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Szkilnik Michelle. Des femmes écrivains. Néronès dans le Roman de Perceforest, Marte dans Ysaye le Triste. In: Romania,
tome 117 n°467-468, 1999. pp. 474-506;
doi : https://doi.org/10.3406/roma.1999.1509
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1999_num_117_467_1509
dame, elle devient un simple berger à son service. La dame, qui connaît
sa réelle nature et sa tragique histoire, l'engage à rester auprès d'elle
parmi ses gens. Néronès fait « taindre sa blanche char en noir comme
d'un homme ». La dame lui change ses habits et déclare : « vecy un
beau valeton fendu ! Mais j'en voeul estre marrine, car désormais le
nommeray Cuer d'Acier » (PF III-2, p. 246). Or ce surnom, inspiré par
la résistance et la patience de la jeune fille, Nestor le lui avait déjà
appliqué quelques pages plus tôt dans le récit. Alors qu'il s'apitoyait
sur son sort, il se souvient des épreuves imposées à Néronès et il
s'exclame : « Mire toy en la constance de la royne des vrais amans, la
pucelle Nerones au euer d'aehier, qui a tant souffert en pacience, selon
le record des traïttres » (PF III-2 p. 241). Juste après cette lamentation,
Nestor rencontre un petit berger qui n'est autre que Néronès déguisée.
Dans la chronologie interne de l'histoire, la rencontre avec le berger se
situe après le « baptême » de la jeune fille. En la qualifiant de « euer
d'aehier », Nestor ne fait donc que reprendre le bon mot de la dame.
Mais ce jeu sur l'ordre des événements rend plus amusante
l'obstination à ne rien comprendre que le chevalier va manifester par la suite.
Lui qui a eu l'intuition de la valeur de son amie et du surnom qu'elle
mérite ne saura pourtant pas reconnaître la jeune fille sous les traits de
son écuyer Cuer d'Acier.
Néronès, toujours déguisée en homme, quitte en effet sa bonne
protectrice pour partir à la recherche de son ami. Elle entre au service
d'un chevalier qui se révèle être Nestor 10. Cette position lui permet de
tenir le rôle de confidente et crée une situation originale : Néronès
comprend en effet assez rapidement qu'elle se trouve auprès de son ami
mais toute la difficulté va consister à se faire reconnaître, sans risquer
d'offenser Nestor qui pourrait s'alarmer de retrouver sa bien-aimée
transformée en aventurière. L'épisode de la reconnaissance dans
Aucassin et Nicolette est mené rondement et sans grande imagination :
Nicolette, déguisée en jongleur, vient chanter devant Aucassin sa
propre histoire. Celui-ci ayant demandé au jongleur ce qu'il sait de la jeune
10. En entrant au service du chevalier qui se fait appeler Tarquín, Néronès-
Cuer d'Acier ne sait pas qu'il s'agit du Chevalier Doré et celui-ci ignore
évidemment l'identité de son nouvel écuyer, situation dont le narrateur se plaît
à souligner le pathétique : « Ainsi chevauchèrent les deux amans, querans l'un
l'autre, et sy estoient tousjours enssamble » (PF III-2, p. 266). Rapidement
toutefois, Néronès devine l'identité de son maître quand celui-ci change ses
armes et reprend un écu doré (p. 267-68).
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11. Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, 1949, rééd. 1978, p. 224-
25.
12. Voir Cligès, éd. C. Mêla, Paris, 1994 [Lettres Gothiques], v. 5796-98.
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vivante de son échec face à Marte. Marc l'Essilié, que son nom lie
doublement à sa mère (Marc rappelle Marte ; le surnom d'Essilié vient
de ce qu'il a été abandonné par sa mère), manifestera, on va le voir, bon
nombre des qualités de Marte : indépendance, débrouillardise, talent
poétique, et Tronc aura bien du mal à reconquérir ce personnage, à lui
faire prendre la direction imposée par le destin. Si la maîtrise du récit
échappe en partie à Tronc dans la partie « Marc », c'est parce que Marc
est le fils de celle qui entend bien écrire sa propre histoire.
Durant la première étape des aventures de Marte, avant la rencontre
avec Ysaye, la jeune femme compose quelques poèmes tout en
la venue du chevalier aimé de loin. Son art s'avère utile puisque le
roi Yrion, ayant lu l'une des chansons écrites par sa nièce, comprend
qu'elle est amoureuse et fait proclamer un tournoi dans l'espoir
à sa cour le chevalier dont la jeune femme est éprise. Les trois
poèmes de Marte contenus dans cette partie, sont de courtes chansons
dont la jeune femme écrit les paroles et la mélodie. Elle interprète en
effet ses uvres devant Tronc ou pour elle-même et le narrateur vante
la beauté de son exécution : « Marte commence a canter une cançon-
nette tant amoureusement que c'estoit mélodie a oïr » (Y, p. 123). Les
trois chansons parlent d'amour : dans les deux premières, Marte
exprime sa joie d'être aimée par un chevalier de valeur ; dans la
dernière, l'ennui que lui cause une longue attente, thématique qui
annonce celle de tous les poèmes qui suivront. Mais cette production
reste modeste, peut-être parce que Marte attend passivement l'arrivée
de son amant.
En revanche, les pièces lyriques envahissent le récit en prose à partir
du moment où la jeune femme décide de fuir la cour de son oncle et de
se mettre en quête d'Ysaye. Les pérégrinations de Marte s'étendent sur
une vingtaine de pages. Elles sont entrecoupées de huit passages
six brefs, deux très longs et très élaborés.
Les deux longues pièces sont désignées par le mot « lai » soit par
Marte qui qualifie la première de « lay nouvel » (Y, p. 167), soit par le
narrateur : « Quant Marte ot lu tout son lay, si lui sambla moult bien
fais » (Y, p. 171) ; « a tant sacque se harpe et l'atempre, puis commen-
che ung lay tant bel qu'a merveilles » (Y, p. 1 80). Les poèmes présentent
une facture très complexe et, malgré leur nom, ne ressemblent pas à
des lais arthuriens comme ceux que l'on trouve dans le Tristan en
prose. L'hétérostrophie et l'hétérométrie qui les caractérisent
plutôt le lai-descort, tel qu'il était pratiqué à la fin du xne ou
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au xiiic siècle, n'était que chacune des strophes qui les composent
semble constituer une pièce quasi indépendante. Quasi mais pas
car de savants effets d'échos formels et thématiques unissent les
strophes 23.
Le « lay nouvel » (Y, p. 167-170) comprend 8 strophes. La première
est un rondeau d'heptasyllabes sur le modèle ABaAabaB, forme que
Marte (et l'auteur du roman) affectionne particulièrement. La seconde,
monorime (elle reprend la rime a du rondeau), compte 30 vers, tous de
4 syllabes sauf le premier et le dernier qui en ont 8 : on a donc le schéma
8 + 4 x 28 + 8 24. La troisième comporte 34 vers et un refrain initial
repris aux vers 14, 24 et 34. Elle offre un schéma original : une sorte
d'introduction Abab, puis trois couplets sur le modèle cdcdeebebA,
dont les vers 7 et 9 comptent 5 syllabes alors que le reste du poème est
composé d'heptasyllabes. Cette pièce paraît être un croisement entre le
virelai et la ballade. La quatrième strophe, de 25 vers, présente une
structure semblable à celle de la seconde. Construite elle aussi sur une
seule rime, elle est de type : 8 + 4 x 23 + 8. La cinquième strophe, bâtie
sur deux rimes, est une ballade de 23 décasyllabes, amputée, donc, d'un
vers pour que l'on ait la succession régulière de 3 huitains. Sa structure
rimique est la suivante : abababA (le refrain : « Sy prie Dieu qu'il me
soit secourans ») ababbabA ababbabA. La sixième strophe, comme la
seconde et la quatrième, est monorime et offre la structure : 8 + 4 x 25
+ 8. La septième est encore un rondeau, d'octosyllabes cette fois. Enfin,
la dernière pièce entre en résonance avec les strophes 2, 4, 6, sur la
structure desquelles elle offre une variation : elle se subdivise elle-même
en trois strophes, bâtie chacune sur une rime et selon le modèle 8 + 4 x
4 + 8 25. Le « lay nouvel » de Marte apparaît donc comme une combi-
23. Le premier de ces lais a été étudié par A. Giacchetti, dans Une Nouvelle
forme du Lai apparue à la fin du XIVe siècle, dans Mèl. Félix Lecoy, Paris, 1973,
p. 147-155.
24. Au paragraphe 253, l'éditeur du roman, A. Giacchetti, a coupé le premier
vers en deux. Dans son article, Une nouvelle forme du Lai..., il considère
également que le poème compte 3 1 vers et non 30 comme je le propose. Réunir
les deux parties permet pourtant de retrouver la structure des strophes 4 et 6 du
lai. Je dois cette suggestion à Dominique Billy qui a bien voulu se pencher sur ces
formes complexes et me faire bénéficier de sa longue expérience dans le domaine
de la métrique du Moyen Age. Je tiens ici à le remercier de son aide.
25. Il manque un vers à la deuxième strophe de cette pièce qui se présente
sous la forme : 8 + 4 x 3 + 8. Il est vraisemblable que, comme dans le cas de la
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relevées. Après tout, Ysaye a été écrit vers la fin du xive siècle et son
auteur est donc contemporain de Christine. Les deux jeunes femmes, le
véritable poète et Marte, le personnage, se retrouvent seules et doivent
prendre leur destin en main, l'une parce que son mari est mort, l'autre
parce que son ami l'a quittée. L'une et l'autre se transforment en
homme, Marte en se déguisant, Christine en assurant les fonctions de
chef de famille. On sait du reste que dans le Livre de la Mutación de
Fortune, Christine raconte comment Fortune l'a changée en homme.
Toutes deux gagnent leur vie par leur art : Christine écrit des poèmes de
circonstances à la cour des grands ; Marte, qui a pris la condition de
jongleur, paie son passage en bateau, son gîte et son couvert en jouant
de la harpe et en chantant. Les deux poètes pratiquent le genre
Je reviendrai sur cet aspect de l'uvre de Marte. Ces
peuvent paraître bien minces. Car une femme qui se déguise en
homme, qui gagne sa vie par le métier de jongleur, rien là de bien
nouveau en littérature. On a vu que Nicolette, Silence, Frêne ou Josiane
l'avaient fait avant Marte. Mais ce qui est plus original dans le cas de
notre héroïne, c'est qu'elle est auteur-compositeur-interprète et que
nous possédons son uvre, une uvre riche et innovatrice. Pourquoi un
écrivain homme (il paraît presque certain que l'auteur d' Ysaye est un
homme) a-t-il choisi pour incarner sa « voix lyrique » une femme ? Les
raisons internes à l'uvre ne manquent pas. Mais ne peut-on
suggérer également l'intérêt qu'a dû susciter Christine de Pizan,
cette nouvelle-venue dans un champ si largement réservé aux
? 29
Nous avons examiné l'uvre poétique que produit Marte pendant la
brève période où elle va de cour en cour à la recherche de son ami. Mais
pour prendre pleinement conscience du génie de la jeune femme, il faut
aussi considérer le brio avec lequel elle s'adapte aux aventures qu'elle
rencontre. Peut-être du reste est-il plus juste de dire qu'elle adapte le
scénario des aventures à sa fantaisie. Dans ces occasions va se révéler en
effet une autre facette de son génie littéraire.
Marte, déguisée en écuyer, comme Néronès avant elle, quitte le
château de son oncle et se cache pendant un mois chez un bourgeois.
29. Les incertitudes touchant la date de composition d' Ysaye (l'éditeur du
texte par exemple la situe au début du XVe siècle) rendent ce rapprochement
sans doute fragile. La convergence entre personnage fictif et personne réelle
atteste du moins la relative autonomie acquise par la femme.
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n'avait pas couché avec un homme depuis la mort de son parrain. Mais
loin de la trahir, il convainc tout à fait le marin qu'il vaut mieux
débarquer illico cette femme peu recommandable.
Marte trouve une troisième occasion d'exercer son imagination
quand elle entre au service d'un chevalier et de sa dame et que la dame
tombe amoureuse d'elle. De cette situation très classique, que nombre
de malheureuses comme Silence ou l'impératrice de Constantinople
dans le Roman de Cassidorus 30, ont affrontée avant elle, Marte se tire
de manière originale. Elle ne peut avouer qu'elle est une femme sans
compromettre la liberté à laquelle elle tient tant. Pour gagner du temps
et ne pas susciter la haine de la dame — Marte a sans doute lu
beaucoup de romans et sait par conséquent qu'il faut se garder de
repousser ouvertement l'amour d'une dame puissante — la jeune
femme prétend partager les sentiments de la dame et pousse la
complaisance jusqu'à se laisser embrasser et caresser par son « amie ». Au
cours d'une tendre conversation durant laquelle la dame s'enquiert de
sa famille et de son âge, Marte s'invente un père marchand et trois
frères (des triplets apparemment puisque « a cascuns .XXXIII.
passés », Y, p. 179). Puis elle prétend avoir trente ans, ce que la dame, qui
avait été probablement séduite par la jeunesse et l'androgynie de son
jongleur imberbe, ne peut se résoudre à croire. Pour la convaincre,
Marte ajoute alors : « De barbe n'ay ge nient, voirement [...] ne ja
n'aray car je ne sui mie condiciones comme hons, ainchois ay deffaly a
toutez naturelles œuvres, et autressy sont mez frères que moy ». (Y
p. 179). Ce qui frappe ici encore, c'est non seulement l'audace et
l'ingéniosité de la répartie mais la surenchère (les trois frères aînés
frappés du même malheur que le cadet) accompagnée d'une réticence
feinte : le jongleur choisit prudemment ses mots pour évoquer sa
difficile condition. D'autre part, Marte, qui sait très bien qu'elle va
susciter l'étonnement de son amie en affirmant qu'elle a trente ans,
prétend s'étonner elle-même du scepticisme de la dame : « Ce ne peut
être, fait la dame. — Et pour quoy ?, fait Marte », ce qui a pour effet de
relancer la conversation et d'amener l'aveu qu'elle semblait vouloir
retenir. La dame s'empresse de congédier poliment le ménestrel, du
mensonge de qui elle ne peut se venger sans trahir ses intentions
malhonnêtes aux yeux de son ami. Marte donne ainsi une leçon
d'invention romanesque à ses prédécesseurs : l'eunuque ou comment
30. Voir The Grammar of the Sexes in Medieval French Romances, art. cit.
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31. Voir par exemple l'aveuglement d'Iseut face à Tristan déguisé dans les
textes des Folies.
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d'une poésie qui ne parvient pas à ouvrir les yeux de celui à qui elle est
destinée ? Cette question, le « Lai Piteux » de Néronés l'avait déjà
posée. Sans doute Ysaye admire-t-il grandement l'interprétation de
Marte : « Quant Ysaye ot oy, si dist que oncques n'avoit oy de bouche
miex chanter ne aussy gracieusement, et pour che ly demande en Teure
qui celle chanson lui avoit aprins » (Y, p. 183). Mais il ne réagit pas
différemment des autres auditeurs de Marte, comme le Comte Hergos
par exemple : « Quand ly contes ot oy le canchón, si dist c'oncques mais
n'avoit oy ossy bien chanter, et lui demande qui l'avoit faite » (Y,
p. 175) 32. Faut-il lire dans cette attitude « ordinaire » d'Ysaye la
suggestion que les deux personnages, le héros et la dame, sont de nature
foncièrement différente ? Au contraire de son fils Marc, Ysaye n'est pas
un poète ; il ne peut être touché que superficiellement par la poésie ;
sait-il seulement écrire ? On peut en douter puisqu'il fait rédiger ses
lettres, d'amour ou d'affaire, par Tronc, et qu'il lui fait même lire le
courrier qu'il reçoit 33. Marte, elle, est une lettrée ; elle a reçu une
culture savante originale puisqu'elle a été en partie éduquée en Orient,
à la cour de l'Emir de Perse où elle a sans doute appris des langues
orientales. Orimonde, la fille de l'Emir qui avait été envoyée chez Yrion
en échange de Marte, a en effet appris à lire, écrire et parler les langues
occidentales (Y, p. 220). Cette scène mettrait alors en évidence non pas
tant l'échec du lyrisme que les dangers d'une relation amoureuse
déséquilibrée. Plus encore, le rapport à la poésie des deux personnages
trahirait la disparité de deux natures qui appartiennent chacune à un
genre littéraire différent : Ysaye, le chevalier arthurien, émule de son
parrain Lancelot 34, Marte, la trobairitz égarée dans une œuvre qui
hésite entre le genre épique et le genre romanesque.
Or le risque que ce personnage incongru, déplacé, fait courir à
Ysaye, Tronc le conjure en réassignant à Marte un rôle plus conforme
à celui qu'une femme doit tenir dans le « roman épique ». Le nain a
reconnu Marte d'emblée mais feint devant elle et devant Ysaye de
croire qu'elle est une simple jongleresse. Dans cette scène, Tronc jouit
32 Autres exemples p. 175 (les mariniers), p. 178 (la dame, amie du chevalier
rencontré par Marte dans la forêt), p. 186 (le roi Estrahier).
33. Il sait lire pourtant. Voir p. 369.
34. Voir mon article L'ombre de Lancelot dans Ysaye le Triste, dans Lancelot-
Lanzelet, Hier et aujourd'hui, Mélanges offerts à Alexandre Micha, publ. D.
Buschingeret M. Zink, Greifswald, 1995 [Wodan].
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néanmoins des rapports étroits avec elles, plus étroits même que ceux
qui lient le « brief » et la narration en prose. L'œuvre lyrique de Marte
nous a préparés à son œuvre allégorico-romanesque et cette dernière
s'appuie à l'évidence sur la production poétique antérieure. Les thèmes
illustrés dans le roman allégorique, l'amour de loin par exemple,
viennent de la lyrique, même s'ils ont pu très tôt se glisser dans le roman.
Les personnages allégoriques qui dialoguent avec Marte dans sa lettre
à Ysaye hantent déjà ses ballades. A l'intérieur de son livret, Marte fait
allusion à son œuvre poétique : « Et s'ay escript en parchemin /
Pluiseurs choses et par quemin / Sy que canchonnettes et lais » (Y,
p. 232, v. 350-52) ; « Et Resconfort m'edoit toudis / A faire canchons et
doux dis (Y, p. 244, v. 990-91).
Parfois, le livre de Marte abandonne la fiction allégorique pour
devenir plainte lyrique adressée à Ysaye. La rupture est nette à la fin : le
livre se termine en effet sur une ardente prière de Marte qui implore son
ami de venir la délivrer de la tour où elle divertit Yvoire, la fille du roi
Estrahier. Le roman allégorique s'interrompt abruptement et reste en
quelque sorte inachevé, à l'image du roman de Guillaume de Lorris.
Comme un poème, il se referme aussi sur l'expression de
l'insatisfaction. Emprisonnée dans sa tour, Marte ne peut assouvir son désir ni
achever par elle-même sa quête. Ce Roman de la Rose écrit du point de
vue de la femme enfermée dans le château se condamne nécessairement
à l'inachèvement et au silence. L'aide en effet ne peut venir que de
l'extérieur. Or l'extérieur, c'est la réalité en prose incarnée par Tronc et
Ysaye, le triomphe du romanesque sur la lyrique. Certes Marte
remporte en un sens une victoire sur Tronc dans la mesure où son livre
bouleverse Ysaye qui, en dépit des réticences du nain, va aller à la
rescousse de son amie. La prière finale est donc entendue et suivie d'un
effet positif. Mais d'une part, Marte, l'indépendante, l'ingénieuse, qui
savait si bien se tirer d'affaire par la ruse, confesse son impuissance et la
supériorité de méthodes masculines comme le rapt. D'autre part,
l'ultime conséquence de sa délivrance est qu'elle va cesser d'écrire de la
poésie. Tronc a compris que, pour faire taire Marte, mieux valait lui
accorder quelques satisfactions matérielles, comme celle de revoir son
ami. Marte peut bien composer encore des chansons où elle clame sa
joie d'être réunie à Ysaye, celles-ci n'ont plus droit de cité dans un
roman qui s'engage de plus en plus nettement dans l'aventure héroïque.
Le mépris avec lequel Tronc accueille la dernière œuvre littéraire de
Marte donne la mesure de la nouvelle orientation du roman : les
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composées lors de la cérémonie des vœux, 6 chantées plus tard par les 3 Sarrasines et
leurs trois servantes, 2 interprétées par les habitants de Dinagu) sont en eflfet des
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plus tard. Quant à Marte, non seulement elle introduit le lyrisme dans
un roman contaminé par la chanson de geste, mais encore elle subvertit
l'héritage romanesque légué par Guillaume de Lorris. Les femmes
incarnent ainsi dans Perceforest et Ysaye les nouveaux discours qui
viennent à la fois déstabiliser et enrichir le roman arthurien.
Michelle Szkilnik.