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Revue de l'histoire des religions

Au sujet d'un théâtre religieux sumérien


Yvonne Rosengarten

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Rosengarten Yvonne. Au sujet d'un théâtre religieux sumérien. In: Revue de l'histoire des religions, tome 174, n°2, 1968. pp.
117-160;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1968.9240

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1968_num_174_2_9240

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Au sujet d'un théâtre religieux sumérien

Le P. M. Witzel fit paraître, en 1935, la transcription et


la traduction d'un texte sumérien de 435 lignes publié par
H. de Genouillag en 19301. Son travail fait partie d'un recueil
consacré à la liturgie de Tammuz2. Mais il ne lui donna pas
de titre, bien qu'il connût celui de Lamentation on the
Destruction of Ur attribué, par S. Langdon, à un fragment du
même texte, traduit par lui en 19193.
S.-N. Kramer, après avoir rassemblé et traduit un grand
nombre de duplicats inédits, aboutit, en 1940, à une nouvelle
version qu'il intitula : Lamentation over the Destruction of
Ur*. Effectivement, nous y trouvons surtout les lamentations
de la déesse Nin-gal, « mère » de la ville et parèdre du dieu de
la Lune, ainsi que celles des habitants d'Ur, à propos d'un
cataclysme qui anéantit totalement la cité, deux mille ans,
environ, avant notre ère. Mais les assyriologues classèrent
ultérieurement le texte dans la catégorie des «
Lamentations »5, ce qui, sans être faux, prêtait à confusion.
Le P. M. Witzel lui-même en fournit la preuve lorsque,
en 1945, après avoir pris connaissance de la traduction de
S.-N. Kramer, il publia une nouvelle version de l'œuvre,
sous le titre : Die Klage Uber Ur6, avec un commentaire dont
l'intérêt est loin d'être négligeable. Mais il contient une cons-

1) TCL XVI, 40 'pi. 82-97), document de l'époque d'Isin [op. cit., p. 1).
2) An. Or. 10, pp. 34-74.
3) UPBS X, 4, pp. 279-285.
4) AS XII, pp. 1-97.
ô} SAIIG, pp. 192-213 ; RA 55, pp. 190-191 ; Hebrew and Semilic Studies...,
p. 60.
fi) Or. NS XIV, pp. 185-234.
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tatation décevante, à savoir qu'une définition précise de la


conclusion ne peut être tirée au clair1.
En effet, le dernier vers du morceau exprime la
reconnaissance du peuple d'Ur envers Nanna, le dieu de la Lune et le
« père » de la ville : « Ô dieu Nanna, ta cité restaurée, par ses
louanges, t'élève en gloire. »
D'autre part, les trois derniers chants (48 vers)
apparaissent comme une prière au dieu de la Lune afin que le
malheur n'accable plus jamais la ville d'Ur. C'est pourquoi
Th. Jacobsen, en 1041, distinguait dans le texte deux parties
différentes dont la seconde serait une « adresse apaisante »2.
Je ne pense pas qu'il soit pour autant incohérent, mais
que c'est à nous d'en comprendre la nature et la portée.
Disons nettement, en premier lieu, que cette prière à Nanna,
dont on verra plus loin le contenu, ne doit pas être confondue
avec les « lamentations pour apaiser le cœur » d'un dieu,
prières individuelles, dont nous n'avons d'ailleurs que des
témoignages tardifs, et qui étaient prononcées dans le but
de faire cesser une souffrance actuelle3.
En effet, nous l'avons vu, la ville d'Ur était déjà restaurée
au moment où furent récités les 387 vers de plaintes (et
ce n'est pas, je crois, d'une restauration symbolique qu'il
s'agit)4 ; les 48 autres ont pour but de conjurer une nouvelle
destruction.
Nous devons donc distinguer, pour l'intelligence du texte,
dans son ensemble, bien que la grammaire sumérienne ne
détermine pas, selon nos catégories, le passé, le présent et le

1) Or. NS XIV, p. 188 : Lieder isl die Schlusspericope nicht sonderlich gut
erhallen.
2) « Soothing address » (AJSL LVIII, p. 221).
3) ír-ša(g4)-gug-gá (E. S. : ér-šá(b)-gum-ma). Cf. OECT VI, pp. iv,
v, 13-14, 15-17, etc. Cf. Addendum, infra, p. 159.
4) Cf. Or. NS XIV, p. 192 : Vielleichl aber haben wir in diesem liiurgischen
Feslspiele (um ein solches diirfle es sich doch wohl handeln) nur ein sgmbolische
Reslaurierung anzunehmen, dargestellt durch eilige Herslellung einer Laubhulle
and durch Ausschmuckung des Tempels (besonders mil frischen GriXn). A ce sujet,
d'ailleurs, le P. Wit.zel n'a pas abouti à une pensée claire. Il avait suggéré, p. 188,
qu'il pouvait s'agir d'une cérémonie religieuse dans le temple reconstruit (wie-
derhergestellen) où la déesse (sic) est en fonction de sacrificateur.
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futur, le moment où la « lamentation » fut prononcée, le temps


du cataclysme qu'elle rappelle, celui où la ville fut
reconstruite, et l'avenir auquel la prière finale fait allusion. En
d'autres termes : la ruine de la ville, dans le passé le plus
lointain, sa restauration dans un passé plus récent, l'expression
de la douleur dans le présent, et les vœux pour l'avenir.
En conclusion, si l'on considérait le texte, ainsi que
certains l'ont fait1, comme un document liturgique, le cœur
du dieu étant déjà apaisé au moment où l'on parle, sa partie
la plus longue, qui évoque la destruction d'Ur, n'aurait plus
de sens, du moins sous la forme à la fois lyrique et anecdo-
tique où elle se présente, avec un luxe inouï de détails et
l'emphase, toujours pathétique, de l'expression.
Pour toutes ces raisons, je crois, le texte en question
n'est pas un hymne dont plusieurs sections affectent la forme
de litanies2, ni un psaume à deux voix3. En analysant les onze
«chants» (eleven «songs») dont il est composé, S.-N. Kramer4
est resté dans l'expectative, ajoutant, d'ailleurs, que nous
ne savons rien sur les circonstances de sa récitation.
A. Falkenstein l'a nommé « ki-ru-gú-Komposition »
et le range parmi les textes dont la catégorie littéraire n'est;
pas déterminée5. Ce jugement s'appuye sur le fait que d'autres
pièces sont désignées, à la fin de la dernière tablette, par
le scribe sumérien, au moyen de termes génériques, encore
obscurs, d'ailleurs, pour la plupart. Certaines apparaissent
comme des cantiques, d'autres sont définies par le nom de
l'instrument de musique dont la diction ou le chant étaient
accompagnés.
En publiant les duplicats trouvés à Ur, C. Gadd et
S.-N. Kramer évoquent ceux qui provenaient de Nippur en

1 ) Cf. UPBS X, 4, pp. 279, 281 . S. Langdon note, toutefois, la « grande longueur
inhabituelle » de ce qu'il nomme lilurgical composition op. cit., p. 281). Cf.
également An. Or. M, pp. 44 ss.
2) Cf. TC.L XVI, p. 1.
3) Cf. Cahiers d'Art, ИМ'), р. 2'.).
4) AS XII, p. 1. Cf. Addendum, infra, p. 15'.).
Г>| ZA NF XV (1!)лО>, р. 104. Le terme ki-ru-pú est commenté ci-dessous,
p. 128.
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les désignant par le terme de « Ur-lament »4 Mais à propos


d'une autre série de tablettes qualifiée de Lamentation sur
la Destruction de Sumer el Ur, ils disent qu'elle nous renseigne
sur une manière d'écrire l'Histoire1.
Si les termes employés : hislorio graphically significant
composition, ne le sont pas à propos de « Ur-lament », c'est
que celle-là, à première vue, contient peu de références à
l'Histoire. Une seule ligne mentionne le peuple de SU2 et les
Élamites dans leur action dévastatrice. Toutefois, on peut
considérer que la seconde moitié des lamentations de la ville
adressées à son « père », le dieu Nanna, constitue une
description d'actes guerriers suivis de la défaite totale. La première
est une peinture dramatique des effets d'un cataclysme
naturel déclenché par le dieu de l'Air, et poussé à son paroxysme
grâce à l'aide fournie par le dieu du Feu.
On s'est demandé, cependant, si le mot « orage » ou «
tempête » n'avait pas été écrit et répété pour désigner figurati-
vement l'assaut des armes3 ; si le, texte transmettait le
souvenir d'un phénomène naturel ou d'une bataille, ou des deux
à la fois4.
Je crois que cette dernière hypothèse est la plus justifiée.
>i l'on y regarde de près, la description de la guerre ne peut
être confondue en sa substance, c'est-à-dire par les faits
mentionnés et par les images employées, avec celle de la
« tempête » elle-même. De plus, le vers 410 signale en propres
termes, comme responsables du désastre, des « êtres du ciel
et de la terre »5. Sans doute ne s'agit-il pas des dieux, puisque
la destruction de ces vivants célestes est ardemment souhaitée,
mais des démons mauvais dont ils se servent pour causer
des ravages et, d'autre part, bien entendu, des ennemis qui,

v, vet vi, -г, p. i.


•2: Sulians 'AS XII, 1. '211. ? Suburuer 'SAHG, p. W3) ?
3) .kS XII, p.'.i, e, f. l'A. ZZB, p. Г>7 : invasion île la fin du règne ďlbbi-Sín.
4) <Jr. NS XIV, pp. lsfi, 187.
Г>) Nig-zi-Júl-ii n-ki. Ces êtres, selon AS XII, tlU, miraient « fracassé »
(dub?) les « Têtes Noires ». c'est-à-dire les Sumériens; selon une variante
(VU ET VI, 2, pi. 13(J, 515, ils se seraient emparés d'elles (da-ab = dab = dib';.
(".f. infra, p. 126, n. 2, pour la lecture du « chant » X et. p. 150.
AU SUJET D't'N THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 121

avec la défaite et la ruine, ont imposé aux habitants des lois,


ou normes, qui n'étaient pas les leurs.
La double intention de l'auteur sumérien s'allirme aussi
lorsqu'on prend conscience de ce que j'appellerai maintenant
le « rôle » de la déesse Nin-gal. Ses premières lamentations font
allusion seulement à la « tempête » et à ses démarches
personnelles auprès des dieux supérieurs pour la faire cesser1. Ce
premier plaidoyer, la déesse le prononce devant son époux, le
dieu de la Lune, et lui avoue son échec complet.
Lorsqu'elle s'adresse à lui pour la seconde fois2, en un
discours où l'expression de la douleur atteint son paroxysme,
le malheur est d'abord décrit par antithèse avec la prospérité ;
les images évoquent l'occupation et la déportation : nous
sommes mis en face de maux humains provoqués par des
hommes, avec, bien sûr, le consentement des dieux.
Je ne pense pas, toutefois, que l'œuvre qui rappelle la
destruction et la renaissance d'Ur ait été composée, à
proprement parler, « dans le but » d'écrire l'histoire : l'événement
n'en est que le prétexte, comme le fut pour Eschyle la bataille
de Salamine, Et je choisis à dessein d'évoquer « Les Perses »,
plutôt que n'importe quelle tragédie grecque, parce que les
lamentations de Xerxès et celles du Chœur des Fidèles,
conseillers du Grand Roi, y sont absolument comparables,
par la forme et par le ton, aux lamentations sumériennes.
Sans doute Eschyle, en mettant en scène les malheurs des
Perses, voulait-il exalter le mérite et la gloire des Grecs, et
susciter à leur égard l'admiration. Les vers sumériens inspirent
surtout, et je me plais à citer ici, du même coup, les mots
chers à Boileau ainsi qu'à La Bruyère, la terreur et la pitié.
Mais, dans l'un et l'autre cas, les éléments lyriques
transfigurent l'anecdote : il s'agit avant tout d'émouvoir.
Le théâtre grec, d'autre part, mieux encore que nos
miracles ou nos mystères, représentés au Moyen Age. nous

1) AS XII, И. КХ-16У.
2) AS XII, II. 257-327.
122 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

aidera à distinguer de l'exercice du culte proprement dit les


« représentations » sumériennes, si pénétrées qu'elles soient
par la religion, dans leur sujet, dans l'expression des
sentiments, dans la ferveur dont elles témoignent.
Qu'on relise la prière des Danaïdes à Zeus1, celle d'un
chœur de Vieillards à Zeus, Athéna, Artémis et à d'autres
divinités invoquées par ordre d'importance2, et l'on admettra
aussitôt que la prière sumérienne au dieu de la Lune, pour
préserver Ur d'une nouvelle destruction, puisse ne pas être un
acte rituel. Et que, dans le déroulement de l'œuvre «
théâtrale », c'est une conclusion logique, et non incohérente, de
l'évocation des malheurs passés. Quant aux lamentations du
peuple et de la déesse Nin-gal, proférées, nous l'avons vu,
après la restauration de la ville, elles n'auraient aucun sens
s'il ne s'agissait pas d'un « jeu ». Cette hypothèse évite de se
demander si l'on récita l'œuvre sumérienne à l'occasion de
l'anniversaire de la destruction d'Ur3, ou à l'occasion du retour
de la statue de Nin-gal, possiblement enlevée par les ennemis4.
Quant à la « présence » de Nin-gal sur une « scène », ne
serait-elle pas plus étonnante, même si la déesse était incarnée
par une grande prêtresse, au cours d'une cérémonie liturgique?
Mais elle est comparable, que ce soit ou non par filiation, ce
que je ne veux pas même insinuer, à celles d'Héphaistos ou
d'Hermès,5 ou à celle d'Athéna ayant pour interlocuteur Ulysse6.
Mes réilexions, on le voit, ne rejoignent que partiellement
celles du P. VVitzel. L'idée d'une « représentation liturgique »
(lilurgischen Feslspiele) semble l'avoir eilleuré, mais il suggère
aussi, sans preuve il me semble, que la déesse était en fonction
de sacrificateur lors d'une fête accompagnée de sacrifice
(Opferfed)7.

1) Eschyle, Les Suppliantes, p. Г>1.


2) Sophocle, Œdipe Roi, pp. 76-7*.
:'.) Cf. AS XII, p. 1, b.
4) ZZB, p. 57.
Г)) Eschyle, Prométhee enchaîné, pp. 1Г>.Ч, 189.
fi) Sophocle, Ajax, pp. 10 ss.
7; Cf. supra, p. 118, n. l.
AU SUJET D'UN THÉÂTRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 123

D'autre part, s'il parle du « Chœur de lamentations de la


foule » (Klagechôre des Volkes), il emploie également, au cours
de son analyse, les mots Trauerchôre, Chorgesang, ou
seulement Chore1, sans définir nettement le rôle qu'il attribuait
aux choristes. Il suppose, je crois, leur intervention chaque
fois que le texte présente des répétitions, des refrains, des
passages manifestement lyriques.
Mais, à propos du « chant » III, il ne dit pas comment
s'exprime matériellement « la ville qui se lamente »2 et à propos
du « chant » VIII, il nomme « le personnel du Temple » pour
préciser, avec réserve d'ailleurs, l'indéfini « on » désignant
les gens qui invoquent la déesse3. Il semble bien, en résumé,
que les chœurs auxquels il fait allusion n'aient eu d'autre
mission que celle d'embellir la cérémonie liturgique, comme
cela se pratique de nos jours.
C'est pourtant à la lecture du début de ce « chant » VIII,
dont les traductions sont aussi nombreuses que les interprètes,
que me vinrent à l'esprit la question relative au sujet parlant
à la déesse, et la réponse suivante : « c'est la ville, s'exprimant
par le chœur »4 : un chœur qui, analogue à ceux des tragédies
grecques, parle, psalmodie et chante ; un chœur qui présente
l'action, la commente, décrit parfois le jeu des acteurs et les
prend à partie ; un chœur qui est la voix du bon sens et de la
morale, qui a l'autorité de la conscience commune, mais qui,
de plus, « dans sa prescience »5 et par la connaissance du
destin qui doit s'accomplir, indique à la déesse ce qu'il faut
faire.
Le texte sumérien est alors devenu pour moi cohérent et
clair, sinon en tous ses détails, du moins dans son ensemble,
en ce qui concerne sa nature et sa composition. Quelques
passages obscurs ont pris un sens nouveau. L'hypothèse,

1) Or. NS XIV, p. 190.


2) Op. cit., p. 189.
'.]) Op. cit., p. 191.
4) Ou par le chef de chœur, cf. infra, p. 144.
5) Cf. Eschyle, Agamemnon, p. 2.'57 : « Qui donc, sinon quelque Invisible
qui, dans sa prescience, fait parler à nos lèvres la langue du Destin... »
124 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

dont on n'ose affirmer qu'elle enferme la vérité, m'a conduite


aux résultats que je vais essayer de résumer ici.
En tête de la version de Nippur, on trouve, à titre de dédi-
cataire, le nom de la déesse de l'écriture et des «Belles-Lettres »,
Nidaba (accompagné ou non, suivant les duplicate, de celui
de son époux Ga-NI) et non celui de Nanna, dieu de la Lune,
devant lequel se lamentent son épouse et son peuple. Il serait
tentant de voir en ce fait la preuve que nous allons lire une
œuvre littéraire, plutôt qu'un texte religieux. Mais il est plus
probable que le scribe ait seulement dédié à sa patronne son
travail de copiste. Les actes sumériens, comme il est naturel
dans un état théocratique, étaient tout imprégnés de
religiosité, même lorsqu'ils nous paraissent matériels ot prosaïques.
Il nous est moins facile de comprendre pourquoi les dieux
et les déesses de ce peuple sont honorés sous les épithètes
d'aurochs et de vache — symboles de richesse ou de
puissance ? — et leurs temples nommés fîgurativement étables
ou enclos. Le début du texte concerne le dieu de l'Air, Enlil
(littéralement : « Seigneur du Vent »). Mais il ne faut pas moins
de quatre vers pour que cela soit dit en clair. Il semble qu'on
aille de l'ombre à la lumière, du plus secret au plus précis,
par une savante progression :
1) De son étable, il a disparu ; dans son enclos (souffle) le vent.
2) L'aurochs, de son étable, a disparu ; dans son enclos
(souffle) le vent.
3) Le Seigneur de tous les pays a disparu ; dans son enclos
(souffle) le vent.
4) Le dieu Mullil1, de son sanctuaire, de Nippur, a disparu ;
dans son enclos (souffle) le vent2.
Une trentaine de vers analogues, ayant pour deuxième
« hémistiche » le même « refrain », seront nécessaires pour que
soient évoqués, dans le même style, une liste de dieux et de

1) Nom emesal du dieu En- lil, écrit : Mu-ul-lil.


2) Le verbe n'est pas exprimé dans la phrase sumérienne : ama.Š-a-na li 1-е.
L'édition d'UET VI, 2, 136, 18, donne la variante amaš-a-ni líl-lá : «son enclos
(est) dans le vent ».
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 125

déesses des principales villes et lieux saints de Sumer. <c Ne


dit-on pas que ses dieux désertent une cité prise ? ». .Mais
la phrase est d'Eschyle1 et non d'un Sumérien.
Il est évident, par cette longue introduction, que la
destruction d'Ur a entraîné la ruine du pays tout entier.
Cependant, il ne s'agit pas seulement, sous l'expression poétique,
de faire le point d'une situation désastreuse. L'intention,
sur le plan lyrique, n'est-elle pas de préparer les esprits, comme
on le demande à Г « Ouverture » d'un Opéra ? Je veux insinuer
que le poète, en son double but d'informer et d'émouvoir,
paraît bien s'adresser à un public comme le font, dans Les
Perses, tout au début, le Coryphée et le Chœur.
Il n'est pas impossible qu'il y ait eu également, chez les
Sumériens, un « chef de chœur ». Il est possible, mais rien ne
permet d'en être sûr, que la première partie de chaque vers
ait été dite par ce personnage, et que l'autre moitié, le refrain :
« dans son enclos (souffle) le vent », ait été répétée par le chœur.
Ou que deux « demi-chœurs » se soient partagé le texte de
cette manière. Si l'on supposait, en effet, que les trente-cinq
premiers vers étaient prononcés par un seul chœur, on ne
saurait dans quelle bouche placer le contre-chant (vers 37-38).
On objectera peut-être qu'un seul récitant pouvait « faire »
toutes les voix. Soit ; mais nous n'en savons rien à propos du
texte en question. Et cela ne changerait d'ailleurs pas la nature
de l'œuvre : un seul acteur peut donner lecture de n'importe
quelle tragédie sans qu'elle cesse pour cela d'être une pièce
de théâtre.
Que ce récitant ait été un lamentateur nommé gala en
sumérien, kâlu en akkadien, et qu'on en fasse l'hypothèse
sous prétexte que le « chant » dont nous parlons est écrit dans
une langue sumérienne connue sous le nom d'eme-sal2, cela
pose un autre problème que je ne peux éluder.
Je rappellerai d'abord que le mot e.mesallu est traduit

1) Les Sept contre Thèbes, p. 113.


2) AS XII, p. 1.
126 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

actuellement, lorsqu'il qualifie le sel, par « de goût fin ». La


langue eme-sal serait, en conséquence, la langue belle ou
noble, et ne serait pas parlée uniquement par les femmes,
comme on l'a longtemps cru. Le « lu eme-sal » est un homme
qui parle bien1.
Par antithèse, me semble-t-il, l'autre langue sumérienne
dite eme-ku serait la langue fondamentale, c'est-à-dire la
langue vulgaire. Il est plus difficile de comprendre pourquoi
gašan (dame ou seigneur; les mots sumériens n'ont pas de
genre s'ils ne sont affectés d'un déterminatif particulier)
paraissait plus distingué que nin (seigneur ou dame) ; umun
que en (seigneur), mulu (homme ou femme) que lú; Mullil
que Enlil (noms du dieu de l'Air).
Mais, dans la majorité des cas, Гете-sal est d'une
prononciation plus facile que l'eme-ku : gar s'adoucit en mar
(placer) ; gai en mal (être) ; gis en mus (bois) ; ni g en
nem (chose) ; šag4 en šáb (cœur); dùg en zeb (bon); gé
en dé, etc.
Dans la majorité des cas, également, les mots eme-sal
sont écrits phonétiquement, comme pour exiger du lecteur
la décomposition des syllabes : ù-mu-un, ga-sa-an,
Mu-ul-lil s'écrivent à l'aide de trois signes; zé-eb, ša4-ab
ou sà-ab, à l'aide de deux2. Il m'est venu en l'esprit, pour

1) CAD, 4, 148.
2) Je dis : « dans la majorité des cas », car la graphie ù-mun est attestée
(AS XII, 217 ; variante : ù-mu-un, ibid.,n. 242) ; car nem s'écrit Au ou nîg (ibid.,
120, 165) ; men s'écrit uv {ibid., 113).
L'écriture en syllabes décomposées n'est donc pas uniquement destinée à
révéler qu'il s'agit d'eme-sal. Je laisse ici de côté une confrontation des variantes
qui, d'autre part, me paraît prouver, comme le pense Raymond Jestin, que dans
un texte en eme-sa), les idéogrammes dont on connaît l'équivalent en écriture
phonétique ne sont pas à lire en eme-ku. Je signalerai pourtant que la ligne 101
de AS XII présente le même mot « muš-la 1 », dans un membre de phrase «bissé »,
écrit d'abord mu-uš-lal, puis mušx-lal (Siš-lal). Deux variantes sont
mentionnées à la note 91 : 1) le mot est écrit deux fois g iš-lal ; 2) le mot est écrit deux
fois mu-uš-lal.
On lit ailleurs (AS XII, 262, et UET VI, 2, pi. 138, 1. 53) : erí-šáb-ba
erí-ša-ab Gu-mu-da(-an)-gul. La lecture šáb du signe šag4 est imposée
par le signe -ba exprimant Je locatif -a et le son -b de la racine. Pourrait-on
objecter, en partisan des lectures courtes, que la transcription juste est sà-ba ?
Mais il y aurait sà-ga en eme-ku, et l'on ne parlerait pas, en ce cas, d'écriture
phonétique. Les Sumériens entendaient et comprenaient šab et §ag, que nous
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX. SUMÉRIEN, 127

les deux raisons ainsi définies, que l'eme-s al favorisait la;


psalmodie ou :1e chant, Гете-ku étant, coramiv le suggère
Fétymologie, la; langue fondamentale, c'est-à-dire, la г langue
parlée, . également utilisée eni. littérature, d'ailleurs, mais à »
d'autres fins. La rime interne se reconnaît aussi en eme-ku1.
L'hypothèse vaut ce qu'elle vaut: Mais il est sûr, au moins,
que les lamentations de la ; déesse Nin-gal sur la destruction
d'Ur étaient accompagnées de musique. L'indication en est
<lonnée amvers 86 (ASXII) : « La dame, après que, pour sa
déploration, on eut placé à terre la harpe des complaintes... »2.~

écrivions šáb ou sà-b, Sag4 ou sà-g; et quel que soit le système de notation,
assurément conventionnel, choisi, relativement à leurs propres phonèmes, par les
auteurs akkadiens de certaines gloses.
Au reste, la lecture sa, indépendamment des prolongements ou désinences •
grammaticales, annule tout simplement la différence entre Ге m e - к u et Г e m e - s a 1.
(lu qui fournit une raison supplémentaire de ne pas l'adopter. Car, en l'absence de

.
signes dont la valeur eme-sal est connue, et en l'absence d'écriture phonétique,
aucun moyen ne nous reste pour distinguer Гете-sal de Гете-ku.
Sans aucun doute, les quatre premiers chants de notre texte sont en eme-sal.
Le chant V paraît l'être aussi,. en raison des trois graphies suivantes, dont la,
deuxième, à elle seule, ne serait pas probante : Mu-ul-lil-le (AS XII, 180},
iia-ám {ibid., 197, п. '214 et UETVl, 2; 137, 80), u-mu-un (,LS XII, 217, n. 212].
De même on lit dans le chant VI : ка-na-ám (UET VI, 2, 137, 93) qui
correspond à kalam (AS XII, 210) ; nu-nuz mèn (ibid., 219) ; dans le chant VII :
na-ám... tar (AS XII, 257), ми-ul-líl-le (ibid., 258, .260), e-zé-mu (ibid.,
268), ma-al (ibid., 271) ; dans le chant VIII : nunuz (AS XII, 333), mèn (ibid.,
.'539), ka-na-ám (ibid., 342, 344),.e-zé (ibid., 362). Ces faits linguistiques ne -
semblent pas avoir frappé A. Falkenstein. Sa répartition des vers sumériens en
emesal-Dialekt et Ilauptdialekt est influencée manifestement par la notion
aujourd'hui abandonnée d'une « langue des femmes » (SAHG, p. 377).
Aucun des mots, aucune des graphies cités plus haut ne se retrouvent dans les
chants IX, X, XI. L'écriture i-si-iâ (AS XII, 422) n'est pas probante à elle seule..
Selon mon hypothèse, on pourrait admettre que ces chants étaient en eme-ku
et parlés (les autres étant chantés ou psalmodiés). Ils forment, en effet, une partie
distincte de la « pièce » à laquelle ils servent de conclusion. Ils concernent l'avenir,
ils expriment l'espoir et la joie de la ville restaurée, et ne peuvent plus être
accompagnés de la triste musique de la harpe des lamentations 'cf. ci-dessous, pp. 149 s.
et 153).-
1) Cf. R. Jestin, BÍ. Or. XXIV, 1/2, 1967, pp. 9-12.
2) Littéralement : « la harpe des pleurs » ou « la harpe des lamentations »
(balam-ér-ra). Une traduction de S.- N. Kramer, citée par H. Hartmann (Die
Musik der Sumerischen Kultur, p. 64), suggérerait : « harpe funéraire », si elle était
donnée comme sûre par son auteur. Mais, dans le Compte rendu de la Rencontre
assyriologique de 1D52, paru à Leiden en 1954, p. 81, n° 48, S.-N. Kramer hésite
entre deux traductions du proverbe suivant : u4 1-di-di-in u4-šú-uš 1-di-di-in
balag: ir-ra* im-ma-Dr-DU-bu-dè-en. Le dernier complexe verbal ne me
paraît admettreque la lecture im-ma-gub-gub-bu-dè-en ; elle rend
douteuse la première interprétation proposée : « (yet) you will (finally) cnrne lu the drum ■
(or « lyre *) of lamentation (i-p death) ». La seconde interpretation : « (yet now)
we set up the drum of lamentation » fournit un sens acceptable pour le verbe ; mais
je- le comprends comme étant à la deuxième personne du singulier. On peut donc
128 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Et l'on peut en déduire, semble-t-il, que ce qui précédait


n'était que psalmodié.
Revenons au vers 36. Si les Sumériens ne désignaient pas
le personnage qui parle, ils notaient soigneusement, à l'aide
des nombres ordinaux, la fin de chacune des parties de l'œuvre.
Les Assyriologues hésitent encore sur la lecture et le sens des
signes qui précèdent le numéro d'ordre : ki-Šub-gú ou
ki-ru-gu1. Les Akkadiens les traduisaient par šeru : « chant »
ou « partie d'un chant », mais probablement par glissement
de sens, car le mot composé sumérien paraît indiquer, quelle
que soit la lecture choisie, un mouvement du corps.
Pour A. Falkenstein, il s'agirait d'un acte cultuel
accompagnant le texte chanté (révérence ou agenouillement)2. J'y
verrais plus volontiers, conformément à une traduction
littérale de ki-šub-gú, un simple salut des « acteurs »3. Le
mot sub, en elïet, peut signifier <c abaisser » (labânu) et
former avec l'indice de l'abstrait ki et le rectum gu (nuque)
un composé : « abaissement de la nuque ».
Le caractère verbal de ru-gù, prolongé par -da, dans
l'expression giš-gi4-gál-ki-RU-gú-da-kam qui remplace
parfois giš-gi4-gál-bi, ne me semble nullement prouvé2.
En faisant appel au sens ordinaire de -d a- : « être à côté de »,
on pourrait comprendre, littéralement : « contre-chant le

traduire : « Le jour, tu t'agites ; le soir, tu t'agites (encore) ; (et) tu dresses la


harpe des lamentations. » Autrement dit : « ton agitation ne te prépare que des
peines ». L'idée de mort n'est pas nécessairement associée à la pratique de
l'instrument.
Ma traduction fait état du locatif ki-a (AS XII, n. 68), de la mention, même
dans les textes économiques, des porteurs de balag (cf. Fô 118, II), des
représentations bien connues d'instruments de musique dont la caisse de résonance affecte
la forme du corps d'un quadrupède ; les pieds de l'animal permettent à
l'instrument de reposer sur le sol, alors que les lyres sont généralement portées à bras
par le musicien (cf. notamment, QIC XX, p. 94, fig. 72 b).
J'évite le mot de « lamentation » qui doit traduire ilu dans la proposition
principale de la phrase (cf. infra, p. 133).
1) Cf. ZA NF XV (1950), p. 104.
2) Op. cit., p. 105.
3) Je laisse de côté, car la mutilation des textes rend ce genre d'étude
extrêmement hasardeux, la question de savoir si le terme ki-šub /ru-gú figure dans
des pièces littéraires ou religieuses, où s'il se présente seulement dans le cas où
une « mise en scène » est possible ou probable.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 129

chant jouxtant », c'est-à-dire : « suivant », au lieu de « son


contre-chant ».
• Ajoutons que si ki-šub-gú signifie matériellement «salut»,
il serait vraisemblable que giš-gi4-gál désigne un autre
mouvement, annonçant le contre-chant. Or, l'idée de
« tourner » est contenue dans la racine gi4 ; gis, qui veut
dire « bois », évoque pour moi la canne du tambour-major,
ou la baguette du chef d'orchestre. L'orientation d'un « bâton »
commandait peut-être un déplacement du chœur pour dire
le contre-chant, analogue au mouvement connu, chez les
(Trees, lorsque l'antistrophe succédait à la strophe1 ?
Quoi qu'il en soit, il est remarquable que chaque partie
de l'œuvre — scène ou acte ? — mette en évidence l'intention
de l'auteur, la composition du texte et ses articulations. Les
contre-chants font généralement « le point », résumant ce qui
a été dit, comme pour des auditeurs retardataires ou distraits.
Les dieux, donc, ayant déserté le pays, c'est par une
invocation à la ville que débute le deuxième chant ; d'après
TCL XVI, 40 :

■Ю) О ville, une lamentation amère, pour ta lamentation,


prononce2 !
41) Ta lamentation, amère en vérité3, ville, ta lamentation
prononce !

1) Cette interprétation exclut la lecture iz-gi4-GÁL [AS XII, 1. 76) établie


d'après la graphie igi.di'b (izkim)-<~ÁL-bi (КАП, n° 100, II, 10;, lecture
qui n'a pas convaincu A. Falkenstein [ZA NF XV, p. \УЛ, п. 21. Je m'explique
cette graphie insolite par un ou deux « akkadismes » : le signe ri i š a pu être lu
et dicté i z ; le signe gi4 a pu être prononcé qi4. Le scribe aurait alors interprété
izki(m) selon un mot qu'il connaissait, mais qui rend inintelligible pour nous le
signe gal suivant. S.-N. Kramer est alors obligé de le lire en majuscules.
De plus, igi ,DfB peut aussi être lu giš-kim [CAD Г>, p. 98;, et la lecture giš
est, d'autre part, confirmée par l'eme-sal mu-g[i-ma-al ] (A/S/, 4, 32, Г>Х;.
Quant à la graphie 5iš-Ki-gál [SL, 296, 114}, elle prouve (?) tout ce qu'on
veut : la lecture giš-ki(m), ou la lecture qi4 de <;i4, ou plus probablement, je
crois, un équivalent phonétique : ííiš-gi.-gál.
Il reste enfin à comprendre l'abréviation (?) triš-gál — mihir zamari {CT 1*,
46, .">*) et la graphie gIj-gál — me.hru (devant du corps, Manuel, 326).
2; Littéralement : « fais être ! » : erí a-še-er trig-ga a-Se-er-zu mar-ra.
3) Certaines versions ont en clair l'assertif -àm en plus de -a : a-še-er-zu
130 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

On peut apprécier, sans savoir le sumérien, la musique des


vers et l'art poétique avec lequel sont disposées les phrases
et les syllabes1. Le P. M. Witzel voyait en ce passage une
mise en demeure, adressée à la ville par la déesse, de proférer
une lamentation2. Je n'approuve pas cette interprétation.
En efïet, si la déesse paraît bien être évoquée par les vers 38
et 39 : « La vache à la bouche savante dans son étable n'est
plus, l'étable princière n'est plus intacte »3, cette déesse ne
semble prendre la parole, à la première personne, qu'au
vers 88.
Tirant leçon, une fois encore, de la tragédie grecque, et
notamment d'un chœur qui représente la ville tout en s'en
distinguant, parle d'elle en disant « ma cité »4, « notre cité »5,
« cette ville »5 ou « la ville »6, je placerais volontiers dans
le rôle du chœur sumérien les vers 40 et 41. Mais il faut
tenir compte des deux vers suivants où l'on parle de la déesse
à la troisième personne :

42) Amère, en vérité7, la lamentation de sa ville sainte


détruite !
43) Amère, en vérité7, la lamentation (de sa ville) d'Ur
détruite !

Et, bien que le verbe être ne soit pas exprimé, il faut


entendre, je crois : « Amère, en vérité, sera la lamentation... »,
car cette lamentation est proférée, précisément, du vers 65

gig-ga(-àm)eri a-še-er-zu mar-ra. Il n'est pas possible de traduire de la


même façon, dans ce vers et dans celui qui précède (cf. ci-dessus, n. 2) le groupe
a-ie-er-zu mar-ra. L'identité des deux phrases n'est que formelle, puisque la
première partie des vers 40 et 41 est différente. On peut conserver la symétrie
en suivant la variante qui supprime le second pronom -zu:a-še-zu gig-ga-àm
erí a-še-er mar-ra : « Ta lamentation, amère en vérité, ville, en guise de
lamentation prononce ! » {AS XII, n. 36 b).
1) Cf. ci-dessus, n. 2 et 3.
2) Or. NS XIV, p. 189.
3) La forme verbale nu-e-du, est complète dans VET VI, 2, 136, 37.
4) Eschyle, Les Sept contre Thèbes, p. 111.
5) Op. cit., p. 111.
6) Op. cit., p. 111.
7) L'assertif -à m est présent dans UET VI, 2, 136, 11. 41/42.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 131

au vers 701. Quant aux vers 42, 43, ils n'ont un sens que dans
la bouche du chœur ; « sa » ville, la ville de la déesse, signifie,
de sa part : « notre ville ». Dans ces conditions, les deux vers
précédents pourraient être prononcés par le chef de chœur.
A ce propos, je rappellerai les ordres donnés aux membres du
chœur par le Coryphée : « Allons, Perses, prenons place... »2,
« Et que tous ici lui adressent les hommages qui lui sont
dus »3. Ou encore : ... « rangez- vous, chères captives, dans
l'ordre même où Danaos a assigné à chacune de nous la
suivante inscrite dans sa dot »4.
On pourrait également admettre que le chœur se soit
divisé en deux et qu'un demi-chœur ait dit les vers 40 et 41,
l'autre, les vers 42 et 43. Les lignes 44 et 45 répètent les
lignes 41 et 43, mais, dans certaines versions, l'une d'elles peut
être omise5, ou bien les deux6.
Au sujet des deux lignes suivantes, que je vais expliquer
maintenant, les spécialistes pourront consulter diverses
traductions7. Le verbe mu-un-kus-ù (soupirer, gémir) ne figure,
avec son sens littéral, dans aucune d'elles. Le mot pris pour
sujet (ga-ša-an-zu) a été traduit par Uerrin, lien ou
Lord. L'expression mulu-ér-re a été comprise comme
désignant celui qui pleure ou qui se lamente. Elle a été rapportée
au dieu de la Lune, directement, comme attribut, ou
indirectement, lorsque son épouse est considérée comme sujet.
Selon mon hypothèse, le chef de chœur dirait les deux
vers 46 et 47 (AS XII, p. 22) en s'adressant au chœur qui
personnifie la ville affligée : « Ta lamentation8, amère en

1) « О ville, ton nom existait, mais toi, tu as fini avec lui.


« О ville, tes murailles se dressaient : ton pays a fini avec elles.
« О ma ville, comme une brebis fidèle, tu as été massacrée avec tes agneaux,
« O Ur, comme une chèvre fidèle, tu as péri avec tes chevreaux.
« О cité, tes rites font la puissance et la gloire de l'ennemi,
« Tes lois en lois de l'ennemi ont été transformées ! »
2) Eschyle, Les Perses, p. 64.
3) Op. cit., p. 64 (II s'agit de la reine).
4) Eschyle, Les Suppliantes, p. 48.
5) AS XII, n. 39.
6) AS XII, n. 39 a; UET VI, 2, pi. 136.
7) Cf. An. Or. 10, p. 185 ; Or. NS XIV, p. 49 ; AS XII, p. 23 et p. 77.
«) C'est-à-dire : la lamentation de la ville.
132 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

vérité1, jusqu'à quand, devant ton Seigneur, des hommes en


larmes la gémiront-ils ? Ta lamentation, amère en vérité,
jusqu'à quand, devant le dieu Nanna, des hommes en larmes
la gémiront-ils ? »
D'une part, en eiïet, s'il est fréquent que mulu soit
utilisé comme antécédent du relatif, on le trouve également
attesté comme pronom indéfini (exemple : « Personne n'y
entre »2) ou désignant des gens qui, précisément, répandent
des pleurs ou se lamentent : « (et) ces hommes devant moi
gémissent »3.
D'autre part, en raison de la symétrie observée
constamment par les Sumériens en pareil cas4, il est exclu que le vers 46
puisse se rapporter à Ningal désignée par ga-sa-an, la
souveraine, alors que Nanna est nommé à la même place dans le
vers suivant5.
Enfin, il est contraire au sens général de l'œuvre que ce
soit le dieu de la Lune qui se lamente. C'est devant lui que les
lamentations sont proférées, c'est à lui qu'on s'adresse. Il
est considéré, implicitement, comme ayant fait cesser le
malheur, et c'est lui qui pourra protéger sa ville si ses
habitants le méritent.
Les vers 46 et 47 exprimant dans leur brièveté l'angoisse
passée du peuple d'Ur — bis repetila placent — seront répétés,
non seulement une fois, mais deux, avant la fin du deuxième
chant6.
Si l'on exclut des deux premiers chants les vers qui
indiquent leur fin et ceux qui désignent les contre-chants, on
compte, dans l'édition de AS XII, respectivement, pour l'un
et l'autre, 37 et 35 vers. A l'énumération, dans le premier
chant, des dieux ayant déserté leurs sanctuaires répond,

1) Littéralement : « Г amère ».
2) Mu-lu nu-mu-ni-DiB-ba ( VSC, p. 102).
3) Mu-lu-bi ér-ra ma-an-mà-mà-dè-àm (VSC, p. 115).
4} Cf. supra, p. 124.
5) Pour la môme raison, je pense qu'il faut traduire, dans la version d'Ur,
VET VI, 2, 136, 43 : « Devant ton Seigneur auguste » (ga-ša-an-gal-zu),
ainsi qu'aux lignes 57 et 65.
6) Cf. vers 63-64 et 71-72 (AS XII).
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 133

dans le second, l'évocation des lieux saints qui, à la manière


humaine, doivent exprimer leur désolation. Le lyrisme
sumérien, on le voit, utilise la convention, le symbole, l'image.
Le refrain : « une lamentation amère, pour ta lamentation,
prononce ! » est répété à satiété.
Mais à partir du vers 651, le poète cerne de plus près son
sujet : la forme change, et, par sa lamentation, la ville exprime
la détresse matérielle et spirituelle d'une cité défaite et
occupée2. Après la destruction du temple, lit-on au début du
chant III, la ville fut plongée dans les larmes ; la ruine du
pays consommée, Ur redoubla de lamentations3.-
Sa mère, la dame sainte, la souveraine, la déesse Ningal,
ne commencera qu'au vers 88 sa propre déploration. Mais
c'est encore le chœur, je crois, qui prépare son « entrée en
scène » par huit vers de transition décrivant, de plus en plus
précisément, la conduite de l'épouse du dieu de la Lune,
afin d'agir pour son pays : « Vers lui, à cause de sa ville
(détruite), elle est allée ; ses larmes de douleur en torrents se
répandent. Vers le Seigneur, à cause de son temple détruit, elle
est allée ; ses larmes de douleur en torrents se répandent... »4.
« A cause de son temple détruit, elle s'est approchée de lui
et des lamentations amères elle va prononcer »5.
C'est alors que deux vers (11. 86, 87) nous font « voir » le
« jeu de scène » : « La dame, après que, pour sa déploration6,
on eut placé à terre la harpe des complaintes7, une lamen-

1) Toujours d'après la numérotation de AS XII que, sauf mention spéciale,


je suivrai désormais.
2) Cf. supra, p. 131, n. 1.
3) Vers 77, 78 et 79. La version ďUET VI, 2, 136, 71, 72, 73 est légèrement
différente.
4) Vers «2-83. J'essaie, par cette traduction, de rendre la nuance, voulue sans
doute par le scribe, qui emploie le préfixe mu- dans le complexe verbal
mu-un-na-te exprimant l'approche du dieu par la déesse, et le préfixe 1- dans
le complexe i-še^-še,, exprimant l'action de pleurer. Il est curieux que dans le texte
ďUET VI, 2, 136, 76, 77, le verbe pleurer soit, au contraire, mu-dun-dun
(hubbu).
Г>) Le futur immédiat est imposé, me semble-t-il, par le contexte ; il est toléré
par la forme verbale sumérienne (vers 85).
6; Le signe AD est confirmé par UETYÏ,2, 136,80 : ad-da-a.
7) Cf. supra, p. 127.
134 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

tation emplissant le sanctuaire1, à la manière d'un enfant,


dans son effroi2 prononce. »
Le même procédé artistique est employé pour introduire
la deuxième lamentation de Ningal devant le dieu de la Lune :
« Ils ont démoli les temples saints avec la pioche (et) le peuple
a gémi. Ils ont fait de la ville un amas de ruines (et) le peuple
a gémi. Sa dame crie avec force : « Ah ! mon temple ! », crie
avec force : « Ah ! ma ville ! »3. Et il est ajouté, pour plus de
précision : « La dame, sur son temple détruit, crie avec
violence des lamentations. La princesse, sur son sanctuaire d'Ur
détruit, pousse des cris amers »4.
Enfin, le chœur décrit une troisième fois, semble-t-il, les
attitudes de la déesse, lorsqu'elle prononce une série de vers
en lesquels l'interjection du début, maintes fois répétée :
me-li-e-a (Malheur !), marque l'intensité de la douleur et le
paroxysme de l'émotion. Le discours, à ce moment, n'est pas
introduit, mais interrompu par les lignes 299, 300, 301,
évoquant la mimique la plus conventionnelle du désespoir :
« Elle arrache ses cheveux comme l'herbe X par la main est
arrachée. Sa poitrine, ... pure5, elle frappe. « Ah ! ma ville »,
crie-t-elle. Ses yeux sont remplis de larmes ; des larmes amères
elle pleure. »
Ces procédés sont partout remarquables dans la tragédie
grecque. Voici pour exemple les paroles du Coryphée
commentant une sortie d'Ismène : « Mais voisi Ismène qui sort. Les
pleurs qui coulent de ses yeux disent son amour pour sa
sœur. Un nuage est sur son front, altérant son visage
empourpré de sang et noyant ses beaux traits sous une pluie
de larmes »6.
Ailleurs, c'est le chœur tout entier qui, à l'entrée d'Héra-

1) Je suppose que ma (es) équivaut à gá (ek). La déesse s'est rendue dans le


sanctuaire de Nanna pour lui faire entendre sa lamentation.
2) Autre traduction possible de ni-te-na : « en personne ».
3) Vers 245-247.
4) Vers 255, 256.
5) Cet adjectif ne se rapporte pas à « poitrine » mais à un signe manquant :
« [de sa main] pure » ?
6) Sophocle, Anîigone, p. У2.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 135

dès porté sur une civière, explique ce qui se passe : « Mais


voici une troupe d'étrangers inconnus. Ah ! comme ils le
portent avec précaution. On croirait que pour eux il s'agit
d'un parent tant ils vont d'un pas lourd et muet. Hélas ! celui
qu'ils portent garde le silence и1.
Il arrive aussi que le Coryphée décrive les mimiques
avant l'entrée en scène des personnages. J'ai relevé, à
propos du messager et d'Étéocle les phrases suivantes :
« Dans sa hâte il va pressant le jeu des jarrets qui le
portent »2, et :.« Dans sa hâte, lui aussi, ne compose plus sa
démarche »2.
Interprétons maintenant le chant III de l'œuvre
sumérienne. Entre les vers 87 et 134 est placé le discours de la
déesse qui parle d'elle à la première personne. Elle dit sa
frayeur devant la tempête déchaînée, et l'on décèle dans son
monologue, malgré les redites, l'emphase, les images un peu
déroutantes parfois, des réactions de femme, de mère et de
déesse. Comme une femme apeurée, elle reste d'abord à l'abri
sans trouver le sommeil. Mais les lamentations du pays lui
rendent le courage d'accomplir « comme une vache à l'égard
de son veau » son « devoir familial»3. Elle vole au secours de
sa ville, anéantie jusque; dans ses assises. Et lorsque la tempête
l'atteint, elle fait appel à son pouvoir divin ; elle lui ordonne
de retourner dans la steppe...
Cependant, la puissance du verbe ne maîtrise pas les
éléments qui s'acharnent contre les temples, les écrasent, les
transforment en maisons de larmes. La déesse exprime alors
son amertume, mais ce n'est pas elle qui prononce la phrase
constituant le contre-chant : « IJr a été plongé dans les
larmes »4. En effet, la version de UET VI, 2. 137, 12. 13

1) Sophocle, Les Trachiniennes, p. 49.


2) Eschyle, Les Sept contre Thèbes, p. 118.
3) Je suis ici la version de UET VI, 2, 136, 98, plus satisfaisante que la version
de Nippur : áb-amar-bi-dím nain ki-su GÉ-im-mi-ib-ag. Nam indiquerait
la fonction, l'office; ki, indice des abstraits, porte sur su (famille). AS XII,
103, atteste la présence de Su au lieu de. su. La main serait alors le symbole de la
protection.
4) AS XII. 13Г,.
136 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

comprend une ligne supplémentaire à la troisième personne :


« Dans Ur les larmes, certes, ont coulé. Sa ville a été détruite,
ses lois ont été perturbées и1. Les possessifs renvoient à la
déesse, souveraine de la cité, maîtresse et garante des lois
divines qui en assurent le bon gouvernement et la prospérité.
Et c'est le chœur, je crois, qui résume en trois phrases la
situation.
La déesse reprend, dans le « chant » IV, le long plaidoyer
que doit entendre son époux le dieu de la Lune. N'ayant pu,
à elle seule, faire reculer la tempête, elle est allée trouver,
dit-elle, An, le dieu du Ciel, et Enlil, le dieu de l'Air, espérant
d'eux l'ordre qui remettrait toutes choses à leur place2.
Mais sa première prière n'obtient des grands dieux que le
silence. Après la seconde, ils décrètent sans pitié la
destruction d'Ur et le massacre de ses habitants. La déesse conclut
amèrement : « Comme je leur avais transmis tout ce que je
pouvais dire, ils m'ont éloignée de ma ville, ma (ville d')Ur
ils l'ont éloignée de moi. La parole du dieu An est irrévocable.
Le dieu Enlil ne change pas ce qui est sorti de sa bouche »3.
Après l'aveu d'un échec aussi total, la déesse ne peut que
quitter la scène. Mais il faut démontrer que ce n'est pas elle
qui prononce le « chant » V. c'est-à-dire le récit du cataclysme
voulu par le dieu de l'Air, aidé du dieu du Feu. Passons
d'abord au « chant » VI où nous lisons, après une description
dramatique de la dispersion des familles par la guerre : « Les
« Têtes Noires », comme dans leur patrie, errent dans le vent.
Leur dame, comme un oiseau fuyant, a dû sortir de sa ville.
La déesse Ningal, comme un oiseau fuyant, a dû sortir de
sa ville »4.
Nous savons, d'autre part, dès le second vers de ce « chant »

1) Erékl-maér-raba-an-di-ni-ib-mareri-niba-an-da-gul-lame-ni
ba-an-da-kúr-ra. A noter que les deux dernières phrases constituent aussi
Je contre-chant du chant IV (AS XII, 171 ; UET VI, 2, 137, 54).
2) Les vers 381, 382 indiquent bien, d'ailleurs, que leurs décrets à l'égard d'Ur
restent importants malgré le pouvoir conféré à Ningal par un juste retour des
choses. Cf. infra, p. 147.
3) Vers 16Г.-16Э.
4) Vers 236-238.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 137

que l'on parle également du dieu Nanna à la troisième


personne : « La ville du père, du dieu Nanna, est devenue un
monceau de ruines в1. Enfin, nous lisons à la suite de cette
phrase, ainsi qu'à la fin du vers suivant : « (et) le peuple a
gémi »2.
Or, ce « refrain » est celui du « chant » V, et sa reprise
marque l'unité du morceau, c'est-à-dire des « chants » V et VI,
bien que, dans le premier, Nanna et Ningal ne soient jamais
nommés.
Présente dans le contre-chant du « chant » V (vers 206),
la phrase témoignant de la souffrance du peuple apparaît
dès le début de ce « chant ». Le scribe l'a recopiée une dizaine
de fois au cours des lignes suivantes, puis de temps en temps,
comme pour en rappeler la répétition, jusqu'à la fin du
« chant » VI. Pour en comprendre tout le sens, il faut se
souvenir que le « refrain » du « chant » I peignait les
sanctuaires livrés au vent3 (П1), que celui du « chant » II était un
appel à la lamentation, et que les « chants » III et IV, dits ou
chantés par la déesse, n'en comprenaient point.
Si l'on admet que les « chants » I et II étaient prononcés
par un chœur, ou par deux demi-chœurs, ou encore par un
chef de chœur et par le chœur4, on doit supposer, et la teneur
du refrain ajoute une présomption de plus, qu'il en était
ainsi des « chants » V et VI.
Les souffrances du peuple y sont exprimées par lui-même,
afin d'obtenir du dieu Nanna, frappé d'ailleurs par le malheur
de sa ville, qu'il s'oppose à la volonté des grands dieux du

1) Vers 209 : je reconnais un génitif emphatique dans la phrase : a-a (1Nanna


eri-bidul-dul-da ba-da-marà causo de la variante eri-ni (AS XII, n. 22'.)'.
Cette variante prouve aussi, comme l'a souvent fait remarquer R. Jestin, l'emploi
du possessif -hi pour renvoyer à un dieu. La traduction littérale est alors : « Du
père, du dieu Nanna, sa ville, en ruines, a été placée. »
2) Cf. UET VI, 2, 137, 11. 92 s.
3) L'image ne traduit peut-être pas seulement la dévastation des lieux saints,
mais la puissance du Seigneur des Vents ;Enlil-.MuIlil).
4) Cf. supra, p. 125. Eschyle (Les Perses, pp. 61 ss.' fait conter p;ir le
Coryphée et par le chœur le départ de Гагтен pour la eruerre. Dans Aijamernnon, c'est
le chœur qui longuement raconte la situation tragique de la Hotte achéenne et
le sacrifice d'Iphigénie ;pp. 220 s.\
138 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELICxIONS

Ciel et de l'Air. Le ton « monte ». Les plaintes se font plus


déchirantes, malgré la description toute objective des effets
de la catastrophe. Le style du « chant » V est fixé dès le
premier vers : « Le dieu Mullil1 a appelé la tempête (et) le peuple
a gémi. » Au cours d'une trentaine de lignes, la tempête
— et généralement en fonction de sujet au début des vers —
est nommée une quinzaine de fois. Il est remarquable aussi
que les vents mauvais, les feux de l'orage et des incendies
icar le dieu du Feu, Gibil, a joint ses méfaits à ceux du dieu
de l'Ain soient décrits, conformément à la réalité — et non
seulement par rapport au sujet traité, qui concerne
essentiellement la ville d'Ur — comme ayant ravagé tout le pays de
Sumer, ki-en-gi et kana m, qui le désignent, sont répétés
dix fois2. La ville d'Ur n'est mentionnée que dans le dernier
vers avant le contre-chant3, et par le mot « ville » aux lignes
185, 199 et 200.
Au contraire, le « chant » VI, on le verra ci-dessous, décrit
la bataille à l'intérieur de la ville. (Vest une raison importante,
me semble-t-il, de ne pas voir dans « la tempête » un symbole
de la guerre4.
Toutefois, la distinction entre les ravages causés dans le
pays par la tempête et ceux de la guerre dans la ville ne doit
pas être considérée avec trop de rigueur : il est évident que
la tempête atteint aussi la ville et que la défaite d'Ur touche
le pays entier. C'est pourquoi il est malaisé de dire si le nom de
l'arme mušx-búr-ra, citée à la ligne 195 du « chant » V, est
employé avec son sens propre ou comme image. C'est pourquoi,
surtout, le « chant » VI fait allusion six fois au pays5, trois
fois à la tempête6.

1) Lecture en eme-sal des idéogrammes en . lîl, car le nom de ce dieu est


écrit Mu-ul-lil(- le) au vers 180. Dans la ligne correspondante de la version
d'Ur (UET VI, 2, 137, 63), la graphie est en . lîl.
2) Cf. 11. 174, 175, 178, 183, 101, 195, 196, 19k, 200, 203.
3) L. 204.
4) Cf. supra, p. 120.
5) Cf. 11. 210, 216, 217, 239, 240, ainsi que la ligne 211 où la variante ka-na-á m
attestée par UET VI, 2, 137, 94, montre que le signe ùr; est à lire kanam.
6) Cf. 11. 208, 210, 226.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 139

Mais le mot « ville » et son nom d'Ur y apparaissent treize


fois1. De plus, entre les vers 212 et 218, le poète énumère les
différentes parties de la ville : mur(s), grande porte, avenues,
grandes rues, routes, places où avaient lieu les jeux et les
fêtes, maisons. Et les victimes qui s'y trouvent, dont on évoque
crûment les membres épars, le sang, les cadavres2, ont bien
été massacrées par les armes : celles-là sont nommées aux
lignes 219, 220, 221, 223, 225.
La destruction de la ville entraîne celle de ses structures3
et de son conseil4. Les ennemis, enfin, prennent et détruisent
le plus sacré : la montagne « inviolable », les temples saints5.
En résumé, au cours des « chants » V et VI, la description
va du général au particulier : le pays a été ravagé, la ville a
été détruite, les temples ont été démolis. Et la dame dont le
temple est anéanti, la déesse Ningal, s'écrie : « Ah ! mon
temple ! », « Ah ! ma ville »6. Le contre-chant, entre le
« chant » VI et le « chant » VII, rappelle sous une autre forme
les plaintes dont on vient de parler7. Bien que cette mention
achève seulement le précédent développement, elle est mise
en relief parce qu'elle joue le rôle de transition entre le
« chant » VI et le « chant » VII, où la déesse reprend la parole
à la première personne, et, je le crois, rentre en scène. Aussi
le chœur nous la fait-il « voir », au début de ce « chant » VII,
dans les vers 255, 256, proférant des lamentations et poussant
des cris, sur son temple détruit, sur son sanctuaire d'Ur
détruit8. L'évocation est saisissante. Je ne peux me défendre

1) Cf. 11. 208 (deux foisl, 209, 227, 235, 237, 238, 246, 247, 248, 249, 250, 252 a.
2) Cf. 11. 212; 217; 213, 215, 218.
3) L. 231.
4) L. 232.
5) L. 242, 243, 245.
6) Cf. supra, p. 134.
7) « Dans son étable, dans son enclos, la dame, des paroles arrières crie. La
ville, par la tempête est détruite ! » (11. 252, 252 a ; НЕТ, VI, 2, 138, 43).
8) Cf. supra, p. 134. Il faut cependant mentionner que la version de UET VI, 2,
138, 46, 47 ne comprend pas de complément de lieu, mais un complément de cause :
mulu nu-nuz-e na-am erí-gul-a-па gig-ga-bi im-me ; dGašangal-e
na-ám é-gul-a-na gig-ga-bi im-me : « La dame, à cause de sa ville détruite,
amèrement crie ; la déesse Gašangal, à cause de «on temple détruit, amèrement
crie. »
140 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

de citer ici le commentaire «du Coryphée après l'invocation


d'Apollon par Cassandre : « Sa lugubre clameur invoque encore
le dieu dont la place n'est point dans les chants de douleur m1.
Et, enfin, après les cris de Tecmesse : « Hélas ! hélas sur moi ! »,
l'explication du Coryphée : « C'est l'épouse, la captive, la
pauvre Tecmesse, que je vois plongée dans cette désolation »2.
La seconde lamentation de Ningal comprend 71 vers.
Celle qui occupait les « chants » II et III était sensiblement
de la même longueur (80 vers)' Et dans le « chant » VII, on
peut distinguer aussi deux discours différents, et à peu près
égaux par le nombre des lignes.
Après avoir rappelé la malédiction du dieu An et l'entrée
en action du dieu Enlil, le poète exprime d'abord, par
antithèse, la ruine de la ville et le malheur des habitants. Plus
rien n'existe, en effet, de ce qui témoigne du bonheur d'un
peuple : le bétail n'est plus soigné, les canaux sont à sec, la
terre ne produit rien, l'argent et les pierres précieuses ont été
volés, les hommes et les femmes ont été déportés ou chargés
de liens. « О dieu Nanna, conclut la déesse, Ur n'est plus et
moi je ne suis plus sa maîtresse »3.
Alors commence la lamentation proprement dite : « Mon
temple a été ruiné, ma ville a été détruite »4. Bien que je
sois la dame sainte, ma ville est devenue une ville
étrangère »5... « Malheur ! où me reposerai-je ? où me tiendrai-je ? «6.
La déesse répète à satiété ces plaintes et le poète reprend
quelques thèmes déjà utilisés dans les « chants » III et IV.
Le monologue de Ningal est interrompu deux fois, je crois,
par le chœur. Comme je l'ai signalé plus haut, il décrit la
mimique du personnage dans les vers 299, 300, 3017 et, du

1) Eschyle, Agamemnon, p. '24'.).


2) Sophocle, Ajax, p. 41.
3) L. 287.
4) Ll. 288 et 290. Cf. 1. 292, dont, la forme est différente, mais le sens analogue.
5) Litt. : « La dame sainte je suis, de ma ville une ville étrangère a été faite
(11. 28V», 291). Cf. 11. 295 et .'S02.
6} L. 294. Cf. 1. Л07 : «... je suis hors de mon temple, je ne connais plus de
résidence ».
7) Cf. supra, p. 131.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 141

vers 311 au vers 314, il commente : « En ce lieu, à cause de


sa ville (détruite), elle s'est approchée de lui ; ses larmes de
douleur en torrents se répandent. Vers le Seigneur, à cause
de son temple détruit, elle est allée ; ses larmes de douleur
en torrents se répandent. A cause de son temple détruit, elle
s'est approchée de lui ; ses larmes de douleur (etc.). A cause
de sa ville détruite, elle s'est approchée de lui ; ses larmes de
douleur (etc.) »x.
« En ce lieu »... (ki-ba, 1. 311) : ce complément permet
d'imaginer que les spectateurs voyaient évoluer le
personnage représentant la déesse. Mais de quel lieu s'agit-il ? Du
temple (?) é-u^-ur^-ra nommé aux lignes 309 et 310 ? Ou
d'un lieu indéterminé où le dieu de la Lune était censé se
trouver malgré la destruction de la ville et des temples ?
J'ose à peine écrire que le chœur désignait ainsi la « scène »
où il paraissait ainsi que la déesse. Ce serait pourtant
l'hypothèse la plus simple...
La déesse reprend ses plaintes au vers 315 : « Malheur !
Ô destin de ma ville », veux-je crier. « Le destin de ma ville
est amer ! »... « le destin de mon temple est amer » (1. 316). La
ligne 321, d'une abstraction toute philosophique, apporte une
idée nouvelle : « Malheur ! ta construction était trompeuse,
ta destruction est amère ! » Et, de la même veine, une réflexion
exprimée dans les vers 324 et 325 pose, pour nous, un impor-

1) Une explication s'impose au sujet de ma traduction par la troisième


personne. L'infixé -na- du verbe mu-na-te renvoie dans ces quatre lignes au dieu
Nanna désigné dans la deuxième par gašan, le Seigneur. Mais le complexe verbal,
pris isolément, peut être enraiement traduit par : « je me suis approchée ». Il
faudrait alors admettre que le possessif (-a-ni) dans les expressions éri-na,
é-gul-a-na, eri-gul-a-na renvoie à Nanna et non pas à .Ningal. Je pense
plutôt, d'après le contexte, que la déesse s'approche du dieu aiin de déplorer la
destruction de son propre temple. D'autre part, à un complément près (ki-ba au
lieu de e-ne-ra, 11. .411 et ?<2), les lignes 311-314 répètent les lignes KZ-X4 et la
première moitié de la litme xfi. Or, ce passage du chant III (cf. .supra, p. 133) contient
une série de propositions principales complétant deux propositions finales placées
avant elles, dont le sujet exprimé est « la dame sainte » d'une part, « Ninaral » de
l'autre. Le verbe mu-na-te est alors à traduire, obligatoirement, par : « elle
s'est approchée ». Il ne paraît pas possible, étant donnée la similitude, presque
totale de. ces passages du chant III et du chant VII, de le traduire, en second
lieu, par une première personne. C'est pourquoi il faut admettre que le discours
de la déesse est interrompu, une fois encore, par le chœur.
142 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

tant problème religieux, qu'il faut aborder ici. La ruine de la


ville, en effet, y apparaît d'autant plus amère que la « raison »
m est inconnue.
Mais ce mot de « raison », que j'emploie faute de mieux,
est à interpréter. Car le sumérien dit littéralement : « Moi
(vers 324)... dont la ville qui était édifiée et qui n'est plus en
place et qui « pour quoi ? » a été détruite ; qui a été détruite
et ravagée et « pour quoi » ? détruite... »
S.-N. Kramer a traduit : my why attacked (city)1 et
interprété : « qui a été détruite sans raison » (without cause)2.
Certes, l'idée ne contredit pas, bien au contraire, l'esprit de
la religion sumérienne, le mystère qui préside aux destins
fixés par les dieux, d'après des normes qui appartiennent à
un domaine aussi nécessaire qu'inconnaissable. Elle s'accorde,
dans le texte même, au mutisme des grands dieux An et Enlil3.
Mais elle contredit de la manière la plus formelle la ligne 429,
que S.-N. Kramer ne connaissait pas complètement en 1940,
et qui nous est restituée par la version à'UET VI, 2, 139, 70 :
''Nanna lú-erí-zunam-tag-bi ù-mu-e-du8(g) :«ô dieu
Nanna, les hommes de ta ville, libère-les de leur péché ! »4.
Que l'on traduise nam-tagpar« péché», « faute », ou «
châtiment », cette phrase met en cause, on le voit, à propos du
désastre subi par la ville, une certaine responsabilité des
habitants. Elle laisse entendre que sa destruction était une
punition méritée. Comment comprendre, dans ces conditions,
le « pour quoi » sumérien ?
La postposition -se inclue dans ta-a-aš (EK : a-na-s(è))
exprimant en général le mouvement « vers », il semble possible
de traduire en parlant de la ville : « et pourquoi détruite ? »,
c'est-à-dire : « dans quel but ? ». Toutefois, si l'on préfère le
sens causal, on peut admettre que la mère de la ville se
demande pour quelle raison son peuple a été si sévèrement

1) AS XII, п. Ш.
2) AS XII, p. 57.
3) Cf. supra, p. 136, et infra, pp. 148 et 151.
1) Cf. infra, pp. 152 et 155.
AU SUJET D'UN THÉÂTRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 143

puni, ou qu'elle rappelle ainsi son ignorance des motifs du la


malédiction divine. Elle ne saurait allirmer, cependant,
l'absence de ces motifs.
Le contre-chant qui résume le « chant » VII pose un autre
problème : « Ah ! mon temple ! Ah ! mon temple ! », lisons-
nous dans AS XII, 329 ■; « Ah ! ma ville ! Ah ! mon temple ! »,
d'après une variante (AS XII, n. 505). Est-ce encore la
déesse qui parle ? On a vu plus haut1 que le contre-chant du
« chant » III, elliptique mais explicité par la version d'Ur,
était prononcé par le chœur. Il est logique de supposer qu'il
en était de même après le « chant » VII. Il faut alors sous-
entendre : « crie-t-elle » (im-me) en se référant à la ligne 300 :
« Ah ! ma ville, crie-t-elle »2 et à la variante « Ah ! ma ville,
veux-je crier » qui exige un « dit-elle » sous-entendu3.
Le « chant » VIII est à tous égards le passage-clé de l'œuvre
sumérienne. Jusqu'alors, en effet, il était parlé de la déesse
à la troisième personne, ou bien la déesse prononçait un
discours à la première personne. Immédiatement après sa
seconde lamentation, les vers 331, 332, par les pronoms de
la deuxième personne, indiquent que l'on s'adresse à elle.
Pour comprendre ce qui est dit, il faut avoir en l'esprit qu'il
lui sera demandé, avec l'accord espéré des dieux An et
Enlil4, de retourner dans sa ville et d'y exercer sa
souveraineté5. Notre logique est un peu choquée : la déesse éloignée
d'elle par ces grands dieux, qui ont décrété la destruction
d'Ur et le massacre de ses habitants, peut-elle, de son propre
vouloir, accomplir cette mission et réaliser ce qui, on le devine,
peut et doit amener le retour à l'ancien ordre des choses ? Et
quelle est l'origine de cette voix puissante qui prie
impérativement la déesse ?
Ce n'est pas celle du dieu Nanna6. C'est celle de la ville.

1) P. 135.
2) A eri-mu im-me.
.'!) A eri-mu ga-àm-<lu<r4 (AS XII, ri. 121).
l) Cf. infra, p. 148.
.')) Cf. supra, p. 123, et infra, p. 147.
6) Pas plus que dans le « chant » V 'cf. ,1S XII, p. .V.
144 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

comme on l'a reconnu avant moi1. Mais il ne s'agit pas, comme


on pourrait le croire, d'un « plébiscite ». Il ne faut pas perdre
de vue que la ville était reconstruite au moment où le texte
sumérien fut écrit et lorsqu'il était écouté et, probablement,
mis en scène. Il est donc évident pour tous les auditeurs que
les dieux n'avaient pas voulu sa ruine pour toujours.
L'accomplissement du destin, c'est aussi bien la restauration
d'Ur que sa destruction. Et la connaissance de ce destin
donne toute leur force aux paroles de « la ville » exprimées,
je crois, par le chœur ou par le chef de chœur. Comme
dans la tragédie grecque, et peut-être en raison des
analogies entre la religion sumérienne et la religion grecque2, le
jeu de la nécessité, à laquelle ne peuvent évidemment
échapper les personnages, est le ressort le plus puissant de
la tension dramatique.
Dans le théâtre grec, on le sait, le chœur moralise, conseille,
ordonne. C'est lui qui, dans Les Choéphores — et pourtant
il n'est composé que de faibles captives — soutient par son
besoin de justice la volonté d'Oreste et d'Electre, lorsque leur
courage hésite devant l'horreur du crime3. « Et maintenant,
dit à Oreste le Coryphée4, puisque ta volonté s'est levée pour
agir, à l'œuvre ! fais l'épreuve du Destin. »
Plus précisément encore, des jeunes filles de Mycènes
prennent part à l'action : « Retournez dans le vestibule au plus
tôt pour régler la seconde affaire, ainsi que vous avez déjà
fait la première »5. Le « ton » du chœur sumérien (ou du chef
de chœur), on le verra ci-dessous6, est étonnamment semblable
à celui-là.
Si l'on veut bien admettre que le chœur, représentant les
habitants d'Ur, s'adresse, au début du « chant » VIII, à la
déesse nommée Ningal ou Gašangal, il n'est plus nécessaire.

1) Cf. An. Or. 10, p. 41.


2) Cf. R. Jestin, L'esprit religieux sumérien dans son cadre.
3) Eschyle, Les Choéphores, pp. 296-298.
4) Op. cit., p. 300.
5) Sophocle, Electre, p. 191.
6) Pp. 147 s.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 145

pour comprendre les lignes 331 et suivantes, de recourir à des


subtilités de philologues1 :

331) О dame, voici ce que ressent ton cœur2, voici ce qu'est


devenue ta vie2 î
332) 0 [déesse Gašangal, voici ce que ressent ton cœur2, voici
ce qu'est devenue ta vie2 !
333) Û dame sainte, toi dont la ville a été détruite, c'est toi
qui as ainsi chanté3 !
334) 0 déesse Gašangal, toi dont le pays a été anéanti, voici
ce que ressent ton cœur !
335) Après la destruction de ta ville, c'est toi qui as ainsi
chanté !
336) Après la destruction de son temple, voici ce que ressent
ton cœur !
337) Ta ville devenue4 une ville étrangère, c'est toi qui as
ainsi chanté !
338) Ton temple devenu5 une maison de larmes, voici ce que
ressent ton cœur !

Les mêmes fins de vers réapparaissent quelques lignes


plus loin.

1) Cf. ša-zu a-gim túm-mu-un (AfO XIV, 123). A supposer pourtant


que dû soit employé pour du, l'équivalence phonétique interdit la lecture túm,
à laquelle on a recours pour se rapporter à une expression connue (cf. RA 55,
p. 97). Mais on peut comprendre d'après šag4.. túm une expression §ag4...dù,
le premier composé traduisant l'aspect dynamique du sentiment qui incline à
l'acte, le second, l'aspect statique du sentiment subi.
2) La forme dù-mu-un, au lieu de dû -mu, attestée à la fin de la ligne 336,
fait voir qu'il s'agit d'une forme verbale dont les préformatifs se présentent après
la racine pour exprimer l'interrogation ou l'exclamation. Cf. VSC, pp. 65 et 86.
A-gim, selon AfO XIV, 123 peut avoir le sens de so (ainsi). Enfin, la variante
dù-âm (AS XII, n. 563) prouve la forme exclamative du verbe. On lit donc,
littéralement : « О dame, ton cœur ainsi est fait, toi, ainsi tu vis ! » La déesse, en effet,
a longuement décrit ses sentiments, son errance, son exil. Cf. AS XII, p. 56 ;
RA 55, p. 100 ; The Sumerians, p. 142.
3, Cf. les traductions citées à la note précédente. Ici, le verbe mû est pris dans
un sens banal; -àm- est considéré comme un assertif s'appliquant à -e-,
ï-e-àm-mû : littéralement : (comme maintenant) toi donc tu as chanté. Cf.
l'emploi de -àm, 1. 372 (me-àm-zu) et 1. 381 (Múš/.\iuš-am-zu). Je ne puis
discuter ici les variantes signalées dans AS XII, n. 520, 554, 560, 566.
4) Litt. : « a été faite ». On peut traduire aussi : « Ta ville est devenue une ville
étrangère (et), toi, tu as ainsi chanté. »
:>". Litt. : « a été fait ».
146 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

345) Ta ville réduite1 en ruines, c'est toi qui as ainsi chanté !


346) Le cœur de ton temple écroulé2, voici ce que ressent ton
cœur !
347) Ur, le sanctuaire, livré au vent, c'est toi qui as ainsi
chanté !
348) Son prêtre gudug ne portant plus sa perruque votive3,
voici ce que ressent ton cœur !

Ce dernier vers signifie, ainsi que les deux suivants, que


le culte de Ningal n'est plus célébré. Le chœur s'adresse alors
au dieu Nanna et développe le même thème : plus de culte,
plus de fêtes, plus d'offrandes ; les canaux et les chemins ne
sont plus entretenus. L'image du malheur, c'est encore, comme
on l'a vu plus haut4, celle du bonheur détruit.
Mais il faut surtout remarquer que si le culte du dieu de
la Lune n'est plus célébré, il n'est dit nulle part qu'il ait.
comme la déesse, quitté sa ville ou ses temples, même pour un
temps donné. Et il le fallait bien pour qu'il pût accueillir
les supplications de son peuple et de son épouse. Il fallait
aussi que Ningal ne pût être tenue pour coupable en raison
de sa fuite. Cette nuance est précisée entre les vers 369
et 377.
Le passage commence par gasan-mu : « Ô ma dame,
ta ville »... dans la version de /15 XII. La ligne correspondante
de UET VI, 2, 139, 17, dit plus simplement : « Ta ville, ton
temple... » La ville et le temple réclament leur déesse :
372) Les briques de ton temple saint crient, comme des
humains : « Où donc es-tu ? »5.
373) О ma dame, en vérité, tu es sortie de ton temple, de ta
ville on t'a fait sortir6.

1) Litt. : «a été faite ».


2) Litt. : « ton temple, en centre écroulé a été fait » (šacr4 sug4-ga).
3) Cf. AfO XIV, p. 115.
4) P. 140.
5) Selon UET, VI, 2, 139, 19 : Les briques, duns ton temple saint, comme des
humains crient : « Où donc est-elle ? » (gé-me-àm-bi im-me-e).
G) ba-ra-è(d)-me-en : litt. : « tu as été sortie de ». L'infixé -ra- au lieu de
-ta- correspond à eri-ta.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 147

Le caractère passif de l'action est confirmé par les deux


versions du vers suivant :
374 (AS XII) Jusqu'à quand donc, de ta ville, comme un
ennemi, à l'écart te tiendras-tu ?
21 (UET VI, "2, 139) Jusqu'à quand donc, ta ville, comme
un ennemi, à l'écart te tiendra-t-elle1 ?

N'est-il pas évident que la responsabilité de la déesse,


dans cette mise à l'écart, n'est pas plus exprimée que celle
de la ville ? Les deux phrases constatent seulement un fait
établi par les grands dieux, à un certain moment, c'est-à-dire
la séparation de Ningal et de la ville d'Ur2. Et la réciprocité
de l'expression se maintient dans les vers 375/22. C'est
pourquoi les vers 376 et 377 ne doivent pas être interprétés comme
des reproches3, mais comme la description d'un état de choses
regrettable et réparable : « Bien que tu sois une dame aimant sa
ville, tu as abandonné ta ville. Bien que tu sois la mère, la
déesse Gašangal (= Ningal), aimant son peuple, tu as
abandonné ton peuple »4.
Pour que le Destin s'accomplisse, il faut maintenant que
la déesse retourne dans son temple, c'est-à-dire là où est sa
place normale. Et les images qui éclairent l'indication de ce
retour nécessaire, exprimée sans verbe par la seule
postposition « vers », traduisent avec insistance l'amour sumérien
du bon ordre chez les hommes et chez les dieux :
378) Ô mère, ô déesse Gašangal, comme un taureau (va) vers
ton étable ; comme un mouton (va) vers ton enclos...

1) èn-sè-àm erí-zu mulu-erřm-dém bar-la ba-gub-be.


2) Ll. 166, 167. Cf. supra, p. 136.
3) Cette interprétation est l'une des raisons qui opposent ma traduction des
lignes 331 et suivantes à celle des assyriologues admettant que dû peut signifier
a entraîner », et paraissant juger possible qu'il soit reproché à la dóesse de
continuer à vivre. Cf. supra, p. 145, et notamment The Sumerians, p. 142 : « О Queen,
how has your heart led you on, how can you slay alive ! »
4) Ces deux lignes sont remplacées dans UĚT VI, 2, l.'S'.t par la seule ligne 23 :
« Bien que tu sois celle qui gémit sur son pays, les sanctuaires ont été abandonnés »
(kanam-ma-a-ni-sè kúš-íi GÉ-me-en-na uzug-e-ne ba-tag-ге). O. tt.fi
forme passive, et l'absence du pronom de la deuxième personne, renforcent mon
interprétation des lignes 376 et 377.
148 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

380) Comme un petit enfant (va) vers ta chambre, ô jeune


femme1 (va) vers ton temple.
Mais ce mouvement n'est pas plus libre pour la déesse
que l'abandon de la ville. Il faut que les dieux An et Enlil
le permettent ; non, certes, par décision arbitraire, mais par
obéissance au Destin supérieur qui régit l'univers, de telle
sorte qu'ils sont à la fois « agents » et « agis ».
381) An, le roi des dieux puisse-t-il dire : « Assez donc pour
toi »2.
382) Le dieu Mullil, roi de tous les pays, puisse-t-il fixer (ainsi)
ta destinée.
383) Que ta ville soit pour toi remise en place. Exerce sa
souveraineté.
384) Que Ur soit pour toi remis en place. Exerce sa
souveraineté3.

Ainsi se termine le « chant » VIII. Le contre-chant résume


d'un mot le désastre : « Mes lois4 ont été perturbées. » C'est
encore la ville qui parle ; la version d'UET VI, 2, 139, bien
que mutilée, le démontre. Le chœur, je pense, s'adresse à la
déesse et lui dit : « Ses lois (celles de la ville) qui ont été
perturbées, qu'elles soient pour toi rétablies »5.
Les « chants » IX, X et XI comprennent, dans leur
ensemble, quarante-huit vers seulement. Ils constituent, si
l'on peut ainsi parler, l'épilogue de l'œuvre. La disproportion
entre la longueur de ces chants et celle des chants précédents
surprend au premier abord. Mais elle s'explique facilement

1) ki-sigil. Une variante gašan-mu : « ô ma dame » est signalée par AS XII,


n. 628, et attestée par UET VI, 2, 139, 25.
2) Litt. : « ton assez donc ». UET VI, 2, 139, 26 utilise la troisième personne :
« son assez donc, certes » (MÚš-am-ba).
3) AS XII, n. 638, fait état de deux variantes extrêmement significatives : le
duplicat C, avant le vers 384, mentionne la ville de Nippur, le duplicat N, après le
vers 384, mentionne la ville d'Isin. Deux interprétations de ces faits sont possibles.
On peut penser que la destruction d'Ur avait entraîné la ruine de Nippur et d'Isin.
Mais peut-être la présence de leur nom ajouté signifie-t-elle que la « pièce » devait
être représentée dans la ville en question.
4) C'est-à-dire les normes ou règles divines garantes de la bonne marche des
choses (me). t
T>) Ligne 31. J'ai lu :[memu]-da-an-kúr-ra-n[a] ki-bÍGA-ra-ab-gi4-gi4.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 149

par la différence de leur contenu. On ne s'y lamente plus sur les


malheurs abondamment décrits : on les évoque pour définir,
en termes précis, ce qu'il convient désormais d'éviter par une
prière de conjuration au dieu Nanna (« chants » IX et X).
Son courroux sera apaisé par des promesses et des offrandes
(« chant» XI).
On comprend donc la coupure entre ces deux premiers
« chants » et le troisième. Mais la séparation notée entre les
« chants » IX et X est pour nous inexplicable, à moins de
supposer que le « chant » IX était dit par le chœur ou par un demi-
chœur, le « chant » X, par le chef de chœur ou par l'autre
demi-chœur. Sans l'hypothèse d'un effet « théâtral » voulu,
le développement semble uniforme entre les vers 388 et 406.
Ce passage rappelle en raccourci les méfaits de la tempête
passée, et même des tempêtes1 qui, ensemble2, ont déferlé
sur le pays, c'est-à-dire de la grande tempête du ciel3, mais
aussi de celle qui a souillé les rites et les délibérations4.
Il s'agit donc, d'une part, du cataclysme naturel, et d'autre
part de la guerre, d'une tempête « submergeante » qui était
une tempête maléfique5, ainsi que l'exprime le contre-chant
du « chant » IX. Le « chant » X continue à décrire cette
tempête qui n'a connu ni mère, ni père, ni épouse, ni enfants, ni
sœur, ni frère, et qui fut ordonnée par le dieu Enlil.
Il faut arriver au vers 407 pour savoir qu'on s'adresse à
Nanna, et que la description de la tempête n'est pas le sujet
d'une lamentation supplémentaire. Elle fixe en ses termes hi
contenu de la prière qu'il devra exaucer :
407) Ô père, ô dieu Nanna, que cette tempête sur ta ville ne
s'installe plus.
408) Sur ton peuple des « Têtes Noires », que ton regard n'aie
plus à se poser.

Г; ml-dè uil-dè (1. Лкх).


•>j illš-a (1. :Ш).
3) ml-sal-an-na-gé (1. 3«9j.
t; Lignes 393, 394. Cf. supra, p. 13'J.
5) D'après UET, VI, 2, 139, 43 : ud-ri ud-isji-ur iř[ Л 1-1 ] a-ri. Pour la
lecture en EK, cf. supra, p. 126, n. 2.
10
150 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

409) Que la tempête, comme la pluie qui' tombe du ciel, ne


revienne pas sur cet endroit.
410) Les êtres du ciel et de la terre qui se sont emparés des
« Têtes Noires1 »,
411) Qu'en totalité, en ce jour, ils soient détruits.

Et le contre-chant conclut : « Qu'à l'avenir cette tempête


ennemie (et) ce qui s'en suivit, tout cela soit apaisé » (1. 416)2.
La -ville et le temple, on le comprend, sont donc
reconstruits. Mais aucune phrase, aucun mot ne le disent
clairement avant le vers 423. Nos metteurs en scène de théâtre
ou de cinéma l'auraient signifié par un changement de décor
avant le « chant » IX. Et rien n'assure que les Sumériens
n'employaient pas ce procédé... D'autre part, il semble, je l'ai dit
plus haut, que la langue utilisée à partir du « chant » IX
soit la langue sumérienne ordinaire, ou fondamentale, dite
eme-kul
Quoi qu'il en soit, la prière de conjuration va être suivie
d'une prière propitiatoire, accompagnée d'offrandes4. Pour
que la ville soit définitivement sauvée, il faut, en effet, que
les hommes restent purs et bons, sans péché. Et leur père
Nanna peut les y aider, à condition, toutefois, que son
courroux soit apaisé par des prières et des dons.
Cette idée, qui apparaît constamment dans les textes
sumériens et akkadiens traitant des rapports des hommes et
des dieux, appelle ici un commentaire particulier. Et d'autant
plus que la ligne 430 du texte de Nippur était incomplète et
que la version d'Ur (UET VI, 2, 139, 71) nous la restitue,
on le verra plus loin.
Le courroux du dieu de la Lune, dont il ne fut pas
question jusqu'alors, permet, en effet, d'expliquer en grande partie

1) D'après le verbe da-ab = dab de UET VI, 2, 139, 53. Cf. supra, p. 120.
2) D'après UET VI, 2, 139, 58 : ul-la (au lieu de ud-ul, qu'il faudrait alors
comprendre comme ud-ul-la-sè) ud-kúr-га ud-da egir-bi (litt. : « de la
lempête son après ») gug-,
3) Cf. supra, p. 126, n. 2, et Addendum, infra, p. 159.
4) Cf. supra, p. 122.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 151

le contenu religieux de notre texte : il a une place déterminée


dans l'enchaînement des causes et des effets.
En raison de ce sentiment, provoqué évidemment par
la mauvaise conduite des habitants d'Ur, le cataclysme
déclenché par An et Enlil s'abat sur eux d'une manière
irrévocable et non pas sans motif1. Et c'est probablement du
fait de ce courroux que la prière de-Ningal a laissé par deux
fois ces grands dieux inflexibles. Ses lamentations et celles de
la ville sont donc adressées à son époux Nanna.
La colère du dieu était d'autant plus redoutable, on h*
devine, qu'il avait été frappé lui-même par l'anéantissement
de sa cité et privé de culte. Il se laisse fléchir, bien sûr, et les
grands dieux ont alors permis, nous l'avons vu, le retour de
la paix et la restauration de la ville. Mais cela même est
insuffisant. Il faut aussi que les êtres nocifs du ciel et de la terre
qui, sous les ordres d'Enlil, ont écrasé les « Têtes Noires »,
soient mis hors d'état de nuire, détruits ou enfermés2, et
qu'enfin le dieu Nanna aide son peuple à devenir meilleur.
Le dieu de la Lune a donc les attributs du bon père de famille
qui aime bien et châtie bien. Ne nous étonnons pas si
l'intercession de la mère, Ningal, est considérée comme la plus
efficace.
Voyons, pour terminer, comment est exprimée la prière
finale à Nanna, et comment elle était, je le crois, « jouée ».
Elle commence — je suis ici, sauf pour les trois dernières
lignes, la version plus complète de (JET VI, 2, 139 — à la
ligne 683. Le vocatif et l'impératif, parfois l'optatif, sont
employés dans les vers 68, 69, 70, 72, 73, 74 et 75. Mais la
prière est interrompue par la ligne 71, où l'on parle du dieu
à la troisième personne : « Toi qui prononces la prière, puisses-
tu apaiser son cœur ! »
Le vœu qu'elle exprime étant celui de toute la ville, il

1) Cf. supra, p. 142.


2) Lignes 411, 412.
3) Cf. infra, p. 152, où je donne la traduction du passage commenté ici, à partir
de la ligne 62, et p. 153, en appendice, la justification de cette traduction, à partir
de la ligne 59.
152 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

me semble évident qu'elle était dite par le chœur. Et sans


doute aussi le chœur s'écriait-il : « 0 dieu Nanna, ta cité
restaurée, par ses louanges t'élève en gloire ! », en un vers qui
termine toute la « pièce ». Qui donc récitait la prière ? Peut-
être le chef de chœur ; plus probablement un acteur
représentant l'officiant chargé de faire agréer par le dieu les
offrandes apportées par le peuple. On lira, en conclusion de
ce travail, les lignes suivantes avec la « mise en scène » que,
me semble-t-il, le texte implique :

Le Chœur

62)1 Les « Têtes Noires » qui ont été chassées se prosternent


devant toi !
63) Les pleurs de la ville mise en ruines ont, certes, coulé
devant toi.
64) Que ta ville (maintenant) restaurée, ô dieu Nanna,
devienne pour toi resplendissante.
65) Comme une pure étoile, qu'elle soit inaltérable ; devant
ta face, elle ira son chemin.
66) Ô dieu, les hommes de ta ville vont t'apporter des dons,
67) (Et) celui qui fait les offrandes va te dire une prière.
(Entrée de cet homme)

L'officiant

68) Ô dieu Nanna, toi qui as compassion pour ton pays,


69) Seigneur dieu Aš-ím-babbár2, lorsque par mes paroles
j'aurai touché ton cœur,
70) ô dieu Nanna, les hommes de ta ville, libère-les de leur
péché !

Le Chœur

71) Toi qui prononces la prière, puisses-tu apaiser son cœur !

1) D'après la version ďUET VI, 2, 1.Т.).


2) Autre nom du dieu de la Lune.
au sujet d'un theatre religieux sumérien 153

L'officiant

72) Regarde d'un œil favorable celui qui fait les oiïrandes
et les présents des hommes de la ville.
73) Ô dieu Nanna, toi dont le regard favorable réjouit tous
les cœurs,
433)1 Les cœurs mauvais de ce peuple, puisses-tu, en totalité,
les rendre purs !
434) Les cœurs (des hommes) de ton pays, puisses-tu les
rendre bons !

Le Chœur

435) Û dieu Nanna, ta cité restaurée, par ses louanges, t'élève


en gloire.
Il n'est guère vraisemblable, on le voit, que le chant XI
ait été prononcé par un seul récitant. En résumé, le texte
sumérien, dans son ensemble, me paraît pouvoir être joué par
un chœur susceptible de se diviser, un chef de chœur, très
probablement, et deux solistes ayant le rôle de la déesse
Ningal et de l'officiant du dernier « chant ». Il n'est pas exclu
de cette hypothèse que la représentation ait été considérée
comme un acte religieux, sinon rituel, et que les acteurs aient
été choisis parmi le personnel du Temple, la déesse et ГоЩ-
ciant pouvant être une prêtresse et un prêtre. La société
sumérienne ne connaissait sûrement pas la distinction qui
s'opère dans nos idées et dans nos pratiques entre le profane
et le sacré. Et cela paraît aussi manifeste dans son « théâtre »
que dans le théâtre grec auquel je me suis si souvent
référée.

APPENDICE

Transcription et traduction littérale du chant XI


Les n°8 59..., 76 renvoient à UET VI, 2, 139.
Les n08 418..., 435 et les indicatifs des notes renvoient à AS XII.

1) D'après la version d'AS XII, p. 70.


154 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

59) ud du7 kalam ki gar-ra-a-ba :


Après que la tempête « fonçante » sur le pays eut déferlé,
418) ud du7 kalam(?) ki-gar-ra-ta(? )
n. 665) ki-g ar-ra-sè(?)
L'alternance ta /se prouverait que ces postpositions expriment
ici, avec quelque nuance, le temps, et que la proposition serait non
pas subordonnée, mais nominale : « dès /à sa mise en place ».
60) dNanna lu gu-na gir-zu mu-un-dib-ba
о dieu Nanna, les hommes, en lolalilè, sur ton chemin elle saisit1.
419) dNanna lu gu-na gir-zu mu-un-dib-ba
n. 666) mu-un-dib-Bi
L'alternance ba/isi semble prouver la lecture bâ/bé ; le
verbe serait au temps actualisé,
fil) ir-ra é-sig9-ga mu-ra-an-duu igi-zu-sè du12-a-bi
UxN TEMPLE PLEIN DE LAMENTATIONS ILS ONT FAIT ALLER DEVANT
toi et en chantant devant ta face. (Bien entendu, il n'est
pas question du monument « temple », mais de la foule qu'il
pourrait contenir.) La lecture duu est inspirée par les variantes
du de la version de Nippur et de ses duplicats :
420) ir é-sig9-ga-bi ma-ra-an-du igi-zu( !)-sè(!) du12-a-bi
n. 667) mu-ra-an-du, mu-ra-du.
Le génitif emphatique est signalé à la ligne 61 parle -a géni-
tival, à la ligne 420 par le possessif -bi (« leur » temple). J'ai
interprété duu comme équivalent de du ; le contraire n'est
évidemment pas impossible : « un temple plein de lamentations
ils ont dit devant toi », c'est-à-dire : « autant de lamentations que
celles qui empliraient le temple. » Je préfère toutefois évoquer
une procession.
62) S a g - g í g b a - r a - a n - S u b - š u b - b u - u š- a ka-šu-ga-ra-ab-tag-
ge-ne
Les « Tètes Noires » qui ont été chassées se prosternent
devant toi.
421) ba-ra-šub-bu(!)-uš-a-za : Tes « Têtes Noires », certes;
n. 668) ba-da-šub-bu-uš-a-za : l'infixé -da- au lieu de -ta-
exprime l'idée disjunctive; n. 669) ba-ra-šub-bu-da-za ;
n. 671) ba-ra-šub-bu-uš-a-bé, ba-ra-šub-bu-uš-a-ba :
le pronom de la deuxième personne est remplacé par l'article
emphatique.
63) urúdul-dul-dam ba-an-gar-ra-ba i-si-iš-bi gu-mu-ra-
an-gá-gá
De cette ville qui fut mise en ruines, certes, ses pleurs,
certes, ont coulé devant toi. Ou : « Après que la ville »...
Mais la première traduction s'accorde mieux avec les variantes :

1) Ou : les hommes, en lotalilé, ton chemin ont pris.


AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 155

422) urúdul-dul-da ba-gar-ra-za i-si-iš gu-mu-ra-gâ-


gá; п. 671 b) ba-an-g ar-ra-za ; п. 672) ba-gar-ra-zu.
64) dNanna urú ki-bi-a-gi4-a-za pa-è(d)-ga-ra-ab-ag-e
О dieu Nanna, ta ville qui a été remise en place, certes,
qu'elle devienne pour toi resplendissante, certes.
423) ki-bi-gi4-a-za
65) mul kug gim nam-mu-ga-lam-e-dè igi-zu-sè ba-dib-be
Comme une étoile pure, qu'elle ne soit pas détruite ;
devant ta face elle ira son chemin.
424) mul-kug-gim nam-mu-un-g a( !)-lam(!)-e( !) igi(!)-zu-
šegé-bí-íb-díb-bé;n. 674) nam-mu-ga-lam-e;n. 676) -ib-.
L'optatif exprimé par gé-est-il coordonné à la proposition
prohibitive ou s'agit-il d'un assertif renforçant une forme verbale
analogue à celle de la ligne 65 ?
66) digir lú-urú-gé níg-šag4-a mu-ra-an-túm
О DIEU, LES HOMMES DE LA VILLE VONT t'apPORTER DES DONS.
425) ... lu-ux-gé é(?) mu-[ ]-re(?)
67) 426) lú siskur-ra-gé a-ra-zu mu-ra-ab-bi
L'homme des offrandes une prière va te dire.
n. 679) mu-ra-bi
68) dNanna argus kalam-ma me-en
О dieu Nanna, compatissant dans le pays tu es.
427) [ kal]am-ma-me-en
69) En dAš-ím-babbár šag4-zu mi-ni-íb-dug4-ga-ta
Seigneur dieu Aš-ím-babbÁr après qu'a ton cœur ici j'aurai
PARLÉ,
428) [ ] zu im-mi-in-dug4-ga : « Lorsque... ».
70) dNanna lú-urú-zu nam-tag-bi ù-mu-e-du8(g)
0 dieu Nanna des hommes de ta ville leur péché enlève.
429) [ ]-bi nam-tag(!)-ga-ni ù-mu-e-du8( g ) ;
n. 681) ù-mu-du8(g).
En se référant à la ligne 425, on peut risquer la restitution
suivante : [lú-ux]-bi : « de ce peuple son péché enlève ».
71; lu a-ra-zu im-me-a šag4 ga-ba-na-gug-e
Toi qui (homme qui) prononces la prière le cœur puisses-tu
LUI APAISER.
430) digir(?) [ ]-bi šag4 ga-ba-an-na-gug-e
n. 683) [ ]-bi-ir; n. 684) g a-ba-an-g ug-un
Nous avons affaire très probablement à un optatif à la
deuxième personne (-un = -en = -e(n)) plutôt qu'à la
désinence -e du temps actualisé. Les notes 683 et 684 se rapportent
au même duplicat : la postposition -ir, du datif -ra, remplace
l'infixé -na-. On peut risquer la restitution suivante : digir
1 ú-ux-bi-ir : « au dieu de ce peuple » ...
156 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

72) lusiskur-ra-gému-un-gub-baigi-zid-ù-mu-un-si-in-bar
Sur l'homme des offrandes (et) sur leur « qui est présenté *
un œil favorable jette.
L'interprétation de mu-un-gub-ba est inspirée par les
formes des duplicats de Nippur :
431) lu siskur-ra-gé mu-gub-ba-bi igi-zid-ù-mu-e-si-bar
n. 683) mu-gub-ba-bi-ir ; n. 686) igi-zu semble possible au
lieu de igi-zid. Ainsi le -ra du datif (-ir) et le -e de l'accusatif-
directif répondraient à l'infixé -si-; d'où la coordination entre
les deux groupes dont ils marquent la fonction. Le pronom -bi,
employé lorsque le possesseur est un nom collectif, renvoie
possiblement aux « hommes de la ville », cités à la ligne 70, selon le
sens de la ligne 66. La ligne 71 apparaît comme une incise qui
coupe le discours adressé à Nanna.
73) dNanna igi-zid-bar-ra-zu šag4 šu-nigín sug4-ga
О dieu Nanna, toi dont le regard favorable réjouit les
CŒURS DANS LEUR ENSEMBLE,
L'interprétation du verbe sug4 est entraînée par le
qualificatif -zid qui me semble devoir être traduit comme à la ligne
précédente; sens éminemment convenable dans une prière
propitiatoire. Il ne figure pas, cependant, dans la version de Nippur :
432) dN anna igi-du8-a-bar-ra-zu šag4 šu-nigín sugt-ga-àm
74) lú-ux-bi ud-gul-du8-a-gé gé-im-da [ , ]
En raison de la cassure, j'ai adopté, pour cette ligne, ainsi
que pour les deux suivantes, la version de Nippur. La version
d'Ur paraît en différer, pour cette ligne-ci, du moins, sauf si l'on
interprète ud comme šag4 ! et du8(g) comme dû :
433) lú-ux-bi šag4-gul dù-a-bi gé-im-ma-ši-kug-ge
DE CE PEUPLE, LES CŒURS MAUVAIS DANS LEUR TOTALITÉ
RENDS-LES PURS.
75) šag4 kalam-ma-gé gál-la-zu! gé-im-da[ ]
434) šag4kalam-ma ma-gál-la-gé gé(!)-im-ma-^idùg(!?)
-e
Les cœurs qui sont dans le pays rends les bons (?)
n. 691) ma-g ál-la-zu : « Tes cœurs »... ; ma-gál-la-za :
« Tes cœurs, certes »...
La place des désinences grammaticales de la ligne 75 impose
une autre construction : « Les cœurs du pays, « ton étant » (qui
t'appartiennent) ».
76) dNanna urù ! ki-bi-gi4-a-za[ ]
435) dNanna u[r]ú ki-bi-gi4(!)-a-za me-diš ár(?) mu-e-i-i
O dieu Nanna, ta ville restaurée, certes, par ses louanges
en gloire (?) t'élève.
Yvonne ROSENGARTEN.
AU SUJET D'UN THEATRE RELIGIEUX SUMÉRIEN 157

BIBLIOGRAPHIE

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éd. « Les Belles-Lettres » (Paris, 1962).
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Sophocle : Ajax, trad. P. Mazon, éd. « Les Belles-Lettres » (Paris,
1965). Antigone, trad. P. Mazon, éd. « Les Belles-Lettres » (Paris,
1962). Electre, trad. P. Mazon, éd. « Les Belles-Lettres (Paris, 1965).
Œdipe Roi, trad. P. Mazon, éd. « Les Belles-Lettres » (Paris, 1965).
Les Trachiniennes, trad. P. Mazon, éd. « Les Belles-Lettres »
(Paris, 1962).
AU SUJET D'UN THEATRE: RELIGIEUX SUMÉRIEN 159

ADDENDUM '
Cet article: était sous presse lorsque j'ai eu: connaissance des;
Sumerische literarische Texte- aus Nippur (Band II. Academie-Verlag,
Berlin, 1967), par- S.-N. Kramer et InezBERNHARDT : j'utiliserai"
les duplicate de AS XII en : publiant * ultérieurement une traduction


intégrale de ce texte.
Mais je dois souligner ici l'analyse, par S.-N. Kramer, dans la ^
préface du livre,, p. 14, du-Nr. 16, intitulé Klagelied uber die Zerstô-
rung von Nippur.. Elle fait- bien ressortir que1 la, « lamentation-»
sur la* destruction» d'Ur appartenait à- un genre littéraire banal,
dont la lamentation n'est que l'un des aspects (cf. aussi UET VI, 2,
p. 2, n<> 143, et p: 1, n°s 124-134).
En effet, écrit l'auteur, ce-Nr. 16 est un chant de lamentation -
dans sa première partie seulement, tandis que le second se compose
d'um chant d'allégresse à propos de la libération • de Nippur/ par:
Išme-Dagan.
Aussi la -, mention « LIdu von . Ur » présente . à la fin du • Nr. 24
(lire : 25, p. .16, Nr. 18-25), c'est-à-dire ' à la ; fin* d'un; duplicat du

:
texte étudié en cet article, serait-elle de la - première importance si r
elle pouvait être; traduite sans: ambiguïté.
Mais cette expression. — nefaut-il pas, de plus, lire 1-LI-du, le1
clou - horizontal suivi d'un »! au-dessus du r signe -NI,, n'étant que le ■
:

début-d'une ligne de "séparation ?' — qub est; écrite: LI-DU, LI-


D U12( G ) ou « L I - D U G4 -; (1 - L I - d u - pourrait - être une . forme verbale
figée à valeur nominale) a deux. équivalents akkadiens;: sagâmu =
crier en* se lamentant (SL59, 17": Reisn. #ymn..39;\3f (lire- : 19,.
.

Rev. 3-4) et zamâru chanter : cf. ŠL 59, 30 et 38 ; et CAD 21;, p. 37,


où la glose citée LIen'du KA donne la lecture en- duu. Cette graphie;
figure sous zamâru et aussi sous zammeru (CAD г 21; p.. 40 = singer
(of.a speciaLtype... in contrast with the artist called-nâru). A noter
que le mot écrit èn-duu est précisément le parallèle de sagâmu dans
Reisn. Hymn.. 19, RJ. 3-4.. Cf. encore F. Delitzsch (Sumerische:
.

Glossar,. 19 14, p. 170 ): schreien et singen, quelle que soit la graphie.


Si èn-duu Uriki-ma signifie : « Lamentation; concernant Ur »,
il faut admettre que le scribe sumérien n'avait en vue que la partie
et non le tout. Mais le sens de chant(s) ou chanteur(s) est beaucoup
plus fréquemment attesté (cf. ZA NF XV,.195n, pp. 84-85). A cette'
LI'.DU'
époque, A. Falkenstein pouvait décrire que n'étaitipas
connu comme désignation d'une sorte de chant déterminé. .
Il resterait à savoir si le(s) « chant(s) d'Ur » en question pouvaient
comprendre, ainsi que dans notre opéra-comique, considéré pourtant
comme un genre essentiellement" musical, les parties parlées que je
:

suis amenée à supposer.


L'emploi, que j'ai cru reconnaître, de Yemesal et de Ve.meku dans
le même AS XII; est également signalé par S.-N. Kramer dans le
160 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Klagelied Nr. 16 (cf. op. cit., p. 14) : les sept premiers chants
seulement en sont en emesal, bien que le poète ne soit pas à cet égard
entièrement conséquent.
Que le poète ait employé, selon mon hypothèse, Vemeku comme
langue parlée ou psalmodiée, Vemesal comme langue chantée, ou que,
peut-être encore, il ait ainsi utilisé deux moyens d'expression, comme
nos musiciens les modes majeur et mineur, je crois au choix délibéré
plus qu'à l'inconséquence.

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