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FLORALIES BATAILLIENNES

Magali Tirel

Éditions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 139 à 156


ISSN 0988-5226
ISBN 2849380369
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-139.htm
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MAGALI TIREL

Floralies batailliennes

« J’ai finalement plus d’un visage,


et je ne sais lequel se rit de l’autre. »

G. Bataille, Sur Nietzsche

« […] je crois que chaque être a en lui


quelque chose qui lui permet à mes yeux
de cueillir les fleurs les plus belles. »

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Colette Peignot, Lettre à Georges Bataille. 1934

Début novembre 1938. Un amant offre une fleur à une femme. Il vient
de la cueillir dans le jardin devant la maison « au milieu des feuilles mortes
et des plantes flétries ». Elle, dans son lit, est perdue en elle-même. « Elle
est ravissante », lui dit-elle, sortant de son « étrange état » au moment où
elle la reçoit. L’instant d’après, elle porte la rose à ses lèvres et l’embrasse
« avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui
lui échappait », puis la rejette « de la même façon que les enfants rejettent
leurs jouets », et retourne « dans son délire indéfinissable », étrangère à
nouveau. La suite est sombre à raconter. Maints poèmes de Colette Peignot,
plus connue sous le nom de Laure, évoquent ou supposent la mort. Et voilà
qu’elle meurt, dans le lit de son amant Georges Bataille, à 35 ans, d’un mal
qui la ronge depuis longtemps . 1

1. Cette scène est relatée par Georges Bataille dans Le Coupable, un an après les

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Journée infiniment dramatique de la vie de Georges Bataille, d’autant nécessité subie en silence » (V, 512). Nécessité reprise par Laure au moment
plus terrible qu’elle était presque prévisible – l’amour chez lui ayant de mourir – auparavant déjà, pour désigner son agonie, elle usait des mots
toujours été sombre dans sa clairvoyance même. Il est de ceux qui pensent de « corrida fleurie » –, qui « éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre
(et vivent) que, chez les amants, « le besoin de se perdre dépasse en eux devant elle et cria d’une voix absente et déchirante : “la rose !” » (ibid.).
celui de se trouver », et que, dès lors, « il n’y a plus d’autre issue que les Quoi de plus grave, quoi de plus inquiétant que cette rose capable d’attirer
déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame, et s’il s’agit à elle tout ce qui est, devant laquelle meurt une femme et s’exalte toute la
d’un caractère entier, la mort ». (Conférence au Collège de sociologie, VII, douleur de l’amant ?
372.) Ce que l’on aime chez l’autre, c’est cet accès à l’au-delà de la particu-
larité qu’il nous permet dans l’étreinte. Dans le principe de tout amour se Mais revenons en arrière. 1929, l’aventure Documents commence.
trouve donc un désir d’excéder les limites qui m’isolent et me séparent de Première revue à laquelle participe Bataille, Documents fut, aux dires de
l’autre. Autrement dit, au fondement de l’amour il y a un désir d’anéan- Michel Leiris, « une réponse de la nuit humaine burlesque et affreuse, aux
tissement de soi, et une véritable condamnation à mort de l’autre. Cette platitudes et aux arrogances des idéalistes » (« À propos de G. Bataille »).
condamnation « procède d’attendus ouvertement hégéliens », selon Or, dès le troisième numéro, et afin de mettre à bas toute une tradition se
Clément Rosset, puisque « le creuset commun où se trouve renvoyée toute fondant sur la supériorité de l’Idée, notamment du Beau – puisqu’il est le
créature aimée, par une contestation de sa singularité, qui commence avec lieu supérieur où toutes les autres valeurs peuvent être vivantes – dont
la dénudation et se termine avec le démembrement et la mort, n’est autre artistes et poètes détiendraient la vérité et le monopole, Bataille choisit de
que la totalité du réel offerte au savoir absolu auquel atteint la parler de leur objet privilégié et favori, des fleurs. Dans « Le Langage des
Phénoménologie de l’esprit – à cette réserve près où gît l’ennui des fleurs », Bataille donne à entendre que la fleur a toujours été un objet
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générations post-hégéliennes que c’est le sort de celui-ci comme de celle-là fictionné, c’est-à-dire quelque chose qui s’élabore avec ma pensée, parce
que de demeurer introuvables » (Le Philosophe et ses sortilèges). Pas si que ma pensée est mon langage, et que mon langage fait être la chose. Et
introuvables ce matin-là, semblerait-il, où une simple fleur attira à elle tout par suite, fictionnel, puisque, qui dit donation par la parole dit disparition
ce qui est, rassemblant le monde autour d’une agonie, comme si le lien de la chose comme chose. Il y a selon lui un inévitable excès des mots sur
mortels-immortels, terre-ciel, était imposé par le sens de cette plante les choses, une fatale trahison de la réalité des choses par les mots. Du coup,
éphémère. La rose, « couleur d’automne, à peine ouverte », avait l’élégance dans l’incessante profusion des signes et des symboles, le langage des fleurs
de l’ombre. « Ravissante », elle a ravi Bataille à lui-même. Dans cet extrême en devient suspect. Le fait qu’on attribue finalement tant de significations
égarement où il était, perdu au monde parce qu’abîmé dans la douleur du aux fleurs l’amène à se demander si ces significations reposent vraiment
chagrin, elle est apparue comme la seule issue : « Prendre une fleur et la sur quelque chose de réel ou si la fleur n’est pas devenue un pur produit
regarder jusqu’à l’accord, en sorte qu’elle explique, éclaire et justifie, étant de l’esprit. Il faudrait être capable de ne plus s’hypnotiser sur la fleur. D’où
inachevée, étant périssable » (Le Coupable, V, 265). Cette fleur l’aura tenu la nécessité, assumée avec joie par Bataille, d’ironiser, de brocarder, de
un instant au bord de cette certitude que, comme l’objet de son amour, lui laisser se scléroser la fleur imaginaire. Son raisonnement : si la forme
aussi, un jour, il disparaîtra, et que là est le mouvement de la nature. délicate de sa corolle et les vertus aphrodisiaques de son arôme font de la
Ouvrant son fond et l’y attirant, elle a fait s’y rejoindre un homme, une rose rouge le symbole de l’amour – par un rapprochement très humain
femme, l’amour et la mort dans une « vision intérieure maintenue par une avec le désir amoureux provoqué par une belle fille –, le fait que celle-ci
comme celle-là en viennent à symboliser la Beauté idéale est une réaction
événements. Supprimée de l’édition, on la trouve dans les notes du t. V des Œuvres tout à fait inexplicable, voire injustifiable. Car il y a des fleurs et des filles
Complètes (désormais indiquées dans le texte par tome et page), p. 512. qui ne sont pas belles. Et car, s’il y a certes plus de belles fleurs que de

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Journée infiniment dramatique de la vie de Georges Bataille, d’autant nécessité subie en silence » (V, 512). Nécessité reprise par Laure au moment
plus terrible qu’elle était presque prévisible – l’amour chez lui ayant de mourir – auparavant déjà, pour désigner son agonie, elle usait des mots
toujours été sombre dans sa clairvoyance même. Il est de ceux qui pensent de « corrida fleurie » –, qui « éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre
(et vivent) que, chez les amants, « le besoin de se perdre dépasse en eux devant elle et cria d’une voix absente et déchirante : “la rose !” » (ibid.).
celui de se trouver », et que, dès lors, « il n’y a plus d’autre issue que les Quoi de plus grave, quoi de plus inquiétant que cette rose capable d’attirer
déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame, et s’il s’agit à elle tout ce qui est, devant laquelle meurt une femme et s’exalte toute la
d’un caractère entier, la mort ». (Conférence au Collège de sociologie, VII, douleur de l’amant ?
372.) Ce que l’on aime chez l’autre, c’est cet accès à l’au-delà de la particu-
larité qu’il nous permet dans l’étreinte. Dans le principe de tout amour se Mais revenons en arrière. 1929, l’aventure Documents commence.
trouve donc un désir d’excéder les limites qui m’isolent et me séparent de Première revue à laquelle participe Bataille, Documents fut, aux dires de
l’autre. Autrement dit, au fondement de l’amour il y a un désir d’anéan- Michel Leiris, « une réponse de la nuit humaine burlesque et affreuse, aux
tissement de soi, et une véritable condamnation à mort de l’autre. Cette platitudes et aux arrogances des idéalistes » (« À propos de G. Bataille »).
condamnation « procède d’attendus ouvertement hégéliens », selon Or, dès le troisième numéro, et afin de mettre à bas toute une tradition se
Clément Rosset, puisque « le creuset commun où se trouve renvoyée toute fondant sur la supériorité de l’Idée, notamment du Beau – puisqu’il est le
créature aimée, par une contestation de sa singularité, qui commence avec lieu supérieur où toutes les autres valeurs peuvent être vivantes – dont
la dénudation et se termine avec le démembrement et la mort, n’est autre artistes et poètes détiendraient la vérité et le monopole, Bataille choisit de
que la totalité du réel offerte au savoir absolu auquel atteint la parler de leur objet privilégié et favori, des fleurs. Dans « Le Langage des
Phénoménologie de l’esprit – à cette réserve près où gît l’ennui des fleurs », Bataille donne à entendre que la fleur a toujours été un objet

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générations post-hégéliennes que c’est le sort de celui-ci comme de celle-là fictionné, c’est-à-dire quelque chose qui s’élabore avec ma pensée, parce
que de demeurer introuvables » (Le Philosophe et ses sortilèges). Pas si que ma pensée est mon langage, et que mon langage fait être la chose. Et
introuvables ce matin-là, semblerait-il, où une simple fleur attira à elle tout par suite, fictionnel, puisque, qui dit donation par la parole dit disparition
ce qui est, rassemblant le monde autour d’une agonie, comme si le lien de la chose comme chose. Il y a selon lui un inévitable excès des mots sur
mortels-immortels, terre-ciel, était imposé par le sens de cette plante les choses, une fatale trahison de la réalité des choses par les mots. Du coup,
éphémère. La rose, « couleur d’automne, à peine ouverte », avait l’élégance dans l’incessante profusion des signes et des symboles, le langage des fleurs
de l’ombre. « Ravissante », elle a ravi Bataille à lui-même. Dans cet extrême en devient suspect. Le fait qu’on attribue finalement tant de significations
égarement où il était, perdu au monde parce qu’abîmé dans la douleur du aux fleurs l’amène à se demander si ces significations reposent vraiment
chagrin, elle est apparue comme la seule issue : « Prendre une fleur et la sur quelque chose de réel ou si la fleur n’est pas devenue un pur produit
regarder jusqu’à l’accord, en sorte qu’elle explique, éclaire et justifie, étant de l’esprit. Il faudrait être capable de ne plus s’hypnotiser sur la fleur. D’où
inachevée, étant périssable » (Le Coupable, V, 265). Cette fleur l’aura tenu la nécessité, assumée avec joie par Bataille, d’ironiser, de brocarder, de
un instant au bord de cette certitude que, comme l’objet de son amour, lui laisser se scléroser la fleur imaginaire. Son raisonnement : si la forme
aussi, un jour, il disparaîtra, et que là est le mouvement de la nature. délicate de sa corolle et les vertus aphrodisiaques de son arôme font de la
Ouvrant son fond et l’y attirant, elle a fait s’y rejoindre un homme, une rose rouge le symbole de l’amour – par un rapprochement très humain
femme, l’amour et la mort dans une « vision intérieure maintenue par une avec le désir amoureux provoqué par une belle fille –, le fait que celle-ci
comme celle-là en viennent à symboliser la Beauté idéale est une réaction
événements. Supprimée de l’édition, on la trouve dans les notes du t. V des Œuvres tout à fait inexplicable, voire injustifiable. Car il y a des fleurs et des filles
Complètes (désormais indiquées dans le texte par tome et page), p. 512. qui ne sont pas belles. Et car, s’il y a certes plus de belles fleurs que de

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belles filles, elles ne le sont plus jamais en soi, mais seulement parce qu’elles racines puisqu’elle surgit de la pure imagination de l’artiste qui s’est fait
paraissent « conformes à ce qui doit être », c’est-à-dire à « l’idéal humain » une règle des artifices picturaux. Il faut dire que, de par ses constitutions
(I, 48). Deux observations cliniques, photos à l’appui, sont alors avancées poétiques mêmes – la réalité poétique a pour ennemis mortels le
comme preuves par Bataille pour appuyer son raisonnement. D’une part, dépréciatif et le dépressif et ne peut s’accommoder des rapprochements
si l’on effeuille une rose jusqu’au dernier pétale de sa corolle, on ne ignobles –, le surréalisme répugne à tout ce qui peut faire appel au fumier
découvre rien de beau, mais au contraire la « tache velue de ses parties et à l’ordure. Mais en croyant faire l’économie du monde brut, il s’est
sexuées » : la beauté extérieure de la rose est trahie par leur aspect sordide condamné d’avance à se vider de sa substance, comme un sol saturé
et hideux. D’autre part, la fleur tire sa fragile beauté de la « puanteur du d’engrais finit par s’épuiser après avoir donné des fleurs dont la perfection
fumier » : entre le ciel, vers lequel elle ne fait que tendre désespérément, de la corolle n’a d’égale que l’absence de parfum. Le travail que s’assigne
et la terre, où elle plonge ses racines au plus près de la vermine, la fleur Bataille est par conséquent de permettre à l’ordure de proliférer, de
n’est promise qu’au flétrissement, « rapidement réduite à une loque de ressurgir. Ce qui compte, ce n’est pas la représentation ni l’idée, mais la
fumier aérien » (I, 49). Question de Bataille : peut-on décemment présentation de la réalité même des choses dans tous leurs aspects, même
continuer de penser que le fondement est dans l’ornement (la corolle), les plus bas, même les plus sordides. En allant plus loin et en tapant plus
plutôt que dans le néant (le fumier, l’ordure) ? fort, Bataille dénonce par conséquent la fausse licence que le surréalisme
Georges Bataille pris en flagrant délit de philosophade. Sa « méthode » accordait aux artistes. Surtout, il dévoile en quel sens le surréalisme ne sera
n’est pas très orthodoxe. De toute évidence plus intuitive que rationnel- qu’une aventure puritaine pour être resté fidèle à la constriction rationnelle
lement raisonnée, se fondant sur une expérience personnelle plus que sur et poétique, dans l’omission des abîmes.
une connaissance ferme de la tradition philosophique, et surtout remplie Mais le problème, au-delà du surréalisme, est bien celui de la
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de cabrioles langagières, au-delà d’une mise à bas de l’idéalisme, c’est bien philosophie : si elle ne résiste pas à une simple fleur, à quoi résiste-t-elle ?
une mise en cause réelle du surréalisme et de ses jeux verbaux, mais surtout Il y a de toute évidence un côté prétentieux dans la démarche et le ton de
de sa volonté illusoire de mettre au jour les ressources du merveilleux et Bataille, mais il y a aussi un langage simple et magnifique, émouvant parce
de l’inconscient pour révolutionner et illuminer la vie quotidienne, que vise que sincère. Il s’appuie sur deux refus : le refus de l’exclusion et celui de
Bataille. Quoiqu’il en soit, le comportement et l’œuvre surréalistes ont l’insubstanciel, pour remettre en cause deux types d’attitudes. La première
toujours été marqués en profondeur par l’idéalisme hégélien dont les qui revient à prétendre s’en tenir à la belle apparence de la fleur et nie par
conceptions sur le beau ont trouvé un prolongement parfait dans leurs la même occasion l’existence de tout le reste (les racines, la salissure des
tentatives pour atteindre un état limite de fuite hors du réel et de la nature. organes, etc.) : celle qui, devant une fleur, décide d’en rester à la corolle
Ayant pour seul domaine la représentation mentale pure, le surréalisme ne comme telle, et postule tout le reste comme inexistant, le rejetant dans une
se préoccupe de la nature que dans son rapport avec le monde intérieur de invisibilité sans nom. Victoire maniaque du langage et de l’idée sur la chose,
la conscience. Et en effet, la réponse agacée de Breton au « Langage des dans l’affirmation figée, close comme une lapalissade, qu’il n’y a rien d’autre
fleurs » de Bataille fut de montrer que la rose peut être aussi bien « celle à apprécier que la corolle dans une fleur. La seconde revenant à produire
qui vient du jardin, celle qui tient une place particulière dans un rêve, celle un modèle fictif où tout – terre et ciel, rêve et réalité, vie et mort – pourrait
impossible à distraire du “bouquet optique”, celle qui peut changer se réorganiser et subsister éternellement à l’intérieur d’un grand rêve
totalement de propriété en passant dans l’écriture automatique, celle qui merveilleux. La fleur n’est plus là mais ailleurs, elle y est rêvée comme
n’a plus que ce que le peintre a bien voulu qu’elle garde de la rose dans un restant belle et parfaite, pleine de substance et de vie – et l’on comprend
tableau surréaliste » (Second manifeste du surréalisme). Bref, celle toujours ici l’horreur du vide que génère une telle fiction. Car ce qui est à voir et à
belle car passée dans le moulin de l’esprit du poète, celle qui n’a pas de prévoir (la triste fleur fanée) est éclipsé ou plutôt relevé dans l’instance

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belles filles, elles ne le sont plus jamais en soi, mais seulement parce qu’elles racines puisqu’elle surgit de la pure imagination de l’artiste qui s’est fait
paraissent « conformes à ce qui doit être », c’est-à-dire à « l’idéal humain » une règle des artifices picturaux. Il faut dire que, de par ses constitutions
(I, 48). Deux observations cliniques, photos à l’appui, sont alors avancées poétiques mêmes – la réalité poétique a pour ennemis mortels le
comme preuves par Bataille pour appuyer son raisonnement. D’une part, dépréciatif et le dépressif et ne peut s’accommoder des rapprochements
si l’on effeuille une rose jusqu’au dernier pétale de sa corolle, on ne ignobles –, le surréalisme répugne à tout ce qui peut faire appel au fumier
découvre rien de beau, mais au contraire la « tache velue de ses parties et à l’ordure. Mais en croyant faire l’économie du monde brut, il s’est
sexuées » : la beauté extérieure de la rose est trahie par leur aspect sordide condamné d’avance à se vider de sa substance, comme un sol saturé
et hideux. D’autre part, la fleur tire sa fragile beauté de la « puanteur du d’engrais finit par s’épuiser après avoir donné des fleurs dont la perfection
fumier » : entre le ciel, vers lequel elle ne fait que tendre désespérément, de la corolle n’a d’égale que l’absence de parfum. Le travail que s’assigne
et la terre, où elle plonge ses racines au plus près de la vermine, la fleur Bataille est par conséquent de permettre à l’ordure de proliférer, de
n’est promise qu’au flétrissement, « rapidement réduite à une loque de ressurgir. Ce qui compte, ce n’est pas la représentation ni l’idée, mais la
fumier aérien » (I, 49). Question de Bataille : peut-on décemment présentation de la réalité même des choses dans tous leurs aspects, même
continuer de penser que le fondement est dans l’ornement (la corolle), les plus bas, même les plus sordides. En allant plus loin et en tapant plus
plutôt que dans le néant (le fumier, l’ordure) ? fort, Bataille dénonce par conséquent la fausse licence que le surréalisme
Georges Bataille pris en flagrant délit de philosophade. Sa « méthode » accordait aux artistes. Surtout, il dévoile en quel sens le surréalisme ne sera
n’est pas très orthodoxe. De toute évidence plus intuitive que rationnel- qu’une aventure puritaine pour être resté fidèle à la constriction rationnelle
lement raisonnée, se fondant sur une expérience personnelle plus que sur et poétique, dans l’omission des abîmes.
une connaissance ferme de la tradition philosophique, et surtout remplie Mais le problème, au-delà du surréalisme, est bien celui de la

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de cabrioles langagières, au-delà d’une mise à bas de l’idéalisme, c’est bien philosophie : si elle ne résiste pas à une simple fleur, à quoi résiste-t-elle ?
une mise en cause réelle du surréalisme et de ses jeux verbaux, mais surtout Il y a de toute évidence un côté prétentieux dans la démarche et le ton de
de sa volonté illusoire de mettre au jour les ressources du merveilleux et Bataille, mais il y a aussi un langage simple et magnifique, émouvant parce
de l’inconscient pour révolutionner et illuminer la vie quotidienne, que vise que sincère. Il s’appuie sur deux refus : le refus de l’exclusion et celui de
Bataille. Quoiqu’il en soit, le comportement et l’œuvre surréalistes ont l’insubstanciel, pour remettre en cause deux types d’attitudes. La première
toujours été marqués en profondeur par l’idéalisme hégélien dont les qui revient à prétendre s’en tenir à la belle apparence de la fleur et nie par
conceptions sur le beau ont trouvé un prolongement parfait dans leurs la même occasion l’existence de tout le reste (les racines, la salissure des
tentatives pour atteindre un état limite de fuite hors du réel et de la nature. organes, etc.) : celle qui, devant une fleur, décide d’en rester à la corolle
Ayant pour seul domaine la représentation mentale pure, le surréalisme ne comme telle, et postule tout le reste comme inexistant, le rejetant dans une
se préoccupe de la nature que dans son rapport avec le monde intérieur de invisibilité sans nom. Victoire maniaque du langage et de l’idée sur la chose,
la conscience. Et en effet, la réponse agacée de Breton au « Langage des dans l’affirmation figée, close comme une lapalissade, qu’il n’y a rien d’autre
fleurs » de Bataille fut de montrer que la rose peut être aussi bien « celle à apprécier que la corolle dans une fleur. La seconde revenant à produire
qui vient du jardin, celle qui tient une place particulière dans un rêve, celle un modèle fictif où tout – terre et ciel, rêve et réalité, vie et mort – pourrait
impossible à distraire du “bouquet optique”, celle qui peut changer se réorganiser et subsister éternellement à l’intérieur d’un grand rêve
totalement de propriété en passant dans l’écriture automatique, celle qui merveilleux. La fleur n’est plus là mais ailleurs, elle y est rêvée comme
n’a plus que ce que le peintre a bien voulu qu’elle garde de la rose dans un restant belle et parfaite, pleine de substance et de vie – et l’on comprend
tableau surréaliste » (Second manifeste du surréalisme). Bref, celle toujours ici l’horreur du vide que génère une telle fiction. Car ce qui est à voir et à
belle car passée dans le moulin de l’esprit du poète, celle qui n’a pas de prévoir (la triste fleur fanée) est éclipsé ou plutôt relevé dans l’instance

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légiférante d’un invisible. Ces deux attitudes face à la fleur traduisent que faire ressortir comment deux expériences différentes s’articulent à deux
le ressort de l’activité et de l’interprétation humaines est généralement versants de l’œuvre de Bataille (ou inversement). D’une part, ces textes de
d’atteindre au point le plus éloigné du domaine funèbre. Nous effaçons Documents, qu’on pourrait qualifier de critiques, voire de parodiques, où
partout les traces, les signes, les stigmates de la mort. Ces deux attitudes l’auteur entre en lutte avec le monde qui l’entoure, analyse, et même comme
ne font naître que des représentations glorieuses qui font s’évader les traits le dit Breton « raisonne » un certain nombre de faits de la vie, de
de la fleur vers un ailleurs de beauté pure, végétale et céleste, poétique et propositions, de concepts, et où il met en œuvre ce qu’il nomme lui-même
amoureuse…, alors que son aspect réel, lui, ne cesse de s’évider une « méthode » qui ne vise pas à décrire, encore moins à épuiser la richesse
physiquement. L’homme de l’idéalisme voit toujours autre chose que ce du réel, mais à critiquer les appréciations portées sur lui, appréciations en
qu’il voit, il amortit la brutalité du réel, troublant son évidence. Pourtant, termes de sens ou de valeur, qui seraient autant d’ombres portées à sa
l’évidence de la fleur n’est jamais affirmée que dans l’imminence de sa véritable nature. D’autre part, un journal intime, récit de vie, récit de crise,
disparition. Une fleur est toujours une beauté sur le déclin. Elle ne cesse où l’auteur parle en son nom propre et où son texte s’articule presque
de se faner et de nous échapper. Or ce serait précisément à l’instant où la continûment à sa vie, non pour détruire les institutions, mais pour que
fleur se fane qu’on s’aperçoit que c’est vraiment une fleur. Cette familiarité l’esprit en soit renouvelé par la description qu’il fait de lui-même pour lui-
de la fleur et de la mort fait de nous des êtres mortels. De la même façon même, et qui peut, par le biais d’une certaine complicité, amener son lecteur
que fleurir, c’est n’en pas finir de faner, vivre c’est n’en pas finir de mourir. à voir ce qui est en lui. Là où le Bataille-Jarry de Documents pourfendait,
La fleur « symbole de l’amour » a en définitive « l’odeur de la mort » (I, avec le lexique d’Ubu, le lien secret révolution-religiosité, le Georges
49). Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser de cette « banalité Bataille du Coupable fait naître une révolte qui déborde constamment les
écœurante » en l’identifiant comme ils l’ont tous fait (poètes, philosophes, effets de style pour irradier la vie et non pour agresser le lecteur : il secoue
© Éditions Lignes | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.120.224.158)

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littéraires) à la Beauté idéale. C’est pour Bataille un symbolisme trop facile. une torche dans les cavernes de l’être pour en sonder les profondeurs, et
Car tout se passe comme si cette surface de l’être et cet idéal s’affirmaient non plus pour se détacher en pleine lumière et railler la pusillanimité de
aux dépens d’une vérité plus profonde, constamment maintenue en lisière ses lecteurs. Il n’est plus créateur mais créature. La différence est nette. Et
quand elle n’est pas niée : que le désir et l’amour n’ont que très peu à voir s’il ne semble pas, lorsqu’on passe d’un type d’écrit à l’autre, que l’idée que
avec la Beauté idéale, sauf à la flétrir et à la souiller. Voilà où voulait en se fait Bataille de la fleur ait subi la moindre modification, il n’en reste pas
venir Bataille dans « Le Langage des Fleurs ». D’une certaine manière, il moins vrai que ce même individu vit l’expérience de la rose de deux
semblerait que sa prédilection pour les positions basses, l’impur, l’immonde, manières extrêmement différentes. On pourrait être amené à penser que,
attestée par les articles de Documents, constitue le point de départ d’une si l’ivresse de Bataille réside d’abord dans la libre efflorescence de ses
recherche qu’il nourrira toute sa vie, recherche de ce qui est souverain, c’est- cruautés et dans la souveraineté qu’il puise dans sa familiarité avec
à-dire de ce qui n’est subordonné à aucune transcendance et à aucune fin. l’immonde, ce n’est là que son premier âge, l’âge de la recherche et de la
dérision. Et qu’arrive un temps où, même dans les moments les plus
Pile bouffon, face céleste dramatiques, elle est capable de s’ouvrir à une confluence de révélations et
La tentative serait vaine qui, dans l’ensemble des écrits de Bataille, d’extase. On serait alors tenté d’unifier les deux faces de la pratique et de
s’efforcerait de fixer un mode unique de rapport à l’écriture, telle que l’unité la vie batailliennes, de les réduire à une dialectique qui trouverait tout
logique d’une méthode d’explication. Une telle entreprise en effet nous naturellement son modèle, le plus grandiose, dans le système de Hegel. On
détournerait au moins de deux types de textes, où Bataille assume des imagine alors aisément la protestation de Bataille : ses écrits ne sont-ils pas
fonctions littéralement distinctes. Et si nous avons choisi de mettre en la production la plus résolue d’un non-savoir qui n’a rien à voir avec un
parallèle ces deux textes où Bataille évoque une fleur, c’est précisément pour quelconque système ? Sa vie n’est-elle pas l’exemple le plus tragique d’une

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légiférante d’un invisible. Ces deux attitudes face à la fleur traduisent que faire ressortir comment deux expériences différentes s’articulent à deux
le ressort de l’activité et de l’interprétation humaines est généralement versants de l’œuvre de Bataille (ou inversement). D’une part, ces textes de
d’atteindre au point le plus éloigné du domaine funèbre. Nous effaçons Documents, qu’on pourrait qualifier de critiques, voire de parodiques, où
partout les traces, les signes, les stigmates de la mort. Ces deux attitudes l’auteur entre en lutte avec le monde qui l’entoure, analyse, et même comme
ne font naître que des représentations glorieuses qui font s’évader les traits le dit Breton « raisonne » un certain nombre de faits de la vie, de
de la fleur vers un ailleurs de beauté pure, végétale et céleste, poétique et propositions, de concepts, et où il met en œuvre ce qu’il nomme lui-même
amoureuse…, alors que son aspect réel, lui, ne cesse de s’évider une « méthode » qui ne vise pas à décrire, encore moins à épuiser la richesse
physiquement. L’homme de l’idéalisme voit toujours autre chose que ce du réel, mais à critiquer les appréciations portées sur lui, appréciations en
qu’il voit, il amortit la brutalité du réel, troublant son évidence. Pourtant, termes de sens ou de valeur, qui seraient autant d’ombres portées à sa
l’évidence de la fleur n’est jamais affirmée que dans l’imminence de sa véritable nature. D’autre part, un journal intime, récit de vie, récit de crise,
disparition. Une fleur est toujours une beauté sur le déclin. Elle ne cesse où l’auteur parle en son nom propre et où son texte s’articule presque
de se faner et de nous échapper. Or ce serait précisément à l’instant où la continûment à sa vie, non pour détruire les institutions, mais pour que
fleur se fane qu’on s’aperçoit que c’est vraiment une fleur. Cette familiarité l’esprit en soit renouvelé par la description qu’il fait de lui-même pour lui-
de la fleur et de la mort fait de nous des êtres mortels. De la même façon même, et qui peut, par le biais d’une certaine complicité, amener son lecteur
que fleurir, c’est n’en pas finir de faner, vivre c’est n’en pas finir de mourir. à voir ce qui est en lui. Là où le Bataille-Jarry de Documents pourfendait,
La fleur « symbole de l’amour » a en définitive « l’odeur de la mort » (I, avec le lexique d’Ubu, le lien secret révolution-religiosité, le Georges
49). Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser de cette « banalité Bataille du Coupable fait naître une révolte qui déborde constamment les
écœurante » en l’identifiant comme ils l’ont tous fait (poètes, philosophes, effets de style pour irradier la vie et non pour agresser le lecteur : il secoue

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littéraires) à la Beauté idéale. C’est pour Bataille un symbolisme trop facile. une torche dans les cavernes de l’être pour en sonder les profondeurs, et
Car tout se passe comme si cette surface de l’être et cet idéal s’affirmaient non plus pour se détacher en pleine lumière et railler la pusillanimité de
aux dépens d’une vérité plus profonde, constamment maintenue en lisière ses lecteurs. Il n’est plus créateur mais créature. La différence est nette. Et
quand elle n’est pas niée : que le désir et l’amour n’ont que très peu à voir s’il ne semble pas, lorsqu’on passe d’un type d’écrit à l’autre, que l’idée que
avec la Beauté idéale, sauf à la flétrir et à la souiller. Voilà où voulait en se fait Bataille de la fleur ait subi la moindre modification, il n’en reste pas
venir Bataille dans « Le Langage des Fleurs ». D’une certaine manière, il moins vrai que ce même individu vit l’expérience de la rose de deux
semblerait que sa prédilection pour les positions basses, l’impur, l’immonde, manières extrêmement différentes. On pourrait être amené à penser que,
attestée par les articles de Documents, constitue le point de départ d’une si l’ivresse de Bataille réside d’abord dans la libre efflorescence de ses
recherche qu’il nourrira toute sa vie, recherche de ce qui est souverain, c’est- cruautés et dans la souveraineté qu’il puise dans sa familiarité avec
à-dire de ce qui n’est subordonné à aucune transcendance et à aucune fin. l’immonde, ce n’est là que son premier âge, l’âge de la recherche et de la
dérision. Et qu’arrive un temps où, même dans les moments les plus
Pile bouffon, face céleste dramatiques, elle est capable de s’ouvrir à une confluence de révélations et
La tentative serait vaine qui, dans l’ensemble des écrits de Bataille, d’extase. On serait alors tenté d’unifier les deux faces de la pratique et de
s’efforcerait de fixer un mode unique de rapport à l’écriture, telle que l’unité la vie batailliennes, de les réduire à une dialectique qui trouverait tout
logique d’une méthode d’explication. Une telle entreprise en effet nous naturellement son modèle, le plus grandiose, dans le système de Hegel. On
détournerait au moins de deux types de textes, où Bataille assume des imagine alors aisément la protestation de Bataille : ses écrits ne sont-ils pas
fonctions littéralement distinctes. Et si nous avons choisi de mettre en la production la plus résolue d’un non-savoir qui n’a rien à voir avec un
parallèle ces deux textes où Bataille évoque une fleur, c’est précisément pour quelconque système ? Sa vie n’est-elle pas l’exemple le plus tragique d’une

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« négativité sans emploi » ? Il y a, c’est certain, un abîme entre les sentiments d’amour alors que tout autour son regard ne perçoit dans l’égarement de
intellectuels et les sentiments réels, et Georges Bataille insiste bien dans Le la douleur que des créatures et des objets qui semblent être irréels, et
Coupable sur le fait que son expérience avec la rose de Laure était une comme pour lui donner tort tout en lui donnant raison dans un moment
« vision intérieure » et non pas une « réflexion libre » (comme elle a pu où il est loin de vouloir justifier quoique ce soit, c’est une rose. C’est une
l’être dans « Le Langage des fleurs »). Si la vision de la rose était d’abord rose qui se répand, c’est dans une rose qu’il se répand.
un prétexte pour défaire le discours institué, elle devient un élément de perte Le matin de la mort de Laure, en dehors de toute pensée finie comme
dans l’exercice du regard, et l’écriture qui en découle, un signe de deuil, un de tout sentiment particulier, en état d’égarement total, c’est parce qu’il
deuil fait signe. Si ce qui fut mis en valeur dans la première rose était ses est ivre de douleur qu’il n’a plus du chagrin que la corolle. Sous la canicule
racines et la salissure de ses parties sexuées en tant qu’elles seraient les traces de l’horreur, c’est l’extase qui vient à lui. L’extase n’étant autre chose qu’une
tenaces d’une vision authentique (entière) que les oripeaux d’un lyrisme effusion d’extrême amour. Se penchant sur l’orifice floral, c’est en lui-même
surchargé et plein d’artifices n’ont jamais réussi à recouvrir entièrement, qu’il est amené à regarder. Il voit le fond. Malgré sa fragilité, la fleur est
la deuxième rose a la transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge autoritaire, elle gouverne. Elle devient un élément de perte dans l’exercice
d’avoir un sens. Après le démantèlement de, l’engloutissement de l’extase de son regard, qui l’ouvre sur une vision, « une vision intérieure maintenue
(« Voici que je suis moi-même la rose »). De la prosodie horizontale à la par une nécessité subie en silence » (V, 512). Dans une telle situation, la rose
verticalité de l’instant, de la dérision écrite à l’expérience supprimée de la n’a plus rien d’évident, puisqu’il s’agit au contraire d’une sorte d’évidement
première édition du Coupable mais qui en est le cœur extatique, Bataille – un évidement qui touche là, devant lui, l’inévitable par excellence : à
semble avoir deux visages. La question est alors de savoir lequel se rit de savoir le destin du corps semblable au sien, mais surtout aimé par le sien,
l’autre, ou s’il y en a vraiment un qui se rit de l’autre. voué à l’agonie et à la mort. La fleur le regarde et, dans la violence de son
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silence, elle le propulse « à hauteur de mort ». Pour le promeneur désespéré
L’heure est venue pour la fleur de s’épandre, qui la croise sur son passage, elle devient un miroir qui lui renvoie l’image
2
la juste ligne est brisée
impossible à voir de sa propre caducité. Et il semblerait que l’étincelle
Cela aurait pu être n’importe quoi ce matin-là. Après tout, Bataille nous mystique jaillisse de cette proximité même, comme si le promeneur prenait
a déjà habitués à l’idée qu’on trouve chez la plupart des mystiques sauvages, brusquement conscience d’une énigmatique solidarité de destin entre lui-
aussi bien dans l’Autobiographie de J.C. Powys que chez Lord Chandos, même et les formes émergées de ce sol qu’il foule de ses pas en attendant
qu’une certaine exaltation secrète s’empare de l’âme mystique au spectacle d’y reposer à son tour. La simplicité essentielle de cette rose, son infime
des choses les plus humbles, les plus méprisées, les plus abandonnées. De fragilité lui font voir l’immémorial ajustement de l’homme et de la nature.
la même manière que pour ce dernier « un arrosoir, une herse abandonnée Entente occulte. Un « rapport » mystérieux s’établit entre la fleur et lui.
en plein champ, un chien au soleil, un misérable cimetière, un estropié, une L’extase n’a pas de contenu, elle est un acte de dépassement, jouant sur
petite maison de paysans » (Lettre de Lord Chandos et autres textes), tout cette limite insaisissable, ne révélant que sa propre possibilité, et l’existence
cela aurait pu être le réceptacle de sa révélation. Cela aurait pu être une de la nuit où elle se déroule. « L’extase n’explique rien, ne justifie rien,
araignée, un crachat, le spectacle désolé de son jardin, quelque chose de n’éclaire rien. Elle n’est rien de plus que la fleur, n’étant pas moins
cramoisi, rabougri, sale, horrible, rance, ordurier, et pourquoi pas le pied inachevée, pas moins périssable » (V, 265). L’extase ne découvre pas de
de la morte… Seulement voilà, ce matin-là de la mort de son amante, ce monde autre, de seconde réalité. Mais elle prouve que l’homme peut
qui surgit devant lui avec une telle plénitude, rempli d’une telle présence dépasser les limitations du réel. En un instant s’opère le renversement du
tout dans le rien. « Ce que révèle l’extase mystique est une absence d’objet »,
2. Poème de René Char. écrira plus tard Bataille. Plonger dans la rose, c’est donc plonger dans

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« négativité sans emploi » ? Il y a, c’est certain, un abîme entre les sentiments d’amour alors que tout autour son regard ne perçoit dans l’égarement de
intellectuels et les sentiments réels, et Georges Bataille insiste bien dans Le la douleur que des créatures et des objets qui semblent être irréels, et
Coupable sur le fait que son expérience avec la rose de Laure était une comme pour lui donner tort tout en lui donnant raison dans un moment
« vision intérieure » et non pas une « réflexion libre » (comme elle a pu où il est loin de vouloir justifier quoique ce soit, c’est une rose. C’est une
l’être dans « Le Langage des fleurs »). Si la vision de la rose était d’abord rose qui se répand, c’est dans une rose qu’il se répand.
un prétexte pour défaire le discours institué, elle devient un élément de perte Le matin de la mort de Laure, en dehors de toute pensée finie comme
dans l’exercice du regard, et l’écriture qui en découle, un signe de deuil, un de tout sentiment particulier, en état d’égarement total, c’est parce qu’il
deuil fait signe. Si ce qui fut mis en valeur dans la première rose était ses est ivre de douleur qu’il n’a plus du chagrin que la corolle. Sous la canicule
racines et la salissure de ses parties sexuées en tant qu’elles seraient les traces de l’horreur, c’est l’extase qui vient à lui. L’extase n’étant autre chose qu’une
tenaces d’une vision authentique (entière) que les oripeaux d’un lyrisme effusion d’extrême amour. Se penchant sur l’orifice floral, c’est en lui-même
surchargé et plein d’artifices n’ont jamais réussi à recouvrir entièrement, qu’il est amené à regarder. Il voit le fond. Malgré sa fragilité, la fleur est
la deuxième rose a la transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge autoritaire, elle gouverne. Elle devient un élément de perte dans l’exercice
d’avoir un sens. Après le démantèlement de, l’engloutissement de l’extase de son regard, qui l’ouvre sur une vision, « une vision intérieure maintenue
(« Voici que je suis moi-même la rose »). De la prosodie horizontale à la par une nécessité subie en silence » (V, 512). Dans une telle situation, la rose
verticalité de l’instant, de la dérision écrite à l’expérience supprimée de la n’a plus rien d’évident, puisqu’il s’agit au contraire d’une sorte d’évidement
première édition du Coupable mais qui en est le cœur extatique, Bataille – un évidement qui touche là, devant lui, l’inévitable par excellence : à
semble avoir deux visages. La question est alors de savoir lequel se rit de savoir le destin du corps semblable au sien, mais surtout aimé par le sien,
l’autre, ou s’il y en a vraiment un qui se rit de l’autre. voué à l’agonie et à la mort. La fleur le regarde et, dans la violence de son

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silence, elle le propulse « à hauteur de mort ». Pour le promeneur désespéré
L’heure est venue pour la fleur de s’épandre, qui la croise sur son passage, elle devient un miroir qui lui renvoie l’image
2
la juste ligne est brisée
impossible à voir de sa propre caducité. Et il semblerait que l’étincelle
Cela aurait pu être n’importe quoi ce matin-là. Après tout, Bataille nous mystique jaillisse de cette proximité même, comme si le promeneur prenait
a déjà habitués à l’idée qu’on trouve chez la plupart des mystiques sauvages, brusquement conscience d’une énigmatique solidarité de destin entre lui-
aussi bien dans l’Autobiographie de J.C. Powys que chez Lord Chandos, même et les formes émergées de ce sol qu’il foule de ses pas en attendant
qu’une certaine exaltation secrète s’empare de l’âme mystique au spectacle d’y reposer à son tour. La simplicité essentielle de cette rose, son infime
des choses les plus humbles, les plus méprisées, les plus abandonnées. De fragilité lui font voir l’immémorial ajustement de l’homme et de la nature.
la même manière que pour ce dernier « un arrosoir, une herse abandonnée Entente occulte. Un « rapport » mystérieux s’établit entre la fleur et lui.
en plein champ, un chien au soleil, un misérable cimetière, un estropié, une L’extase n’a pas de contenu, elle est un acte de dépassement, jouant sur
petite maison de paysans » (Lettre de Lord Chandos et autres textes), tout cette limite insaisissable, ne révélant que sa propre possibilité, et l’existence
cela aurait pu être le réceptacle de sa révélation. Cela aurait pu être une de la nuit où elle se déroule. « L’extase n’explique rien, ne justifie rien,
araignée, un crachat, le spectacle désolé de son jardin, quelque chose de n’éclaire rien. Elle n’est rien de plus que la fleur, n’étant pas moins
cramoisi, rabougri, sale, horrible, rance, ordurier, et pourquoi pas le pied inachevée, pas moins périssable » (V, 265). L’extase ne découvre pas de
de la morte… Seulement voilà, ce matin-là de la mort de son amante, ce monde autre, de seconde réalité. Mais elle prouve que l’homme peut
qui surgit devant lui avec une telle plénitude, rempli d’une telle présence dépasser les limitations du réel. En un instant s’opère le renversement du
tout dans le rien. « Ce que révèle l’extase mystique est une absence d’objet »,
2. Poème de René Char. écrira plus tard Bataille. Plonger dans la rose, c’est donc plonger dans

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l’oubli radical de soi, c’est devenir autre, c’est devenir rose, devenir absence l’envoyant vers une éternité inaccessible pour elle, elle la met hors d’atteinte
de rose dans une attirance irrésistible vers le sans-fond. L’extase est sans de la mort – le sacré étant une impasse que la mort ne peut envahir, car
objet comme la rose est sans pourquoi, l’instant est autosuffisant. Moment qui s’y trouve aime la mort. Laure et Bataille partageaient, sans avoir besoin
de conjonction, de contact absolu dans une immanence totale, la continuité d’en parler, les mêmes conceptions du sacré. Pendant les derniers jours de
est atteinte dans le dépassement des limites. Apparaît la structure neutre la maladie de Laure, Bataille raconte qu’il écrivait un article pour les
ni « je » ni « la fleur », qui ouvre à une vision du réel à l’état originaire. Cahiers de l’Art, où il tentait d’exprimer l’idée que le sacré est « peut-être
Revenant à lui, c’est ce « rien » qui s’offre et se retire selon le caprice de ce qui se produit de plus insaisissable entre les hommes, n’étant qu’un
l’extase, qui sort de soi pour donner lieu à autre que soi sous l’espèce d’une moment privilégié d’unité communielle, moment de communication
absence de fleur, que Georges Bataille va donner à Laure. convulsive de ce qui ordinairement est étouffé » (cité en V, 507), identique
Le don de la rose à la femme aimée mourante est une communication en cela à l’amour. Or juste avant que le temps ne lui « coupe la tête », Laure
réduite à la pureté vaine de l’offrande affective qui, jusqu’au cœur du drame invita Bataille à trouver dans son sac un manuscrit griffonné, dont la
de la mort, se signale à la fois comme un projet encore ardent et comme lecture, après qu’elle fut décédée, lui provoqua « l’une des plus violentes
une espérance depuis toujours déçue. Puissance fantastique dans la mesure émotions » de sa vie, dans la mesure où elle y exprime cette idée paradoxale :
où elle ne peut s’éprouver que comme une tension vers un irréalisable, « que le sacré est communication » (V, 508), idée à laquelle il n’était lui-
aucun commentaire ne pouvait l’accompagner. Donner la fleur est un acte, même arrivé que quelques minutes avant que Laure n’entre en agonie, et
un acte sexuel symbolique qui expulse la pensée au-dehors. En ce sens, la dont il n’a pas eu l’occasion de lui parler.
rose est l’entremetteuse, la tercerona, celle qui « tierce », celle qui transmet, Or voilà qu’à l’instant de mourir Laure lève une rose qu’on vient de
celle qui transfère, celle qui infecte. Par l’intermédiaire de la rose, il se coucher à ses côtés, et crie : « la Rose ! » dans un dernier souffle. En
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produit quelque chose comme « une contagion contagieuse » (V, 392) des s’écriant « la Rose ! », Laure affirme la similitude de leur être profond,
amants : pourtant déjà l’un et l’autre dans deux mondes séparés (l’une la comme Catherine s’écriant « je suis Heathcliff » dans Les Hauts de
mort, l’autre la vie), la contagion permet « la chute d’un être de l’un dans Hurlevents. Elle a, à ce moment ultime, pour ainsi dire perdu sa marge de
l’autre », c’est-à-dire une compénétration des amants. Et si les larmes qu’il protection ; elle est comme imprégnée de l’essence qui l’entoure, elle s’y
verse en vain (« j’éclatais en sanglot, elle ne m’entendait plus » [V, 587]) est assimilée. L’exhibition de la rose la dérobe, et la blessure béante de ses
signifient la « communication brisée », puisque « la communication intime lèvres au moment du cri, le rouge intérieur de sa bouche, allument le même
est rompue par la mort » (VI, 70), dans la communication silencieuse de ce feu écarlate que dans la rose, dont l’arôme restera lié au souffle qui fut là.
geste unique des amants de don-réception de la rose, on sent sourdre Comme s’il n’existait pas de limite sûre et définie, pas de protection établie
l’acceptation mutuelle de ce mourir comme l’accord qui dépasse toute les entre l’être secret qu’un cri trahit, cette chair rouge soudain dévoilée, et
peines. « Seule tu es ma vie / des sanglots perdus/ me séparent de la mort / l’univers extérieur contre lequel elle ne peut plus se défendre. L’ironie du
je te vois à travers les larmes / et je devine ma mort /………/ Aimer c’est destin n’est si tragique dans ses effets qu’en raison de la puissance d’instinct
agoniser / Aimer c’est aimer mourir » (III, 90-91). Car la mort est à la fois de vie qu’en fin de compte elle détruit – cette force de vie irrésistible,
l’amour empêché et l’ardeur de dépassement qui démontre en brûlant que semblable par sa poussée aveugle à la sève au printemps qui passe des
l’intérêt porté à l’être aimé peut outrepasser toutes les barrières – le pur racines au bourgeon jusqu’à le faire éclore. Cette énergie vitale, dont
mouvement d’aimer. Le don de la rose aura permis de faire exister un débordent la nature et le corps féminin qui lui est souvent associé, est
moment un geste sacré : le baiser de la rose. C’est l’acte même de consacrer d’autant plus fascinante qu’elle est toujours déjà condamnée. Et ce cri est
la communication des amants, geste furtif qui n’en est pas moins éternel cette dernière surenchère de la vie qui ne peut plus être contenue en elle
par sa destination. En consacrant la rose, elle la met aussi hors circuit, et expose son entourage à l’horreur d’un mourir usurpateur. Ce cri

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l’oubli radical de soi, c’est devenir autre, c’est devenir rose, devenir absence l’envoyant vers une éternité inaccessible pour elle, elle la met hors d’atteinte
de rose dans une attirance irrésistible vers le sans-fond. L’extase est sans de la mort – le sacré étant une impasse que la mort ne peut envahir, car
objet comme la rose est sans pourquoi, l’instant est autosuffisant. Moment qui s’y trouve aime la mort. Laure et Bataille partageaient, sans avoir besoin
de conjonction, de contact absolu dans une immanence totale, la continuité d’en parler, les mêmes conceptions du sacré. Pendant les derniers jours de
est atteinte dans le dépassement des limites. Apparaît la structure neutre la maladie de Laure, Bataille raconte qu’il écrivait un article pour les
ni « je » ni « la fleur », qui ouvre à une vision du réel à l’état originaire. Cahiers de l’Art, où il tentait d’exprimer l’idée que le sacré est « peut-être
Revenant à lui, c’est ce « rien » qui s’offre et se retire selon le caprice de ce qui se produit de plus insaisissable entre les hommes, n’étant qu’un
l’extase, qui sort de soi pour donner lieu à autre que soi sous l’espèce d’une moment privilégié d’unité communielle, moment de communication
absence de fleur, que Georges Bataille va donner à Laure. convulsive de ce qui ordinairement est étouffé » (cité en V, 507), identique
Le don de la rose à la femme aimée mourante est une communication en cela à l’amour. Or juste avant que le temps ne lui « coupe la tête », Laure
réduite à la pureté vaine de l’offrande affective qui, jusqu’au cœur du drame invita Bataille à trouver dans son sac un manuscrit griffonné, dont la
de la mort, se signale à la fois comme un projet encore ardent et comme lecture, après qu’elle fut décédée, lui provoqua « l’une des plus violentes
une espérance depuis toujours déçue. Puissance fantastique dans la mesure émotions » de sa vie, dans la mesure où elle y exprime cette idée paradoxale :
où elle ne peut s’éprouver que comme une tension vers un irréalisable, « que le sacré est communication » (V, 508), idée à laquelle il n’était lui-
aucun commentaire ne pouvait l’accompagner. Donner la fleur est un acte, même arrivé que quelques minutes avant que Laure n’entre en agonie, et
un acte sexuel symbolique qui expulse la pensée au-dehors. En ce sens, la dont il n’a pas eu l’occasion de lui parler.
rose est l’entremetteuse, la tercerona, celle qui « tierce », celle qui transmet, Or voilà qu’à l’instant de mourir Laure lève une rose qu’on vient de
celle qui transfère, celle qui infecte. Par l’intermédiaire de la rose, il se coucher à ses côtés, et crie : « la Rose ! » dans un dernier souffle. En

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produit quelque chose comme « une contagion contagieuse » (V, 392) des s’écriant « la Rose ! », Laure affirme la similitude de leur être profond,
amants : pourtant déjà l’un et l’autre dans deux mondes séparés (l’une la comme Catherine s’écriant « je suis Heathcliff » dans Les Hauts de
mort, l’autre la vie), la contagion permet « la chute d’un être de l’un dans Hurlevents. Elle a, à ce moment ultime, pour ainsi dire perdu sa marge de
l’autre », c’est-à-dire une compénétration des amants. Et si les larmes qu’il protection ; elle est comme imprégnée de l’essence qui l’entoure, elle s’y
verse en vain (« j’éclatais en sanglot, elle ne m’entendait plus » [V, 587]) est assimilée. L’exhibition de la rose la dérobe, et la blessure béante de ses
signifient la « communication brisée », puisque « la communication intime lèvres au moment du cri, le rouge intérieur de sa bouche, allument le même
est rompue par la mort » (VI, 70), dans la communication silencieuse de ce feu écarlate que dans la rose, dont l’arôme restera lié au souffle qui fut là.
geste unique des amants de don-réception de la rose, on sent sourdre Comme s’il n’existait pas de limite sûre et définie, pas de protection établie
l’acceptation mutuelle de ce mourir comme l’accord qui dépasse toute les entre l’être secret qu’un cri trahit, cette chair rouge soudain dévoilée, et
peines. « Seule tu es ma vie / des sanglots perdus/ me séparent de la mort / l’univers extérieur contre lequel elle ne peut plus se défendre. L’ironie du
je te vois à travers les larmes / et je devine ma mort /………/ Aimer c’est destin n’est si tragique dans ses effets qu’en raison de la puissance d’instinct
agoniser / Aimer c’est aimer mourir » (III, 90-91). Car la mort est à la fois de vie qu’en fin de compte elle détruit – cette force de vie irrésistible,
l’amour empêché et l’ardeur de dépassement qui démontre en brûlant que semblable par sa poussée aveugle à la sève au printemps qui passe des
l’intérêt porté à l’être aimé peut outrepasser toutes les barrières – le pur racines au bourgeon jusqu’à le faire éclore. Cette énergie vitale, dont
mouvement d’aimer. Le don de la rose aura permis de faire exister un débordent la nature et le corps féminin qui lui est souvent associé, est
moment un geste sacré : le baiser de la rose. C’est l’acte même de consacrer d’autant plus fascinante qu’elle est toujours déjà condamnée. Et ce cri est
la communication des amants, geste furtif qui n’en est pas moins éternel cette dernière surenchère de la vie qui ne peut plus être contenue en elle
par sa destination. En consacrant la rose, elle la met aussi hors circuit, et expose son entourage à l’horreur d’un mourir usurpateur. Ce cri

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déchirant est la déchirure par laquelle elle annonce la mort qui constitue issue. Il ne s’agit en aucune manière de récupérer l’objet absent ou la mort
son seul destin – une mort qu’elle a toute sa vie essayé d’aimer pour ne dans le savoir comme a pu le faire Hegel, il s’agit au contraire de le perdre
plus être terrifiée, et pouvoir se sentir « redevenir noble » (« Le sacré », in dans le non-savoir. Contre tout mouvement d’appropriation par le savoir,
Écrits de Laure). La Rose ! Ce mot déraciné devenu étrange n’a rien d’autre la pratique de Bataille a toujours été de soustraire : « ne plus vouloir être
à dire, aucun sens à avouer, et une fois prononcé dans un cri mourant, tout tout », mais au contraire apprendre à lâcher la chose, se perdre sans réserve.
semble dit, sans qu’on sache ce qu’il y avait à dire, le savoir n’étant pas à Communion = consumation = rien. Il y a dans les mouvements éperdus
sa mesure. Dans sa sobriété se cache une outrance – l’outrance du mal, de l’être qui cherche à contester les limites de sa particularité, à sortir de
l’insupportable qui ne se laisse pas interroger et qui concerne d’abord son isolement, un indice de fracassement – ce qui menace de fracassement
l’autre qui assiste impuissant à la scène, abîmé dans le sommet de la étant aussi ce qui ouvre les portes d’une conscience éblouie, enivrante,
communication. Ni le baiser ni le cri ne sont la parole : la communication exaltée. L’expérience de la destruction des limites est un voyage au bout
y est vécue et réalisée sur fond d’immanence. Leur vérité traversée par le des possibles de l’homme, elle est vécue comme non-savoir, dans une
sacré signifie que l’immanence (plus de parole, plus de regard) est la limite. immanence absolue. En ce sens, c’est le réel qui est le surnaturel, ou plutôt
Touchant la limite, les amants vivent le naufrage de la mort comme leur l’insubstanciel, et c’est cette conviction relative à l’essence de la réalité qui
partage – la communion communicante étant leur ultime souveraineté, qui est difficile à comprendre chez Bataille. Ce qu’on désigne comme le « réel »,
n’est rien d’autre que le rien où l’amour ne souffre plus la limite de la réalité. c’est selon lui, « le monde lourd des choses stables et fermées sur elles-
Dans cet instant où la conscience de l’imminence mortelle les entraîne mêmes ». Or dans ce monde de la séparation, les êtres sont maintenus dans
vers l’extrême du possible, la rose aura surgi du rien comme ce qui pratique leur individualité incommunicable (VII, 327), donc séparés du tout –
la déchirure du néant qui fait accéder à l’au-delà de l’être particulier – où discontinus. Le monde n’est que l’absence de la réalité effective, l’oubli de
© Éditions Lignes | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.120.224.158)

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est rendue possible la pleine communication des êtres. Ces trois moments l’être continu véritable. Et c’est en ce sens que l’on peut dire que Bataille
de communication fulgurante, entre Bataille et la fleur d’abord, puis par est cohérent dans son refus de l’insubstanciel : l’insubstanciel n’est pas
l’intermédiaire du don entre Laure et la fleur, et enfin entre l’amant, seulement dans l’au-delà des idées, il est aussi dans le monde, il est ce
l’amante et la rose à l’instant du dernier souffle, les aura fait pénétrer, au- monde, il fait ce monde, sa vacuité. Alors que la plénitude ne se vit que
delà des limites individuelles, dans l’être communiel, qui est le domaine dans l’expérience de la déchirure, de sortie des limites qui excède toute
du sacré où l’être est continu, c’est-à-dire à jamais inappropriable – la vérité, toute rationalité, tout langage. Or c’est précisément parce que les
communication ouvrant sur le fond des choses, qui est non-fondement, tentatives d’homogénéisation par le savoir échouent qu’il faut « ramener
non-moi, non-substance, non-être. volontairement […] devant nous ces désordres, ces déchirements, ces
déchéances que notre activité entière a pour but d’éviter » (La Littérature
Le deuil de l’écriture et le Mal, p. 75). Il faut faire « face à la mort » plutôt que de l’effacer. Et
Il ne fait pas de doute que toute l’entreprise littéraire et philosophique c’est en ce sens que la pratique d’écriture de Bataille est un travail de deuil :
de Bataille aura été cette tentative toujours relancée d’évoquer – et donc lâcher la chose, pour trouver, au-delà de l’agonie, les moyens de rire de la
de communiquer à ses lecteurs – ce qui se révèle dans l’expérience érotique mort. L’écriture du Coupable a été pour Bataille une manière de faire le
ou amoureuse, dans les expériences d’excès et dans l’extase, à savoir deuil de Laure, un an après son décès. « Lorsque j’ai commencé à écrire au
l’absence d’objet, le réel lorsqu’il se dérobe et ouvre sur le sans-fond, début de la guerre, c’est au point où j’en suis que je voulais en venir […]
l’instant de la déchirure où le tout se renverse dans le rien, où tout n’est Mais je n’ai pas fini, je commence à peine, et devant ce que je veux dire
que pure consumation et communication entre les êtres. Mais la stratégie encore, j’ai la “langue coupée”. » (V, 509) Certes, le mot est insensé, il est
de Bataille, loin d’être dialectique, est catastrophique, agonistique, sans vain. Mais il arrache à l’aphasie qui est la nôtre devant la mort. Alors une

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déchirant est la déchirure par laquelle elle annonce la mort qui constitue issue. Il ne s’agit en aucune manière de récupérer l’objet absent ou la mort
son seul destin – une mort qu’elle a toute sa vie essayé d’aimer pour ne dans le savoir comme a pu le faire Hegel, il s’agit au contraire de le perdre
plus être terrifiée, et pouvoir se sentir « redevenir noble » (« Le sacré », in dans le non-savoir. Contre tout mouvement d’appropriation par le savoir,
Écrits de Laure). La Rose ! Ce mot déraciné devenu étrange n’a rien d’autre la pratique de Bataille a toujours été de soustraire : « ne plus vouloir être
à dire, aucun sens à avouer, et une fois prononcé dans un cri mourant, tout tout », mais au contraire apprendre à lâcher la chose, se perdre sans réserve.
semble dit, sans qu’on sache ce qu’il y avait à dire, le savoir n’étant pas à Communion = consumation = rien. Il y a dans les mouvements éperdus
sa mesure. Dans sa sobriété se cache une outrance – l’outrance du mal, de l’être qui cherche à contester les limites de sa particularité, à sortir de
l’insupportable qui ne se laisse pas interroger et qui concerne d’abord son isolement, un indice de fracassement – ce qui menace de fracassement
l’autre qui assiste impuissant à la scène, abîmé dans le sommet de la étant aussi ce qui ouvre les portes d’une conscience éblouie, enivrante,
communication. Ni le baiser ni le cri ne sont la parole : la communication exaltée. L’expérience de la destruction des limites est un voyage au bout
y est vécue et réalisée sur fond d’immanence. Leur vérité traversée par le des possibles de l’homme, elle est vécue comme non-savoir, dans une
sacré signifie que l’immanence (plus de parole, plus de regard) est la limite. immanence absolue. En ce sens, c’est le réel qui est le surnaturel, ou plutôt
Touchant la limite, les amants vivent le naufrage de la mort comme leur l’insubstanciel, et c’est cette conviction relative à l’essence de la réalité qui
partage – la communion communicante étant leur ultime souveraineté, qui est difficile à comprendre chez Bataille. Ce qu’on désigne comme le « réel »,
n’est rien d’autre que le rien où l’amour ne souffre plus la limite de la réalité. c’est selon lui, « le monde lourd des choses stables et fermées sur elles-
Dans cet instant où la conscience de l’imminence mortelle les entraîne mêmes ». Or dans ce monde de la séparation, les êtres sont maintenus dans
vers l’extrême du possible, la rose aura surgi du rien comme ce qui pratique leur individualité incommunicable (VII, 327), donc séparés du tout –
la déchirure du néant qui fait accéder à l’au-delà de l’être particulier – où discontinus. Le monde n’est que l’absence de la réalité effective, l’oubli de

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est rendue possible la pleine communication des êtres. Ces trois moments l’être continu véritable. Et c’est en ce sens que l’on peut dire que Bataille
de communication fulgurante, entre Bataille et la fleur d’abord, puis par est cohérent dans son refus de l’insubstanciel : l’insubstanciel n’est pas
l’intermédiaire du don entre Laure et la fleur, et enfin entre l’amant, seulement dans l’au-delà des idées, il est aussi dans le monde, il est ce
l’amante et la rose à l’instant du dernier souffle, les aura fait pénétrer, au- monde, il fait ce monde, sa vacuité. Alors que la plénitude ne se vit que
delà des limites individuelles, dans l’être communiel, qui est le domaine dans l’expérience de la déchirure, de sortie des limites qui excède toute
du sacré où l’être est continu, c’est-à-dire à jamais inappropriable – la vérité, toute rationalité, tout langage. Or c’est précisément parce que les
communication ouvrant sur le fond des choses, qui est non-fondement, tentatives d’homogénéisation par le savoir échouent qu’il faut « ramener
non-moi, non-substance, non-être. volontairement […] devant nous ces désordres, ces déchirements, ces
déchéances que notre activité entière a pour but d’éviter » (La Littérature
Le deuil de l’écriture et le Mal, p. 75). Il faut faire « face à la mort » plutôt que de l’effacer. Et
Il ne fait pas de doute que toute l’entreprise littéraire et philosophique c’est en ce sens que la pratique d’écriture de Bataille est un travail de deuil :
de Bataille aura été cette tentative toujours relancée d’évoquer – et donc lâcher la chose, pour trouver, au-delà de l’agonie, les moyens de rire de la
de communiquer à ses lecteurs – ce qui se révèle dans l’expérience érotique mort. L’écriture du Coupable a été pour Bataille une manière de faire le
ou amoureuse, dans les expériences d’excès et dans l’extase, à savoir deuil de Laure, un an après son décès. « Lorsque j’ai commencé à écrire au
l’absence d’objet, le réel lorsqu’il se dérobe et ouvre sur le sans-fond, début de la guerre, c’est au point où j’en suis que je voulais en venir […]
l’instant de la déchirure où le tout se renverse dans le rien, où tout n’est Mais je n’ai pas fini, je commence à peine, et devant ce que je veux dire
que pure consumation et communication entre les êtres. Mais la stratégie encore, j’ai la “langue coupée”. » (V, 509) Certes, le mot est insensé, il est
de Bataille, loin d’être dialectique, est catastrophique, agonistique, sans vain. Mais il arrache à l’aphasie qui est la nôtre devant la mort. Alors une

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rumeur parmi les mots n’est pas une vaine fleur sur une tombe. Écrire devenir de l’homme, rendant impossible sa souveraineté absolue.
devient l’opération même d’un désir, c’est-à-dire une remise en jeu Inintelligible, injustifiable, imperméable à toute espèce de signification, elle
perpétuelle, « vivante », inquiète et hallucinée, de la perte. Un jeu avec la se contente d’être là, fleurit parce qu’elle fleurit, fane parce qu’elle fane,
perte qui fixe en quelque sorte l’infixable, c’est-à-dire un lien d’abandon privée de toute essence, mais rongeant la joie de l’intérieur, comme la
devenant rire, devenant œuvre. Le deuil est le travail psychologique de celui disparition toujours déjà prévisible de l’être aimé. Si un visage, une fleur,
qui s’affronte à la mort, et soutient le regard dans cet affrontement. « Sans me bouleversent, ils ont part alors aux profondeurs où je situe ma
une austérité animale, rien de moi ne pourrait passer au travers de ce conte connaissance de moi-même. Le pathétique de ces beautés, à l’endroit où
de fée… » (Ibid.) Sans mourir, mais en étant porté à « hauteur de mort », il me touche, en même temps qu’il suscite mes discours sur la perfection,
Bataille a découvert l’imposture de la mort : « La représentation que j’en complique mon labyrinthe tout en l’éclairant de lumières qui me font
ai d’un cristal qui se brise délivre en moi cet amour intérieurement criant oublier l’obscurité de la nuit. Mais lorsque je suis amené à traverser les
qui donne envie de mourir. » (V, 508) ; le moi n’est qu’une cristallisation pires misères ou les plus terribles souffrances, il m’oblige à motiver mon
précaire des forces impersonnelles, la seule réponse à cette catastrophe in- attitude, à me demander pourquoi il est impossible qu’il en soit autrement.
sensée ne peut être alors qu’un rire d’amertume (qu’indique très certai- « Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout
nement le choix de porter une cravate rose le jour des funérailles). Quand ce qui est vivant […] je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles
la limite de la mort est supprimée, il ne reste que l’immanence, une réalité dont le mouvement exige que je meure ; cette mort n’est que consumation
dans laquelle je ne suis pas séparé. Dans l’amour, le moi et l’objet aimé éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde. »
s’étaient reconnus dans une vie partagée, Laure et Georges Bataille étaient (I, 365) La vie humaine est un grand coït, et la mort est l’orgasme qui rend
des « amants sacrés ». « La cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes le corps à la terre où il se décompose pour renaître dans un autre « être ».
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mots, les mêmes désirs nous traversaient l’esprit au même instant, et nous Ce passage de l’être au néant et du néant à l’être est tout autant celui des
demeurions d’autant plus troublés que la cause pouvait en être déchirante. » êtres humains que celui de la vie végétale ; les plantes participent comme
(V, 508-509) Après la mort, le deuil délie, dénoue, détache, il abandonne lui au coït universel. La mort, c’est donc le réel, déjà, un réel ayant les traits
l’objet et accepte son arrêt de mort – rendant l’amour à la vie. d’une rose qui se fane mais qui refleurira toujours ailleurs.
Pas d’écriture digne de ce nom qui ne soit explosion, douleur et
Toujours la rose conscience de la mort et du vide, désespoir et scandale, ivresse et rire. Le
Reprenons, donc. Le néant m’accable, et au moment où il me terrasse, réel n’est pas une phrase, encore moins une image, le réel est un défi. Défi
je me retrouve avec une fleur dans la main. Pourquoi cette rose ? Pourquoi devant l’absence possible. Défi devant l’impossible : non pas le vide sinon
existe-t-elle ? Quand ? Comment ? Dans quel but ? Il suffit qu’une rose le rien, non pas l’image mais le regard. Et c’est pour cela qu’il ne faut pas
existe pour que je me pose la question très philosophique de l’être et de se laisser abuser par la beauté, ne jamais perdre de vue que, tout comme
celui qui sait. L’existence de la rose est une exigence de laquelle personne un poète habille les choses et les corps de mots, la beauté aussi habille. Un
ne doit se défaire en se dérobant. Car si la rose ne s’impose jamais seule, beau corps n’est jamais nu. Il faut donc, nous dit Bataille, salir la beauté,
mais toujours avec sa beauté et le langage qu’on lui a attribué, elle dépasse la souiller – précisément parce qu’elle est ce qu’il y a de plus fragile, de
toujours la réalité à laquelle elle s’ajuste. La rose n’est pas comme l’idée plus faible, parce qu’elle est digne de vénération. Profaner la beauté où
que l’on a de la rose. Elle est là, elle n’est plus là. Présence et absence, sinon qu’elle soit, dans une fleur, dans le corps de l’amante, comme en témoigne
confondues, du moins s’échangeant continuellement. C’est en cela qu’elle l’amour selon Sade, prompt à écarteler les membres du corps adoré, ou à
est redoutable. Elle a les deux aspects du divin – être et non-être – qui effeuiller une rose, pétale après pétale, sur un tas de fumier. La beauté est
constituent précisément les deux limites qui contrecarrent l’éternel là pour être défigurée. Souillée, elle est con-sacrée. L’effeuillage comme la

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rumeur parmi les mots n’est pas une vaine fleur sur une tombe. Écrire devenir de l’homme, rendant impossible sa souveraineté absolue.
devient l’opération même d’un désir, c’est-à-dire une remise en jeu Inintelligible, injustifiable, imperméable à toute espèce de signification, elle
perpétuelle, « vivante », inquiète et hallucinée, de la perte. Un jeu avec la se contente d’être là, fleurit parce qu’elle fleurit, fane parce qu’elle fane,
perte qui fixe en quelque sorte l’infixable, c’est-à-dire un lien d’abandon privée de toute essence, mais rongeant la joie de l’intérieur, comme la
devenant rire, devenant œuvre. Le deuil est le travail psychologique de celui disparition toujours déjà prévisible de l’être aimé. Si un visage, une fleur,
qui s’affronte à la mort, et soutient le regard dans cet affrontement. « Sans me bouleversent, ils ont part alors aux profondeurs où je situe ma
une austérité animale, rien de moi ne pourrait passer au travers de ce conte connaissance de moi-même. Le pathétique de ces beautés, à l’endroit où
de fée… » (Ibid.) Sans mourir, mais en étant porté à « hauteur de mort », il me touche, en même temps qu’il suscite mes discours sur la perfection,
Bataille a découvert l’imposture de la mort : « La représentation que j’en complique mon labyrinthe tout en l’éclairant de lumières qui me font
ai d’un cristal qui se brise délivre en moi cet amour intérieurement criant oublier l’obscurité de la nuit. Mais lorsque je suis amené à traverser les
qui donne envie de mourir. » (V, 508) ; le moi n’est qu’une cristallisation pires misères ou les plus terribles souffrances, il m’oblige à motiver mon
précaire des forces impersonnelles, la seule réponse à cette catastrophe in- attitude, à me demander pourquoi il est impossible qu’il en soit autrement.
sensée ne peut être alors qu’un rire d’amertume (qu’indique très certai- « Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout
nement le choix de porter une cravate rose le jour des funérailles). Quand ce qui est vivant […] je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles
la limite de la mort est supprimée, il ne reste que l’immanence, une réalité dont le mouvement exige que je meure ; cette mort n’est que consumation
dans laquelle je ne suis pas séparé. Dans l’amour, le moi et l’objet aimé éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde. »
s’étaient reconnus dans une vie partagée, Laure et Georges Bataille étaient (I, 365) La vie humaine est un grand coït, et la mort est l’orgasme qui rend
des « amants sacrés ». « La cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes le corps à la terre où il se décompose pour renaître dans un autre « être ».

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mots, les mêmes désirs nous traversaient l’esprit au même instant, et nous Ce passage de l’être au néant et du néant à l’être est tout autant celui des
demeurions d’autant plus troublés que la cause pouvait en être déchirante. » êtres humains que celui de la vie végétale ; les plantes participent comme
(V, 508-509) Après la mort, le deuil délie, dénoue, détache, il abandonne lui au coït universel. La mort, c’est donc le réel, déjà, un réel ayant les traits
l’objet et accepte son arrêt de mort – rendant l’amour à la vie. d’une rose qui se fane mais qui refleurira toujours ailleurs.
Pas d’écriture digne de ce nom qui ne soit explosion, douleur et
Toujours la rose conscience de la mort et du vide, désespoir et scandale, ivresse et rire. Le
Reprenons, donc. Le néant m’accable, et au moment où il me terrasse, réel n’est pas une phrase, encore moins une image, le réel est un défi. Défi
je me retrouve avec une fleur dans la main. Pourquoi cette rose ? Pourquoi devant l’absence possible. Défi devant l’impossible : non pas le vide sinon
existe-t-elle ? Quand ? Comment ? Dans quel but ? Il suffit qu’une rose le rien, non pas l’image mais le regard. Et c’est pour cela qu’il ne faut pas
existe pour que je me pose la question très philosophique de l’être et de se laisser abuser par la beauté, ne jamais perdre de vue que, tout comme
celui qui sait. L’existence de la rose est une exigence de laquelle personne un poète habille les choses et les corps de mots, la beauté aussi habille. Un
ne doit se défaire en se dérobant. Car si la rose ne s’impose jamais seule, beau corps n’est jamais nu. Il faut donc, nous dit Bataille, salir la beauté,
mais toujours avec sa beauté et le langage qu’on lui a attribué, elle dépasse la souiller – précisément parce qu’elle est ce qu’il y a de plus fragile, de
toujours la réalité à laquelle elle s’ajuste. La rose n’est pas comme l’idée plus faible, parce qu’elle est digne de vénération. Profaner la beauté où
que l’on a de la rose. Elle est là, elle n’est plus là. Présence et absence, sinon qu’elle soit, dans une fleur, dans le corps de l’amante, comme en témoigne
confondues, du moins s’échangeant continuellement. C’est en cela qu’elle l’amour selon Sade, prompt à écarteler les membres du corps adoré, ou à
est redoutable. Elle a les deux aspects du divin – être et non-être – qui effeuiller une rose, pétale après pétale, sur un tas de fumier. La beauté est
constituent précisément les deux limites qui contrecarrent l’éternel là pour être défigurée. Souillée, elle est con-sacrée. L’effeuillage comme la

152 153
mise à nu érotique est égal à la mort, inaugurant un état de communication, et moins il se reconnaît comme sien. Se retournant sur soi, il s’offre en proie
de perte d’identité, de fusion. Du coup, la vulve n’est plus le simple véhicule à son ombre. À force de s’envisager, il se dévisage, se dédouble. L’écrit
de l’orgasme, elle est le signe de la divinité de la prostituée, et ce qui permet reprend la vie, la vie reprend l’écrit. Voilà pourquoi l’une des caractéris-
l’absorption infinie dans l’être. De même, écartant et froissant, avec les tiques majeures des œuvres de Bataille est la reprise, c’est-à-dire le
mains ivres, les pétales comme un satyre sevré d’amour écarte les jupons mouvement de retour qui transforme le thème en « motif » infini de la
d’une fille, l’ivresse de la profanation nous tient, on arrive, les tempes variation. Comme si la parole qui reprend et se reprend, en laissant la trace
battantes, la sueur au front au cœur de la rose, qui est une sorte de puits d’un mouvement infini, comme si ce mouvement ininterrompu pouvait
ténébreux donnant sur le sans-fond, un trou noir profond comme un œil. arrêter la marche immobile du sens unique, et laisser advenir le mouvement
Il est un miroir dans la fleur sur lequel la majorité des gens pourraient se qui excède dans l’écriture – ce qui déchaîne, par opposition à l’enchaî-
pencher sans se voir. Mais si on parvient à voir la déchirure béante de la nement idéologique. Il avance dans l’obscurité d’une parole qui affirme,
fleur – en fait, c’est nous qui sommes déchirés – c’est une ivresse qu’on revient sur ce qu’elle a dit, qui avance et se retourne encore, en quête de la
découvre, une jubilation de philosophe : le non-être n’existe pas. Alors le présence, en quête du retour à l’être dans sa plénitude originaire et
moindre détail de la vie quotidienne devient intéressant, jubilatoire. Si nous souveraine. Mouvement de don, de perte ; reprise qui est à chaque fois une
ne cherchons plus stupidement l’intelligible dans une direction où nous dépense en plus, elle participe du tracé circulaire et immémorial d’un instant
n’avons aucune chance de le trouver, le plaisir le plus déplacé, la douleur toujours de retour, d’une vision à la fois répétitive, imprévisible et qui ne
la plus terrible, la plus petite des fleurs, sont une porte ouverte sur le s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation. Il se produit en somme
sommet de l’être, sur la plénitude. L’être véritable est à chercher en deçà un non-savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un
de la séparation des êtres, au cœur de moi-même, là où « je » ne se reconnaît côté et de l’autre). À propos d’une fleur, deux langues se sont entrecroisées :
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plus comme sien. celle des arguments et de la dérision dans la critique bouffonne de
Documents et, de l’autre, celle des impressions et des épreuves de déchirure
Il ne reste plus qu’à déflorer dans le récit des expériences mystiques paradoxales des notes du Coupable.
Et c’est en cela que réside l’importance décisive de l’œuvre de Georges On ne pouvait pas ne pas voir, ni même séparer les deux versants de son
Bataille. Elle nous rappelle le caractère intolérable de la séparation, et nous expérience sans se condamner à une lecture partielle et infructueuse. Il
engage à une revendication perpétuelle et effective de la plénitude. D’où n’était pas non plus question d’expliquer l’un par l’autre. Il s’est donc agi
provient l’exclusion réciproque entre « moi » et la plénitude ? Quelles pour nous de rapprocher les deux versants de cette expérience en les tenant
opérations devons-nous accomplir pour libérer ces forces toujours pour deux versions – différentes et complémentaires –, d’une même
réprimées qui nous permettraient d’accéder à l’au-delà de l’être particulier ? recherche vivante, parce qu’elle concerne essentiellement sa vie, et de
Écrire chez Bataille est une recherche vivante, jamais finie. Car ses écrits comprendre en quel sens Bataille, qui s’est lui-même souvent désigné
sont le chant qui s’accomplit à partir d’un appel – l’appel de la présence – comme « Dianus », est un bouffon céleste, celui qui a deux visages, deux
de l’autre, de cet hétérogène qui ne s’épuise jamais dans l’unicité d’une visages qui s’efforceront toujours de rire l’un de l’autre pour ne jamais rester
manifestation, mais réclame un jeu de renvois et de différences, d’équiva- immobilisés dans une grimace qui serait mortuaire.
lences et de ruptures, d’une infinie variation du même où se noue la part C’est en rencontrant Laure que Bataille a permis que dangereusement
maudite de l’écriture. Mais l’écriture se trouve prise dans cet effet d’éloi- se conjoignent sa vie et son œuvre. Par la vie qu’ils ont menée, par la mort
gnement ; qui écrit devient étranger. En même temps que le travail de qu’elle lui a offerte, son œuvre fut complètement bouleversée. Le texte de
l’écriture creuse le mystère d’une altérité irréductible, l’intimité devient Laure qu’il a découvert juste après que le temps lui eut « coupé la tête »,
« extimité ». L’autobiographe l’est toujours par effraction. Plus il s’avance disait précisément ce qu’il commençait à sentir obscurément dans sa propre

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mise à nu érotique est égal à la mort, inaugurant un état de communication, et moins il se reconnaît comme sien. Se retournant sur soi, il s’offre en proie
de perte d’identité, de fusion. Du coup, la vulve n’est plus le simple véhicule à son ombre. À force de s’envisager, il se dévisage, se dédouble. L’écrit
de l’orgasme, elle est le signe de la divinité de la prostituée, et ce qui permet reprend la vie, la vie reprend l’écrit. Voilà pourquoi l’une des caractéris-
l’absorption infinie dans l’être. De même, écartant et froissant, avec les tiques majeures des œuvres de Bataille est la reprise, c’est-à-dire le
mains ivres, les pétales comme un satyre sevré d’amour écarte les jupons mouvement de retour qui transforme le thème en « motif » infini de la
d’une fille, l’ivresse de la profanation nous tient, on arrive, les tempes variation. Comme si la parole qui reprend et se reprend, en laissant la trace
battantes, la sueur au front au cœur de la rose, qui est une sorte de puits d’un mouvement infini, comme si ce mouvement ininterrompu pouvait
ténébreux donnant sur le sans-fond, un trou noir profond comme un œil. arrêter la marche immobile du sens unique, et laisser advenir le mouvement
Il est un miroir dans la fleur sur lequel la majorité des gens pourraient se qui excède dans l’écriture – ce qui déchaîne, par opposition à l’enchaî-
pencher sans se voir. Mais si on parvient à voir la déchirure béante de la nement idéologique. Il avance dans l’obscurité d’une parole qui affirme,
fleur – en fait, c’est nous qui sommes déchirés – c’est une ivresse qu’on revient sur ce qu’elle a dit, qui avance et se retourne encore, en quête de la
découvre, une jubilation de philosophe : le non-être n’existe pas. Alors le présence, en quête du retour à l’être dans sa plénitude originaire et
moindre détail de la vie quotidienne devient intéressant, jubilatoire. Si nous souveraine. Mouvement de don, de perte ; reprise qui est à chaque fois une
ne cherchons plus stupidement l’intelligible dans une direction où nous dépense en plus, elle participe du tracé circulaire et immémorial d’un instant
n’avons aucune chance de le trouver, le plaisir le plus déplacé, la douleur toujours de retour, d’une vision à la fois répétitive, imprévisible et qui ne
la plus terrible, la plus petite des fleurs, sont une porte ouverte sur le s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation. Il se produit en somme
sommet de l’être, sur la plénitude. L’être véritable est à chercher en deçà un non-savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un
de la séparation des êtres, au cœur de moi-même, là où « je » ne se reconnaît côté et de l’autre). À propos d’une fleur, deux langues se sont entrecroisées :

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plus comme sien. celle des arguments et de la dérision dans la critique bouffonne de
Documents et, de l’autre, celle des impressions et des épreuves de déchirure
Il ne reste plus qu’à déflorer dans le récit des expériences mystiques paradoxales des notes du Coupable.
Et c’est en cela que réside l’importance décisive de l’œuvre de Georges On ne pouvait pas ne pas voir, ni même séparer les deux versants de son
Bataille. Elle nous rappelle le caractère intolérable de la séparation, et nous expérience sans se condamner à une lecture partielle et infructueuse. Il
engage à une revendication perpétuelle et effective de la plénitude. D’où n’était pas non plus question d’expliquer l’un par l’autre. Il s’est donc agi
provient l’exclusion réciproque entre « moi » et la plénitude ? Quelles pour nous de rapprocher les deux versants de cette expérience en les tenant
opérations devons-nous accomplir pour libérer ces forces toujours pour deux versions – différentes et complémentaires –, d’une même
réprimées qui nous permettraient d’accéder à l’au-delà de l’être particulier ? recherche vivante, parce qu’elle concerne essentiellement sa vie, et de
Écrire chez Bataille est une recherche vivante, jamais finie. Car ses écrits comprendre en quel sens Bataille, qui s’est lui-même souvent désigné
sont le chant qui s’accomplit à partir d’un appel – l’appel de la présence – comme « Dianus », est un bouffon céleste, celui qui a deux visages, deux
de l’autre, de cet hétérogène qui ne s’épuise jamais dans l’unicité d’une visages qui s’efforceront toujours de rire l’un de l’autre pour ne jamais rester
manifestation, mais réclame un jeu de renvois et de différences, d’équiva- immobilisés dans une grimace qui serait mortuaire.
lences et de ruptures, d’une infinie variation du même où se noue la part C’est en rencontrant Laure que Bataille a permis que dangereusement
maudite de l’écriture. Mais l’écriture se trouve prise dans cet effet d’éloi- se conjoignent sa vie et son œuvre. Par la vie qu’ils ont menée, par la mort
gnement ; qui écrit devient étranger. En même temps que le travail de qu’elle lui a offerte, son œuvre fut complètement bouleversée. Le texte de
l’écriture creuse le mystère d’une altérité irréductible, l’intimité devient Laure qu’il a découvert juste après que le temps lui eut « coupé la tête »,
« extimité ». L’autobiographe l’est toujours par effraction. Plus il s’avance disait précisément ce qu’il commençait à sentir obscurément dans sa propre

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pratique d’écriture. « L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est la création
d’un événement topique, “communication” ressentie comme la nudité. Elle
est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est
raison de vivre, or cette raison de vivre se “déplace” » (cité par Bataille en FAUSTO DE PETRA
V, 507-508). Écriture, communication, nudité, immanence, viol. Écrire,
c’est se déshabiller, « penser comme une fille enlève sa robe » (V, 200), aller
voir ce qu’il se passe à l’intérieur de soi-même, au plus profond, là où le Georges Bataille et Jean-Luc Nancy
cœur manque, et avoir le courage de livrer cette intimité au monde Le « retracement » du politique. Communauté, communication, commun
extérieur, pour qu’il s’y reconnaisse. Du coup, moins que s’envisager,
écrire, c’est se dé-visager : se « décapiter », c’est-à-dire se libérer de tout
ce qui nous fait oublier notre être essentiel. Ce qui fait que l’œuvre de
Bataille est et sera toujours actuelle se trouve là, dans sa révolte contre Bataille-Nancy, Nancy-Bataille : encore un aller-retour, tracés de
l’habitude et la faiblesse du consentement à l’insubstancialité finie, pensées répandues par intervalles de temps mais intimement conformes
autrement dit l’acquiescement de l’être à toutes les identifications qui le à une exigence commune. Nancy « avec » Bataille et Bataille « dans »
constituent. Car ce ne sont que des beaux pétales, des vaines corolles qui Nancy, deux expériences très différentes mais d’une infinie proximité de
recouvrent notre être profond (identification à nos pensées, émotions et pensée. Comment parler de ce rapport sans rapport qui les expose, malgré
au corps grossier), ou des cuirasses illusoires (succession temporelle, tout, à la nécessité d’une question sans fond, toujours relancée, rejouée
restriction spatiale, principe de discrimination, etc.). L’écriture pour Bataille de façon différente et en vecteurs qui se croisent sans cesse, se touchent
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est par conséquent égale à l’effeuillage de la rose. Loin d’être un simple l’un l’autre, de l’un à l’autre. Comment essayer d’indiquer les lieux de la
« dévisager » (Lévinas), l’entreprise littéraire et philosophique de Bataille pensée qui se nouent dans la trame partagée, dans le dédale de formes
est un déflorer. Il ne s’agit pas pour lui de faire fleurir des roses dans le que prend leur écriture ? S’interroger sur ce rapport signifie poser la
désert, comme le fait toute bonne littérature, mais au contraire de pénétrer question d’un partage qui rapproche et distingue deux itinéraires de sens.
toujours plus profondément dans son aridité, et de donner à tous les Qu’est-ce qui se touche entre Bataille et Nancy ? Qu’est-ce qui les touche
moyens d’y entrer : « Ce à quoi j’ai aspiré et que j’ai trouvé est la possibilité sinon le « contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avec
de l’extase. J’appelle ce destin évident le DÉSERT, et je ne crains pas d’imposer l’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact » ? Deux 1

un mystère aussi aride. Or ce désert où j’ai accédé doit devenir accessible écritures, deux styles ne suffisent pas à décider ce qui arrive entre eux.
à chacun de ceux auxquels il manque » (V, 511). Écrire, c’est un moyen de Une limite « impartageable » les éloigne et les noue à travers l’exigence
révéler le lecteur à lui-même en ne parlant que de soi ; loin de construire de tracer et de re-tracer continuellement la « question sans réponse » du
son propre modèle de lecteur à travers un texte, il cherche le moyen de le sens, du politique, d’une existence toujours animée d’une urgence de
déconstruire. De l’obséder, de le violenter – le déflorer. Lorsqu’il nous fait partage, d’amitié offerte – en tant que communication – à l’« expérience
entrevoir au travers de ses textes la possible dissolution de toutes les du dehors », vouée à répondre à la question du commun. On pourrait se
structures qui nous font tels que nous sommes, Bataille ne nous effleure demander alors quelle est, aujourd’hui, la destination de sens d’un con-
pas, il nous déflore ; et nous violentant, il nous permet de renaître pour loquium, aussi possible qu’impossible, mais cependant pour nous
l’essentiel, enfin transparents à nous-mêmes, régénérés – vierges, enfin, nécessaire. Ou encore, quelle raison décide d’un retracement du
après la défloration.
1. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 133.

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