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IMPROBABLE EST LE NOM

Pierre-Olivier Capéran

Éditions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 81 à 91
ISSN 0988-5226
ISBN 2849380369
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-81.htm
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PIERRE-OLIVIER CAPÉRAN

Improbable est le nom

« Me voilà au point où je me voulais, me voilà


couvert d’opprobre et d’infamie, laissez-moi,
laissez-moi, il faut que j’en décharge. »

Sade

La ruine du nom propre égal la poésie entendue comme l’envers de son


nom. Voilà une équation. Moi n’est pas égal à moi. En voici une autre. Et

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que nous disent-elles ces équations ? Elles demandent ce qui se trame entre
l’identité et l’écriture, entre l’identité et elle-même.
On pourrait écrire la biographie de ces équations, ou une biographie
qui y réponde, et l’on commencerait ainsi : au départ, ce qui vient au monde
est le plus improbable.
Et, pour peu qu’on soit pressé, on terminerait en écrivant : le moi va et
vient entre l’improbabilité de sa conception et l’impossibilité de sa mort.
Mais, loin que les choses soient plus complexes, elles nous engagent à
être plus vicieux (moins dégagés).
On ouvrira donc des livres, ceux de Georges Bataille.
« La littérature n’étant rien si elle n’est poésie, la poésie étant le contraire
de son nom, le langage littéraire – expression des désirs cachés, de la vie
obscure – est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme
n’est celle des fonctions sexuelles . » 1

Nous savons ce que signifie « perversion » : c’est le mouvement qui

1. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 173.

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retourne, qui renverse. Mais alors : que serait une langue « pervertie » ? le mouvement de transgression où la pensée fondée, par le travail, sur le
Le latin nous renseigne, par un pas de côté, lorsqu’il dit de celui dont le développement de la conscience, dépasse à la fin le travail, sachant qu’elle
regard est louche que son œil est « perverti » ou « pervers ». Il semble ne peut s’y subordonner. »
indiquer par là que, dans l’œil, le regard a dévié de son axe. L’œil n’est ni Le langage excède ainsi son origine dans la communication. L’Érotisme
révulsé (renversé ou retourné), ni aveugle, il se refuse à la franchise d’un même est l’entreprise pour rendre intelligible le moment de continuité de
regard transparent, il s’offre de biais. Pour nous, qui n’entendons plus rien l’être. Le conflit occupera toute l’œuvre de Bataille : à savoir l’exposition
de physique dans la « perversion », il n’est que le regard pour être pervers, de la communication à son propre excès qui en est la condition. D’où l’arti-
et non plus son organe. Ce pouvoir de refus compris dans son organe, cette culation problématique du langage et de la mort : si elle se joue comme
inclinaison particulière qui aggrave la dissymétrie nous apparaît néanmoins conflit, ce n’est certes pas comme moyen : le langage n’exprime rien de la
comme l’origine du mouvement. Alors, la langue ? Ce que Bataille dit de mort, il s’expose à son retrait dans le silence. Pourtant la finalité, si l’on
la littérature peut nous paraître intenable (à la limite, sa position n’est peut dire, du langage n’est pas le silence. Ce serait encore l’exprimer. Le
autrement qu’intenable). Que dit-il ? La littérature est la perversion du silence est comme l’impossibilité du langage, qui sans lui, qui, sans que le
langage et, comme poésie, le contraire de son nom. Il est possible, jusqu’à langage se risque à être sa propre limite, manque « le sommet de l’être »,
un certain point, de prendre l’affirmation au pied de la lettre : la littérature refuse la souveraineté.
n’a d’identité (n’est identique à elle-même) que dans le mouvement de
retournement de la perversion. Mais que signe-t-on, lorsque la signature *
désigne la perversion du langage, que cette signature soit Lord Auch (Dieu Si la littérature se définit dans le geste qui la communique, c’est
se soulageant) ou Georges Bataille ? À plus forte raison : que signe-t-on précisément dans l’absence de littérature, dans le désœuvrement, que la
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dans la ruine du nom propre ? littérature, non seulement s’excède, mais se fait, se construit et réactualise
Comme le laissait entendre la première équation, l’effacement du nom, les limites de son propre espace.
et l’importance qu’un tel effacement a pris dans l’œuvre de Bataille, ne peut La condition de l’écriture serait ainsi la fuite éternelle, la mise en sursis,
être compris indépendamment de l’espace où s’expose son incertaine de l’objet de la littérature. La chose n’est pourtant pas si simple. L’objet
vacance, l’espace du langage et de sa transgression, l’espace littéraire. dont il est question ne peut se concevoir détaché de l’espace littéraire :
fuyant, il en dessine les limites. Or la limite ne peut être comprise sans le
En conclusion de L’Érotisme, Bataille écrit : « Je me suis efforcé – sur jeu de la transgression. L’objet arraché aux limites de la littérature devient
le plan du langage – de donner à ce moment suprême un abord saisissable, lui-même objet de la transgression. Le désœuvrement participe à la course
je l’ai rapporté au sentiment de la continuité de l’être . » Plus loin, et pour
2
dans laquelle l’œuvre s’écrit : l’objet de la littérature n’est ni le réservoir
conclure, il ajoute : « Que serions-nous sans le langage ? Il nous a fait ce d’œuvres culturelles (un livre ne se produit pas comme identité aux livres)
que nous sommes. Seul il révèle, à la limite, le moment souverain où il n’a ni le bûcher où les livres se confondent à la matière continue du monde.
plus cours. Mais à la fin celui qui parle avoue son impuissance. Le langage Blanchot répondant à Nancy : l’œuvre inclut le désœuvrement qui
n’est pas donné indépendamment du jeu de l’interdit et de la transgression. l’exclut. Autrement dit, travailler le langage, œuvrer, c’est produire cette
[...] C’est dans la contestation, fondée sur la critique des origines, que la mécanique textuelle qui nous expulse hors de son champ.
philosophie, se changeant en une transgression de la philosophie, accède au Quelles sont les limites du langage ? Bataille avance une première
sommet de l’être. Le sommet de l’être ne se révèle en son entier que dans réponse : celles où le langage s’exclut dans le silence. Mais cette première
réponse est insuffisante. Le silence est une suspension dans l’ordre du
2. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 305. discours. Il le suspend en tant qu’il lui est subordonné. Pourtant, le langage

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retourne, qui renverse. Mais alors : que serait une langue « pervertie » ? le mouvement de transgression où la pensée fondée, par le travail, sur le
Le latin nous renseigne, par un pas de côté, lorsqu’il dit de celui dont le développement de la conscience, dépasse à la fin le travail, sachant qu’elle
regard est louche que son œil est « perverti » ou « pervers ». Il semble ne peut s’y subordonner. »
indiquer par là que, dans l’œil, le regard a dévié de son axe. L’œil n’est ni Le langage excède ainsi son origine dans la communication. L’Érotisme
révulsé (renversé ou retourné), ni aveugle, il se refuse à la franchise d’un même est l’entreprise pour rendre intelligible le moment de continuité de
regard transparent, il s’offre de biais. Pour nous, qui n’entendons plus rien l’être. Le conflit occupera toute l’œuvre de Bataille : à savoir l’exposition
de physique dans la « perversion », il n’est que le regard pour être pervers, de la communication à son propre excès qui en est la condition. D’où l’arti-
et non plus son organe. Ce pouvoir de refus compris dans son organe, cette culation problématique du langage et de la mort : si elle se joue comme
inclinaison particulière qui aggrave la dissymétrie nous apparaît néanmoins conflit, ce n’est certes pas comme moyen : le langage n’exprime rien de la
comme l’origine du mouvement. Alors, la langue ? Ce que Bataille dit de mort, il s’expose à son retrait dans le silence. Pourtant la finalité, si l’on
la littérature peut nous paraître intenable (à la limite, sa position n’est peut dire, du langage n’est pas le silence. Ce serait encore l’exprimer. Le
autrement qu’intenable). Que dit-il ? La littérature est la perversion du silence est comme l’impossibilité du langage, qui sans lui, qui, sans que le
langage et, comme poésie, le contraire de son nom. Il est possible, jusqu’à langage se risque à être sa propre limite, manque « le sommet de l’être »,
un certain point, de prendre l’affirmation au pied de la lettre : la littérature refuse la souveraineté.
n’a d’identité (n’est identique à elle-même) que dans le mouvement de
retournement de la perversion. Mais que signe-t-on, lorsque la signature *
désigne la perversion du langage, que cette signature soit Lord Auch (Dieu Si la littérature se définit dans le geste qui la communique, c’est
se soulageant) ou Georges Bataille ? À plus forte raison : que signe-t-on précisément dans l’absence de littérature, dans le désœuvrement, que la

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dans la ruine du nom propre ? littérature, non seulement s’excède, mais se fait, se construit et réactualise
Comme le laissait entendre la première équation, l’effacement du nom, les limites de son propre espace.
et l’importance qu’un tel effacement a pris dans l’œuvre de Bataille, ne peut La condition de l’écriture serait ainsi la fuite éternelle, la mise en sursis,
être compris indépendamment de l’espace où s’expose son incertaine de l’objet de la littérature. La chose n’est pourtant pas si simple. L’objet
vacance, l’espace du langage et de sa transgression, l’espace littéraire. dont il est question ne peut se concevoir détaché de l’espace littéraire :
fuyant, il en dessine les limites. Or la limite ne peut être comprise sans le
En conclusion de L’Érotisme, Bataille écrit : « Je me suis efforcé – sur jeu de la transgression. L’objet arraché aux limites de la littérature devient
le plan du langage – de donner à ce moment suprême un abord saisissable, lui-même objet de la transgression. Le désœuvrement participe à la course
je l’ai rapporté au sentiment de la continuité de l’être . » Plus loin, et pour
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dans laquelle l’œuvre s’écrit : l’objet de la littérature n’est ni le réservoir
conclure, il ajoute : « Que serions-nous sans le langage ? Il nous a fait ce d’œuvres culturelles (un livre ne se produit pas comme identité aux livres)
que nous sommes. Seul il révèle, à la limite, le moment souverain où il n’a ni le bûcher où les livres se confondent à la matière continue du monde.
plus cours. Mais à la fin celui qui parle avoue son impuissance. Le langage Blanchot répondant à Nancy : l’œuvre inclut le désœuvrement qui
n’est pas donné indépendamment du jeu de l’interdit et de la transgression. l’exclut. Autrement dit, travailler le langage, œuvrer, c’est produire cette
[...] C’est dans la contestation, fondée sur la critique des origines, que la mécanique textuelle qui nous expulse hors de son champ.
philosophie, se changeant en une transgression de la philosophie, accède au Quelles sont les limites du langage ? Bataille avance une première
sommet de l’être. Le sommet de l’être ne se révèle en son entier que dans réponse : celles où le langage s’exclut dans le silence. Mais cette première
réponse est insuffisante. Le silence est une suspension dans l’ordre du
2. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 305. discours. Il le suspend en tant qu’il lui est subordonné. Pourtant, le langage

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s’exposant à sa limite silencieuse s’ouvre à l’inconnaissable. Comme la exposerait ; ils préfèrent l’humanité plongée en elle-même, à savoir dans
limite et sa transgression ne peuvent être distinguées en positif et négatif, l’ordre du travail. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’en remettent au
le silence vrille le discours pour mieux le démultiplier. non-savoir. Ils vivent l’humanité, le travail, sans soupçonner qu’ils épousent
Dans sa « Préface à l’œuvre de G. Bataille », Kojève écrit : « S’il n’y a ici la trame d’un savoir.
qu’une façon possible de dire la vérité, il y a des façons innombrables de se « D’un abord intelligible » : ordonner le discours n’en est pas le seul sens.
taire . » Dire la vérité, se taire comme geste qui excède tout discours de
3
Il s’agit tout autant d’exposer le discours à l’expérience, ouvrir le texte à ses
la vérité. Bataille ira plus loin, rendant indissociables le discours et sa dehors, l’inachever. Nouvelle contradiction : décider l’indécidable.
négation, l’usage de la parole jusque dans l’excès qui la supprime. « Le seul
moyen de racheter la faute d’écrire est d’anéantir ce qui est écrit. Mais cela *
ne peut être fait que par l’auteur ; la destruction laissant l’essentiel intact, Nous lisons aujourd’hui l’œuvre de Bataille. Nous la lisons et, à bien des
je puis, néanmoins, à l’affirmation lier si étroitement la négation que ma égards, elle nous semble communiquée avec le même embarras que Charles
plume efface à mesure ce qu’elle avança . » Le cours du discours et son
4
dans L’Abbé C. : « Le courage lui manqua pour me dire la véritable raison,
ordre se voient ainsi, comme lors d’une course, toujours révoqués par les qui n’était même pas discutable. C’est qu’il me confiait un livre inachevé –
limites qu’ils avancent. qu’il n’avait pas eu la force d’achever . » Mais qu’est-ce qu’un livre, qu’une
5

La critique manquerait l’essentiel, ne s’attachant qu’à la dimension œuvre inachevés ? Est-ce, par manque de forces, l’ordre ou la fin que l’on
littéraire, œuvrée, du langage. Le premier problème soulevé par Bataille ne peut atteindre ; est-ce la faillite d’un projet ou bien la ruine, décidée et
est d’ordre anthropologique : l’origine de l’homme appartient à l’espace volontaire, souveraine, de tout projet ? Ici, l’inachèvement ne serait que la
du langage. D’où la violence qu’exerce le taciturne sur sa propre nature. trace visible et échappée du texte traduisant cette tension du silence et du
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Disons qu’à cet ordre anthropologique succède (pour simplifier) celui langage. « D’ailleurs, ces pages ne détonnaient pas seulement en raison de
philosophique : il s’agit de définir, dans les limites du langage, un savoir leur caractère inachevé, à mi-chemin d’une aisance affectée et du silence . » 6

relatif à la mise en jeu de l’être dans le monde. Or le questionnement Tout le problème est ici de saisir le silence comme excès : l’inachèvement est
philosophique, soumis au discours, doit séparer, distinguer, en un mot, moins le point de rupture d’une communication, que, dans la communi-
rompre la continuité du point qu’il analyse, tracer une ligne dans l’épaisseur cation, son excès même. Communication difficile entre celui qui écrit et celui
de l’expérience. Dépendante du travail, de la mise en œuvre du discours, qui lit : rechercher l’accord, donner les garanties d’une entente, c’est en fait
la philosophie rencontre dans sa constitution d’un savoir la limite qu’elle raison donner à la séparation en sujets et objets, au refus de la communi-
ne peut franchir sans cesser d’être un savoir. La condition de la philosophie cation. La communication n’est pas le lieu commun d’un échange, elle expose
est ainsi de s’exposer au « non-savoir ». en s’exposant, jusque dans l’excès de l’incommunicable, du silence.
Loin d’être la décision qui invalide la « conscience claire » (le non-savoir Dire du silence qu’il est un excès, évite encore l’essentiel, l’évite en tout
est affirmation de l’indécidable, irréductible au jaillissement, à la saisie de cas s’il n’est pas saisi dans son articulation à l’écriture, au travail du langage.
l’être dans l’immanence au monde), le non-savoir est au plus haut point la C’est à ce point que le silence atteint l’exigence d’une valeur. La question
mise en cause d’une conscience subordonnée. Bataille l’exprime le plus n’est plus : « Comment exprimer dans le langage le silence qui en est la
simplement : beaucoup de gens se refusent au questionnement qui les négation ? » ; mais bien : « Comment dépasser cette vérité du langage dont
le savoir est d’abord d’exclusion et de distinction ? »

3. A. Kojève, « Préface à l’œuvre de G. Bataille », in L’Arc, n°44, 1971, p. 36. 5. Ibid., p. 214.
4. G. Bataille, L’Abbé C., Paris, Minuit, 1950, p. 174. 6. Ibid., p. 175.

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s’exposant à sa limite silencieuse s’ouvre à l’inconnaissable. Comme la exposerait ; ils préfèrent l’humanité plongée en elle-même, à savoir dans
limite et sa transgression ne peuvent être distinguées en positif et négatif, l’ordre du travail. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils s’en remettent au
le silence vrille le discours pour mieux le démultiplier. non-savoir. Ils vivent l’humanité, le travail, sans soupçonner qu’ils épousent
Dans sa « Préface à l’œuvre de G. Bataille », Kojève écrit : « S’il n’y a ici la trame d’un savoir.
qu’une façon possible de dire la vérité, il y a des façons innombrables de se « D’un abord intelligible » : ordonner le discours n’en est pas le seul sens.
taire . » Dire la vérité, se taire comme geste qui excède tout discours de
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Il s’agit tout autant d’exposer le discours à l’expérience, ouvrir le texte à ses
la vérité. Bataille ira plus loin, rendant indissociables le discours et sa dehors, l’inachever. Nouvelle contradiction : décider l’indécidable.
négation, l’usage de la parole jusque dans l’excès qui la supprime. « Le seul
moyen de racheter la faute d’écrire est d’anéantir ce qui est écrit. Mais cela *
ne peut être fait que par l’auteur ; la destruction laissant l’essentiel intact, Nous lisons aujourd’hui l’œuvre de Bataille. Nous la lisons et, à bien des
je puis, néanmoins, à l’affirmation lier si étroitement la négation que ma égards, elle nous semble communiquée avec le même embarras que Charles
plume efface à mesure ce qu’elle avança . » Le cours du discours et son
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dans L’Abbé C. : « Le courage lui manqua pour me dire la véritable raison,
ordre se voient ainsi, comme lors d’une course, toujours révoqués par les qui n’était même pas discutable. C’est qu’il me confiait un livre inachevé –
limites qu’ils avancent. qu’il n’avait pas eu la force d’achever . » Mais qu’est-ce qu’un livre, qu’une
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La critique manquerait l’essentiel, ne s’attachant qu’à la dimension œuvre inachevés ? Est-ce, par manque de forces, l’ordre ou la fin que l’on
littéraire, œuvrée, du langage. Le premier problème soulevé par Bataille ne peut atteindre ; est-ce la faillite d’un projet ou bien la ruine, décidée et
est d’ordre anthropologique : l’origine de l’homme appartient à l’espace volontaire, souveraine, de tout projet ? Ici, l’inachèvement ne serait que la
du langage. D’où la violence qu’exerce le taciturne sur sa propre nature. trace visible et échappée du texte traduisant cette tension du silence et du

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Disons qu’à cet ordre anthropologique succède (pour simplifier) celui langage. « D’ailleurs, ces pages ne détonnaient pas seulement en raison de
philosophique : il s’agit de définir, dans les limites du langage, un savoir leur caractère inachevé, à mi-chemin d’une aisance affectée et du silence . » 6

relatif à la mise en jeu de l’être dans le monde. Or le questionnement Tout le problème est ici de saisir le silence comme excès : l’inachèvement est
philosophique, soumis au discours, doit séparer, distinguer, en un mot, moins le point de rupture d’une communication, que, dans la communi-
rompre la continuité du point qu’il analyse, tracer une ligne dans l’épaisseur cation, son excès même. Communication difficile entre celui qui écrit et celui
de l’expérience. Dépendante du travail, de la mise en œuvre du discours, qui lit : rechercher l’accord, donner les garanties d’une entente, c’est en fait
la philosophie rencontre dans sa constitution d’un savoir la limite qu’elle raison donner à la séparation en sujets et objets, au refus de la communi-
ne peut franchir sans cesser d’être un savoir. La condition de la philosophie cation. La communication n’est pas le lieu commun d’un échange, elle expose
est ainsi de s’exposer au « non-savoir ». en s’exposant, jusque dans l’excès de l’incommunicable, du silence.
Loin d’être la décision qui invalide la « conscience claire » (le non-savoir Dire du silence qu’il est un excès, évite encore l’essentiel, l’évite en tout
est affirmation de l’indécidable, irréductible au jaillissement, à la saisie de cas s’il n’est pas saisi dans son articulation à l’écriture, au travail du langage.
l’être dans l’immanence au monde), le non-savoir est au plus haut point la C’est à ce point que le silence atteint l’exigence d’une valeur. La question
mise en cause d’une conscience subordonnée. Bataille l’exprime le plus n’est plus : « Comment exprimer dans le langage le silence qui en est la
simplement : beaucoup de gens se refusent au questionnement qui les négation ? » ; mais bien : « Comment dépasser cette vérité du langage dont
le savoir est d’abord d’exclusion et de distinction ? »

3. A. Kojève, « Préface à l’œuvre de G. Bataille », in L’Arc, n°44, 1971, p. 36. 5. Ibid., p. 214.
4. G. Bataille, L’Abbé C., Paris, Minuit, 1950, p. 174. 6. Ibid., p. 175.

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L’Expérience intérieure fournit une double réponse, du moins une sommet « le sacrificateur lui-même, écrit Bataille, est touché par le coup
double piste, à la problématique du discours et de l’autorité. Bataille dit qu’il frappe, il succombe et se perd avec sa victime ». 11

tout d’abord ceci : la raison discursive conduit l’expérience intérieure, et,


seule, dans les dernières limites de cette expérience, la raison possède « le *
pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle édifiait. […] L’identification de la transgression et du langage n’est, bien sûr, pas un
L’exaltation ou l’ivresse ont la vertu des feux de paille. Nous n’atteignons défaut d’acte, comme la description n’est pas le simple passage du concret
pas, sans l’appui de la raison, la “sombre incandescence ”. » Il s’agit bien,
7
au virtuel, de la réalité à la fiction. L’expérience est structurée par le langage
comme Jean-François Lyotard l’exprime le plus clairement , de décons- 8
qui l’exprime.
truire, et non détruire, l’ordre du discours. Maurice Blanchot répondra aux On a vu que la question de l’intelligible ne trouvait aucune réponse
questions angoissées de Bataille sous forme de clé au paradoxe de l’expé- dans la volonté d’expression, mais dépendait de cette volonté de chance
rience intérieure publiée et donc dite, décrite, en affirmant l’autorité de qu’est l’exposition. Ainsi dans le corps exposé, dénudé, ouvert,
cette expérience . Mais cette autorité de l’expérience intérieure, en elle-
9
s’abolissent les limites mêmes d’un être, en tant qu’il s’ouvre à la chance
même et pour elle-même, n’est que discursive, et ménage un terrain à toutes (au regard de l’autre).
les ruses de la raison. D’où le sens de la parenthèse adjointe par Bataille : Foucault dit de la transgression que son espace est celui de la limite,
l’autorité s’expie. Cette parenthèse ouvre à la deuxième piste, celle du qu’elle s’y joue toute dans cette « minceur de la ligne ». Klossowski écrit
sacrifice. Si l’on immole, si l’on sacrifie dans le sang, c’est essentiellement dans ce sens : « Cette intégrité même porte en elle la profanation, porte en
dans l’expiation d’un préalable à la séparation sacrée, à savoir conserver elle la violence qui peut lui être faite, puisque c’est dans le menaçant rapport
l’emprise de l’homme sur le monde de l’opération lucide. Ainsi, les à l’acte désintégrant de la profanation que l’intégrité se conçoit pour l’esprit ;
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glissements de l’individu isolé vers l’infini, dans le supplice sacré, expient bien plus, sans cette menace suspendue sur la “chair intacte”, l’intégrité ne
l’autorité discursive et programmatique de l’homme sur le monde, du sujet serait pas éprouvée par l’esprit . » Dans la transgression s’affirment la limite
12

sur l’objet. « C’est l’opération par laquelle le monde de l’opération lucide et sa réalité dramatique. La volonté de suspendre une présence (la limite
(le monde profane) se libère d’une violence qui risquerait de le détruire . » 10
manifeste) rend en fait cette présence de la limite absolue. Chez Sade, le
D’une certaine manière, le sacrifice expie la séparation du sujet et de l’objet, crime parfait est celui toujours reporté qui supprimerait un Dieu absent :
dans la séparation même du sacré. Pourtant le sacrifice ne peut se limiter le crime (la transgression du vivant) n’a de sens que comme suppression
à reconduire le donné mondain. Et s’il ne s’y limite pas, c’est qu’en son d’une absence, suppression affirmant paradoxalement une présence. C’est
ce que Klossowski qualifiait de transsubstantiation à rebours. L’abbé de
L’Abbé C., parlant de lui à la troisième personne, écrit : « Étant prêtre, il
lui fut aisé de devenir le monstre qu’il était. Même il n’eut pas d’autre
7. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 60.
8. Cf. J.-F. Lyotard, « C’est-à-dire le supplice », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, issue . » C’est que le christianisme rend présente la limite, comme le sang
13

2000, p. 265. du Christ dans le vin de messe. L’espace ténu de la limite, la ligne du
9. Cf. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 19 : « L’expérience elle-même m’avait mis partage, ne serait-ce le monde même ? Le monde transgressé par la présence
en lambeaux, et ces lambeaux, mon impuissance à répondre achevait de les déchirer. Je reçus la monstrueuse de Dieu : « Je ne puis même un instant imaginer un homme
réponse d’autrui : elle demande une solidité qu’à ce moment j’avais perdue. Je posais la question
devant quelques amis, laissant voir une partie de mon désarroi : l’un d’eux [Maurice Blanchot]
énonça simplement ce principe, que l’expérience elle-même est l’autorité (mais que l’autorité 11. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 176.
s’expie). » 12. Ibid., p. 124.
10. G. Bataille, « Sade », in La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 93. 13. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 189.

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L’Expérience intérieure fournit une double réponse, du moins une sommet « le sacrificateur lui-même, écrit Bataille, est touché par le coup
double piste, à la problématique du discours et de l’autorité. Bataille dit qu’il frappe, il succombe et se perd avec sa victime ». 11

tout d’abord ceci : la raison discursive conduit l’expérience intérieure, et,


seule, dans les dernières limites de cette expérience, la raison possède « le *
pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle édifiait. […] L’identification de la transgression et du langage n’est, bien sûr, pas un
L’exaltation ou l’ivresse ont la vertu des feux de paille. Nous n’atteignons défaut d’acte, comme la description n’est pas le simple passage du concret
pas, sans l’appui de la raison, la “sombre incandescence ”. » Il s’agit bien,
7
au virtuel, de la réalité à la fiction. L’expérience est structurée par le langage
comme Jean-François Lyotard l’exprime le plus clairement , de décons- 8
qui l’exprime.
truire, et non détruire, l’ordre du discours. Maurice Blanchot répondra aux On a vu que la question de l’intelligible ne trouvait aucune réponse
questions angoissées de Bataille sous forme de clé au paradoxe de l’expé- dans la volonté d’expression, mais dépendait de cette volonté de chance
rience intérieure publiée et donc dite, décrite, en affirmant l’autorité de qu’est l’exposition. Ainsi dans le corps exposé, dénudé, ouvert,
cette expérience . Mais cette autorité de l’expérience intérieure, en elle-
9
s’abolissent les limites mêmes d’un être, en tant qu’il s’ouvre à la chance
même et pour elle-même, n’est que discursive, et ménage un terrain à toutes (au regard de l’autre).
les ruses de la raison. D’où le sens de la parenthèse adjointe par Bataille : Foucault dit de la transgression que son espace est celui de la limite,
l’autorité s’expie. Cette parenthèse ouvre à la deuxième piste, celle du qu’elle s’y joue toute dans cette « minceur de la ligne ». Klossowski écrit
sacrifice. Si l’on immole, si l’on sacrifie dans le sang, c’est essentiellement dans ce sens : « Cette intégrité même porte en elle la profanation, porte en
dans l’expiation d’un préalable à la séparation sacrée, à savoir conserver elle la violence qui peut lui être faite, puisque c’est dans le menaçant rapport
l’emprise de l’homme sur le monde de l’opération lucide. Ainsi, les à l’acte désintégrant de la profanation que l’intégrité se conçoit pour l’esprit ;

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glissements de l’individu isolé vers l’infini, dans le supplice sacré, expient bien plus, sans cette menace suspendue sur la “chair intacte”, l’intégrité ne
l’autorité discursive et programmatique de l’homme sur le monde, du sujet serait pas éprouvée par l’esprit . » Dans la transgression s’affirment la limite
12

sur l’objet. « C’est l’opération par laquelle le monde de l’opération lucide et sa réalité dramatique. La volonté de suspendre une présence (la limite
(le monde profane) se libère d’une violence qui risquerait de le détruire . » 10
manifeste) rend en fait cette présence de la limite absolue. Chez Sade, le
D’une certaine manière, le sacrifice expie la séparation du sujet et de l’objet, crime parfait est celui toujours reporté qui supprimerait un Dieu absent :
dans la séparation même du sacré. Pourtant le sacrifice ne peut se limiter le crime (la transgression du vivant) n’a de sens que comme suppression
à reconduire le donné mondain. Et s’il ne s’y limite pas, c’est qu’en son d’une absence, suppression affirmant paradoxalement une présence. C’est
ce que Klossowski qualifiait de transsubstantiation à rebours. L’abbé de
L’Abbé C., parlant de lui à la troisième personne, écrit : « Étant prêtre, il
lui fut aisé de devenir le monstre qu’il était. Même il n’eut pas d’autre
7. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 60.
8. Cf. J.-F. Lyotard, « C’est-à-dire le supplice », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, issue . » C’est que le christianisme rend présente la limite, comme le sang
13

2000, p. 265. du Christ dans le vin de messe. L’espace ténu de la limite, la ligne du
9. Cf. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 19 : « L’expérience elle-même m’avait mis partage, ne serait-ce le monde même ? Le monde transgressé par la présence
en lambeaux, et ces lambeaux, mon impuissance à répondre achevait de les déchirer. Je reçus la monstrueuse de Dieu : « Je ne puis même un instant imaginer un homme
réponse d’autrui : elle demande une solidité qu’à ce moment j’avais perdue. Je posais la question
devant quelques amis, laissant voir une partie de mon désarroi : l’un d’eux [Maurice Blanchot]
énonça simplement ce principe, que l’expérience elle-même est l’autorité (mais que l’autorité 11. G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 176.
s’expie). » 12. Ibid., p. 124.
10. G. Bataille, « Sade », in La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 93. 13. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 189.

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en dehors de Dieu. Car l’homme à l’œil ouvert voit Dieu, ne voit ni table Ainsi la transgression s’éloigne de la liberté, dans son mouvement, en
ni fenêtre. Mais Dieu ne lui laisse pas un instant de repos. IL n’a pas de ouvrant à un au-delà des limites propres à la définition de la liberté,
limites, et IL brise celles de l’homme qui LE voit. Et IL n’a de cesse que excédant son partage contraint.
l’homme ne LUI ressemble. C’est pourquoi IL insulte l’HOMME et enseigne La transgression s’apparente alors à la chose la plus sacrée au monde,
à l’HOMME à l’insulter, LUI. C’est pourquoi IL rit dans l’HOMME un rire qui à savoir ce qui l’excède. Bien qu’elle soit le contre-sacrement de cet excès
détruit. Et ce rire, qui gagne infiniment l’HOMME, LUI retire toute compré- du monde. « L’adoration limite l’esprit par la présence réelle, par la présence
hension : il redouble quand, du haut de nuages que le vent dissipe, IL de l’autre ; la profanation de l’hostie supprime les limites de l’esprit ; c’est
aperçoit ce que je suis ; il redouble si, pressé dans la rue par un besoin, JE pourquoi cette sorte d’extase est identique à l’orgasme qui est vécu comme
ME VOIS, je vois le ciel que le vent vide . » Loin d’un défi lancé aux suppression des limites du corps . » La profanation de l’hostie, peu présente
14 18

conventions (loin de s’y arrêter), la transgression est d’abord ontologique : chez Bataille (bien qu’il en reprenne le mouvement, par exemple dans
elle concerne la limite de l’être au monde, cette limite dont le geste de Madame Edwarda : Dieu est une fille publique), provient directement des
transgression exclut. « Je tirai la chasse d’eau et, déculotté, debout, me mis multiples agencements érotiques sadiens (« Encule un garçon avec l’hostie,
à rire comme un ange . » 15
se fait enculer avec l’hostie. Sur la nuque du col du garçon qu’il encule est
La transgression est d’abord ontologique, parce que l’être, pris comme une autre hostie, sur laquelle chie un troisième garçon. Il décharge ainsi en
objet (dans le discours), est aussi toujours son propre envers, son propre proférant d’épouvantables blasphèmes. […] Il encule le prêtre tout en
revers : jamais il ne peut ne pas être autre chose que lui-même. C’est que disant la messe, et quand celui-ci a consacré, le fouteur se retire un moment ;
l’être défini par la raison ne peut autrement que dans la déraison trouver le prêtre se fourre l’hostie dans le cul, et on le rencule par là-dessus . ») 19

l’origine de sa propre raison, d’une raison dès lors sans origine, réversible. Dans le cas de Sade, il s’agit bien d’enculer le corps du Christ, dans la
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« Le viol commis n’est pas de nature à supprimer la possibilité et le sens de transgression de l’hostie, il s’agit bien d’une transsubstantiation à rebours.
l’émotion opposée : il en est même la justification et la source . » La
16
Suivant Klossowski, l’adoration du Christ limite la présence réelle, tandis
transgression n’a de commun avec la recherche de la liberté, avec la qu’enculer le corps du Christ dans l’hostie illimite sa présence en tant
libération, que le mouvement négatif, meurtrier, qui la porte dans sa qu’esprit. L’esprit couvert de merde est ainsi égal à la transgression des
manifestation première. « La victime ? Sans doute, mais la victime n’est limites d’un corps dans son ouverture. « Au moment où Chianine chianine,
pas maudite, simplement elle succombe au hasard : la fatalité ne frappe que de ce cratère majestueux, la nuit est le ventre de la lave […] . » 20

le criminel. Si bien que l’être souverain est chargé d’une servitude qui Répétition sans fin, a-téléologique, jouissance dans la perte, la
l’accable, et que la condition des hommes libres est la servilité voulue . »
17
transgression se renouvelle elle-même dans la sodomie. Autrement dit, la
La liberté définie par la raison redessine le monde en ses frontières, en ses transgression maintient la limite violée dans la réitération de l’outrage : ici
limites, que la violence méconnaît (et dont elle transgresse le savoir). En réside le principal malentendu lié à la notion de transgression. La
ce sens la transgression ne cesse d’excéder l’être doué de parole (dans le transgression de la norme ne produit pas ses propres conditions de
silence, la poésie) et de raison (dans la folie, le non-savoir), le reportant possibilité dans la limite. Elle n’est pas, tel qu’on l’entend généralement,
néanmoins toujours comme son horizon impossible et infranchissable. dépendante d’une limite pour s’affirmer. Sinon, comment comprendre l’un

14. Ibid., p. 190. 18. P. Klossowski, « La messe de Georges Bataille », in Un si funeste désir, Paris,
15. Ibid., p. 191. Gallimard, 1963, p. 125.
16. G. Bataille, L’Érotisme, op. cit, p. 72. 19. Sade, Les 120 journées de Sodome, Paris, U.G.E., 1975, p. 387.
17. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 187. 20. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 195.

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en dehors de Dieu. Car l’homme à l’œil ouvert voit Dieu, ne voit ni table Ainsi la transgression s’éloigne de la liberté, dans son mouvement, en
ni fenêtre. Mais Dieu ne lui laisse pas un instant de repos. IL n’a pas de ouvrant à un au-delà des limites propres à la définition de la liberté,
limites, et IL brise celles de l’homme qui LE voit. Et IL n’a de cesse que excédant son partage contraint.
l’homme ne LUI ressemble. C’est pourquoi IL insulte l’HOMME et enseigne La transgression s’apparente alors à la chose la plus sacrée au monde,
à l’HOMME à l’insulter, LUI. C’est pourquoi IL rit dans l’HOMME un rire qui à savoir ce qui l’excède. Bien qu’elle soit le contre-sacrement de cet excès
détruit. Et ce rire, qui gagne infiniment l’HOMME, LUI retire toute compré- du monde. « L’adoration limite l’esprit par la présence réelle, par la présence
hension : il redouble quand, du haut de nuages que le vent dissipe, IL de l’autre ; la profanation de l’hostie supprime les limites de l’esprit ; c’est
aperçoit ce que je suis ; il redouble si, pressé dans la rue par un besoin, JE pourquoi cette sorte d’extase est identique à l’orgasme qui est vécu comme
ME VOIS, je vois le ciel que le vent vide . » Loin d’un défi lancé aux suppression des limites du corps . » La profanation de l’hostie, peu présente
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conventions (loin de s’y arrêter), la transgression est d’abord ontologique : chez Bataille (bien qu’il en reprenne le mouvement, par exemple dans
elle concerne la limite de l’être au monde, cette limite dont le geste de Madame Edwarda : Dieu est une fille publique), provient directement des
transgression exclut. « Je tirai la chasse d’eau et, déculotté, debout, me mis multiples agencements érotiques sadiens (« Encule un garçon avec l’hostie,
à rire comme un ange . » 15
se fait enculer avec l’hostie. Sur la nuque du col du garçon qu’il encule est
La transgression est d’abord ontologique, parce que l’être, pris comme une autre hostie, sur laquelle chie un troisième garçon. Il décharge ainsi en
objet (dans le discours), est aussi toujours son propre envers, son propre proférant d’épouvantables blasphèmes. […] Il encule le prêtre tout en
revers : jamais il ne peut ne pas être autre chose que lui-même. C’est que disant la messe, et quand celui-ci a consacré, le fouteur se retire un moment ;
l’être défini par la raison ne peut autrement que dans la déraison trouver le prêtre se fourre l’hostie dans le cul, et on le rencule par là-dessus . ») 19

l’origine de sa propre raison, d’une raison dès lors sans origine, réversible. Dans le cas de Sade, il s’agit bien d’enculer le corps du Christ, dans la

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« Le viol commis n’est pas de nature à supprimer la possibilité et le sens de transgression de l’hostie, il s’agit bien d’une transsubstantiation à rebours.
l’émotion opposée : il en est même la justification et la source . » La
16
Suivant Klossowski, l’adoration du Christ limite la présence réelle, tandis
transgression n’a de commun avec la recherche de la liberté, avec la qu’enculer le corps du Christ dans l’hostie illimite sa présence en tant
libération, que le mouvement négatif, meurtrier, qui la porte dans sa qu’esprit. L’esprit couvert de merde est ainsi égal à la transgression des
manifestation première. « La victime ? Sans doute, mais la victime n’est limites d’un corps dans son ouverture. « Au moment où Chianine chianine,
pas maudite, simplement elle succombe au hasard : la fatalité ne frappe que de ce cratère majestueux, la nuit est le ventre de la lave […] . » 20

le criminel. Si bien que l’être souverain est chargé d’une servitude qui Répétition sans fin, a-téléologique, jouissance dans la perte, la
l’accable, et que la condition des hommes libres est la servilité voulue . »
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transgression se renouvelle elle-même dans la sodomie. Autrement dit, la
La liberté définie par la raison redessine le monde en ses frontières, en ses transgression maintient la limite violée dans la réitération de l’outrage : ici
limites, que la violence méconnaît (et dont elle transgresse le savoir). En réside le principal malentendu lié à la notion de transgression. La
ce sens la transgression ne cesse d’excéder l’être doué de parole (dans le transgression de la norme ne produit pas ses propres conditions de
silence, la poésie) et de raison (dans la folie, le non-savoir), le reportant possibilité dans la limite. Elle n’est pas, tel qu’on l’entend généralement,
néanmoins toujours comme son horizon impossible et infranchissable. dépendante d’une limite pour s’affirmer. Sinon, comment comprendre l’un

14. Ibid., p. 190. 18. P. Klossowski, « La messe de Georges Bataille », in Un si funeste désir, Paris,
15. Ibid., p. 191. Gallimard, 1963, p. 125.
16. G. Bataille, L’Érotisme, op. cit, p. 72. 19. Sade, Les 120 journées de Sodome, Paris, U.G.E., 1975, p. 387.
17. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 187. 20. G. Bataille, L’Abbé C., op. cit., p. 195.

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des concepts les plus glissants de Sade : l’apathie. Concept ou catégorie, livrant ainsi au ciel, soit couverte de végétation et de gravas, soit éclairée
maintes fois repris par Bataille, qui exprime bien la dualité de la d’une lumière inconnue. On connaît le prestige du bâtiment. En ruinant
transgression. Dans son sens sadien, l’apathie consiste à nier la conscience le Louvre, le peintre ne donnait certes pas vie à la statue du commandeur.
de l’acte (meurtre gratuit, à froid, refusant jusqu’à la jouissance procurée Il formait le simulacre de son ouverture : de son opération. Fiction, récit,
par le crime) et, ainsi, à dépersonnaliser le crime, à l’extraire du champ du la toile opérait moins le bâtiment que la souveraineté de son nom.
sujet, et qu’à la fin il se commette, impersonnel, égal aux mouvements d’une À l’actualisation d’une ruine reportée et à venir, répond l’effacement
nature violente. Pourtant si l’apathie refuse la jouissance immédiate et du nom, singeant l’improbabilité dont il tire son origine. La perversion du
première du crime, elle jouit de parodier la nature, d’imiter son mouvement langage par la littérature n’achève pas son mouvement dans l’effacement
dont la jouissance est exclue. Ainsi l’apathie est-elle une transgression des de la signature ; elle commence par son vacillement et l’incertitude de son
limites de la conscience (du langage) et des limites de la nature (du corps). tracé. Écrire pour effacer son nom, n’est-ce pas, au plus proche des limites
La transgression, en elle-même, est incapable de créer ses propres de la littérature, vouloir manquer du recul qui m’inclurait dans ses limites ?
conditions : seule la limite possède cette capacité, cette possibilité de se Le visible peut ainsi naître d’une distance impossible. Voir : que vois-je de
réfléchir (une limite est d’abord une réflexion). Transgresser n’est ni chercher, ce que seul mon sexe peut ouvrir ? Et mon regard, vacant et biaiseux,
ni vouloir savoir, c’est mettre en question la limite. La négativité de la désespérément pervers de n’être pas aveugle comme le gland de ma pine.
transgression n’a rien du négatif dialectique qui, à terme, est réinvesti dans Il arrive que les coups de tonnerre se réduisent pour nous aux
l’ordre de la limite. Pourtant la transgression ne peut être comprise sans la sifflements aigres lancés aux derrières de filles, jolies ou pas. Il arrive même
limite (sans la norme, sans l’interdit) : sans qu’un excès déjà compris dans que sans ce glissement ils ne signifient rien.
la limite ne s’actualise dans la transgression. La transgression n’est donc pas
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un ordre distinct (l’activité particulière qui consisterait à renverser la limite) :
dans ce sens Klossowski peut parler de l’érotisme comme d’une transgression
du langage par la chair et de la chair par le langage. Il est en effet impossible
de comprendre ce que dit Klossowski, s’en tenant aux a priori que le terme
de transgression suscite (à savoir qu’elle s’attache à un objet, du dehors, en
vue de le nier, quitte à l’inventer). Il est, au fond, jusqu’à un certain point
possible de remplacer le terme de transgression par celui d’affirmation ; ainsi
l’érotisme est-il affirmation de la chair jusque dans l’envers qui tente de le
répéter, de le réactualiser, violant les limites de l’expérience. Le non-sens ne
peut être compris sans le sens qu’il libère, et l’érotisme sans l’excès qui affirme
et, dans son extrémité sadienne, supprime la vie.

*
Un peintre de ruines, Hubert Robert, qui fut un peintre heureux, donna
de la Grande galerie du Louvre une double fiction. Une toile représentait
un Louvre en ruines, l’autre, qui s’offrait en symétrie, en proposait une
rénovation, le perçant de verrières. Un même désir, en ouvrant la Galerie
au ciel, arrachait l’architecture à sa mortelle inscription continentale, la

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des concepts les plus glissants de Sade : l’apathie. Concept ou catégorie, livrant ainsi au ciel, soit couverte de végétation et de gravas, soit éclairée
maintes fois repris par Bataille, qui exprime bien la dualité de la d’une lumière inconnue. On connaît le prestige du bâtiment. En ruinant
transgression. Dans son sens sadien, l’apathie consiste à nier la conscience le Louvre, le peintre ne donnait certes pas vie à la statue du commandeur.
de l’acte (meurtre gratuit, à froid, refusant jusqu’à la jouissance procurée Il formait le simulacre de son ouverture : de son opération. Fiction, récit,
par le crime) et, ainsi, à dépersonnaliser le crime, à l’extraire du champ du la toile opérait moins le bâtiment que la souveraineté de son nom.
sujet, et qu’à la fin il se commette, impersonnel, égal aux mouvements d’une À l’actualisation d’une ruine reportée et à venir, répond l’effacement
nature violente. Pourtant si l’apathie refuse la jouissance immédiate et du nom, singeant l’improbabilité dont il tire son origine. La perversion du
première du crime, elle jouit de parodier la nature, d’imiter son mouvement langage par la littérature n’achève pas son mouvement dans l’effacement
dont la jouissance est exclue. Ainsi l’apathie est-elle une transgression des de la signature ; elle commence par son vacillement et l’incertitude de son
limites de la conscience (du langage) et des limites de la nature (du corps). tracé. Écrire pour effacer son nom, n’est-ce pas, au plus proche des limites
La transgression, en elle-même, est incapable de créer ses propres de la littérature, vouloir manquer du recul qui m’inclurait dans ses limites ?
conditions : seule la limite possède cette capacité, cette possibilité de se Le visible peut ainsi naître d’une distance impossible. Voir : que vois-je de
réfléchir (une limite est d’abord une réflexion). Transgresser n’est ni chercher, ce que seul mon sexe peut ouvrir ? Et mon regard, vacant et biaiseux,
ni vouloir savoir, c’est mettre en question la limite. La négativité de la désespérément pervers de n’être pas aveugle comme le gland de ma pine.
transgression n’a rien du négatif dialectique qui, à terme, est réinvesti dans Il arrive que les coups de tonnerre se réduisent pour nous aux
l’ordre de la limite. Pourtant la transgression ne peut être comprise sans la sifflements aigres lancés aux derrières de filles, jolies ou pas. Il arrive même
limite (sans la norme, sans l’interdit) : sans qu’un excès déjà compris dans que sans ce glissement ils ne signifient rien.
la limite ne s’actualise dans la transgression. La transgression n’est donc pas

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un ordre distinct (l’activité particulière qui consisterait à renverser la limite) :
dans ce sens Klossowski peut parler de l’érotisme comme d’une transgression
du langage par la chair et de la chair par le langage. Il est en effet impossible
de comprendre ce que dit Klossowski, s’en tenant aux a priori que le terme
de transgression suscite (à savoir qu’elle s’attache à un objet, du dehors, en
vue de le nier, quitte à l’inventer). Il est, au fond, jusqu’à un certain point
possible de remplacer le terme de transgression par celui d’affirmation ; ainsi
l’érotisme est-il affirmation de la chair jusque dans l’envers qui tente de le
répéter, de le réactualiser, violant les limites de l’expérience. Le non-sens ne
peut être compris sans le sens qu’il libère, et l’érotisme sans l’excès qui affirme
et, dans son extrémité sadienne, supprime la vie.

*
Un peintre de ruines, Hubert Robert, qui fut un peintre heureux, donna
de la Grande galerie du Louvre une double fiction. Une toile représentait
un Louvre en ruines, l’autre, qui s’offrait en symétrie, en proposait une
rénovation, le perçant de verrières. Un même désir, en ouvrant la Galerie
au ciel, arrachait l’architecture à sa mortelle inscription continentale, la

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