extrême
)67.
dans un territoire qui est forcément ailleurs (qui est l'Ailleurs) et donc comme
Jéfinit
ucnce
)itzia, 12 «Mcrito di csscrc stampato perché quel poco di poesia che so fare ha una purità di accento che è oggi
osojia poco comunc da noi 1>, lettre du 6 janvier 19 14, dans Di no Campana, Un po' de/mio songue, op. cil.,
p. 194.
Almnndro Mnrignmzi
23
20 Cc sont les tout. derniers vers des Chants orphiques, op. cil., p. 165-66. 24
qui empêchaient sa réalisation e t de tous les éch ecs qui d éclaraient sa diffé-
rence) devient p our Cam pana non pas seulement un moyen pour s'échapper,
mais plutôt le moyen pour trouver, pour réaliser sa recherche. Dorénavant,
jusqu'à son internement en 1918, il fait « toute sorte de voyages» et «toute
sorte de trava ux22 ».Et à chaque fois, la police l'arrête, sans argent ni papiers,
ct le renvoie à Marradi : tout cela devient son histoire quotidie!Ule. D'abord
il va à Gênes; ensuite il s'échappe à Bologne, puis à Milan et, à pied, il arrive
en Suisse, d'où il passe en France, arrivant jusqu'aux portes de Paris ; il est
découvert sans papiers e t accompagné à la frontière. Ses parents, g râce aux
témoignages de certains concitoyens, obtietu1ent un certificat de « folie» et Je
font interner à Imola. Libéré au bout d e que lques mois par le directeur qu i n e
reconnaît chez Dino aucun véritable signe d'aliénation, il part à Florence, où il
se dispute avec des carabiniers ct se retrouve encore une fois interné: « L'asile
-écrit Campana- est comme une prison : d ès qu'on y est rentré une fois, on y
est ramené pour n'importe quoi 23 ».Les membres de sa famille, dans l'esp oir
d e s'en débarrasser pour toujours, lui procurent u n passeport spécial pour un
voyage d'aller simple à Buenos Aires. Au bou t de quelqu es mois il s'enfui t
1arce à nouveau pour rentrer en Europe ; clandestin, il est arrêté en Belgique et
ême, enfermé dans un asile local, où il est contraint de séjourner p endant d es mois
tplir. car ses parents refusent d e d emander son extrad ition. Grâce à l'intervention
lSion d e son oncle, il peut rentrer à Marradi, e t choisit comme demeure la forêt, où il
commence à vivre de plus en plus régulièrement; à pied, il va jusqu'à Bologne,
tuent puis à Florence, à la Verna, et enfin encore à Gênes. Les premières traces de son
, non travail littéraire remontent à cette époque. U habite quelques temps à Gênes,
dela puis à Florence où il présente et perd son manuscrit ; ensui te il rentre dans les
père, bois de Marradi pour réécrire son ou vrage, terminé probablement à Berne, en
se, en Suisse. Puis il se rend à Turin, à Pise, en Sardaigne, et finalement il rentre à
ientôt Marradi pour imprimer (à ses frais) son livre. JI souffre d' une hémiparésie ct
1a les vi t une relation brève et tumultueuse avec Sibilia Aleramo (plus âgée que lui et
>mme d éjà très célèbre) en 1916. Obsédé par cet amour et par un sens parfois délirant
nition de persécution, il est mis plusieurs fois à l'hôpital psychiatrique, d'où il est
nee la toujours exclu car il «ne présente pas les signes de la maladie mentale» ou
ur d e «se présente guéri », comme le montrent les rapports m édicaux. Finalement,
, d ont au d ébut d e l'année 1918, on réussi t à l'interner à Castel Pulci, où il mourra
ient le à 47 ans, en 1932, après 14 ans pendant lesquels il n'écrivit plus rien ct d ont
·ou ver un précieu x témoignage reste une étude de son psychiatre, Vies non romancées
de Dùw Campana, écrivain et d'Evaristo Boncinelli, sculpteur'l-4• Effectivemen t,
tdicale Campana n'était peut-être pas fou ; il fut la victime, à la fois, d'un e époque
admis où les études psych ologiqu es é taient encore sommaires c t où les médecins
.one la s'appuyaient trop souvent sur l' électrochoc, d es préjudices et de la cruauté
~ mais,
>renee,
;t alors
22 Nous renvoyons à Gabriel Gacho Millet, Dino Campanajuorilegge, Palcmio, Novecento, 1985, ot'r
~a ti ons sont recueillis tous les documents et les feuilles de route qui à chaque fois imposaient à Campana de
rentrer à Marradi.
23 Ibidem, p. 226.
24 Carlo Pariani, Vite non romanzate, di Dino Campana scrittore e di Evaristo Boncinelli scultore,
Firenze, Vallecchi, 1938.
Alessandro Marignani
31 Ibidem, p. 56.
32 Ibidem, p. 42.
Alesstltuiro M arignrmi
ici. Le reste de sa poésie est con stitué par le registre des choses, sur lesquelles Q uelle que soit
le souvenir p ermet la s uperposition d 'un sens (un sens beaucoup plus provi- le s igne et le sy1
soire que le sen s qui s'impose à Ma lla rmé, parce qu' il dure Je temps d' un le poète a visi té<
regard, et n'a pas la durée figurative et psychologique d 'Lme « illumination »). n aît, avons-now
C'est cette dimension du souvenir (s ur laquelle, nous l' avons v u, Campana s i l'on donne ur
ins iste m êm e d' un point d e vue linguistique) qui condamne les choses du comme le plus é
monde à LUle altérité irrécupérable, et c'est cet inconnu, cette inconscience, qui Cette d is tan<
les conserve à une dis tance que rien ne pourra abréger. La secti on s uivante, poés ie de Cam1=
qui d éjà par son titre (« Nocturnes») reprend la thématique de la nuil, s'ouv r e l' altérité non p;
avec le poèm e le plus connu de Campana, La Chimère, qui est un véritable a ussi comme 1'1
manifeste . De n ombre uses interprétations ont été données sur Je sens que son linguistique qL
allégorie recèle : n ous croyon s que l' image dominante es t celle de la lune ; aulom11al (Flore
néanmoins, nous devons r em arquer la dis tance que ce poème établit avec d ans le souven
les lunes romantiques ct les clairs de lune d e la tradition du symbolism e qu e Montale (
tardif, et adme ttre que le r éseau abstrait et fuyant de ses expressions e t de « talism an ») lE
ses m étaphores p eut facilement subsumer la Vierge des rochers de Léonard de Ca mpana » ; ic
Vinci, aussi bien que la beauté féminine, o u la mus ique, o u encore la pureté lemiroi rsu rle
incorruptible de l' idéal. Son d ébut (« Io non so ») déclare, à nouveau, cette et imaginé, de;
prise d e conscience de l' inconnu dont n ous venons de p arler, en tant q u e On entendu
signe rad ical d e la dis tance et de l' AiUeurs : Qui monte c
Je ne sais si entre les rochers ton pâle Dans les sat
Visage m'apparut, ou bien si sourire Demeurent
D'éloignements inconnus Retournées
Tu fus, l'échine éburnéenne Et du profo
Front resplendissant ô jeune Tendre et g
Sœur de la Joconde : Naît et ha lè
C des printemps Surgit e l so
Éteints, par tes pâleurs mythiques Et dans l'ar
C Reine, ô Reine adolescente : Dans l'arôr
Mais pour ton poème inconnu Entre les st
De volupté ct de douleur Elle m'app
Musique enfantine exsangue, Le souven ir,
Marqué d' un linéam ent de sang
et des ch ose~
Dans un cercle de lèv res sinueuses,
Reine de la Mélodie : trumcnt cap;
Mais pour ta tête virginale d evenir le tr;
Inclinée, moi le poète nocturne toujou rs dan
)'ai veillé les étoiles vibrantes dans la vaste mer du ciel un élément J
Moi pour ton doux mystère fait naître et
Moi pour ton devenir taciturne. est mise en
Je regarde les blanches roches sou rces muettes des vents Etchegarray).
Et l' immobilité des firmaments Argenti ne,
Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant complètemc
Et les ombres d u labeur htunain courbées sur les tertres glacés
.,
filles aperçr
Et puis lointaines ombres clai res dans les tend res cieux
perfection •
Et toujou rs je t'appelle je t'appelle Chimèrell.
importeqw
;quelles Quelle que soit la référence concrète que ces vers traduisent, La Chimère est
s provi- le signe et le symbole de cette distance où la poésie naît : cette distance que
ps d' un le poète a visitée, point de départ et d' arrivée de son voyage. Là où la poésie
ltion >>). néÛt, avons-nous dit ; et il faudra prendre cette expression au pied de la lettre,
1mpana si l'on donne un peu de crédit à ce que Campana même a dit, en l' indiquant
oses du comme le plus ancien et le plus naïf de ses poèmes.
nee, qui Cette distance, cet Ailleurs, se rév.èle d onc comme la racine profonde de la
1ivante, poésie de Campana ; ses vers en sont tellement pénétrés qu' on p eut considérer
s'ouvre l' altérité non pas seulement comme le signe distinctif de tout paysage, mais
éritable aussi comme l' horizon spéculatif que le paysage implique, et comme le signe
que son linguistique qui le traduit. Cette transfiguration est exemplaire dan s jardin
a lune; automnal (Florence), où les données sensibles sont complètement transfigurés
•lit avec dans le souvenir, et où tout est évaporé dans une dimension ultérieure te lle
bolisme que Montale (qui devait y recoru1aître une anticipation de sa p oétique du
:lS et de « talisman >>) le définit comme« le poème le plus détaché et le plus parfait de
nard de Campana >>; ici le monde actuel et présent n'est p as seulement, pour le poète,
1 pureté le miroir sur lequel projeter ses souvenirs: il est le produit-même, à la fois réel
m, cette et imaginé, des souvenirs :
ant que On entend une fanfare
Qui monte déchirante : le fleuve disparaît
Dans les sables dorés : dans le silence
Demeurent les blanches statues en tête des ponts
Retournées : et les choses déjà ne sont plus.
Et du profond silence, comme un chœur
Tendre et grandiose
Naît et halète
Surgit ct soupire tendu vers mon balcon :
Et dans l'arôme du laurier,
Dans l'arôme de l'âcre laurier languissant,
Entre les statues inunortelles dans le coucher de soleil
Elle m'apparaît, présentel-1•
Le souvenir, donc, n'est p as simplement le réservoir des expériences vécues
et des choses vues (les choses qui « déjà ne sont plus»), mais c'est aussi l'ins-
trument capable de remplir les v ides, les lacunes de la vie, sans pour autant
devenir le travestissement en images d'une pensée hallucinée, mais en restant
toujours dans un niveau de création linguistique et figurative, avant de devenir
un élément psychologique. Cette même cap acité démiurgique d u sou venir qui
fait naître et surgir (un souvenir en somme qui supplée une absence inexorable)
est mise en scène dans la prose intitulée Dualisme (Lettre ouverte à M anuelita
Etchegarray), où Campana écrit à une fille qu'il avait effectivement vue en
Argentine, mais dont il ne connaissait même pas le prénom. Son souvenir
complètement imaginé, auquel se superposent les souverjrs d'autres jeunes
filles aperçues lors de l'arrivée du poète à Paris, devient ainsi l'emblème d'une
perfection qui est défmie jus tement par le fait de rester insaisissable. Peu
importe que cette perfection, qui appartient entièrement à l'espace de l'Ailleurs,
34 Ibidem, p. 53.
Almrmdro Marif!tani
35 Ibidem, p. 103-105.
Dino Campttntl. Voyage au bout de l'Ailleurs
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