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Violence/s et R/révolution, les raisons d’un malentendu.

Paru dans Michel Biard, dir., La Révolution française. Une histoire toujours vivante,
Paris, Tallandier, 2010, p.169-182.

Révolution et Violence sont inséparables dans l’opinion . Depuis deux siècles, ces
1

notions piègent la pensée. Confondant « les violences », multiples et différentes, qui se


produisirent pendant la période allant de 1789 à 1799, appelée communément « la Révolution »
française, les récits concluent qu’une « Violence » spécifique a eu cours, liée au phénomène
dénommé « révolution ». Dans une pensée circulaire, renforcée par les rebonds
historiographiques, cette identification a bloqué la recherche d’autres analyses. En sortir ne
nécessite pas de provoquer des ruptures ou des découvertes, mais simplement de revenir à la
construction culturelle qui, au gré d’étapes successives, a échafaudé ce raisonnement.
L’association « Révolution » et « Violence » rassemble étonnamment tous ceux qui
veulent que l’on ne puisse pas faire les omelettes sans casser des œufs. Les partisans de la
« Révolution » assurent que la « Violence » n’a été que conjoncturelle, inévitable et
regrettable. Pour eux, les « violences » sont anecdotiques face au profit apporté par la
« Révolution ». Leurs opposants assurent, de leur côté, que la « révolution » ne pouvait que
sombrer dans la « Violence », donc que les « violences » condamnent la « Révolution » . Tous 2

s’accordent sur le fait que l’histoire du monde n’est que violence, inscrivant l’histoire des
révolutions dans le cours ordinaire des choses humaines, rejoignant, au gré des opinions et des
jugements, les guerres de religion, la conquête coloniale, la mise en place de l’Empire
napoléonien, les guerres civiles du XIXe siècle français, ainsi que les deux guerres mondiales
et notamment la première. Tous ces épisodes ont modifié le rapport à la violence des Français
et altéré les jugements sur les régimes impliqués. Cependant la Violence n’est pas aussi
intimement associée à la Religion, aux Colonies, à l’Empire, ou à la République, qu’elle ne
l’est à la Révolution.
Comprendre cette liaison passe par l’examen de l’historiographie et par l’analyse des
événements, en débusquant les dénominations nées au moment même de la Révolution,
reprises ensuite inlassablement par les observateurs et les commentateurs. Il faut mettre en
évidence les malentendus initiaux , qui ont participé à la construction de la Révolution en y
3

1
Cet article est fondé sur le livre Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Seuil, 2006.
2
La découverte de charniers de « vendéens » au Mans en 2009 illustre cette conviction.
3
Ce que Marshall Sahlins appelle les malentendus productifs.
2

incorporant la Violence, ce qui oblige la mise en cause de nos propres a priori. Pour cela il est
possible de partir des critiques portées par F. Furet à l’encontre de l’historiographie de la
Révolution : sa dénonciation de la « célébration du commencement » est en effet féconde, si
4

l’on veut bien mettre à part les conséquences ultimes et idéologiques que leur auteur en tire.
*
En premier lieu, F. Furet pousse à ré-examiner « l’amont » de la Révolution pour
comprendre ce qui a produit le « déclic », la « dénivellation » entraînant la prise de conscience
chez les contemporains qu’ils entraient en révolution et qu’ils inventaient la Révolution
française. Sa proposition de penser que la Révolution est faite le 17 juin 1789 après avoir
commencé en 1787 ou en 1788, le conduit à voir juillet 1789 comme une période de « dérive » 5

marquée par le déchaînement inutile de la violence. La question remet en cause l’idée d’un
déclenchement de la Révolution liée à une violence initiale due aux conditions politiques et
sociales. Or si la Révolution n’est inaugurée ni par l’ouverture des États généraux, ni par la
création de l’Assemblée nationale, ni même par la prise de la Bastille, mais par la révolution de
mai 1788, par le coup de force de Lamoignon, voire en avril 1787 par la disgrâce de Calonne,
alors une série de « révolution » a eu lieu, plutôt qu’une seule. La première met fin à l’Ancien
Régime en 1787. Une autre abolit le système « féodal » en 1788 et une troisième crée la
monarchie parlementaire, le 17 juin. En retournant la « déclassification » de Furet, le 14 juillet
1789 est la conclusion de toutes ces « révolutions » elle montre que la France a connu une
« Révolution », alors que toutes les autres révolutions européennes ont échoué, tout en ayant
constitué le terreau intellectuel indispensable. Cette périodisation n’est pas le décalque des
étapes « classiques », pré-révolution, révolution « bourgeoise », paysanne, urbaine : ces dates
sont autant de ruptures institutionnelles et culturelles lourdes et comprises comme telles par les
contemporains. Octobre 1789 serait enfin le moment de la prise de conscience par tous d’être
entrés dans un autre régime d’historicité.
Dans cette révolution étalée sur deux ans, la violence des émeutiers et des ruraux
mécontents, comme celle déployée par la monarchie contre eux, doit être reconsidérée, car elle
précède et annonce ce qui existera plus tard. Dès 1787 et, surtout, après mai-août 1788, avec
les émeutes contre Lamoignon, les affrontements sont politiques . La répression est immédiate,
6

la monarchie instituant des juridictions d’une brutalité exemplaire : on juge et on exécute sous

4
François Furet, Penser la Révolution, Gallimard, 1978, p. 23.
5
Id., p. 69.
6
Jean Nicolas, La Rébellion française, Seuil, 2002 ; Peter McPhee, Living the French Revolution, 1789-99,
Chippenham, Palgrave Macmillan, 2009.
3

24 heures . Si l’on veut bien mettre de côté provisoirement l’ampleur de la violence, autre
7

problème qui sera traité un peu plus loin, les mécanismes d’engrenage de la violence sont en
place bien avant 1789. La continuité l’emporte sur la novation que ce soit dans le maintien de
procédures , ou dans la continuation des pratiques collectives. La violence de la période
8

révolutionnaire s’inscrit dans les prolongements exacts de ce qui se passait auparavant,


coloration politique en moins. La « grande peur » n’a pas commencé avec le 14 juillet, mais
s’est bien articulée avec les vagues d’émeutes du printemps, prolongeant celles qui couraient
depuis deux ans, tandis que la violence populaire a trouvé ses marques politiques dès 1787, ce
que les « journées » révolutionnaires garderont jusqu’en 1795.
Le passage de la « révolution » effective à la « Révolution » française peut se
comprendre sans l’imputer à une volonté idéologique, voire perverse, des acteurs. Le 14 juillet
1789 devient le symbole de la Révolution acquise par la violence, parce que cette invention
transmue les violences pour les transformer en une Violence fondatrice et en projet politique.
Ce que la fête de la fédération en 1790 affiche ensuite affirmant que l’union des Français se
réalise contre la violence : tout régime doit, pour exister, trouver un équilibre assumant les
ruptures qui ont présidé à sa naissance, sans que celles-ci ne se répètent . Le débat est bien
9

connu qui vise, dès juillet-août 1789, à « terminer » la Révolution. Présenter la chute de la
Bastille, la mort de son gouverneur et d’une centaine d’assiégeants, comme le premier acte
d’une révolution, c’est conjurer les deux ans d’affrontements qui précèdent, reconnaître les
acteurs violents et leur accorder une reconnaissance qui les valorise en les dépossédant de leur
pouvoir révolutionnaire. Au soir du 14 juillet 1789, le meurtrier du gouverneur de Launay
devient, à sa propre surprise, un héros fêté brièvement puis renvoyé à l’oubli. Si Barnave
demande à propos de la mise à mort sauvage de Foulon et de Bertier, le 22 juillet 1789, « ce
sang répandu est-il donc si pur ? », légitimant ainsi une violence « punitive », il propose
pourtant de créer des institutions qui empêcheraient le renouvellement de ces scènes. Les
mesures se succèdent ainsi depuis l’instauration du tribunal du Châtelet pour juger les crimes
de lèse-nation, jusqu’à la haute cour d’Orléans devant laquelle doivent comparaître les traîtres
du 10 août 1792. La contention de la violence est patente le 21 janvier 1789, lorsque
l’Assemblée refuse de considérer que la mort du boulanger François est politique mais un
crime de droit commun.
7
Ted W. Margadant, « Summary Justice and the Crisis of the Old Regime in 1789 », in D. Sutherland, Historical
Reflexions, 2003, vol. 29, n° 3, p. 495-528
8
Eric de Mari, La Mise hors-la-loi sous la Révolution française 19 mars 1793 - 9 thermidor an II, thèse de droit.,
dact. Université de Montpellier, 1991.
9
La réflexion de Crane Brinton, The Anatomy of Revolution, New York, Vintage Books, 1962 [1938] demeure
pertinente.
4

La Révolution trie donc parmi les violences, suscitant des positions ambiguës. La
formule de Danton « soyons terrible pour dispenser le peuple de l’être » explique son appel à
l’union des énergies autour de la patrie en danger, ou l’installation de tribunaux exceptionnels
pour empêcher le peuple d’être violent. De façon plus retorse, Barère, accueille les sans-
culottes à la Convention, le 5 septembre 1793, évoque leur revendication de mise de la Terreur
à l’ordre du jour, et réussit à ne leur accorder qu’une armée révolutionnaire aux pouvoirs
limités, sans institutionnaliser la Terreur. En même temps, des mesures sont prises contre les
« exagérés », puis contre les citoyennes républicaines révolutionnaires, auxquelles on interdit
le port d’armes. Le même tient également des discours d’une rare violence contre les
« brigands de la Vendée », pour garder autant que possible la main mise sur les armées
républicaines déchirées par les rivalités politiciennes en août et en septembre 1793. Les
groupes et individus violents sont à la fois indispensables et dangereux pour l’existence même
de la Révolution. Il est alors illusoire et dangereux, intellectuellement, de vouloir identifier une
« bonne » violence, qui serait populaire et punitive, d’une « mauvaise », contre-
révolutionnaire, égoïste et archaïque. Les pulsions de violence ont été selon les circonstances et
les jeux de pouvoir acceptées ou refusées, l’historien n’a pas à prononcer des jugements de
valeur. On ne gagne rien à remplacer la longue dénonciation des violences faite par une
historiographie contre-révolutionnaire, par les louanges d’une sélection des violences réalisés
par une historiographie adverse.
Le cours de l’histoire est plus prosaïque. A partir de 1793, l’héroïsation des soldats de
la République s’accélère à mesure que leur rôle politique s’atténue. Dans cette mutation, ils
cessent d’être les vecteurs de la Violence indispensable à toute révolution, et deviennent les
acteurs de la violence nécessaire pour la Révolution française. La transformation est achevée
plus tard par Bonaparte/Napoléon qui les met directement au service de sa gloire, incarnant
celle de la Nation. Vouloir la « fin » de la Révolution mérite mieux que le mépris dans lequel
on tient les différents promoteurs. De Mounier à Robespierre, qui essaya lui aussi de clore la
violence déchaînée notamment en mars et en juin 1794, le contrôle de la violence n’a jamais
été perdu de vue, notamment en l’inscrivant dans une lecture politique.
*
A ce compte, s’il y a bien une « idéologie » qui conditionne la démarche des acteurs, or
ce n’est pas Rousseau, mais Burke qui donne la clé de la sensibilité du temps. La fin du XVIIIe
siècle est en effet marquée par la volonté de donner du sens au Mal, au moment où les
croyances religieuses reculent et où le sens de l’Histoire est abandonné aux mains des êtres
humains. Voltaire avait ironisé sur les autodafés organisés à Lisbonne, en réponse au
5

tremblement de terre meurtrier de 1755. Est contestée la compréhension religieuse d’un monde
où la violence des hommes et de la nature relève d’un plan divin et sacré. En revanche,
l’exigence pour l’humanité de faire face à la Violence suscite une mutation des sensibilités, et
de nouvelles positions philosophiques et juridiques. Le « sublime » est théorisé par Burke :
sensation forte éprouvée devant la « terreur » provoquée par de grands cataclysmes, de grands
paysages, de grandes émotions, le sublime dépasse le « beau » éprouvé dans la plénitude.
L’homme est d’autant plus conscient de sa petitesse et exalte davantage les ressources de son
âme dans ces conditions surhumaines, qui le confrontent à la Violence. Diderot et surtout
Schiller diront la même chose, et insisteront sur la grandeur de l’individu, qu’il compatisse au
malheur du monde, ou qu’il pose des actes héroïques au nom de l’humanité. L’ironie de
l’histoire voudra que la longue vie de Burke fasse de lui, plus tard, le pourfendeur de la
Révolution française précisément au nom de sa Violence à l’encontre des personnes royales et
des traditions collectives.
Cet arrière-plan esthétique du sublime permet pourtant de comprendre les discours des
révolutionnaires des années 1789-1794. Refusant la « Terreur », contrairement à ce qui est
affirmé sans preuve, ils lient le mot et la chose aux pratiques de l’Ancien Régime. Celles-ci
sont marquées par une justice exemplaire et usent de la violence pour faire peur ; la peine n’est
pas la rétribution de la faute, mais le signe adressé par le pouvoir aux membres de la
communauté. Les révolutionnaires récusent cet emploi terrorisant, mais ils savent aussi que le
goût de la punition « terrible » ne cesse de hanter le corps social et qu’il faut répondre à cette
attente. Ce cadre explique le fameux discours de Robespierre du 5 pluviôse an II, lorsqu’il
associe étroitement vertu et terreur, interdisant que la dernière puisse se développer sans la
première, contestant de façon claire l’acceptation de la violence par les hébertistes. Il ne s’agit
pas d’une innovation. Les écrits du Milanais Beccaria ont pesé en ce sens depuis les années
1760. Ils justifient la gestion politique de la peine de mort via la guillotine, instrument social
d’une mort détachée de toute eschatologie. A l’opposé du secret de l’instruction, de l’usage de
la torture et du recours à l’exemplarité de la peine, les révolutionnaires, prolongeant les ultimes
réformes de Lamoignon, ministre de Louis XVI, posent, au moins jusqu’en 1794, la nécessité
de la publicité du recours à la violence. La laïcisation de la violence, son asservissement aux
besoins de l’État comme aux exigences de la défense de l’idéal révolutionnaire ou de
l’universalité de valeurs démocratiques, représente en l’occurrence l’avancée de la modernité,
récusant la sacralité de la justice et les punitions de transgressions d’un ordre divin.
Le prix à payer est lourd. Il faut accepter de débattre sereinement de violences
judiciaires dans une optique « utilitariste ». Sébastien Mercier, dans son utopie L’an 2440
6

l’avait compris, qui justifiait la peine capitale comme moyen de rassembler autour du
condamné, devenu un bouc émissaire, la communauté émue et tranquillisée par le supplice
qu’elle se devait d’infliger à un de ses membres pour retrouver son unité brisée. Dans un
monde où les hommes portent le poids de l’avenir du monde, la Violence originaire est
indissociable de la vie politique pour les révolutionnaires les plus cohérents. Le contrôle de la
violence traverse toute la Révolution et se traduit par une position difficile à admettre mais que
l’on ne peut pas condamner sans au moins en reconnaître la prétention : user de la violence et
en débattre politiquement. Le monde désenchanté doit régler seul les trajectoires déviantes ou
transgressives, poser des limites et délibérer du sort des transgresseurs sans recourir à une
dimension surnaturelle. Cette tension provoque inéluctablement des débats, dont on saisit vite
les difficultés. Qui jugera des juges ? Qui contrôlera les bourreaux et qui édictera les valeurs ?
La réponse passe, au nom des principes mais aussi en raison de l’incertitude pesant sur
la légitimité du pouvoir, par la diffusion des responsabilités au nom de l’égalité qui doit régir
les rapports entre les hommes et les interventions dans la cité. Gardes nationales, tribunaux
extraordinaires, comités révolutionnaires, armée révolutionnaire : des instances nombreuses et
variées sont chargées de la répression des opposants, à la fois pour éviter des massacres
impulsifs et pour institutionnaliser des règles de justice. Cette situation crée une concurrence
entre justice d’État et justice « populaire », ou justice politique. Dans ce climat de guerre civile,
la surenchère provoque la débauche de violences qui va identifier la période révolutionnaire.
L’échec est patent, la cohésion sociale est mise à mal. Tous les acteurs, les uns après les autres
en sont conscients, sans que personne ne trouve de remède politique, jusqu’à la centralisation
de la justice révolutionnaire à partir de mars-juin 1794, opérée essentiellement par Robespierre,
et travestie après sa mort comme une tentative d’accroître la Violence, devenue la Terreur. Car
le discours politique tente, vaille que vaille, de donner du sens à ce qui se produit.
Il est évidemment facile de caricaturer les propos des révolutionnaires qui parlent
d’humanité au moment où ils inventent la guillotine. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos
jours, bien peu d’auteurs s’en sont privés. Le paradoxe est évidemment fort de vouloir associer
ainsi la Violence à la Révolution qui veut établir le bonheur sur terre, et certainement l’illusion
est dangereuse de croire la chose possible. La grandeur de la Révolution, au moins dans sa
phase qui s’arrête en 1794, a été de poser, même de façon non convaincante, la question qui se
pose à toutes les institutions et tous les régimes de tout temps : comment orienter la Violence
indispensable dans ce qu’elle représente de force de changement, de réponse aux injustices,
d’émotions proprement humaines, pour qu’elle serve à l’édification de la Cité. On ne peut pas
reprocher aux révolutionnaires d’avoir osé poser publiquement le problème, mais d’avoir
7

proposé des analyses maladroites, insuffisantes ou cyniques. Le premier cas est illustrée par la
fameuse phrase attribuée à Guillotin assurant que la guillotine produit le sentiment d’un
courant d’air sur la nuque. Le deuxième cas est plus général. La plupart des révolutionnaires
devant la Violence ont été incapables de penser précisément le rapport entre les violences et la
Violence. Il ne s’agit pas de jouer sur les mots, mais de poser la question du pouvoir. La
Révolution exige une unité de décision et d’orientation donnant du sens aux pratiques, y
compris aux violences. Il est aisé de constater que les discours des révolutionnaires sont
largement à la remorque des violences commises, qu’ils avalisent ou minimisent. Cependant le
vide créé peut s’apparenter à celui qui est lié à tout état de « guerre civile », dans lequel la
distribution de la violence échappe à une légitimité unique, mais dépend de légitimités
concurrentes affrontées. Les violences sont le moyen par lequel des groupes et des individus
s’approprient le sens politique du mouvement révolutionnaire et le détournent à leur profit.
Cette situation est patente en 1792 et plus encore en 1793, notamment dans les régions de
l’Ouest et précisément en Vendée, victime de crimes de guerre. La réponse de Robespierre
aura été le silence en décembre 1793, puis l’action indirecte contre Carrier en janvier 1794,
enfin la lutte contre les Hébertistes de décembre 1793 à mars 1794. Le troisième cas mérite
toute l’attention. Car on devrait alors reprocher beaucoup plus fermement aux révolutionnaires
des années 1795-1799 (éventuellement les mêmes qu’avant cette date, mais inscrits dans une
autre configuration politique) d’avoir continué de recourir à la violence militaire, judiciaire,
politique, sans débats publics, laissant les généraux imposer l’état de siège à d’innombrables
villes et régions. Le même reproche pourrait être adressé à Bonaparte/Napoléon engageant les
soldats dans la voie catastrophique du nationalisme et de l’asservissement de la violence à la
gloire d’un homme promu au rang de demi-dieu.
Comparons cavalièrement des contextes différents. La révolution russe, sous la
conduite de Lénine accepte les violences sauvages commises dans l’été et l’automne 1917 et
les incorpore dans la Violence révolutionnaire qu’il dirige, avant de se retourner contre toutes
les violences concurrentes à partir du début de 1918. Par la suite, et c’est en cela que la
comparaison avec la Révolution française est instructive, les bolcheviks ne cessent jamais de
garder la haute main sur la violence d’État, quitte à laisser proliférer les nombreuses violences
individuelles ou collectives contre les ennemis choisis . Le nazisme exploite sans vergogne
10

toutes les violences possibles en les amalgamant dans le cadre flou, mais efficace
idéologiquement parlant, du racisme destructeur des juifs, des tziganes, des communistes, des

Marc Ferro, La Révolution de 1917, A. Michel 2 éd, 1997 ; Nicolas Werth, La terreur et le désarroi, Perrin,
10 e

2007.
8

déviants de toutes espèces. Ceci permet à tous ceux qui ont des comptes collectifs ou
individuels à régler, de s’engager dans les différents corps acceptés par le régime, quitte à ce
que des liquidations soient organisées entre ces courants. Autant d’ « excès d’État » qui se
situent aux antipodes de la situation révolutionnaire française au moins jusqu’en 1794. Deux
positions seraient alors à éviter devant les discours des révolutionnaires traitant de la Violence
dans la Révolution. D’une part, il convient de ne pas les considérer comme les masques,
couvrant des exactions, ou comme des positions idéalistes et naïves, entraînant le pays dans un
régime simplement totalitaire. D’autre part, il ne faut pas les comprendre en fonction de leur
seule efficacité politique et politicienne, pour éviter de les contaminer en quelque sorte par
l’impureté des violents requis et employés. La Révolution affrontant la Violence, est l’exemple
même de la situation « sublime » de l’humanité confrontée à ses limites. Dit brutalement, la
Révolution française est l’occasion de rappeler que tout Pouvoir est inséparable de la Violence,
unité irrémédiable que traduit le mot allemand Gewalt. Le scandale de la Révolution tient au
fait que le mystère, dans lequel tout pouvoir aime à s’envelopper, est déchiré.
*
Dernière réflexion inspirée des propos de F. Furet. Rappeler la commémoration de la
Révolution par ses acteurs et insister sur l’importance de l’historiographie née, selon F. Furet,
au moment de la IIIe République, conduit à chercher la clé de l’invention de la tradition dans
laquelle nous baignons. Tout partirait de la sortie de la Terreur. Dans des démonstrations
marquantes, M. Ozouf et B. Baczko décrivent la Révolution obligée de tenir un discours de
dénonciation de la violence dans laquelle elle s’est engagée depuis au moins 1792, voire 1789 . 11

Les thermidoriens rejettent le régime de terreur mis en place progressivement et institué par
Robespierre, montrant que la Violence a été employée par idéologie mal comprise, et qu’elle
n’a été provoquée ni par les circonstances, ni par le besoin de répondre aux exigences sociales,
politiques et économiques nées de la guerre. La naissance de la légende noire de la Révolution
prend forme à ce moment là, notamment à partir de l’exemple nantais. Une partie des
révolutionnaires met en avant ce cas pour masquer ses propres actes terroristes (c’est le cas de
Fouché, Tallien ou Barras notamment), exploitant cyniquement la situation créée pour garder
le pouvoir dans les années suivantes. La réalité d’un régime qui a su utiliser les violents et les
violences pour le profit de ses dirigeants est mise à nue. La Révolution rentre ainsi dans le
système général des révolutions, violentes, irrationnelles, qui traverse l’histoire universelle et

Mona Ozouf, L’école de la France, Gallimard, 1984, p. 91-109 ; B. Bazcko, Sortir de la Terreur, Gallimard,
11

1989.
9

constitue une « machine » historique identifiable . Dans cette perspective, l’accusation portée
12

contre l’historiographie universitaire et républicaine est congruente. Le lien noué à partir de


1880, et surtout de 1889, entre la République et la Révolution a nécessité un ajustement pour
que les violences initiales soient minimisées, rejetées sur les extrémistes (Robespierre
notamment pour Aulard, premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la
Sorbonne), ou attribuées aux réactions causées par les menaces contre-révolutionnaires. Il est
aisé de relever les apories de cette présentation, dénoncée déjà en son temps par Mathiez,
rejoint ici par Cochin, rassemblés dans leur critique envers l’histoire « officielle » . 13
La
« vulgate » jacobine serait née dans la suite de cette absence de réflexion sur la Révolution
détachée volontairement des autres révolutions comme de toutes les situations de violences
politiques.
Ces positions sont connues et méritent qu’on leur accorde d’abord le crédit d’avoir
provoqué le débat, même trop emporté, partisan et responsable pour partie d’un blocage
totalement contre-productif. En acceptant les questions, mais en refusant leur cadre, il est
possible d’aborder le problème différemment. La « terreur » naît véritablement le 11
Thermidor, lorsque le mot est employé par Barère, puis un mois plus tard par Tallien. Les deux
accréditent l’idée dorénavant donnée comme définitive qu’un « régime de terreur » a été mis en
place institutionnellement, et que ce régime a été dirigé et voulu par Robespierre assisté de
Couthon et rejoint peu ou prou par Saint-Just. Il n’est pas question de reprendre ici la
démonstration de cette invention de traditions, faite par ailleurs, mais de relever seulement trois
points. On a trop oublié que la résistance de la Révolution contre les violences a été inaugurée
entre janvier et mars 1794 par Robespierre, Carnot et Barère, redonnant à la Convention et
surtout au Comité de Salut public le contrôle exclusif de la violence politique et judiciaire. De
même, on a dénommé trop rapidement « grande terreur », mots eux aussi employés dans un but
polémique, les tentatives, maladroites politiquement mais intéressantes philosophiquement et
judiciairement, de Robespierre voulant instituer un régime contrôlé d’exception à partir de juin
1794. Enfin on a réussi à exonérer la Contre-Révolution de toute responsabilité dans le
déroulement même de la Révolution, au moment où, entre septembre 1794 et septembre 1795,
une tentative d’unité se noue au centre pour essayer des anciens terroristes jusqu’aux royalistes
modérés (jusqu’à Charette, après le traité de paix de la Jaunaye en février 1795) dans un
régime notabilaire.

12
Martin Malia, History’s Locomotives, New Haven-Londres, Yale U.P., 2006.
13
Fred E. Schraeder, Augustin Cochin et la Révolution française, Le Seuil, 1992.
10

Il faut insister sur la force de cette lecture idéologique qui, après Thermidor, opère un
reclassement général des rapports entre individus et groupes. Tel ancien partisan de la
Révolution bascule dans la modération, voire le royalisme modéré, comme Carnot, ou dans la
dénonciation des « terroristes », comme Prudhomme, quand il ne donne pas la main aux
manœuvres anti-robespierristes, comme Babeuf. Un équilibre instable naît qui est remis en
cause dans les années qui suivent, brassant les lignes violemment. Carnot et Babeuf, ces deux
anti-robespierristes, s’affronteront dans une lutte mortelle. Mais le dossier d’accusation de la
Terreur demeure. Celle-ci est dite achevée en juillet 1794, sans que la date initiale ne soit
jamais proposée. Et elle est identifiée à la « Révolution » française, que le Directoire a voulu
remplacer positivement. La même lecture est réemployée par l’Empire, rejetant du coup toute
la Révolution assimilée à la Violence, puis enfin et surtout par les folliculaires et les politiques
de la Restauration amalgamant toute la période précédente, jusqu’aux Cent-jours, dans la
Révolution satanique et violente. La naissance de l’historiographie accablant la Révolution
comme exemple de la Violence est confirmée dans les années 1815-1817. Tous les courants s’y
retrouvent, contre-révolutionnaires faisant disparaître leurs responsabilités dans la faillite
politique, libéraux et républicains se détachant des revendications populaires, bonapartistes
insistant sur la grandeur de l’épopée militaire. Il a fallu les combats parfois confus de
l’historiographie du XIXe siècle pour que les nœuds ainsi formés se défassent du fait même de
leurs contradictions.
*
Pour conclure, en ce domaine, la marge de manœuvre de l’historien est étroite. En
même temps qu’il convient de récuser les jugements de valeur, il faut refuser les usages
automatiques de notions intemporelles lorsque l’on se livre aux indispensables études
thématiques et comparatistes . Entre leçons politiciennes, mécanismes éternels et légendes
14

occasionnelles, l’histoire des révolutions, dont en premier lieu celle de la Révolution française,
doit se réaliser dans le cadre d’une érudition affirmée et clarifiée. La reconnaissance des
violences pendant la période révolutionnaire, leurs descriptions, les bilans humains,
l’établissement des responsabilités, demeure tout simplement à faire. Le « détour »
historiographique est cependant indispensable pour poser clairement les cadres des
investigations et se dégager des a priori communautaires ou nationaux, qui conditionnent les
approches scientifiques. La science historique, avec ses limites avouées , mais avec la qualité
15

essentielle qui est sa publicité, permet ainsi d’éviter la sidération régulièrement entretenue

14
Arno Mayer, Les Furies, Fayard, 2000.
15
C. Brinton, op. cit., p. 8 sq.
11

autour de la Violence pour en faire un acteur de l’Histoire, et pour comprendre la Révolution


française comme un épisode de plein droit de l’histoire humaine.

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