Actes de la recherche en

sciences sociales

Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation

Monsieur Sami Dassa, Monsieur Dominique Maillard

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Dassa Sami, Maillard Dominique. Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation. In: Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 115, décembre 1996. Les nouvelles formes de domination dans le travail (2) pp. 27-37;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1996.3201

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1996_num_115_1_3201

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Abstract
Quality standards and new forms of alienation.
In response to new product quality standards, agri-business has begun to promote behavioral and
organizational policies intended to reduce the contamination of food during production. In practice,
industrialists have found it difficult to obtain durable change on the part of employees regarding
hygiene and quality, and special training has failed to produce the hoped-for results. In their desire to
analyse these difficulties, several of these firms called in sociologists. The present article is a reflection
on this research and in particular an a posteriori analysis of the presuppositions behind the request.
The findings show that discrepancies are better explained in terms of organization than of behavior.
While policies, operative concepts and official rules can be controlled by organization, real behavioral
practices die hard. The only framework capable of producing durable change would be one in which
objective structures coincicle with habitus.

Résumé
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation.
Pour répondre aux nouvelles exigences de qualité des produits, les industries de l'agro-alimentaire ont
été amenées à promouvoir des politiques comportementales et organisationnelles visant à réduire la
contamination des aliments en cours de production. A l'expérience, les industriels se sont heurtés à la
difficulté d'obtenir de leurs personnels des changements durables en termes d'hygiène, de propreté et
de qualité. Les formations spécifiques mises en oeuvre n'ont pas obtenu les résultats escomptés. C'est
pour tenter d'analyser ces difficultés que des entreprises de ce secteur ont adressé une demande de
recherche sociologique. L'article est une réflexion sur cette recherche et en particulier une analyse a
posteriori des présupposés de la demande. La recherche montre que les dérives s'expliquent moins en
termes comportementaux qu'en termes organisationnels. Autant les politiques, les concepts
opératoires et les règles officielles peuvent être maîtrisées par l'organisation, autant les pratiques
comportementales réelles demeurent irréductibles. Des changements durables ne sont concevables
que dans le cadre d'une concordance entre les habitus et les structures objectives.

Zusammenfassung
Qualitätsanforderungen und neue Formen der Entfremdung.
Um den gestiegenen Ansprüchen an die Produktequalität gerecht zu werden, stand die
Nahrungsmittelindustrie vor der Notwendigkeit, Programme zu fördern, in denen durch Organisation
und betriebliches Verhalten bei der Herstellung die Verunreinigung der Nahrungsmittel verringert
würde. Im Verlauf der Durchführung dieser Maßnahmen ergab sich für die Geschäftsleitung das
Problem, das Personal zu einem dauerhaften Wandel im Bereich der Hygiene, der Sauberkeit und der
Qualität zu bewegen. Besonders dafür entwickelte Ausbildungsgänge hatten nicht die gewünschten
Erfolge. Beim Versuch der Analyse dieser Schwierigkeiten baten die betroffenen Unternehmen die
soziologische Forschung um Mitwirkung. Der Artikel stellt Überlegungen zu diesem Forschungsauftrag
an und unternimmt insbesondere eine a-posteriori-Analyse seiner Voraussetzungen. Die Untersuchung
zeigt, dais die Mängel weniger im Bereich des Verhal-tens, als vielmehr auf organisatorischem Gebiet
zu suchen sind. Sosehr seitens der Organisation das Aufstellen von Strategien, Aktionsplänen und
Regelsystemen beherrscht zu sein scheint, wird das reelle Verhalten von all diesen Zugriffen doch
nicht wirklich berührt. Dauerhafte Änderungen sind nur im Rahmen einer vollkommenen
Übereinstimmung der Habitus mit den objektiven Strukturen vorstellbar.
 Sami Dassa et Dominique Maillard

Exigences de qualité

et nouvelles formes d'aliénation

aussi et surtout en termes de mobilisation et

d'implication du personnel pour l'entreprise, le travail et le
produit. Dans cette optique, tout projet d'entreprise qui
suppose des changements comportementaux individuels et
collectifs ne peut avancer vers ses objectifs qu'en
obtenant l'adhésion et l'engagement du personnel appelé à
réaliser ce projet. Ce modèle, par opposition à
l'organisation taylorienne traditionnelle qui commandait à la
production par des ordres issus de l'extérieur (le bureau des
méthodes et/ou l'encadrement hiérarchique), donne la
préférence à des règles devenues des ordres ou des
injonctions que le personnel se donnerait à lui-même,
après se les être appropriées. Mobiliser les «ressources
humaines » signifie qu'on ne se contente pas ou plus, de
la part du personnel, d'une obéissance passive,
obséquieuse ou servile, on veut une adhésion, une fidélité et
un engagement « spontanés » dans les orientations, les
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en valeurs et les actions de l'entreprise 3. On voit bien que la
:

1 - La recherche trouve son origine clans une demande de l'association

UNIR, qui réunit neuf groupes de l'industrie agroalimentaire et les
ministères de la Recherche, de l'Industrie et de l'Agriculture. Le projet
général de cette association est d'effectuer des recherches sur 1'« usine
ultra-propre » dans le but de mettre au point des technologies
aseptiques et de maîtriser les sources de contamination. La demande cle
recherche a été adressée au CNAM, à des sociologues du travail et à des
spécialistes de la formation des adultes.
2 - Dans chacun des sites (voir encadré), on a recueilli des
informations écrites et orales concernant le sujet de recherche ou son contexte,
et on a effectué environ 25 entretiens guidés d'une durée moyenne
d'une heure. Ces entretiens ont été faits avec des travailleurs de tous
niveaux et secteurs. L'enquête s'est déroulée fin 1993 et début 1994.
3 - On trouve, a posteriori, une expression et une explicitation
saisissantes de cette orientation du management moderniste vers la
captation par l'organisation de la subjectivité des dirigés clans ¡e 1984 de
G. Orwell quand O'Brien s'aclressant à Winston lui dit «Nous ne nous
contentons pas d'une obéissance négative, ni même de la plus abjecte
:

soumission. Quand finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être

de votre propre volonté» (Paris, Gallimard, "Folio», 1990, p. 360, cité
par P. Watzlawick et alii, Une logique de la communication, Paris,
Seuil, «Points», 1972, p. 207).
28
réalisation de cet objectif de mobilisation sociale a tous
les attributs d'une injonction paradoxale et en marque
donc aussi les limites et les difficultés. Le projet hygiène-
propreté-qualité se veut un projet « partagé » et
consensuel c'est dire qu'il se situe dans une logique sociale
:
« communautaire » et non pas dans une logique «
contractuelle » de négociation entre partenaires sociaux ou de
cogestion.
2) Un présupposé (peut-être faut-il dire un préjugé)
social de stigmatisation du personnel d'exécution. Les
échecs et les difficultés que connaît le projet hygiène-
propreté-qualité sont a priori imputés au personnel et en
particulier au personnel d'exécution. Les manquements
aux règles et aux gestes comportementaux requis au
nom de l'accomplissement du projet qualité sont
expliqués par une sorte d'incapacité, d'opposition ou de
résistance au changement prêtées aux opérateurs. Il existe
quelque chose comme une « nature », une pesanteur
substantielle des exécutants qui, laissés à eux-mêmes, les
conduiraient inexorablement vers des dérives, des
transgressions et des défaillances par rapport aux attentes que
l'organisation a définies, prescrites ou suscitées. En bref,
si les comportements ne correspondent pas à ce qui est
nécessaire à la protection des produits, et sont si difficiles
à changer durablement, «c'est la faute à la base». Cette
vision prête, a priori, aux exécutants, d'une part, une
fermeture rigide à tout projet de changement et, d'autre
part, une certaine non-familiarité de nature et de culture
avec l'ultra-propreté. Ce présupposé social détourne
d'une possible explication des difficultés par la mise au
jour de défaillances de l'entreprise comme organisation
ou du projet hygiène-propreté-qualité lui-même. La cible
sociale visée par les managers de la qualité sont les
opérateurs en tant qu'individus, bien plus, par exemple, que
les relations et rapports sociaux de travail, que les
comportements et orientations organisationnels ou encore
que la congruence entre les opérateurs et l'organisation.
3) Un présupposé cognitif. Pour les entreprises, les
défaillances ou manquements du personnel ne
s'expliquent pas seulement en fonction de préjugés sociaux de
classe, de culture ou d'éducation tenant à des
représentations ou à des visions socialement construites (définition
et qualification des attributs du propre et du sale dans les
différentes classes sociales). Ils s'expliquent aussi en
termes cognitifs. Si par leurs comportements, et faute
d'observer les gestes et précautions nécessaires, les
salariés font notamment courir des risques de contamination
aux produits qu'ils fabriquent, c'est qu'ils méconnaissent
les effets et menaces possibles de leur corps, de leurs
conduites, tenues ou gestes de travail. Autrement dit,
c'est par ignorance qu'ils font ce qu'il ne faut pas faire ou
Sami Dassa et Dominique Maillard
qu'ils ne font pas ce qu'il faudrait faire. Cette
interprétation s'applique, bien sûr, surtout à la connaissance du
produit et de sa microbiologie, mais elle peut aussi
concerner d'autres dimensions commerciales de la
qualité. Il s'agit, selon nous, d'un présupposé en ce sens que
toute vision purement et étroitement cognitive postule
qu'il suffit de connaître une réalité pour la changer. Or,
tout montre qu'il existe des personnes qui connaissent
les effets de leurs comportements sans pour autant et
automatiquement les modifier on peut avoir changé ses
:
représentations cognitives sans avoir nécessairement
changé ses comportements. Les ressorts du
comportement ne se réduisent pas à ceux de la connaissance et ne
les recouvrent pas totalement. On trouve par ailleurs, et
en sens inverse, des personnes ignorantes en
microbiologie qui se conforment soigneusement aux prescriptions
hiérarchiques et organisationnelles dans ce cas ce n'est
;
pas non plus la connaissance qui induit l'action, il faut
bien pour comprendre cela faire appel à d'autres ressorts
de détermination des comportements, que les seuls
ressorts cognitifs. Cela est d'autant plus vrai dans le champ
hygiène-propreté-qualité que les qualités
socio-personnelles requises reposent moins sur des compétences et
des savoirs appris que sur des attitudes socialement
transmises. On n'est pas tant, ici, dans les rapports du
connaître au faire que dans ceux de l'être et de l'agir.
Faire propre, c'est aussi être propre.
4) Un présupposé pédagogique. En demandant cette
recherche, les entreprises explicitaient clairement que,
d'après elles, le principal et meilleur remède aux dérives
comportementales se trouve dans une formation
spécifique et adéquate des opérateurs leur permettant de
modifier, en même temps, leurs représentations et leurs
comportements. La solution est pédagogique, c'est en
apprenant la propreté et les dangers de son contraire que
l'on deviendra propre. On veut, ici, changer les
structures mentales sans trop se poser la question des
structures sociales et organisationnelles sans quoi les
structures mentales ne seraient pas ce qu'elles sont. Certes, on
ne naît pas propre, on le devient, mais ce devenir n'est
pas le fruit d'un apprentissage au sens cognitif et
pédagogique, il est plus proche d'une socialisation ou d'une
acculturation que de l'acquisition d'une technique ; on
n'apprend pas les comportements d'hygiène-propreté-
qualité comme on apprend la mécanique, l'informatique
ou la gestion. D'ailleurs, même si elles peuvent être pro-
fessionnalisées, les caractéristiques comportementales
découlant des objectifs d'hygiène-propreté-qualité ne
définissent pas un métier, une technique ou une
spécialité professionnelles, elles concernent sinon sur le plan
instrumental (protection du produit dans les seuls points
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation 29

LES SITES ETUDIES

■ Un atelier de fabrication et de conditionnement de steak
haché frais et surgelé qui emploie 30 personnes dont
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traitante. Cet atelier fait partie d'une grande unité
ultra-propres, en appliquant notamment les principes de la d'abattage, découpe et transformation de viande bovine qui
séparation des zones et de la marche en avant. La emploie, au total 300 personnes. L'usine est relativement
circulation des matières et des produits est à sens unique : il n'y a ancienne, mais le secteur haché actuel est récent, il n'a pas

I
pas de retour en arrière. Au moment de l'enquête plus de quatre ans. Compte tenu de ses objectifs, de ses
l'établissement emploie 170 personnes; 50 d'entre elles travaillent calculs économiques et de la nature du produit, l'entreprise n'a
dans une salle blanche, classe 10 000 1. Le process de pas choisi, pour le haché, une technologie ultra-propre, mais
production comporte un secteur de fabrication (20 % des une salle très propre, sans sas et sans flux laminaire.
effectifs) et un secteur de tranchage (65 % des effectifs). La Le steak haché frais est un produit très fragile, sa durée
fabrication opère la transformation de vie va de 4 à I0 jours suivant
de viande crue en pains de les modes de conditionnement.
jambon cuits. Elle inclut les activités L'atelier de haché comprend cinq
de préparation des muscles, le secteurs. La réception des
moulage des viandes, la quartiers de bœuf où la matière est
fabrication, l'injection et le pompage pesée et classifiée pour
des saumures, la cuisson, le déterminer sa destination entre haché
refroidissement et le démoulage frais et haché surgelé. Un
des pains de jambon. Le secteur réfrigérateur d'encours-carcasses
tranchage comprend, en salle conçu pour appliquer le principe
blanche dite aussi «zone first in-first out, la sortie des
sensible», les postes de conduite carcasses suit la chronologie des
de la ligne de tranchage, de entrées de façon à minimiser
contrôle et réglage du tranchage la durée de stockage. L'atelier
et les postes d'ouvrières à la comporte deux lignes de désos-
balance, au positionnement des sage et de parage des quartiers,
tranches dans les sachets et au une ligne tenue par des salariés
contrôle des rebuts ou chutes de l'entreprise et une autre par
de jambon. Les autres activités des tâcherons appartenant à une
(ramassage et contrôle des société de service sous-traitante
sachets) de ce secteur se payée en fonction du tonnage de
déroulent en « zone normale » à viande traitée; le recours à cette
l'extérieur de la salle blanche. Les Salle microbiologiquement maîtrisée, appelée «salle blanche» formule permet à l'entreprise de
services généraux (nettoyage, faire face aux variations de
administration et accueil) et la maintenance occupent commandes sans avoir à payer les frais fixes de personnel
seulement I5 % des effectifs. Le personnel est constitué à 95 % permanent. Le calcul économique et l'urgence orientent la
d'ouvriers. 67 % des ouvriers sont peu qualifiés (niveau Ol distribution du travail soit vers l'équipe des salariés si l'on préfère
et O2). L'ancienneté moyenne au sein de l'entreprise est de gagner en quantité de viande prélevée sur l'os (parvenir à
I5 ans. Les femmes constituent un tiers des effectifs, elles des « os blancs ») quitte à y passer plus de temps, soit vers
sont cantonnées dans le secteur tranchage-conditionnement l'équipe des sous-traitants si l'on préfère un rendement
où elles composent la moitié du personnel. Elles occupent beaucoup plus rapide quitte à perdre un peu de matière
les emplois les moins qualifiés: balance de pesée, (« os rouges »). Le désossage et le parage produisent, entre
positionnement des tranches et ramassage des sachets. autres, la matière première du steak haché dite « minerai ».
Pour comprendre et situer les particularités, contraintes Le minerai est transformé en steak haché frais dans l'atelier
et exigences liées à la vulnérabilité du produit, il faut de viande hachée réfrigérée qui comprend la section broyage
préciser que la durée de vie (date limite de consommation) des et mélange et la section conditionnement. La dernière partie
produits fabriqués est beaucoup plus longue que dans les de ce secteur est l'atelier de viande hachée surgelée qui est
deux autres sites : elle varie de 23 à 30 jours suivant la composée de la section broyage-mélange-formage et du
qualité et le type de conditionnement. conditionnement propre au surgelé.
30
Le personnel de l'atelier a un âge moyen de 3 ans et
I
une ancienneté moyenne de 9 ans. On compte 94 %
d'ouvriers et 6 % d'agents de maîtrise et cadres. Le niveau de
qualification est bas : 77 % des ouvriers ne dépassent pas la
catégorie OQI, 23 % sont OQ2 ou OHQ. Le personnel se
répartit en quatre secteurs : 33 % au désossage (50 % avec
les tâcherons), 18 % au broyage-mélange-formage, 37 % au
conditionnement du haché frais et 12 % au conditionnement
du haché surgelé. Les hommes constituent 83 % des effectifs
et les femmes 17 %; ces dernières sont employées
uniquement dans les deux secteurs de conditionnement, elles sont
très majoritaires (73 % des effectifs) au surgelé et
minoritaires au frais (21 %).
■ Un établissement de fabrication et conditionnement de
lait frais pasteurisé qui emploie 75 personnes. L'usine est
relativement ancienne: elle a été mise en service en 1967.
Des trois sites étudiés, celui-ci est le moins avancé dans le
domaine des équipements ultra-propres et possède encore
une ligne de conditionnement traditionnel à côté d'une
machine très moderne, isolée et en atmosphère contrôlée.
Le produit fabriqué est fragile, sa durée de vie affichée est
de 8 jours. L'usine reçoit des citernes de lait cru collecté
chez les producteurs qu'elle transforme en lait frais
pasteurisé entier ou écrémé. Ce lait est ensuite conditionné en
bouteilles plastiques de I litre et 2 litres ou en pack carton
de I litre et 1/2 litre. L'usine fabrique, en outre, ses propres
bouteilles plastiques de litre.
I
L'établissement présente la particularité notable d'être
en cours de certification (ISO 9 002) au moment de
l'enquête. Cette politique a des effets importants non
et expositions critiques), au moins du point de vue des
images sociales des produits, marques et entreprises, la
totalité du personnel du secteur. Si une pédagogie est
possible, elle sera plus proche d'un apprentissage
culturel que d'un apprentissage technique. Elle impliquera les
personnes dans leur mode d'être, notamment dans les
représentations de leur corps et pas seulement dans
l'acquisition d'outils transmissibles par le seul intellect. En
outre, un changement comportemental est moins le
résultat de la diffusion d'un message pédagogique que
du sens produit par une relation sociale le message ne
:
contient pas en lui-même une force de changement, la
force lui vient du cadre social et institutionnel qui
l'impose ou le suppose et de la relation sociale qui s'instaure
à ce sujet. Un objet, un projet, un concept, une règle
formelle ou une formation ne s'imposent pas en soi et par
leur contenu intrinsèque, leur mise en œuvre implique la
prise en compte du rapport des acteurs à l'objet et
Sami Dassa et Dominique Maillard
ment dans le domaine de l'assurance-qualité, mais aussi sur
le plan du fonctionnement social et sur le plan de la
réflexion qu'elle permet à propos des relations entre la
diversité des pratiques comportementales et la tentative de
les formaliser, de les standardiser en des procédures
consensuelles écrites.
Le personnel se répartit entre un quart de femmes et
trois quarts d'hommes. Les qualifications sont supérieures à
celles des autres sites étudiés : on compte 77 % d'ouvriers
et 33 % de techniciens, agents de maîtrise et cadres. Parmi
les ouvriers, 62 % sont peu qualifiés et 33 % sont qualifiés.
Outre celles de l'encadrement, les qualifications les plus
hautes concernent les pasteurisateurs, les laborantins et les
ouvriers de maintenance; les basses qualifications se situent
sur les lignes et les machines de conditionnement du lait et
de fabrication des bouteilles plastiques, et sur les opérations
de manutention. La précarité est élevée un tiers de CDD
:
et deux tiers de permanents. L'établissement emploie
environ 20 % d'étrangers. L'ajustement des effectifs aux
variations de production et de structures se fait par le recours
aux intérimaires et aux CDD. La mobilité du personnel est
importante: 33 départs en 1992 dont 19 pour fin de
contrat CDD. Le personnel est jeune et peu ancien : en
1992, 50 % des salariés avaient moins de 30 ans d'âge et
60 % moins de 5 ans d'ancienneté.
- I s'agit de l'atelier de tranchage et de conditionnement du jambon cuit au
moment où il est nu, donc fragile et vulnérable. Dans cet atelier l'atmosphère
I
est microbiologiquement maîtrisée. L'air est filtré et recyclé pour ne pas
dépasser le niveau de 10 000 particules, d'un diamètre supérieur à un demi-
micron par pied cube. La salle est en surpression pour que les flux d'air
extérieurs ne puissent pénétrer lors de l'ouverture des sas.
dépend donc des conditions sociales de leur passage
dans la réalité pratique.
Au terme de notre recherche, la discussion de ces
quatre présupposés conduit à proposer des orientations
de pensée et d'action de type organisationnel bien plus
que de type comportemental. Il y a bien sûr, à ce sujet,
plus qu'une nuance entre les cas étudiés. La situation du
site « jambon » renvoie d'une manière autrement plus forte
que celle du site « lait frais » à la recherche de politiques
comportementales pour remédier aux défaillances. Mais
cela s'explique d'abord par une plus grande sévérité des
exigences comportementales qui pèsent sur le personnel,
notamment pour le travail en salle blanche, et surtout par
une organisation déjà beaucoup plus avancée, puisque
expressément conçue autour de l'objectif
hygiène-propreté-qualité, pour lequel l'entreprise a créé récemment
le site où nous avons effectué des investigations. Et
cependant, même dans ce dernier cas, la recherche
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation
montre l'importance et le primat des facteurs organisa-
tionnels comme sources ou comme justifications des
pratiques comportementales qu'elles soient ou non
conformes aux prescriptions.
Pour montrer l'importance de l'organisationnel,
reprenons la discussion de ces quatre présupposés.
La nécessité de l'implication et de la mobilisation
individuelles et collectives du personnel n'est pas, comme
telle, à remettre en cause. iMais ce qui fait problème, dans
les cas étudiés, c'est, au-delà des discours et intentions
proclamées, la réalité des moyens et des politiques que
l'organisation met en œuvre pour favoriser et développer
l'engagement du personnel de tous niveaux dans le
projet hygiène-propreté-qualité. L'organisation est
comptable de la mobilisation non seulement à travers les
objectifs officiellement annoncés, mais surtout dans la
réunion pratique et concrète des conditions qui
président à la réussite de ces objectifs d'implication. En outre
le personnel ne se mobilise pas sur un projet ou sur une
politique partiels, la mobilisation dans ses conditions et
dans ses effets procède d'un attachement à l'entreprise
comme totalité et découle tout autant, sinon plus, de la
politique sociale que de la seule politique de production
et de formation scientifique et technique. Les politiques
de l'emploi, des salaires, des conditions de travail et des
horaires apparaissent tout à fait importantes comme
facteurs d'implication ou de non-implication du personnel
dans les objectifs qualité de l'entreprise.
L'examen du deuxième présupposé, celui qui
stigmatise les comportements de la base en les traitant en soi,
c'est-à-dire de manière autonome, sans référence au
système organisationnel, renvoie aux mêmes conclusions.
Avant de mettre en cause les moeurs et humeurs des
exécutants, il convient de s'assurer que l'organisation, à
travers sa politique, ses moyens, ses méthodes et ses acteurs
(notamment les dirigeants, cadres et agents de maîtrise),
donne bien au projet hygiène-propreté-qualité une place
de choix. Le projet ne peut s'inscrire durablement dans
les cerveaux que s'il est visible, clair, cohérent et
constamment présent et inscrit dans toute l'organisation. Tant
qu'un point de non-retour et de cohésion généralisée
n'est pas atteint dans l'organisation, les comportements
n'ont pas d'explications autonomes, on peut toujours les
rapporter à des insuffisances organisationnelles. En
l'absence d'une pleine normalisation de l'organisation, les
anomalies ou dérives comportementales renvoient
d'abord à des explications et à des failles situationnelles.
Le comportement c'est l'organisation présente en chacun
des acteurs et en la collectivité qu'ils constituent.
Le même raisonnement s'applique aux présupposés
cognitifs et pédagogiques. Les anomalies ou
31
mités comportementales que nous avons pu repérer ne
s'expliquent pas essentiellement et le plus souvent,
même si elles sont réelles, par une ignorance ou une
méconnaissance des conséquences possibles de ces
comportements sur la qualité des produits fabriqués,
mais bien plutôt par des insuffisances ou des
inachèvements organisationnels. Il en découle que le recours à la
formation qui, bien sûr, ne saurait être nocif, est dans la
plupart des cas insuffisant en soi, pour changer les
acteurs et les situations en cause. Ceci vaut sans doute
moins, dans le « cas du jambon », pour les
non-conformités comportementales qui s'expliquent par un évitement
de contraintes physiques ou psychologiques ou par la
difficulté de modifier des habitudes ou des modes d'être
profondément enracinés. Les changements
comportementaux peuvent, assurément, être favorisés ou stimulés
par des changements de représentations provenant
d'une acquisition de connaissances par la formation,
mais ils ne se réduisent pas à cela. De plus, la
connaissance et la pédagogie n'ont pas d'effet quand les acquis
de la formation ne reproduisent pas, ne représentent pas
des situations de travail concrètes, ou n'y correspondent
pas. Des dérives, des contradictions ou des incohérences
organisationnelles supposent d'abord des solutions
organisationnelles.
D'autres présupposés inhérents à ces visions
pédagogiques et cognitivistes doivent être également critiqués
comme constituant des obstacles à la compréhension des
difficultés comportementales. Nous pensons notamment
à un présupposé techniciste et à un présupposé scientiste
utilisés comme ressources du changement social. Le
présupposé techniciste peut se lire dans le premier projet
avorté du comité « Formation » d'UNIR qui était de
réaliser un « simulateur de formation à la gestuelle
ultrapropre». Un usage techniciste de la science conduit à
faire découler un apprentissage socio-culturel d'une
technique machinique, et à l'y réduire. La vision
scientiste pré-construite se retrouve quant à elle, au sein des
entreprises étudiées, clans l'utilisation privilégiée de la
microbiologie comme support scientifique pour édicter
des règles normatives comportementales contraignantes.
On sait, pourtant, que la corrélation entre les règles
édictées et la non-surcontamination des produits n'est pas
toujours clairement établie ; les appareils de mesure
peuvent ne pas être complètement fiables ; une
surcontamination décelée ne désigne et ne délimite pas
automatiquement ses sources. L'invisibilité et l'incertitude de
l'effet de l'application d'une règle comportementale sur
la qualité d'un produit alimentaire accroissent donc, aux
sens des opérateurs, le caractère d'imposition sociale de
la règle. Il en résulte que les comportements sont jugés et
32 Sami Dassa et Dominique Maillard

Illustration non autorisée à la diffusion

•

•
■
■

-
-
-
-

Et

qualité apparaissent comme comportant, à des degrés Pourtant l'étude montre qu'un accord entre
différents, des incohérences, des contradictions, et comme l'organisation et son personnel est possible, sinon intentionnel-
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation
lement sur les fins recherchées dans le projet hygiène-
propreté-qualité, au moins sur ses conditions et sur sa
mise en œuvre, et donc sur ses résultats. Une
convergence de fait existe entre le désir de bien-être des
opérateurs et les exigences comportementales requises pour la
protection du produit. Le projet est l'objet d'un
détournement et d'une réappropriation par le personnel
d'exécution. On a noté que ce projet rencontre l'approbation de
la base pour d'autres raisons que la sécurité et la qualité
du produit il est utilisé comme argument d'amélioration
;
des conditions de travail, d'amélioration professionnelle,
psychologique et sociale. Au nom du projet, les salariés
n'hésitent pas à recourir à l'appui du service qualité ou
des instances représentatives contre la hiérarchie de
production et à mettre ainsi l'usine en face de ses
contradictions. La rencontre entre l'usage, la valeur et le sens de la
propreté que développent les opérateurs et, d'autre part,
les objectifs de propreté annoncés par l'entreprise,
permet sûrement l'établissement d'une concorde et d'une
plus grande cohérence et cohésion à ce sujet, à condition
toutefois que l'organisation accepte aussi de se
transformer pour cela.
De fait, les conditions nécessaires à la protection et à
la qualité du produit sont moins désirées et appréciées
comme telles que pour ce qu'elles sont en même temps
et réciproquement des conditions nécessaires à la
protection et à la qualité de vie des hommes au travail. En
protégeant le produit des hommes, on protège les hommes
du produit et on les protège tous deux de
l'environnement ambiant pour autant et pour ce qui dans
l'environnement ainsi ajusté est bon à la fois pour la vie du
produit et pour le confort de l'homme. Les conditions de
production d'une denrée de consommation définissent,
en ce sens, les conditions de travail des personnes qui la
produisent. Le projet d'amélioration de la qualité est non
seulement soutenu par la base, il est même parfois
revendiqué et jugé comme insuffisamment appliqué
quand, à travers lui, c'est l'enjeu « amélioration des
conditions de travail » qui est visé ; le projet qualité est alors
réinterprété et cela d'autant plus facilement quand le
soutien ou, au contraire, les réserves apportés à ce projet
reproduisent et retrouvent le clivage social traditionnel
entre la base et l'encadrement.
Toutefois, la concordance entre le projet et les
aspirations du personnel cesse et devient une discordance dès
que les conditions nécessaires à la production de la qualité
du bien de consommation sont telles qu'elles constituent
une contrainte sévère, agressive et aliénante pour les
opérateurs, comme cela peut se voir dans le site où l'on a
installé une salle blanche. Dans les autres sites étudiés, on est
loin d'en être là en l'état actuel, les contraintes pèsent
;
33
moins sur les hommes du rang que sur l'organisation. Par
le projet hygiène-propreté-qualité, les usines sont comme
mises en demeure de passer d'une organisation pour la
productivité à une organisation associant d'un même
mouvement productivité et qualité.
Ainsi, au moment où les sites acceptent de se livrer à
nos investigations, l'enjeu qui découle des difficultés du
projet n'est pas tant le comportement des opérateurs que
l'accouchement d'une nouvelle organisation. Tout
concourt à cette interprétation. Les contraintes
apparaissent beaucoup plus fortes pour le changement
d'organisation que pour le changement de comportement du
personnel d'exécution. Le passage d'une organisation
centrée sur les objectifs de production, de coûts et de
délais, à une autre, mieux à même d'intégrer les
nouvelles exigences de qualité, n'est pas encore franchi.
D'autres considérations issues de la perception
d'éléments favorables ou de comportements positifs par
rapport aux nouvelles exigences vont dans le même sens
explicatif celui de l'importance des situations organisa-
:
tionnelles et des rapports sociaux qu'elles engendrent.
Ainsi, par exemple, dans l'un des sites, les ouvriers de
production et/ou de nettoyage habitués à effectuer des
tâches de nettoyage des machines (fin d'après-midi et
nuit) seront, une fois transférés à de purs postes de
production, beaucoup plus attentifs à la propreté et
déploieront, même si cela n'est pas strictement prescrit, une
activité facilitant ensuite le travail de nettoyage des autres.
Ils essuieront le lait avant qu'il ne durcisse. De même,
connaissant l'avantage et le plaisir d'une situation propre
et ordonnée, un conducteur de machine aura le souci de
laisser au conducteur de l'équipe qui le suit un poste et
un atelier propres et rangés c'est aussi, outre une
;
certaine solidarité professionnelle, l'estime de soi et l'image
de soi et de soi pour autrui qui se jouent là.
Finalement, on peut avancer l'idée que l'absence de
dérives ou anomalies implique, en fait, une concordance
aussi parfaite que possible entre les dispositions
subjectives des agents et l'organisation objective de la
production telle qu'elle peut s'exprimer dans les règles, dans les
moyens et charges de travail, dans les ordres donnés aux
opérateurs et dans les sanctions positives et négatives qui
encouragent les « bons » comportements et découragent
les « mauvais » Les « bons » comportements ne peuvent
.
s'instaurer de manière durable que s'ils sont l'inscription,
dans les corps et dans les cerveaux des individus,
d'attributs et de propriétés issus de l'environnement social et
des structures sociales et renforcés par ces
caractéristiques à la fois personnelles et sociales, situées en même
temps au-dehors et au-dedans des individus. Dans ce
cas, tout se passe comme si les attributs sociaux gêné-
34
raient des attributs individuels et réciproquement. Un
projet qualité repose sur l'acquisition de nouveaux
modes d'être et non pas simplement sur Pinculcation ou
l'apprentissage de savoirs et compétences techniques ou
théoriques. Les conditions de réalisation d'un tel projet
ne sont idéalement réunies, pour reprendre le langage et
la conceptualisation de Pierre Bourdieu, que quand les
attributs individuels sont des attributs sociaux incorporés
et intériorisés alors que les structures sociales sont elles-
mêmes l'extériorisation de ces dispositions individuelles.
Les changements ne peuvent réellement advenir et durer
qu'à condition de s'inscrire à la fois dans les personnes et
dans les structures.
L'utopie prescriptive
L'irrésistible tentation des managers, des organisa-
teLirs ou des formateurs, c'est la maîtrise des
comportements et donc de l'être même des opérateurs. Cette
tentation fonctionne comme une dénégation de
l'irréductibilité des pratiques à leur conceptualisation
opératoire. La maîtrise des concepts dans les champs du
management, de l'organisation ou de la formation ne
peut pas être transférée, assimilée ou identifiée à une
maîtrise des comportements dans le champ de la
production. Comme le dit Pierre Bourdieu4, un concept comme
« la force illocutoire des mots » tend à placer la force des
mots dans les mots eux-mêmes « et non dans les
conditions institutionnelles de leur utilisation». Les concepts,
aussi affûtés et issus du réel soient-ils, ne contiennent pas
en eux une spontanéité pour déclencher des
changements comportementaux ou organisationnels. On peut
dire des concepts managériaux ce que Bourdieu dit de la
langue ils ne s'imposent pas par leur seule force propre.
:
Nous sommes ainsi amené à proposer des
explications permettant de rendre compte de la difficulté
d'inscrire le projet hygiène-propreté-qualité dans
l'organisation comprise comme un ensemble total à la fois
technique, économique et social. L'évolution du sens, de
la construction sociale et du statut des règles et
procédures de travail apparaît particulièrement éclairante.
Dans la tradition taylorienne, les organisateurs
voulaient faire advenir le réel à partir des prescriptions
émanant des bureaux des méthodes le réel c'était ce
:
qu'avait décidé le bureau des méthodes ; l'action des
opérateurs était, dans ce cadre, perçue comme le pur
produit des règles prescrites. Avec la modernité et ses
modèles participatifs, pour faire face à la découverte de
la place qu'occupe le social dans la construction de la
réalité (pratiques transgressives, organisation informelle),
Sami Dassa et Dominique Maillard
ENGAGEMENT
- Je ferai remarquer à un collègue s'il est mal habillé.
- je continue mes bonnes habitudes - vêtements. Je fais
des efforts pour mon masque. Je nettoie le gant toutes
les deux heures. Je veillerai à la propreté de mon tablier,
- Je continue mes bonnes habitudes. Habillage correct.
Nettoyer mes outils.
- Je continue les bonnes habitudes. Le tablier et le gant
propre, les chaussures et mon lieu de travail. Je m'engage
à le dire à mes collègues, si ce n'est pas fait, avoir une
tenue propre et bien rasé.
- Je vais faire attention à éviter de mettre mes os par
terre, sinon je les ramasse. Je ne mets pas les masques
par terre. Nettoyage du gant et du tablier toutes les deux
heures.
- Nettoyage de mon tablier toutes les deux heures.
Nettoyage du gant. Bonnette bien mise et je vais couper un
peu mes cheveux. Je vais faire attention de travailler avec
des plats propres.
- Je m'engage à nettoyer mes couteaux, mon gant, mon
tablier toutes les deux heures.
- Nettoyage - je continue - nettoyage du gant - je
continue de laver toutes les deux heures, le reste en fin de
journée. Je m'engage à ne pas envoyer balader celui qui
me fait une remarque.
-Je m'engage à mettre mon masque et ma bonnette
correctement.
- Je nettoie mes outils toutes les deux heures. Gant -
tablier - couteaux - veiller à ce que les collègues
respectent les règles de propreté et en faire la remarque (gants,
masques).
Engagements individuels d'amélioration de l'hygiène pris en stage.
succède - et cela se voit notamment dans la méthode de
mise en place de la certification - la tentative inverse
:
faire advenir le prescrit à partir du réel. Mais on retrouve
ici une autre difficulté, celle de la prétention de réduire le
réel à une prescription du réel par le réel (c'est ce que
l'on fait réellement qui devient le prescrit), même quand
ce qui est prescrit c'est ce qu'on fait ou du moins ce que
l'on a écrit qu'on faisait. Prescrire ce qui est réellement
pratiqué par l'opérateur ne fait pas pour autant
disparaître les dérives et transgressions, c'est la prescription
comme telle, et pas seulement son contenu, qui fait
problème. Quand les différentes composantes de
l'organisation ne sont pas parvenues à unifier leurs pratiques,
4 - Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, notes
4 et 6, p. 25 et 26.
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation
objectifs et représentations, on prescrit en même temps
une chose et son contraire (jette à la poubelle le
bouchon tombé par terre, ramasse le bouchon à terre et
remets-le sur la bouteille ou encore nettoie ta machine,
;
ne nettoie pas ta machine). La contradiction pratique
ainsi inscrite dans l'individu et qui se traduit par des
dérives et des transgressions correspond à la
contradiction présente dans l'organisation prise comme un tout.
Une même personne reçoit de l'entreprise, à travers ses
différents émetteurs d'ordre attitrés, un message qui
contient une chose et son contraire, mais qu'elle doit
unifier et réaliser.
Par ailleurs, quand une pratique jusque-là informelle,
non dite, non écrite devient une prescription, on peut
s'attendre à voir apparaître d'autres écarts, de nouvelles
pratiques informelles, du fait que la prescription porte en
elle, non seulement des énoncés d'actions instrumentali-
sées, mais aussi de manière cachée, secrète,
inconsciente, «naturalisée», des rapports sociaux de
dépendance et de contrôle. La procédure, au-delà du discours,
continue de séparer prescripteurs et réalisateurs. La
réalité continue d'être et de se vouloir autre chose que sa
seule prescription écrite. À la dichotomie substantielle
entre le réel et le prescrit succède la dichotomie
substantiel e entre l'écrit et le faire. Les effets d'imposition, de
décalage subsistent. La réalité reste double et elle sera
donc doublée l'ordre du réel concret résiste à toute
;
fusion intégrale avec l'ordre du réel procédural.
Res entie comme affectée de duplicité, l'organisation crée des
sentiments de duperie en lieu et place de la confiance et
de la crédibilité qui lui sont nécessaires. On peut jusqu'à
un certain point avancer un énoncé comme celui-ci ce
:
que la procédure me prescrit est infaisable, ce que je fais
est imprescriptible. Ces deux réalités sont à tous égards
irréductibles l'une à l'autre.
Cette utopie organisationnelle de vouloir et de
penser maîtriser parfaitement la réalité des pratiques, à la
manière d'une maîtrise technique, consiste, en fait, à
confondre la règle avec ce dont elle est règle.
L'organisation maîtrise les règles sans pour autant maîtriser les
comportements que ces règles édictent. Or le projet
hygiène-propreté-qualité apparaît bien aux opérateurs
au travers d'un ensemble de règles. Ce sont ces règles
comme telles qui sont plus ou moins appliquées. Le
projet peut être crédible, accepté comme nécessaire, pas
forcément les règles qui le retraduisent en opérations de
travail. Ces règles sont d'autant plus décrédibilisées quand
leur lien avec l'amélioration réelle du produit n'apparaît
pas clairement ou directement. La règle peut être
appliquée sans avoir d'effet visible, certain, sur l'amélioration
du produit. La règle peut ne pas être strictement
35
quée sans toutefois que cela entraîne une détérioration
réelle, visible ou immédiate du produit.
Les règles ne sont pas et ne sont pas perçues comme
seulement techniques et instrumentales, elles véhiculent
des connotations sociales et des charges symboliques
internes en termes de dépendance hiérarchique et
externes en termes d'assujettissement à des images
commerciales. Leur transgression ne prend pas alors le sens
d'un désintérêt ou d'une ignorance par rapport au
produit, mais plutôt celui d'une certaine forme de prise de
liberté sociale pour maintenir le travail dans sa
dimension professionnelle et productive, et pour afficher une
attache plus grande à la réalité qu'aux apparences, à la
logique de production qu'à celle du marketing.
D'ailleurs, quand elle instaure un système de contrôle
social pour surveiller la bonne application des règles et
sanctionner les contrevenants avérés ou repérés,
l'entreprise déplace elle-même son objectif de mesure et de
contrôle de la qualité vers un objectif de mesure
d'obéissance et d'allégeance. Dans un cas comme celui-là, un
individu agira éventuellement comme le veut la règle,
par crainte des sanctions encourues par lui, c'est-à-dire
pour des raisons sociales, et non pas par connaissance
des risques encourus par le produit, c'est-à-dire pour des
raisons directement instrumentales. Là encore, mais au
niveau symbolique et métaphorique, on peut dire que
c'est pour se protéger lui-même que l'opérateur est
conduit indirectement à protéger le produit, pour autant
que l'application de la règle ait bien, cet effet. La règle qui
veut prévenir la surcontamination des denrées
alimentaires est d'autant plus vécue et ressentie comme sociale
que le lien entre le comportement qu'elle édicté et le
produit est, de toute façon, statistique et probabiliste et
non pas causal et unilinéaire.
Le « bon » point ou champ d'application des règles est,
pour l'entreprise, particulièrement difficile à déterminer,
compte tenu précisément de ce qu'il faut réaliser des
objectifs économiques qui impliquent des individus, des
groupes et des rapports sociaux, autrement dit des
choses que l'organisation officielle ne peut pas
complètement maîtriser. Il faut, en outre, prendre en compte
aussi bien le social interne (le personnel de l'entreprise)
que le social externe (les clients de l'entreprise). La
difficulté consiste à concilier une logique économique, qui
pousse à une limitation du projet et à une orientation
strictement « instrumentale » de protection du produit par
rapport aux risques réels qu'il encourt, et une logique
sociale externe, qui pousse à une généralisation du
projet et à une oiientation «symbolique». Pour la clientèle,
tout ce qui, de l'usine et de son personnel, est visible de
l'extérieur doit suggérer le propre et apparaître tel ;
36
l'image du produit, de l'entreprise et de la marque
commerciale doit, elle-même, renvoyer à la «valeur
propreté». À l'intérieur de l'entreprise, la mobilisation du
personnel pour la bonne application des normes de
propreté appelle un évitement des sentiments d'injustice et
d'inégalités entre les personnes qui se comparent les
unes aux autres, mais aussi un évitement des impressions
de travailler pour «la montre» et pour les apparences.
Toute la question est de savoir s'il vaut mieux édicter des
règles « sur mesure » ou des règles généralisées.
L'économique appelle des règles, des comportements et des
moyens spécifiques et « sur mesure » Mais cette
.
spécificité pourra éventuellement servir d'argument au
personnel pour ne pas appliquer une règle quand elle sera lue
et vécue, de l'intérieur, comme socialement
discriminante et inégale et comme manifestant une incohérence
socio-organisationnelle. Une règle généralisée ne sera
pas pour autant respectée, on la considérera
éventuellement comme inutile à la stricte protection du produit;
elle sera alors socialement ressentie comme destinée à
l'extérieur, au décor. La voie n'est pas facile à trouver
entre la maîtrise des coûts économiques nécessaire à la
rentabilité du produit et la prise en compte du social et
de la vision des opérateurs qui pèsent dans la bonne ou
mauvaise application des règles comportementales. Dans
l'organisation à la fois économique et sociale qu'est une
unité de production, une règle économique est en même
temps une règle sociale, une règle sociale est en même
temps économique. Une vision purement économique
ou purement instrumentale, oublieuse de la dimension
sociale de la construction de la réalité, est forcément
vouée à l'échec quand elle conduit à fixer un but à
atteindre sans tenir compte de ses conditions réelles de
réalisation.
Même si elle n'est pas inapplicable, comme cela
arrive quelquefois, la règle est souvent elle-même
inadéquate et donc passible d'être transgressée, si on la
considère du seul point de vue «instrumental». Ainsi, par
exemple, l'observation stricte, voire obsessionnelle du
protocole d'habillage avant l'entrée dans la salle blanche
ne garantit nullement la totale asepsie de la « barrière »
vestimentaire. Il faut bien, à un moment ou à un autre,
toucher avec ses mains la poche en plastique qui
contient la surcombinaison de travail, puis ouvrir cette
poche et prendre cette combinaison pour la revêtir. Si,
comme il est de règle, on se désinfecte les mains avant
d'ouvrir la poche, on se les salira ensuite en la touchant
et donc on salira aussi la surcombinaison mais si on se
;
les désinfecte après avoir ouvert la poche, cela ne
garantit nullement une meilleure protection, car pour le faire
on aura dû poser la surcombinaison sur un banc qui n'est
Sami Dassa et Dominique Maillard
pas non plus aseptisé. On voit là, quand on rentre dans
le détail de la gestuelle à visée protectrice, l'imbroglio
auquel est soumis l'opérateur, la difficulté que rencontre
le prescripteur pour édicter la « bonne règle » et
l'opérateur pour l'intérioriser alors même qu'il est aveuglé par
les anomalies qu'elle contient.
Finalement, les difficultés comportementales
s'expliquent, selon nous, par une série de glissements qui
s'opèrent dans la chaîne qui conduit des objectifs de
maîtrise de la protection du produit alimentaire à sa
médiation par l'objectif de maîtrise des pratiques, puis des
conduites de travail, puis de la personnalité des
opérateurs. On glisse, comme on l'a vu, de la protection du
produit à des règles d'action pour y parvenir. On glisse
aussi, et c'est le sens même de l'évolution en cours dans
l'industrie agroalimentaire, de l'instrumental vers le
symbolique, et donc de la production d'une denrée vers la
production d'une image commerciale. On glisse encore
de la recherche d'une hygiène du produit à la recherche
d'une hygiène des personnes. Ne pouvant contrôler
l'invisible (les microbes), on se rabat sur ce qui peut en être
un signe et un agent subrepticement, sans intentionna-
:
lité sociale et en finissant par oublier la distinction entre
contaminé et contaminant, le contrôle social devient un
substitut de la difficulté du contrôle bactérien. (On voit
si quelqu'un porte ses gants, on ne peut pas voir s'il
contamine ou non le produit qu'il touche avec ces
gants.) On passe ainsi de la vérification du bon rapport
entre la règle et le produit au contrôle de l'observation
de la règle par les personnes. Le rapport homme/règle
prenant, pour l'entreprise, le pas sur le rapport
règle/produit, il n'est pas étonnant que, pour les opérateurs, la
transgression ait comme objet la règle et non pas le
produit. Le même raisonnement s'applique pour ce qui est
ressenti comme un passage de la réalité à son image et
comme un passage de prescriptions d'actes de travail à
des évaluations ou des interventions sur la personnalité.
La mise en place de la certification rend
particulièrement visibles les difficultés sociales tenant à la
transformation d'un univers de relations de l'homme aux
produits, au travail et aux rapports sociaux en un univers de
rapports de l'homme aux règles. Le respect des règles
peut notamment être moins un indicateur de respect et
de conformité du produit qu'un indicateur social
d'obéissance et de conformisme. L'idéologie de la certification,
en se proposant de standardiser d'un même mouvement
le produit et le travail, va à Pencontre non seulement de
son propre principe de formalisation des pratiques, mais
aussi de l'idéologie des ressources humaines qui compte
sur l'implication et la responsabilisation des acteurs. En
effet, la standardisation contredit la réelle diversité des
Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation
pratiques à un même poste de travail et la détermination
des comportements par les règles contredit ou peut
stériliser le développement des initiatives et décisions des
opérateurs. Quand, à un poste donné, différentes
pratiques ou méthodes de travail exclusives entre elles sont
en concurrence pour devenir « la » procédure écrite dans
les documents de certification, le choix retenu divisera
les tenants de ce poste en élus officiellement reconnus et
en exclus désavoués et disqualifiés. L'accord verbal
donné pour l'écriture de la procédure n'entraînera pas de
changements comportementaux réels.
Avec le projet hygiène-propreté-qualité, on découvre
le sens que prend la politique managériale dite des «
ressources humaines » et corrélativement la difficulté
considérable, pour des politiques comportementales
énoncées en termes de formation, d'aboutir à des
changements durables. Ce qui est visé comme objet de
mobilisation, c'est la subjectivité, c'est le psychisme, bien
plus que les compétences professionnelles. Ainsi les
contraintes de travail qui sont les plus difficiles à
maîtriser concernent l'hygiène des mains et des gants, la tenue
vestimentaire et en particulier le bon port du masque et
de la charlotte, le lavage des bottes, le comportement
aux toilettes, le respect des sens et zones de
déplacement, et la suppression des parures et signes corporels.
Ce à quoi l'organisation se heurte là, outre au principe de
la préférence pour le moindre effort, c'est à un certain
sentiment de dépersonnalisation, d'intrusion dans la
subjectivité, et dans une intimité jusque-là tenue à l'écart du
champ et du contrat de travail. Quand la contrainte est
ressentie par trop intrusive, l'individu résiste à une prise
de pouvoir, de domination et de possession de soi et de
son corps par l'organisation la transgression correspond
;
alors à une forme d'autoprotection. En transigeant, par
exemple en faisant une exception pour l'alliance 5 tout
en maintenant l'interdiction du port des autres bagues,
l'organisation donne à voir sa dimension sociale au-delà
du seul point de vue technique et instrumental. C'est
également pour protéger l'ambiance, la convivialité, la
communication fonctionnelle ou expressive et les relations
sociales quotidiennes, au sein de l'équipe de travail, que
les formes de contrôle entre équipiers ne reproduisent
37
généralement pas le contrôle social hiérarchique et orga-
nisationnel. La protection de soi et celle de sa vie sociale,
au travail, sont deux choses qui, selon nous, marquent
les indépassables limites d'une politique de changements
comportementaux. La discipline des corps, des attitudes,
des relations et des représentations que supposent ces
nouveaux comportements implique un effet d'imposition
que ne peut pas produire la seule inculcation
pédagogique d'un discours scientifique sur l'hygiène et sur la
microbiologie.
Étant, comme nous avons essayé de le montrer, le
fruit d'une construction sociale complexe non maîtrisée
et non maîtrisable, les comportements sont irréductibles
à une ingénierie, fût-elle sociale. Ceci permet de
comprendre la grande différence entre les situations étudiées.
La comparaison des cas est éclairante en ce qu'elle
montre ce qui fait défaut et ce qui va trop loin. Ce qui est
mis au jour, c'est d'un côté l'importance de la cohérence
organisationnelle, et de l'autre, quand cette cohérence
atteint un bon niveau, la difficulté de franchir les limites
socio-comportementales habituelles. Dans un cas,
l'organisation n'a pas ou pas encore atteint un niveau suffisant
de cohésion et d'engagement pour passer du projet à sa
réalisation, dans l'autre ce niveau est beaucoup plus
avancé et l'on pressent qu'il tend à devenir une source
d'épreuve, voire de souffrance pour les opérateurs.
L'isolement bactériologique du produit engendre l'isolement
social et psychologique des personnes poussées mais
non pressées de se percevoir comme des agents
contaminants. La construction sociale d'une nouvelle forme
d'aliénation au travail est le prix à payer pour la
construction sociale de la qualité.
5 - Dans un compte rendu du CHSCT concernant le site «jambon», le
président déclare à propos des « bijoux à la main ou au poignet
(bagues, bracelets, montres, gourmettes) plusieurs problèmes se
posent la chute de ces objets dans les fabrications [. .], ces objets
:
rendent difficile un lavage correct des mains, certaines bagues percent les
:
gants et diminuent l'efficacité des protections [. .], la solution proposée
est le retrait de ces objets [...], si cette disposition est de nature à
.
satisfaire le client, l'entreprise pense ne pas aller jusqu'à demander au
personnel de retirer son alliance en raison de la valeur symbolique qu'elle
représente ».