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Revue de l'histoire des religions

La « Bête Glatissant » et le Graal. Les transformations d'un


thème allégorique dans quelques romans arthuriens
Edina Bozóky

Résumé
Cette étude examine l'évolution d'un thème de caractère religieux dans quelques romans médiévaux français du Graal. Le
thème de la « Bête Glatissant », animal mi-merveilleux, mi-monstrueux, apparaît toujours lié au thème du Graal. Dans le
"Perlesvaus", le premier roman où nous rencontrons cette bête, son « aventure » est en rapport étroit avec la symbolique
chrétienne du Graal : l'animal symbolise le Christ sacrifié ; sa chair recueillie dans des récipients précieux nous rappelle le
sang du Christ recueilli dans le Graal. Les autres éléments de cette scène (blancheur de l'animal, croix vermeille,
vêtement blanc des personnages qui recueillent la chair, l'odeur suave qui se répand à l'endroit du sacrifice)
correspondent aussi à des motifs importants de l'histoire du Graal racontée dans ce roman. Mais à partir du "Perceval" de
Gerbert de Montreuil, la symbolique cohérente de l'aventure de la bête commence à perdre de son originalité. Les auteurs
plus tardifs mettront l'accent sur l'élément fantastique de l'aventure et sur l'aspect monstrueux de la bête. A la suite de
transformations successives ("Suite du Merlin" ; "Quête Post-Vulgate" ; "Perceforest"), la bête deviendra une créature
diabolique, et sa quête, de caractère initiatique, constituera la contrepartie de la quête du Graal.

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Bozóky Edina. La « Bête Glatissant » et le Graal. Les transformations d'un thème allégorique dans quelques romans
arthuriens. In: Revue de l'histoire des religions, tome 186, n°2, 1974. pp. 127-148;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1974.10216

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1974_num_186_2_10216

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La « Bête Glatissant » et le Graal

Les transformations d'un thème allégorique


dans quelques romans arthuriens

Celle élude examine l'évolution d'un thème de caractère


religieux dans quelques romans médiévaux français du Graal. Le
thème de la « Bêle Glatissant », animal mi-merveilleux, mi-
monstrueux, apparaît toujours lié au thème du Graal. Dans le
Perlesvaus, le premier roman où nous rencontrons celle bêle,
son « aventure » est en rapport étroit avec la symbolique
chrétienne du Graal : l'animal symbolise le Chrisl sacrifié ; .sa chair
recueillie dans des récipients précieux nous rappelle le sang du
Chrisl recueilli dans le Graal. Les autres éléments de celle scène
(blancheur de l'animal, croix vermeille, vêlement blanc des
personnages qui recueillent la chair, l'odeur suave qui se répand
à l'endroit du sacrifice) correspondent aussi à des motifs
importants de l'histoire du Graal racontée dans ce roman. Mais à partir
du Perceval de Gerbert de Monlreuil, la symbolique cohérente
de l'aventure de la bêle commence à perdre, de son originalité.
Les ailleurs plus tardifs mellronl V accent sur l'élément
fantastique de l'aventure et sur l'aspect monstrueux de la bêle. A la
suite de transformations successives (Suite du Merlin ; Quête
Post- Vulgate ; Perceforest), la bêle deviendra une créature
diabolique, et sa quête, de caractère initiatique, constituera la
contrepartie de la quête du Graal.

С he esl... une des aventures don Graal — ainsi explique


Merlin au roi Arthur la signification de la Bête Glatissant dans
la Suite du Merlin1, roman arthurien du xnie siècle. Mais le
devin ne révèle pas à Arthur le secret du rapport entre le
Graal et cet animal étrange et monstrueux qui est, selon
Bruce, « perhaps the most extravagant of all Arthurian

1) Ci. Paris, .1. Ulrich 'edit.', Merlin, roman en prose tin XIIIe .siècle, Paris,
18*6, t. I, p. lCd.
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fancies в1. Bien que dans d'autres romans arthuriens (Perles-


vaus, la Continuation du Perceval par Gerbert de Montreuil,
le cycle de pseudo-Robert de Boron) une interprétation ou
une explication allégorique de la signification de la Bête
Glatissant soit donnée, le sens véritable de ce thème reste
toujours énigmatique. Il en va de même pour les
transformations successives du thème à travers d'autres romans
arthuriens. Tout en gardant son attribut principal — à
savoir qu'il porte dans son ventre des chiens qui aboient —
l'animal, auparavant allégorie du Christ, en arrive à devenir
une créature diabolique. L'aventure de la Bêle Glatissant
constitue un thème secondaire, mais extrêmement vigoureux
des romans du Graal, grâce à son rapport mystérieux avec les
aventures du Graal.

LE SACRIFICE LA BÊTE, LE GRAAL ET L'EUCHARISTIE

Le Perlesvaus2, roman en prose du début du xnie siècle


(1205-1215), d'un esprit chrétien militant, raconte l'histoire
de la restauration du royaume du Roi-Pêcheur, gardien du
Graal, et la victoire de la Nouvelle Loi (la religion chrétienne)
en Bretagne. Toutes les aventures y sont interprétées de
façon allégorique, mais les allégories restent souvent énig-
matiques : « Le roman doit être interprété comme un ensemble
de paraboles dont il faut déchiffrer le sens sans être dupe de la
relation selon la lettre »3. Le héros élu de la plupart des
aventures est Perlesvaus, dont l'auteur nous rappelle qu'il n'avait
pas posé les questions sur le Graal et la lance-qui-saigne lors
de sa première visite chez le Roi-Pêcheur, son oncle. C'est
parce que Perlesvaus n'a pas posé ces questions que le royaume
du Roi-Pêcheur a été détruit et que le château du Graal est

1) J. D. Bruce, The Evolution of Arthurian Romance, Gloucester, Mass.,


1958 (réimp.), t. I, p. 465.
2) W. A. Nitze, T. A. Jenkins (edit.), Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus,
Chicago, 1932, 2 vol.
3) J.-Ch. Payen, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale,
Genève, 1968, p. 420 (résume J. N. Carman, The Symbolisme of the Perlesvaus,
dans Publ. of the Modem Language Association of America, LXI, 1946).
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tombé entre les mains du Roi du Château Mortel, le frère et le


pire ennemi du Roi-Pêcheur. Perlesvaus, conscient de sa
faute, cherche à la réparer, en essayant de revenir une
deuxième fois au château de son oncle infirme.
Une fois en route, chevauchant par la Forest Soutaine,
Perlesvaus arrive à midi dans une lande très belle, au milieu
de la foret. En face de lui, il aperçoit une croix vermeille,
puis deux personnes situées à une certaine distance de la croix,
à droite et à gauche : un très beau chevalier, vêtu d'un blanc
« drap », tenant un vessel d'or, et une très belle demoiselle,
vêtue d'un blanc « samit » orné d'or, tenant, elle aussi, un
vessel d'or. C'est alors que la Bêle Glatissant survient : elle
est blanche comme la neige, plus grande qu'un lièvre mais plus
petite qu'un renard, d'une très grande beauté, avec des yeux
comme deux émeraudes. Rien de monstrueux en elle, excepté
le glapissement des douze chiots qu'elle porte dans son ventre.
La bête, tout effrayée elle-même par ce bruit étrange, court
vers Perlesvaus, comme pour trouver refuge auprès de lui.
Mais le beau chevalier avertit Perlesvaus pour qu'il laisse la
bête « accomplir sa destinée ». La bête court jusqu'à la croix,
où ses chiots sortent de son ventre et la tuent et la dépècent,
mais ils ne la mangent pas. Alors le chevalier et la demoiselle
prennent les morceaux do sa chair et les mettent dans leurs
récipients d'or. Puis ils baisent l'endroit où la bête a été tuée,
ils adorent la croix et s'en vont. Une odeur suave se répand
à cet endroit1.
Aventure curieuse, propre à éveiller en nous plusieurs
associations. Mais un peu plus loin, l'auteur du roman nous
révélera sa propre interprétation. Perlesvaus arrive chez le
Roi-Ermite, son oncle, et lui demande l'explication de cette
scène. D'après l'ermite, la bête signifie le Christ, et les douze
chiots qui l'ont tuée représentent les Juifs de la Vieille Loi
qui avaient sacrifié l'Homme-Dieu. Quant au chevalier et à la
demoiselle, ils sont l'allégorie de la deilé du Père qui veut

1) Nitze, Jenkins, Perlesvaus, 1, 548G ss.


LA « BÊTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 131

empêcher quo la chair de son fils ne périsse1. Cette


interprétation allégorique peut sembler insuffisante et lacunaire.
Cette vision quasi mystique nous évoque d'une manière
frappante, d'une part, le sacrifice du Christ et, d'autre part,
la symbolique du Graal. Même le moment d'hésitation de
l'animal — quand il essaie d'échapper à son destin et qu'il
cherche refuge auprès de Perlesvaus — peut être facilement
rapproché de la scène où le Christ, effrayé par la perspective
de son supplice, prie son Père au Mont des Oliviers afin que
la Passion lui soit évitée (Marc, XXVI, 39 ; Matth., XIV, 36 ;
Luc, XXII, 42).
Mais la scène du sacrifice de la bête, si suggestive et si
cohérente dans sa structure imaginaire, apparaît aussi comme
la « somme » symbolique de tous les éléments qui, dans ce
roman, sont en rapport avec l'histoire du Graal. Les éléments
constitutifs de cette scène se rapportent tous à d'autres
motifs qui sont directement associés avec le Graal. Cette
vision peut être considérée comme un résumé mystique de
toute la symbolique du Graal.
Nous donnons ici un tableau de concordances des
éléments de la scène de la Bêle Glatissant avec les autres motifs
du Perlesvaus.

animal blanc :
la mule blanche de la première Demoiselle du Char (1. 598) ;
les trois cerfs blancs du Char (6G9) ; le cerf blanc sur l'écu
de Perlesvaus (628) ; la mule blanche du Roi-Ermite
(6072-6073) ; le lion blanc devant le château du Roi-
Pêcheur (6088) ;

croix vermeille :
dans la chapelle où Arthur entre avant d'arriver à la
chapelle Saint-Augustin (260) ; sur l'écu de Perlesvaus
(009-610) ; sur le front de la mule du Roi-Ermite (6154) ;

1) Ibid., 1, 5975 ss.


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sur le vêtement des gens du Château des Quatre Arainnes


(9589-9590) ; sur la voile de la nef qui vient chercher
Perlesvaus après l'accomplissement de sa mission (9616) ;

vêtement blanc :
du clerc et des trois demoiselles de la fontaine magique
(1959 ss.) ; des gens de la procession au château du
Graal (7210-7211) ; des gens du Château des Quatre
Arainnes (9589) ;

récipient contenant du sang ou de la chair :


le Graal ; le vessel d'or de la fontaine magique (1966) ;
le vessel dans lequel le fils du roi Gurgaran est mis à
cuire (2062) ; le vessel où l'on recueille le sang du Christ
dans le rêve de la reine Salubre (9241-9242) ;

odeur suave :
le Graal ; le Saint-Suaire (5098) ; les sépultures du Roi-
Pêcheur et de la mère de Perlesvaus (7192 ; 10155-10156).

Les éléments constitutifs de la scène de la Bêle Glatissant


sont donc en correspondance plus ou moins étroite : A) Avec
des personnages qui jouent un rôle principal dans l'histoire
du Graal rapportée dans le roman (la Demoiselle du Char qui
raconte à Arthur l'échec de Perlesvaus au château du Roi-
Pêcheur et qui prédit la reconquête du Graal par Perlesvaus ;
le Roi-Ermite, adjuvant de Perlesvaus dans la reconquête du
Graal ; le Roi-Pêcheur, gardien du Graal ; les gens qui font
une procession après la reconquête du Graal ; ceux qui
accueillent Perlesvaus dans leur château après l'accomplissement de
la mission de Perlesvaus) ; B) Avec des animaux symboliques
qui appartiennent aux personnages mentionnés ci-dessus,
ou qui sont les animaux secourables du héros lors de la
reconquête du Graal ; leur couleur blanche symbolise la
pureté, la bonté, la chasteté — c'est la couleur par excellence
de Dieu, du Bien ; C) Avec des reliques : l'odeur suave est
LA « RÈTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 133

toujours la caractéristique des reliques des saints ; D) Avec


d'autres visions mystiques de la Passion et du Graal.
Le Graal est appelé souvent vessel non seulement dans le
Perlesvaus, mais aussi dans d'autres romans du Graal : dans
le Joseph d'Arimathie de Robert de Boron (fin du xne ou
début du xiiie siècle)1 ; dans VEsloire clou Sainl Graal
(première partie du Lancelot en prose, P215-1230)2 ; dans le
Lancelot propre et dans la Qiiesle del Saint Graal (troisième et
quatrième parties du Lancelot en prosef. Le vessel était un
mot courant à l'époque, mais il désignait souvent un récipient
sacré (liturgique). L'odeur suave qui se répand à l'endroit
du sacrifice de la bête est l'un des effets miraculeux du Graal
aussi bien dans le Perlesvaus (quand Gauvain assiste au cortège
du Graal chez le Roi-Pêcheur, une douce oudor et sainlisme
se répand lors de l'entrée des porteuses du Graal et de la
Lance) que dans le Lancelot en pro.se4.
Il semble que le sacrifice de la bête soit une vision qui
serve à initier le héros au mystère du Graal. Mais pourquoi
y a-t-il deux personnes qui recueillent les restes de la bête
dans leurs récipients, tandis que, selon la légende chrétienne
du Graal, c'était Joseph d'Arimathie, et lui seul, qui a
recueilli le précieux sang ?
Sans vouloir pousser trop loin notre interprétation, ne
serait-il pas possible que le beau chevalier représente Joseph
d'Arimathie (qui est toujours appelé « chevalier » dans les
romans du Graal), tandis que la demoiselle représente un
personnage féminin dont l'histoire est aussi liée à une relique
de la Passion (comme sainte Véronique et le Saint-Suaire).
D'ailleurs, selon une tradition différente, ce n'est pas Joseph

1) W. A. Nitze (edit.), Robert de Boron, Le roman de Vestoire don Graal,


Paris, 1927.
2} II. (). Sommer [édit.1, The VuUjale Version of the Arthurian Romances,
Washington, 191!'.), t. I.
3^ A. Paipiiilet 'Mit.), La (Jnesle del Sainl Graal, Paris, 1923 ; Sommer,
The Vulgale Version, t. III-V : Le Livre de Lancelot du Lac, Washington, 1910-
1912.
4} Nitze, Jenkins, Perlesvnns, 1. 2428 ; Sommer, The Vulgale Version,
t. V, pp. 107- lus.
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d'Arimathie, mais une femme aveugle qui recueille le sang du


Christ dans un vessel1. L'auteur du Perlesvaus aurait pu penser
à cette femme. Cet auteur affirme par deux fois qu'il y avait
plusieurs personnes pour recueillir le sang dans le Graal :
Le saintisme vessel, en coi cil qui le créaient pooureusement
recueillirent le sanc qui décorait de ses plaies qanl il fu mis en
la croiz2 ; il i avait unes autres genz qui recoilloienl son sanc en
un santisme vessel que il tenaient3.
L'aventure de la Bêle Glatissant n'est pas la seule
représentation mystique de la symbolique du Graal dans le
Perlesvaus. Les deux autres analogies que nous allons citer se
rapportent directement à l'aspect eucharistique du Graal,
symbole de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie.
L'une de ces aventures mystiques, celle de la fontaine
magique, est un « secret du Sauveur » et Gauvain n'en obtient
pas l'explication. Un jour, à l'heure de midi, il arrive à une
fontaine où il aperçoit un vessel d'or pendu à une chaîne.
Il veut saisir ce vessel, mais une voix l'avertit : Vos n'estes
pas H b uens chevaliers cui on en sert e ni an en garisl. Ensuite
il aperçoit un jeune clerc, vêtu d'un blanc drap, qui vient à la
fontaine en tenant un autre vessel d'or. Il prend le premier
vessel et en verse le contenu dans le sien. Puis arrivent trois
demoiselles, vêtues de blanc, la première avec un vessel d'or
contenant du pain, la deuxième avec un vessel d'ivoire
contenant du vin, la troisième avec un vessel d'argent contenant de
la chair. Elles mettent le contenu do leurs récipients dans le
vessel de la fontaine4. Cette scène n'est pas autre chose qu'une
allégorie de l'Eucharistie et du Graal. Dans la Quesle,
d'ailleurs, le Graal sera interprété comme la fontaine de la grâce
du Saint-Esprit5. La fontaine mystique, remplie du sang
du Christ, et faisant renaître à la vie éternelle, deviendra

1) Bibliothèque nationale, fonds français, ms 772, ff. 409-411 (Trislan en


prose).
2) Nitze, Jenkins, Perlesvaus, 1. 33-35.
3) Ibid., 1. 9241-9242.
4) Ibid., 1. 1949 ss.
5} Pauphilet, Quesle, pp. 1Г>8-1С>9.
LA « BÈTE (iLATISSANT » ET LE GRAAL 13Г)

l'un des sujets préférés de la peinture gothique tardive.


La deuxième histoire raconte le sacrifice du fils du roi
Gurgaran. Le roi fait cuire son fils assassiné et tous les gens
de sa terre en mangeront. C'est aussi uni; allégorie, d'un aspect
cannibalique, du sacrifice du Christ et de la sainte communion1.
L'aventure de la Bête Glatissant peut être interprétée
donc comme une vision mystique du Graal, une vision
initiatique qui sert à éclairer le sens de l'histoire du Graal,
symbole de la Passion et de la Rédemption. Ce n'est pas par
hasard que ce soit Perlesvaus, h1 héros élu des aventures du
Graal, qui soit initié au « mystère » de la Bêle Glatissant.
L'épisode de la bête est l'une de ces « merveilles » à l'aide
desquelles le héros peut saisir la signification du Graal et de
tout ce qui est symbolisé par h; Graal.
Dès le Perlesvaus, l'allégorie de la Bêle Glatissant présente
un caractère ambigu, puisqu'elle représente le conflit de la
Vieille et de la Nouvelle Loi. Cette ambiguïté disparaîtra
dans les romans postérieurs au Lancelot en prose : seul
survivra l'aspect monstrueux de la bête.
L'ambiguïté de cette allégorie est soulignée par une autre
aventure extraordinaire que l'on trouve aussi dans le
Perlesvaus : celle de la croix fouettée et adorée. Dès le départ du
chevalier et de la demoiselle avec leurs récipients d'or,
Perlesvaus assiste à une scène fort troublante : il voit un prêtre
qui adore la croix et un autre qui la bat. C'est le Roi-Ermite
qui lui révèle la signification de cette scène : le premier prêtre
se réjouit de la rédemption apportée par le sacrifice du Christ,
tandis que l'autre « punit » l'objet du supplice? du Christ2.
Dans la Continuation du Perceval par Gerbert de; Mon-
treuil (122G-1230)3, l'aventure de la Bête Glatissant et celle
de la cre)ix adorée et fouettée sont également associées. Mais
le thème de; la Bêle Glatissant commence' ele;jà à se trans-

Г Nitze, Jenkins, Perle.svaiis, ]. 2Ufil ss.


'/i Ibid., 1. Г)Г>28 ss. et I. fin 12 ss.
•T. M. Williams ' l'tiît. * , eierbert de Montreuil, La сппИпипИнп de Prrceval,
Pnris, VJ'1-Z, 2 vol.
136 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

former. La petite bête très belle du Perlesvaus devient grande


« à merveille ». Perceval la poursuit jusqu'à re qu'elle s'arrête
pour mettre bas. Les chiots qu'elle met au monde la dévorent,
puis ils s'entretuent. La croix a disparu de la scène, et le
nombre des chiots n'est plus précisé. L'interprétation que le
Roi-Ermite donne à Perceval est différente de celle du Per-
lesvaus. Chez Gerbert, la bête signifie l'Eglise, tandis que les
chiots représentent les gens qui bavardent pendant la messe
en l'église1. Cette explication ne brille pas par l'originalité
(surtout quant à la comparaison entre les chiots bruyants
et les chrétiens bavards).
W. A. Nitze a étudié les rapports de la scène de la Bêle
Glatissant entre le Perlesvaus et la Continuation de Gerbert2.
Il a surtout examiné le problème de l'antériorité et celui de la
source éventuelle de cet épisode. Il conclut que le récit de
Gerbert dérive du Perlesvaus : Gerbert a réinterprété
l'allégorie à sa propre façon, tout en éliminant quelques détails.
Nitze a essayé de trouver la source de cette histoire. Il en a
trouvé des analogies dans le récit gallois intitulé Kulhwch et
Olwen, dans la légende de Henwen (Livre Bouge de Her gest)
et dans le livre célèbre de Guillaume de Malmesbury (Gesla
regum anglorum). C'est avec cette dernière œuvre que
l'analogie est la plus frappante. Le roi Eadgar fait un rêve au sujet
d'une chienne « prégnante » dont les chiots aboient dans son
ventre. Ce rêve signifie qu'après la mort du roi, des infidèles
attaqueront l'Eglise.
Il est certain que le récit de Gerbert est postérieur au
Perlesvaus. Gerbert a emprunté cet épisode au Perlesvaus,
mais il n'a pas compris la signification de l'aventure et il a
éliminé tous les détails qui avaient constitué un lien entre le
Graal et la bête dans le Perlesvaus. Tous les aspects de
l'allégorie du Perlesvaus pouvant rappeler l'histoire du Graal (le
sacrifice ; la croix, les récipients avec la chair) disparaissent

1) Ibid., vv. 8342 ss. et *6G2 ss.


2! W. A. Nitze, The Deste Glatissante in Arthurian Romance, dans Zeil-
schrifl fur Romanische Philologie, 1936, LVI, pp. 409-118.
LA « BÈTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 137

chez Gerbert. Gerbert a considérablement simplifié la


signification de l'aventure. Le thème, affaibli, n'a plus la même
fonction que dans le Perlesuaus où l'épisode est parfaitement
intégré dans l'ensemble du récit et lié organiquement aux
aventures du Graal. Chez Gerbert, cette histoire allégorique
constitue, d'ailleurs, un corps étranger dans son roman. Il
n'a conservé que le caractère initiatique de l'épisode ; mais
l'initiation (révélation de la signification de l'allégorie au
héros du Graal) n'a plus aucun rapport organique avec le
Graal.
LA QUÊTE CHASSE INITIATIQUE
ET ACCOMPLISSEMENT DES AVENTURES DU GRAAL

C'est dans les romans du Graal postérieurs au cycle de la


Vulgate (ou Lancelot en prose, entre 121Г>-1230) que le thème
de la Bête Glatissant atteint son véritable épanouissement.
En même temps, la signification de l'aventure de la bête se
trouve inversée.
Les romans du Graal postérieurs au cycle de la Vulgate,
rédigés, en gros, au cours du deuxième quart du xine siècle,
après 1230, avant 12501, peuvent être caractérisés par un
goût de plus en plus vif pour le merveilleux et le fantastique.
Les auteurs ont souvent recouru au merveilleux pour
développer ou pour « expliquer » les thèmes déjà connus dans les
romans antérieurs ; ils ont créé de véritables « mythes »
littéraires. Quant à l'histoire de la Bêle Glatissant, les auteurs
des romans plus tardifs l'ont complétée avec le récit de
l'origine et de la quête de l'animal, tout en transformant le sens
originel de l'aventure, et cédant une part plus importante au
fantastique.
(Vest dans la Suite du Merlin que la Bêle Glatissant se
transforme en véritable monstre et que le motif de la quête
apparaît pour la première fois. La Suite du Merlin appartient

1) Sur le. cijrle posl-Vulgale : F. Boi.danow, The Romane of the Grail,


Manchester, 11)66 ; С. E. Pickford, L' évolution du roman arlhurien vers la fin
du Moyen Age, Paris, 11)60 ; K. Vinaver, La trem-se de la Suite du Merlin, dans
Mélanges... afferls à E. Ihrpffner, Paris, 1941), pp. 2'Jô-.'3()(!, etc.
13S REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

au soi-disant cycle posl-Vulgale (ou cycle do pseudo-Robert


de Boron)1, dont le compilateur a modifié la matière de la
Vulgale, dans le but d'en relier les grands thèmes d'une façon
plus étroite, et d'en éclairer, croit-il, certains points obscurs.
Nous ne connaissons que deux parties du cycle posl-Vulgale :
la Suite du Merlin qui contient la « préhistoire » de la quête du
Graal (l'histoire du Coup Douloureux qui frappe le royaume
du roi qui garde le Graal), et la Ouêle posl-Vulgale2. Ce dernier
roman n'a survécu en français qu'à l'état de fragments
incorporés dans le 'Frisian en prose (dans sa deuxième version)
et dans deux manuscrits de la Bibliothèque nationale (fonds
fr., mss 112 et 343). Cette Ouêle — dont la restitution est
due à Mlle F. Bogdanovv — aurait servi de modèle aux
Demandas portugaise et espagnole.
Dans la Suite du Merlin, notre animal ne joue qu'un rôle
épisodique. Le roi Arthur le rencontre une fois quand il se
repose auprès d'une fontaine. C'est là que la bête survient,
toujours accompagnée des aboiements des chiens qui se
trouvent dans son ventre. L'aspect de la bête est monstrueux :
elle est très grande et la plus diverse, et eslraigne que l'on peut
imaginer. Le manuscrit inédit de la Suite (Cambridge, Univ.
Library, add. 7071) y ajoute quelques détails : elle est laide
et horrible (fol. 230 v°). Derrière la bête, vient son quêteur :
un chevalier qui la poursuit depuis une année entière pour
connaître la vérité au sujet de ce monstre. Mais ce n'est pas
par simple curiosité que le chevalier s'est tant fatigué. Cette
chasse, ou cette quête, constitue une épreuve qui ne pourra
être accomplie que par le meilleur chevalier de son pays et
de son lignage. // est voir s — dit-il — et nous le savons bien
que celle besle doit rnorir par un hourne de mon parenté, mais
il convient que clw soit li mieudres chevaliers qui doive issir
dou règne et de noslre lignage. Ore est il ensi que on me tient

l] F. Bogdanow, The Suite du Merlin and the Post- Vnitra te Roman du


ílraal, dans R. S. Loomis (réd.;, Arthurian Literature in the Middle Ages, Oxford,
19ГЛ), pp. 325-335.
2) Ed. en préparation par F. I3o<;dano\v, à paraître dans la coll. <• Sociť-té (les
Anciens textes français ».
LA « DÊTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 1 o'J

au milleur chevalier de noslre terre et de toule no conlree. El


pour chou que je voloie connoislre se 'festoie li meudres de noslre
lignage, pour chou Vni jou si longemenl siuie el (sui) aies après
lui, si ne l'ai mie d'il pour vaniance de moi, mais pour savoir la
vérité de moi meesmes1. Il s'agit donc d'une épreuve qualifiante
au sons propre du mot : elle sert à désigner le héros élu qui
sera digne d'être initié à un mystère (qui apprendra la vérité
au sujet de la Bête Glatissant), (lomme autre exemple de
chasse d'une bête merveilleuse remplissant la fonction
d'épreuve qualifiante, on peut citer la chasse allégorique de
Galaad poursuivant le Cerf Divin dans la Quesle : c'est
Galaad, le parfait chevalier de Jésus-Christ, le quêteur élu
du Graal, qui est le seul digne de poursuivre le Cerf Blanc,
allégorie du Christ2.
Dans la Suite du Merlin, cette chasse-épreuve- qualifiante;
(plus exactement l'accomplissement de l'épreuve) est liée à
une initiation (au secret de la bête). Dans les romans bretons,
remarque M. Eliade, « la plupart de ces scénarios sont
initiatiques : il est toujours question d'une « Quête » longue et
mouvementée d'objets merveilleux qui implique, entre autres,
la pénétration du héros dans l'autre monde »3.
Mais pourquoi attribue-t-on une telle importance à cette
bête ? Parce qu'elle représente une aventure dou Graal, d'après
le prophète Merlin, interrogé par le roi Arthur. Mais Merlin
ne veut pas en révéler davantage : il prédit seulement qui sera
le chevalier digne d'apprendre la vérité au sujet de la bête.
Ce sera le fils qui naîtra du quêteur actuel (Pellinor) de la
bête : Perceval li Galois, qui deviendra l'un des meilleurs
chevaliers du monde et qui gardera sa virginité jusqu'à
sa mort4.
C'est tout ce que nous apprenons sur la bête dans la Suite
du Merlin. Il est pourtant clair qu'il existe un rapport entre

li Paris, Ulrich, Merlin, t. I, pp. 14'J-l'il.


2) Paupiiilet, Quesle, pp. 2.'М-23Г>.
31 M. Eliadf., Nuissunres mystiques, Pnris, 1'.)Г>0, р. 'Z~>7.
4} Paris, Ulrich, Merlin, t. I, p. lfïit.
140 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

ce monstre et le Graal : et ce n'est pas par hasard que le


chevalier qui sera initié au secret de la bête sera l'un des
quêteurs du Graal. L'aventure de la Bête Glatissant est l'une
des épreuves — une épreuve qualifiante d'un caractère
initiatique — que le quêteur du Graal doit accomplir.
Le mythe le plus développé de la bête se trouve dans les
deux manuscrits de la Bibliothèque nationale (fonds fr.,
mss 112 et 343) qui contiennent les fragments de la Quête
post-Vulgale. D'après Mlle F. Bogdanow, « the beste glatissant
episodes in the Post-Vulgale Quesle are a continuation of the
incidents in the Suite du Merlin и1. La monstruosité de la bête
reçoit alors une explication pseudo-mythique. Désormais,
notre animal sera associé avec h; diable et avec l'Enfer. La
chasse à la bête et la quête du Graal sont liées d'une façon
frappante.
Dans les récits conservés dans les manuscrits 112 et 343,
c'est Palamède, un chevalier païen (sarrazin), qui devient le
quêteur de la bête. Mais c'est non seulement la personne du
quêteur qui change, mais aussi la signification de la chasse
qui se transforme. Un nouveau motif — celui de la vengeance —
s'ajoute au motif de la quête de la vérité. Le motif de la
vengeance est certainement emprunté aux récits relatifs aux
dragons destructeurs, pourchassés par le héros élu. En effet,
dans la Quête post-Vulgate, la Bête Glatissant acquiert des
traits caractéristiques du dragon. Elle devient destructrice
et maléfique (monstre dévorant) ; ses repaires se trouvent
toujours dans Veau (fontaine, lac, marais) comme le sont
généralement ceux des dragons2, (lomme les dragons, elle est
associée avec des ilammes et avec la tempête. Son principal

1) F. Bogdanow, The Romance, p. 126.


2) Sur le rapport du dragon avec l'eau : V. Ivanov, V. Toporov, Le mythe
indo-européen du dieu de l'orage poursuivant le serpent, dans Mélanges offerts
à C. Lévi-Slrauss, The Hajme- Paris, 1970, t. II, p. ll'J9 : « Dans le schéma
thématique slave et balte, la poursuite du Serpent par le héros principal...
s'achève par le refuge du Serpent dans l'eau, son élément originel » ; M. Eliade,
Traité ďhistoire des religions, Paris, 1949, p. 179 : « Les dragons loyent dans les
nuatres et dans les lacs » ; cf. aussi V. Propp, Istoričeskie korni vnisebnnï skazki,
Leningrad, 1946, chap. VII, 1/2 (le rapport du draeon avec l'eau dans le conte
merveilleux).
LA « BÊTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 141

attribut reste bien le glapissement des chiens dans son


ventre mais, de temps à autre, elle jette un bruit horrible et
horrifiant.
La description de la bête nous présente un monstre
composite, dont certaines parties sont empruntées au dragon : elle
a leste et col de serpent barbellee el renfraigné, les ijeulx luisans
comme charboncle, la bouche ardant qu'il semble que feu en
saille. Les oreilles droicles comme ung lévrier, corps el queue de
lijon. Sur le dos auprès des espeules avoil unes voilles reflam-
bissants comme raijz de souleil, el sur le faiz de la croup pe
pareillenl. Jambes avoil el pies de cerf. Le pommel esloil de
diverses manières taché., car toutes les couleurs du monde y
esloienl. Le regart de ses ijeulx eslo il qu il semblasl que ce f eussent
deux torches. Ses dens esloienl plus grans que d'un grant
sengler1. D'ailleurs, les miniaturistes ont parfois représenté
la bête sous l'aspect du dragon (ms 343, fol. 101 vo). Le plus
curieux exemple est celui du manuscrit 7Г>Г> du fonds fr. de la
Bibl. nat. (fol. 4 v°) où la bête n'est autre qu'un dragon à
sept têtes.
Le mythe de la bête destructrice, associé avec, le motif
de la vengeance, apparaît sous deux formes dans les
manuscrits 112 et 343. ('/est d'abord Palamède, le chasseur acharné
de la bête, qui révèle à Lancelot dans quel but il se consacre
à cette quête. Palamède voudrait venger la mort de ses frères
tués par le monstre. D'après la deuxième version du mythe,
Yvain — devenu, lui aussi, quêteur de la bête — rencontre
un ermite qui lui raconte pourquoi il s'est retiré dans la
solitude de la forêt.
La seule divergence importante entre ces deux versions est
l'apparition du diable dans le deuxième récit. Mais la séquence
finale évoque évidemment l'enfer : dans le premier récit, le
feu, dans le deuxième, le visage noir et les yeux de feu du
géant. Un troisième récit, celui de la mort de la bête — que
nous analyserons plus tard — contiendra les mêmes motifs.

1) L. Mum, The fhiestintr Beast, dans Orpheus, 1У57, IV, p. 2 G.


142 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

Version de Palamède1 Version de Vermile2


II avait douze frères dont onze II avait cinq fils ;
chevaliers.
Un jour, ses frères aperçoivent Un jour, les cinq fils aperçoivent
la bête ; la bête ;
émerveillés, ils prennent leurs curieux de savoir le secret de la
armes, bête, ils se mettent à sa
poursuite,
ils entourent la mare dans laquelle ils atteignent la bête près d'une
la bête se jette ; eau et ils l'entourent ;
l'un des frères blesse la bête avec le fils aîné blesse la bête avec son
son glaive ; glaive ;
la bête jette un cri '< grand à la bête jette un cri horrible,
merveille » ; merveilleux à entendre ;
puis tout semble être en feu ; un homme gigantesque surgit
tous les frères tombent morts de l'eau, il a le visage noir,
et le père reste malade pendant les yeux vermeils et ardents
un an. comme le charbon en feu ; il
saisit le glaive du fils aîné et
tue tous les frères.

Pourquoi la mort frappe-t-elle ces chevaliers — les frères


de Palamède et les fils de l'ermite ? Certainement parce qu'ils
ne sont pas « élus » (prédestinés) pour vaincre la bête.
L'accomplissement de la quête de la bête, comme nous l'avons
déjà vu dans la Suite du Merlin, est une épreuve qualifiante,
réservée au chevalier élu. C'est ainsi que la décision
d'accomplir cette épreuve amène à une certaine rivalité entre les
chevaliers, rivalité qui ressemble beaucoup à celle des
quêteurs du Graal, lesquels participent à la quête selon leur
valeur et leurs mérites respectifs, et qui, parfois, se battent
entre eux pour s'éprouver. Il existe aussi une autre similitude
entre les deux quêtes : elles ont un caractère initiatique, leur
but est de découvrir la vérité. Les quêteurs de la bête
s'expriment ainsi : (Yvain à Galaad) je jamais ne cesserai) de suivre
la devant que j'en sache la verilft ; (Yvain à un autre quêteur)
je la vouldroie moult trouver, car je suis par luy entré en queste

1) Bibl. nnt, fonds fr., ms 112, liv. II, fol. 17G vo.
2) Ibid., liv. IV, fol. 87.
3) Ibid., liv. IV, fol. 85.
LA « BÊTE GLATISSANT » HT LE GRAAL 143

en tel manière que je la quesle ne puis laisser devant que je sache


la verilé de la besle el de la merveille de luy1. La quête du Graal
se définit aussi par la recherche des secrets (ceux de Dieu) :
... cesle Quesle n'est mie quesle de terriennes clioses, ainz doit eslre
li encercliemenz des grans secrez el des privelez Noslre Seignor2.
Dans les deux manuscrits de la Bibl. nat. qui contiennent
le mythe de la bète, c'est Palamède qui est prédestiné à
accomplir l'aventure, mais il y a aussi d'autres chevaliers qui
essaient de la mener à bien. Ainsi Yvain, quittant la compagnie
de Galaad et de Dodinel le Sauvage pour aller poursuivre la
bète ; ainsi encore un autre chevalier qui, accompagné de
trente chiens, chasse la bête depuis douze ans. Yvain le
rencontre sur son chemin et le chevalier le défie au combat afin
de l'empêcher de continuer sa quête : La quesle, fait le
chevaliers, ne mainlendrés vous plus, que je le vous deffend, car certes
vous n'estes ne du pooir, ne de. la valeur que vous si haulle chose
devez prendre3. Finalement, ce chevalier abat Yvain, ainsi que
Girilet qui survient entre temps et qui voulait aussi
entreprendre la quête. Le motif de la rivalité entre les chasseurs
de la bête apparaît aussi dans l'un des manuscrits des
Prophecies de Merlin : Palamède, « le chevalier à la Bête
Glatissant » défie Guercés et trois autres chevaliers qui veulent
entrer en la quête de la bête4.
Dans nos deux manuscrits analysés, la participation de
Perceval et de Galaad à la quête est d'une importance
primordiale. Ce sont les adjuvants de Palamède et il semble
certain que sans eux Palamède ne réussirait pas à tuer la
bête. Curieuse coïncidence ! (Vest avec les deux quêteurs
élus du (îraal, et juste avant l'accomplissement des
aventures du Graal (avant l'arrivée des quêteurs à Corbenic),
que Palamède atteint son but et vainc la bête.
Cette « coïncidence » met en évidence le rapport profond

1) Ibid., liv. IV, fol. ss.


2) Pauphilet, Oiieste, p. 19.
.T. Bibl. nat., fonds fr., ms 112, liv. IV, fol. ss.
4) Bibl. de l'Arsenal, ms Г>'^У,1Т. 131 d - 134 a.
144 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

et mystérieux entre la quête du Graal et celle de la bête.


En effet, la quête de la bête représente le contrepoint de la
quête du Graal. A. Pauphilet avait déjà remarqué que
« l'auteur de la Qiiesle de Boron (= Pseudo-Robert de Boron)
se faisait... de la quête du Graal l'idée la plus vague. Il l'a
quelque part comparée à la chasse de la « Beste Glatissant и1.
L. Muir avait aussi découvert le parallélisme entre la quête
du Graal et celle de la bête : « It is not apparently an allegory,
as are so many of the strange manifestations in the quest of
the Grail ; it may perhaps be likened to the Holy Grail itself,
in its pre-( Christian forms : the Beast is the goal of an
interminable quest, the excuse for illimitable adventure »2. La
quête de la bête est menée parallèlement à celle du Graal,
et liée étroitement à l'accomplissement des aventures du
Graal. La fin de la chasse à la bête signifie la victoire sur
l'Ennemi, sur l'Enfer, sur le Diable. La seule présence des
chevaliers parfaits (Galaad et Perceval) lors de
l'accomplissement de la vengeance de Palamède, et de sa victoire sur
la bête, laisse entendre qu'un chevalier païen, bien qu'étant
l'un des meilleurs chevaliers du monde, ne suffît pas à
combattre le diable. Palamède n'est que Г « exécuteur » de
la bête : mais seule la présence de Galaad et de Perceval rend
sa victoire possible. Palamède et Perceval poursuivent la
bête pendant un mois, sans succès, puis ils rencontrent Galaad.
A partir de ce moment, Galaad assure, uniquement par sa
présence, l'heureuse issue de l'aventure.
C'est Galaad qui pressent la fin de l'aventure : je cuide que,
nous menrons a fin noire aventure — dit-il. Ils continuent à
chevaucher et ils trouvent sur leur chemin des lévriers tués
par la bête. Puis ils rencontrent un vallet dont la bête a tué
le cheval. Il leur indique la direction où la bête s'est enfuie.
(Vest dans une vallée profonde, près d'un lac (repaire habituel
des dragons !) qu'ils rejoignent le monstre.

1) A. Pauphilet, La Oueste du Saint Graal du Manuscrit de la B.N. fr. 343,


dans Romania, 1907, XXXVI, p. 606.
2) Muir, The Questing Beast, p. 24.
LA « BÊTE GLATISSANT » ET LE GRAAL 145

La mort de la bête nous fait songer à une scène


apocalyptique. C'est une victoire définitive sur Satan, sur le Mal,
la dernière aventure accomplie par les quêteurs élus (puisque
c'est grâce à leur présence que Palamède triomphe) avant
d'arriver à leur but, au château du Graal, où ils seront initiés
au mystère du Graal. Le chemin vers Dieu et vers le salut
passe par la victoire sur le diable — ainsi pouvons-nous
résumer le sens de la scène finale de la chasse à la Bête
Glatissant.
Quand Palamède blesse la bête avec son glaive, elle jette
un cri terrifiant, mais cette fois-ci sans aucun résultat, car la
présence de Galaad et de Perceval assure la sécurité de
Palamède. La bête s'enfonce dans le lac. Et maintenant commença
par le lac une si grant lempesle quit sembloil que tous ceulx
d'enffer y fussent. Et le lac commença a arcloir et a flamber de
toutes pars si merveilleusement que nul le veïsl qui a la greignor
deablerie ne le lenist. Mais celle flambe ne dura mie longuement,
et non pourquant il en advint une merveille qui encores dure :
car le lac qui a cellui point commença a eschaufer, ou de celle
flambe ou d'autre merveille, bouilli, ne puis ne cessa, ainz
bout encor(es) et boudra tant corn le monde durera1.
L'anéantissement de la bête et le déchaînement des
puissances infernales (tempête, flammes) sont les éléments
d'un mythe étiologique : celui d'une eau thermale. Les sources
thermales étaient souvent associées avec l'enfer et avec le
diable (la chaleur étant associée avec la luxure). Quand
Galaad refroidit une fontaine bouillante dans la Quesle, il
accomplit un miracle, grâce à sa chasteté : il vint en la Forest
Périlleuse ou il Irova la fontaine qui boloit a granz ondes...
Et si lost com il i ol mise la main, si s'em parti Vardor et la
chalor, por ce que en lui n'avoit onques eu eschaufemenl de
luxure2. Dans le Perceforest, la Fontaine Bouillante est peuplée
de poissons infernaux3.

1) Bibl. nat., fonds fr., ms 112, liv. IV, f. 147 ; cf. aussi ms 343, ff. 101-102.
2) Pauphilet, Quesle, p. 263.
3) J. Lods, Le roman de Perceforest, Genève-Lille, 1951, pp. 62-63.
10
146 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

II est très significatif que ce n'est pas Palamède, mais


Galaad, qui apprend la vérité au sujet de la bête ; Palamède
meurt sans la connaître. C'est le roi Pellehan (= Roi-Pêcheur
ou Roi Méhaigné), devenu ermite, qui révèle le secret de la
bête à Galaad. D'après le Roi-Ermite, la bête était l'une des
aventures du royaume de Logres quand le temps des «
merveilles » est arrivé (c'est-à-dire le temps des aventures du
Graal).
Le mythe de l'origine de la bête, raconté par le roi Pellehan,
a été rédigé sans doute postérieurement, afin d'expliquer
l'étrangeté et la monstruosité extranaturelles de l'animal. Ce
mythe, avec sa morale très édifiante, n'est autre que l'histoire
d'un amour incestueux et de sa punition. La fille d'un roi
appelé Ypomenes s'éprend de son frère, mais lui, voulant
garder sa chasteté, la repousse avec horreur. La fille, qui
connaît les « sept arts » et qui est surtout experte en
nécromancie, essaie de séduire son frère au moyen de
la magie, mais sans résultat. Désespérée, elle veut se
suicider. C'est alors que le diable, sous l'aspect d'un très beau
jeune homme, entre en scène et, en échange de l'amour
de la fille, il lui promet de l'aider à se venger de son
frère.
Suivant les conseils du diable, la fille accuse son frère de
lui avoir fait violence. Le roi et ses barons condamnent à mort
le jeune homme innocent et le font dévorer par des chiens
affamés. Avant de mourir, il maudit sa sœur : ... a la naiscence
de la chose que lu as dedans Ion ventres, apparra bien que ce ne
fut туе de moy, que oncques ďomme ne de femme n'oy si
merveilleuse chose comme il islra de toy. Ennemy l'engendra et
ennemy le conceupt et ennemy en islra en semblance ďune běste
la plus diverse qui oncques fut veue. Et pour ce que lu a chiens
a(s) livrée ma char, aura cesle besle dedans son ventre chiens
qui toutes voiez irronl glatissant en mémoire et en reproche de
bestes a qui tu me faiz livrer. Celle besle fera dommage a maint
preudomme, ne ja ne cessera grandement de mal faire devant
que le bons chevaliers qui sera appelle Galaad, aussi comme je
LA « BÊTE GLATISSANT )) ET LE GRAAL 147

suis, la suira. Par cellui el par sa venue morra la doloreuse por-


teure de Ion ventre1.
La fin de cette malédiction confirme notre thèse : c'est la
« venue » de Galaad, du chevalier élu du Graal, qui marque la
fin des aventures de la bête.
Le motif de la quête de cette bête monstrueuse peut être
rapproché avec la chasse au dragon par Ségurant dans le
Tristan en prose et dans les Prophecies de Merlin2. Dans ce
cas-ci, il s'agit aussi d'une attirance quasi magique exercée
par le monstre sur son pourchasseur. Ségurant, enchanté par
la fée Morgane (plus tard, il sera désenvoûté par le Graal),
est aussi incapable d'abandonner la chasse au dragon que
Palamède la chasse à la bête. Le cas de Ségurant est peut-être
le meilleur exemple de la chasse presque interminable, mais
les animaux merveilleux attirent souvent les héros des romans
médiévaux vers les aventures difficiles, vers l'autre monde
merveilleux.
La dernière mention de la Bêle Glatissant se trouve dans
le roman de Perceforest (entre 1314-1323). La bête subit
encore une nouvelle transformation, tout en gardant son
attribut principal, le glapissement mystérieux. Son aspect
reste monstrueux, mais l'une des parties de son corps, son
cou, est d'une étrange beauté : tant delectable a regarder que
tous ceux qui la veoient en ce point oublioient tous autres deduitz.
Tous les animaux sont fascinés par cette beauté et
deviennent victimes de la bête. Elle attaque non seulement les
animaux, mais aussi les chevaliers. Elle n'a plus de rapports
avec le Graal, mais elle symbolise toujours le Mal, plus
exactement la tentation suscitée par le démon3.

1) Bibl. nnt., fonds fr., ms 112, liv. IV, f. 152; cf. aussi ras 24400,
ff. 240-241.
2) E. Lî'iseth, Le roman de Tristan, le Roman de Palamède el la Compilation
de Ruslicien de Pise, New York, 1970 (réimpr.), pp. 219-220 ; L. A. Paton
(édit.J, Les Prophecies de Merlin, New York - London, 1926-1927, t. I,
pp. 439-42.
3) Lods, Le roman de Perceforest, pp. 70-71.
148 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

*
* *

L'aventure de la Bêle Glatissant dans les romans arthu-


riens est l'un des mythes allégoriques, d'origine littéraire,
qui entrent en rapport étroit avec le mythe du Graal. Au
cours de son développement, le thème de la Bête Glatissant
se transforme complètement : au départ, notre animal
symbolise le Christ sacrifié (par cela, et par sa blancheur, il nous
fait penser à l'unicorne des Bestiaires), et son histoire se
rapporte à l'un des aspects du Graal : le Graal en tant que relique
(Perlesvaus). Le motif du sacrifice disparaît déjà chez Gerbert
de Montreuil et l'aspect monstrueux de l'animal s'accentue.
C'est grâce à la nature ambiguë de la bête que les auteurs des
romans du Graal postérieurs à la Vulgate pourront inverser
complètement le sens de cette aventure : la bête deviendra
une allégorie du Mal, du diable, et sa quête constituera une
contrepartie de la quête du Graal. Les transformations
successives de ce thème ne font que suivre la ligne générale de
l'évolution de la littérature arthurienne du Moyen Age : la
symbolique cohérente et profonde de notre thème devient,
d'abord, une allégorie plus triviale et dépourvue de son sens
originel ; ensuite, réintégré dans une nouvelle synthèse du
cycle arthurien, notre thème sert, avant tout, à satisfaire le
goût vif pour le merveilleux et le fantastique.

Edina Bozóky.

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