Vous êtes sur la page 1sur 34

Romania

Des femmes écrivains. Néronès dans le Roman de Perceforest,


Marte dans Ysaye le Triste
Michelle Szkilnik

Citer ce document / Cite this document :

Szkilnik Michelle. Des femmes écrivains. Néronès dans le Roman de Perceforest, Marte dans Ysaye le Triste. In: Romania,
tome 117 n°467-468, 1999. pp. 474-506;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.1999.1509

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1999_num_117_467_1509

Fichier pdf généré le 07/04/2018


DES FEMMES ECRIVAINS
NÉRONÈS DANS LE ROMAN
DE PERCEFOREST,
MARTE DANS YSAYE LE TRISTE *

Si les romanciers du moyen âge ont souvent choisi de se représenter


dans leur activité d'écrivains à travers des personnages masculins 2, il
est en revanche plus rare de rencontrer des personnages féminins qui
incarnent le narrateur ou du moins une direction du récit, surtout si
l'on exclut les fées qui, grâce à leurs pouvoirs surnaturels, exercent de
fait un certain contrôle sur le déroulement de l'histoire. Au xme siècle,
la Nicolette de la chantefable est sans doute l'un des premiers exemples
de ces jeunes filles débrouillardes qui prennent en main leur destin et
celui du récit.

1 . Pour le Perceforest, les éditions de référence sont celles de J. Taylor et G.


Roussineau : Perceforest, première partie, éd. Jane H. M. Taylor, Genève, 1979 ;
quatrième partie, éd. Gilles Roussineau, Genève, 1987, 2 vol. ; troisième partie,
éd. Gilles Roussineau, Genève, 1988-1994, 3 vol. PF = Perceforest, le chiffre
romain indique la partie, le chiffre arabe le volume, le dernier nombre la page.
Pour Ysaye le Triste, l'édition utilisée est celle d'A. Giacchetti : Ysaye le Triste,
roman arthurien du moyen âge tardif, Rouen, 1989 [Publ. de l'Univ. de Rouen,
142]. Y = Ysaye le Triste.
2. Merlin, le premier, vient à l'esprit, mais il en existe bien d'autres, comme
Eliavrés dans le livre de Caradoc (voir mon article, Les deux pères de Caradoc,
dans BBIAS, t. 40 [1988], p. 268-286).
DES FEMMES ÉCRIVAINS 475

Au xive siècle, deux romans, qui entretiennent des liens indubitables


mais encore mal explorés, Perceforest et Ysaye le Triste, mettent en
scène des femmes poètes et écrivains tout à fait originales. Néronès-
Cœur d'Acier, la jeune et belle fille du roi de l'Estrange Marche, aimée
du Chevalier Doré, et Marte, nièce du roi de Blamir et amie du héros
Ysaye, proposent en effet l'image d'écrivains-femmes inquiétants par la
liberté qu'ils s'octroient et que les romans finissent du reste par réduire
au silence, au moins en apparence. Personnage conventionnel d'abord,
Nerones parvient à transformer sa destinée en réinventant en prose,
puis en vers son histoire, avant d'être ramenée à la norme par cette
farouche gardienne de la coutume arthurienne (ou, plus justement,
proto-arthurienne) qu'est la reine-fée Lidoire. Quant à Marte, c'est le
nain Tronc, son rival dans le domaine de la création littéraire, qui la
rappellera à l'ordre romanesque.

Néronès intervient essentiellement dans le livre III du Perceforest.


Ses aventures mouvementées constituent un ensemble isolable au point
qu'elles ont été en effet détachées au xvie siècle et publiées
indépendamment à plusieurs reprises sous le titre de : La Plaisante et amoureuse
histoire du Chevalier Doré et de la pue elle surnommée Cueur d'Acier 3.
L'histoire de Néronès s'amorce de manière familière au lecteur du
Perceforest et de romans médiévaux : Nestor, le Chevalier Doré, fils du
roi Gadiffer d'Ecosse, est sauvé de mauvais esprits et transporté par le
bon génie Zéphir chez le Roi de l'Estrange Marche. Là, il est recueilli et
soigné par la fille de ce dernier. Les deux jeunes gens tombent
amoureux l'un de l'autre. Mais, selon la coutume du pays, tout prétendant à
la main de Néronès doit garder pendant soixante jours l'île de
l'Épreuve. Le Chevalier Doré s'engage à tenter l'aventure. Cependant
d'autres devoirs l'appellent pour le moment et il quitte Néronès en
promettant de revenir bientôt (PF III- 1, p. 92-122).
L'auteur du Perceforest reprend, on le voit, un motif ancien, illustré
par le lai de Marie de France Guigemar, par exemple. Néronès, comme
la dame de Guigemar, est enfermée dans un fort château enclos de hauts
murs. C'est son père qui joue le rôle du jaloux. Comme elle n'est pas
encore mariée, il la tient étroitement surveillée pour décourager les
éventuels ravisseurs. La forteresse de Guigemar est fermée d'un côté par
3. Voir sur ce point G. Roussineau, introduction à la quatrième partie, vol. 1 ,
p. XXXV.
476 M. SZKILNIK

la mer de sorte qu'on ne pourrait pénétrer dans le jardin attenant qu'en


arrivant par bateau. Quant au verger de Néronès, « il n'estoit homme
que en ce vergier peust entrer, s'il ne volloit en l'aer » (PF III- 1, p. 94).
Comme le lecteur pouvait s'y attendre, l'amant redouté, conduit par
des forces merveilleuses, arrive par mer dans le premier cas, par air dans
le second. Dans les deux histoires, le chevalier est gravement blessé et
on le découvre gisant inconscient sur un lit ou sur l'herbe. Néronès et la
dame de Guîgemar sont d'abord prises de frayeur à la vue, l'une, du
chevalier étendu dans son jardin, l'autre, de la nef accostant près du
château. Chacune envoie en reconnaissance une (la dame) ou deux
(Néronès) suivantes. Quand il s'avère que le chevalier n'est que blessé,
les deux héroïnes consentent à soigner chacune le sien, en secret et dans
sa propre chambre. Chaque chevalier raconte ensuite comment il a
échoué dans ce château. Mais Amour, personnifié dans les deux
histoires, décoche une flèche aux chevaliers qui, maintenant qu'ils sont guéris
de leurs blessures physiques, vont connaître des tourments bien plus
terribles. Le lai et le roman développent longuement la métaphore de la
maladie, empruntée à Ovide, en termes très semblables : l'amant a
froid, chaud, perd l'appétit et le sommeil, jusqu'à ce qu'il ose avouer à
celle qu'il aime la cause de sa détresse. La femme fait semblant d'être
fâchée avant d'accorder son amour.
Quoique reprenant un scénario connu, Perceforest traite l'épisode de
manière humoristique. Outre l'idée ingénieuse de faire arriver le
Chevalier Doré par air 4, l'écrivain s'amuse à souligner les stéréotypes qu'il
utilise. Quand Néronès feint d'être blessée par l'audace de Nestor
qu'elle vient pourtant d'encourager à avouer son amour, il raille, avec
une pointe de misogynie, la réaction toute « féminine » de la jeune
femme : « elle en ouvra tantost comme femmes ont de coustume, car
elle en entra en fierté et orgueil » (PF III- 1, p. 115). Plus encore, il
introduit ensuite une petite scène comique qui donne à tout l'épisode la
tonalité du fabliau. Comme le mari jaloux, le père vient en effet troubler
la vie agréable des deux jeunes gens en rendant visite à sa fille. Il faut
donc cacher l'amant dans un lit mou et profond sur lequel on empile
4. Le roman exploite avec complaisance la bien utile faculté qu'a Zéphir de
transporter par air les personnages. Un autre exemple en est fourni dans le
livre III : Zéphir, sous la forme d'un oiseau géant, introduit Troïlus dans la tour
où dort la belle Zellandine. Il semble que, dans ce cas, ce soit le modèle d' Yonec
qu'imite de manière humoristique Perceforest.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 477

draps et courtepointes. Une servante dévouée et rusée imagine


d'étendre sur le lit la lessive qu'elle vient de terminer. Le père pénètre dans la
garde-robe où est caché Nestor et s'assoit au bout du lit avant de
déclarer : « En vérité, belle fille, se vostre lit icy ne fust empesché, je m'y
couchasse pour dormir, car je suis traveillé de tant estre a cheval » (PF
III- 1, p. 120). La jeune fille, le cœur battant d'effroi, lui propose à la
place son propre lit et tandis que le roi dort paisiblement, elle aide
Nestor à s'enfuir. C'est le détail réaliste du linge étendu sur le lit (et que
la servante a pris soin de tordre le mieux possible) qui fait basculer la
scène dans la farce. Et pourtant, ni Néronès, ni Nestor ni le père n'ont
vocation à être des personnages de farce ou de fabliau. Dans le Perce-
forest, l'humour prend ainsi pour cible non seulement des personnages
définis dès l'origine comme comiques, Estonné et le Bossu par exemple,
mais aussi les personnages les plus nobles, les plus respectables. Les
adieux de Néronès et de Nestor, dont le récit suit la scène que nous
venons d'examiner, ont au contraire un caractère d'autant plus
émouvant que le lecteur pressent les dangers que devront affronter les
amants avant d'être enfin réunis. Ces brusques changements de ton,
dont Ysaye use également volontiers, me paraissent l'une des
caractéristiques les plus frappantes du roman arthurien au xive siècle. Sans
doute, comme l'a montré Ph. Ménard 5, on sourit et on rit aussi dans les
romans arthuriens du xne ou du xnie siècle. On se moque même du
Soleil de la Chevalerie, de Gauvain juché sur son roussin ou pris pour
un marchand par les belles dames de Tintagel. Quand Dinadan perd
lamentablement la demoiselle capricieuse qu'il avait prise sous son
conduit 6, le récit de sa mésaventure réjouit grandement la compagnie.
Il me semble toutefois que l'intention est différente. Que Gauvain soit
ridicule dans le Conte du Graal est choquant. Il est clair que Chrétien
veut bousculer nos habitudes de lecture en jetant le héros dans des
situations inhabituelles. Les romans qui emboîtent le pas à Chrétien,
comme Le Chevalier à l'épée ou Hunbaut, oscillent entre la parodie et la
dénonciation des valeurs courtoises ou le jeu rhétorique. Dinadan
incarne peut-être, lui aussi, cette réserve de l'écrivain à l'égard de
coutumes mal comprises. Dans le Perceforest, il ne s'agit pas de
5. Ph. Ménard, Le Rire et le sourire dans le roman courtois en France au
Moyen Age, Genève, 1969.
6. Roman de Tristan en prose, vol. 6, éd. E. Baumgartner et M. Szkilnik,
Genève, 1993, p. 359-363.
478 M. SZKILNIK

dénoncer les valeurs courtoises. Au contraire, le roman les exalte. S'il y


a jeu avec la tradition, il n'y a pas parodie. Un personnage peut être
successivement noble, ridicule, pathétique, comique, sans qu'il faille
discerner là un quelconque jugement de valeur. Le héros de roman
arthurien s'en trouve profondément changé puisqu'il combine à
présent des traits hérités de genres différents. J. Taylor 7 a signalé
l'ambiguïté du personnage d'Estonné, héros d'une vaillance et d'une
loyauté exceptionnelles et pourtant souvent ridicule, de sorte que le
lecteur peu habitué à ces mélanges ne sait plus comment lire le
personnage. Perceforest applique ce « generic shift » dont parle J. Taylor 8 à
presque tous ses personnages 9. Bien que, le plus souvent, Néronès ne
déroute pas le lecteur parce qu'elle présente l'apparence familière de la
belle et noble pucelle, la scène de farce à laquelle elle participe prépare
néanmoins la métamorphose remarquable que le roman lui réserve
ensuite.
La présence d'esprit, l'ingéniosité dont Néronès et ses compagnes
ont fait preuve à l'occasion de la visite du roi, vont en effet se manifester
abondamment dans la suite du récit. Enlevée par le roi de Norvège
Fergus, la jeune fille, après avoir feint d'être morte et avoir subi les
affreuses tortures infligées par la sœur du roi, s'échappe de son
tombeau et se met en quête de son ami. Néronès n'est pas un personnage
entièrement neuf. Elle emprunte à Fénice son endurance sous la torture
et cette nouvelle fausse-morte rivalise dans ce domaine avec son ancêtre
littéraire. D'autre part, l'énergie avec laquelle elle décide elle-même de
sa destinée, et surtout le travestissement qu'elle adopte pour mener
à bien son entreprise l'égalent à cette autre héroïne aguerrie par
l'amour : Nicolette. Toutefois, à la différence des modèles antérieurs,
Silence, Nicolette, Frêne (dans Galerón de Bretagne), Josiane (dans
Beuves de Hantone), Néronès ne se déguise ni en chevalier, ni en
jongleur, ni en musicienne, mais en valet. Recueillie par une bonne
7. J. Taylor, The Fourteenth Century : Text, Context, Intertext, dans The
Legacy of Chrétien de Troy es, éd. par K. Busby, D. Kelly et N. Lacy,
Amsterdam, 1987, p. 267-332. Voir en part. p. 323 et s.
8. J. Taylor, The Fourteenth Century, art. cit., p. 325.
9. Ysaïe utilise le même procédé, en particulier avec Tronc : J. Taylor a montré
que la coexistence chez Tronc de caractéristiques empruntées à deux types
littéraires opposés rend le personnage presque illisible pour le lecteur habitué à
reconnaître un ennemi dans le nain hideux et un adjuvant merveilleux dans un
nain d'une grande beauté (I Taylor, The Fourteenth Century, art. cit., p. 320).
DES FEMMES ÉCRIVAINS 479

dame, elle devient un simple berger à son service. La dame, qui connaît
sa réelle nature et sa tragique histoire, l'engage à rester auprès d'elle
parmi ses gens. Néronès fait « taindre sa blanche char en noir comme
d'un homme ». La dame lui change ses habits et déclare : « vecy un
beau valeton fendu ! Mais j'en voeul estre marrine, car désormais le
nommeray Cuer d'Acier » (PF III-2, p. 246). Or ce surnom, inspiré par
la résistance et la patience de la jeune fille, Nestor le lui avait déjà
appliqué quelques pages plus tôt dans le récit. Alors qu'il s'apitoyait
sur son sort, il se souvient des épreuves imposées à Néronès et il
s'exclame : « Mire toy en la constance de la royne des vrais amans, la
pucelle Nerones au euer d'aehier, qui a tant souffert en pacience, selon
le record des traïttres » (PF III-2 p. 241). Juste après cette lamentation,
Nestor rencontre un petit berger qui n'est autre que Néronès déguisée.
Dans la chronologie interne de l'histoire, la rencontre avec le berger se
situe après le « baptême » de la jeune fille. En la qualifiant de « euer
d'aehier », Nestor ne fait donc que reprendre le bon mot de la dame.
Mais ce jeu sur l'ordre des événements rend plus amusante
l'obstination à ne rien comprendre que le chevalier va manifester par la suite.
Lui qui a eu l'intuition de la valeur de son amie et du surnom qu'elle
mérite ne saura pourtant pas reconnaître la jeune fille sous les traits de
son écuyer Cuer d'Acier.
Néronès, toujours déguisée en homme, quitte en effet sa bonne
protectrice pour partir à la recherche de son ami. Elle entre au service
d'un chevalier qui se révèle être Nestor 10. Cette position lui permet de
tenir le rôle de confidente et crée une situation originale : Néronès
comprend en effet assez rapidement qu'elle se trouve auprès de son ami
mais toute la difficulté va consister à se faire reconnaître, sans risquer
d'offenser Nestor qui pourrait s'alarmer de retrouver sa bien-aimée
transformée en aventurière. L'épisode de la reconnaissance dans
Aucassin et Nicolette est mené rondement et sans grande imagination :
Nicolette, déguisée en jongleur, vient chanter devant Aucassin sa
propre histoire. Celui-ci ayant demandé au jongleur ce qu'il sait de la jeune
10. En entrant au service du chevalier qui se fait appeler Tarquín, Néronès-
Cuer d'Acier ne sait pas qu'il s'agit du Chevalier Doré et celui-ci ignore
évidemment l'identité de son nouvel écuyer, situation dont le narrateur se plaît
à souligner le pathétique : « Ainsi chevauchèrent les deux amans, querans l'un
l'autre, et sy estoient tousjours enssamble » (PF III-2, p. 266). Rapidement
toutefois, Néronès devine l'identité de son maître quand celui-ci change ses
armes et reprend un écu doré (p. 267-68).
480 M. SZKILNIK

femme, le musicien promet de la lui ramener, change en un tour de main


ses vêtements et son apparence et, redevenu Nicolette, se présente à un
Aucassin transporté de bonheur. Perceforest développe bien plus
longuement le motif. Il s'attarde à décrire d'une part le cas de conscience
de Néronès qui voudrait se dévoiler mais n'ose, d'autre part, les
ingénieux moyens qu'elle invente pour suggérer la vérité à un Nestor un peu
lent d'esprit. Ce sont ces moyens qui nous intéressent dans la mesure où
Néronès fait advenir son histoire en la racontant : le récit crée
l'aventure.
Les inventions de Néronès visent toutes à recomposer sa propre
histoire pour en offrir une version acceptable à Nestor. Toujours
dissimulée sous les traits de l'écuyer Cuer d'Acier, elle commence par
prétendre avoir été visitée par d'étranges rêves qu'elle raconte avec
maints détails à son maître. Choisir comme médium la fiction du rêve
atteste chez la jeune femme une certaine familiarité avec ce qui est
devenu un genre littéraire à la mode. Sans doute ses rêves ne
contiennent-ils aucune allégorie mais leur complexité croissante, le jeu
sur la réalité et l'illusion révèlent une maîtrise dans l'art de composer
un récit qu'on ne soupçonnait pas en Néronès, maîtrise qui reflète celle
dont le narrateur du Perceforest fait preuve dans l'ensemble de
l'épisode.
À l'intérieur de chacun des trois rêves, Néronès s'assigne le rôle de
Cuer d'Acier qui devient donc à la fois narrateur et personnage de ces
aventures imaginaires auxquelles Nestor, qui ne soupçonne pas la
supercherie, prête la plus grande attention. Dans le premier rêve, Cuer
d'Acier et Nestor chevauchent en direction de l'Estrange Marche
quand ils rencontrent un jeune homme qui décourage le chevalier
d'entreprendre le voyage en lui disant que sa bien-aimée est tout près de
lui. Le jeune homme du rêve s'adresse à Nestor et non à Cuer d'Acier
qui fait figure dans ce cas de simple témoin, mais un témoin
observateur puisqu'il peut décrire à son maître la remarquable bague que
portait l'étranger. Ce premier rêve est supposé avoir une valeur
prémonitoire : Cuer d'Acier l'aurait songé avant que Nestor ne lui fasse part
de son désir d'aller en Estrange Marche. Le second rêve est au contraire
tourné vers le passé : Cuer d'Acier prétend avoir assisté dans son
sommeil à une aventure qui s'est produite avant que le jeune écuyer
n'entre au service du chevalier : parti en quête de Néronès, Nestor avait
rencontré un jeune berger qui lui avait confié son alouette. Le chevalier
avait attaché l'oiseau à la bague que lui avait donnée sa bien-aimée.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 48 1

Mais l'oiseau était parvenu à s'échapper, emportant la bague au grand


désespoir de Nestor. Or le berger était Néronès-Cuer d'Acier mais les
deux amis, misérablement vêtus de peaux de mouton et altérés par leurs
dures épreuves, ne s'étaient pas reconnus au moment de l'événement.
Néronès a compris seulement plus tard que le mystérieux jeune homme
était Nestor. Quant à ce dernier, il n'a jamais rien soupçonné. Aussi
est-il grandement surpris d'entendre son écuyer lui conter une aventure
dont il pense avoir été le seul protagoniste (à part le petit berger). C'est
la bague, celle de l'étranger et celle emportée par l'alouette, qui fait le
lien entre les deux rêves. Dans le second, Cuer d'Acier se place en
position d'observateur extérieur mais commence à suggérer
l'identification entre lui-même et le berger : dans la deuxième partie du rêve,
rattrapant le présent, il prétend en effet avoir vu Nestor chevaucher en
compagnie du berger. Les deux personnages de son rêve se seraient
ensuite endormis côte à côte près d'une fontaine ; puis le berger, éveillé,
se serait transformé en une belle jeune fille qui aurait passé au doigt de
Nestor toujours endormi un anneau. Dans la deuxième partie du rêve,
le berger, ajoute Cuer d'Acier, était vêtu exactement comme lui.
Néronès combine donc en ce rêve deux récits que nous avons déjà entendus,
le premier, l'épisode de l'alouette, nous a même été raconté deux fois,
du point du vue de Nestor d'abord, du point de vue de Néronès-Cuer
d'Acier ensuite. Quant au deuxième récit, nous venons de le lire :
Nestor et son écuyer se trouvent auprès d'une fontaine. Néronès-Cuer
d'Acier a profité du sommeil de son ami pour glisser l'anneau à son
doigt. Quand Nestor, une fois éveillé, s'est étonné de retrouver son
anneau, son écuyer lui a raconté son prétendu rêve. Néronès réorganise
donc l'histoire en insistant sur les épisodes importants et sur l'anneau,
à la fois preuve matérielle d'une identité et symbole de l'amour que se
portent les héros. Le troisième songe est à la fois le plus ingénieux et le
plus transparent (pour le lecteur du moins). Cuer d'Acier rêve
prétendument qu'il s'endort mais est brusquement réveillé par une jeune fille
à qui il adresse le reproche suivant : « Damoiselle, vous avez tort qui me
esveilliez, car je dévoie maintenant songier pour mon maistre qui m'en
requist » (PF III-2, p. 345). À l'intérieur de son rêve, il se souvient
donc de l'injonction de son maître qui lui a en effet ordonné de
« songier » puisque ses songes sont si intéressants. La demoiselle du
rêve révèle à Cuer d'Acier qu'elle est Néronès et raconte toute son
histoire depuis l'enlèvement par le roi de Norvège jusqu'au récit de
l'anneau mystérieusement passé au doigt du Chevalier Doré. C'est ici
482 M. SZKILNIK

que figure la quatrième version de l'aventure de l'alouette. Tout ce récit


est fait à la première personne, le « je » de Néronès se substituant donc
au « je » de Cuer d'Acier que la demoiselle prétend évincer : « oste tes
draps et t'en va ton chemin et me laisse servir mon leal amy » (PF III-2,
p. 347). La ronde des pronoms personnels, je, tu, vous, à la fin du récit
du rêve, est menée avec beaucoup de brio par ce jeune narrateur de
talent qu'est Cuer d'Acier-Néronès.
Mais Néronès va être victime de son ingéniosité et de la subtilité de sa
construction. Femme, elle abuse de cet engin typiquement féminin,
comme la femme de Salomon, qui, dans la Queste del saint Graal, fait
construire la nef merveilleuse et dont Salomon raille l'habileté : « Tu as
(...) merveilles fetes. Car se tuit cil dou monde estoient ci, si ne savroient
il deviser la senefiance de ceste nef se Nostre Sires ne lor enseignoit, ne
tu meesmes, qui l'as fete, ne ses que ele senefie » ' ' . On se souvient que,
selon Cligès, la femme de Salomon aurait, elle aussi, contrefait la morte
pour tromper son mari. C'est en tout cas ce que prétendent les trois
médecins de Salerne qui mettent à l'épreuve la pauvre Fénice 12. En
écho à la déclaration de Salomon et aux insinuations des médecins, une
dame, qui offre l'hospitalité à Nestor, lui assure pour le réconforter et
lui redonner l'espoir que Néronès est toujours en vie : « il n'est
personne vivant qui puist croire les subtilz tours et malicieux que femmes
treuvent au besoing » (PF III-2, p. 228). Nestor, précisément, ne peut
imaginer la subtilité de son amie. Aussi se refuse-t-il à accepter
l'évidence. Les songes de Cuer d'Acier mélangent à tel point les registres de
la réalité et du mensonge qu'il est incapable de les décrypter : « j'ay oy
de vous les plus merveilleuses choses du monde et les plus vrais sam-
blables songes dont je oysse oncques parler, car les fais sont tous
véritables, mais en la fin, ilz se cloent tousjours en ung impossible » (PF
III-2, p. 347). La seule issue pour Nestor, c'est de soupçonner quelque
enchantement : « se vous eussiez sa beauté et sa couleur (celles de
Néronès), je diroye que ce fussiez vous. Mais vous estes brun et lait au
regard d'elle et fort passé, et pour tant je sçay bien que ce n'estes vous
point, ains tiens qu'elle soit autour de nous invisible par
enchantement » (PF III-2, p. 347). Cette réaction de lecteur naïf prête à sourire,
mais elle n'est pas surprenante. De quel droit le narrateur Néronès ou le
narrateur du Perceforest dans son ensemble attendrait-il de son lecteur

11. Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, 1949, rééd. 1978, p. 224-
25.
12. Voir Cligès, éd. C. Mêla, Paris, 1994 [Lettres Gothiques], v. 5796-98.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 483

qu'il choisisse d'interpréter « naturellement » une situation complexe


quand le surnaturel a tant de fois servi de deus ex machina dans le
roman ? Les manipulations de Néronès sont si bien en harmonie avec
celles auxquelles se livre le narrateur du Perceforest que l'auditeur
privilégié des récits de la jeune femme se comporte comme le lecteur du
Perceforest le fait la plupart du temps : il imagine quelque explication
surnaturelle. Car tous ces « faux » rêves imaginés par la talentueuse
Néronès font écho à de « vrais » rêves racontés plus tôt. C'est ainsi que
la messagère de Néronès, envoyée pour prévenir Nestor des intentions
du roi Fergus, avait été avertie en songe du rapt de sa maîtresse. Au
même moment, Nestor, qui passait la nuit dans la forêt à proximité de
la messagère dont il ignorait la présence, avait fait un songe similaire.
Nestor est gratifié d'un second rêve, alors que, sous le pseudonyme de
Tarquín, il pense à retourner en Grande-Bretagne pour combattre le
Chevalier Blanc à qui il avait promis la bataille. Comme il hésite
toutefois à quitter le pays où se trouve peut-être Néronès, il s'endort et
voit un vieil homme qui lui assure qu'en allant en Grande-Bretagne, il
y retrouvera son amie (PF III-2 p. 264) 13. Il est clair, pour le lecteur
comme pour les personnages, que ces trois rêves sont des signes véridi-
ques. Enfin, juste après l'épisode de l'alouette, Néronès est elle aussi
« entr[ée] en une vision merveilleuse » (PF III-2, p. 248) dont l'origine
surnaturelle ne fait pas de doute. Cette vision, destinée à révéler à la
jeune femme que le « vallet » maladroit qui a laissé échapper
l'alouette 14 est le Chevalier Doré, ressemble beaucoup à celles que
Néronès prétend avoir eues par la suite. Dans son troisième rêve, Cuer
d'Acier l'utilise du reste habilement, dans une vertigineuse mise en
abîme : la demoiselle qui serait venue le réveiller lui aurait également
raconté sa « vision merveilleuse ». Pour inventer ses trois rêves,
Néronès disposait donc de modèles fournis par le narrateur du Perceforest
lui-même. Elle se réapproprie brillamment les techniques du narrateur,
au point que parfois les deux figures tendent à se confondre. En effet,
dans le premier rêve qu'elle a inventé, Néronès-Cuer d'Acier a
également fait allusion à un autre « vrai » songe, celui dans lequel Nestor-
Tarquin a reçu la visite du vieil homme : « Adont vous respondy le
13. Il est fait une seconde fois allusion à ce rêve p. 267.
14. L'épisode est raconté pour la première fois p. 242-43 (sans que le lecteur
sache que le jeune berger est Néronès), pour la seconde p. 248-49. Cette fois, le
lecteur connaît l'identité des deux personnages.
484 M. SZKILNIK

jouvencel que, se bon vous sambloit, vous la pourriez quérir au


royaume de l'Estrange Marche, mais vous la trouveriez en Escoce,
comme l'ancien homme vous dist en vostre songe » (PF III-2, p. 341).
Or nulle part il n'est dit que Nestor a raconté son second rêve à son
écuyer. Comment la jeune femme peut-elle en avoir eu connaissance ?
Le narrateur second qu'elle incarne n'est pas supposé posséder cette
information. Seule une complicité, ou une collusion, avec le narrateur
de l'ensemble du roman, peut expliquer cette étrange connaissance 15.
Néronès n'a-t-elle pas par ailleurs commis une erreur, en jouant sur
le sens des mots ? Comme Nestor, en trouvant l'anneau à son doigt, se
demandait s'il n'était pas victime d'un enchantement, Néronès-Cuer
d'Acier lui avait répondu : « Sire, (...) vecy la Forest aux Merveilles,
pourquoy il vous pourrait bien avenir telz choses » (PF III-2, p. 345).
Néronès suggérait que Nestor était aveuglé, trompé par le jus de
plantes dont elle avait frotté son corps pour le noircir. Nestor, qui, ne
l'oublions pas, est le fils de la Reine-fée, cette experte en enchantements,
prend le mot « enchanté » au sens propre. Ainsi Néronès réussit-elle
au-delà de ses espérances à convaincre Nestor de la réalité de ses
songes, mais elle est prise à son propre piège puisque le chevalier ne
comprend pas ce qu'elle veut lui faire entendre. Le narrateur du Perce-
forest punirait-il de cette manière un personnage qui s'arroge ses
prérogatives, qui voudrait rivaliser avec lui ? Ou bien veut-il engager ses
lecteurs à plus de prudence et plus de subtilité dans l'interprétation ?
C'est sans doute cette seconde explication qu'il faut choisir car
Néronès va se voir donner une seconde occasion de raconter son
histoire, cette fois devant un public plus raffiné qui saura déceler le sens
caché dans un récit complexe. Nestor et Cuer d'Acier sont en effet
transportés par magie devant la Reine-fée et le roi Gadiffer. Tandis que
le jeune chevalier s'abandonne à la joie de revoir ses parents, Néronès-
Cuer d'Acier se tient discrètement au fond de la salle d'où elle écoute
toute la conversation en prétendant jouer de la harpe. Voici donc que le
personnage adopte le déguisement du ménestrel. La reine, intriguée par
l'écuyer de son fils, soupçonne immédiatement qu'il s'agit d'une
femme. S'ensuit une petite scène de comédie qui met en évidence la
finesse des deux femmes et l'aveuglement de ce pauvre Nestor. La reine
a su reconnaître la beauté de la jeune fille sous le fard et les vêtements
15. Je remercie mon étudiante Anne-Claire Boyard d'avoir attiré mon
attention sur ce détail.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 485

grossiers qui l'enlaidissaient. Nerones sait qu'elle est découverte. Mais


Nestor, de même qu'il n'a pas interprété convenablement les songes, ne
devine pas l'ironie des propos de sa mère quand celle-ci s'extasie sur la
poitrine de l'écuyer :
« Certes, beau filz, vous avez tresbien nourry vostre escuier, car il est en bon
point, et par especial en sa poitrine. En bonne foy, ma chiere dame, dist
Nestor qui ne visoit a rien, il avra tantost poitrine de damoiselle ! Beau filz,
beau filz, aussi a il ja ! dist la royne » (PF III-2, p. 351).

La reine invite ensuite Cuer d'Acier à jouer de la harpe et à


quelque composition, « autre chose de nouvel » (PF III-2, p. 350-
51). C'est là que prend place le second récit de Néronès. La jeune fille
choisit cette fois un autre type de discours : le lai narratif. Son Lai
Piteux, selon le titre qu'elle lui donne, est composé de cinquante-deux
sizains octosyllabiques construits sur le modèle aabaab. La première
strophe constitue une introduction dans laquelle apparaît un « je »
chargé de justifier la composition du lai : c'est « Pitié » qui « me prie de
faire un dittié ». La strophe définit aussi le public idéal : non pas des
auditeurs sarcastiques, qui riraient des mésaventures racontées, mais
au contraire des auditeurs compatissants. Dix-neuf strophes sont
ensuite consacrées à l'enlèvement de Néronès et aux tortures que la
sur du roi Fergus fait subir à la fausse morte. Quatorze strophes
racontent comment une bonne dame a recueilli et soigné Néronès à qui
elle a donné le nom de Cuer d'Acier. C'est là que nous est donnée la
cinquième version de l'épisode de l'alouette 16. Puis quatre strophes
rappellent comment Cuer d'Acier s'est mis au service de son ami et l'a
reconnu. Les trois suivantes décrivent les hésitations de la jeune femme
qui ne sait comment révéler son identité au chevalier. En six strophes,
Néronès-Cuer d'Acier rapporte ensuite sa première tentative pour
éclairer le Chevalier Doré. Enfin, les cinq derniers sizains, de caractère
plus lyrique, expriment la détresse de la jeune femme méconnue par son
ami et développent la métaphore du berger à la recherche de sa brebis
égarée. Ce rapide résumé permet de mesurer d'abord l'écart entre la
version « autorisée », celle rapportée par le narrateur du roman, et la
16. Peut-être faut-il déceler dans cette insistance sur le rôle de l'alouette
l'influence d'un roman en vers non arthurien, L'Escoufle de Jean Renart, où
l'oiseau voleur joue le rôle que l'on sait. Je remercie Francine Mora de m'avoir
suggéré ce rapprochement.
486 M. SZKILNIK

version du personnage. Néronès ne raconte pas, par exemple, sa


avec le chevalier et ne souffle mot de la scène cocasse du linge
mouillé. Probablement craint-elle de ne pas paraître absolument
dans ce premier épisode. Quand, après avoir écouté le lai, la
reine-fée entraîne la jeune femme dans une pièce voisine et la presse de
confesser toute la vérité, Néronès en larmes se résoudra à révéler la
partie de son aventure qu'elle avait omise. Elle en fera un récit fidèle
sans toutefois parler du linge étendu sur le lit. Dans le lai, Néronès
s'attarde en revanche très longuement sur les atroces souffrances que
lui impose la méchante sur de Fergus, pour émouvoir son public (ne
s'agit-il pas du Lai Piteux ?). Elle accorde une grande importance à
l'aventure de l'alouette, conformément, là, à la version « officielle » qui
en présentait deux récits. D'autre part, dans cette nouvelle relation de
ses aventures, elle intègre les trois songes de sorte que l'on a une double
mise en abîme du récit : le personnage raconte comment il a raconté sa
propre histoire. La version du Lai piteux est toutefois si abrégée qu'elle
en devient extrêmement confuse et que sans le premier récit, le
deuxième resterait incompréhensible.
Plus encore que ces écarts, la manière dont Néronès utilise les
pronoms personnels permet d'apprécier la différence de perspective
entre le récit et le discours. Sans doute le récit s'autorise-t-il une
certaine liberté dans l'emploi des pronoms : l'héroïne s'étant travestie
en homme, il joue non sans subtilité sur le genre grammatical 17. Mais
la palette de pronoms à la disposition de Néronès-Cuer d'Acier est bien
plus grande. Au début, l'écuyer-harpeur Cuer d'Acier se situe à
de l'histoire. Si un « je » apparaît à quelques reprises, comme dans
la première strophe par exemple, c'est celui d'un narrateur hétérodié-
gétique, dont le statut est identique à celui du narrateur du Perceforest.
Cuer d'Acier narrateur prend à témoin son auditoire : « Car sachiez tel
doel demenoit » (PF III-2, p. 353, strophe V), proclame sa bonne foi :
« afin que je ne vous mente » (PF III-2, p. 355, strophe XVIII). Les
jugements qu'il porte sur les personnages de l'histoire et la compassion
qu'il témoigne à l'égard de Néronès restent compatibles avec le statut
qu'il s'est assigné. Quand Néronès se déguise en Cuer d'Acier, c'est-à-
dire se confond avec le narrateur, le lai, comme le récit, hésite sur le
17. Sur ce point, voir mon article, The Grammar of the Sexes in Medieval
French Romances, dans Gender Transgression : Crossing the Normative Barrier
in French Medieval Literature, éd. K. Taylor, New York, 1998.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 487

genre grammatical. Cuer d'Acier semble préférer cependant le féminin,


sans doute parce qu'il lui est plus « naturel » de parler de soi au
féminin 18. Dans le récit, le narrateur de Perceforest utilise en revanche
beaucoup plus systématiquement le masculin et ne passe au féminin
que dans les moments d'intense émotion19. Quand l'émotion est à son
comble dans le lai, c'est un tout autre effet qu'elle produit : à l'intérieur
du lai s'ouvrent en effet des passages au discours direct qui permettent
d'introduire un nouveau « je », celui du personnage, et même un « tu »
car le personnage se met à dialoguer avec lui-même. Les dialogues
intérieurs de ce type sont courants dans le roman mais ce qui redonne
toute sa vigueur au procédé dans ce cas, c'est que le personnage est
presque littéralement scindé en deux : Cuer d'Acier et Néronès
s'affrontent dans le même individu comme le troisième rêve le mettait si
bien en scène. Or à la faveur d'un de ces dialogues, Cuer d'Acier va
soudain modifier sa position de narrateur : d'hétérodiégétique, il va
devenir narrateur homodiégétique. À la strophe XLII, il abandonne
définitivement la troisième personne au profit de la première : « Lors il
me dist : Cuer d'Acier, marche », et retrouve la position qu'il s'était
donnée dans les songes. Ce qui a commencé comme un récit destiné
sans doute à émouvoir mais aussi à distraire, à « passer le temps
jusques au soupper » pour reprendre les paroles de la reine (PF III-2,
p. 351) se termine en confession et en prière adressée au Dieu Amour et
à l'auditoire.
Cette fois encore Nestor ne comprend pas, mais la Reine-fée est là
pour arranger finalement la situation et rendre à la jeune fille son
apparence et ses titres de « pucelle » et « fille de roy » (PF III-2, p. 363).
Elle fera d'elle l'une des trois roses sur lesquelles elle veille jalousement
(les deux autres étant sa fille Blanchette et Flamine, l'amie de son
premier fils, Gadiffer le jeune). Mais, sous la coupe de Lidoire, la jeune
fille s'efface du roman. Elle n'y jouera plus qu'un rôle modeste. Avant
que cette talentueuse narratrice ne soit réduite au silence, Nestor rend
toutefois un hommage involontaire à l'imagination de la jeune femme.
Quand la reine vient se plaindre qu'elle a surpris Cuer d'Acier au bain
avec Blanchette et Flamine, Nestor s'écrie : « au regard du mauvais
enchanteur qui m'a deceu par ses songes, j'en prendray vengance » (PF
III-2, p. 366). Enchanteur, déception, songes, autant de mots qui
18. On relève trois pronoms masculins, cinq féminins.
19. Voir mon article, The Grammar of the Sexes, op. cit.
488 M. SZKILNIK

s'appliquent à l'art du conteur. Dans une variante du manuscrit de


l'Arsenal, Nestor reconnaît de manière plus positive l'ingéniosité de
Néronès : « je ne suis pas si sage ne si soubtil comme j'avroie bon
mestier » 20, déclare-t-il, s'inclinant ainsi devant la créativité de son
amie.
Si Néronès semble un personnage original, ce n'est pas pour s'être
déguisée en homme et avoir pris son destin en main : d'autres l'ont fait
avant elle. Ce n'est pas non plus pour s'être essayé au lyrisme. Iseut dans
le Tristan en prose a composé des lais et dans Perceforest, Blanchette, la
fille de la Reine-fée, a montré son talent dans ce domaine. Mais elle est
la seule, me semble-t-il, à avoir tenté, sous deux modes différents, de
recomposer sa propre histoire, en vue d'agir sur son auditoire. En ce
sens, en plus d'une figure de poète, elle me paraît être l'esquisse d'une
figure de romancier.

Dans Ysaye, une femme prend la relève de Néronès et se révèle une


poète et romancière de génie : Marte, fille de l'empereur de Grèce, nièce
du roi Yrion, amie d'Ysaye et mère de Marc l'Essilié.
Marte intervient à quatre reprises dans le roman. Dans un
épisode, elle s'éprend d'Ysaye sans l'avoir vu. Elle déclare son
amour au chevalier, passe deux nuits en sa compagnie et conçoit Marc.
Puis commence la seconde phase de ses aventures : Tronc ayant
convaincu Ysaye de rester éloigné de la jeune femme, Marte met au
monde son fils qu'elle abandonne pour partir à la recherche de son
amant. Elle arrive chez le roi Estrahier qui l'enferme dans une tour avec
sa fille. Le troisième épisode se déroule bien des années plus tard : Ysaye
retrouve Marte, la tire de sa prison et promet à Tronc de vivre
auprès de la dame. Enfin, dernières aventures, Marte est enlevée
par des ennemis d'Ysaye et de Marc et délivrée par son propre
fils. La vie du personnage se partage ainsi en deux périodes : active,
prenant des décisions audacieuses, Marte mène sa vie à sa manière
dans la première partie du roman. Dans la seconde, celle où elle est
réunie à son ami, Marte est ramenée à un comportement peut-être
plus conforme à sa condition de femme : victime de la violence
des hommes, c'est encore des hommes qu'elle attend sa délivrance. Sa
vie d'écrivain épouse le rythme de sa vie de femme. Marte compose en
effet des poèmes. Mais sa production poétique varie selon la liberté
20. Voir la variante relevée par l'éditeur à la fin de PF III-2, p. 423.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 489

dont elle dispose. Dans la première partie, ses poèmes entrecoupent


régulièrement la prose narrative. Dans la seconde, sa veine poétique
semble tarie.
Ayant entendu vanter la vaillance d'Ysaye, la jeune femme tombe
amoureuse du héros. Le motif de l'amour « de loin » a été souvent
exploité par le roman arthurien. Dans les textes en vers par exemple, on
ne compte plus les demoiselles éprises de Gauvain sur la réputation de
celui-ci21. Plus entreprenante toutefois que ses ancêtres littéraires,
Marte envoie une lettre très explicite à celui dont elle voudrait faire son
ami. Elle y décrit dans un style recherché les tourments que l'amour lui
impose. C'est donc par le biais de son activité littéraire que le lecteur et
Ysaye font connaissance de la jeune femme. L'exercice auquel elle se
livre montre sa maîtrise d'une rhétorique amoureuse sophistiquée et
prépare le lecteur au raffinement de sa poésie. Dans sa lettre, Marte fait
du reste allusion au plaisir et au réconfort que lui procure la
de « canchonnettes » (Y, p. 94). La poésie semble avoir pour elle la
même valeur thérapeutique que pour certains personnages du Tristan
en prose, Palamède, par exemple, qui se console de son amour
pour Iseut en inventant « canchonnettes et lais » 22. Mais Marte
ne se contente pas de cette thérapie « douce ». En cela elle manifeste un
esprit de décision qui l'égale à certaines héroïnes antérieures comme
Nicolette, Lunete ou Néronès.
Touché par la lettre de Marte, Ysaye fait écrire la réponse par son
nain Tronc qui sait imiter à la perfection le style de la jeune femme (Y,
p. 94 et 104). Mais il ne s'agit justement que d'un pastiche. C'est Marte
qui fixe les règles du discours amoureux : elle choisit les métaphores, le
niveau de langue. Elle impose son style au nain qui, à ce stade du récit,
n'ose contester la supériorité de Marte ni railler, comme il le fera
ensuite, la subtilité de la jeune femme. Elle a gagné le cur du maître, et,
plus encore, circonvenu le valet. Tronc va mesurer à ses dépens le
pouvoir de Marte : celle-ci réussit à attirer Ysaye dans son lit malgré les
injonctions de Tronc que les fées battent pendant que son maître se
délasse près de la jeune femme. Tronc, certes, réussit à séparer les deux
amants mais pas avant que ne soit conçu le deuxième héros, Marc, qui,
à la différence d'Ysaye, ne doit rien au nain, qui est même la preuve

21 Voir la Première Continuation de Perceval, YAtre Périlleux, La Vengeance


.

Raguidel, Hunbaut etc.


22. Tristan en prose, vol. 6, op. cit., p. 96.
490 M. SZKILNIK

vivante de son échec face à Marte. Marc l'Essilié, que son nom lie
doublement à sa mère (Marc rappelle Marte ; le surnom d'Essilié vient
de ce qu'il a été abandonné par sa mère), manifestera, on va le voir, bon
nombre des qualités de Marte : indépendance, débrouillardise, talent
poétique, et Tronc aura bien du mal à reconquérir ce personnage, à lui
faire prendre la direction imposée par le destin. Si la maîtrise du récit
échappe en partie à Tronc dans la partie « Marc », c'est parce que Marc
est le fils de celle qui entend bien écrire sa propre histoire.
Durant la première étape des aventures de Marte, avant la rencontre
avec Ysaye, la jeune femme compose quelques poèmes tout en
la venue du chevalier aimé de loin. Son art s'avère utile puisque le
roi Yrion, ayant lu l'une des chansons écrites par sa nièce, comprend
qu'elle est amoureuse et fait proclamer un tournoi dans l'espoir
à sa cour le chevalier dont la jeune femme est éprise. Les trois
poèmes de Marte contenus dans cette partie, sont de courtes chansons
dont la jeune femme écrit les paroles et la mélodie. Elle interprète en
effet ses uvres devant Tronc ou pour elle-même et le narrateur vante
la beauté de son exécution : « Marte commence a canter une cançon-
nette tant amoureusement que c'estoit mélodie a oïr » (Y, p. 123). Les
trois chansons parlent d'amour : dans les deux premières, Marte
exprime sa joie d'être aimée par un chevalier de valeur ; dans la
dernière, l'ennui que lui cause une longue attente, thématique qui
annonce celle de tous les poèmes qui suivront. Mais cette production
reste modeste, peut-être parce que Marte attend passivement l'arrivée
de son amant.
En revanche, les pièces lyriques envahissent le récit en prose à partir
du moment où la jeune femme décide de fuir la cour de son oncle et de
se mettre en quête d'Ysaye. Les pérégrinations de Marte s'étendent sur
une vingtaine de pages. Elles sont entrecoupées de huit passages
six brefs, deux très longs et très élaborés.
Les deux longues pièces sont désignées par le mot « lai » soit par
Marte qui qualifie la première de « lay nouvel » (Y, p. 167), soit par le
narrateur : « Quant Marte ot lu tout son lay, si lui sambla moult bien
fais » (Y, p. 171) ; « a tant sacque se harpe et l'atempre, puis commen-
che ung lay tant bel qu'a merveilles » (Y, p. 1 80). Les poèmes présentent
une facture très complexe et, malgré leur nom, ne ressemblent pas à
des lais arthuriens comme ceux que l'on trouve dans le Tristan en
prose. L'hétérostrophie et l'hétérométrie qui les caractérisent
plutôt le lai-descort, tel qu'il était pratiqué à la fin du xne ou
DES FEMMES ÉCRIVAINS 49 1

au xiiic siècle, n'était que chacune des strophes qui les composent
semble constituer une pièce quasi indépendante. Quasi mais pas
car de savants effets d'échos formels et thématiques unissent les
strophes 23.
Le « lay nouvel » (Y, p. 167-170) comprend 8 strophes. La première
est un rondeau d'heptasyllabes sur le modèle ABaAabaB, forme que
Marte (et l'auteur du roman) affectionne particulièrement. La seconde,
monorime (elle reprend la rime a du rondeau), compte 30 vers, tous de
4 syllabes sauf le premier et le dernier qui en ont 8 : on a donc le schéma
8 + 4 x 28 + 8 24. La troisième comporte 34 vers et un refrain initial
repris aux vers 14, 24 et 34. Elle offre un schéma original : une sorte
d'introduction Abab, puis trois couplets sur le modèle cdcdeebebA,
dont les vers 7 et 9 comptent 5 syllabes alors que le reste du poème est
composé d'heptasyllabes. Cette pièce paraît être un croisement entre le
virelai et la ballade. La quatrième strophe, de 25 vers, présente une
structure semblable à celle de la seconde. Construite elle aussi sur une
seule rime, elle est de type : 8 + 4 x 23 + 8. La cinquième strophe, bâtie
sur deux rimes, est une ballade de 23 décasyllabes, amputée, donc, d'un
vers pour que l'on ait la succession régulière de 3 huitains. Sa structure
rimique est la suivante : abababA (le refrain : « Sy prie Dieu qu'il me
soit secourans ») ababbabA ababbabA. La sixième strophe, comme la
seconde et la quatrième, est monorime et offre la structure : 8 + 4 x 25
+ 8. La septième est encore un rondeau, d'octosyllabes cette fois. Enfin,
la dernière pièce entre en résonance avec les strophes 2, 4, 6, sur la
structure desquelles elle offre une variation : elle se subdivise elle-même
en trois strophes, bâtie chacune sur une rime et selon le modèle 8 + 4 x
4 + 8 25. Le « lay nouvel » de Marte apparaît donc comme une combi-
23. Le premier de ces lais a été étudié par A. Giacchetti, dans Une Nouvelle
forme du Lai apparue à la fin du XIVe siècle, dans Mèl. Félix Lecoy, Paris, 1973,
p. 147-155.
24. Au paragraphe 253, l'éditeur du roman, A. Giacchetti, a coupé le premier
vers en deux. Dans son article, Une nouvelle forme du Lai..., il considère
également que le poème compte 3 1 vers et non 30 comme je le propose. Réunir
les deux parties permet pourtant de retrouver la structure des strophes 4 et 6 du
lai. Je dois cette suggestion à Dominique Billy qui a bien voulu se pencher sur ces
formes complexes et me faire bénéficier de sa longue expérience dans le domaine
de la métrique du Moyen Age. Je tiens ici à le remercier de son aide.
25. Il manque un vers à la deuxième strophe de cette pièce qui se présente
sous la forme : 8 + 4 x 3 + 8. Il est vraisemblable que, comme dans le cas de la
492 M. SZKILNIK

naison extrêmement savante de formes poétiques connues (rondeaux et


ballades) ou nouvelles, habilement juxtaposées pour créer une
de passages vifs et enlevés (avec le vers de 4 syllabes) et de
passages plus lents voire langoureux (avec le décasyllabe en
La thématique épouse ce rythme puisque la plainte amoureuse,
imagée par de nombreuses allégories, s'exhale et se ressasse plutôt dans
les pièces à refrain, alors que les pièces à vers courts annoncent le
prochain départ de Marte et reflètent par leur caractère presque
l'impatience de la jeune femme. Comme l'a remarqué A.
26, la dernière pièce mêle « les deux motifs qui dominent le
discours poétique du lai : la souffrance d'amour et la décision de
parcourir le monde ».
Le deuxième lai s'ouvre lui aussi sur un rondeau d'heptasyllabes,
puis enchaîne 1 3 sizains. Les 7 premiers et les 3 derniers sont composés
de vers de 4 syllabes, les 3 autres, de vers de 5 syllabes 27. Le schéma des
rimes est identique : aabaab mais les rimes varient d'un sizain à l'autre.
Elles sont en général riches, souvent léonines (de vye / devye, anee / as
nee, amy / en my, niier / ny hier), ou enrichies (se forche / s'esforche). Le
poème se termine sur la forme hybride entre virelai et ballade que nous
avons rencontrée dans le lai précédent, mais en offre une variante. A
refrain initial, la pièce comporte en effet 3 strophes d'heptasyllabes ; le
refrain compte cependant 8 syllabes (« Je sui riche fame a pooir »), sans
que nous puissions savoir s'il s'agit d'un effet voulu ou d'une erreur lors
de la transmission du texte. La première strophe comporte 1 6 vers, les
deux autres 1 1 . Les rimes sont savamment organisées : Ababacdcddb-
dbaaA pour la première strophe, cdcddbdbaaA pour les deux autres.
En plus des deux lais que nous venons d'examiner, Marte interprète
six pièces brèves. On y remarque deux ballades. La première comporte
trois huitains de décasyllabes (Y, p. 174-175) ; la seconde, trois couplets
de 9 heptasyllabes. Marte manifeste là encore un goût affirmé pour ce
mètre, moins courant dans la ballade. Le choix d'une strophe de 9 vers
témoigne aussi de l'indépendance de l'héroïne-poète qui, suivant
avant l'heure, marque décidément sa préférence pour l'impair.
ballade qui constitue la strophe 5 du lai, le vers a disparu à quelque niveau de la
transmission du texte.
26. Une nouvelle forme du Lai, art. cit., p. 154.
27. Encore une fois, il semble manquer un vers dans la deuxième strophe de
5 syllabes : elle est en effet réduite à 5 vers avec pour schéma de rimes : abaab.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 493

Marte pratique encore le rondeau à trois reprises avec parfois des


variations intéressantes. Si le premier (Y, p. 176) et le troisième (Y,
p. 187), composés respectivement d'hexasyllabes et d'heptasyllabes,
sont réguliers, le second (Y, p. 178) est hétérométrique : la rime A/a
correspond à un heptasyllabe, la rime B/b à un vers de 5 syllabes. La
forme croisée entre virelai et ballade, que nous avions remarquée dans
les deux lais, réapparaît également : le poème de la page 177 est
composé d'heptasyllabes réunis en trois strophes de 1 3 vers, 8 vers, 9
vers. Il est fort probable que, dans la deuxième strophe, un vers a
accidentellement disparu. On a dû avoir à l'origine la structure Abab
(sorte d'introduction que l'on retrouve dans les deux pièces du même
type) puis trois fois cdcddbdbA.
Cette rapide étude des compositions lyriques de Marte fait
plusieurs caractéristiques de sa production. D'abord, tous ses
sont destinés à être chantés, avec accompagnement à la harpe en
général, du moins quand Marte n'est pas à cheval ! Si nous voyons
l'héroïne écrire le premier lai juste avant de s'enfuir de chez son oncle,
nous l'entendons en revanche chanter le second devant Ysaye. Le goût
marqué pour les pièces à refrain et les termes vagues « chanson » ou
« chansonnette » par lesquels sont désignés les poèmes 28 attestent que
Marte ne conçoit pas la poésie sans la musique, bien que les mélodies ne
nous soient pas parvenues et n'aient peut-être jamais été composées.
Ensuite, Marte tire profit des formes déjà fixées par la tradition mais
innove également. Ses virelais-ballades en témoignent. Ainsi, par-delà
la mort et par-delà un siècle de production lyrique, Marte poète
rivalise-t-elle avec cet autre grand poète imaginaire qu'est Tristan, le
père de son ami Ysaye, qu'elle dépasse peut-être même dans son
originalité. Il faudrait du reste ajouter que Marte, comme Tristan, est
non seulement un poète exceptionnel mais aussi une merveilleuse
harpiste et interprète. Sa production souffre la comparaison avec celles
de vrais poètes du xive siècle, Guillaume de Machaut et surtout,
puisque Marte est une femme, Christine de Pizan. Peut-être est-il
audacieux d'établir une relation entre la femme réelle et la femme de
fiction. Il faut bien se garder d'affirmer que l'une a servi de modèle à
l'autre. Il n'empêche que certaines similitudes valent la peine d'être
28. Dans un cas apparaît le mot « sonnet », qui ne renvoie pas encore à une
forme poétique précise mais indique que le poème est chanté (Y, p. 176 : il s'agit
en fait d'un rondeau).
494 M. SZKILNIK

relevées. Après tout, Ysaye a été écrit vers la fin du xive siècle et son
auteur est donc contemporain de Christine. Les deux jeunes femmes, le
véritable poète et Marte, le personnage, se retrouvent seules et doivent
prendre leur destin en main, l'une parce que son mari est mort, l'autre
parce que son ami l'a quittée. L'une et l'autre se transforment en
homme, Marte en se déguisant, Christine en assurant les fonctions de
chef de famille. On sait du reste que dans le Livre de la Mutación de
Fortune, Christine raconte comment Fortune l'a changée en homme.
Toutes deux gagnent leur vie par leur art : Christine écrit des poèmes de
circonstances à la cour des grands ; Marte, qui a pris la condition de
jongleur, paie son passage en bateau, son gîte et son couvert en jouant
de la harpe et en chantant. Les deux poètes pratiquent le genre
Je reviendrai sur cet aspect de l'uvre de Marte. Ces
peuvent paraître bien minces. Car une femme qui se déguise en
homme, qui gagne sa vie par le métier de jongleur, rien là de bien
nouveau en littérature. On a vu que Nicolette, Silence, Frêne ou Josiane
l'avaient fait avant Marte. Mais ce qui est plus original dans le cas de
notre héroïne, c'est qu'elle est auteur-compositeur-interprète et que
nous possédons son uvre, une uvre riche et innovatrice. Pourquoi un
écrivain homme (il paraît presque certain que l'auteur d' Ysaye est un
homme) a-t-il choisi pour incarner sa « voix lyrique » une femme ? Les
raisons internes à l'uvre ne manquent pas. Mais ne peut-on
suggérer également l'intérêt qu'a dû susciter Christine de Pizan,
cette nouvelle-venue dans un champ si largement réservé aux
? 29
Nous avons examiné l'uvre poétique que produit Marte pendant la
brève période où elle va de cour en cour à la recherche de son ami. Mais
pour prendre pleinement conscience du génie de la jeune femme, il faut
aussi considérer le brio avec lequel elle s'adapte aux aventures qu'elle
rencontre. Peut-être du reste est-il plus juste de dire qu'elle adapte le
scénario des aventures à sa fantaisie. Dans ces occasions va se révéler en
effet une autre facette de son génie littéraire.
Marte, déguisée en écuyer, comme Néronès avant elle, quitte le
château de son oncle et se cache pendant un mois chez un bourgeois.
29. Les incertitudes touchant la date de composition d' Ysaye (l'éditeur du
texte par exemple la situe au début du XVe siècle) rendent ce rapprochement
sans doute fragile. La convergence entre personnage fictif et personne réelle
atteste du moins la relative autonomie acquise par la femme.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 495

Puis, toujours vêtue comme un homme, elle se dirige vers Clermoustier


où elle espère avoir des nouvelles de son ami. Commence alors pour la
jeune femme une existence riche en aventures mouvementées et en
accidents burlesques dont elle se sort en faisant preuve d'un esprit
d'invention remarquable. Marte va montrer alors que, si elle est un
admirable poète, elle pourrait fort bien aussi écrire des romans, et
même des fabliaux. Dans ces épisodes, il semble que le personnage
collabore avec l'écrivain pour enrichir, développer une situation que
l'écrivain ne faisait qu'esquisser et dont il n'avait, semble-t-il, pas prévu
l'évolution.
Sur le chemin de Clermoustier, Marte rencontre un chevalier qui
vante la valeur d'Ysaye. La mention de ce nom arrache un soupir à
Marte. Son compagnon lui ayant demandé la raison de sa détresse, elle
répond : « j'ay [...] un peu de pité de mon père qui est mors ». (Y, p. 1 74).
Marte est ainsi prompte à s'inventer une famille peu commune qui l'aide
à se tirer de circonstances épineuses. Quand les marins du bateau sur
lequel elle a embarqué comme jongleur, se rendent compte qu'elle est
une femme et veulent abuser d'elle, elle se crée une identité assez peu
flatteuse. Elle prétend en effet s'appeler Betris, nom que lui aurait donné son
parrain Betremieux, un pauvre homme affecté d'une terrible maladie
dont il est mort non sans l'avoir au préalable communiquée à sa
« filleule ». Bien que le terme de « parin » (Y, p. 177) ne soit pas attesté
au sens de maquereau, c'est bien ce qu'est Betremieux, et Betris le laisse
clairement entendre au maître du bateau en acceptant sans broncher sa
proposition et en se vantant d'avoir couché avec des centaines
d'hommes plus laids que lui. Comme Marte l'espérait, le maître sera beaucoup
moins disposé à profiter de la jeune femme lorsqu'il la croira atteinte de
quelque maladie incurable. On ne peut qu'admirer la présence d'esprit
de Marte et le raffinement avec lequel elle construit son mensonge. La
précision des détails est certes nécessaire pour convaincre le marin mais
à l'évidence Marte se plaît aussi à embellir son histoire. Pour éveiller les
soupçons du maître, elle affecte une réticence à révéler son passé
imaginaire. Quand le maître s'étonne qu'elle n'ait pas couché avec un
homme depuis trois ans, elle prétend vouloir détourner la curiosité du
marin : « Vous ne l'avés [...] que faire de savoir ; faites che que avés a
faire ». Enfin après avoir avoué sa maladie, elle ajoute ingénument
qu'autant qu'elle puisse savoir, aucun homme qui ait couché avec elle
depuis qu'elle souffre de son mal, n'a contracté la maladie. Ce nouveau
mensonge contredit celui qu'elle a avancé auparavant, à savoir qu'elle
496 M. SZKILNIK

n'avait pas couché avec un homme depuis la mort de son parrain. Mais
loin de la trahir, il convainc tout à fait le marin qu'il vaut mieux
débarquer illico cette femme peu recommandable.
Marte trouve une troisième occasion d'exercer son imagination
quand elle entre au service d'un chevalier et de sa dame et que la dame
tombe amoureuse d'elle. De cette situation très classique, que nombre
de malheureuses comme Silence ou l'impératrice de Constantinople
dans le Roman de Cassidorus 30, ont affrontée avant elle, Marte se tire
de manière originale. Elle ne peut avouer qu'elle est une femme sans
compromettre la liberté à laquelle elle tient tant. Pour gagner du temps
et ne pas susciter la haine de la dame — Marte a sans doute lu
beaucoup de romans et sait par conséquent qu'il faut se garder de
repousser ouvertement l'amour d'une dame puissante — la jeune
femme prétend partager les sentiments de la dame et pousse la
complaisance jusqu'à se laisser embrasser et caresser par son « amie ». Au
cours d'une tendre conversation durant laquelle la dame s'enquiert de
sa famille et de son âge, Marte s'invente un père marchand et trois
frères (des triplets apparemment puisque « a cascuns .XXXIII.
passés », Y, p. 179). Puis elle prétend avoir trente ans, ce que la dame, qui
avait été probablement séduite par la jeunesse et l'androgynie de son
jongleur imberbe, ne peut se résoudre à croire. Pour la convaincre,
Marte ajoute alors : « De barbe n'ay ge nient, voirement [...] ne ja
n'aray car je ne sui mie condiciones comme hons, ainchois ay deffaly a
toutez naturelles œuvres, et autressy sont mez frères que moy ». (Y
p. 179). Ce qui frappe ici encore, c'est non seulement l'audace et
l'ingéniosité de la répartie mais la surenchère (les trois frères aînés
frappés du même malheur que le cadet) accompagnée d'une réticence
feinte : le jongleur choisit prudemment ses mots pour évoquer sa
difficile condition. D'autre part, Marte, qui sait très bien qu'elle va
susciter l'étonnement de son amie en affirmant qu'elle a trente ans,
prétend s'étonner elle-même du scepticisme de la dame : « Ce ne peut
être, fait la dame. — Et pour quoy ?, fait Marte », ce qui a pour effet de
relancer la conversation et d'amener l'aveu qu'elle semblait vouloir
retenir. La dame s'empresse de congédier poliment le ménestrel, du
mensonge de qui elle ne peut se venger sans trahir ses intentions
malhonnêtes aux yeux de son ami. Marte donne ainsi une leçon
d'invention romanesque à ses prédécesseurs : l'eunuque ou comment

30. Voir The Grammar of the Sexes in Medieval French Romances, art. cit.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 497

sortir « naturellement », et sans se dévoiler, d'une situation en


apparence sans issue. Comme dans l'exemple précédent, on constate que
c'est de préférence dans le genre du fabliau que Marte inscrit ses
nouveaux scénarios.
L'habileté avec laquelle la jeune femme manipule ses interlocuteurs
et invente ses histoires en fait une redoutable rivale de Tronc. Si ce
dernier a su imiter l'élégance précieuse de son style épistolaire, Marte,
elle, s'est approprié l'esprit de répartie et la verve du nain. Et pourtant,
dans ce domaine, elle va devoir s'incliner devant Tronc. Ce n'est pas la
moindre subtilité du roman d'avoir imaginé la confrontation de ces
deux metteurs en scène que sont Tronc et Marte. En effet, après avoir
quitté sans dommage l'amie du chevalier, Marte arrive dans le château
où se trouvent précisément Ysaye et le nain. Mais le lecteur se figure en
vain qu'elle est au terme de sa quête. Loin de justifier la fugue de la
jeune femme et l'existence rocambolesque qu'elle a menée, cette
nouvelle aventure ramène Marte au point de départ, dans une prison dorée
comparable à celle qu'elle connaissait chez son oncle Yrion. C'est
Tronc qui corrige ainsi l'héroïne et la remet à sa place, sa place de
femme et sa place de personnage.
Quand Marte se présente devant le château, Ysaye se trouve sur les
remparts. Il est seul et accablé par l'état de santé de son ami Yreux, que
de mauvais chevaliers ont sévèrement blessé. Il ne reconnaît pas Marte
et la jeune femme, toujours déguisée en homme, ne le reconnaît pas non
plus. Ysaye ne prête pas même attention aux salutations du jongleur
qui se tient à sa porte. Le déguisement, dont Marte a tiré si habilement
profit jusqu'alors, s'avère à présent gênant. Marte en a l'intuition
puisqu'elle abandonne sa tenue d'homme, revient vêtue comme une
« jongleresse » et frappe à la porte. En abdiquant une partie de sa
personnalité fictive, en redevenant femme, Marte a abdiqué aussi une
partie de sa liberté et c'est là que l'attend Tronc. Le nain ouvre la porte
à la « jongleresse » et l'introduit auprès d'Ysaye pour qu'elle le console
de sa tristesse par quelque chanson. Marte interprète alors son second
lai. Bien qu'Ysaye saisisse sans difficulté les allusions du poème, il ne
reconnaît pas son amie sous les traits de la jongleresse. L'aveuglement
du héros est sans doute un topos 31, mais qui n'en pose pas moins la
question des limites du lyrisme. Quelle est la valeur, quel est le pouvoir

31. Voir par exemple l'aveuglement d'Iseut face à Tristan déguisé dans les
textes des Folies.
498 M. SZKILNIK

d'une poésie qui ne parvient pas à ouvrir les yeux de celui à qui elle est
destinée ? Cette question, le « Lai Piteux » de Néronés l'avait déjà
posée. Sans doute Ysaye admire-t-il grandement l'interprétation de
Marte : « Quant Ysaye ot oy, si dist que oncques n'avoit oy de bouche
miex chanter ne aussy gracieusement, et pour che ly demande en Teure
qui celle chanson lui avoit aprins » (Y, p. 183). Mais il ne réagit pas
différemment des autres auditeurs de Marte, comme le Comte Hergos
par exemple : « Quand ly contes ot oy le canchón, si dist c'oncques mais
n'avoit oy ossy bien chanter, et lui demande qui l'avoit faite » (Y,
p. 175) 32. Faut-il lire dans cette attitude « ordinaire » d'Ysaye la
suggestion que les deux personnages, le héros et la dame, sont de nature
foncièrement différente ? Au contraire de son fils Marc, Ysaye n'est pas
un poète ; il ne peut être touché que superficiellement par la poésie ;
sait-il seulement écrire ? On peut en douter puisqu'il fait rédiger ses
lettres, d'amour ou d'affaire, par Tronc, et qu'il lui fait même lire le
courrier qu'il reçoit 33. Marte, elle, est une lettrée ; elle a reçu une
culture savante originale puisqu'elle a été en partie éduquée en Orient,
à la cour de l'Emir de Perse où elle a sans doute appris des langues
orientales. Orimonde, la fille de l'Emir qui avait été envoyée chez Yrion
en échange de Marte, a en effet appris à lire, écrire et parler les langues
occidentales (Y, p. 220). Cette scène mettrait alors en évidence non pas
tant l'échec du lyrisme que les dangers d'une relation amoureuse
déséquilibrée. Plus encore, le rapport à la poésie des deux personnages
trahirait la disparité de deux natures qui appartiennent chacune à un
genre littéraire différent : Ysaye, le chevalier arthurien, émule de son
parrain Lancelot 34, Marte, la trobairitz égarée dans une œuvre qui
hésite entre le genre épique et le genre romanesque.
Or le risque que ce personnage incongru, déplacé, fait courir à
Ysaye, Tronc le conjure en réassignant à Marte un rôle plus conforme
à celui qu'une femme doit tenir dans le « roman épique ». Le nain a
reconnu Marte d'emblée mais feint devant elle et devant Ysaye de
croire qu'elle est une simple jongleresse. Dans cette scène, Tronc jouit
32 Autres exemples p. 175 (les mariniers), p. 178 (la dame, amie du chevalier
rencontré par Marte dans la forêt), p. 186 (le roi Estrahier).
33. Il sait lire pourtant. Voir p. 369.
34. Voir mon article L'ombre de Lancelot dans Ysaye le Triste, dans Lancelot-
Lanzelet, Hier et aujourd'hui, Mélanges offerts à Alexandre Micha, publ. D.
Buschingeret M. Zink, Greifswald, 1995 [Wodan].
DES FEMMES ÉCRIVAINS 499

donc de la même perspective que le lecteur et le narrateur. Marte


évidemment ne peut manquer de reconnaître Tronc. Sachant
cependant qu'il n'aime guère la voir avec son maître, elle ne lui révèle pas son
identité. Mais, et c'est là qu'elle se montre inférieure au nain, d'une part
elle ne soupçonne pas qu'elle a été démasquée, d'autre part, elle accepte
les explications de Tronc qui justifie habilement sa propre présence au
château et l'absence supposée d'Ysaye. Le nain fait croire à Marte que
son maître doit se rendre chez le roi Estrahier. Il devine facilement que
la jeune femme n'aura de cesse de s'y rendre dans l'espoir d'y retrouver
son ami. Or il sait aussi que le roi a enfermé sa fille dans une tour « pour
che qu'elle a grasse d'avoir chier les hommes » 35 et qu'il retient de
force, toutes les « dames et damoiselles, qui d'aucuns instrumens se
scevent esbattre » (Y, p. 1 84) pour faire compagnie à sa fille prisonnière.
Tout va se passer comme prévu par Tronc : charmé par le talent de
Marte, le roi l'envoie auprès de sa fille dans la tour où elle restera
prisonnière plus d'une douzaine d'années jusqu'à ce que le nain lui-
même et Ysaye viennent la délivrer. De l'avant-scène, le personnage
glisse à l'arrière-plan du récit qui reprend ses droits sur le lyrisme : une
fois enfermée dans la tour, Marte ne compose plus ou, du moins, ses
compositions ne nous parviennent plus. Comme pour porter le coup de
grâce au personnage et à la tentation littéraire qu'il incarne, Tronc
répond à Ysaye qui s'enquiert de l'identité de la jongleresse : « c'est une
jongleresse qui fu fille du tailleur de robes le roy Yrion. Or s'est sy mal
prouvée que folle s'en va par les pais » (Y, p. 184-85). Ainsi Marte se
trouve-t-elle affublée d'une nouvelle famille et d'une nouvelle
personnalité conformes à celles qu'elle s'était inventées antérieurement et
encore une fois particulièrement appropriées. Quoi de plus naturel
qu'un père tailleur pour celle qui a si souvent changé ses vêtements et
joué avec les apparences ? La cruelle condamnation que porte Tronc
s'abat à la fois sur son art et sur son comportement. Marte s'est « mal
prouvée » en courant les chemins comme une aventurière 36, en prenant
les risques que nous avons pu apprécier et dont elle s'est tirée en se
35. On retrouve là encore le motif ancien du jaloux (mari comme dans
Guigemar ou père comme dans l'histoire de Néronès) enfermant la femme dans
une tour. La malheureuse Yvoire apparaît comme une Marte qui n'aurait pas
réussi à s'échapper, ou qui aurait été rattrapée et enfermée, ce qui est le sort qui
attend en effet Marte.
36. La condamnation de Tronc justifie a posteriori les inquiétudes de
Néronès.
500 M. SZKILNIK

prétendant encore plus « folle » qu'elle ne l'est. Mais l'échec,


désormais évident, de sa quête prouve aussi la folie de son entreprise
romanesque (aux deux sens du terme) : Tronc, rival de Marte dans le domaine
narratif, écrase de son mépris la tentative du poète malheureux. Le
nain a désormais réduit au silence cette voix de femme gênante.
Pas tout à fait cependant. Marte se fait encore une fois entendre,
mais sur un nouveau mode comme si l'échec de sa tentative lyrique
l'avait convaincue de s'essayer à un nouveau genre. Marte est en effet
l'auteur d'une très longue pièce en vers, qu'on a parfois appelé le
Roman de Marte. La jeune femme, pour sa part, la désigne par le terme
de « livret », qui décrit davantage l'aspect du document que son
contenu. Il s'agit d'une longue lettre que Marte adresse à Ysaye et qui
lui expose sur le mode allégorico-narratif les souffrances qu'elle a
endurées depuis qu'elle le connaît. Le passage compte 1007 vers octosylla-
biques organisés en couplets monorimes. La longueur, le choix de
l'octosyllabe (alors qu'on sait que Marte aime les vers impairs), le
caractère narratif de la pièce la rattachent d'emblée au genre
romanesque. Le Roman de Marte raconte une aventure et une quête menée par
la narratrice elle-même. Adoptant un plan chronologique, la narratrice
explique comment elle a été blessée par l'amour, puis comment elle a
cédé à Vénus et perdu sa virginité. Elle évoque ensuite le départ d'Ysaye,
puis le sien à la recherche de son ami, ses malheurs et ses rencontres au
cours de sa quête, enfin l'arrivée chez le roi Estrahier de Sarlion. La
pièce est autobiographique dans la mesure où Marte narre une partie
des faits qui lui sont arrivés et que le récit en prose nous a déjà décrits.
Elle fait par exemple allusion au voyage en mer. La réalité est toutefois
largement occultée par le voile de l'allégorie. Les personnages que
Marte rencontre se nomment Pauvreté, Richesse, Réconfort, Orgueil,
Avarice. Sa compagnie compte Yre, Tristesse, Ennui, Déplaisance et
bien d'autres maux personnifiés qui rabrouent et moquent la pauvre
amante. Le livre de Marte s'inspire de la littérature allégorique illustrée
par le Roman de la Rose au xme siècle et particulièrement prisée au
xive siècle par des poètes comme Guillaume de Machaut ou Christine
de Pizan. Et s'il conte l'aventure d'une héroïne particulière, il le fait de
manière assez obscure pour que le « je » de la narratrice prenne une
dimension universelle : tout amant malheureux est invité à se
reconnaître dans la description que la narratrice donne de ses tourments.
Bien que différent, de par sa facture, des pièces lyriques que nous
avons examinées auparavant, le roman allégorique de Marte entretient
DES FEMMES ÉCRIVAINS 501

néanmoins des rapports étroits avec elles, plus étroits même que ceux
qui lient le « brief » et la narration en prose. L'œuvre lyrique de Marte
nous a préparés à son œuvre allégorico-romanesque et cette dernière
s'appuie à l'évidence sur la production poétique antérieure. Les thèmes
illustrés dans le roman allégorique, l'amour de loin par exemple,
viennent de la lyrique, même s'ils ont pu très tôt se glisser dans le roman.
Les personnages allégoriques qui dialoguent avec Marte dans sa lettre
à Ysaye hantent déjà ses ballades. A l'intérieur de son livret, Marte fait
allusion à son œuvre poétique : « Et s'ay escript en parchemin /
Pluiseurs choses et par quemin / Sy que canchonnettes et lais » (Y,
p. 232, v. 350-52) ; « Et Resconfort m'edoit toudis / A faire canchons et
doux dis (Y, p. 244, v. 990-91).
Parfois, le livre de Marte abandonne la fiction allégorique pour
devenir plainte lyrique adressée à Ysaye. La rupture est nette à la fin : le
livre se termine en effet sur une ardente prière de Marte qui implore son
ami de venir la délivrer de la tour où elle divertit Yvoire, la fille du roi
Estrahier. Le roman allégorique s'interrompt abruptement et reste en
quelque sorte inachevé, à l'image du roman de Guillaume de Lorris.
Comme un poème, il se referme aussi sur l'expression de
l'insatisfaction. Emprisonnée dans sa tour, Marte ne peut assouvir son désir ni
achever par elle-même sa quête. Ce Roman de la Rose écrit du point de
vue de la femme enfermée dans le château se condamne nécessairement
à l'inachèvement et au silence. L'aide en effet ne peut venir que de
l'extérieur. Or l'extérieur, c'est la réalité en prose incarnée par Tronc et
Ysaye, le triomphe du romanesque sur la lyrique. Certes Marte
remporte en un sens une victoire sur Tronc dans la mesure où son livre
bouleverse Ysaye qui, en dépit des réticences du nain, va aller à la
rescousse de son amie. La prière finale est donc entendue et suivie d'un
effet positif. Mais d'une part, Marte, l'indépendante, l'ingénieuse, qui
savait si bien se tirer d'affaire par la ruse, confesse son impuissance et la
supériorité de méthodes masculines comme le rapt. D'autre part,
l'ultime conséquence de sa délivrance est qu'elle va cesser d'écrire de la
poésie. Tronc a compris que, pour faire taire Marte, mieux valait lui
accorder quelques satisfactions matérielles, comme celle de revoir son
ami. Marte peut bien composer encore des chansons où elle clame sa
joie d'être réunie à Ysaye, celles-ci n'ont plus droit de cité dans un
roman qui s'engage de plus en plus nettement dans l'aventure héroïque.
Le mépris avec lequel Tronc accueille la dernière œuvre littéraire de
Marte donne la mesure de la nouvelle orientation du roman : les
502 M. SZKILNIK

femmes ne déploient leur ingéniosité que pour servir leurs désirs et


leurs caprices, « et ce s'estoit pour venir a l'amour de Dieu, nullement
ne se saroi[en]t entremettre » (Y, p. 245). Alors que les hommes sont
engagés dans de hautes et nobles luttes, comme le rétablissement de la
justice ou la résistance aux invasions sarrasines, les femmes ne pensent
qu'à satisfaire leurs inclinations amoureuses.
Et justement, l'ennemi est aux portes de Blamir, les femmes qui ont
pu occuper un moment le devant de la scène, à la faveur d'une pause de
l'action, doivent céder la place aux vrais héros. Rien ne le montre plus
clairement qu'une dernière aventure à l'occasion de laquelle la pauvre
Marte se ridiculise tout à fait. Croyant son ami menacé par un groupe
de chevaliers, qui vont se révéler être des amis, Marte se déguise en
homme, s'arme, se jette sur les supposés adversaires, désarçonne un
chevalier, en frappe un autre de l'épée avant d'être maîtrisée. Or loin de
susciter l'admiration, cet exploit de Marte lui vaut une réprimande de
la part d'Ysaye, honteux du comportement insensé de la jeune femme
(Y, p. 261). Ainsi, quand l'héroïne tente de reconquérir sa liberté et
d'agir en homme comme elle l'a fait précédemment, elle est sévèrement
rappelée à l'ordre, renvoyée au château et remise à sa place de femme.
Personnage original, Marte imprime sa marque au roman. Tronc et
le narrateur peuvent la réduire au silence, ils n'effacent pas la trace de sa
voix. Les nombreuses pièces lyriques et le Roman qu'elle compose
attestent son talent que le nain raille faute de pouvoir l'imiter. Mais
parce que le roman s'oriente vers l'exaltation des valeurs héroïques, il
doit abandonner les pistes ouvertes par la jeune femme.
En apparence au moins. Car la voix de Marte ne trouve-t-elle pas le
moyen de se faire entendre autrement ? Au moment où Marte se tait,
s'élèvent en effet le chant d'autres personnages : des femmes, les belles
Sarrasines prisonnières (encore !) de la Tour des Esquarres, et quelques
hommes, parmi lesquels figure justement le héros le plus original du
roman, Marc.
Repris en écho par les chansons d'Orimonde, ses compagnes et ses
servantes, le lyrisme amoureux incarné par Marte continue de résonner
et surtout fait intrusion dans la partie « épique » d' Ysaye, comme pour
rééquilibrer le roman, l'empêcher de sombrer dans la chanson de
geste. C'est en effet lors de la cérémonie des vœux du butor 37, alors
37. Il est vrai que l'épisode, imité des Vœux du Paon de Jacques de Longuyon,
constitue une pause dans la guerre contre les Sarrasins.
DES FEMMES ÉCRIVAINS 503

que Marc, deux chevaliers et trois princesses sarrasines sont enfermés


dans la Tour des Esquarres, qu'apparaissent de nouveaux poèmes
d'amour. Il serait trop long d'étudier en détail toutes les pièces lyriques
de la fin du roman. Remarquons cependant que la voix des femmes est
prépondérante puisque sur les neuf participants à la cérémonie des
vœux, six sont des femmes (les trois amies des chevaliers et les trois
servantes), et que d'autre part, quand Pharaon, le frère d'Orimonde, se
rend en ambassade dans la tour, les six femmes chantent encore
chacune un poème (Y, p. 309-13). Enfin, quand les habitants de Dinagu
célèbrent l'arrivée d'Ysaye par des chansons, si la première est attribuée
à « chil de la ville » en général, la seconde est interprétée par les dames
de la cité (Y, p. 328).
Dans Ysaye, le lyrisme semble donc être par excellence le mode
d'expression des femmes. Comment comprendre alors que Marc, le
héros enclin à la misogynie (et dans ce domaine, il rivalise avec Tronc),
celui qui incarne le plus orgueilleusement les valeurs masculines, soit
pourtant présenté comme un poète ? Pourquoi n'est-ce pas plutôt
Ysaye qui s'adonne à cette activité raffinée ?
Marc forme avec son père un couple mal assorti même s'ils
gouverneront de concert à la fin du roman. Ysaye reste en général un héros
courtois. Chargé de restaurer les valeurs chevaleresques oubliées après
la mort d'Arthur, il exige d'être adoubé par le squelette de Lancelot.
Tout au long du roman, il se montre digne de son parrain en chevalerie
qui a presque supplanté son père Tristan 38. Peut-être faut-il imputer à
ce parrainage, qui marque aussi une rupture avec son père, le fait
qu'Ysaye, pourtant amant fidèle, ne deviendra jamais poète. En
choisissant Lancelot de préférence à Tristan, Ysaye a aussi renoncé au
talent musical et poétique de son père. Lancelot est tout au plus peintre,
mais pas musicien ni poète. C'est en Marc que se manifeste à nouveau
la veine lyrique de la famille. Mais, en vérité, Marc ne se réclame pas
davantage de Tristan. Le roman en fait explicitement un « restor »
d'Alexandre 39 et on a pu reconnaître également parmi ses ancêtres

38. Voir L'ombre de Lancelot dans Ysaye le Triste, art. cit.


39. Sur le rapport entre le héros antique (tel qu'il est présenté en part, dans le
cycle du Paon) et Marc, voir mon article Le Restor d 'Alexandre dans Ysaïe le
Triste, dans The Medieval Opus, Imitation, Rewriting and Transmission in the
French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam, 1996.
504 M. SZKILNIK

littéraires le picaresque Passelion 40. Par ailleurs, nommer Marc le


petit-fils de Tristan, n'est-ce pas l'opposer assez cruellement au grand
héros ? Cependant le nom n'a peut-être pas été choisi pour évoquer
d'emblée l'oncle et l'ennemi de Tristan. J'ai déjà suggéré qu'il est censé
rappeler d'abord celui de Marte, la mère du héros, dont nous venons
d'examiner le génie poétique. Force est de conclure en tout cas que
Marc ne doit pas son goût pour la poésie à son grand-père.
À la difference de Marte, Marc ne compose qu'un petit nombre de
pièces, trois, et dans des circonstances bien précises. Lors de la
cérémonie des vœux du butor, chaque convive chante un poème avant de
prononcer son vœu, puis un second après l'avoir prononcé. Marc, à qui
la servante Alyor présente d'abord l'oiseau, est le premier à déclamer
devant la compagnie un « joly rondelet » de facture originale. Composé
de 13 vers de 4 syllabes, le poème s'amorce sur un refrain de 3 vers :
« Vouer couvient / Quant me souvient / Que amye ay ». Le premier vers
du refrain est repris en 5, le deuxième vers en 7, et les trois vers à la fin
(1 1 , 12, 1 3). La rime b (ay) ne revient que 3 fois. Le schéma du rondelet
est donc : AA'BaAaA'aabAA'B (où A' représente le deuxième vers du
refrain). Le deuxième poème de Marc est un « rondel » d'octosyllabes
plus classique, à cela près que le deuxième vers du refrain n'est pas
repris à la fin (le rondeau n'a donc que sept vers, ce qui est une variante
connue de la forme). Marc chante enfin une troisième « chanson »
quand il aperçoit les vingt mille hommes de l'Emir se masser autour de
la Tour des Esquarres dans laquelle il est enfermé avec les jeunes
Sarrasines. La chanson est elle aussi de facture inhabituelle. Composée
de 7 vers hétérométriques (alexandrins, décasyllabes, le dernier vers
comptant 14 syllabes), elle possède un refrain initial de 2 vers (un
alexandrin, un décasyllabe), repris en 4 et 5.
Marc ne donne qu'un faible échantillon de ses talents poétiques mais
il est suffisant pour mettre en évidence le caractère atypique de sa
production. Comparées aux pièces composées par ses compagnons de
la Tour des Esquarres41, celles de Marc apparaissent complexes et
40. Sur ce point, voir mon article Passelion, Marc l'Essilié et l'idéal courtois,
dans Court and Cultural Diversity, éd. J. Thompson et E. Mullally, Woodbridge,
1997.
41 Presque toutes les autres pièces poétiques de la fin du roman ( 14
.

composées lors de la cérémonie des vœux, 6 chantées plus tard par les 3 Sarrasines et
leurs trois servantes, 2 interprétées par les habitants de Dinagu) sont en eflfet des
DES FEMMES ÉCRIVAINS 505

irrégulières, traits en parfait harmonie avec ce personnage inclassable


qu'est Marc. La poésie de Marc est tout aussi imprévisible et originale
que son auteur. Si Alexandre, décrit dans le Parfait du Paon 42 comme
un talentueux poète, pourrait prétendre avoir donné à son « restor »,
Marc, le goût de la poésie, c'est néanmoins surtout de sa mère que
Marc a hérité son don poétique. L'Alexandre du Parfait apparaît en
effet comme un bon technicien du vers, mais dépourvu de la fantaisie
qui se manifeste chez la mère et le fils. Marte n'est donc pas tout à fait
réduite au silence. Ayant conçu son fils Marc, en dépit de Tronc, lui
ayant légué un mode d'expression que le nain ne maîtrise pas, n'est-elle
pas tout autant responsable que Tronc de la nouvelle orientation du
roman ?
*
* *

Les personnages féminins que Perceforest et Ysaye mettent en scène


renouvellent le roman, dans la mesure où, en réfléchissant sur leur
propre histoire, en la récrivant sous différentes formes, en s'essayant à
différents modes de discours, ils s'emparent des fonctions de l'écrivain.
Cette prise de pouvoir littéraire change la physionomie des romans
dans lesquels ils apparaissent. On pourrait objecter que dans
Perceforest l'influence de Néronès est limitée. Sans doute n'en
commande-tel e pas des pans entiers comme la Reine-fée. Elle est pourtant à
l'origine d'une de ces excroissances, d'un de ces romans dans le roman
qui donnent au Perceforest son aspect fourmillant et novateur : cette
tentation de la nouvelle qui se dessine ici, sous les traits d'un narrateur
femme, annonce la naissance d'un genre littéraire autonome que, dans
le domaine français, les Cent nouvelles nouvelles illustreront un siècle
rondeaux de huit ou sept vers, isométriques (heptasyllabiques, octosyllabiques
ou décasyllabiques). Seuls quatre poèmes, en dehors de ceux de Marc, se
distinguent par leur facture. L'un est interprété par les trois servantes : c'est un
sizain à refrain (AbaabA). Les trois autres sont interprétés par Eglentine, l'amie
du comte Hergo. Le premier est simplement un rondeau abrégé (ABaAa). Les
deux autres en revanche attestent qu'Eglentine possède un talent aussi
remarquable que celui de Marte. La première pièce est de type ABcaAbBabcBA, où A
(a) est un vers de 4 syllabes, B (b) un hexasyllabe, c un décasyllabe. La dernière
pièce est une variation sur cette forme complexe : ABCDaAbBcCdD, où A (a) et
C (c) sont des vers de 4 syllabes ; B (b) et D (d) des hexasyllabes.
42. Ce roman de Jean de Le Mote est le dernier du Cycle du Paon.
506 M. SZKILNIK

plus tard. Quant à Marte, non seulement elle introduit le lyrisme dans
un roman contaminé par la chanson de geste, mais encore elle subvertit
l'héritage romanesque légué par Guillaume de Lorris. Les femmes
incarnent ainsi dans Perceforest et Ysaye les nouveaux discours qui
viennent à la fois déstabiliser et enrichir le roman arthurien.

Michelle Szkilnik.

Vous aimerez peut-être aussi