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Magali Tirel
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Floralies batailliennes
Début novembre 1938. Un amant offre une fleur à une femme. Il vient
de la cueillir dans le jardin devant la maison « au milieu des feuilles mortes
et des plantes flétries ». Elle, dans son lit, est perdue en elle-même. « Elle
est ravissante », lui dit-elle, sortant de son « étrange état » au moment où
elle la reçoit. L’instant d’après, elle porte la rose à ses lèvres et l’embrasse
« avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui
lui échappait », puis la rejette « de la même façon que les enfants rejettent
leurs jouets », et retourne « dans son délire indéfinissable », étrangère à
nouveau. La suite est sombre à raconter. Maints poèmes de Colette Peignot,
plus connue sous le nom de Laure, évoquent ou supposent la mort. Et voilà
qu’elle meurt, dans le lit de son amant Georges Bataille, à 35 ans, d’un mal
qui la ronge depuis longtemps . 1
1. Cette scène est relatée par Georges Bataille dans Le Coupable, un an après les
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Journée infiniment dramatique de la vie de Georges Bataille, d’autant nécessité subie en silence » (V, 512). Nécessité reprise par Laure au moment
plus terrible qu’elle était presque prévisible – l’amour chez lui ayant de mourir – auparavant déjà, pour désigner son agonie, elle usait des mots
toujours été sombre dans sa clairvoyance même. Il est de ceux qui pensent de « corrida fleurie » –, qui « éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre
(et vivent) que, chez les amants, « le besoin de se perdre dépasse en eux devant elle et cria d’une voix absente et déchirante : “la rose !” » (ibid.).
celui de se trouver », et que, dès lors, « il n’y a plus d’autre issue que les Quoi de plus grave, quoi de plus inquiétant que cette rose capable d’attirer
déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame, et s’il s’agit à elle tout ce qui est, devant laquelle meurt une femme et s’exalte toute la
d’un caractère entier, la mort ». (Conférence au Collège de sociologie, VII, douleur de l’amant ?
372.) Ce que l’on aime chez l’autre, c’est cet accès à l’au-delà de la particu-
larité qu’il nous permet dans l’étreinte. Dans le principe de tout amour se Mais revenons en arrière. 1929, l’aventure Documents commence.
trouve donc un désir d’excéder les limites qui m’isolent et me séparent de Première revue à laquelle participe Bataille, Documents fut, aux dires de
l’autre. Autrement dit, au fondement de l’amour il y a un désir d’anéan- Michel Leiris, « une réponse de la nuit humaine burlesque et affreuse, aux
tissement de soi, et une véritable condamnation à mort de l’autre. Cette platitudes et aux arrogances des idéalistes » (« À propos de G. Bataille »).
condamnation « procède d’attendus ouvertement hégéliens », selon Or, dès le troisième numéro, et afin de mettre à bas toute une tradition se
Clément Rosset, puisque « le creuset commun où se trouve renvoyée toute fondant sur la supériorité de l’Idée, notamment du Beau – puisqu’il est le
créature aimée, par une contestation de sa singularité, qui commence avec lieu supérieur où toutes les autres valeurs peuvent être vivantes – dont
la dénudation et se termine avec le démembrement et la mort, n’est autre artistes et poètes détiendraient la vérité et le monopole, Bataille choisit de
que la totalité du réel offerte au savoir absolu auquel atteint la parler de leur objet privilégié et favori, des fleurs. Dans « Le Langage des
Phénoménologie de l’esprit – à cette réserve près où gît l’ennui des fleurs », Bataille donne à entendre que la fleur a toujours été un objet
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Journée infiniment dramatique de la vie de Georges Bataille, d’autant nécessité subie en silence » (V, 512). Nécessité reprise par Laure au moment
plus terrible qu’elle était presque prévisible – l’amour chez lui ayant de mourir – auparavant déjà, pour désigner son agonie, elle usait des mots
toujours été sombre dans sa clairvoyance même. Il est de ceux qui pensent de « corrida fleurie » –, qui « éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre
(et vivent) que, chez les amants, « le besoin de se perdre dépasse en eux devant elle et cria d’une voix absente et déchirante : “la rose !” » (ibid.).
celui de se trouver », et que, dès lors, « il n’y a plus d’autre issue que les Quoi de plus grave, quoi de plus inquiétant que cette rose capable d’attirer
déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame, et s’il s’agit à elle tout ce qui est, devant laquelle meurt une femme et s’exalte toute la
d’un caractère entier, la mort ». (Conférence au Collège de sociologie, VII, douleur de l’amant ?
372.) Ce que l’on aime chez l’autre, c’est cet accès à l’au-delà de la particu-
larité qu’il nous permet dans l’étreinte. Dans le principe de tout amour se Mais revenons en arrière. 1929, l’aventure Documents commence.
trouve donc un désir d’excéder les limites qui m’isolent et me séparent de Première revue à laquelle participe Bataille, Documents fut, aux dires de
l’autre. Autrement dit, au fondement de l’amour il y a un désir d’anéan- Michel Leiris, « une réponse de la nuit humaine burlesque et affreuse, aux
tissement de soi, et une véritable condamnation à mort de l’autre. Cette platitudes et aux arrogances des idéalistes » (« À propos de G. Bataille »).
condamnation « procède d’attendus ouvertement hégéliens », selon Or, dès le troisième numéro, et afin de mettre à bas toute une tradition se
Clément Rosset, puisque « le creuset commun où se trouve renvoyée toute fondant sur la supériorité de l’Idée, notamment du Beau – puisqu’il est le
créature aimée, par une contestation de sa singularité, qui commence avec lieu supérieur où toutes les autres valeurs peuvent être vivantes – dont
la dénudation et se termine avec le démembrement et la mort, n’est autre artistes et poètes détiendraient la vérité et le monopole, Bataille choisit de
que la totalité du réel offerte au savoir absolu auquel atteint la parler de leur objet privilégié et favori, des fleurs. Dans « Le Langage des
Phénoménologie de l’esprit – à cette réserve près où gît l’ennui des fleurs », Bataille donne à entendre que la fleur a toujours été un objet
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belles filles, elles ne le sont plus jamais en soi, mais seulement parce qu’elles racines puisqu’elle surgit de la pure imagination de l’artiste qui s’est fait
paraissent « conformes à ce qui doit être », c’est-à-dire à « l’idéal humain » une règle des artifices picturaux. Il faut dire que, de par ses constitutions
(I, 48). Deux observations cliniques, photos à l’appui, sont alors avancées poétiques mêmes – la réalité poétique a pour ennemis mortels le
comme preuves par Bataille pour appuyer son raisonnement. D’une part, dépréciatif et le dépressif et ne peut s’accommoder des rapprochements
si l’on effeuille une rose jusqu’au dernier pétale de sa corolle, on ne ignobles –, le surréalisme répugne à tout ce qui peut faire appel au fumier
découvre rien de beau, mais au contraire la « tache velue de ses parties et à l’ordure. Mais en croyant faire l’économie du monde brut, il s’est
sexuées » : la beauté extérieure de la rose est trahie par leur aspect sordide condamné d’avance à se vider de sa substance, comme un sol saturé
et hideux. D’autre part, la fleur tire sa fragile beauté de la « puanteur du d’engrais finit par s’épuiser après avoir donné des fleurs dont la perfection
fumier » : entre le ciel, vers lequel elle ne fait que tendre désespérément, de la corolle n’a d’égale que l’absence de parfum. Le travail que s’assigne
et la terre, où elle plonge ses racines au plus près de la vermine, la fleur Bataille est par conséquent de permettre à l’ordure de proliférer, de
n’est promise qu’au flétrissement, « rapidement réduite à une loque de ressurgir. Ce qui compte, ce n’est pas la représentation ni l’idée, mais la
fumier aérien » (I, 49). Question de Bataille : peut-on décemment présentation de la réalité même des choses dans tous leurs aspects, même
continuer de penser que le fondement est dans l’ornement (la corolle), les plus bas, même les plus sordides. En allant plus loin et en tapant plus
plutôt que dans le néant (le fumier, l’ordure) ? fort, Bataille dénonce par conséquent la fausse licence que le surréalisme
Georges Bataille pris en flagrant délit de philosophade. Sa « méthode » accordait aux artistes. Surtout, il dévoile en quel sens le surréalisme ne sera
n’est pas très orthodoxe. De toute évidence plus intuitive que rationnel- qu’une aventure puritaine pour être resté fidèle à la constriction rationnelle
lement raisonnée, se fondant sur une expérience personnelle plus que sur et poétique, dans l’omission des abîmes.
une connaissance ferme de la tradition philosophique, et surtout remplie Mais le problème, au-delà du surréalisme, est bien celui de la
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belles filles, elles ne le sont plus jamais en soi, mais seulement parce qu’elles racines puisqu’elle surgit de la pure imagination de l’artiste qui s’est fait
paraissent « conformes à ce qui doit être », c’est-à-dire à « l’idéal humain » une règle des artifices picturaux. Il faut dire que, de par ses constitutions
(I, 48). Deux observations cliniques, photos à l’appui, sont alors avancées poétiques mêmes – la réalité poétique a pour ennemis mortels le
comme preuves par Bataille pour appuyer son raisonnement. D’une part, dépréciatif et le dépressif et ne peut s’accommoder des rapprochements
si l’on effeuille une rose jusqu’au dernier pétale de sa corolle, on ne ignobles –, le surréalisme répugne à tout ce qui peut faire appel au fumier
découvre rien de beau, mais au contraire la « tache velue de ses parties et à l’ordure. Mais en croyant faire l’économie du monde brut, il s’est
sexuées » : la beauté extérieure de la rose est trahie par leur aspect sordide condamné d’avance à se vider de sa substance, comme un sol saturé
et hideux. D’autre part, la fleur tire sa fragile beauté de la « puanteur du d’engrais finit par s’épuiser après avoir donné des fleurs dont la perfection
fumier » : entre le ciel, vers lequel elle ne fait que tendre désespérément, de la corolle n’a d’égale que l’absence de parfum. Le travail que s’assigne
et la terre, où elle plonge ses racines au plus près de la vermine, la fleur Bataille est par conséquent de permettre à l’ordure de proliférer, de
n’est promise qu’au flétrissement, « rapidement réduite à une loque de ressurgir. Ce qui compte, ce n’est pas la représentation ni l’idée, mais la
fumier aérien » (I, 49). Question de Bataille : peut-on décemment présentation de la réalité même des choses dans tous leurs aspects, même
continuer de penser que le fondement est dans l’ornement (la corolle), les plus bas, même les plus sordides. En allant plus loin et en tapant plus
plutôt que dans le néant (le fumier, l’ordure) ? fort, Bataille dénonce par conséquent la fausse licence que le surréalisme
Georges Bataille pris en flagrant délit de philosophade. Sa « méthode » accordait aux artistes. Surtout, il dévoile en quel sens le surréalisme ne sera
n’est pas très orthodoxe. De toute évidence plus intuitive que rationnel- qu’une aventure puritaine pour être resté fidèle à la constriction rationnelle
lement raisonnée, se fondant sur une expérience personnelle plus que sur et poétique, dans l’omission des abîmes.
une connaissance ferme de la tradition philosophique, et surtout remplie Mais le problème, au-delà du surréalisme, est bien celui de la
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légiférante d’un invisible. Ces deux attitudes face à la fleur traduisent que faire ressortir comment deux expériences différentes s’articulent à deux
le ressort de l’activité et de l’interprétation humaines est généralement versants de l’œuvre de Bataille (ou inversement). D’une part, ces textes de
d’atteindre au point le plus éloigné du domaine funèbre. Nous effaçons Documents, qu’on pourrait qualifier de critiques, voire de parodiques, où
partout les traces, les signes, les stigmates de la mort. Ces deux attitudes l’auteur entre en lutte avec le monde qui l’entoure, analyse, et même comme
ne font naître que des représentations glorieuses qui font s’évader les traits le dit Breton « raisonne » un certain nombre de faits de la vie, de
de la fleur vers un ailleurs de beauté pure, végétale et céleste, poétique et propositions, de concepts, et où il met en œuvre ce qu’il nomme lui-même
amoureuse…, alors que son aspect réel, lui, ne cesse de s’évider une « méthode » qui ne vise pas à décrire, encore moins à épuiser la richesse
physiquement. L’homme de l’idéalisme voit toujours autre chose que ce du réel, mais à critiquer les appréciations portées sur lui, appréciations en
qu’il voit, il amortit la brutalité du réel, troublant son évidence. Pourtant, termes de sens ou de valeur, qui seraient autant d’ombres portées à sa
l’évidence de la fleur n’est jamais affirmée que dans l’imminence de sa véritable nature. D’autre part, un journal intime, récit de vie, récit de crise,
disparition. Une fleur est toujours une beauté sur le déclin. Elle ne cesse où l’auteur parle en son nom propre et où son texte s’articule presque
de se faner et de nous échapper. Or ce serait précisément à l’instant où la continûment à sa vie, non pour détruire les institutions, mais pour que
fleur se fane qu’on s’aperçoit que c’est vraiment une fleur. Cette familiarité l’esprit en soit renouvelé par la description qu’il fait de lui-même pour lui-
de la fleur et de la mort fait de nous des êtres mortels. De la même façon même, et qui peut, par le biais d’une certaine complicité, amener son lecteur
que fleurir, c’est n’en pas finir de faner, vivre c’est n’en pas finir de mourir. à voir ce qui est en lui. Là où le Bataille-Jarry de Documents pourfendait,
La fleur « symbole de l’amour » a en définitive « l’odeur de la mort » (I, avec le lexique d’Ubu, le lien secret révolution-religiosité, le Georges
49). Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser de cette « banalité Bataille du Coupable fait naître une révolte qui déborde constamment les
écœurante » en l’identifiant comme ils l’ont tous fait (poètes, philosophes, effets de style pour irradier la vie et non pour agresser le lecteur : il secoue
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légiférante d’un invisible. Ces deux attitudes face à la fleur traduisent que faire ressortir comment deux expériences différentes s’articulent à deux
le ressort de l’activité et de l’interprétation humaines est généralement versants de l’œuvre de Bataille (ou inversement). D’une part, ces textes de
d’atteindre au point le plus éloigné du domaine funèbre. Nous effaçons Documents, qu’on pourrait qualifier de critiques, voire de parodiques, où
partout les traces, les signes, les stigmates de la mort. Ces deux attitudes l’auteur entre en lutte avec le monde qui l’entoure, analyse, et même comme
ne font naître que des représentations glorieuses qui font s’évader les traits le dit Breton « raisonne » un certain nombre de faits de la vie, de
de la fleur vers un ailleurs de beauté pure, végétale et céleste, poétique et propositions, de concepts, et où il met en œuvre ce qu’il nomme lui-même
amoureuse…, alors que son aspect réel, lui, ne cesse de s’évider une « méthode » qui ne vise pas à décrire, encore moins à épuiser la richesse
physiquement. L’homme de l’idéalisme voit toujours autre chose que ce du réel, mais à critiquer les appréciations portées sur lui, appréciations en
qu’il voit, il amortit la brutalité du réel, troublant son évidence. Pourtant, termes de sens ou de valeur, qui seraient autant d’ombres portées à sa
l’évidence de la fleur n’est jamais affirmée que dans l’imminence de sa véritable nature. D’autre part, un journal intime, récit de vie, récit de crise,
disparition. Une fleur est toujours une beauté sur le déclin. Elle ne cesse où l’auteur parle en son nom propre et où son texte s’articule presque
de se faner et de nous échapper. Or ce serait précisément à l’instant où la continûment à sa vie, non pour détruire les institutions, mais pour que
fleur se fane qu’on s’aperçoit que c’est vraiment une fleur. Cette familiarité l’esprit en soit renouvelé par la description qu’il fait de lui-même pour lui-
de la fleur et de la mort fait de nous des êtres mortels. De la même façon même, et qui peut, par le biais d’une certaine complicité, amener son lecteur
que fleurir, c’est n’en pas finir de faner, vivre c’est n’en pas finir de mourir. à voir ce qui est en lui. Là où le Bataille-Jarry de Documents pourfendait,
La fleur « symbole de l’amour » a en définitive « l’odeur de la mort » (I, avec le lexique d’Ubu, le lien secret révolution-religiosité, le Georges
49). Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser de cette « banalité Bataille du Coupable fait naître une révolte qui déborde constamment les
écœurante » en l’identifiant comme ils l’ont tous fait (poètes, philosophes, effets de style pour irradier la vie et non pour agresser le lecteur : il secoue
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« négativité sans emploi » ? Il y a, c’est certain, un abîme entre les sentiments d’amour alors que tout autour son regard ne perçoit dans l’égarement de
intellectuels et les sentiments réels, et Georges Bataille insiste bien dans Le la douleur que des créatures et des objets qui semblent être irréels, et
Coupable sur le fait que son expérience avec la rose de Laure était une comme pour lui donner tort tout en lui donnant raison dans un moment
« vision intérieure » et non pas une « réflexion libre » (comme elle a pu où il est loin de vouloir justifier quoique ce soit, c’est une rose. C’est une
l’être dans « Le Langage des fleurs »). Si la vision de la rose était d’abord rose qui se répand, c’est dans une rose qu’il se répand.
un prétexte pour défaire le discours institué, elle devient un élément de perte Le matin de la mort de Laure, en dehors de toute pensée finie comme
dans l’exercice du regard, et l’écriture qui en découle, un signe de deuil, un de tout sentiment particulier, en état d’égarement total, c’est parce qu’il
deuil fait signe. Si ce qui fut mis en valeur dans la première rose était ses est ivre de douleur qu’il n’a plus du chagrin que la corolle. Sous la canicule
racines et la salissure de ses parties sexuées en tant qu’elles seraient les traces de l’horreur, c’est l’extase qui vient à lui. L’extase n’étant autre chose qu’une
tenaces d’une vision authentique (entière) que les oripeaux d’un lyrisme effusion d’extrême amour. Se penchant sur l’orifice floral, c’est en lui-même
surchargé et plein d’artifices n’ont jamais réussi à recouvrir entièrement, qu’il est amené à regarder. Il voit le fond. Malgré sa fragilité, la fleur est
la deuxième rose a la transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge autoritaire, elle gouverne. Elle devient un élément de perte dans l’exercice
d’avoir un sens. Après le démantèlement de, l’engloutissement de l’extase de son regard, qui l’ouvre sur une vision, « une vision intérieure maintenue
(« Voici que je suis moi-même la rose »). De la prosodie horizontale à la par une nécessité subie en silence » (V, 512). Dans une telle situation, la rose
verticalité de l’instant, de la dérision écrite à l’expérience supprimée de la n’a plus rien d’évident, puisqu’il s’agit au contraire d’une sorte d’évidement
première édition du Coupable mais qui en est le cœur extatique, Bataille – un évidement qui touche là, devant lui, l’inévitable par excellence : à
semble avoir deux visages. La question est alors de savoir lequel se rit de savoir le destin du corps semblable au sien, mais surtout aimé par le sien,
l’autre, ou s’il y en a vraiment un qui se rit de l’autre. voué à l’agonie et à la mort. La fleur le regarde et, dans la violence de son
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« négativité sans emploi » ? Il y a, c’est certain, un abîme entre les sentiments d’amour alors que tout autour son regard ne perçoit dans l’égarement de
intellectuels et les sentiments réels, et Georges Bataille insiste bien dans Le la douleur que des créatures et des objets qui semblent être irréels, et
Coupable sur le fait que son expérience avec la rose de Laure était une comme pour lui donner tort tout en lui donnant raison dans un moment
« vision intérieure » et non pas une « réflexion libre » (comme elle a pu où il est loin de vouloir justifier quoique ce soit, c’est une rose. C’est une
l’être dans « Le Langage des fleurs »). Si la vision de la rose était d’abord rose qui se répand, c’est dans une rose qu’il se répand.
un prétexte pour défaire le discours institué, elle devient un élément de perte Le matin de la mort de Laure, en dehors de toute pensée finie comme
dans l’exercice du regard, et l’écriture qui en découle, un signe de deuil, un de tout sentiment particulier, en état d’égarement total, c’est parce qu’il
deuil fait signe. Si ce qui fut mis en valeur dans la première rose était ses est ivre de douleur qu’il n’a plus du chagrin que la corolle. Sous la canicule
racines et la salissure de ses parties sexuées en tant qu’elles seraient les traces de l’horreur, c’est l’extase qui vient à lui. L’extase n’étant autre chose qu’une
tenaces d’une vision authentique (entière) que les oripeaux d’un lyrisme effusion d’extrême amour. Se penchant sur l’orifice floral, c’est en lui-même
surchargé et plein d’artifices n’ont jamais réussi à recouvrir entièrement, qu’il est amené à regarder. Il voit le fond. Malgré sa fragilité, la fleur est
la deuxième rose a la transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge autoritaire, elle gouverne. Elle devient un élément de perte dans l’exercice
d’avoir un sens. Après le démantèlement de, l’engloutissement de l’extase de son regard, qui l’ouvre sur une vision, « une vision intérieure maintenue
(« Voici que je suis moi-même la rose »). De la prosodie horizontale à la par une nécessité subie en silence » (V, 512). Dans une telle situation, la rose
verticalité de l’instant, de la dérision écrite à l’expérience supprimée de la n’a plus rien d’évident, puisqu’il s’agit au contraire d’une sorte d’évidement
première édition du Coupable mais qui en est le cœur extatique, Bataille – un évidement qui touche là, devant lui, l’inévitable par excellence : à
semble avoir deux visages. La question est alors de savoir lequel se rit de savoir le destin du corps semblable au sien, mais surtout aimé par le sien,
l’autre, ou s’il y en a vraiment un qui se rit de l’autre. voué à l’agonie et à la mort. La fleur le regarde et, dans la violence de son
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l’oubli radical de soi, c’est devenir autre, c’est devenir rose, devenir absence l’envoyant vers une éternité inaccessible pour elle, elle la met hors d’atteinte
de rose dans une attirance irrésistible vers le sans-fond. L’extase est sans de la mort – le sacré étant une impasse que la mort ne peut envahir, car
objet comme la rose est sans pourquoi, l’instant est autosuffisant. Moment qui s’y trouve aime la mort. Laure et Bataille partageaient, sans avoir besoin
de conjonction, de contact absolu dans une immanence totale, la continuité d’en parler, les mêmes conceptions du sacré. Pendant les derniers jours de
est atteinte dans le dépassement des limites. Apparaît la structure neutre la maladie de Laure, Bataille raconte qu’il écrivait un article pour les
ni « je » ni « la fleur », qui ouvre à une vision du réel à l’état originaire. Cahiers de l’Art, où il tentait d’exprimer l’idée que le sacré est « peut-être
Revenant à lui, c’est ce « rien » qui s’offre et se retire selon le caprice de ce qui se produit de plus insaisissable entre les hommes, n’étant qu’un
l’extase, qui sort de soi pour donner lieu à autre que soi sous l’espèce d’une moment privilégié d’unité communielle, moment de communication
absence de fleur, que Georges Bataille va donner à Laure. convulsive de ce qui ordinairement est étouffé » (cité en V, 507), identique
Le don de la rose à la femme aimée mourante est une communication en cela à l’amour. Or juste avant que le temps ne lui « coupe la tête », Laure
réduite à la pureté vaine de l’offrande affective qui, jusqu’au cœur du drame invita Bataille à trouver dans son sac un manuscrit griffonné, dont la
de la mort, se signale à la fois comme un projet encore ardent et comme lecture, après qu’elle fut décédée, lui provoqua « l’une des plus violentes
une espérance depuis toujours déçue. Puissance fantastique dans la mesure émotions » de sa vie, dans la mesure où elle y exprime cette idée paradoxale :
où elle ne peut s’éprouver que comme une tension vers un irréalisable, « que le sacré est communication » (V, 508), idée à laquelle il n’était lui-
aucun commentaire ne pouvait l’accompagner. Donner la fleur est un acte, même arrivé que quelques minutes avant que Laure n’entre en agonie, et
un acte sexuel symbolique qui expulse la pensée au-dehors. En ce sens, la dont il n’a pas eu l’occasion de lui parler.
rose est l’entremetteuse, la tercerona, celle qui « tierce », celle qui transmet, Or voilà qu’à l’instant de mourir Laure lève une rose qu’on vient de
celle qui transfère, celle qui infecte. Par l’intermédiaire de la rose, il se coucher à ses côtés, et crie : « la Rose ! » dans un dernier souffle. En
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l’oubli radical de soi, c’est devenir autre, c’est devenir rose, devenir absence l’envoyant vers une éternité inaccessible pour elle, elle la met hors d’atteinte
de rose dans une attirance irrésistible vers le sans-fond. L’extase est sans de la mort – le sacré étant une impasse que la mort ne peut envahir, car
objet comme la rose est sans pourquoi, l’instant est autosuffisant. Moment qui s’y trouve aime la mort. Laure et Bataille partageaient, sans avoir besoin
de conjonction, de contact absolu dans une immanence totale, la continuité d’en parler, les mêmes conceptions du sacré. Pendant les derniers jours de
est atteinte dans le dépassement des limites. Apparaît la structure neutre la maladie de Laure, Bataille raconte qu’il écrivait un article pour les
ni « je » ni « la fleur », qui ouvre à une vision du réel à l’état originaire. Cahiers de l’Art, où il tentait d’exprimer l’idée que le sacré est « peut-être
Revenant à lui, c’est ce « rien » qui s’offre et se retire selon le caprice de ce qui se produit de plus insaisissable entre les hommes, n’étant qu’un
l’extase, qui sort de soi pour donner lieu à autre que soi sous l’espèce d’une moment privilégié d’unité communielle, moment de communication
absence de fleur, que Georges Bataille va donner à Laure. convulsive de ce qui ordinairement est étouffé » (cité en V, 507), identique
Le don de la rose à la femme aimée mourante est une communication en cela à l’amour. Or juste avant que le temps ne lui « coupe la tête », Laure
réduite à la pureté vaine de l’offrande affective qui, jusqu’au cœur du drame invita Bataille à trouver dans son sac un manuscrit griffonné, dont la
de la mort, se signale à la fois comme un projet encore ardent et comme lecture, après qu’elle fut décédée, lui provoqua « l’une des plus violentes
une espérance depuis toujours déçue. Puissance fantastique dans la mesure émotions » de sa vie, dans la mesure où elle y exprime cette idée paradoxale :
où elle ne peut s’éprouver que comme une tension vers un irréalisable, « que le sacré est communication » (V, 508), idée à laquelle il n’était lui-
aucun commentaire ne pouvait l’accompagner. Donner la fleur est un acte, même arrivé que quelques minutes avant que Laure n’entre en agonie, et
un acte sexuel symbolique qui expulse la pensée au-dehors. En ce sens, la dont il n’a pas eu l’occasion de lui parler.
rose est l’entremetteuse, la tercerona, celle qui « tierce », celle qui transmet, Or voilà qu’à l’instant de mourir Laure lève une rose qu’on vient de
celle qui transfère, celle qui infecte. Par l’intermédiaire de la rose, il se coucher à ses côtés, et crie : « la Rose ! » dans un dernier souffle. En
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déchirant est la déchirure par laquelle elle annonce la mort qui constitue issue. Il ne s’agit en aucune manière de récupérer l’objet absent ou la mort
son seul destin – une mort qu’elle a toute sa vie essayé d’aimer pour ne dans le savoir comme a pu le faire Hegel, il s’agit au contraire de le perdre
plus être terrifiée, et pouvoir se sentir « redevenir noble » (« Le sacré », in dans le non-savoir. Contre tout mouvement d’appropriation par le savoir,
Écrits de Laure). La Rose ! Ce mot déraciné devenu étrange n’a rien d’autre la pratique de Bataille a toujours été de soustraire : « ne plus vouloir être
à dire, aucun sens à avouer, et une fois prononcé dans un cri mourant, tout tout », mais au contraire apprendre à lâcher la chose, se perdre sans réserve.
semble dit, sans qu’on sache ce qu’il y avait à dire, le savoir n’étant pas à Communion = consumation = rien. Il y a dans les mouvements éperdus
sa mesure. Dans sa sobriété se cache une outrance – l’outrance du mal, de l’être qui cherche à contester les limites de sa particularité, à sortir de
l’insupportable qui ne se laisse pas interroger et qui concerne d’abord son isolement, un indice de fracassement – ce qui menace de fracassement
l’autre qui assiste impuissant à la scène, abîmé dans le sommet de la étant aussi ce qui ouvre les portes d’une conscience éblouie, enivrante,
communication. Ni le baiser ni le cri ne sont la parole : la communication exaltée. L’expérience de la destruction des limites est un voyage au bout
y est vécue et réalisée sur fond d’immanence. Leur vérité traversée par le des possibles de l’homme, elle est vécue comme non-savoir, dans une
sacré signifie que l’immanence (plus de parole, plus de regard) est la limite. immanence absolue. En ce sens, c’est le réel qui est le surnaturel, ou plutôt
Touchant la limite, les amants vivent le naufrage de la mort comme leur l’insubstanciel, et c’est cette conviction relative à l’essence de la réalité qui
partage – la communion communicante étant leur ultime souveraineté, qui est difficile à comprendre chez Bataille. Ce qu’on désigne comme le « réel »,
n’est rien d’autre que le rien où l’amour ne souffre plus la limite de la réalité. c’est selon lui, « le monde lourd des choses stables et fermées sur elles-
Dans cet instant où la conscience de l’imminence mortelle les entraîne mêmes ». Or dans ce monde de la séparation, les êtres sont maintenus dans
vers l’extrême du possible, la rose aura surgi du rien comme ce qui pratique leur individualité incommunicable (VII, 327), donc séparés du tout –
la déchirure du néant qui fait accéder à l’au-delà de l’être particulier – où discontinus. Le monde n’est que l’absence de la réalité effective, l’oubli de
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déchirant est la déchirure par laquelle elle annonce la mort qui constitue issue. Il ne s’agit en aucune manière de récupérer l’objet absent ou la mort
son seul destin – une mort qu’elle a toute sa vie essayé d’aimer pour ne dans le savoir comme a pu le faire Hegel, il s’agit au contraire de le perdre
plus être terrifiée, et pouvoir se sentir « redevenir noble » (« Le sacré », in dans le non-savoir. Contre tout mouvement d’appropriation par le savoir,
Écrits de Laure). La Rose ! Ce mot déraciné devenu étrange n’a rien d’autre la pratique de Bataille a toujours été de soustraire : « ne plus vouloir être
à dire, aucun sens à avouer, et une fois prononcé dans un cri mourant, tout tout », mais au contraire apprendre à lâcher la chose, se perdre sans réserve.
semble dit, sans qu’on sache ce qu’il y avait à dire, le savoir n’étant pas à Communion = consumation = rien. Il y a dans les mouvements éperdus
sa mesure. Dans sa sobriété se cache une outrance – l’outrance du mal, de l’être qui cherche à contester les limites de sa particularité, à sortir de
l’insupportable qui ne se laisse pas interroger et qui concerne d’abord son isolement, un indice de fracassement – ce qui menace de fracassement
l’autre qui assiste impuissant à la scène, abîmé dans le sommet de la étant aussi ce qui ouvre les portes d’une conscience éblouie, enivrante,
communication. Ni le baiser ni le cri ne sont la parole : la communication exaltée. L’expérience de la destruction des limites est un voyage au bout
y est vécue et réalisée sur fond d’immanence. Leur vérité traversée par le des possibles de l’homme, elle est vécue comme non-savoir, dans une
sacré signifie que l’immanence (plus de parole, plus de regard) est la limite. immanence absolue. En ce sens, c’est le réel qui est le surnaturel, ou plutôt
Touchant la limite, les amants vivent le naufrage de la mort comme leur l’insubstanciel, et c’est cette conviction relative à l’essence de la réalité qui
partage – la communion communicante étant leur ultime souveraineté, qui est difficile à comprendre chez Bataille. Ce qu’on désigne comme le « réel »,
n’est rien d’autre que le rien où l’amour ne souffre plus la limite de la réalité. c’est selon lui, « le monde lourd des choses stables et fermées sur elles-
Dans cet instant où la conscience de l’imminence mortelle les entraîne mêmes ». Or dans ce monde de la séparation, les êtres sont maintenus dans
vers l’extrême du possible, la rose aura surgi du rien comme ce qui pratique leur individualité incommunicable (VII, 327), donc séparés du tout –
la déchirure du néant qui fait accéder à l’au-delà de l’être particulier – où discontinus. Le monde n’est que l’absence de la réalité effective, l’oubli de
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rumeur parmi les mots n’est pas une vaine fleur sur une tombe. Écrire devenir de l’homme, rendant impossible sa souveraineté absolue.
devient l’opération même d’un désir, c’est-à-dire une remise en jeu Inintelligible, injustifiable, imperméable à toute espèce de signification, elle
perpétuelle, « vivante », inquiète et hallucinée, de la perte. Un jeu avec la se contente d’être là, fleurit parce qu’elle fleurit, fane parce qu’elle fane,
perte qui fixe en quelque sorte l’infixable, c’est-à-dire un lien d’abandon privée de toute essence, mais rongeant la joie de l’intérieur, comme la
devenant rire, devenant œuvre. Le deuil est le travail psychologique de celui disparition toujours déjà prévisible de l’être aimé. Si un visage, une fleur,
qui s’affronte à la mort, et soutient le regard dans cet affrontement. « Sans me bouleversent, ils ont part alors aux profondeurs où je situe ma
une austérité animale, rien de moi ne pourrait passer au travers de ce conte connaissance de moi-même. Le pathétique de ces beautés, à l’endroit où
de fée… » (Ibid.) Sans mourir, mais en étant porté à « hauteur de mort », il me touche, en même temps qu’il suscite mes discours sur la perfection,
Bataille a découvert l’imposture de la mort : « La représentation que j’en complique mon labyrinthe tout en l’éclairant de lumières qui me font
ai d’un cristal qui se brise délivre en moi cet amour intérieurement criant oublier l’obscurité de la nuit. Mais lorsque je suis amené à traverser les
qui donne envie de mourir. » (V, 508) ; le moi n’est qu’une cristallisation pires misères ou les plus terribles souffrances, il m’oblige à motiver mon
précaire des forces impersonnelles, la seule réponse à cette catastrophe in- attitude, à me demander pourquoi il est impossible qu’il en soit autrement.
sensée ne peut être alors qu’un rire d’amertume (qu’indique très certai- « Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout
nement le choix de porter une cravate rose le jour des funérailles). Quand ce qui est vivant […] je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles
la limite de la mort est supprimée, il ne reste que l’immanence, une réalité dont le mouvement exige que je meure ; cette mort n’est que consumation
dans laquelle je ne suis pas séparé. Dans l’amour, le moi et l’objet aimé éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde. »
s’étaient reconnus dans une vie partagée, Laure et Georges Bataille étaient (I, 365) La vie humaine est un grand coït, et la mort est l’orgasme qui rend
des « amants sacrés ». « La cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes le corps à la terre où il se décompose pour renaître dans un autre « être ».
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rumeur parmi les mots n’est pas une vaine fleur sur une tombe. Écrire devenir de l’homme, rendant impossible sa souveraineté absolue.
devient l’opération même d’un désir, c’est-à-dire une remise en jeu Inintelligible, injustifiable, imperméable à toute espèce de signification, elle
perpétuelle, « vivante », inquiète et hallucinée, de la perte. Un jeu avec la se contente d’être là, fleurit parce qu’elle fleurit, fane parce qu’elle fane,
perte qui fixe en quelque sorte l’infixable, c’est-à-dire un lien d’abandon privée de toute essence, mais rongeant la joie de l’intérieur, comme la
devenant rire, devenant œuvre. Le deuil est le travail psychologique de celui disparition toujours déjà prévisible de l’être aimé. Si un visage, une fleur,
qui s’affronte à la mort, et soutient le regard dans cet affrontement. « Sans me bouleversent, ils ont part alors aux profondeurs où je situe ma
une austérité animale, rien de moi ne pourrait passer au travers de ce conte connaissance de moi-même. Le pathétique de ces beautés, à l’endroit où
de fée… » (Ibid.) Sans mourir, mais en étant porté à « hauteur de mort », il me touche, en même temps qu’il suscite mes discours sur la perfection,
Bataille a découvert l’imposture de la mort : « La représentation que j’en complique mon labyrinthe tout en l’éclairant de lumières qui me font
ai d’un cristal qui se brise délivre en moi cet amour intérieurement criant oublier l’obscurité de la nuit. Mais lorsque je suis amené à traverser les
qui donne envie de mourir. » (V, 508) ; le moi n’est qu’une cristallisation pires misères ou les plus terribles souffrances, il m’oblige à motiver mon
précaire des forces impersonnelles, la seule réponse à cette catastrophe in- attitude, à me demander pourquoi il est impossible qu’il en soit autrement.
sensée ne peut être alors qu’un rire d’amertume (qu’indique très certai- « Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout
nement le choix de porter une cravate rose le jour des funérailles). Quand ce qui est vivant […] je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles
la limite de la mort est supprimée, il ne reste que l’immanence, une réalité dont le mouvement exige que je meure ; cette mort n’est que consumation
dans laquelle je ne suis pas séparé. Dans l’amour, le moi et l’objet aimé éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde. »
s’étaient reconnus dans une vie partagée, Laure et Georges Bataille étaient (I, 365) La vie humaine est un grand coït, et la mort est l’orgasme qui rend
des « amants sacrés ». « La cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes le corps à la terre où il se décompose pour renaître dans un autre « être ».
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mise à nu érotique est égal à la mort, inaugurant un état de communication, et moins il se reconnaît comme sien. Se retournant sur soi, il s’offre en proie
de perte d’identité, de fusion. Du coup, la vulve n’est plus le simple véhicule à son ombre. À force de s’envisager, il se dévisage, se dédouble. L’écrit
de l’orgasme, elle est le signe de la divinité de la prostituée, et ce qui permet reprend la vie, la vie reprend l’écrit. Voilà pourquoi l’une des caractéris-
l’absorption infinie dans l’être. De même, écartant et froissant, avec les tiques majeures des œuvres de Bataille est la reprise, c’est-à-dire le
mains ivres, les pétales comme un satyre sevré d’amour écarte les jupons mouvement de retour qui transforme le thème en « motif » infini de la
d’une fille, l’ivresse de la profanation nous tient, on arrive, les tempes variation. Comme si la parole qui reprend et se reprend, en laissant la trace
battantes, la sueur au front au cœur de la rose, qui est une sorte de puits d’un mouvement infini, comme si ce mouvement ininterrompu pouvait
ténébreux donnant sur le sans-fond, un trou noir profond comme un œil. arrêter la marche immobile du sens unique, et laisser advenir le mouvement
Il est un miroir dans la fleur sur lequel la majorité des gens pourraient se qui excède dans l’écriture – ce qui déchaîne, par opposition à l’enchaî-
pencher sans se voir. Mais si on parvient à voir la déchirure béante de la nement idéologique. Il avance dans l’obscurité d’une parole qui affirme,
fleur – en fait, c’est nous qui sommes déchirés – c’est une ivresse qu’on revient sur ce qu’elle a dit, qui avance et se retourne encore, en quête de la
découvre, une jubilation de philosophe : le non-être n’existe pas. Alors le présence, en quête du retour à l’être dans sa plénitude originaire et
moindre détail de la vie quotidienne devient intéressant, jubilatoire. Si nous souveraine. Mouvement de don, de perte ; reprise qui est à chaque fois une
ne cherchons plus stupidement l’intelligible dans une direction où nous dépense en plus, elle participe du tracé circulaire et immémorial d’un instant
n’avons aucune chance de le trouver, le plaisir le plus déplacé, la douleur toujours de retour, d’une vision à la fois répétitive, imprévisible et qui ne
la plus terrible, la plus petite des fleurs, sont une porte ouverte sur le s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation. Il se produit en somme
sommet de l’être, sur la plénitude. L’être véritable est à chercher en deçà un non-savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un
de la séparation des êtres, au cœur de moi-même, là où « je » ne se reconnaît côté et de l’autre). À propos d’une fleur, deux langues se sont entrecroisées :
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mise à nu érotique est égal à la mort, inaugurant un état de communication, et moins il se reconnaît comme sien. Se retournant sur soi, il s’offre en proie
de perte d’identité, de fusion. Du coup, la vulve n’est plus le simple véhicule à son ombre. À force de s’envisager, il se dévisage, se dédouble. L’écrit
de l’orgasme, elle est le signe de la divinité de la prostituée, et ce qui permet reprend la vie, la vie reprend l’écrit. Voilà pourquoi l’une des caractéris-
l’absorption infinie dans l’être. De même, écartant et froissant, avec les tiques majeures des œuvres de Bataille est la reprise, c’est-à-dire le
mains ivres, les pétales comme un satyre sevré d’amour écarte les jupons mouvement de retour qui transforme le thème en « motif » infini de la
d’une fille, l’ivresse de la profanation nous tient, on arrive, les tempes variation. Comme si la parole qui reprend et se reprend, en laissant la trace
battantes, la sueur au front au cœur de la rose, qui est une sorte de puits d’un mouvement infini, comme si ce mouvement ininterrompu pouvait
ténébreux donnant sur le sans-fond, un trou noir profond comme un œil. arrêter la marche immobile du sens unique, et laisser advenir le mouvement
Il est un miroir dans la fleur sur lequel la majorité des gens pourraient se qui excède dans l’écriture – ce qui déchaîne, par opposition à l’enchaî-
pencher sans se voir. Mais si on parvient à voir la déchirure béante de la nement idéologique. Il avance dans l’obscurité d’une parole qui affirme,
fleur – en fait, c’est nous qui sommes déchirés – c’est une ivresse qu’on revient sur ce qu’elle a dit, qui avance et se retourne encore, en quête de la
découvre, une jubilation de philosophe : le non-être n’existe pas. Alors le présence, en quête du retour à l’être dans sa plénitude originaire et
moindre détail de la vie quotidienne devient intéressant, jubilatoire. Si nous souveraine. Mouvement de don, de perte ; reprise qui est à chaque fois une
ne cherchons plus stupidement l’intelligible dans une direction où nous dépense en plus, elle participe du tracé circulaire et immémorial d’un instant
n’avons aucune chance de le trouver, le plaisir le plus déplacé, la douleur toujours de retour, d’une vision à la fois répétitive, imprévisible et qui ne
la plus terrible, la plus petite des fleurs, sont une porte ouverte sur le s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation. Il se produit en somme
sommet de l’être, sur la plénitude. L’être véritable est à chercher en deçà un non-savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un
de la séparation des êtres, au cœur de moi-même, là où « je » ne se reconnaît côté et de l’autre). À propos d’une fleur, deux langues se sont entrecroisées :
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pratique d’écriture. « L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est la création
d’un événement topique, “communication” ressentie comme la nudité. Elle
est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est
raison de vivre, or cette raison de vivre se “déplace” » (cité par Bataille en FAUSTO DE PETRA
V, 507-508). Écriture, communication, nudité, immanence, viol. Écrire,
c’est se déshabiller, « penser comme une fille enlève sa robe » (V, 200), aller
voir ce qu’il se passe à l’intérieur de soi-même, au plus profond, là où le Georges Bataille et Jean-Luc Nancy
cœur manque, et avoir le courage de livrer cette intimité au monde Le « retracement » du politique. Communauté, communication, commun
extérieur, pour qu’il s’y reconnaisse. Du coup, moins que s’envisager,
écrire, c’est se dé-visager : se « décapiter », c’est-à-dire se libérer de tout
ce qui nous fait oublier notre être essentiel. Ce qui fait que l’œuvre de
Bataille est et sera toujours actuelle se trouve là, dans sa révolte contre Bataille-Nancy, Nancy-Bataille : encore un aller-retour, tracés de
l’habitude et la faiblesse du consentement à l’insubstancialité finie, pensées répandues par intervalles de temps mais intimement conformes
autrement dit l’acquiescement de l’être à toutes les identifications qui le à une exigence commune. Nancy « avec » Bataille et Bataille « dans »
constituent. Car ce ne sont que des beaux pétales, des vaines corolles qui Nancy, deux expériences très différentes mais d’une infinie proximité de
recouvrent notre être profond (identification à nos pensées, émotions et pensée. Comment parler de ce rapport sans rapport qui les expose, malgré
au corps grossier), ou des cuirasses illusoires (succession temporelle, tout, à la nécessité d’une question sans fond, toujours relancée, rejouée
restriction spatiale, principe de discrimination, etc.). L’écriture pour Bataille de façon différente et en vecteurs qui se croisent sans cesse, se touchent
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un mystère aussi aride. Or ce désert où j’ai accédé doit devenir accessible écritures, deux styles ne suffisent pas à décider ce qui arrive entre eux.
à chacun de ceux auxquels il manque » (V, 511). Écrire, c’est un moyen de Une limite « impartageable » les éloigne et les noue à travers l’exigence
révéler le lecteur à lui-même en ne parlant que de soi ; loin de construire de tracer et de re-tracer continuellement la « question sans réponse » du
son propre modèle de lecteur à travers un texte, il cherche le moyen de le sens, du politique, d’une existence toujours animée d’une urgence de
déconstruire. De l’obséder, de le violenter – le déflorer. Lorsqu’il nous fait partage, d’amitié offerte – en tant que communication – à l’« expérience
entrevoir au travers de ses textes la possible dissolution de toutes les du dehors », vouée à répondre à la question du commun. On pourrait se
structures qui nous font tels que nous sommes, Bataille ne nous effleure demander alors quelle est, aujourd’hui, la destination de sens d’un con-
pas, il nous déflore ; et nous violentant, il nous permet de renaître pour loquium, aussi possible qu’impossible, mais cependant pour nous
l’essentiel, enfin transparents à nous-mêmes, régénérés – vierges, enfin, nécessaire. Ou encore, quelle raison décide d’un retracement du
après la défloration.
1. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 133.
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