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Surâme Sept

Trilogie

Par Jane Roberts

(Traduit de l’américain)

Tome III

Surâme Sept et le Musée du


Temps

janeroberts.fr - 21-03-2020
Dédié à Surâme Sept en toutes ses manifestations,
et à tous ceux qui prennent les Codicilles à cœur.
Surâme Sept et le Musée du Temps

Table des matières

Chapitre premier – Visite de Chypre et Surâme Sept au Dr George Brainbridge et ses amis................. 1
Chapitre II. – Au bon endroit mais pas au bon moment. Le nom correct mais pas la bonne personne . 8
Chapitre III. – Surâme Sept prend un corps, et finit par rencontrer le bon George ............................. 12
Chapitre IV. – En montant et descendant l’escalier du temps .............................................................. 16
Chapitre V. – Un apprenti voleur dans la nuit ....................................................................................... 22
Chapitre VI. – Le défi des probabilités................................................................................................... 26
Chapitre VII. – La transformation de Gregory Diggs ............................................................................. 31
Chapitre VIII. – Le Dr Brainbridge est confronté à une preuve de l’impossible. Ou pas ? .................... 38
Chapitre IX. – Nouvelles révélations pour George : le dilemme s’approfondit .................................... 45
Chapitre X. – Sept et George font la connaissance du Dr Joséphine Guillerette, et le Christ disparaît 53
Chapitre XI. – Le Musée du Temps ........................................................................................................ 61
Chapitre XII. – Fenêtre parle pour Monarque, et Sept est inquiet ....................................................... 69
Chapitre XIII. – Une expérience hors du corps compliquée dans une maison bien pleine ................... 79
Chapitre XIV. – Une éventualité terrifiante ........................................................................................... 84
Chapitre XV – Chypre présente à Sept le Référentiel n° 2, et George Premier visite le
Musée du Temps ................................................................................................................................... 94
Chapitre XVI. – Frères d’âme ; une enquête en rêve, et une paranoïa venue du passé ..................... 101
Chapitre XVII. – Un Rêve Commun ...................................................................................................... 108
Chapitre premier – Visite de Chypre et Surâme Sept au
Dr George Brainbridge et ses amis

« Je n’aime pas les médecins », dit Surâme Sept à son professeur, Chypre.
Tous deux étaient de petites taches de lumière devant la fenêtre du deuxième
étage du petit bâtiment du cabinet médical.
« Celui-ci est une de tes personnalités, et il a besoin de ton aide, dit
Chypre en soupirant. Normalement les âmes n’ont pas de préférences. »
À cet instant la fenêtre s’ouvrit brusquement. Un homme en blouse
blanche sortit la tête et commença à vitupérer contre les pigeons installés sur
le petit toit juste en-dessous. « Dégagez ! Dégagez ! » hurla-t-il, et la fenêtre
se referma avec fracas.
« Il a besoin d’aide, d’accord ! dit Sept d’un air morose. Est-ce un examen ?
- Exactement, répondit Chypre, et tu vas être son associé. Tu vas devoir te
constituer un corps physique adapté, pour changer, et…
- Jamais ! s’écria Surâme Sept.
- C’est une partie nécessaire de ton éducation, continua Chypre douce-
ment. Tu dois te rapprocher de la réalité de la terre pour vraiment com-
prendre ce que vivent tes personnalités. Tu savais bien que tôt ou tard ça de-
vait arriver. » Pour consoler Sept, Chypre prit la forme d’une jolie jeune
femme à l’ancienne connaissance, ou d’une vieille femme de jeune appa-
rence. Inconsolé, Sept devint un jeune garçon de quatorze ans. Tous deux
étaient installés, invisibles, sur le rebord de la fenêtre de l’étage surplombant
l’entrelacs des chemins devant le centre médical. « C’est vraiment trop de-
mander, dit Surâme Sept.
- Tes personnalités sont physiques tout le temps », lui rappela Chypre. Elle
essayait de ne pas sourire.
« Combien de temps faudra-t-il que j’aie un corps ? demanda Sept.
- Eh bien, le temps que tu aides le Dr Brainbridge à régler son problème.
- Et ça durera combien de temps ? » insista Sept. Les contours de son
image commençaient à devenir flous, et Chypre répondit : « Qui sait ? Ça dé-
pendra de toi.
- Quel est son problème ? demanda Sept en soupirant.
- Ce sera aussi à toi de le découvrir, répondit Chypre en regardant nulle
part. Mais ça devrait être assez évident.
- J’aimerais mieux aider Ma-ah au pays des Speakers, rétorqua Sept. Sa vie
est plutôt hors normes ; ou alors Tweety, qui grandit au XVIIe siècle. Elles
aussi ont besoin de mon aide. On dirait que j’ai plus de personnalités que je

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peux en gérer, et le pire, c’est que tu n’arrêtes pas de m’en présenter de
nouvelles. Je ne savais même pas qu’il y avait un médecin parmi elles.
- Tu le savais », fit Chypre d’un ton lourd de sens, et Surâme Sept piqua
un fard.
« Bon, d’accord, je le savais et j’ai oublié. Je veux dire, je pensais qu’il
allait bien.
- C’est toi qui lui as donné sa vie et son énergie, répondit Chypre, et je
sais qu’à un certain niveau tu assures la continuation de son être, mais tu dois
l’accompagner vraiment.
- Ça fait sens », fit Sept tristement. Puis, reprenant espoir : « Mais je ne
pourrais pas l’aider d’ici ? »
Silence.
« Il faut vraiment que je prenne un corps pour longtemps, pas juste une
image ? »
Silence.
« Digestion, respiration, tout ça ? » continua-t-il, presque au désespoir.
- Tout ça, dit Chypre.
- Bon, d’accord, mais juste le temps nécessaire. Le jour je serai une
femme et la nuit un homme. Ou je serai un Indien le jeudi, un Grec le lundi…
- Un corps, l’interrompit Chypre fermement. Un homme ou une femme, tu
peux choisir. Mais tu devras te contenter d’un seul corps, comme les humains,
du moins pour cette partie de l’examen. Il devra avoir plus de vingt-et-un ans,
disons… environ vingt-cinq, pour cette mission particulière. »
Surâme Sept se retrouva soudain submergé par les implications de la situa-
tion. « Il faudra que je… vive quelque part, je veux dire, que je trouve un do-
micile, une maison, comme ils disent ; et porter des habits. Aller les acheter
dans des magasins. Je devrai… communiquer avec les gens, je veux dire, les
humains, comme si j’en faisais partie… » Il ferma les yeux, tellement troublé
qu’il prit plusieurs apparences en même temps.
« Arrête ça, Sept, fit Chypre précipitamment. Et calme-toi. Ce n’est pas si
grave !
- Pas si grave ? » Sept était abasourdi, de plus en plus agité de minute en
minute. « Aider mes personnalités en état de rêve, leur donner l’inspiration,
soutenir leur existence, c’est une chose, mais… me joindre à elles, c’est tout
à fait autre chose ! » Il était devenu un vieil homme coiffé d’un turban, sénile
et rachitique.
« Pathétique, dit Chypre en souriant.
- Il va falloir que je naisse ? demanda Sept. Je m’attends à tout maintenant.
- Non, on n’a pas le temps. Tu ne feras qu’apparaître.
- Bon, c’est déjà ça, répondit Sept, un peu plus calme. Je veux dire… une
naissance, c’est un tel engagement ! » Puis, après une courte réflexion :
« Quelle sorte de médecin est le Dr Brainbridge ? Un chirurgien ? Un généra-
liste ? Un neurologue ? Un…

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- Un dentiste.
- Un dentiste ! C’est eux que je déteste le plus ! s’écria Sept. Ce sont des
bouchers. Au vingtième siècle aller chez le dentiste correspondait presque à
un arrêt de mort, à peu près dans tous les pays du monde. Pareil au XVIIe
siècle, d’ailleurs. Un jour une de mes personnalités, Josef, est presque mort
chez un dentiste, c’était plutôt une étable dégoûtante d’ailleurs, et…
- Le Dr Brainbridge vit à la fin du XXe siècle, dit Chypre. J’ai étudié l’his-
toire de la médecine aux différentes époques, pour être sûre que tu aurais les
informations dont tu as besoin. À cette époque-là les dentistes sont des gens
très, très respectables. Et ils ne sont pas du tout considérés comme des bouchers.
- Ils arrachent quand même des dents, répondit Sept avec un léger trem-
blement. Ils n’utilisent pas le son pour les déloger. Ni pour guérir les tissus,
ou… »
Chypre ne put s’empêcher de sourire. « Je vois que tu en sais beaucoup
plus sur la dentisterie que tu n’avais réalisé, dit-elle. Allez, on va voir le Dr
Brainbridge. Il est à l’intérieur, avec un patient. Nous sommes au Community
Medical Building Psych. Center de Riverton, New York. George y travaille trois
matinées par semaine.
- Psych. Center ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Tu trouveras toi-même. Regarde… » répondit Chypre.
Au premier regard, George n’était pas spécialement attirant. Il était brun,
trapu, le visage rougeaud et les lèvres épaisses, et, nota Sept, beaucoup de
dents blanches.
« Jamais rien fait à vos dents, c’est ça ? Bon, on va s’en occuper au-
jourd’hui, dit George Brainbridge en riant. Allez, dans le fauteuil, là !
- En vérité, dit le patient.
- En vérité ? » répondit George, occupé à mettre en ordre ses instruments
de torture (pensa Sept en direction de Chypre, invisible à côté de lui).
L’employée de l’institution, Mme Much, appuyée contre la porte, expli-
qua : « Celui-ci se prend pour le Christ », en haussant les épaules. Elle avait
les cheveux noirs, était plutôt replète, d’allure maternelle.
George lui répondit avec un sourire : « Euh, oh. Sur sa carte de rendez-
vous il est noté ‘Jean Fenêtre’, mais ça ira. »
« Allons-y », annonça-t-il au patient, profondément installé dans le fau-
teuil. La lampe pivotante, qui l’éclairait presque directement dans les yeux,
faisait comme un halo autour de son visage indistinct. « C’est la molaire, dit
George. Juste un peu de protoxyde d’azote, ajouta-t-il, plus pour lui-même
que pour le patient. C’est du gaz hilarant, vous ne sentirez rien. » Il sortit la
bonbonne de son étui en expliquant : « Vous n’avez qu’à appuyer ici. Vous
pouvez régler la quantité. Si ça commence à faire mal, vous appuyez. Com-
pris ? » Il regardait le patient en face ; certains pouvaient régler la dose qui
leur convenait, d’autres non. « Je pense que vous y arriverez », dit-il.

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De ses yeux bruns, curieusement chaleureux et profonds, le patient fixait
George. « Je suis le Christ, dit-il. Je peux supporter une petite douleur. Il est
aussi possible que je ne sente rien. Je ne suis jamais sûr de mes réactions.
Mais le gaz n’est pas nécessaire. »
L’assistante s’avança de quelques pas, et Surâme Sept gronda intérieure-
ment. Mais George reprit la conversation comme s’il avait l’habitude d’avoir
le Christ dans son fauteuil. « Il m’est interdit d’arracher des dents sans anes-
thésie, dit-il. Et dans un cas pareil la novocaïne prend trop de temps. Alors
pourquoi ne pas me faire plaisir et prendre le gaz ? Cela rendra les choses
beaucoup plus faciles. »
Pause. Puis : « En vérité, dit le Christ en secouant la tête. Faites comme
vous voulez, alors.
- Super, super ! répondit George en se frottant les mains. « Donc, vous
voyez comment ça marche ? » Pour la démonstration, George fit prendre au
patient quelques bouffées hésitantes.
« Divin », dit le Christ. Surâme Sept se sentait mal à l’aise devant
l’homme dans le fauteuil de George, le visage brutalement éclairé, la bouche
grande ouverte pendant que George inspectait ce qui s’y trouvait.
« Prenez une autre bouffée », dit George. Le Christ consentit. Il souriait,
et commença à fredonner Plus près de toi mon Dieu au fur et à mesure que le
gaz faisait son effet, de sorte que George dut le rappeler à l’ordre : « Ou-
vrez ! », lui dit-il.
Toujours spectateur, Sept fit une grimace lorsque la pince de George s’ap-
procha d’une prémolaire de la mâchoire inférieure du Christ. George appuya,
tira, et extirpa la dent. « Voilà ! Vous vous en êtes très bien sorti. Super !
Voici la coupable » fit-il en montrant la dent au Christ.
Toujours sous l’effet du gaz, celui-ci sourit, et, sidéré, George recula. De
toute sa vie il n’avait jamais vu un sourire aussi lumineux, pur, innocent. Le
patient avait environ quarante ans, mais ses yeux étaient ceux d’un petit gar-
çon d’une dizaine d’années. Non, pensa George : il avait un fils de dix ans, et
jamais l’enfant n’avait eu un air aussi innocent.
« Béni sois-tu », fit le patient Christ d’une voix si douce et attirante que
George ne put que le fixer du regard, la dent à la main, avec la racine sangui-
nolente et tout. Et le patient parlait encore que soudain George sentit tout
son corps devenir chaud et se mettre à fourmiller ; il était comme lumines-
cent, souple, rempli de force, comme si lui-même avait rajeuni en l’espace
d’un clin d’œil. Par réflexe il inséra un morceau de gaze blanche dans le trou
laissé par la dent, et épongea le sang dans la bouche du patient. Tout ce qu’il
put murmurer, d’un ton automatique, fut : « Super. Vous avez été formidable. »
Surâme Sept ne lâchait pas le Christ de son regard suspicieux.
« Il passe son temps à bénir tout le monde », dit Mme Much, l’assistante.
Elle hochait la tête avec empathie. « Nous n’avons jamais aucun problème
avec lui. »

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George se contenta d’acquiescer, essayant d’agir de la façon la plus nor-
male possible. C’était le gaz, décida-t-il, qui avait donné au patient une ex-
pression aussi… sublime ; il était euphorique, évidemment, rien de mystérieux
là-dedans. Sauf que George se sentait également euphorique, et qu’il n’avait
rien inhalé, pas le moindre soupçon de gaz. Comment expliquer cela ? « Vous
pouvez vous lever maintenant », dit-il, après avoir contrôlé le trou dans la
gencive du Christ ; il était encore apparent, et George ajouta : « Nous arrive-
rons à le reboucher. Ne vous inquiétez pas. »
Le Christ cracha encore un peu de sang, puis sauta du fauteuil, aussi leste
qu’un petit garçon. Se retournant vers George, il lui dit : « Béni sois-tu, mon
fils », en faisant le signe de la croix. Et cette fois, George se retrouva téta-
nisé. Il eut l’impression que tout son corps était remis en état, que partout
des ajustements étaient faits, sa circulation se trouva accélérée et purifiée,
comme si pendant des années il n’avait respiré que de l’oxygène pur. Les
mots sortirent tout seuls de sa bouche : « Comment faites-vous ça ? » bre-
douilla-t-il.
« Je suis le Christ », répondit doucement l’homme, et pour George, alors
qu’il savait bien que ce type sortait de la clinique psychiatrique, ces mots
avaient du sens. Pas un sens raisonnable, mais, d’une certaine façon, du sens.
« Il vous a mis la dose, hein ? » gloussa Mme Much. Son large visage parais-
sait amusé, mais bienveillant. « Suggestion, dit-elle. Incroyable, non ?
- J’en reprendrais bien n’importe quand », répondit George. Il émit un
long sifflement, et, avec une déférence inaccoutumée, regarda le Christ sortir
en faisant un geste d’adieu.
« Ciao », fit George.
Il s’occupa encore de plusieurs patients, mais sans plus faire de plaisante-
ries, et il oublia de dire « Super » pour encourager ses patients et les rassurer.
Tout le monde voulait être un « bon » patient, après tout.
Mais ce Christ le préoccupait, sans qu’il sache pourquoi. Et ça, c’était
vraiment ennuyeux. Rien de plus normal d’être déprimé à cause, disons, d’un
mal de dent. On la fait arracher. Ou la glycémie est trop basse. Ou quelqu’un
a fait ou dit quelque chose qui vous a mis en colère. Ou vous énerve. Comme
ce type, pensait George, maussade. Parce que le patient, un jeune homme du
nom de Gregory Diggs, le regardait en face d’un air agressif.
« Ouvrez un peu plus s’il vous plaît », dit George, et il fixa l’homme bien
dans les yeux juste avant d’enfourner la gaze. « Vous sentez quelque chose ? »
demanda-t-il, tapotant, explorant les gencives. « On vous a enlevé une dent
de sagesse à la maison de redressement » ; il se redressa. « Ce sont vos gen-
cives, pas vos dents, j’en ai bien peur. Parfois elles vous font vraiment mal,
c’est ça ?
- Ouais », répondit le jeune homme d’une voix traînante et chargée
d’agressivité. L’air soupçonneux, il fronça les sourcils : « Comment vous savez
ça ?

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- Les gencives disent tout, dit George en se lavant les mains. Elles ne men-
tent jamais. Elles sont en pleine décomposition. Elles sont…
- Foutaise ! Tout ce que vous voulez c’est avoir plus de rendez-vous. Vous
allez sûrement me les arracher une par une pour vous faire plus de fric ! »
George avait presque oublié ce qui le préoccupait, mais le regard méfiant,
ironique, du jeune homme le lui ramena à la mémoire, car immédiatement
George compara ce regard haineux à la clarté indulgente, enfantine, dans les
yeux du patient qu’il avait traité un peu plus tôt. L’exubérance qu’il avait
ressentie à la première bénédiction du fou avait disparu. Évidemment, pensa
George avec sarcasme. Mais son état d’être habituel – qui avait toujours été
satisfaisant – lui semblait maintenant morne et terne par contraste, comme si
tout son corps avait été rempli de novocaïne.
« Et donc ?… demanda le jeune homme avec arrogance.
- Oh zut, j’arrache les dents juste par plaisir, répondit George. Qui vous a
envoyé ici ?
- Ces abrutis veulent savoir si je suis fou ou non.
- Et vous l’êtes ? Pour moi tout le monde est fou. Je ne dirais pas que je
vous conseille une chirurgie des gencives. À mon avis ça ne servirait à rien.
- Vous voulez dire que si j’avais de l’argent vous le feriez, c’est ça ? »
George en avait assez. Il fit un pas en arrière, se cala les mains sur les
hanches.
« Je vous arrache toutes les dents une par une si c’est ça que vous vou-
lez », dit-il avec un rire forcé, moitié menace ironique et moitié désarroi sin-
cère. Mais qu’avait donc ce type ? se demandait-il. Il continua : « La détério-
ration de vos gencives est si avancée qu’à mon avis vous ne pouvez plus sau-
ver une seule dent. J’essaye de vous éviter de la douleur. La chirurgie des
gencives n’est pas une promenade de santé, et dans votre cas je ne suis pas
sûr qu’elle soit utile. Les dents ne sont plus tenues. Dans environ trois mois
nous pouvons commencer à les enlever, et je vous ferai un bridge en attendant.
- Merde. Dans trois mois je ne serai plus là, cria Gregory Diggs. Vous êtes
fou, vous ! Dans trois mois je serai loin, d’une façon ou d’une autre. » Il com-
mençait à s’extraire du fauteuil.
« Faites comme vous voulez », dit George en haussant les épaules. Il n’ar-
rivait pas à trouver le contact avec ce jeune. Et il se dit qu’il n’aurait même
pas dû essayer.
« C’est bon, c’est fini, là ? demanda Gregory Diggs. J’ai rendez-vous avec
mon banquier. » En grimaçant un sourire il se leva, s’ébroua, et se dirigea
vers la porte.
« Super. À la revoyure » fit George sèchement.
Il se mit à nettoyer ses instruments, puis les rangea dans leur petit étui.
Toujours depuis sa place d’observateur, Surâme Sept s’interrogea : « Même
s’il est en institution, ce Gregory m’inquiète. Je ne voudrais pas en faire trop,
mais… eh bien, il ne pourrait pas faire de mal à George, n’est-ce pas ?

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- Souviens-toi de l’existence des probabilités, dit Chypre. Je voulais que tu
examines soigneusement la vie et le travail de ta personnalité avant d’inté-
grer son environnement.
- Et le personnage du Christ, continua Sept. Les gens qui se prennent pour
le Christ m’inquiètent toujours. Tu ne sais jamais ce qu’ils vont faire. Et je ne
vois toujours pas pourquoi George était aussi troublé de se sentir mieux.
- Tu le verras, répondit Chypre. Préoccupe-toi de ça plus tard, s’il le faut.
Pour le moment je voudrais que tu voies où habite George. Il passe l’après-
midi et le début de la soirée à sa maison de campagne, avec sa femme. »
Chypre n’avait pas plutôt fini de parler que tous les deux se retrouvaient au
cabinet personnel de George, à plusieurs rues de distance. « Observe particu-
lièrement la disposition des pièces dans la maison, dit Chypre. Les pièces pour
la famille sont à l’étage, par exemple. Il est prévu que tu rencontres George
pour la première fois ce soir à huit heures, pour le dîner.
- Pourquoi dois-je noter la disposition des pièces ? demanda Sept. Je devine
comme des implications… ou des complications… » Mais Chypre était partie.
Gêné, Surâme Sept regarda autour de lui. Même si tout paraissait normal,
les pièces avaient comme un air de provisoire – une impression de flottement,
d’impermanence – comme si elles n’avaient pris leur forme que juste avant
son arrivée. Sept soupira. En dépit de ses étranges prémonitions au sujet de la
maison, son premier travail était de l’inspecter, puis de retrouver Chypre
pour qu’ils puissent régler ensemble la question de l’apparence qu’il devrait
assumer.
Sept fit passer le temps en essayant diverses images, qu’il ne matérialisa
pas jusqu’à la densité d’un corps, car il ne savait pas le faire.
Le temps passa si vite que le soir arriva avant que Sept ne s’en rende
compte ; George, pensa-t-il, pouvait arriver d’un moment à l’autre. Il décida
d’inspecter la maison, comme Chypre l’avait demandé. Il entra dans la pièce
voisine, tout en prenant la forme immatérielle d’un jeune homme de pas tout
à fait trente ans – environ l’âge qu’aurait son corps physique quand il en au-
rait un. C’est là qu’il réalisa que quelque chose n’allait pas : tout devenait
flou, comme si le temps, ou l’espace, se retrouvait compressé hors de sa
forme.

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Chapitre II. – Au bon endroit mais pas au bon moment. Le nom
correct mais pas la bonne personne

Invisible, Sept fusait dans toutes les directions en essayant de repérer le


bon lieu et la bonne époque, de faire connaissance avec le territoire, pour
ainsi dire. Il savait que l’espace était correct, car en regardant par la fenêtre,
à travers les rideaux de dentelle, il vit au prochain coin de rue la rivière,
l’arche du pont, et la boutique juste en face. Dans la maison les lumières
étaient éteintes… les lumières ? Surâme Sept s’étrangla, et retourna regarder
par la fenêtre. Dans la rue s’alignaient des réverbères au gaz, au lieu de lam-
padaires électriques. Il était à la mauvaise époque. À force de se préoccuper
de son apparence, il avait laissé échapper le temps.
Mais bien sûr ! C’est maintenant qu’il remarquait les lampes à gaz sur les
murs. Il soupira, concentra son attention sur le Dr Brainbridge et son époque
particulière de 1985, et attendit. Mais rien ne se produisit. Non seulement
cela, mais il y avait dans l’atmosphère de la maison quelque chose d’étrange,
que Sept percevait sans pouvoir le préciser. Une conscience était en train de…
d’errer, peut-être juste légèrement désalignée. Il pouvait presque la sentir se
heurter à des concepts trop gros pour elle.
Surâme Sept s’arrêta. Ce qu’il avait à faire était de retourner à la bonne
époque, pas de perdre le fil lui-même. Mais sa curiosité était éveillée, avec
son goût de l’aventure. Immobile, il envoya son mental explorer la maison. Au
rez-de-chaussée était le petit cabinet du dentiste. Vers la gauche, un rayon
de soleil attardé luisait sur les instruments. Une odeur de clou de girofle, de
camphre… ouh… et de chloroforme. Sur le devant de la maison étaient la salle
d’attente avec deux petites pièces de travail, et une espèce de cuisine à l’ar-
rière.
À l’étage où se trouvait Sept se trouvaient trois chambres, un salon et une
cuisine. Il commençait à légèrement s’impatienter quand son mental perçut
un mouvement à l’étage au-dessus. Il se précipita en haut de l’escalier. Là,
dans un grenier, sur un lit de camp, était étendu un homme d’environ trente
ans. À toute allure, sa conscience parcourait la maison dans tous les sens. Su-
râme Sept vit le corps de rêve de l’homme, sans aucune stabilité, changer
constamment d’apparence pendant que l’homme hallucinait sans arrêt de
nouvelles formes, de sorte que la pièce semblait pleine de dragons et de dé-
mons, et que le pauvre fou, pensa Sept, livrait une bataille après l’autre.
Un démon à gueule de loup se dressa, menaçant, devant le corps de rêve
de l’homme. Celui-ci hurla, se mit à trembler et ferma les yeux de terreur ;

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au même instant Surâme Sept se transforma en vieil homme sage, ordonna au
démon de disparaître, et guida le rêveur épouvanté vers son lit.
C’est alors que Sept remarqua l’attirail partiellement caché derrière une
chaise, et compris comment le dormeur s’était mis dans une telle situation.
« Vous avez respiré du gaz » lui dit-il.
Tous les deux étaient assis côte à côte sur le lit. L’homme était toujours
dans son corps de rêve. « Je le fais tout le temps, tout seul, ici, pendant que
ma femme et mon fils sont partis pour l’été, dit-il. Je fais des expériences.
Mais qui êtes-vous ? Je dois être encore sous l’effet du gaz.
- On peut le dire, répondit Surâme Sept. Au fait, en quelle année sommes-
nous, et qui êtes-vous ?
- Eh bien je suis George Brainbridge. Le Dr Brainbridge », répondit
l’homme l’air surpris, comme s’il partait du principe que son nom était connu
de tout le monde. Tout en parlant, il s’était poliment penché vers Sept, et lui
tendait la main.
Surâme Sept resta bouche bée. « Dr George Brainbridge ? Vous êtes sûr ?
- Eh bien, cher ami, j’ose espérer que je connais encore mon nom, répon-
dit le Dr Brainbridge. Et à qui ai-je l’honneur ? Je ne comprends pas très bien
ce qui se passe, mais c’est de loin la plus agréable rencontre que j’ai faite en
ces circonstances…
- Euh, pouvez-vous me dire en quelle année nous sommes ? » demanda
Sept. Il avait presque peur d’entendre la réponse.
- C’est le 21 mai 1890, dit George. Vous voulez dire… vous voulez dire que
vous ignorez aussi la date ? » L’excitation montait dans sa voix, et en le regar-
dant attentivement, Surâme Sept découvrit pour la première fois George
Brainbridge Premier. Il avait les cheveux blond-roux, pour le moment passa-
blement en désordre, une barbe de même teinte, et des yeux bleu clair qui
ressemblaient aux décorations électriques des sapins de Noël, qu’il ne vivrait
probablement pas assez longtemps pour voir un jour ; il avait deux fossettes
sur la joue gauche. En voyant les yeux de George passer alternativement de
l’excitation à l’espoir, Surâme Sept sut immédiatement à qui il avait affaire :
George était un rêveur, un idéaliste, pris à jamais entre le rêve et l’action.
Surâme Sept grogna : « Vous n’êtes pas le bon George Brainbridge. Je suis
à la mauvaise époque ; mais si mes calculs sont bons, vous êtes beaucoup trop
vieux pour être le père de George. Je suppose que je cherche votre petit-
fils. »
L’effet du gaz se faisait encore sentir. George Brainbridge pensait mainte-
nant que cette situation était absolument délicieuse. « Eh bien, puisque vous
êtes ici, parlons un peu, dit-il fort courtoisement. Je tiens un journal de mes
activités gazeuses, comme je les appelle ; quelle entrée ça va faire ! » Il se
frotta le menton, et s’installa pour une longue conversation.

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Sans réfléchir Sept concrétisa une pipe pour George, qui ne réalisait tou-
jours pas qu’il était dans son corps de rêve ; puis, un peu bourru, Sept an-
nonça : « Il va falloir que je sorte de tout ça parce que votre petit-fils – c’est
certainement votre petit-fils – a besoin de moi, et je ne sais même pas quel
est son problème.
- Ah, fit George, l’air absent.
- Ah ? continua Sept un peu plus fort. Vous êtes vraiment très utile comme
garçon, respirer du gaz, halluciner des démons et Dieu sait quoi…
- J’ai entendu William James parler du protoxyde d’azote et j’ai décidé
d’essayer moi-même, répondit Brainbridge, vexé. Je considère mes activités
comme des explorations, purement et simplement, vers la nature de… de la
vérité.
- Un peu pompeux, je trouve », dit Sept. Sans vouloir être désagréable, il
était soucieux de revenir à la bonne époque, et en même temps, il devenait
de plus conscient de son environnement, dans ce crépuscule du dix-neuvième
siècle. Effectivement, le parfum qui pénétrait par la fenêtre ouverte devenait
de plus en plus fort et attirant. Fronçant le nez, il inspira profondément.
« Ce sont les lilas que vous sentez, dit George Brainbridge. On les a plan-
tés le long d’un côté de l’allée. Des violets et des blancs. Vous pouvez aussi
sentir les fleurs des pommiers. Ils sont près de la grange… »
Et soudain, Surâme Sept fut tellement ravi par les odeurs, par les derniers
rayons du soleil sur les rideaux en dentelle, par le ciel au-dessus de tout cela,
qu’il ne put que fixer sur George un regard émerveillé. « Au milieu de toute
cette beauté, de ce bain sensuel de lumière et de parfums, pourquoi s’occu-
per à chercher d’autres réalités ? Si vous sentiez vraiment… ce que ce mo-
ment a en soi… vous seriez à ce point rempli de la vie que vous sentiriez ce
qu’est la vérité, et vous n’auriez pas besoin d’aller la chercher ailleurs.
- C’était un beau sermon », chuchota George en s’assoupissant. Juste
avant de fermer ses yeux de rêve, il murmura : « Petit-fils ? Je n’ai pas de pe-
tit-fils… » Son corps de rêve tomba dans son corps physique, et George Brain-
bridge ne s’occupa plus que de dormir.
Sept soupira. Considérant George endormi avec un mélange d’exaspéra-
tion et de soulagement, il le couvrit d’un drap blanc et frais qu’il avait trouvé
joliment plié à côté du lit. Mais pourquoi, se demandait-il, s’était-il tellement
embrouillé avec le temps ? Les expérimentations du George du dix-neuvième
siècle avec le gaz étaient-elles liées aux problèmes du petit-fils du vingtième
siècle ? La maison, réfléchissait Sept, était la même. Donc les coordonnées
spatiales étaient les mêmes pour les deux hommes, même si visiblement ils
étaient concentrés chacun sur une période différente. Mais pourquoi, pour-
quoi, avait-il été attiré par le mauvais George ?
Parce que quelque chose l’avait attiré, pensa Sept, autrement il serait ar-
rivé tout droit au bon George. Sept soupira ; il était là, tout seul dans un gre-
nier du dix-neuvième siècle, dans la bonne maison, mais à environ un siècle

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de distance. Pire, normalement ce genre d’erreurs se corrigeaient d’elles-
mêmes, ou Chypre le tirait d’affaire. Mais cette fois l’environnement restait
obstinément stable. Il semblait incapable d’avancer d’une minute, encore
moins de cent ans – ou de quatre-vingt-cinq ; quelle différence cela faisait-il ?
Abattu, Sept fixait le sol où gisait le matériel du Dr Brainbridge. Il fallait
qu’il revienne au vingtième siècle, pour s’y former un corps et y vivre un cer-
tain temps. De préférence court, espérait-il. Il remarqua que le ciel s’assom-
brissait. Il regarda par la fenêtre de l’arrière du grenier, et vit en bas, à tra-
vers la brume du crépuscule, une grange en bois, peinte d’un beau rouge
foncé. Un cheval hennit à l’intérieur ; puis il entendit un très sec clip-clop, et
en se penchant, aperçut la charrette du glacier. L’homme portait une cas-
quette rayée vert et blanc, et une veste vert clair. Il arrêta la charrette, fit le
tour par derrière, en sortit un gros bloc de glace et se hâta vers l’entrée ar-
rière, juste sous l’avancée du toit en-dessous de la fenêtre, où il disparut ;
puis il ressortit et sauta sur la charrette.
Sept percevait l’odeur du fumier chaud mêlée à celle des lilas ; l’instant
d’après le brouillard se leva, et le long de l’allée, les fleurs violettes émergè-
rent, couvertes de gouttes d’eau. Quel spectacle adorable, pensa Sept ; et
spontanément il aima le George Brainbridge inhaleur de gaz beaucoup plus
que la version du vingtième siècle, qui chassait les pigeons. Et comme s’il les
avait appelés, un vol froufroutant de pigeons s’envola de la grange pour venir
atterrir sous la fenêtre, où ils se mirent à roucouler. Depuis le lit, George
Brainbridge grogna : « Fichus pigeons », et malgré lui, Sept se mit à rire. Mais
il retrouva vite son sérieux. Il fallait qu’il revienne en 1985, environ au cré-
puscule. Et vite.

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Chapitre III. – Surâme Sept prend un corps, et finit par
rencontrer le bon George

Chypre était un point de lumière dans la salle d’attente du George Brain-


bridge du vingtième siècle. Dans son cabinet de l’autre côté du hall, George
attendait son nouvel associé, le Dr Sept. Sifflant entre ses dents, il alluma la
radio, jeta un regard noir aux pigeons sur l’appui de la fenêtre, et souhaita
fortement que le nouvel arrangement fonctionne correctement.
Mais Chypre était sûre que Sept était ou bien retardé par quelque chose,
ou bien avait pris un mauvais embranchement dans le temps ou l’espace ;
dans ce temps précis il n’était pas dans cet espace. Légèrement agacée, elle
détacha sa conscience de son orientation temporelle précise, tout en mainte-
nant les mêmes coordonnées spatiales. À partir de son actuelle position pos-
sible, sa conscience s’élança à travers les pièces du futur. Toujours pas de
Sept ! Elle remonta donc rapidement vers le passé.
Presque immédiatement elle aperçut Sept errant de-ci de-là, décalé d’un
bon siècle, mais dans l’espace à peine quelques mètres plus loin. Elle se ma-
térialisa sous la forme de la vieille mais jeune femme professeur, et apparut à
côté de lui. George Brainbridge, qui jetait un œil dans la salle d’attente de
son époque, ne vit personne, évidemment.
« Sept, tu es à la mauvaise époque, dit-elle.
- Je suis revenu dans le passé, s’écria Sept, et j’ai rencontré le grand-père
de George ! » Il avait sa forme favorite du jeune garçon de quatorze ans.
Chypre retint un sourire : « Je n’avais pas réalisé que tu étais conscien-
cieux au point de faire de telles investigations », dit-elle.
Sept sourit modestement.
« Je pensais que tu étais peut-être perdu.
Sept rougit. - Eh bien, il y a sûrement une raison pour laquelle je me suis
retrouvé à la mauvaise époque avec le mauvais George, fit-il, sur la défen-
sive.
- Exactement, répondit Chypre. Souviens-t’en pour plus tard. Mais George
t’attend d’un moment à l’autre et tu n’as même pas de véritable corps.
- Tu veux vraiment dire un corps, pas juste une image ?
- Un corps. Je te l’ai déjà dit, répondit Chypre en riant. Et tu devrais le
faire pour la période correcte, pour qu’il soit bien adapté. Ce qui veut dire
que nous devons d’abord retourner au vingtième siècle. »

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Sept avait l’air complètement découragé. « Pourquoi est-ce que tu t’en
sors tellement mieux que moi en voyage temporel ? gémit-il. Parfois je n’ai
aucun problème, et parfois… eh bien je m’embrouille.
- D’accord, dit Chypre. Regarde ce fauteuil à côté de toi. » Sept fit ce qui
lui était demandé ; il observa le fauteuil victorien recouvert de velours rouge,
jusqu’à ce que celui-ci se mette à scintiller, et devienne le fauteuil à bascule
en cuir de la salle d’attente de George au vingtième siècle. « Pour toi actuel-
lement c’est le moyen le plus facile d’y arriver, dit Chypre. Il en existe de
meilleurs, et tu les connaîtras bientôt.
- Mais où est ce type ? grogna George dans son bureau.
- Eh bien, où est ton corps ? demanda Chypre. Il n’est pas encore prêt ?
Sept soupira : - Je n’ai même pas encore eu le temps de réfléchir à un
corps, encore moins d’en trouver un, répondit-il, l’air piteux.
- On ne peut pas non plus le faire apparaître tout d’un coup de nulle part
au milieu de la pièce, dit Chypre. Arrête de bouder, Sept. Viens ici, dans ce
coin, là où George ne peut pas te voir depuis son bureau. »
Ils se tenaient dans un coin de la cheminée de la salle d’attente. « Mainte-
nant, commanda Chypre, choisis ton image. Le mieux c’est un jeune homme ;
environ vingt-six ans. Et pour le reste, utilise ton imagination. »
Avec regret, Sept abandonna le jeune garçon de quatorze ans et recom-
mença à zéro. Un mètre quatre-vingt-dix. Cheveux presque noirs, épais. Il
ajouta une barbe, l’enleva. D’abord des yeux bleus, puis bruns. « Et la
bouche ? demanda-t-il à Chypre.
- Dépêche-toi Sept, le gronda-t-elle. Décide d’une image claire et garde-la. »
Alors Sept se fit des cheveux brun foncé, ajouta un front assez haut, une
mâchoire résolue (pour inspirer confiance). La bouche se fit tout naturelle-
ment ; c’était celle du garçon de quatorze ans qu’il aimait tant, sauf qu’il lui
avait modifié son air taquin par un léger mouvement vers le bas. « C’est ça !
s’écria Sept.
- Parfait, dit Chypre. Essaie de garder ta conscience aussi claire et immo-
bile que possible. Ça ne prendra qu’un instant. »
Sans être vraiment sûr de ce que faisait Chypre, Sept sentit son image se
solidifier lentement. Des atomes invisibles se précipitaient des quatre coins
de la terre pour s’agréger à l’intérieur de la forme. Il sentait une activité fré-
nétique. Puis, en un éclair, il sentit cette activité depuis l’intérieur. Un cœur
pompait le sang ; le sang circulait par les veines toutes neuves. Son pouls se
mit en marche, comme une petite montre. Sept sourit, pour essayer ses
muscles faciaux. Il s’était déjà retrouvé dans certaines de ses personnalités,
afin de les aider pour une raison ou une autre, mais là c’était différent. Un
corps rien qu’à lui ! Il fut envahi d’un étrange sentiment de possession. Ce pe-
tit morceau vivant de la terre était à lui ; propriété privée !
« Je vois que l’expérience n’est pas si désagréable que ça, finalement, fit
Chypre un peu pince-sans-rire. Mais on dirait que tu as oublié quelque chose.

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- Quoi ? » demanda Sept. Il abaissa le regard vers la chair élastique, à l’in-
térieur de laquelle il percevait les organes en compétition luttant chacun pour
attirer l’attention. « Tout y est, d’après ce que je vois.
- Sept… » fit Chypre, d’un ton lourd de sens.
Sept fit un grand sourire. « Oh, les vêtements. J’ai oublié les vêtements !
- Exactement, répondit Chypre en hochant la tête. J’espère que tu as fait
tes devoirs et que tu sais ce que tu veux. Maintenant fais-toi une image des
vêtements, et je vais la combler. »
Très fier de lui, Sept forma l’image d’un caleçon orné de pommiers et
d’un polo noir à col roulé. Chypre les matérialisa en un clin d’œil.
« Comment tu fais ça ? demanda Sept.
- Pareil que pour ton corps, répondit Chypre. Je n’ai pas le temps de t’ex-
pliquer. Je fais que les… atomes de l’espace s’épaississent… et s’agrègent.
Mais de quoi as-tu encore besoin ?
- La pièce de résistance », répondit Sept fièrement, et par-dessus les sous-
vêtements il forma l’image d’un costume en polyester vert foncé, avec de mi-
nuscules carrés verts et blancs. « Qu’est-ce que tu penses de ça ? Parfait pour
la fin des années 1980.
- Eh bien tu as tout à fait l’air d’un jeune assistant dentaire, répondit
Chypre pas franchement convaincue.
- J’espère bien ! J’ai étudié à fond, pour être sûr d’être dans la norme.
- C’est juste que je ne savais pas que les dentistes de ce siècle-là mar-
chaient pieds nus », dit Chypre en riant, regardant Sept droit dans ses yeux
brillants et surpris, tout neufs.
Immédiatement Sept forma l’image de chaussettes et bottines noires.
« Les chaussettes ont été traitées au déodorant, dit-il. J’en ai vu quelques-
unes comme ça dans le placard de George. Presque tous ces vêtements sont
basés sur sa garde-robe… donc il va forcément aimer ma façon de m’habil-
ler… »
Voyant que Chypre continuait à rire, il se mit sur la défensive : « En fait il
faut se rappeler énormément de choses. Tu te moques de moi…
- C’est que tu as l’air si… terrien, répondit Chypre en essayant de rester
sérieuse. Tu n’imagines pas, on dirait un jeune dandy.
- C’est pas vrai, protesta Sept. J’ai l’air d’un jeune assistant dentaire. Tu
l’as dit toi-même. »
Mais Chypre retrouva tout d’un coup son sérieux. Elle matérialisa les
chaussettes et les bottines. « Rappelle-toi, ton corps n’est que provisoire. Sois
gentil avec lui. Tu as l’habitude de faire certaines choses que tu ne pourras
pas faire avec lui ; et il y a certains endroits où il n’ira pas. Mais tu appren-
dras tout ça.
- Quels endroits ? » demanda Sept, un peu inquiet.
Mais Chypre n’eut pas le temps de répondre. Encore une fois George
Brainbridge grommela : « Mais enfin, où est ce type ? » Cette fois il sortit dans

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le hall d’entrée. Chypre lança à Sept : « Vite, va dans le hall, comme si tu
sortais de la salle d’attente. » Et elle disparut.
Le Dr George Brainbridge (troisième du nom) avait trente-neuf ans ; il
était légèrement trop rond pour son banal 1,70 m. Il avait les joues flasques,
pensa Sept, et ses cheveux bruns étaient très communs. La moustache et les
sourcils étaient plutôt hirsutes, mais très expressifs ; ils semblaient être cons-
tamment en mouvement. Et les yeux de George Brainbridge, quoique petits et
un peu enfoncés, étaient… disons, dynamiques. Les gens ne les remarquaient
probablement pas, se dit Sept, parce qu’il les tenait à demi fermés la plupart
du temps. Mais parfois – ouh ! ils s’ouvraient tout grand et restaient ouverts,
généralement pour exprimer une approbation surprise de la personne avec la-
quelle George venait de parler si gentiment. Et parfois, ses yeux souriaient
tout seuls.
C’est justement ce qu’ils faisaient alors que George examinait Sept fraî-
chement équipé. « Super, dit George. Vous devez être mon nouvel assistant. »
Le jeune Dr Sept sourit et s’avança en tendant la main, selon la coutume
terrienne généralement acceptée.
« Super, super, super » répéta George Brainbridge, en serrant la nouvelle
main de Sept avec une telle force qu’il eut presque envie de gémir. « Mais ce
soir, poubelles ! Il faut que je les sorte. Ça ne prendra qu’une minute. Et puis
je saute dans la voiture, aller au coin chercher des pickles. Juste deux mi-
nutes. Après vous et moi on pourra se détendre, prendre quelques verres et
dîner. Vous êtes chez vous. Je reviens. »
Et avant que Sept eût le temps de répondre, George fonça vers l’arrière
de la maison, laissant un Sept éberlué – et pas vraiment content. Toute cette
précipitation juste pour que George puisse sortir les poubelles !
De nouveau il était seul dans la maison. Une maison en laquelle il n’avait
pas confiance. Puis, sans réfléchir, il entra dans la salle d’attente du George
du vingtième siècle.
« Je n’aurais jamais dû dire que cette maison n’était pas fiable, dirait-il
plus tard à Chypre. Mais évidemment c’est ce que j’ai fait. Et c’est ce qu’elle
était. »

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Chapitre IV. – En montant et descendant l’escalier du temps

Sept constata, bien sûr, que la maison avait changé depuis l’époque de
George Ier. Surtout il y avait deux marques, signalisées par de petites plaques
dorées, indiquant sur le mur le niveau respectif qu’avaient atteint les inonda-
tions de 1948 et 1972. Les deux plaques étaient placées l’une au-dessus de
l’autre, à environ soixante centimètres de distance, à droite de la cheminée
en marbre de la salle d’attente. À l’époque du premier George la pièce était
un salon et la cheminée fonctionnait. Aujourd’hui elle se contentait d’être là,
élégante et inutile ; une décoration. Au-dessus d’elle était accrochée une ba-
nale nature morte représentant des fleurs. Elle provoqua une grimace chez
Surâme Sept, et il alla regarder par les étroites fenêtres, qui allaient du sol au
plafond, et donnaient sur la façade avant. Devant la maison étaient
d’énormes pots de fleurs, qui attirèrent tout de suite son attention. Il n’était
que vaguement conscient des voitures, qui filaient à un rythme déterminé par
les feux au coin de la rue où aboutissait le pont. Après une pause, elles repar-
taient dès que le feu passait au vert.
La maison était construite en solides briques rouges, de sorte que même
après cette chaude journée de juin, elle était fraîche à l’intérieur ; et même
si une fenêtre était ouverte, il était probable que les briques atténuaient
aussi les bruits de la circulation. En tout cas, c’est pendant une de ces pauses
que Surâme Sept réalisa soudain que quelque chose n’allait pas – encore ! Un
épais tapis marron recouvrait le plancher de bois sombre, mais il n’y en avait
pas dans l’entrée derrière lui. Et Sept réalisa qu’il entendait des bruits de pas
sur le sol carrelé du hall, depuis la porte d’entrée jusqu’à l’escalier. Ils du-
raient probablement depuis un certain temps, alors qu’il aurait dû être seul
dans la maison.
Sept pivota sur lui-même et, sidéré, aperçut George Premier monter l’es-
calier. En même temps, les sons provenant de la rue semblèrent complète-
ment différents de ce qu’ils étaient quelques instants plus tôt. De nouveau
Sept fit demi-tour. Il se figea, incrédule.
La rue du dix-neuvième siècle et celle du vingtième existaient en même
temps, ou presque. Les automobiles étaient plus nettes que les chevaux et les
fiacres, mais d’un cheveu. De l’autre côté de la rue, les maisons passaient
sans arrêt de leur apparence du vingtième siècle à celle du dix-neuvième. Une
maison disparaissait pour faire place à un terrain vague. Celui-ci disparaissait
à son tour pour laisser réapparaître la maison, si vite que Sept clignait des
yeux.

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Il se retourna vers la pièce en se frottant les yeux, mais à sa grande cons-
ternation, le processus ne se limitait pas à l’extérieur. Des objets du salon du
dix-neuvième siècle apparaissaient sans arrêt dans la salle d’attente – ou plu-
tôt, la salle d’attente n’arrêtait pas de se transformer en salon. Un fauteuil
recouvert de mohair émergea soudain, bousculant Sept qui tomba sur les ge-
noux. Il s’écarta précipitamment. Une énorme fougère surgit dans le coin le
plus éloigné de la pièce.
À côté de Sept une table basse disparut pour être remplacée par une table
à thé victorienne portant un service complet avec la théière, trois tasses et
un bouquet des premières roses de la cour. Sept constata qu’en fait tout pul-
sait autour de lui, mais à un rythme tellement rapide qu’il ne pouvait pas le
suivre. Tout scintillait et disparaissait, mais pas avant qu’un autre groupe
d’objets n’ait déjà commencé à apparaître.
Il clignait des yeux. Jamais à aucun moment il n’y avait rien, mais tou-
jours l’indication de l’apparition ou de la disparition de quelque objet. Et
donc à la prochaine réapparition des roses, Sept s’empara du vase et le tint
bien solidement, pour voir ce qui allait arriver.
« Ce n’était pas un geste bien intelligent », devait-il dire plus tard à
Chypre, qui approuva. Parce que le vase et les roses se mirent frissonner, à
trembler, à scintiller – de même que tout le reste dans la pièce. Puis, comme
si la pièce avait pris une décision, le vase et les roses se stabilisèrent en tant
qu’eux-mêmes. La table victorienne resta à sa place. Les marques des inonda-
tions avaient disparu. La pièce garda son apparence, et Sept se retrouva au
mauvais endroit, à la mauvaise époque.
Sept s’étrangla. C’était sûrement arrivé uniquement pour ses propres per-
ceptions, pensa-t-il. C’est-à-dire que la maison du vingtième siècle serait là
pour accueillir George III à son retour d’aller sortir les poubelles et acheter
les pickles. N’est-ce pas ? Mais il n’eut pas le temps de réfléchir à George III,
car soudain, il entendit quelqu’un frapper à la porte de derrière – et qui-
conque arrivait par cette porte ne pouvait que le trouver, lui, corps physique
et tout le reste, alors qu’il n’aurait pas dû se trouver là. Dans sa consterna-
tion, Sept laissa tomber le vase. Il éclata en mille morceaux sur le plancher.
En un éclair Surâme Sept se précipita vers l’escalier, sur la pointe des
pieds et aussi silencieusement que possible, et courut vers le cabinet privé de
George Premier au grenier. Son cœur battait à toute vitesse. Il était en nage.
Il se disait qu’à tout moment quelqu’un pouvait sortir d’une chambre et le
voir se précipiter dans l’obscurité du couloir du premier étage. Il était surpris
qu’un corps puisse courir aussi vite, mais quand il arriva à la porte de l’esca-
lier du grenier, il était hors d’haleine. Il la franchit et, épuisé et soulagé,
s’appuya contre l’autre côté.
C’est alors qu’il entendit le rire de George Premier.
Sept s’apprêtait à passer à travers la porte du cabinet quand il se souvint
qu’il avait un corps physique, même s’il n’était pas à la bonne époque. Il leva

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la main pour frapper, puis attendit, en réfléchissant : George ne le laisserait
sûrement pas entrer ; et pire, il ne le reconnaîtrait pas, puisque la dernière
fois qu’ils s’étaient rencontrés, Sept était dans son image de vieux sage.
« Oh ! Ah ! Haaaa, haaa… » Les sons qui traversaient la porte fermée me-
nèrent Sept à d’autres réflexions. Il allait devoir parler à George et découvrir
quelle connexion se cachait entre sa manie de respirer du gaz et les change-
ments dans le temps. « Et puis, la solution est arrivée », dirait-il aussi plus
tard à Chypre. « J’ai vu le placard, et là j’ai su quoi faire. » Sept se hâta
d’entrer dans un petit placard situé à gauche de la porte de George, et y ins-
talla confortablement son corps, bien caché de tous. Puis, ravi de son inventi-
vité, il quitta son corps, se fit l’image du vieux sage, puis passa à travers la
porte de George.
George Brainbridge Premier gloussa et lui lança : « Alors vous êtes revenu !
Tenez, prenez une bouffée. J’ai fait une découverte absolument stupéfiante.
- Comment se fait-il que vous voyiez mon corps astral quand vous inhalez
du gaz ? demanda Sept. Et qu’est-ce que vous étiez en train de faire ? Je vous
ai vu en bas il y a juste quelques minutes, et…
- Chut chut chut, maintenant », fit George. Puis, en chantant joyeuse-
ment, il continua : « J’ai vu… j’ai vu… le futur. J’ai vu cette maison dans le
futur… J’ai même vu un livre sur la dentisterie dans la bibliothèque, où il ne
peut pas être, évidemment. Mais il y est.
- Eh bien vous ne l’y trouverez plus maintenant, répondit Sept dépité.
Nous sommes revenus à votre époque. Comment avez-vous fait pour que… ça
arrive ? Normalement je devrais être à l’autre époque, la suivante.
- Zut de zut. Un problème », dit George, toujours en chantant. « C’est-à-
dire que je n’ai pas la plus petite idée de comment ou pourquoi tout ça est
arrivé. »
Franchement inquiet désormais, Sept s’assit sur le lit à côté de George. Le
soleil de la fin d’après-midi traversait les rideaux de dentelle pour aller cares-
ser les roses du papier peint. La porte de la remise avait été laissée ouverte,
mais la carriole n’était pas là. Les oiseaux chantaient partout dans les
érables. Se faufilant par la fenêtre, la brise soulevait délicatement les coins
du napperon blanc sur le vieux bureau. George attrapa la petite bonbonne,
prit une autre bouffée, puis dit rêveusement : « Je n’arrive presque jamais à
venir ici dans la journée, mais plusieurs patients ont annulé leur rendez-vous…
ah, comme c’est joli… un jour de juin. » Sa moustache frémit, ses yeux bruns
souriaient affectueusement à Sept, et il tirait et lâchait doucement ses bre-
telles. « Qui que vous soyez, je vous souhaite encore et de nouveau la bienve-
nue », murmura-t-il.
Sept réfléchissait : La carriole avait quitté la remise au moment même où
la voiture de George III quittait le garage. Cela voulait-il dire que George était
toujours dans la boutique ?

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« Je vais écrire le titre du livre que j’ai vu, aussi, dit le George à côté de
lui. Je vais prouver que d’une façon ou d’une autre, j’ai bien été dans l’ave-
nir. Je vais peut-être informer cette personne, William James, de mon his-
toire…
- Vous ne pouvez rien prouver, rétorqua Sept avec humeur. Personne ne
découvrira ce livre à votre époque. » Il n’avait pas plutôt terminé sa phrase
que Sept se mordit figurativement la langue ; effectivement, les yeux de
Georges se mirent à briller. « Vous avez raison, dit-il. Il va falloir que je
trouve le moyen de le voler, et de le ramener avec moi. Si le temps bascule
une nouvelle fois, c’est ce que je vais faire.
- Non, non, non, il ne faut pas que vous fassiez ça, s’écria Sept. J’ai at-
trapé un vase de fleurs dans votre salon quand le temps n’arrêtait pas de
changer, et quand j’ai tenu le vase, j’ai eu le temps qui correspondait.
- J’ai l’esprit clair comme l’espace, fit George d’un air étonné. Ce que
vous dites, c’est que si je vole le futur livre, je pourrais me retrouver là-bas ?
- Exactement », dit Sept, en se rappelant Chypre.
Les yeux mi-clos, George s’appuya sur les coussins, en jouant négligem-
ment avec les pompons de la ceinture de son peignoir bordeaux. Il remuait ses
orteils dans ses chaussettes noires. « Mais quelle bonne idée…
- Bonne idée ? Ce serait un désastre ! » s’écria Sept. En même temps un
bruit venu d’en bas attira son attention.
« Zut de zut, c’est la carriole, dit George. Mme Norway, la gouvernante,
doit revenir de sa visite à sa tante. Je suppose que je dois me rendre présen-
table, et…
- Allez-vous vous taire ! » hurla Surâme Sept. Il pensait aussi vite qu’il
pouvait. Si la carriole revenait à cette époque, alors probablement la voiture
s’engageait-elle dans l’allée de 1985 – avec le bon George Brainbridge. Sept
se précipita à la fenêtre.
La carriole longeait lentement les pieds de pivoines. Sept attendit que les
chevaux atteignent la remise – apparemment Mme Norway voulait les y faire
entrer directement, ignorant le piquet d’attache. Alors, de toutes ses forces,
Sept imagina la petite Porsche de George. Il en visualisa chaque détail en es-
sayant mentalement de transposer l’image de la voiture sur celle de la car-
riole. Un des chevaux hennit, gênant sa concentration, et derrière lui George
Premier murmura lentement : « Qu’est-ce que vous faites, là ? »
La carriole scintilla, les chevaux disparurent, la voiture vint se mettre à
leur place, puis les chevaux et la carriole (et Mme Norway) revinrent. Sept
s’étrangla, car la Porsche resta aussi. Mme Norway descendit de la carriole,
apparemment sans voir la voiture. George Brainbridge descendit prestement
de son véhicule, en claqua la portière, et se mit à remonter l’allée en sifflo-
tant. Lui et Mme Norway entrèrent ensuite par la porte de derrière.
Sept ne savait pas quoi faire. Derrière lui, George Premier se leva, remit
en ordre sa robe de chambre, puis repoussa la bonbonne de gaz sous le lit.

19
Quand il se retourna, Sept était parti. Il secoua la tête : Zut, murmura-t-il ;
on ne pouvait jamais vraiment savoir combien de temps duraient les effets du
gaz.
Sept avait peur de pénétrer dans le couloir ; contre toute logique, il espé-
rait qu’en sortant du cabinet de George, il retrouverait la maison du ving-
tième siècle. Cet espoir ne fut pas réalisé, comme il constata en retrouvant le
couloir comme il l’avait laissé. Il entra dans le petit placard où son corps était
confortablement endormi. Il y plongea aussi vite qu’il put, bien que plusieurs
questions se précipitaient à son esprit.
Qui pouvait voir son corps, par exemple ? Si Mme Norway pouvait le voir,
au dix-neuvième siècle – eh bien il avait un problème. Il empestait le ving-
tième siècle dans son costume d’été en polyester, dont le style et l’étoffe ne
pourraient que la surprendre grandement. Sans parler de la montre digitale –
même si, elle au moins, il pouvait la cacher dans sa poche. Il ne pouvait utili-
ser les vêtements d’aucun des George, qui étaient tous deux trop petits et
trop ronds pour le corps qu’il s’était choisi. Tout en continuant ses réflexions,
Surâme Sept descendait avec précaution l’escalier vers le premier étage, qui
était toujours au dix-neuvième siècle. Puis, le cœur battant, il entama l’esca-
lier principal, qui débouchait dans le hall d’entrée.
Seulement, à supposer que George III le voie, se dit Sept, cela voudrait
dire que George percevait la maison du passé, tout comme Sept. N’est-ce
pas ? Ou bien – Sept frissonna – et si George III et Mme Norway le voyaient en
même temps ? Ou bien…
Il mit le pied sur le sol dallé du hall. Au même instant, Mme Norway et
George III entrèrent, alors que la pièce elle-même était solidement ancrée au
dix-neuvième siècle. « Me revoilà », annonça George. « Courses faites. Su-
per ! » s’exclama-t-il en traversant le hall. Il desserra sa cravate, jeta sa lé-
gère veste d’été sur le dossier d’un fauteuil du dix-neuvième siècle, et lança :
« Je viens d’apprendre de nouvelles blagues géniales !
- Ah zut, répondit Sept.
- Pardon ? demanda George, surpris.
- Euh, je veux dire, super ! répondit Sept, rougissant en réalisant son er-
reur. Euh, vous n’avez pas l’impression que quelque chose a changé dans la
maison ? Ou ce fauteuil ? »
Sept avait le vertige. Alors qu’il parlait avec George, qui, de façon évi-
dente, le voyait, Mme Norway (qui, de façon évidente, ne voyait ni Sept ni
George) se penchait au-dessus du vase cassé gisant sur le tapis, en murmu-
rant : « Mais qui a bien pu faire ça ? » Pris d’un désespoir profond, Sept ferma
les yeux.
« Qu’est-ce qui ne va pas avec ce fauteuil ? Pour moi il est normal, dit
George. Tout est normal pour moi. Poubelles ou pas poubelles. » Il envoya un
large sourire à Sept, s’assit (pour Sept, dans le fauteuil recouvert en mohair),
et demanda : « Bon, et vous, qu’avez-vous fait ?

20
Sept secoua la tête, et se mit soudain à rire. Il en pleurait. George Brain-
bridge III était tellement pragmatique, tellement concentré sur son lieu et son
époque que, eh bien, tout le reste ressortait du domaine de l’impossible. Et
pendant qu’il riait, une partie de la conscience de Sept se fondit momentané-
ment dans celle de George, par les yeux duquel Sept vit la pièce du vingtième
siècle telle qu’elle avait toujours été pour George. Et c’est à cet instant, sans
qu’il le sache, que George III trouva pour toujours sa place dans le cœur de
Sept.
« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda George, en commençant à rire
lui aussi. J’ai dit une bêtise, ou alors vous avez respiré du gaz hilarant de ma
bonbonne ? »
Sept rit encore plus fort ; devant lui était le George bien ancré dans le
présent, percevant contre vents et marées son environnement habituel, alors
qu’à l’étage, à quatre-vingt-quinze ans de distance, son grand-père n’arrivait
même pas à garder un minimum d’alignement temporel.
« Je ne sais pas, s’étrangla Sept. Vous m’avez fait rire, quelque chose que
vous avez dit, ou pas dit… » En même temps qu’un large sourire éclairait le vi-
sage de George, Mme Norway disparut, la table à thé disparut, et Sept était
revenu au vingtième siècle de George, là où était sa place.

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Chapitre V. – Un apprenti voleur dans la nuit

Ils étaient assis à la table de la cuisine. « Nous avons pris tout le premier
pour nos pièces à vivre, dit George. Habituellement c’est très bruyant, mais
quand Jeanne et les trois garçons sont à la maison de campagne, c’est nette-
ment plus calme. »
Sept sourit, en imaginant George entouré de ses jeunes fils.
« Et merde, dit George. Le dernier week-end j’ai commencé à agrandir
deux pièces de la maison de campagne, mais vous pouvez toujours la mettre
tout entière dans cette maison-ci, et vous aurez encore de la marge ! Plus
personne ne construit des maisons comme ça. »
Grâce au Ciel, pensa Surâme Sept, goûtant sa propre plaisanterie. Mais le
dîner était excellent. George n’était pas loin de se considérer comme un cui-
sinier hors pair. Il portait un vieux tablier par-dessus le short qu’il avait enfilé
après son travail. Sept considérait ses cuisses épaisses avec une admiration lé-
gèrement envieuse, et se demandait s’il n’aurait pas dû faire les siennes un
peu plus massives.
« Mes parents et leurs parents ont sûrement dîné des milliers de fois ici
même », dit George, rêveusement.
Un peu plus Sept répondait : « Dommage que vous ayez dit ça », car dès
que George avait mentionné ses grands-parents, Sept les avait imaginés, au-
tour de la table de l’été 1890.
« Il n’y a pas à dire, répondit George, ça fait bizarre d’y penser. Et ces
vieilles maisons. On n’arrête pas de les démolir, dans toute la ville. Mais celle-
ci a été conservée. Celles du voisinage aussi. Mais elles s’abîment vraiment.
Le conseil municipal adorerait instaurer ici un projet urbain de rénovation.
Sept acquiesça, mais il commençait à s’agiter inconfortablement sur sa
chaise. Il fut pris soudain d’un sentiment de menace. Il regarda autour de lui.
Derrière la cuisine, la salle à manger était brillamment éclairée. Au fond, par
les fenêtres de l’étage, la cour disparaissait dans le crépuscule. Puis
quelqu’un dit : « C’est la maison de ce gros malin », et Sept sursauta de sur-
prise. « Quoi ? » fit-il.
George souleva ses sourcils en bataille : « Personne n’a rien dit !
- Euh… Peut-être que j’entends des voix », répondit Sept avec un sourire
éclatant.
Il fallut une minute à Sept, en pleine confusion, pour comprendre ce qui
s’était passé. Malgré ses efforts pour s’en souvenir, il avait oublié que les hu-
mains n’entendaient que les conversations parlées ; pour suivre les règles, il

22
n’avait prêté attention qu’aux mots, mais à son premier instant de distrac-
tion, il avait capté les pensées de quelqu’un – qui n’était pas George…
« Euh… j’ai cru entendre quelqu’un en bas, finit-il par dire.
- Nan. C’est juste la maison. Elle n’arrête pas de faire des bruits, répondit
George en prenant du dessert.
- Qu’est-ce qu’on pourrait essayer de voler en bas ? insista Sept.
- Quelques médicaments dans mon cabinet, c’est tout. Ça arrive que des
idiots s’introduisent dans les cabinets de dentistes ou de médecins », répondit
George, blasé. « Allez, il n’y a personne en bas. De toute façon la voiture est
dehors, donc tout le monde sait que nous sommes ici. »
Mais Sept suivait les pensées menaçantes de pièce en pièce au rez-de-
chaussée, depuis les pièces arrières jusqu’à l’avant de la maison. Il finit par
les localiser dans le bureau de George.
Et pour une fois, Surâme Sept n’avait pas la plus petite idée de ce qu’il
fallait faire. Les pensées qu’il « entendait » lui disaient que l’homme en bas
était plein de haine et de rage ; mais aussi totalement indécis, et mort de
peur. S’il parlait de l’intrus à George, pensa Sept avec inquiétude, celui-ci de-
vrait agir en fonction des règles physiques. Il appellerait la police, qui arrête-
rait le voleur ; parce que bien sûr c’était un voleur… en ce moment même il
crochetait la serrure du placard à médicaments. Pour cacher sa confusion et
se donner le temps de penser, Sept se mit à tousser.
« Oh, je vais aller vous chercher un peu d’eau », dit George. Sept toussa
encore plus fort. George se leva et lui tapa dans le dos. Sept, réalisant sou-
dain ce qu’un corps pouvait ressentir à être frappé dans le dos, s’arrêta de
tousser. « Euh, tout va bien, dit-il en rougissant.
- Écoutez, dit George, laissez-moi m’occuper de la vaisselle. Descendez et
détendez-vous. J’ai préparé la chambre d’ami. Et puis nous prendrons
quelques bières.
- Super ! » s’écria Sept, en se levant si rapidement que George sursauta.
Mais Sept percevait toujours l’intrus.
Plutôt content de lui pour sa façon si maline de se débarrasser de George,
Sept se précipita dans l’escalier vers le rez-de-chaussée. Il trouverait sûre-
ment un moyen raffiné d’éliminer le malfaisant. Puis soudain, pris d’une ter-
rible appréhension, il s’immobilisa. Un glissement suspect était dans l’air ; les
tableaux quelconques du vingtième siècle qui agrémentaient la cage d’esca-
lier étaient en train de se… dissoudre à partir des bords, et les anciennes
peintures du dix-neuvième siècle se montraient au travers. Tout en se disant
que ce n’était vraiment pas le moment que le temps se remette à basculer,
Sept se souvint de quelque chose de vital, que dans son désir de protéger le
cadre mortel de George, il avait oublié. Lui, Sept, avait un corps physique
aussi, désormais, ce qui voulait dire que le fait d’affronter le malfaiteur in-
connu pourrait ne pas être aussi facile qu’il l’aurait souhaité.

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Cela lui vint à l’esprit au moment où, pénétrant dans le hall d’entrée,
Sept aperçut un jeune homme fouillant précipitamment le bureau de George.
La porte était ouverte, et le voleur travaillait avec une lampe de poche, qu’il
éteignit dès qu’il entendit les pas devenus hésitants de Sept.
De nouveau le mobilier et la décoration de la maison semblèrent scintiller.
Le jeune homme s’accroupit, et Sept le vit clairement à la clarté des lampa-
daires – avant que celle-ci ne se transforme en la faible lueur des becs de
gaz ; et Sept gémit. Il était déterminé à avancer malgré tout lorsqu’il enten-
dit des pas. « Zut, qui est-ce ? » tonna George Premier, descendant l’escaler
muni d’un fusil de chasse.
Immédiatement Sept appuya sur l’interrupteur, et la lumière du gaz illu-
mina la pièce. Au milieu du bureau, la bouche ouverte et les yeux écarquillés,
trop sidéré pour bouger ou parler, se tenait Gregory Diggs. La pièce ressem-
blait à un décor de cinéma ; l’homme qui se tenait au pied de l’escalier était
dans une tenue inimaginable. Il portait une robe de chambre avec une cein-
ture à glands, un pince-nez qui paraissait avoir un siècle – et il tenait un fusil.
« Oh là, c’est fou ça, dit Gregory en faisant non de la tête ; je ne voulais
déranger personne…
- Espèce de voyou ! hurla George en avançant ; qu’est-ce qu’il y a dans ce
sac ? » Il se précipita en bousculant Gregory, et sortit du sac les bouteilles et
les flacons qui le remplissaient à ras bord.
Tétanisé, Surâme Sept assistait au spectacle ; comment George Premier
pouvait-il voir le voleur du vingtième siècle ? Comment le voleur pouvait-il
voir George ? Et pourquoi ni l’un ni l’autre ne pouvait-il le voir ?
« Asseyez-vous ici », commanda George Brainbridge en désignant le fau-
teuil du dentiste.
Gregory grelottait. « Je suppose que je me suis trompé d’adresse. Je vou-
lais coincer un type au tournant.
- Coincer un type au tournant, euh, c’est quoi ce langage ? cria George.
- Je ne savais pas qu’on s’éclairait encore au gaz, murmura Gregory,
fixant les appliques murales. Et ce costume… Mince, vous sniffez quoi exacte-
ment ? » Comme George avait posé le fusil il avait un peu repris confiance,
même si l’arme était encore à portée de main.
« Est-ce que l’un de vous me voit, ou m’entend ? » demanda Sept en
fixant le visage de George.
- Reprenez tout, bredouilla Gregory. J’allais le vendre de toute façon.
- Ouvrez la bouche, commanda George.
- Quoi ?
- Ouvrez la bouche, répéta George. Vous avez mauvaise haleine ; quelque
chose ne va pas. Ta maison est ta forteresse, vous ne savez pas ça, jeune fre-
luquet ? Ouvrez plus grand !
- Vous allez me torturer ? s’écria Gregory. Vous êtes une espèce de per-
vers, oh mon Dieu ! » Il était au bord des larmes.

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Surâme Sept abandonna. Il s’assit dans un coin de la pièce pendant que
George continuait : « Zut, pas du tout, je suis un gentil garçon quand on ne
m’embête pas. Regardez-moi ça ! Qu’est-ce que vous mangez d’habitude ?
Vos gencives sont dans un état lamentable.
- Mes gencives ? » suffoqua Gregory. C’était difficile de parler avec les
doigts de George dans la bouche, et Gregory n’était pas certain que ce type
n’allait pas lui arracher les dents jusqu’à la racine, ou autre chose du même
genre.
« Famille pauvre, c’est ça ? demanda George.
- Wiii.
- Personne n’est jamais tout à fait méchant. C’est mon principe, annonça
George, s’échauffant en abordant le sujet.
- Ce n’est pas le moment de faire un sermon ! » lui cria Surâme Sept, mais
George ne l’entendit pas.
Saisissant la balle au bond, Gregory Diggs continua d’un ton triste : « Fa-
mille très pauvre. On n’a rien. » Mais il se sentait plus sûr de lui maintenant
qu’il tenait George. Un gauchiste au cœur tendre, on en fait ce qu’on veut.
Par curiosité, Surâme Sept essaya de prendre une paire de ciseaux sur une
petite table. Sa main passa au travers. Mais le voleur avait un corps – et il
était du vingtième siècle. Sept essayait de comprendre comment George et le
voleur arrivaient à se voir.
« Avec ça vous vous sentirez mieux », dit George en sortant un flacon d’un
tiroir. Il en retira le bouchon, et l’odeur du clou de girofle fit presque suffo-
quer Sept.
« Hé ! » s’écria Gregory, mais les doigts experts de George massaient déjà
ses gencives, et Gregory s’enfonça dans le fauteuil. De nouveau il était pris
par la peur. Il était là, dans un fauteuil de dentiste tel qu’il n’en avait jamais
vu de semblable, la lumière d’une lampe à gaz dans les yeux, et les doigts
d’un dentiste fou qui lui malaxaient les gencives. Il sentait la salive s’accumu-
ler dans sa bouche, et il avait mal aux yeux. « Ça fait mal, hein ? » dit
George.
Sept sentait monter la panique. Visiblement il était incapable de jouer sur
les deux environnements, et il sentait son corps étrange et déconnecté.

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Chapitre VI. – Le défi des probabilités

Sept essayait de parler, mais personne ne l’entendait, ni ne le voyait.


Pire, un étrange glissement sembla s’emparer de tout ce qui se trouvait là –
pas seulement les meubles, comme auparavant, mais la maison elle-même.
On aurait dit que l’espace se mettait à accélérer à l’intérieur du temps… ou le
temps à l’intérieur de l’espace ; Sept n’arrivait pas à le déterminer. Mais les
murs eux-mêmes commencèrent à onduler comme des rideaux, pour finale-
ment se morceler en taches, puis en points.
Sept réalisa que les murs avaient disparu. Il était seul, debout sur une col-
line herbeuse, par une chaude nuit d’été. La maison, le Dr Brainbridge et le
voleur – en fait, tout le quartier – n’étaient plus là. Mais Sept était certain
d’être au même endroit, même sans trop savoir d’où lui venait cette certi-
tude. Une légère brise lui caressait le visage ; il s’aperçut que la rivière – la
même ? – se trouvait à peu près à la même distance.
Sept était plus troublé qu’il voulait bien l’admettre, car jusque-là cette
expérience semblait ne reposer sur aucune sorte d’organisation – ou plutôt,
comme il ne pouvait discerner aucun schéma, il n’arrivait pas à en com-
prendre le fonctionnement. Auparavant, la maison donnait une espèce
d’orientation. Désormais, elle n’était plus là. De plus Chypre semblait l’avoir
abandonné, du moins pour le présent ; n’importe quel présent, pensa-t-il,
abattu.
Il regarda autour de lui. À perte de vue, l’endroit était entièrement boisé,
sauf la petite clairière au milieu de laquelle il se tenait. Où, ou quand, était-
il ? « Chypre ? » appela-t-il. Mais il n’y eut pas de réponse.
Était-ce l’endroit où avait été la maison des Brainbridge ? Si oui, en par-
tant de l’existence de la maison, était-il dans l’avenir ou dans le passé ? Sept
leva les yeux. Trois globes brillaient au loin, au-dessus de la terre. Il ron-
chonna en essayant de se remémorer l’histoire de la terre. La première ville
flottante datait du vingt-troisième siècle. Il s’en souvenait parce qu’une de
ses personnalités – Protée – y habitait. La seconde avait été mise en service
autour du vingt-cinquième siècle, et la troisième n’avait pas été habitable
avant le… la fin du vingt-huitième siècle. Quand il comprit sa malheureuse si-
tuation, Surâme Sept se laissa tomber sur le sol herbeux et irrégulier. D’après
ses calculs, il était en 2985, à quelques siècles près ; donc même en étant au
même endroit, il était à mille ans de sa cible !

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Pire, Sept n’osait même pas s’éloigner de l’emplacement où était – ou
avait été – la maison, car c’était là où tout se déroulait. S’il restait simple-
ment assis là et se concentrait sur la maison du vingtième siècle, peut-être le
temps se renverserait-il ? Mais l’environnement lui-même était inquiétant. Il
n’y avait aucune lumière au sol, et depuis sa position, les villes flottantes
étaient aussi brillantes que des étoiles. Il tombait une petite pluie fine, si fine
que c’était presque une brume, l’herbe était mouillée et les gouttes qui
s’écoulaient le long des feuilles faisaient murmurer les arbres. Sinon, c’était
le silence.
Pourquoi avoir sauté de plusieurs siècles en avant, alors que précédem-
ment il ne faisait qu’osciller entre le dix-neuvième et le vingtième siècle ?
« Chypre ! » appela-t-il, mais une fois encore, il n’y eut pas de réponse.
Sept frissonna. Il était trempé ; bien que l’air ait été plutôt chaud, la
pluie avait traversé son costume de polyester. Pas étonnant que les mortels
utilisent des parapluies, pensa-t-il tristement. Il n’osait pas non plus quitter
son corps pendant qu’il séchait, de peur qu’un basculement du temps le fasse
disparaître alors qu’il n’était pas dedans. Mais comment tout cela avait-il pu
arriver alors qu’il était dans un corps ?
Chypre existait dans tous les temps, et lui aussi, réfléchissait-il, il ne pou-
vait donc être perdu. Mais en réalité, il se sentait terriblement perdu. S’il se
rappelait bien son histoire, dans une probabilité la terre de ce siècle était une
réserve planétaire à peu près inhabitée, destinée à la préservation de la na-
ture, avec restriction de visites. Mais dans une autre probabilité, la planète
était presque morte, constellée des traces d’innombrables guerres nucléaires.
Et dans encore une autre, elle portait les tout débuts d’une nouvelle civilisation.
Mais Sept n’avait aucun moyen de savoir dans quel futur il se trouvait,
sauf qu’il « naissait » des présents des Brainbridge – les deux.
Instinctivement, Surâme Sept constata que l’endroit baignait dans une at-
mosphère douce et mystérieuse, soulignée par la bruine. Le paysage semblait
étrangement enchanté et enchanteur. D’un autre côté, il dégageait aussi
comme une attente tranquille – comme s’il s’agissait d’une scène, quelques
instants avant la représentation… Ou, pensa Sept soudain, comme s’il obser-
vait une probabilité en construction.
Et était-ce bien la terre des Brainbridge ?
Avant que Sept ait eu le temps ne serait-ce que de commencer à répondre
à cette question, le ciel explosa d’images, et il vit un tableau de telles pro-
portions multidimensionnelles qu’il ne savait pas où regarder en premier – et
encore moins comment interpréter ce qu’il voyait. C’était une vision si vaste
et sidérante qu’il sentait sa conscience lutter pour s’étendre, afin de la con-
tenir. Toute la scène représentait un monde réparti en régions montrant dif-
férentes époques. L’architecture, l’agriculture et les technologies chan-
geaient selon les sections, et les gens portaient les vêtements accordés à leur

27
époque – et passaient pourtant (Sept pouvait le voir) d’époque en époque
comme les mortels d’aujourd’hui passent d’un endroit à un autre.
Il y avait des villes resplendissantes et les huttes les plus primitives, dans
des mosaïques éblouissantes ; il y avait des usines et des outils de pierre – et
les emblèmes et les drapeaux de pays de religions et de causes dont il n’avait
jamais entendu parler.
Puis, soudain, un individu particulier se détachait dans une mosaïque. La
personne (parfois un homme, parfois une femme) faisait un mouvement
simple : prendre un vase, lever un bras, se retourner. Et comme en réponse à
ce mouvement, tous les autres segments changeaient eux aussi. D’autres bâti-
ments apparaissaient, ou une armée, ou un majestueux défilé se mettait en
marche. Mais quand cet individu particulier exécutait son mouvement, le pa-
norama tout entier changeait complètement, d’une façon ou d’une autre.
En essayant d’interpréter son expérience, Surâme Sept se perdit lui-même
presque complètement dans sa concentration. Dans une mosaïque, par
exemple, une femme de 13.000 avant J.-C. prit un outil, et dans une autre
mosaïque un vaisseau spatial décolla. Ensuite, cependant, l’ordre fut inversé.
L’astronaute poussa un bouton sur le tableau de bord de son véhicule, et
comme en réponse, la femme prit son outil.
Puis, tellement rapidement que Sept put à peine suivre, il vit George
Brainbridge Premier dans son cabinet privé ; une miniature, mais d’une inten-
sité éblouissante. Et le George victorien regardait par la fenêtre du grenier la
scène même à laquelle Sept assistait. En même temps, George III apparut,
aussi en miniature, son cabinet aseptisé de dentiste se détachant sur le ciel
comme un petit placard minuscule tout blanc ; et George regardait en bas le
visage de Gregory Diggs, le voleur. Les deux semblaient figés à jamais dans la
même position, alors que Sept sentait que la relation entre les deux hommes
ne cessait d’évoluer. Et simultanément, dans une autre mosaïque, le patient
de la clinique psychiatrique qui se prenait pour le Christ leva soudain la main,
comme pour arrêter cette superproduction cosmique. Et en un éclair tout dis-
parut – sauf le paysage, de nouveau plongé dans la brume.
Le vent était un murmure inhabituel, comme s’il avait caché des voix – un
son hypnotique, attirant, et pourtant distant. Sept écoutait, conscient du fait
que ce qu’il « entendait » n’était pas un son comme il en avait l’habitude,
mais un frottement intérieur de molécules, comme si les atomes des roches,
des arbres et de l’herbe essayaient tous en même temps de parler ou de for-
mer des langages. Les « sons » se modifièrent plusieurs fois jusqu’à ce que fi-
nalement Sept arrive à décrypter leur message : les Codicilles. Mais que cela
signifiait-il ? Les sons intérieurs ressemblaient plus à des vibrations qu’il aurait
traduites en mots, de sorte que même le sol se mit à vibrer sous les pieds de
Sept ; et ainsi firent les arbres dans le brouillard, jusqu’à ce que de partout
ces mots intérieurs Les Codicilles se précipitent dans la conscience de Sept.

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« Les quoi ? » demanda Sept mentalement. Mais au moment où il posait la
question, les vibrations cessèrent. Et Chypre se tenait à côté de lui.
Elle était plus resplendissante que jamais. Mais en plus elle semblait dis-
poser de tout un kaléidoscope d’apparences, de sorte que lorsqu’elle apparut,
une cascade d’autres images d’elle se déversa à partir de l’image principale ;
des images d’hommes et de femmes de tous âges, pays, époques, jaillirent
dans le paysage et explosèrent comme des pétards. Sept était presque aba-
sourdi par les facultés de Chypre. Il se sentait tout petit devant une telle dé-
monstration, tel qu’il se tenait là, dans son costume en polyester infroissable,
déjà bien mouillé par le brouillard de la nuit qui avait fait son apparition.
En réalité, le temps que Chypre s’arrête à une image – la vieille femme de
jeune apparence ou la jeune femme d’ancien savoir – et Sept se sentait com-
plètement abattu.
« Je suis certainement heureux de te voir, dit-il, mais je n’ai pas la plus
petite idée de ce qui se passe. Même avec un corps, je n’arrive visiblement
pas à rester à la même place. Et tu as vu la vision du monde que je viens
d’avoir ?
- Je l’ai vue, dit Chypre doucement. Tu en as perçu plus que je pensais.
Tu en interpréteras des parties au fur et à mesure de ton évolution.
- Mais ces derniers temps, aucune de mes expériences ne me semble avoir
de structure, s’écria Sept. Il y en a une, je sais, mais je n’arrête pas de la
perdre…
- Tu ne la perds pas, continua Chypre sur le même ton. Elle est là. Tu
évites de la percevoir, pour des raisons que tu te rappelleras plus tard. Mais
je vais de donner quelques indices importants pour t’aider.
« Un important dilemme est en train d’arriver, ou plutôt une importante
période de changement… D’un côté ce changement s’est déjà produit, évi-
demment, mais de l’autre, du point de vue du George Braindbridge du ving-
tième siècle, ce n’est pas le cas. Il se rapproche d’un carrefour vital de pro-
babilités, et toi, tu dois apprendre à aider tes personnalités aussi bien dans
les régions alternatives de leurs vies que pour les problèmes dont elles sont
conscientes… »
Mais Sept était anéanti. « Tu ne veux pas dire que je vais devoir gérer tout
un groupe de Georges alternatifs ? » s’écria-t-il.
Chypre sourit et ignora l’éclat. « Souviens-toi de ta vision », lui com-
manda-t-elle sur un ton auquel il avait appris à faire attention. « Elle contient
des clés importantes, aussi. Rappelle-toi les personnalités que tu y as vues,
surtout Diggs. Et souviens-toi, même pour les mortels, ce n’est pas chaque ex-
périence qui est physiquement manifestée. Chaque personne, Sept, est en
partie responsable de l’émergence de mondes alternatifs… Allez, ne fais pas
la tête ! Tu t’en sors très bien. Ton costume aussi est parfait – du meilleur
vingtième ; très classe.

29
- Tu dis ça pour me faire plaisir », protesta Sept. Mais Chypre lui coupa
presque la parole : « Mais là retourne à ton siècle de base, ou tu vas finir par
t’embrouiller plus que jamais. Et n’oublie pas, il y a une raison pour laquelle
George Premier a pu percevoir Diggs.
- Je suis plus embrouillé que jamais, répondit Sept à mi-voix. Et comment
fait mon corps pour traverser toutes ces probabilités ?
- Tu ferais mieux de faire sortir ce jeune voleur de la maison avant que le
George du vingtième siècle ne le rattrape, dit Chypre. Tu t’occuperas du reste
plus tard. »
Chypre disparut, de même que le paysage nocturne du trente-troisième
siècle. Sept se tenait (pleinement visible, réalisa-t-il) devant George Brain-
bridge et le voleur du vingtième siècle. La maison avait conservé son appa-
rence victorienne. « Qui diantre êtes-vous ? » hurla George Brainbridge Pre-
mier, qui, là, le voyait.
Cette fois Sept se concentra de toutes ses forces. « Dehors, dehors ! »
cria-t-il à Gregory Diggs, en le poussant par la porte du vingtième siècle. Et ce
faisant, il sentit vraiment le travail de ses muscles.
Presque en même temps il se tourna vers George Premier et lui ordonna
de remonter immédiatement l’escalier du dix-neuvième siècle. Sidéré, George
obéit.

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Chapitre VII. – La transformation de Gregory Diggs

Gregory Diggs traversa la rue devant la maison de George Brainbridge, lon-


gea la moitié du pâté de maison en direction de la rivière en coupant par des
arrière-cours, et s’assit dans l’herbe de la rive pour réfléchir. Quelques voi-
tures passèrent au-dessus de lui sur le pont, sur sa droite, mais la nuit était
tranquille. L’air était encore doux, un léger brouillard s’élevait de la rivière.
Loin sur la gauche on apercevait les lueurs du centre-ville. Gregory s’alluma
une cigarette, et pensa.
Il avait prévu de voler les médicaments du dentiste et de les vendre pour
avoir du cash, et ça n’avait pas marché. Non qu’il y ait été pour quelque
chose. Aucun génie n’aurait pu prévoir qu’il serait découvert par ce fou – et
en y repensant, Gregory fut pris d’un tel éclat de rire qu’il se roula par terre.
Une maison éclairée au gaz, et un clown habillé comme un type d’un autre
siècle. Oh mon Dieu ! Il s’en étouffait. Maintenant que tout était terminé, il
se rendait compte de tout l’humour de la situation. Le gars qui avait chassé
l’autre dans l’escalier devait être son infirmier, ou quelque chose comme ça,
décida-t-il.
Mais son rire s’arrêta – même s’il n’avait pas réussi à avoir les médica-
ments, il avait eu une sacrée chance de s’en être sorti aussi facilement. Seu-
lement il avait vraiment besoin de cash, et s’il n’y avait pas eu ces satanées
gencives qui lui faisaient sans arrêt un mal de chien, il aurait simplement
tracé la route. L’assistante sociale lui avait dit qu’on s’occuperait de lui à la
clinique, mais tout ce que ce stupide dentiste avait trouvé à dire, c’était
« Dommage ». Une aide magistrale, pensa Gregory, que ce souvenir mit en
rage ; il ouvrirait le ventre de ce salaud, si seulement il savait où il habitait.
Les deux hommes devaient porter le même nom. Au moins ce fêlé de dentiste
lui avait appliqué du clou de girofle, ce qui l’avait un peu soulagé.
Gregory se leva et commença à marcher, plutôt découragé, en direction
du centre-ville, vers le centre de santé. Il n’avait autrement nulle part où al-
ler, se disait-il ; et puis quoi ? Il n’était même pas sûr de son statut vis-à-vis
d’eux : il n’était pas un patient extérieur, mais il n’était pas un… résident non
plus. Il trouverait bien une entrée par l’arrière, décida-t-il, et après le petit
déjeuner, peut-être partirait-il pour de bon. Il n’avait qu’une permission de
sortie. Il s’était fait prendre pour avoir volé dans un supermarché. Qu’est-ce
qui s’était passé exactement ? Tout ce que le juge avait dit, c’est qu’il reste-
rait sous observation pour quelques jours… Observation ?

31
Il sourit. Personne ne faisait attention à lui. Il n’était pas non plus dans
une zone de sécurité, alors qu’ils en avaient une. Et pendant la journée le
quartier était bondé à cause des patients extérieurs. Il n’aurait qu’à sortir
quand il en aurait envie.
Il longea par l’arrière des immeubles du centre-ville, levant les yeux vers
les escaliers de secours branlants qui s’élevaient le long des façades côté ri-
vière, en réfléchissant qu’un cambriolage serait facile – mais ne vaudrait pro-
bablement pas la peine. Les gens qui habitaient ici n’avaient pas grand-chose
à se faire voler.
Encore deux pâtés de maison, et il aperçut le complexe du centre de
santé : des bâtiments peu élevés, certains avec des patios extérieurs, des
arbres devant, plantés géométriquement, une aire de jeux, une très grande
structure qui ressemblait à un hôpital, aux fenêtres supérieures sécurisées par
des barres décorées. Tout cela ressemblait au joli village moderne idéal, se
dit Gregory, qui retint soudain son souffle, car tout l’endroit baignait dans la
lumière diffuse du centre-ville qui se reflétait sur les nuages.
« Bande de salauds », murmura Gregory sans savoir exactement à qui il
pensait, mais cet endroit paisible et dégagé, avec ses arbres et ses allées om-
breuses, avait bougrement l’air de promettre quelque chose qu’il ne donnait
pas.
Mentalement, Gregory se voyait déjà traverser la pelouse à l’arrière, droit
vers le bâtiment qu’il avait quitté si subrepticement, et pénétrer directement
par la fenêtre dans la petite chambre du rez-de-chaussée qu’ils lui avaient al-
louée. Peut-être espéraient-ils qu’il finirait par déguerpir vraiment vers une
autre ville – un souci de moins pour les édiles municipaux.
« Merde », dit Gregory. Malgré lui, la douceur de cette nuit de juin lui re-
vigorait l’esprit. Il s’assit sur un des bancs rouges à côté d’un petit massif de
fleurs, et huma l’air moite qui s’élevait de la rivière. Quelle vie pourrie,
pensa-t-il, malgré l’amélioration de son humeur. Malgré tout, la nuit était si
apaisante qu’il décida de rester là où il était. Si on le questionnait, il répon-
drait qu’il ne pouvait pas dormir et qu’il était sorti marcher un peu. Dans son
endormissement il sentit de nouveau la douleur de ses gencives, mais il était
trop fatigué pour s’en préoccuper, et sur son banc il sombra brutalement dans
le sommeil.
Il se réveilla juste après l’aurore. Non seulement il avait vraiment mal aux
gencives, mais apparemment deux abcès s’étaient développés pendant son
sommeil, et il avait mal au bout de la langue. Mais Gregory sourit et essaya
d’ignorer ces difficultés, en se rappelant les événements de la nuit. Le meil-
leur de tout était qu’il n’avait rien volé, même s’il en avait eu l’intention, et
donc aucune nouvelle recherche n’avait été lancée après lui. Il demeurait sur
l’honneur à la clinique de l’institution psychiatrique. Tout sourire, il se diri-
gea vers le bâtiment principal, entra par la fenêtre et s’assit sur le lit.

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Les bruits du matin s’élevaient depuis le quartier sécurisé des malades dif-
ficiles ; et depuis quelque part flottait l’odeur du café. Gregory se leva, prit
le couloir, dont les murs s’ornaient de panoramas glacés de la ville et de la
vallée, et entra dans une grande salle. Les rayons du soleil levant pénétraient
par cinq grandes fenêtres plein Est, traçant cinq chemins lumineux sur le lino-
leum. Dans un coin un téléviseur était allumé, mais personne n’y faisait atten-
tion. Des chaises dépareillées étaient disséminées un peu partout, quelques-
unes recouvertes d’un tissu à fleurs, quelques poufs, plusieurs tables, et des
lampadaires.
D’abord Gregory pensa qu’il était seul, mais un bruit à l’autre extrémité
de la pièce attira son attention. Le soleil était tellement brillant qu’il pouvait
à peine voir, mais dans cet éblouissement il put distinguer la mince silhouette
d’un homme. « Salut, dit Gregory. Vous avez une idée d’où je pourrais trouver
du café ou une aspirine par ici ? »
La silhouette s’approcha. L’homme, d’une quarantaine d’années, portait
une salopette, une chemise, des tennis, et il tenait un balai. « Concierge »,
dit-il.
« Ils vous font travailler de bonne heure, hein ? demanda Gregory.
- En vérité, répondit l’homme.
- En vérité ? C’est bizarre de dire ça, dit Gregory. Cigarette ?
- J’ai rien contre », fit l’homme en posant le balai contre le mur.
Gregory sourit ; il était seul, pensa-t-il, et ce type était sympa d’une fa-
çon qu’il apprécia tout de suite. Il lui donna du feu. « Tu fais le ménage de la
boutique, c’est ça ? »
Ils étaient assis l’un en face de l’autre à côté d’une petite table. « Je
m’appelle Gregory Diggs », dit Gregory, surpris de sa propre politesse.
« Mon véritable nom est Jean Fenêtre, mais je pense que je suis le Christ,
dit l’homme en souriant. Autant que tu le saches tout de suite.
- Euh, tu te fiches de moi ? dit Gregory en rougissant malgré lui. Je veux
dire, ça fait longtemps qu’il est mort, déjà. Et à mon avis tu n’as pas l’air
d’être mort.
- C’est un fait, répondit l’homme.
- On ne dirait pas non plus que tu as bientôt deux mille ans », dit Gregory
dans un rire un peu contraint. Mais il était fasciné. « Dis donc, j’ai entendu
parler de toi il y a quelques jours. Pourquoi penses-tu que tu es le Christ ? Et
les psychologues, qu’est-ce qu’ils en disent ? Comment ça se fait qu’ils te lais-
sent libre d’aller et venir comme ça ? Je veux dire, tu pourrais aussi bien fi-
ler…
- Où irais-je ? demanda l’homme Christ. J’ai un avantage : je connais l’his-
toire du Christ. Si je me sauve ils me crucifieront, et les docteurs savent bien
que je n’irai nulle part. De toute façon j’ai du travail à faire ici. »
Gregory n’avait jamais ouvert d’aussi grands yeux. « Euh – quoi par
exemple ? » demanda-t-il. Il avait le soleil dans l’œil, et dut tourner la tête.

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« Oh, je fais les œuvres de mon père », répondit l’homme. Gregory pensa
percevoir comme un sous-entendu dans sa voix, et il reprit sa position pour
mieux observer son visage.
Comme l’homme se tournait aussi vers lui, le soleil tomba directement sur
lui ; pour un moment, le visage du concierge sembla flou, déformé, scintil-
lant. Sans un mot Gregory sauta sur ses pieds et ferma complètement tous les
stores, puis revint s’asseoir. « Je ne voyais rien, murmura-t-il.
- Bienheureux les aveugles, car ils verront Dieu, fit l’homme d’une voix
douce.
- Allez, arrête, ça va avec ça, s’écria Gregory, avec un léger malaise. Tu
sais où je pourrais trouver de l’aspirine ? Mes gencives me tuent. Le dentiste
m’a dit qu’elles étaient malades.
- Il m’a arraché une dent », fit le concierge avec empathie, et Gregory se
mit à rire, toute peur disparue. « Ben ça prouve que tu n’es pas le Christ, dit-
il. Le Christ pouvait se soigner les dents, non ? Donc tu peux sortir voir le
monde et oublier cette histoire de crucifixion. » Mais soudain, Gregory chan-
gea de ton. « Ils n’iront pas t’accrocher à une fichue croix de toute façon.
Mais ils attraperont tous ceux qu’ils pourront. Tu sais, dans ce monde tu n’as
pas besoin d’être le Christ pour te faire crucifier.
- C’est un fait également, je suppose », répondit le concierge ; et pour un
moment, Gregory eut l’impression que lui et cet étrange inconnu étaient liés
d’une certaine façon, ou du moins qu’ils comprenaient le monde selon les
mêmes termes, ou quelque chose comme ça. Ce rapprochement momentané
entre eux le rendit mal à l’aise, et il dit d’une voix brusque : « Mes gencives…
À mon avis je vais perdre toutes mes saletés de dents. »
Gregory ne fut jamais certain de ce qui se passa ensuite, ou de qui parla
le premier, de lui ou du concierge. Il sut seulement que de nouveau le soleil
l’aveuglait presque. Un kaléidoscope de toutes sortes de couleurs emplit sa vi-
sion intérieure ; et en même temps il y avait comme un dessin, plus blanc que
blanc… Au travers, il apercevait – ou pensait apercevoir – le visage du con-
cierge, en plan rapproché, avec le sourire le plus compatissant du monde.
Le concierge se mit à parler, et Gregory ressentit les mots, mais ne put les
comprendre par ses oreilles. Le moment suivant, un chaud picotement envahit
tout son visage, les gencives, les mâchoires, les yeux. La chaleur lui donnait
presque le vertige, et il sentit – il sentit ses dents se raffermir.
Sous une chaude pression, chaque dent s’enracinait plus profondément ;
accompagnées de minuscules points brûlants, les gencives se reconstituaient
autour d’elles. Gregory était submergé par tellement d’émotions qu’il pouvait
à peine les identifier. Il fit glisser sa langue le long de ses gencives – plus au-
cun abcès ! Et le bout de sa langue ne lui faisait plus mal. Il ouvrit les yeux.
C’est là qu’il vit que la lumière était loin d’être aussi forte que quelques ins-
tants auparavant, puisque de toute façon il avait fermé les stores. Alors d’où
cette lumière avait-elle bien pu venir ? « La… la… lumière », murmura-t-il.

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« Moins forte qu’il y a une minute. Le soleil a baissé », dit le concierge,
qui ressemblait plus ou moins, se dit Gregory, à n’importe quel homme dans
la quarantaine ; pas d’auréole, à propos de Christ, pas de… puissance, comme
celle qu’il venait de ressentir.
« Ça va mieux ? Les gencives, c’est bon, hein ? » demanda le concierge. Et
là, lorsqu’il entendit cette voix, Gregory n’eut plus aucun doute que cet
homme, d’une façon ou d’une autre, avait totalement guéri ses gencives.
« Comment… comment t’as fait ? bredouilla-t-il. Je ne sais pas quoi dire. Ja-
mais personne n’a rien fait pour moi, encore moins…
- De temps en temps, je peux faire des miracles, dit le concierge. Je ne
voudrais pas me vanter, mais je suis comme ça. Maintenant il faut que je fi-
nisse mon boulot. Mais n’en parle à personne. Les miracles m’attirent tou-
jours des ennuis. » Il reprit son balai et se mit à balayer vigoureusement.
« Mais… tu n’as rien à faire ici, à faire ça, s’écria Gregory. Tu as guéri mes
gencives, tu pourrais gagner des millions de dollars, tu pourrais… Mon Dieu,
comment t’as fait ça ? Je me sens tellement bien partout…
- Fait quoi ? » demanda le concierge en clignant des yeux, comme si tout
d’un coup le soleil lui faisait mal. « Deux portes plus loin il y a de l’aspirine et
du café.
- Zut, qui parle d’aspirine ? s’écria joyeusement Gregory. Je ne me suis ja-
mais senti aussi bien de toute ma vie. Tu m’as guéri, ou un truc comme ça. »
Il répéta : « Comment t’as fait ça ? » Il ne pouvait dissimuler le respect admi-
ratif qui passait par sa voix.
« Chut. Je ne suis plus que le concierge, maintenant », dit Jean Fenêtre
d’une voix traînante. Son visage avait pris un air fermé et dissimulé ; mais un
secret sourire faussait son ignorance affichée. Négligemment il se dirigea vers
le téléviseur, et se planta là, à regarder l’émission en cours.
« Il y a une minute tu croyais que tu étais le Christ, hurla Gregory scanda-
lisé. Tu viens de faire… l’impossible. Comment peux-tu faire comme si rien ne
s’était passé ? » Dans son désarroi, Gregory attrapa Fenêtre par le bras et lui
fit faire un demi-tour.
Il était évident que tout à coup Fenêtre avait peur. « Ne le dis à per-
sonne », fit-il d’une voix soudain basse et tremblante. « Quand je pense que
je suis le Christ, quelquefois je fais des choses impossibles. Mais maintenant
je sais qui je suis. Je suis Jean Fenêtre, et c’est un fait. »
Le soleil jetait maintenant une lumière dure et jaune tout à fait désa-
gréable. Gregory s’éloigna de Fenêtre en fronçant les sourcils. Fenêtre jouait
un jeu, réalisa-t-il, et son jeu n’était pas drôle. Il était terrifié par… eh bien
par cette… puissance qu’il avait. Alors Gregory lui dit : « Tout va bien. Je
prendrai les choses comme tu veux. Ne t’en fais pas, tout ira bien. Calme-toi.
Ne t’inquiète pas. »
Fenêtre clignait légèrement des paupières. Gregory eut l’impression qu’un
puissant rayon de force, ou de compréhension, ou de compassion… passait des

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yeux de Fenêtre aux siens, avant que le concierge ne tourne le dos et ne
s’éloigne d’un pas lourd. Non, pensa Gregory en l’observant. Fenêtre rampait
littéralement, alors qu’auparavant sa marche était rapide et assurée.
Gregory n’arrivait pas à croire à ce qui venait de se passer, et il ne pou-
vait pas ne pas y croire non plus. Qu’est-ce qui terrifiait Fenêtre à ce point ? Il
réfléchissait, car il savait reconnaître la vraie peur quand il la voyait ; il y
était confronté lui-même une bonne partie du temps. Fenêtre ne faisait pas
semblant. Mais de quoi avait-il peur, et pourquoi quelqu’un avec un tel… pou-
voir aurait-il eu peur de quoi que ce soit ?
Il regarda Fenêtre prendre le couloir et disparaître dans une autre pièce
puis, oubliant qu’il avait désiré du café, il sortit vers la pelouse. Au premier
abord, les changements psychiques en lui n’étaient pas évidents, alors que les
changements physiques l’étaient ; et il les mit immédiatement à l’épreuve.
En souriant, il tira sur ses dents, tira, et elles tenaient aussi fermement en
place que des dents sont supposées le faire.
Il n’arrivait toujours pas à y croire. Cela faisait plusieurs années qu’il avait
mal, et sans la douleur, il se sentait léger et presque étourdi. Mais surtout, il
eut envie de courir, de courir vraiment, pas pour se sauver de quelqu’un,
comme d’habitude, mais juste pour le plaisir de la course. Alors il se leva et
se mit à courir aussi vite que possible, traversa la rue, les blocs d’immeubles,
vers la rivière. D’une façon étrange, il avait l’impression que les arbres, le
ciel, la rivière, tout cela était à lui – à lui et à chacun, aussi. Il descendit et
remonta la rivière dans une telle exubérance et en riant si fort qu’il fut bien-
tôt épuisé – et prêt à penser. Presque sans s’en rendre compte il retraversa la
rue et retourna s’asseoir sur ce même banc où il avait passé la nuit.
Entre temps il était presque huit heures. Les patients extérieurs et les em-
ployés du centre commençaient à arriver, garaient leurs voitures sur le par-
king plus loin à gauche. Gregory les observait ; apparemment ils n’avaient
rien de spécial, mais ils n’auraient pas été ici s’ils n’avaient pas eu des pro-
blèmes. Et à l’intérieur, inconnu des médecins, des psychologues et des den-
tistes, il y avait un type que tout le monde prenait pour un idiot. Seulement
cet idiot pouvait faire des choses qui rétablissaient les gens.
De nouveau Gregory vérifia ses dents ; que ferait-il si tout d’un coup elles
recommençaient à bouger ? Mais elles ne le feraient pas, pensa-t-il avec un
sentiment de triomphe, en se rappelant, et en retrouvant, cette incompa-
rable certitude qu’il avait vécue à cet instant où… où le concierge avait fait
ce qu’il avait fait. Elle était là, réalisa soudain Gregory, cette pensée qu’il
avait derrière la tête : il ne savait pas si le concierge l’avait effectivement
touché, ou s’il s’était contenté de le regarder. Mais quelle différence ? Ce
Christ avait fait ses preuves !
Il respirait profondément, librement, et remarqua autre chose. Jusqu’à
cet instant, il avait toujours respiré superficiellement. Là on aurait dit qu’il
avait plus de place dans ses poumons, ou que ses poumons avaient plus de

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place entre ses côtes, ou… Et cette pensée amena Gregory à une autre réali-
sation : il n’avait plus peur. Il était là, assis sur un banc comme n’importe
qui, sans se demander ce que les gens pensaient de lui, ou s’il avait l’air d’un
clochard, ou si un flic n’allait pas venir le tarabuster simplement parce qu’il
avait l’air de dormir dans ses vêtements depuis une semaine, ce qui était gé-
néralement le cas. Il se surprit même à sourire à un passant ; et sans faire
semblant.
Cela le remplit presque de cette même crainte respectueuse que l’avait
fait la solidité de ses dents. Quand il y réfléchissait, un changement d’esprit
s’affirmait qui avait commencé au moment même où il avait quitté le con-
cierge. Gregory était ivre d’exaltation : pour la première fois de sa vie, se di-
sait-il, quelqu’un avait fait quelque chose de magnifique pour lui… et sans
rien demander en échange… et sans qu’il ait eu besoin de rien demander. Il
avait toujours été convaincu qu’à moins de s’en protéger, c’était le pire qui
arrivait la plupart du temps, et ses vingt-et-unes années d’expérience
n’avaient pas manqué de le lui confirmer – jusqu’à aujourd’hui. Il en était un
peu gêné, mais c’était indubitable : l’univers, ou Dieu, ou la chance, ou sim-
plement le destin, avait de toute évidence béni sa présence. Et pas simple-
ment par une tape dans le dos, mais en lui donnant brusquement la preuve
de… Ses pensées se bloquèrent. La preuve de quoi ? Il ne croyait pas que ce
type ait été le Christ, par exemple… mais quand Fenêtre croyait qu’il était le
Christ – wow !
Et ce gars qui avait fait ça, réfléchissait Gregory, était enfermé en psy-
chiatrie, mort de peur, terrifié sûrement que les autorités ne découvrent ses
capacités, et fassent quoi ? Que pourraient-elles faire ? se demandait-il. Le je-
ter dehors par un bon coup de pied bien placé, supposa-t-il. Puis il se sou-
vint : quand il croyait qu’il était le Christ, le concierge était aussi persuadé
qu’il serait crucifié.
Eh bien, ce ne serait pas le cas – absolument pas, se dit Gregory avec une
totale détermination. Et à cet instant, Gregory ressentit le premier but clair
et net de sa vie : il allait aider le concierge, n’importe comment. Il ne lui vint
pas à l’esprit que pour la première fois de sa vie, également, il se préoccupait
de quelqu’un d’autre. La grande question qui occupait son esprit était celle-
ci : comment pouvait-il aider ?
« Je vais simplement aller voir un journal et leur raconter mon histoire »,
pensa-t-il, imaginant la réaction éberluée, les journalistes interrogeant Fe-
nêtre, Fenêtre guérissant les masses qui accouraient vers lui… Mais le sourire
de Gregory s’évanouit : le concierge en mourrait de peur. « Merde », mur-
mura-t-il. C’est là qu’il eut l’inspiration – ou que du moins la solution lui vint
instantanément à l’esprit. Avant tout, il fallait qu’il montre sa nouvelle
bouche au dentiste. Jésus ! Rien qu’à imaginer le Dr Brainbridge examiner ses
dents bien plantées dans ses gencives bien saines, Gregory pleurait de rire.
Que pourrait-il dire ? Qu’est-ce que ce pauvre idiot pourrait bien dire ?

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Chapitre VIII. – Le Dr Brainbridge est confronté à une preuve
de l’impossible. Ou pas ?

Gregory Diggs découvrit que le Dr Brainbridge ne travaillait au centre psy-


chiatrique que deux matinées par semaine, et ce n’est donc que deux jours
plus tard que Gregory se retrouva devant le cabinet du dentiste, dans le bâti-
ment principal du centre. Il était nerveux, constata-t-il, cela ne faisait aucun
doute. Il se souvenait que c’était l’homme qu’il avait essayé de cambrioler
quelques jours plus tôt, et il avait mauvaise conscience. Il ne savait toujours
pas s’il avait été au bon endroit, si le drôle de personnage en habits anciens
était un parent fou de ce dentiste, des choses comme ça. Gregory était ner-
veux : qui était ce jeune homme qui l’avait finalement laissé partir ? Malgré
son grand désir de raconter son histoire et de démontrer les capacités de Jean
Fenêtre, il n’avait pas osé retourner à la maison du dentiste. Il attendait donc
impatiemment le Dr Brainbridge, qui arrivait par le couloir, accompagné d’un
Sept tout fringant.
Sept et Gregory se reconnurent au premier coup d’œil. Gregory se prépara
à filer, certain que l’histoire du cambriolage raté s’était répandue partout –
mais en un éclair, Sept sourit, et lui mit la main sur l’épaule en disant : « Un
patient qui est très pressé d’entrer, pas vrai ? »
Confus, Gregory parvint à afficher un sourire, moitié coupable, moitié re-
connaissant.
« Vous n’êtes pas sur ma liste de rendez-vous aujourd’hui, n’est-ce pas ? »
demanda le Dr Brainbridge.
En même temps il ouvrait la porte, et Gregory entra derrière Sept. « Il
faut que je vous parle. Juste une minute. J’ai quelque chose à vous mon-
trer. »
Il suppliait presque, et se montrait envers George d’une telle politesse
que celui-ci, avec un sourire moqueur, lui demanda en riant à moitié : « Pas
envie de m’attaquer, aujourd’hui ?
- Je n’en suis plus là. Regardez ! » s’écria Gregory, et il ouvrit la bouche
aussi grand qu’il put.
George s’ébroua, chaussa ses lunettes et se préparait à dire : « Qu’est-ce
qu’il y a ? On a perdu une dent ? » quand, au premier regard, il sursauta, et
s’écria : « Jésus Christ, asseyez-vous là ! » en poussant Gregory vers le fau-
teuil.

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« Ouvrez plus grand », commanda-t-il. Ce que fit Gregory. George poussa
un long sifflement, et dit à Sept : « Regardez la bouche de ce garçon, vous
voulez bien ? Dites-moi ce que vous voyez. »
Surpris, Sept fit ce qu’on lui disait. « Parfait, joli comme tout, dit-il. Euh,
super. »
Et George Brainbridge, écarlate : « C’est ce que j’avais peur d’entendre.
- Surpris, je suppose ? » fit Gregory. Il se mit à rire quand George enfonça
les doigts dans sa bouche et commença à tirer sur les dents inébranlables.
« Jésus, dit George. Il y a quelques jours ces dents-là étaient sur le point
de tomber ; elles étaient dans un tel état, en fait, que je me suis dit que la
meilleure chose à faire pour Greg était simplement de les laisser faire. » Il se-
coua la tête, et fixa Gregory. « Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. De
toute ma carrière je n’ai jamais vu une chose pareille. Une fois que le proces-
sus a commencé, l’état des tissus ne fait qu’empirer, et dans votre cas, on
avait largement dépassé le point de non-retour. C’est juste impossible.
- Vous me l’avez déjà dit », répondit Gregory avec délectation.
Surâme Sept laissa sa conscience pénétrer celle de George, et il fut surpris
de sa réaction intérieure. C’était comme si la guérison des gencives de Gre-
gory avait déclenché une série de tremblements de terre psychologiques dans
l’esprit de George. Il croyait ce qu’il voyait dans la bouche de Gregory, et en
même temps il ne pouvait pas y croire ; il n’arrêtait pas de chercher des
moyens de réduire à néant l’évidence qu’il avait sous les yeux. Son déni obtus
sidéra Sept.
Quant à Gregory, après un triomphant éclat de rire, il fut pris de compas-
sion pour le dentiste.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » redemanda George. Il avait le visage rouge
brique.
« Vous n’allez probablement pas me croire, commença Gregory.
- Avec ça, je croirai n’importe quoi », murmura George.
Maintenant que l’heure était venue de raconter son histoire, Gregory
était mal à l’aise. Seule sa détermination d’aider le concierge l’empêcha de
sortir en courant du cabinet de consultation. « Je ne sais pas vraiment, com-
mença-t-il. J’avais horriblement mal aux gencives. Après vous avoir quitté j’ai
encore eu deux abcès. Et puis avant-hier matin, j’ai rencontré ce concierge
dans la salle de repos. Il était en train de balayer, et on a parlé… » Gregory
avala sa salive, et regarda George bien en face. Sous la peur, sa voix monta
d’un cran, se mit à trembler. « Ce type m’a regardé, ou il a fait quelque
chose, et tout d’un coup j’ai senti que mes dents se solidifiaient dans mon
crâne. Je veux dire que je les ai senties se solidifier. J’ai eu chaud partout et
j’ai vu des lumières… » Il s’interrompit. Le fait de raconter son histoire lui en
faisait ressentir l’impact ; son impossibilité – et son absolue vérité. Vivement
il releva la tête et s’écria : « C’est le type dont je vous parlais, celui qui se
prend pour le Christ. Il l’a fait, je veux dire, il l’a vraiment fait. »

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Surâme Sept essayait d’avoir l’air impressionné, mais il gardait la bouche
fermée de peur de dire quelque chose d’inapproprié. Ce n’est pas parce qu’on
a un corps et un costume en synthétique qu’on est humain, pensait-il, un peu
troublé. Et cela ne vous facilite certainement pas la compréhension de cer-
tains points de vue humains. Il voulait crier : « Les miracles, comme vous les
appelez, arrivent tout le temps ! C’est la nature quand on la laisse faire ! »
Mais il ne dit rien de tel. Au lieu de cela, il essaya de comprendre pourquoi
George et Gregory Diggs étaient à ce point choqués, et pourquoi Gregory était
presque au bord des larmes.
George Brainbridge se frotta le nez, se moucha, réajusta ses lunettes pour
la dixième fois en dix minutes, s’assit, et écarta ses bras replets en signe de
total désarroi. « Eh bien, si c’est arrivé, c’est arrivé ! Je veux dire, aucun
dentiste n’aurait jamais pu traiter de telles gencives en dix ans, encore moins
en deux jours. Je ne vois pas comment vous pourriez vous moquer de moi. » À
ces derniers mots, il y avait comme une question désespérée dans sa voix,
comme s’il espérait vraiment que Gregory se soit moqué de lui. Mais il conti-
nua : « Je préférerais presque que vous vous soyez moqué de moi, plutôt que
d’être confronté à… eh bien, à ce que la guérison de ces gencives peut impli-
quer…. » Il retira la cellophane d’un gobelet neuf, le remplit d’eau et but
d’un trait.
Gregory le regardait. Il essayait de retrouver son calme. Puis il reprit,
presque en s’excusant : « Il y a encore autre chose. Depuis je me sens super
bien. Je veux dire, c’est fantastique. Et puis je ne suis plus aussi… vous savez,
parano, avec les gens. » Il avait l’air gêné.
Dans un soudain accès d’humour désespéré, George répondit : « Eh bien, il
y a toujours une ombre au tableau. »
Gregory esquissa un pâle sourire en glissant un regard vers Sept. « J’ai fait
des choses dont je ne suis pas très fier », dit-il, une légère question dans la
voix.
Maintenant qu’il avait raconté son histoire, il avait peur que Sept ne dé-
voile à Brainbridge sa tentative de cambriolage… Mais Sept, avec son plus res-
plendissant sourire, lui dit : « Oubliez tout ça. »
Sept était resté tellement silencieux que George avait presque oublié sa
présence. Il sortit de ses réflexions en sursautant, puis approuva avec em-
phase : « Exact, exact ! ». Puis après une pause, secouant la tête dans un
nouvel accès de perplexité : « Ça ne peut être qu’une suggestion. C’est la
seule solution. Je veux dire, ce type, Jean Fenêtre, est fou. En tout cas il
n’est certainement pas le Christ. Mais la suggestion – merde – comment une
suggestion pourrait-elle guérir en une minute des gencives dans l’état où elles
étaient ? Juste impossible. »
Avec plus de courage qu’il ne s’en pensait capable, Gregory répondit :
« Ce type n’est peut-être pas le Christ, mais il est correct. Je veux dire qu’il
sait que quelquefois il se prend pour le Christ. Et il n’est pas dangereux. Mais

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il n’y a pas que ça, mince, pensez au nombre de gens qu’il pourrait guérir ! Il
pourrait peut-être même guérir le cancer !
- Ouais ! Ouais ! Super ! Un geste de la main et vous êtes guéri… »
George se planta là, les mains sur les hanches.
« J’ai du mal à imaginer ça… » ajouta-t-il presque avec véhémence. Puis,
exaspéré :
« Ouvrez la bouche encore une fois, vous voulez bien ? Et, Sept, allez me
chercher la fiche de ce gamin, dans le classeur, là. Je veux voir ce diagnostic
noir sur blanc… »
Sept prit le classeur. George le feuilleta, sortit du bout des doigts la fiche
de Gregory, comme si elle allait le brûler, et se mit à l’étudier, méfiant, in-
crédule. En secouant la tête, il dit : « Voilà votre fiche. Elle date de quatre
jours. Parodontose avancée. »
Les yeux sur la fiche, sa peur la plus horrible une fois confirmée – que
quelque chose d’impossible s’était bien produit – George décida d’affronter
l’impossible avec détermination, force, et un certain sens de l’humour. Son
pragmatisme l’aida à faire face à… un événement tout à fait extraordinaire !
En fait il s’agit de ça, décidait-il au moment où Gregory lui demandait d’un
ton inquiet : « Qu’allez-vous faire maintenant ?
- Faire ? répéta George. Mais enfin, qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est fait.
Mais j’aimerais quand même bien parler un peu avec ce concierge. Ou alors,
peut-être que non. Laissez-moi un peu de temps pour réfléchir. De toute fa-
çon je voudrais revoir vos gencives demain…
- Vous n’allez pas faire d’ennuis à Fenêtre, non ? demanda Gregory, de
plus en plus inquiet. Je veux dire, eh bien, ses capacités menacent le sys-
tème, n’est-ce pas ?
- C’est plus que certain », répondit George. Il se trouvait dans un di-
lemme, car s’il était officiellement un membre de l’establishment, ses sympa-
thies allaient habituellement vers les petites gens – une des raisons pour les-
quelles il participait aux activités du centre, d’ailleurs. Mais… sur la base de
ses connaissances standards en médecine et dentisterie, il était scandalisé par
cette apparente guérison – c’était une gifle au bon sens. De plus, il commen-
çait à se souvenir de sa rencontre avec ce patient qui se prenait pour le
Christ, ce qui le rendait encore plus nerveux. « Attendez, j’ai trois patients ce
matin, dit-il. Je vais réfléchir à tout ça et je vous recontacterai. Nous allons
bien arriver à trouver la bonne perspective… » Gregory n’avait pas la moindre
envie de bouger, mais Sept lui donna une amicale impulsion, et l’accompagna
vers la porte.
« On garde le contact. Je vous le promets », répéta George. Après le dé-
part de Gregory, George procéda à deux extractions et un plombage, sans
adresser la parole à Sept, sauf pour lui dire : « Passez-moi la baguette ma-
gique », en indiquant un instrument dont Sept avait appris le nom, mais pas le
surnom que lui donnait George. À partir de là Sept anticipa en devinant ce

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que George allait lui demander, et en suivant ses indications de la main vers
l’endroit où se trouvait l’instrument souhaité.
« Et maintenant la pelleteuse », dit-il ; et quand Sept lui tendit l’instru-
ment, il murmura : « Super », mais d’un ton automatique et distrait. Même
ses demandes aux patients d’ouvrir plus grand la bouche manquaient du sou-
rire habituel.
Quand le dernier patient fut parti, George regarda Sept en secouant la
tête : « Sincèrement, je n’en reviens pas. Pour la première fois de ma vie, je
ne sais pas quoi faire. Que pensez-vous de tout ça ?… »
Et là, dans son désir d’aider, Sept s’oublia complètement, et répondit :
« Où est le problème ? Les gencives de ce garçon ont été définitivement gué-
ries. Les miracles sont la nature quand on la laisse faire. »
George ouvrit de grands yeux. « C’est bizarre de dire ça. Les miracles sont
la nature quand on la laisse faire, c’est ça ? Quelle idiotie. Mais il y a autre
chose derrière la guérison de ces gencives. Allez, vous n’avez pas l’impression
qu’on a été hypnotisés ?
- Hypnotisés ? » répéta Sept, sidéré. D’où George tirait-il une idée pareille ?
« Ou peut-être qu’on a halluciné ? » continua George en hésitant. « Non.
Bon, vous je ne sais pas, mais moi je suis scotché. Il faut que je trouve ce qui
s’est passé. Il doit y avoir un truc. »
Tout en parlant, George et Sept fermèrent le cabinet, quittèrent le bâti-
ment et se dirigèrent vers le parking. C’était une chaude après-midi de juin ;
une journée d’un doux gris-vert. Chaque fois qu’il venait au centre George
passait par l’aire de jeux, mais cette fois, tout en discutant avec Sept, il s’ar-
rêta et s’assit sur une balançoire. Sept prit place sur celle d’à côté. À cette
heure de la journée les enfants étaient partis, seuls quelques patients han-
taient encore les alentours. Le bruit de la circulation sur la rue principale
était atténué par la végétation, et Sept et George restèrent assis là un mo-
ment, sans rien dire.
« Vous êtes un drôle d’individu, vous savez ? finit par dire George. Vous
prenez tout ça si calmement…
- Ce qui est, est, répondit Sept simplement.
- C’est peut-être parce que vous êtes plus jeune. Je ne sais pas, mais au
moins jusqu’à la fac dentaire on nous disait que certaines choses étaient irré-
versibles ; certaines conditions. Bon sang, je suis quand même le président de
la campagne pour le cancer !
- La campagne pour le cancer ? Mais qui veut ça ? demanda Sept, incrédule.
- Ce n’est pas le moment de plaisanter, répondit George. Si une seule gué-
rison de la sorte peut arriver, c’est un coup bas pour l’ensemble du corps mé-
dical. Au lieu de faire des levées de fonds pour faire avancer la technologie, il
faudrait… eh bien, je ne sais pas, revoir nos idées sur le corps dans son en-
semble, ou trouver des guérisseurs, ou…
- En tout cas vous savez où il y en a un, répondit Sept l’air innocent.

42
- Oui, chez les fous, où je dirais que c’est sa place – si je n’avais pas vu
ces gencives moi-même. » Soudain, George se redressa d’un coup. « J’ai
trouvé ! hurla-t-il. Ils sont deux. Oui, c’est ça ! Ce sont des jumeaux, un avec
une bouche correcte et l’autre avec ces gencives pourries. Super malin comme
truc ! Des jumeaux ! » répéta-t-il, plié en deux de rire sur sa balançoire.
Sept faisait de grands yeux.
« Oh mon Dieu ! Comment est-ce que j’ai pu croire à ça ? s’écria George
entre deux fous-rires. Le zèbre a essayé de m’avoir parce que je n’ai pas ré-
ussi à soigner ses foutues gencives. Je veux dire qu’il nous prend tous pour
des imbéciles, des membres de l’institution, qui s’en fichent totalement ; on
est payés, et basta. »
Malgré tous ses efforts, Sept n’arrivait pas à comprendre la réaction de
George. Pourquoi préférait-il la solution de la fraude, d’abord ? Et pourquoi
son rire se faisait-il de plus en plus fort ? Il finit par dire : « Vous ne croyez
pas du tout au miracle, alors ?
- Bien sûr que non, vous êtes trop crédule, trop naïf » dit George, dont le
rire s’apaisait. Il se balançait doucement, fixant la pointe de sa chaussure
droite comme si la réponse y était cachée. « Regardez, dit-il, ce type qui joue
au Christ doit être de la partie. Jumeau Un me montre ses gencives malades,
et puis Jumeau Deux me montre les siennes, saines, en me disant que c’est
‘le Christ’ qui les a guéries. Et où veulent-ils en venir ? Le miracle ! Eh bien,
ils m’ont drôlement eu.
- Et je suppose que vous ne croyez pas non plus à l’âme, hein ? » demanda
Sept timidement.
George se leva et s’étira. « Je crois dans les dents et les gencives, dit-il en
souriant. Et elles ne mentent pas. »
Dans le contexte de sa relation avec George, il ne pouvait guère en dire
plus ; et il ne savait même pas comment le dire, pensa-t-il misérablement.
Mais il regarda George avec juste une toute petite pointe de sérieux, et ré-
pondit : « Mais il y a pourtant plus dans la vie que les dents et les gencives. »
Immédiatement il vit qu’il avait vexé George ; celui-ci se rassit sur la ba-
lançoire, et avec une légère tape réprobatrice sur son épaule, il dit à Sept :
« Ah oui ? Eh bien écoutez. Dentiste n’est peut-être pas la profession la plus
héroïque du monde – et vous allez vite vous en rendre compte. Mais je vais
vous dire quelque chose : les gens sont éperdus de gratitude quand vous leur
arrachez une dent gâtée, ou quand vous arrêtez la douleur. Et ça, c’est réel.
Ce n’est pas très philosophique, mais c’est une aide très concrète pour les
gens qui souffrent. Alors la question de l’âme, je la laisse aux pasteurs, aux
prêtres, ou à n’importe qui. Et je persiste à dire que les gencives sont hon-
nêtes. Elles ne mentent pas. »
Sept était stupéfait ; à chaque minute il en apprenait un peu plus sur
George.

43
George sourit : « Surpris ? En tout cas, c’est pour ça que des tours pen-
dables comme celui-là me rendent malade – ils donnent de faux espoirs aux
gens. Mais je crois que j’en comprends les raisons. Je vais jouer le jeu pour
voir ce qu’ils ont en tête, et après, je sors le glaive.
- D’abord il va falloir que vous trouviez le jumeau de Gregory, dit Sept.
- Et moi qui me disais à quel point c’était génial qu’il ait à ce point
changé d’attitude, miracle ou pas, dit George en se remettant à rire. Seule-
ment… deux types au lieu d’un. Bon, la plaisanterie était à mes frais, j’ima-
gine. »
Mais soudain son humeur changea. En commençant à creuser un trou sous
la balançoire avec sa chaussure, il dit, d’une voix plus dure : « Sauf que la
plaisanterie n’était pas franchement drôle, quand on y réfléchit. Et merde, je
ne sais pas. Mais j’ai travaillé sur ce concierge l’autre jour ; il m’a dit qu’il
était le Christ, d’accord. Il avait l’air sympa. Quand j’ai eu terminé il m’a dit
‘Dieu vous bénisse’, ou quelque chose comme ça… » George s’interrompit, vi-
siblement gêné.
« Et ?… demanda Sept.
- Merde, continua George avec un sourire sarcastique. Pendant quelques
instants je me suis senti formidablement bien, fort, comme renouvelé, plein
de vie. L’assistante a dit que ce genre de choses arrivait de temps en temps,
et a ramené ça à une suggestion. Il faut que ce soit une suggestion. Mais en-
fin, je ne suis pas particulièrement suggestionnable, pas que je sache ! »
Visiblement George avait provisoirement oublié la présence de Sept. Il
pensait tout haut, pour lui-même : « J’ai pensé à une foule de choses aux-
quels je n’avais pas pensé depuis des années… et maintenant, voilà. C’est
vraiment honteux de profiter des gens comme ça…
- Comme quoi ? demanda Sept, incapable de rester silencieux.
- Comme, eh bien, donner de faux espoirs de cette façon ! s’écria George
en levant les bras. Allez, on y va. La vie n’est pas un terrain de jeu, c’est moi
qui vous le dis… Je vais les avoir, ces types, pris sur le fait. »
George se leva énergiquement et se dirigea à grands pas vers le parking. À
côté de lui, un peu inquiet, Surâme Sept devait presque crier : « Vous pour-
riez avoir plus de surprises que vous n’en attendez… »
Mais George ne répondit pas. Rempli d’une juste indignation, balançant
vigoureusement les bras, ses yeux bruns flamboyant : « Une blague reste une
blague, et trop c’est trop », dit-il. Et Sept se dit qu’il ressemblait tout d’un
coup, d’une façon assez gênante, à son grand-père, George Brainbridge Premier.

44
Chapitre IX. – Nouvelles révélations pour George : le dilemme
s’approfondit

George devait rencontrer Gregory au cabinet dentaire du centre de santé,


où ils seraient plus tranquilles pour parler. Diggs avait quelques minutes de
retard, et George murmura à Sept : « On parie qu’il ne viendra pas ? Il a peut-
être deviné qu’on avait tout compris ? Et zut, comment la vie peut-elle être
aussi compliquée ?
- Mais il est peut-être sincère ? » proposa Sept, en souriant comme si cette
possibilité était pour lui la plus impensable. « Après tout, nous n’avons trouvé
aucune trace d’un jumeau. Les dossiers que la police a vérifiés n’ont pas pu
être falsifiés.
- Dossiers ou non, c’est la seule explication possible, dit George avec obs-
tination. À moins que vous ne croyiez aux miracles.
- Les miracles ne sont peut-être que des choses que nous ne comprenons
pas, osa Sept. La science admet que beaucoup de phénomènes ne peuvent pas
être expliqués…
- Les gencives sont les gencives », asséna George comme mettant un
terme à toute discussion.
Avant que Sept puisse répondre, Gregory Diggs entra, et ferma la porte
derrière lui. George n’attendit même pas qu’il s’asseye. Il s’avança vers lui en
demandant : « Alors, où est votre jumeau ? Je sais que vous en avez un.
- Un jumeau ? demanda Gregory, éberlué.
- Celui qui a les gencives malades, répondit George en pesant chaque mot.
Vous êtes deux. Vous me montrez votre bouche en pleine santé et puis vous
me racontez une histoire à dormir debout au sujet d’une guérison miracu-
leuse. Et je me fais avoir – enfin, presque. Nous avons trouvé le dossier de
votre frère jumeau », fit-il avec le sentiment d’être dans son absolu bon
droit.
Gregory Diggs le fixa avec une telle indignation que même George dut ad-
mettre qu’elle n’était pas feinte ; ce qui, comme il avait foncièrement bon
cœur, le fit immédiatement se sentir coupable.
- Je n’ai aucun frère jumeau, bon sang ! bégaya Gregory Diggs complète-
ment interloqué. Qu’est-ce que c’est que cette idée ? OK, je n’ai pas toujours
joué franc jeu, mais je jure que dans cette histoire j’ai été réglo. Ce type
m’a guéri, je vous dis. C’est vrai, il y a certains détails dont je n’ai pas parlé,
mais ils n’ont rien à voir avec mes gencives », ajouta-t-il en jetant à Sept un
regard contrit.

45
Vite Sept rétorqua : « Oubliez ça. Le Dr Brainbridge a suffisamment à faire
pour aujourd’hui. Je lui en parlerai demain.
- Non. Je veux m’en débarrasser, insista Gregory Diggs, aussi têtu que
George quelques minutes auparavant. Je vous ai dit que je repartais à zéro.
C’est un autre monde pour moi maintenant.
- Me dire quoi ? » demanda George, le regard incertain, pas vraiment sûr
de vouloir savoir.
Alors Sept leva les mains en signe de reddition, se disant qu’il trouverait
bien quelques explications en cas d’urgence, et Gregory commença, d’une
voix hésitante et légèrement sur la défensive :
« C’était avant la guérison de mes gencives. Je vous avais vu le matin, et
vous aviez dit qu’on ne pouvait rien faire. J’avais horriblement mal et j’étais
furieux. Comme d’habitude je m’imaginais que ça n’intéressait personne.
Donc cette nuit-là j’ai décidé de quitter la ville, mais je n’avais pas d’argent.
Alors j’ai cherché votre adresse dans le Bottin et je suis allé chez vous. »
Diggs fit une pause, le regard implorant fixé sur George. « Eh bien, continua-
t-il, je pensais voler quelques médicaments et les revendre dans la rue contre
du cash. Je me disais que de toute façon vous les aviez gratuitement. Donc… »
Il s’interrompit, de plus en plus mal à l’aise.
« Vous feriez aussi bien de continuer », dit George. Il lançait à Sept des
regards interrogateurs en hochant la tête.
« Zut, je ne sais pas, fit Gregory, presque en bégayant. Le rez-de-chaus-
sée était dans le noir. Il y avait une voiture dans le garage, et l’étage était
éclairé à l’arrière de la maison. J’ai supposé que le bureau du rez-de-chaus-
sée était fermé pour la nuit. Si je ne faisais pas de bruit, je pouvais y arriver.
La porte de derrière n’était même pas fermée à clef, alors je suis entré…
- Et c’est là que je l’ai trouvé, fit Surâme Sept vivement.
- Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? demanda George en écarquillant les
yeux.
- Bon, en tout cas il n’a rien volé, c’est le principal, répondit Sept. Nous
avons discuté. Je ne voulais pas qu’il s’attire encore plus de problèmes…
- Mon Dieu…
- Quand vous êtes parti faire la vaisselle, expliqua Sept fort intelligem-
ment, je suis descendu voir ce qui se passait, et j’ai trouvé Gregory en train
de fureter partout en cherchant des médicaments. »
Éberlué, George fixait Sept : « Mon Dieu, c’était vraiment courageux.
Idiot, mais courageux. »
Sept eut la gentillesse de rougir, et George continua : « Mais pourquoi ?
J’aurais très bien pu gérer ça tout seul ! »
Sept ne répondit pas, laissant à George le soin d’imaginer une réponse.
« Yeah… » fit-il, perdu.
Gregory, qui s’était tu, reprit : « Mais ce n’est pas tout. C’est après que
ça devient fou. »

46
Après, Sept en était sûr, allait être l’histoire de Gregory découvrant les
lampes à gaz allumées, la maison revenue à l’époque du grand-père de
George, et pire que tout – la rencontre de Gregory avec George Premier. Sept
se prépara mentalement, et regarda George avec inquiétude.
- Fou ? tonna George, avec presque la voix de son grand-père. C’est ce
qu’ont été tous ces derniers jours. Fous. Alors allez-y. »
Gregory avala sa salive. « Eh bien, avant que Sept me trouve, quelqu’un
d’autre l’avait fait… Un monsieur habillé d’une robe d’intérieur rouge à l’an-
cienne, qui portait une ancienne carabine. Il l’a pointée sur moi. Mais d’abord
il avait allumé les lampes… sauf qu’elles n’étaient pas électriques. C’étaient
des lampes à gaz, partout. J’ai crié que je n’étais pas armé. »
Silence. La mâchoire de George se décrocha. S’essuyant le front il dit :
« Je ne peux pas croire ce que j’entends.
- Moi non plus je n’y croyais pas », s’écria Gregory. Les souvenirs reve-
nant, il était de plus en plus agité. « Il m’a fait asseoir, et il m’a fait un ser-
mon, et il était dentiste aussi. Il m’a mis du clou de girofle sur les gencives.
Seulement… on aurait dit que c’était un décor de cinéma, comme si la pièce
datait d’un siècle. J’ai pensé… que c’était un parent à vous un peu bizarre,
quelque chose comme ça. Il a dit qu’il était le Dr Brainbridge. J’essayais de
trouver quoi faire quand le Dr Sept, ici présent, est entré. Il a crié, et le type
en robe de chambre a ramassé sa carabine et il a monté l’escalier. Et puis
Sept m’a laissé partir. J’ai couru au centre psychiatrique et personne ne m’a
vu. Le lendemain matin, Fenêtre a guéri mes dents. »
Les yeux de George Brainbridge auraient pu servir de modèle pour une
étude sur la stupéfaction. Il commença à rire, certain que Sept et Gregory lui
faisaient une blague. Puis, devant l’air décidé de Gregory, il ravala son rire.
« Vous vous moquez de moi ! » s’exclama-t-il, dans la certitude sans espoir
qu’il venait d’entendre la seconde histoire la plus sidérante de sa vie – et
qu’elle était absolument véridique.
« Euh, peut-être que Gregory, sous le coup de la peur, a halluciné
l’homme à la carabine ? dit Sept.
- C’est vous qui lui avez dit de partir ! cria Gregory.
- Euh, effectivement », répondit Sept, écarlate.
George Brainbridge s’assit, mit sa tête sur ses bras, et gémit. Puis, rele-
vant la tête, avec un sourire, il annonça : « D’accord. Je vais faire semblant
pendant une minute que tout est possible. Décrivez l’homme en robe d’inté-
rieur.
- Il avait les cheveux blond pâle, des sourcils broussailleux, mince, environ
un mètre quatre-vingt, répondit Gregory à toute vitesse. Sa robe de chambre
était violette – j’avais du mal à y croire – avec des glands au bout de la cein-
ture. Et, attendez… oui, il y avait un monogramme, G. B. »

47
George avait le regard fixe. Il pâlit, alors qu’un sourire incongru demeu-
rait sur ses lèvres. « Mon grand-père avait cette allure-là quand il vivait en-
core. Et il avait une robe de chambre comme ça. Je m’en souviens de quand
j’étais enfant. »
Gregory se raidit. « Oh non ! Ce n’était pas un fantôme », dit-il d’une voix
tremblante. Je ne pouvais pas voir à travers lui, ou des trucs comme ça. Et il
m’a mis du clou de girofle sur les gencives. Aucun fantôme ne pourrait faire
ça. Je peux vous montrer où il le rangeait.
- Dans mon cabinet il n’y a pas d’huile de clou de girofle, dit George sè-
chement. Mon grand-père était dentiste. Il utilisait les clous de girofle. Je me
souviens de l’odeur.
- C’est ça ! s’écria Gregory. L’odeur me brûlait les yeux.
- Et vous n’avez pas de jumeau ? C’étaient vos gencives ? » demanda
George doucement.
Gregory acquiesça. « L’homme que j’ai vu était bien réel, répéta-t-il. Le
Dr Sept l’a vu. Et les lampes à gaz aussi.
- Je l’avais déjà vu », admit Sept en rougissant. Puis, se tournant vers
George : « On aurait bien dit que c’était votre grand-père.
- Vous aussi ? hurla George. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Aucune im-
portance ; vous avez pensé que je ne vous croirais pas, je suppose. Eh bien
c’est vrai. »
Il se laissa tomber dans le fauteuil en regardant dehors par la petite fe-
nêtre. « Du moins il y a quelques jours je ne vous aurais pas cru. Aujourd’hui
je vous crois, Dieu sait pourquoi. Est-ce que l’un de vous deux réalise ce que
cela signifie pour ma vie ? Mon grand-père, un fantôme… et un type qui se
prend pour le Christ et qui soigne des gencives malades ? Qu’est-ce que je
peux faire de tout ça ? Je vous le demande, sincèrement…
- Accepter les événements comme faisant partie de la réalité, se hâta de
répondre Sept. Puisqu’ils se sont produits ils sont légitimes, qu’ils soient sup-
posés se produire ou pas. Vous n’avez jamais été un froussard.
- Qu’est-ce que vous en savez ? demanda George, inquisiteur.
- Vous n’en avez pas les manières, précisa Sept.
- Il se trouve que vous avez raison, répondit George. Et si ces choses sont
arrivées – eh bien, elles sont arrivées. Seulement, pourquoi à moi, au nom du
Ciel ?
- Et à moi, alors ? » s’exclama Gregory Diggs. Puis, lentement : « Vous sa-
vez, j’ai beaucoup réfléchi à tout ça ces derniers jours, et il se pourrait bien
que j’ai trouvé une réponse… Un genre de réponse. »
Il s’interrompit, et George l’encouragea : « Eh bien, allez-y, dites-le ! Ça
m’intéresse vraiment, moi. »
Après avoir bien examiné le plancher, Gregory commença : « Bon, alors,
je ne suis pas en train de me faire plaindre, mais j’ai eu une enfance pourrie.
On était pauvres. Mon père buvait. Ma mère… guère mieux. Cinq gosses.

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J’étais sûr que personne ne s’intéressait à moi. Mais alors… personne. Et pen-
dant des années, parfois, la nuit, j’avais l’habitude de… je ne sais pas trop
comment dire… regarder le ciel et je pensais : ‘Espèce de bâtard d’univers, tu
pourrais faire un tout petit quelque chose de gentil pour moi, si tu voulais.’
Ça m’était égal que ce soit petit, mais je voulais au moins un tout petit mi-
racle, rien que pour moi, pour que je sache que la vie, ou l’univers, quoi que
ce soit, savait que j’existais. Et s’en préoccupait. »
Il murmura les dernières phrases, et si vite que George et Sept avaient du
mal à comprendre. Quand il eut fini, George lui dit : « Mince, je suis désolé…
- Mais vous ne voyez pas ? lança Gregory, d’une voix plus ferme. Je pense
que c’était ça. Je veux dire que depuis toujours j’ai eu terriblement envie
d’un miracle. Alors peut-être qu’il a fallu tout ce temps pour qu’il y en ait un
qui me rattrape ? »
Spontanément Sept s’écria : « Mais bien sûr ! J’ai oublié à quel point vous
êtes important dans tout ça ! Maintenant je vois pourquoi. Votre intention…
- J’aimerais bien que quelqu’un m’explique tout ça, l’interrompit George.
Puis, se tournant vers Gregory : « Des lampes à gaz, vous dites ?
Gregory acquiesça.
- Alors demanda Sept d’un air décidé, qu’est-ce qu’on fait ? »
George Brainbridge se leva, le visage empreint d’une ferme résolution, le
regard acéré, les mains sur les hanches. « Je vais aller voir ce Jean Fenêtre,
déclara-t-il. Et s’il peut vraiment guérir des gencives ou quoi que ce soit, il
faut que le monde, tout le monde, le sache. Le Conseil de l’ordre. Dieu sait
qui.
- Non, vous ne pouvez pas faire ça ! protesta Gregory. Ils feraient de sa vie
un enfer. Vous ne comprenez pas. Quand Fenêtre pense qu’il est le Christ, il
peut guérir, en tout cas moi il m’a guéri. Mais il est parano. Il a peur qu’on
le… crucifie. Je vous assure que ça le panique. D’accord c’est dingue, mais si
vous prévenez les autorités il va mourir de peur.
- Eh bien que suggérez-vous, alors ? demanda George, exaspéré. Je croyais
que vous vouliez de la publicité.
- Je ne sais pas quoi faire. Rien, peut-être, répondit Gregory, découragé.
- Et si ce type a guéri, disons, d’autres patients, comment se fait-il que
personne ne le sache ? demanda George.
- Ils sont tous supposés être plus ou moins fous, rétorqua vivement Gregory.
Même vous, vous ne vouliez pas me croire. Qui irait croire un de ces patients ?
- Ouais. C’est sûr…
- Mince, qu’est-ce que je regrette d’avoir dit quelque chose, murmura
Gregory. Au début je voulais juste vous prouver que vous aviez tort. Et main-
tenant franchement je m’en veux. La dernière chose que je voudrais c’est de
causer des ennuis justement à ce type… qui m’a aidé. Il ne s’agit pas seule-
ment de mes gencives, vous savez, mais toute ma vie va mieux maintenant.
Tout mon monde… »

49
Il semblait au bord des larmes.
- Attendez, le rassura George, je vais juste aller parler au médecin de Fe-
nêtre, et à Fenêtre lui-même ; à personne d’autre sans vous en parler avant.
D’accord ?
- Ouais, dit Gregory, pas convaincu.
- Vous me faites confiance ? demanda George.
- Ouais », répéta Gregory, surpris. Il réalisait qu’il aimait bien George
Brainbridge, et le Dr Sept, et pour la première fois de sa vie, il avait l’impres-
sion d’avoir trouvé de vrais amis. Seulement – Fenêtre lui aussi était un ami,
et il ne laisserait rien ni personne lui faire du mal.
« Évidemment il n’y a aucune preuve que c’était mon grand-père, dit
George avec un rire gêné. Je vous crois juste tous les deux sur parole, mais je
ne vois absolument pas quel intérêt vous auriez à me mentir. Vous pouvez me
décrire la pièce ?
- Évidemment, dit Gregory. Tout était dans un style ancien. Le cabinet du
dentiste aussi. Je veux dire, il y avait des drôles de petites tables en bois par-
tout, des rideaux de dentelle aux fenêtres, et un fauteuil de dentiste complè-
tement bizarre, pas comme celui-ci. Il y avait, euh, des meubles victoriens, je
crois que c’est comme ça qu’on dit. Et un immense pot de fougères près de la
fenêtre – dans le cabinet dentaire. Je me suis caché derrière, mais j’ai été
pris, de toute façon. »
Aussi calmement qu’il put, George dit : « J’ai une photo du bureau de mon
grand-père dans un vieil album ; il y avait une plante exactement comme ça
près de la fenêtre. » Il secoua la tête. « Cette histoire commence à faire sens,
j’ai l’impression. Mais je n’arrive pas vraiment à le saisir. Et vous, Sept ?
- Je ne crois pas que c’était un fantôme », répondit Sept, en décidant
qu’il était temps pour George d’en savoir un peu plus sur certaines réalités de
la vie. « Je pense que d’une façon ou d’une autre, quand vous n’êtes pas là,
le temps change et le passé apparaît. Quelque chose comme ça.
- Vous voulez dire que – je sors, je ferme la porte, et bingo ! dans la mai-
son on est au XIXe siècle, c’est ça ? »
Sept s’attendait à ce que George éclate de rire, mais au lieu de cela, son
visage passa de l’étonnement au soulagement.
George enleva ses lunettes, en essuya les verres, et secoua la tête. « Par-
fois j’avais peur de devenir fou, quand j’étais petit. Bon sang, j’avais tout ou-
blié jusqu’à aujourd’hui. Ou je me l’étais enlevé de la tête. Je ne me suis ja-
mais bien entendu avec mon père, mais mon grand-père était mon idole.
J’avais neuf ans quand il est mort. Parfois j’avais l’impression de le voir, en
général en haut de l’escalier. Mais plusieurs fois ça s’est passé dans la salle
d’attente, en bas, en plein jour. Mais enfant, en descendant l’escalier, j’avais
l’impression que les pièces en bas étaient… différentes, et que si je faisais
bien attention, je pouvais arriver à les attraper dans l’état où elles étaient

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avant… avant quoi ? Bon, je ne savais pas. Mais j’avais l’habitude de me glis-
ser dans l’escalier aux heures les plus bizarres, et une nuit, j’ai vu la salle
d’attente telle qu’elle était à l’époque de la jeunesse de mon grand-père. Et
il y avait des lampes à gaz. En grandissant je me suis convaincu que tout cela
n’était que mon imagination… »
George fermait à demi les yeux. Sa voix devint rêveuse.
« Grand-papa passait pour un doux dingue. Ses patients l’adoraient. Il
était l’archétype des philanthropes victoriens, impliqué jusqu’au cou dans
toutes sortes d’œuvres charitables. Il a laissé un vieux journal. Il doit être
quelque part au grenier, je suppose. Mais il s’intéressait à des trucs comme…
l’expansion de conscience, et il suivait les travaux de William James. Il faisait
des expériences bizarres, et il a écrit à James à ce sujet, je crois. Mon père
me disait que c’était un excentrique, et il m’a demandé d’arrêter de m’inté-
resser à ses idioties. »
Revenant à lui, George rougit, et continua :
« Alors je suis devenu un bon Américain pur jus. Bon Dieu, je ne vois pas
de quoi je suis en train de m’excuser. Je suis drôlement bon comme dentiste.
- Et votre grand-père aussi, dit Sept en souriant. Quand je l’ai vu, il reni-
flait du gaz hilarant… »
À la remarque de Sept, George bondit sur ses pieds.
« Hein ? s’écria-t-il, c’était un secret de famille. Et je veux dire un secret
sacrément bien gardé. Mon père m’avait ordonné de ne jamais en parler. J’ai
surpris souvent mon grand-père à renifler du gaz hilarant. En été mes parents
partaient à l’étranger ; mon père était une espèce de dandy, pour parler fran-
chement, un arriviste. Nous avions une gouvernante et en été je restais avec
elle et mon grand-père, jusqu’à l’année de sa mort. Plus tard je partais avec
mes parents, ou en colonie. Ça ne peut être que mon grand-père que vous
avez vu, d’une façon ou d’une autre ; mince, il m’a fait respirer du gaz une
fois ; il était déjà très vieux. Quel trip j’ai fait…
- Alors on a vraiment vu un fantôme ? demanda Gregory. Là c’est vous qui
vous fichez de moi. Il était solide, je vous dis.
- Ça doit être en rapport avec la relativité, s’exclama George. Ou la dis-
torsion temporelle. Ça doit jouer un rôle. La théorie d’Einstein sur la relati-
vité – sans dire que je la comprenne. Comme quoi le temps et l’espace se-
raient relatifs. De toute façon il doit y avoir une explication scientifique.
Merde, je ne vais quand même pas gober tout ça tout cru. Je vais aller au
fond des choses. Vous avez dû être drôlement secoué, Sept, quand vous avez
vu mon grand-père ? »
Sept sourit.
« Non, je l’ai bien aimé. Je prends les choses comme elles sont. Donc je
suis un pragmatique, n’est-ce pas ? Je veux dire que ce qui arrive, arrive.
C’est idiot de faire comme si de rien n’était.

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- Super super, fit George d’une voix forte. Exactement ce que je dis. Et
ceux qui ne sont pas d’accord n’ont qu’à aller se faire voir. »
Mais il baissa la tête.
« Ça a l’air bien comme ça, continua-t-il, mais pourquoi faut-il que ça
m’arrive à moi ? Ce sera impossible à expliquer à qui que ce soit, mais on ne
peut pas l’ignorer. Surtout la guérison de Gregory… Je peux encore voir ces
foutues gencives dans l’état où elles étaient – et après, psssst… en parfaite
santé ! Il faut que je voie le médecin de Jean Fenêtre.
- Il ne vous laissera peut-être pas voir Fenêtre, fit Gregory avec un air
d’espoir.
- J’aimerais bien qu’il essaye de m’en empêcher, dit George. Maintenant
que je suis convaincu, on va examiner tout ça à fond.
- C’est bien ce qui me fait peur », dit Gregory.
Et Surâme Sept commençait à être du même avis.

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Chapitre X. – Sept et George font la connaissance du
Dr Joséphine Guillerette, et le Christ disparaît

George Brainbridge ne se sentait pas à son avantage. D’abord il avait


chaud, et il transpirait. Il avait son après-midi de disponible, mais il avait
déjà visité chez eux deux patients qui ne pouvaient pas aller à son cabinet, et
il mourait d’envie de boire une bière fraîche. Il portait un short avec un polo
à manches courtes, et les vieilles tennis qu’il mettait toujours à la minute
même où il terminait son travail.
Contrairement à lui, le Dr Joséphine Guillerette, du Centre Psychiatrique,
se souciait des apparences. Son tailleur d’été bleu ciel était impeccable ; ses
cheveux noirs ne laissaient passer aucune goutte de transpiration aux tempes,
et ses aisselles étaient sèches. George grogna mentalement : c’était sûrement
une de ces professionnelles qui tenaient à prouver qu’elles étaient, eh bien,
professionnelles. Elle avait le sourire social, poli, tranquille et réservé.
« Dr Brainbridge ? Juste à l’heure », dit-elle, les sourcils très légèrement
levés à la vue de ses cuisses au poil fourni, presque dodues. « D’après ce que
j’ai compris vous désirez parler d’un des patients, un Monsieur Jean Fenêtre. »
Elle ne l’avait pas encore invité à s’asseoir mais il s’assit, sur la chaise
rembourrée face au bureau. Il croisa les jambes, et sourit d’un air engageant.
« Voilà. En tant que dentiste, je m’y connais en dentition. Aucun mystère là-
dedans. Mais l’esprit, c’est autre chose. Et ça, c’est votre domaine.
- Euh, un instant je vous prie, dit-elle. Monsieur est ?… » Elle indiquait Su-
râme Sept, qui était timidement entré derrière George. Celui-ci élargit son
sourire. « Euh, mon associé. Je pensais que ça ne vous dérangerait pas, mais
dans le cas contraire, bien sûr… » Il avait invité Sept au dernier moment. Il ne
savait toujours pas pourquoi. Et Sept n’était pas prévu au rendez-vous.
Joséphine Guillerette pointa sur Sept un regard dur, puis sourit d’un air
décidé en annonçant : « C’est d’accord, vous pouvez rester. » George sourit
intérieurement, en se disant que pour une raison bizarre, tout le monde sem-
blait aimer Sept. Sept lui-même acquiesça poliment et s’assit.
Puis Joséphine dit à George : « Il reste toujours la question de la confiden-
tialité, bien sûr.
- Toujours », répondit George en se repositionnant un peu plus conforta-
blement. Joséphine sembla se reculer légèrement, ce que George remarqua
immédiatement. Que pouvait-elle bien avoir, se demanda-t-il avec une cer-
taine irritation. Elle n’avait jamais vu d’homme en short ?

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« Le patient qui vous intéresse est Jean Fenêtre. Vous ne m’avez rien dit
de plus au téléphone. Et si vous me mettiez au courant ? » fit Joséphine sur
un ton distant et un peu sec.
« Eh bien, c’est moi qui espérais que vous m’en diriez plus, répondit
George en allumant une cigarette. J’avoue que je suis coincé, autrement je
ne serais pas ici. Ce type se prend pour le Christ, c’est ça ? Bon, c’est une
chose. Mais j’ai un autre problème, et avant de vous en parler j’aimerais vous
poser quelques questions plutôt inhabituelles.
- Oh ? dit-elle.
- Est-ce que le gars aurait déjà… guéri quelqu’un, ou quelque chose ? Bon
sang, je ne sais pas comment le dire autrement ! » George était tellement
gêné qu’il se mit à transpirer encore plus.
« Guéri quelqu’un ? Ah elle est forte celle-là ! » Son éclat de rire était si
faux que George, alarmé, en sauta presque sur ses pieds. Elle était terrifiée,
c’était évident.
Il était habitué au comportement des patients confrontés au stress de l’in-
tervention dentaire. Certains riaient juste avant de devenir hystériques. Et
c’était le rire qu’avait eu Joséphine Guillerette. Mais pourquoi ? De quoi
avait-elle peur ? Mais elle se reprit, et passa d’un humour feint à une explica-
tion simpliste tout aussi fausse, dont il était évident pour chacun qu’elle n’y
croyait pas elle-même.
« Oh, pardonnez-moi », dit-elle, essuyant délicatement ses larmes de rire
d’un fin mouchoir en lin. « On vous a raconté ces histoires à dormir debout !
Franchement. » Elle se pencha en avant, envoyant par-dessus le bureau un
sourire d’une franchise affichée. « Dans un endroit comme celui-ci, la fron-
tière entre les faits et la fiction est souvent floue », commença Joséphine en
reprenant ses sèches manières professionnelles. « Les gens imaginent des
choses, bien sûr. Et avec quelqu’un qui se prend pour le Christ, eh bien les ru-
meurs vont bon train. Et j’ai bien peur que la suggestion soit un facteur im-
portant dans ce domaine. Est-ce de cela dont vous vouliez me parler au sujet
de Jean Fenêtre ? Il est parfaitement inoffensif, je vous assure ; en fait, il fait
fonction de concierge, ici… »
Elle était hors d’haleine. George remarqua avec une vilaine satisfaction
que sa lèvre supérieure était perlée de sueur. « Vous n’y croyez même pas
vous-même », dit-il.
Elle ouvrit de grands yeux, chargés de défi. « Je vous demande pardon ? »
fit-elle.
Sept, qui s’était efforcé de rester silencieux, prit la parole : « Je pense
que George veut dire qu’avec votre empathie et vos connaissances vous vous
êtes certainement déjà posé des questions au sujet de Jean Fenêtre. Euh,
nous ne sommes pas ici dans un contexte officiel, ajouta-t-il sur un ton de
conspirateur. Nous comprenons que dans le cadre de vos fonctions en tant que
psychologue, vous devez rester prudente. »

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George secoua la tête. Prudente en quoi ? se demanda-t-il. Où Sept vou-
lait-il en venir ? Quelle qu’ait été la réponse, en tout cas, Joséphine Guille-
rette répondit clairement. Elle se détendit soudain, et relâcha les épaules.
« Oui, je dois être prudente, répondit-elle. Merci de le reconnaître.
- L’éléphant dans le magasin de porcelaines, dit George, l’air contrit. Sept
est apparemment plus diplomate. Mais je vais vous poser la question. Pensez-
vous que Fenêtre soit capable de commettre une fraude, ou de participer à
une arnaque quelconque ? »
Elle fut sincèrement choquée, scandalisée.
« Certainement pas, dit-elle sévèrement. Mais vous pourriez peut-être
m’expliquer ce dont il s’agit ? » Elle se tourna légèrement pour regarder par
la fenêtre. Puis revint vivement. « Alors ?
- D’accord, voilà ce qu’on a, répondit George, en fixant ses mains. J’ai un
patient dont les gencives étaient dans un état avancé de détérioration. Deux
jours plus tard, ces mêmes gencives étaient parfaitement saines, et les dents
solidement implantées. Le patient dit que c’est Jean Fenêtre qui l’a guéri,
ici, dans cette institution. Et là je ne sais pas quoi faire de ça. »
Sept intervint doucement : « D’abord, George a pensé qu’il devait s’agir
d’une fraude, que ce patient avait sûrement un frère jumeau qui avait une
bouche en bonne santé. Mais maintenant il a compris qu’il ne peut pas y avoir
eu de fraude. »
De nouveau George hocha la tête. Ce doit être la chaleur, se dit-il, car il
avait du mal à distinguer les mots de Sept, mais le ton de sa voix l’avait im-
médiatement rassuré. Et cet effet apaisant s’étendait aussi au Dr Guillerette,
dont le visage de nouveau se détendit.
« Nous n’accusons nullement Fenêtre, continua Sept sur le même ton ; s’il
a vraiment des capacités exceptionnelles, nous nous sommes dit que vous de-
viez être au courant, alors George a pensé que cela devait vous mettre dans
une position très inconfortable. »
Les mots trouvèrent leur chemin jusqu’à George, qui posa sur Sept un re-
gard rempli d’admiration. Un vrai talent naturel de psychologue !
George reprit la parole : « C’est pour ça que nous avons décidé de venir
vous parler de cette histoire personnellement, plutôt qu’à quelqu’un d’autre.
- Je le savais. Je savais qu’un jour ça arriverait ! » s’écria Joséphine Guil-
lerette. Puis, très vite : « Si vous saviez sous quelle pression j’ai été, c’est un
miracle que moi, j’aie gardé la raison ! Je savais qu’un jour ça allait se savoir,
que Jean allait guérir la mauvaise personne – quelqu’un qui en parlerait aux
autorités, quelque chose comme ça. En fait, c’est comme si j’étais soulagée.
Au moins je peux partager cette charge inimaginable avec quelqu’un. » Elle
ne cessait d’arpenter la pièce dans tous les sens.
George était stupéfait. Son visage rougeaud, trempé de sueur, affichait un
sourire incrédule. « Partager quoi ? Quelle charge ? Êtes-vous en train de nous
dire que Fenêtre guérit réellement ? Je veux dire, qu’il le fait vraiment ? » Il

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était scandalisé par le tour que prenaient les événements. Comment une psy-
chologue professionnelle pouvait-elle oser de pareilles affirmations ? « J’étais
sûr que vous alliez m’expliquer comment la suggestion était la cause de tout
ça, dit-il d’une voix forte. J’étais incapable de m’imaginer comment, mais je
pensais qu’une psychologue pourrait… » Il s’interrompit en plein milieu de sa
phrase, honteux de lui-même.
Joséphine Guillerette vint se planter bien en face de lui, et lui répondit
d’une voix lourde de reproche : « Vous n’allez pas vous en tirer comme ça,
même si ça vous ferait plaisir, parce que je vais vous en dire plus que vous
n’aimeriez savoir. »
Silence.
Le Dr Joséphine Guillerette se tenait au milieu de son bureau, ne quittant
pas George Brainbridge des yeux. L’incarnation du défi. Le fort bourdonne-
ment des abeilles dans les buissons pénétrait par la fenêtre ouverte, par la-
quelle George pouvait voir les patients et les visiteurs marcher le long des al-
lées sous les arbres. Surâme Sept toussa.
« J’ai la mauvaise impression que je ferais mieux de partir maintenant que
c’est encore possible », dit George. Il lança un regard interrogateur à Sept, en
s’essuyant le visage avec un mouchoir en papier. « Qu’est-ce que vous en pen-
sez, l’ami ?
- Alors ? Décidez-vous », dit Joséphine. Les mains sur les hanches, elle
avait le regard noir ; colère ou anticipation, George n’aurait pas pu le dire.
« D’accord, fit-il avec un sourire. Je vais probablement le regretter, mais
zut. »
À ces mots le Dr Guillerette alla s’asseoir, et sembla se laisser partir dans
une profonde rêverie.
« Imaginez-vous que je ne sais pas du tout par où commencer, fit-elle
d’une voix douce et lointaine. Alors je vais vous raconter ma première ren-
contre avec Jean Fenêtre, et je vous donnerai les détails après. » Avec un
mouvement nerveux de ses sourcils noirs, elle s’immobilisa, puis se mit à par-
ler très vite, comme si elle avait peur, si elle ne commençait pas tout de
suite, de ne jamais plus pouvoir parler.
« Cette institution est une petite communauté. Nous accordons beaucoup
d’attention à nos patients, mais nous mettons la priorité sur un traitement ap-
proprié des malades les moins atteints de façon à ce qu’ils puissent retrouver
une vie normale. Nous avons des foyers temporaires pour eux. Parfois ils de-
viennent des patients externes. Mais quelques patients, dont Jean, ne nous
ont jamais causé de problèmes ; ils faisaient de petits boulots au centre et
pour une raison ou une autre, personne ne s’imaginait qu’ils pourraient sortir
un jour. Donc je suppose qu’on a fini par les perdre un peu de vue. En tout
cas, j’étais ici depuis plusieurs semaines quand j’en suis venue à sortir le dos-
sier de Jean et à lui fixer un rendez-vous.

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« J’avais une migraine épouvantable ce jour-là. J’avais pris des médica-
ments, mais rien ne semblait marcher. C’était juste après déjeuner. J’avais
vaguement mal à l’estomac. Et là Jean Fenêtre est arrivé pour son premier
rendez-vous avec moi. J’avais lu son dossier. Je vous le montrerai plus tard,
pour l’instant ce n’est pas important. Vous l’avez rencontré ? Oh, bien sûr,
vous avez soigné ses dents. Eh bien il était là, quelqu’un de tout à fait ordi-
naire, moyen partout, taille moyenne, couleur, poids, rien de particulier. J’en
suis venue à me demander comment il pouvait avoir assez d’imagination pour
se prendre pour le Christ. Je me suis présentée. Il était assis là, à votre place,
Dr Brainbridge. Puis-je vous appeler George ? »
George acquiesça.
« George, dit-elle. En tout cas nous n’avons pas parlé du Christ. Il a dit
qu’il s’appelait Jean Fenêtre. Dans mes premiers entretiens avec les patients
j’y vais doucement, pour instaurer les meilleures relations possibles ; nous
avons un peu parlé de sujets sans importance. Je dois avoir regardé par la fe-
nêtre, ou alors j’ai regardé ma montre, parce que je ne me souviens d’aucune
transition. Quand j’ai relevé les yeux, eh bien, il s’est passé quelque chose. Il
a dit, tout doucement : ‘Je suis le Christ. Allons, débarrassons-nous de ce mal
de tête. Vous voyez, il est parti.’ Et lui, il était transformé. Le côté ordinaire
de son apparence était magnifié, on aurait dit qu’il représentait l’Homme.
C’était comme si ce qui était ordinaire en lui s’était élevé à un degré in-
croyable. Et n’était donc plus ordinaire du tout, évidemment. » Elle s’hu-
mecta les lèvres. « Et à cet instant, mon mal de tête a disparu. Et vous savez
quoi ? Je ne lui avais même pas dit que j’avais la migraine. »
Joséphine s’interrompit. Son visage était rouge. « J’étais sous le choc. Je
veux dire, on pourrait supposer que j’aurais dû être ravie, non ? Mais la pre-
mière pensée qui m’est venue a été : ‘Quelle horreur ; c’est impossible qu’il
ait fait ça’. Et lui – Jean Fenêtre, ou le Christ, ou qui que ce soit – souriait
exactement comme s’il savait ce que j’étais en train de penser. Mais pendant
que tout ça me passait par la tête, Jean était redevenu lui-même. On aurait
dit qu’il ne savait pas ce qui venait de se passer. J’ai pensé qu’il donnait le
change, mais pas du tout. Son visage reflétait une totale innocence. Mais moi
– c’est à ne pas croire, je suppose – j’étais furieuse. Je lui ai dit qu’il allait
falloir mettre un terme à notre entretien, que j’avais oublié que j’avais un
autre rendez-vous, et je l’ai poussé dehors. »
Elle s’arrêta, hors d’haleine. Le bourdonnement des abeilles reprit la prio-
rité. George avait l’air gêné ; il hocha la tête.
« Alors là, il pourrait s’agir d’une suggestion, dit-il. Ce n’est pas vraiment
mon domaine, mais les migraines n’ont-elles pas une base émotionnelle ? »
Joséphine le foudroya du regard ; les mains sur les hanches, elle se leva et
se tint là, les jambes écartées, les bouts de ses sandales d’été pointant quasi-
ment vers des directions opposées. « Je suis consciente de l’aspect émotion-
nel de mes migraines, fit-elle d’une voix égale et froide. Et jusque-là, les

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miennes duraient plusieurs jours. Et elles revenaient à peu près tous les
quinze jours. Et depuis je n’en ai plus eu une seule. Et c’était il y a six
mois. » Sa voix s’adoucit. Elle reprit une position plus sage et continua :
« Mais je ne vais pas vous faire des reproches. Toute cette histoire m’avait
tellement bouleversée que pendant longtemps j’ai évité Jean Fenêtre comme
la peste. Je trouvais toujours des excuses pour ne pas le voir, jusqu’à ce que
finalement je ne puisse plus supporter cette situation… »
De nouveau elle baissa la voix. « Il y a eu d’autres incidents aussi, mais
pour le moment, c’est le principal. Quand je marchais dans les couloirs, je
rencontrais Fenêtre au milieu d’un petit groupe, ou parfois avec un seul pa-
tient. Ils le protègent, j’en ai la preuve, je vous en parlerai plus tard… Mais il
y a certains patients, que j’avais traités, sans résultats tangibles, qui tout
d’un coup se sont mis à aller tellement mieux qu’on a pu les laisser sortir. Et
j’avais vu Jean parler avec eux. Je ne pourrais pas vous dire comment je sa-
vais ce qu’il faisait, mais il y avait comme un voile de secret, ou de conspira-
tion, autour d’eux chaque fois que je les rencontrais. Chaque fois – ça s’est
produit trois fois – Jean leur parlait en tant que le Christ. Il redevenait Fe-
nêtre à la minute où il me voyait arriver, et me regardait avec cette fichue
ignorance, ou innocence…
- Aucun moyen de prouver une quelconque hypothèse, murmura George. »
Et sans crier gare, le Dr Guillerette éclata de rire. Elle en pleurait. George
se précipita, sans comprendre. Les yeux mi-clos, elle sortit son petit mouchoir
de lin. « Oh, je suis désolée. J’ai caché tout ça depuis si longtemps. Vous
comprenez ? Je n’en ai parlé à personne. Mais… » Elle regarda George bien en
face, puis se remit à rire, en disant, entre deux hoquets : « Des preuves ? Euh,
non, aucune. Mais depuis que Jean est ici nous avons le plus haut taux de gué-
risons dans l’Est. Les patients restent moins longtemps et on les libère beau-
coup plus vite que dans des institutions avec bien plus d’équipement et de
personnel. Et… » Son rire s’étrangla. « Et ça ne durera pas longtemps avant
que quelqu’un se demande pourquoi. »
George l’observait, sidéré. « Vous n’allez pas me dire que ce type… guérit
des malades mentaux ? »
Elle acquiesça vigoureusement. « Pas seulement, le pire c’est que c’est
moi qui en tire une bonne part du crédit. Je suis la seule psychologue à plein
temps dans cette partie du centre. Nous avons en charge des personnes désé-
quilibrées, évidemment, mais les cas vraiment difficiles sont dans un autre
bâtiment. Nous ne parlons donc pas de psychotiques sévères. »
George et Joséphine avaient presque oublié Sept, comme il l’avait espéré.
Il était assis tranquillement, à l’écoute, de plus en plus étonné par les réac-
tions humaines. Pourquoi les miracles de Fenêtre étaient-ils pour George et
Joséphine à ce point perturbants et désagréables ?

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Ne pouvaient-ils pas voir qu’ils fabriquaient un problème là où il n’y en
avait pas ? Manifestement non, donc à un moment donné, il n’avait pas com-
pris leur raisonnement, ou leur motivation.
S’il n’était pas lui-même aussi troublé par la situation, se disait-il, il au-
rait aussi probablement compris pourquoi George et Joséphine ignoraient au-
tant de choses qui se passaient autour d’eux. Par exemple ce magnifique
après-midi de juin, dans lequel Sept se perdait presque. Que ce coin de l’uni-
vers était délicieux ! pensait-il, chaque fois qu’il arrivait à s’extraire de la
conversation. L’air de la pièce était rempli de l’odeur des roses qui grim-
paient le long de l’espalier en métal installé juste de l’autre côté de la fe-
nêtre. Les buissons vibraient d’insectes, d’abeilles, d’oiseaux. L’odeur mouil-
lée et douce de la rivière s’élevait en volutes invisibles, et dans son ravisse-
ment, Sept oublia presque les affres de George et Joséphine.
Pas pour longtemps. Quand il se reprit, Joséphine, au bord des larmes, ne
se contrôlait plus que difficilement. À côté d’elle, George avait l’air inquiet
et gêné. Alors il sauta sur ses pieds. L’efficacité incarnée. « À chaque pro-
blème sa solution, dit-il au Dr Guillerette. Il est certain que la science n’a pas
encore toutes les réponses. » Immédiatement le visage de Joséphine s’éclaira,
ce qui amena George à penser : « Exactement ce qu’il fallait dire. » Il était de
nouveau sidéré par le tact de Sept.
« Je sais, répondit Joséphine. C’est ce sur quoi je m’appuie, bien sûr,
l’espoir d’une découverte… Peut-être un mécanisme psychologique inconnu
qui amènerait une guérison. Quand Fenêtre pense qu’il est le Christ, il guérit.
Fenêtre lui-même ne peut rien guérir du tout. Donc comment cette obsession
peut-elle déclencher certaines capacités… » Sa voix s’éteignit, en pleine con-
fusion.
« Vous plaisantez », tonna George Brainbridge. Puis il se mit à rire. « Donc
j’ai la solution. Supprimez l’obsession de Fenêtre et nous n’avons plus de pro-
blèmes ! » En lui coulant un regard lourd il simula un sourire sardonique, puis
reprit lentement : « Pas une mauvaise idée, non ? Vous pourriez faire ça ? »
Surâme Sept était tellement scandalisé par la proposition qu’il ne put que
fixer George d’un regard horrifié.
« Je… ne pourrais pas », dit Joséphine en fronçant les sourcils. « J’y ai
déjà pensé… pensé à essayer, je veux dire. » Elle s’interrompit, releva le
menton d’un air de défi et son regard se fit provoquant. « Il est clair qu’il pos-
sède une espèce de don de guérison. Votre expérience avec les gencives de ce
garçon le prouve. Qui de nous aurait le droit de l’en priver, simplement pour
qu’on puisse le caser dans nos idées préconçues de normalité ? C’est ça qui
m’a sidérée… Et vous en parlez comme si la science avait le moyen de guérir
une obsession.
- Ouais », fit George. Il était rubicond. Il avait honte de lui, et se sentait
de nouveau comme le vilain de l’histoire. Son pragmatisme lui vint en aide :
« Eh bien, si c’est ça que nous devons affronter, nous ferions aussi bien de

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nous y faire, lança-t-il vigoureusement. Tant que nous gardons les pieds au
sol. N’importe quel sol. Je pourrais voir ce Fenêtre ? Il faut bien que je com-
mence quelque part. »
Le Dr Joséphine Guillerette semblait épuisée. Elle acquiesça de la tête.
« Juste une chose encore. Je veux être là, dit-elle. Et nous devrons être très
prudents. Quand Jean est le Christ, il est complètement paranoïaque.
- Mon Dieu… murmura George d’une voix mourante.
- Attendez ici, ordonna Joséphine. Je vais voir si je peux le trouver.
J’aime mieux ça en fait. Je n’aurais pas voulu lui parler seule à seul. » Elle
quitta la pièce.
George alluma une cigarette et se tourna vers Sept. « Je n’y crois absolu-
ment pas, dit-il.
- Pourquoi pas ? » demanda Sept d’une voix étrangement claire, qui mit
George mal à l’aise. Pourquoi pas ? Il commença à lister toutes les raisons qui
interdisaient de croire à cette histoire quand le Dr Joséphine Guillerette entra
précipitamment. Elle était livide.
« Fenêtre a disparu, s’écria-t-elle. Personne ne l’a plus revu depuis tôt ce
matin.
- Mon Dieu ! dit George.
- Il ne sort même pas sur la place, où il a le droit d’aller, tellement il a
peur des étrangers, continua Joséphine, l’air terriblement inquiet. Je vais de-
voir faire un rapport, évidemment. Mais où a-t-il pu aller ? Et pourquoi ? Je
veux dire, il se plaisait, ici.
- Ah oui ? fit George ironiquement. Eh bien on ferait mieux de le retrouver
très vite. »
Sans savoir exactement pourquoi, George Brainbridge était terrifié. Il
avait le sentiment qu’une crise terrible venait d’éclater dans sa vie, une crise
qui mettait en péril toutes ses croyances, et toutes ses valeurs.

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Chapitre XI. – Le Musée du Temps

Évidemment, pendant que Surâme Sept se concentrait sur les problèmes


de George Brainbridge, il était simultanément impliqué dans les vies de toutes
ses autres personnalités. Mais le fait de devoir se contenter d’un seul corps
exigeait de lui de multiplier ses concentrations, tâche qui lui demandait en-
core des efforts. Il communiquait aussi avec son professeur, Chypre, qui gui-
dait ses actions depuis son impeccable point de vue.
Par exemple, au moment où George Brainbridge disait au Dr Joséphine
Guillerette : « On va peut-être le retrouver avant que les autres ne se rendent
compte de son absence », Surâme Sept entendit soudain la voix de Chypre ;
mais il parvint à rester dans le bureau de Joséphine (hochant la tête, espé-
rait-il, au bon moment), alors que sa conscience principale devenait un petit
point de lumière jouant au plafond. Chypre était un autre petit point de lu-
mière, dansant en haut de la fenêtre.
« Tout cela ne servira à rien », dit Chypre. Elle allait à la vitesse de la lu-
mière, bien sûr, comme Sept, de sorte que leur conversation n’eut quasiment
aucune durée.
« Je le sais ! s’écria Sept. Où étais-tu ? Dis-moi juste où est Fenêtre, c’est
tout, et je vais tout remettre en ordre. »
Chypre soupira : « Tu sais que je ne peux rien te dire, dit-elle. Ce serait
de la triche…
- Alors triche ! répondit Sept. Regarde George. Il a à moitié perdu la tête.
Il ne comprend même pas les miracles. »
Chypre sourit ; elle baissa les yeux vers George, qui s’essuyait le front en
disant : « Je parie que ce fichu Gregory Diggs a emmené Fenêtre quelque part
pour le protéger. »
Le Sept physique acquiesça vigoureusement, mais pour la conscience de
Chypre et celle de Sept, les mouvements et les sons de la pièce étaient in-
croyablement lents.
« Mais pourquoi ? » demanda Joséphine.
« Je vois ce que tu veux dire », dit Chypre avec empathie. « Je vais te
donner quelques indices. D’abord, souviens-toi du message que tu as reçu au
sujet des Codicilles. Il est d’une importance vitale. Et rappelle-toi que d’une
façon ou d’une autre, toutes tes personnalités sont concernées par les activi-
tés de chacune d’entre elles. Et en termes terrestres, bien sûr, tu dois respec-
ter une date limite.
- Une date limite ? demanda Sept, plus inquiet que jamais.

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- Oh Sept, d’abord trouve Fenêtre, fit Chypre doucement. Et je vais te
donner un autre indice : suis tes impulsions. Et en langage terrestre : dé-
pêche-toi ! Tu sais où il est.
- Moi ? » répondit Sept stupéfait. Mais en un instant il se retrouva dans son
corps, que George Brainbridge poussait du coude.
« Allez, on y va », ordonnait-il.
Presque vacillante sur ses hauts talons, Joséphine Guillerette annonça
amèrement : « Allez, on va chercher le Magicien d’Oz ! »
« Super », dit Sept, se félicitant pour cette réponse appropriée dans ces
circonstances un peu confuses.
Circonstances qui devinrent de plus en plus confuses – et chaotiques,
pensa Sept – au fur et à mesure que l’après-midi avançait. D’abord, l’air aussi
nonchalant que possible, ils inspectèrent le Centre Psychiatrique à la re-
cherche de Fenêtre ou de Gregory Diggs. Après leur échec, ils s’entassèrent
dans la Porsche de George et commencèrent à sillonner les rues, espérant
apercevoir l’une ou l’autre de leurs cibles.
« Si on repasse une fois de plus devant le centre commercial, je deviens
folle, finit par dire Joséphine. On a parcouru toute la ville sans voir ni l’un ni
l’autre. Ils pourraient aussi bien avoir pris le bus pour Tombouctou, ou plus
loin. Nous ne sommes même pas sûrs qu’ils soient ensemble. » Elle soupira.
Son maquillage fondait sous la chaleur, elle avait mal aux pieds, et elle n’ai-
mait pas se retrouver aussi proche de George Brainbridge, sur le siège passa-
ger de la voiture.
Depuis l’arrière, Sept dit : « Arrêtons-nous et parlons un peu. On pourrait
élaborer un plan d’action. Vous pourriez peut-être vous garer devant chez
vous, George ? Il y fait plus frais. » Sept ne savait pas pourquoi il proposait de
s’arrêter devant chez George, mais immédiatement il se souvint des étranges
glissements temporels qui avaient eu lieu à l’endroit où était construite la
maison. « Suis tes impulsions », avait dit Chypre. Y avait-elle fait référence ?
« D’accord », répondit George avec un soupir résigné.
Joséphine retira une chaussure et se frotta un talon contre l’autre. Ils
s’arrêtèrent devant la maison de George.
« Je ne vois pas où tout ça nous mène, fit Joséphine, l’air soucieux. On
n’arrive à rien. »
Sept fut tenté d’acquiescer.
« Zut, on le trouvera bien à un moment ou à un autre, répondit George
sans conviction. S’il est en ville, en tout cas. »
Mais Sept dressa l’oreille : ce que venait de dire George était lumineux :
‘On le trouvera bien à un moment ou à un autre.’ Mais bien sûr !
« Vos fenêtres auraient besoin d’un bon nettoyage », dit Joséphine pour
dire quelque chose, et Sept, éberlué, la fixa du regard. Réalisait-elle ce que
signifiaient ses paroles, indépendamment de leur sens premier ? Probable-
ment pas. Mais quand Joséphine prononça le mot fenêtres, Sept se rappela

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soudain quelqu’un qu’il avait totalement oublié (« Bon, pas totalement, bien
sûr », dirait-il plus tard à Chypre). Il se rappela un autre homme, dont le nom
était Fenêtre – une de ses personnalités, qui, la dernière fois qu’il l’avait ren-
contrée, vivait au vingt-troisième siècle. Et Jean Fenêtre était comme une
version floue du Fenêtre du vingt-troisième siècle. Il était, pensa Sept dans
une inspiration soudaine, comme une fenêtre qui aurait eu besoin d’être net-
toyée car elle déformait la vue…
« Ouais, je sais. Je le ferai avant que Jeanne rentre à la maison, dit
George. Elle s’en plaint toujours, aussi. »
À cet instant Sept sut que quelque chose allait arriver, et il ne voulait pas
que George ou Joséphine soient là au moment où cela arriverait. Sur une im-
pulsion subite, il ouvrit la porte et s’extirpa de la voiture. « Je vais aller
m’asseoir un moment sous le porche, s’excusa-t-il. Je ne supporte plus la cha-
leur. On arrive à l’heure du dîner, mais je n’ai même pas faim. Pourquoi
n’iriez-vous pas tous les deux manger un morceau, pour revenir me chercher
plus tard ? Je vais réfléchir à tout ça », fit-il en empruntant à George une de
ses expressions favorites.
Joséphine secoua la tête. « Je ne pourrai pas manger. Mais je pense que
nous pourrions retourner au Centre. George pourrait inspecter l’extérieur, et
moi je trouverai un prétexte pour entrer… »
Sept acquiesça avec impatience, car il sentait déjà comme le temps com-
mençait à glisser. La voiture disparut au coin de la rue au moment où la rue
elle-même disparaissait.
Sept sauta sur ses pieds au moment où la maison derrière lui s’évanouit,
de même que pratiquement tout son environnement. Dans un tourbillon
étourdissant, les objets apparaissaient, disparaissaient, et étaient remplacés
par d’autres.
Finalement Sept se souvint d’une parade pour faire face à ce genre de si-
tuation, qu’il avait apprise (où ? quand ?) et oubliée. Il bloqua son regard droit
devant lui, et quand l’objet suivant – un petit arbre – apparut devant ses
yeux, il ancra son attention à cet endroit précis. Tout disparut de nouveau, et
l’arbre se mit à grandir. Il se dirigeait donc vers le futur ; au moins il avait ré-
glé ça, se dit-il. Il désirait retrouver le Fenêtre du vingt-troisième siècle, de
façon à vérifier quelles connexions le reliaient à son homonyme du vingtième
siècle. Et s’il trouvait le Fenêtre du futur… trouverait-il automatiquement ce-
lui du vingtième siècle ?
Sept clignait furieusement des yeux. L’arbre atteint sa taille maximum,
puis mourut ; puis l’endroit resta vide. Une hutte apparut, puis plus rien de
nouveau. Puis autre chose s’annonça… Sept grogna : l’endroit ressemblait un
peu à celui où il s’était retrouvé au vingt-cinquième siècle, avec les villes
flottantes. Si c’était le cas, il était allé deux siècles trop loin. Mais avant qu’il
ait pu réfléchir aux mesures à prendre si c’était bien le cas, l’environnement

63
commença à se stabiliser peu à peu. Il leva les yeux – ses soupçons se confir-
mèrent. Le paysage était à peu près désert, et dans le ciel les villes flottantes
attrapaient les rayons du soleil, comme de brillants cerfs-volants tout ronds.
Sept s’étrangla : quelque chose de très désagréable s’était produit lors de
ce dernier glissement du temps. Au lieu d’herbe, le sol était recouvert d’une
couche de végétation maladive, qu’on aurait presque pu comparer au mince
duvet recouvrant la tête d’un chauve. En-dessous, la terre était grisâtre. Les
quelques arbres, rabougris et biscornus, atteignaient à peine un mètre. Et
bien que l’air ait été relativement chaud (indiquant qu’on était toujours en
été), il n’y avait ni fleurs, ni oiseaux, ni… - Sept écoutait avec attention – ni
insectes. Ou bien s’il y en avait, ils étaient sinistrement silencieux.
Comme il regardait autour de lui, Sept se sentit envahi par un sentiment
croissant de désolation. Ici, à l’endroit même où s’était élevée la maison de
George Brainbridge, d’où l’on pouvait entre la circulation sur Water Street, où
l’air était rempli de l’activité bourdonnante du vingtième siècle – ici, au
vingt-cinquième siècle, tout avait disparu. La Terre était à tous égards un
monde désert et stérile. Sept laissa vagabonder sa conscience. Inconsolable, il
envoya son esprit par ce monde à peu près nu. En l’espace d’un instant, il
passa d’un continent à un autre. Même les mers étaient atones, la végétation
avait déserté les montagnes, de sorte que çà et là seul subsistait un pauvre
petit arbre nain. Que s’était-il passé ?
Sept était presque anéanti de désespoir ; il était une âme terrestre, après
tout. Quelle différence cela faisait-il si quelques humains restaient encore
dans les villes artificielles au-dessus de la terre ? Quels héritages avaient été
perdus ? Quels échos physiques s’étaient tus dans leur sang ?
Ce n’est pas ici qu’il trouverait Fenêtre, réalisa soudain Sept. Personne
n’habitait ce monde. Et donc, où était cette dimension précise du futur à la-
quelle appartenait Fenêtre ? De plus, n’était-il pas au vingt-troisième siècle,
et non au vingt-cinquième ?
Mais pourquoi avait-il atterri ici ? se demanda-t-il. Il le savait, Chypre au-
rait dit : « Fais-toi confiance, même à tes soi-disant erreurs ». Mais à quoi
pouvait bien lui servir cela ? Nerveux, Sept regarda de nouveau autour de lui.
Il voulait sortir de cette probabilité aussi vite que possible. Mais peut-être,
d’une certaine façon, ce siècle n’était-il pas entièrement déplacé, même s’il
était certain que la dernière fois qu’il l’avait vu, Fenêtre se trouvait au vingt-
troisième siècle ?
Les sourcils froncés, Sept regarda de nouveau droit devant lui, fixant une
petite brindille grise et morte. Les probabilités, il le savait, étaient comme
des tangentes partant d’un temps donné… des sortes d’extensions horizon-
tales. Donc il fixa la brindille. Il la fixa. La fixa… En même temps, il eut l’im-
pression qu’il ne regardait que par son œil droit, ou qu’il penchait très légè-
rement vers la droite, ou qu’il s’inclinait psychologiquement à droite. Du
moins c’est ainsi qu’il se formula la chose, alors que soudain, tout – le sol, le

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ciel, Sept et toutes ses pensées – prit un virage dans une probabilité pour at-
terrir dans une autre. On était toujours au vingt-cinquième siècle, car les
trois villes flottantes étaient bien à leur place. La petite branche (ou son
double ? triple ?…) s’était déplacée d’une distance infinitésimale vers la
droite. Cette distance était tellement petite qu’elle aurait été impossible à
mesurer physiquement. Mais Sept savait qu’il se trouvait dans un autre
monde.
Cela devint immédiatement évident quand d’autres objets se mirent à ap-
paraître partout, si vite que Sept fit un bond en arrière. À cet instant quelque
chose lui heurta la jambe, ou sa jambe heurta quelque chose, et il se re-
tourna – et se frotta les yeux, dans une totale incrédulité.
Devant lui se tenait ce qui au premier abord paraissait être la maison de
George Brainbridge au vingtième siècle, et ce contre quoi il s’était cogné
était le piquet d’attache du temps de son grand-père que George avait gardé
comme décoration. Seulement là il se trouvait à droite du porche, juste à
côté des marches, au lieu d’être plus loin vers l’entrée. La maison elle-même
était encore plus troublante, car elle ressemblait parfaitement à celle de
George, tout en comprenant partout des distorsions, ou des différences, fla-
grantes. Elle semblait faite de briques, mais en même temps, le matériau pa-
raissait beaucoup plus léger. Les trois fenêtres de la salle d’attente étaient
bien sur la façade avant, mais il y en avait aussi trois autres sur le côté
gauche, là où, Sept en était certain, la maison de George n’en comportait que
deux. De plus, on aurait dit que cette maison-ci venait d’être construite, ou
qu’elle était trop belle pour être vraie, ou qu’elle n’avait jamais servi.
Sept recula pour avoir une meilleure vue d’ensemble, et vit le panneau. Il
lut : « Ancienne Demeure des Nombreuses Fenêtres. On pense qu’il s’agit de
la reconstitution parfaite d’une structure qui se tenait à cet endroit même
entre 1860 et 2010 environ. La colline originelle, fouillée au vingt-troisième
siècle, a révélé des objets qui ont permis aux historiens-graphistes de recons-
tituer la structure dans tous ses détails. Des fouilles ultérieures ont fourni des
informations supplémentaires. Les Codicilles originaux n’ont été découverts
qu’il y a cinq ans, quand on a dégagé un ancien abri anti-atomique à un ni-
veau plus profond. Ce musée est ouvert au public. Vous trouverez à l’intérieur
de plus amples informations sur les Codicilles. »
Les Codicilles ? Sept pouvait à peine contenir son excitation. Mais il était
ennuyé que personne ne soit dans les environs. Il s’assit sur les marches, et
regarda vers la rivière.
Les rives avaient changé : les anciennes digues du temps de George
avaient disparu sous le niveau plus élevé du sol. La rivière avait dû sortir plu-
sieurs fois de son lit et s’être élargie, car elle coulait désormais en contrebas
d’une rive surélevée, plantée d’arbres et de buissons. Sept ne vit aucune rue,
seulement des chemins naturels bien entretenus ; il se rendit compte qu’il se
trouvait dans un parc. L’environnement était tellement joli qu’il fut tenté

65
d’aller vers la rivière, mais, en soupirant, il monta les marches vers l’entrée
du musée.
Hésitant, il ouvrit la porte. Même si elle semblait faite du même matériau,
elle était beaucoup plus légère que celle du vingtième siècle. Sept avait à
peine poussé la porte, et jeté un coup d’œil à la disposition des pièces de
chaque côté de l’entrée, qu’un homme apparut, qui descendait l’escalier.
« Bonjour, dit-il. Vous avez manqué la dernière visite, mais je peux vous
montrer les lieux, même si ce ne sera pas aussi complet qu’une visite de
groupe. Vous voulez bien me suivre, s’il vous plaît ? »
Sept commença par être troublé. L’homme lui rappelait vaguement le Fe-
nêtre du vingt-troisième siècle, avec son long nez sévère et son regard per-
çant. Mais ce personnage n’avait pas la moindre trace de conscience, même
s’il était tridimensionnel.
Avant que Sept eût pu dire quoi que ce soit l’homme s’approcha, fit un
gracieux demi-tour, de façon à ce que Sept puisse le voir de dos, puis fit de
nouveau face à Sept en annonçant avec une autorité tranquille : « Je suis Mo-
narque ; j’apparais en tant qu’hologramme pour vous servir de guide.
- Un hologramme ! J’aurais dû m’en rendre compte tout de suite », dit
Sept. On ne pouvait s’empêcher de l’admirer : la peau, les cheveux, les yeux –
tout, en fait, était parfait, et l’illusion de profondeur était impeccable. En
observant le visage de Monarque (ou plutôt, son image), Sept fut presque cer-
tain que l’original de l’hologramme était le Fenêtre du vingt-troisième siècle.
Pas parce que les traits étaient les mêmes, mais parce que Sept ne cessait de
voir le visage de Fenêtre en surimpression sur celui de l’hologramme.
Comme Sept ne faisait pas mine de le suivre, l’hologramme demanda :
« Avez-vous une question ? La technologie a fait de tels progrès que je suis
capable de répondre à peu près à n’importe question que pourrait poser un
touriste.
- Où est le vrai Fenêtre ? Je veux dire, Monarque.
- Dans son bureau. C’est lui qui est derrière les fouilles et la construction
de ce musée. Il est possible d’obtenir un rendez-vous. Son bâtiment adminis-
tratif se situe à un peu plus d’un kilomètre, en prenant le chemin de l’ouest,
qui est clairement indiqué. Maintenant, si vous voulez bien entrer dans la
pièce suivante, il s’agit de la reconstitution d’un ancien cabinet de den-
tiste… »
Sept risqua un regard effaré par la porte ouverte, pour apercevoir ce qui
était supposé être la reconstitution du fauteuil de dentiste de George. Il vit
immédiatement qu’il s’agissait d’une combinaison mal assortie de fauteuils
d’au moins quatre époques différentes, dont on avait fait un seul siège. Sur
une table juste derrière la porte s’alignaient des instruments dentaires du
vingtième et du dix-neuvième siècle, avec un petit panneau indiquant : « Ins-
truments dentaires ».
Sept s’immobilisa. « Oui monsieur ? » dit l’hologramme.

66
« Je n’ai pas le temps de faire une visite, fit Sept avec impatience. Il faut
que je trouve Fenêtre. Euh, merci de votre attention, super.
- Je vous demande pardon ? dit l’hologramme. Je ne suis pas sûr de la si-
gnification du dernier mot, dans ce contexte… » Mais Sept était parti, et
quand la porte se referma, les lasers disparurent et l’hologramme se trouva
désactivé.
Comme il quittait le musée, Sept se demanda s’il n’aurait pas dû se
mettre à la recherche des Codicilles. Il savait que Chypre avait dit qu’ils
avaient une importance vitale. Mais il devait impérativement trouver Jean Fe-
nêtre. Et s’il ne se trompait pas – un énorme si, se dit Sept – alors peut-être
dans ce futur alternatif Fenêtre (ou Monarque) pourrait-il l’aider à trouver le
Fenêtre du vingtième siècle.
Sept trouva facilement le chemin de l’ouest. Pendant qu’il marchait aussi
vite que possible, il avait à l’esprit que cet emplacement même, où sous de
hauts arbres serpentaient des sentiers ombreux, se trouvait à l’emplacement
du carrefour de Water Street et Walnut Street. Non, en fait, pensa-t-il : au
vingtième siècle, il aurait déjà tourné dans Walnut Street. Et pas loin de là,
George Brainbridge et le Dr Joséphine Guillerette faisaient des rondes dans la
voiture de George, à la recherche de Jean Fenêtre.
Sept espérait qu’il n’avait rien mélangé. Il s’imaginait racontant plus tard
à Chypre comment cette aventure était la plus compliquée de toutes celles
dans lesquelles elle l’avait jamais envoyé. Mais son imagination ralentit quand
il arriva en vue d’un grand bâtiment en pierre, entouré de plusieurs vérandas.
Sept secoua la tête… C’était une copie, belle mais plutôt lointaine, de l’an-
cienne église de la Science Chrétienne, qui se trouvait à l’époque de George
au coin de Church Street et Walnut Street. Une petite plaque portait : « Bâti-
ment administratif ».
Fenêtre – Monarque, se corrigea Sept – était-il à l’intérieur ? Il n’y avait
qu’un seul moyen de le savoir. Sept monta les marches… et la porte s’ouvrit
automatiquement.
En passant le seuil, Sept aperçut Monarque, assis au bout d’un long et
large couloir. Il le reconnut vite comme étant le modèle de l’hologramme.
Mais il y eut plus : sa conscience se fondit immédiatement dans celle de Mo-
narque, et, dans une grande joie, Sept réalisa que Monarque et Fenêtre
étaient bien les mêmes, et pourtant différents. Chacun était la contrepartie
de l’autre ; ils vivaient dans des époques différentes, et ils étaient plus reliés
que des frères. Ce qui signifiait… bien sûr ! se dit Sept. Jean Fenêtre était
aussi l’une de ses personnalités, une contrepartie des autres – des connexions
qu’il s’était permis d’oublier de façon à ce que ses différentes personnalités
soient libres de suivre chacune son chemin, à moins que - ou jusqu’à ce que –
elles aient besoin de son aide. Ce qui maintenant était le cas.
Mais alors que Sept reconnaissait Monarque comme étant le Fenêtre du
vingt-cinquième siècle, et commençait à faire d’autres liens – pendant que

67
Monarque levait vers lui un regard poliment interrogateur – les objets et l’es-
pace lui-même se mirent de nouveau à scintiller, à se recroqueviller, à cligno-
ter, jusqu’à ce que, clignotant lui-même, Sept se retrouve dans la salle de
lecture de l’église de la Science Chrétienne du vingtième siècle, fixant un
Jean Fenêtre et un Gregory Diggs médusés.
« Au nom du ciel comment nous avez-vous trouvés ici ? C’est la première
fois de ma vie que j’entre dans une église », dit Gregory quand Sept passa la
porte.
« C’est une longue histoire », répondit Sept. Il était soulagé, surpris, et
hors d’haleine.
« En vérité, fit Fenêtre.
- Il est redevenu le Christ, dit Gregory, et je vais faire en sorte que per-
sonne ne profite de lui.
Sept hocha la tête. Il faisait toujours aussi chaud, et son costume en syn-
thétique n’était même pas froissé. « Mais et vous, que faites-vous ici ? » de-
manda-t-il.
Diggs prit un air menaçant. « Je montre au Christ que pour certaines per-
sonnes, la guérison est un processus naturel. Il n’a plus besoin d’avoir peur,
parce que… eh bien, parce que ces personnes disent aussi que le mal n’existe
pas. Elles distribuent des prospectus dans le centre-ville, alors j’ai pensé
qu’on pourrait venir voir ce qu’elles avaient à proposer. Et personne ne va
vous crucifier non plus, parce que… » Diggs s’était tourné vers Fenêtre, qui de
nouveau se prenait pour le Christ. Fenêtre lança à Sept un regard inquiet en
demandant : « Êtes-vous Judas ? Êtes-vous venu pour me trahir ?
- Doux Jésus, murmura Diggs à l’adresse de Sept, vous voyez ce que vous
avez fait ? Sortez d’ici !
- Dépêchez-vous ! Prenez cette porte et emmenez Fenêtre avec vous,
s’écria Sept. Si je ne me trompe pas, la voiture de George est en train de pas-
ser par ici.
En grognant, Diggs poussa le malheureux Jean Fenêtre par la porte que
Sept avait brutalement ouverte. Et la voiture de George était là – exactement
à l’endroit où au vingt-cinquième siècle s’ouvrait la porte du bâtiment de Mo-
narque.
Immédiatement Joséphine aperçut le trio, et ordonna à George d’arrêter
la voiture. Tous s’y entassèrent, et la voiture repartit.

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Chapitre XII. – Fenêtre parle pour Monarque, et Sept
est inquiet

Fenêtre, toujours persuadé qu’il était le Christ, n’arrêtait pas de deman-


der à George « Êtes-vous Judas ? » en le regardant d’un air triste, alors même
que Sept le bousculait avec Diggs pour entrer dans la petite voiture de sport.
« Non, c’est un ami », répétait Gregory après chaque question. Ils étaient
les uns sur les autres dans la voiture. Joséphine fronça le nez devant les
cuisses velues et moites de sueur de George, et cria pour surmonter le bruit
du moteur : « J’ai emprunté le dossier de Jean », en agitant une chemise en
carton.
Les fenêtres de la voiture étaient ouvertes, mais on étouffait à l’intérieur.
George avait l’air inquiet. Le visage christique de Fenêtre était calme et rési-
gné. George s’engagea dans Church Street, et lança pour dire quelque chose :
« Bon, et maintenant ?
- On va manger, répondit Sept. Pourquoi ne pas offrir un bon restaurant à
Fenêtre ? Il a raté le déjeuner au Centre, non ? On en profitera pour aviser
pour la suite.
- Je ne sais pas, fit Joséphine, dubitative.
- Pourquoi pas ? demanda Gregory. Il l’aurait bien mérité. Il ne fera pas de
scandale, si c’est ça qui vous fait peur.
- Ouais, allez, dit George avec un large sourire. Je n’ai encore jamais dîné
avec le Christ. »
Joséphine le foudroya du regard. Sept sourit. Fenêtre, avec sa voix de
Christ, dit : « J’espère que ce ne sera pas la dernière Cène. De nos jours ce
n’est pas facile d’être le Christ.
- Tu ne fais que penser que tu es le Christ, lui rétorqua Gregory avec re-
proche. Je pensais que nous avions réglé cette affaire quand on a parlé tous
les deux.
- Eh bien, ce n’est pas facile non plus », répondit Fenêtre, assez finement
d’ailleurs, se dit Sept. « Vous, vous mangerez, moi je jeûne », ajouta Fenêtre
sur un ton rempli de bienveillance.
George fut soulagé quand tout le monde tomba d’accord pour le premier
restaurant qu’ils trouvèrent. Il était fatigué, il se demandait dans quelle his-
toire il avait bien pu se fourrer, et Jean Fenêtre le déconcertait complète-
ment. D’abord, Fenêtre avait semblé plutôt inoffensif ; il s’était attendu à un
personnage plus excentrique, même s’il s’était montré très docile dans son
fauteuil de dentiste. Mais à ce moment-là George n’avait pas encore entendu

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parler des guérisons, et le fait d’avoir été mis au courant lui faisait guetter le
moindre signe d’un comportement bizarre. (Mince, se disait-il, n’importe qui
peut prétendre être le Christ. Si Fenêtre le croyait, pourquoi ne faisait-il pas
quelque chose maintenant qu’il l’avait à l’œil ?)
Ils entrèrent dans le restaurant. Dès la minute où ils furent assis, ils furent
tous saisis d’un sentiment d’attente – tous sauf Fenêtre, qui souriait aimable-
ment et dit à Gregory Diggs : « Je savais que ça ne servirait à rien de me reti-
rer du Centre. Ils me trouveront de toute façon.
- Ouais, répondit Diggs, amer.
- Choisissons, et après nous parlerons », fit Sept avec un rapide sourire,
car il se sentait mal à l’aise et désirait savoir pourquoi avant que ne se pro-
duise quelque chose qu’il ne pourrait contrôler.
Chacun étudiait le menu en silence. Le restaurant était calme, il n’y avait
que quelques clients. « C’est calme dans les restaurants, dit George d’une
voix trop forte. Ils sont tous dans leurs maisons de campagne. »
Joséphine ignora la remarque, s’humecta les lèvres, et dit à Fenêtre avec
un sourire sincère : « Jean, en ce moment, croyez-vous que vous êtes le Christ ?
- Jean ? murmura George avec une brusque grimace.
- Bien sûr, Jean, nous n’avons pas besoin de ces formalités. Nous sommes
amis, n’est-ce pas, Jean ? Vous vous souvenez, nous avons parlé déjà, tous les
deux. »
Et avec la question de Joséphine, tous reportèrent leur intérêt sur Jean
Fenêtre. C’était lui la vedette, et il se savait. Il sourit, en pleine connaissance
de cause. Jusque-là il n’avait presque pas existé pour eux, il était à peine
quelqu’un à leurs yeux. (« Il était presque anonyme, c’est bizarre, quand on
pense aux soucis qu’il causait » dirait Sept plus tard à Chypre. Et elle répon-
drait : « Évidemment. C’est dommage que tu n’aies pas compris pourquoi, à
ce moment-là. »)
« En vérité, dit Jean Fenêtre, je suis Jean Fenêtre qui pense qu’il est le
Christ. Ou je suis le Christ qui pense qu’il est Jean Fenêtre. C’est un dilemme
pour moi, et pour les autres aussi, d’après ce que je comprends. J’ai reçu une
éducation à part ; c’est-à-dire que j’ai appris des choses venues d’ailleurs. Et
je peux m’exprimer très clairement. Gregory m’a appris à sortir du placard,
comme on dit ; j’ai été un Christ dans le placard. Ou un Jean Fenêtre dans le
placard. Je ne sais pas trop lequel. Ai-je pu répondre à quelques-unes de vos
questions ? » Il attaqua son dîner. Il avait commandé du poisson avec des
pommes de terre, après avoir été convaincu par George de reporter son jeûne
au lendemain.
Le Dr Joséphine Guillerette afficha son sourire professionnel. « Vous vous
en sortez très bien. Très très bien », dit-elle.
George étalait sa surprise : « Pour moi vous n’êtes pas fou du tout ! dit-il.
C’est clair que vous êtes bizarre, mais vous vous arrangez pour faire comme
s’il y avait du sens derrière, quelque part.

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- J’ai souvent réfléchi à tout ça, dit Fenêtre en regardant George. C’est
une position un peu spéciale pour moi, surtout qu’à mon avis le christianisme
a causé autant de mal qu’il a fait de bien. Mais pour lui c’est terminé. Alors
pourquoi quelqu’un voudrait-il être le Christ à cette époque ?
- Allez savoir », répondit George, embarrassé. Les yeux de Fenêtre ne
quittaient pas son visage. George finit par se moucher.
Ils avaient tous déjà entendu parler Jean Fenêtre, même brièvement,
mais là, tous en même temps furent frappés par la transparence de sa voix ;
chaque mot était comme inéluctable, et adressé à chacun en particulier. Jo-
séphine se cramponnait à son attitude professionnelle. « C’est très bien,
Jean », fit-elle avec condescendance.
« Mince », murmura George.
« Qu’est-ce que je vous avais dit ? » lança Gregory Digg à la cantonade.
Jean Fenêtre portait des jeans, un polo et des sandales. George l’exa-
mina : il ressemblait à chacun des hommes présents dans la salle. En fait,
après avoir fait le tour des clients masculins, George eut l’impression étrange,
en revenant à Fenêtre, que sur son visage se reflétait quelque chose de cha-
cun de ces visages. En fait Fenêtre avait bien ses traits à lui : des yeux bleu
clair, le teint clair, des lèvres plutôt fines, le tout dans des proportions nor-
males. Et pourtant, ceci mis à part, pensait George avec obstination, le visage
de Fenêtre avait un petit quelque chose qu’il n’avait encore jamais vu ailleurs
– raison pour laquelle il n’arrivait pas à le définir.
Fenêtre disait : « Je sais quand je pense que je suis Fenêtre, et je sais
quand je pense que je suis le Christ. Mais ce qui me donne à réfléchir est la
chose suivante : qui est ce moi qui pense qu’il est le Christ, ou Fenêtre ?
- C’est toute la question, Jean ! » lâcha Joséphine avec exubérance. Mais
elle devait bien se rendre à l’évidence : qui ou quoi qu’ait été Jean Fenêtre,
il se trouvait loin au delà de toute psychologie classique. Elle n’avait pour lui
aucune explication. Mais il y avait autre chose d’étrange. Ils avaient terminé
de dîner. Normalement un serveur aurait dû venir s’occuper d’eux, mais leur
table se retrouvait isolée d’une façon qu’elle était incapable d’expliquer. Elle
eut presque envie de la pincer pour vérifier si elle n’était pas vivante.
« Autre chose, dit Fenêtre. Le Christ peut guérir les gens – mais il est pa-
ranoïaque. Il est convaincu qu’il sera crucifié. Fenêtre ne peut pas guérir,
mais il sait que d’une façon ou d’une autre, il a accès, par le Christ, à cette
faculté. Et Fenêtre est complètement sain d’esprit. Il a peur, mais il n’est pas
paranoïaque.
- Qui est-ce qui parle, là ? se hâta de demander Surâme Sept avant que
quelqu’un ne puisse intervenir. Vous avez parlé du Christ et de Fenêtre. Alors
qui êtes-vous ? »
Silence complet. George retenait son souffle. Joséphine se grattait ner-
veusement la jambe, son collant crissant sous ses ongles. Le Christ-Fenêtre

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semblait le plus surpris de tous. Il ouvrit la bouche pour parler, s’arrêta, re-
commença.
« Je ne suis pas sûr. Je crois que mon nom est Monarque. Ou qu’il pourrait
l’être. Parfois je pense à moi comme étant cette personne. »
Monarque ? Sept s’étrangla. Bien sûr. Avec quelques fuites psychiques,
c’était possible. Joséphine ouvrait la bouche quand un regard impérieux de
Sept l’arrêta. Il demanda : « D’accord, Monarque. Pourriez-vous guérir Fe-
nêtre, ou le Christ ? »
George et Gregory Diggs étaient à ce point fascinés qu’ils ne pouvaient
quitter des yeux le visage de Fenêtre.
George murmura : « Vous voulez dire qu’il est encore quelqu’un d’autre ?
- Chhhht ! lui intima Gregory. Écoutez.
- Je suis Fenêtre et le Christ », dit Monarque d’une voix lointaine. Et sou-
dain le visage de Fenêtre prit un air d’ailleurs. « Ou j’étais. Le Christ est un
Fenêtre qui guérit. » La voix était hésitante, comme si les mots venaient de
très loin, et devaient être traduits ; et pourtant, une fois encore, chacun était
clair et étrangement transparent – si transparent, pensa Sept (trop tard),
qu’eux tous pouvaient tomber dans cette voix, s’ils ne faisaient pas attention.
Personne ne sut jamais exactement ce qui s’était passé ensuite, même si
Sept en avait une idée assez précise ; mais une idée que même lui avait du
mal à accepter.
D’abord, c’est la perception qui changea. L’environnement resta le même.
Mais pour George, Joséphine, Gregory et Sept, chaque détail dans le restau-
rant prit soudain de l’importance, devint plus lui-même, plus brillant, plus
distinct, et pourtant, d’une façon impossible, plus partie de l’ensemble.
George, par exemple, était en train de regarder un sucrier en verre ; ses yeux
s’écarquillèrent quand celui-ci sembla passer dans une réalité différente de
celle dans laquelle il se trouvait un instant auparavant. Le sucre scintillait –
minuscules cristaux éblouissants, chacun unique et parfait à sa façon, reliés
les uns aux autres ; se touchant, se fondant les uns dans les autres, tout en
conservant chacun son étincelante unicité. De plus, les reflets sur le sucrier se
mirent à flamboyer ; ils semblaient faire partie du verre, tout en glissant sur
lui, ou même en lui. George se sentait comme sous hypnose.
Les yeux de Diggs étaient posés sur la pointe de sa chaussure droite. Sou-
dain, ce fut comme s’il ne l’avait jamais vraiment vue, comme si c’était la
chose la plus importante au monde, rien que par son existence. La chaussure
semblait plantée dans le temps, dans l’espace – un morceau de cuir dur posé
sur le bois du plancher. Mais elle semblait aussi être faite de milliers d’éclats
de lumière, chacun bien séparé, mais inséparable de l’ensemble de la struc-
ture ; des mouvements de lumière s’enlaçant et dansant les uns avec les
autres, accompagnant les reflets des lampes du restaurant, qui semblaient
eux aussi faire partie de la chaussure.

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Joséphine regardait un coin du menu, entre un porte-serviettes et un dis-
tributeur de sauces. Avant qu’elle ne réalise ce qui se passait, les lettres sem-
blèrent s’élever, comme si elles avaient été écrites dans l’air, au-dessus du
papier. Un instant elle aurait même pu jurer les voir jeter des ombres, avant
que la perspective ne change complètement. C’est-à-dire que le menu sembla
prendre forme autour des lettres, de sorte que le mot jambon non seulement
paraissait vivant, de la plus étrange des façons, mais avait l’air d’amener le
menu à l’existence autour de lui. Chaque mot obligeait le menu à se plisser ou
à se mouler autour de lui ; chacun à son tour passait au premier plan, tandis
que les autres s’évanouissaient presque complètement. Puis – elle s’étrangla –
tous les mots vinrent ensemble au premier plan, d’une façon si vivante
qu’elle pouvait à peine en soutenir la vue, et chaque mot participait à la for-
mation du menu sur lequel il était écrit.
Assez cavalièrement, George Brainbridge fixait le point précis à l’avant de
la bouche de Jean Fenêtre où il lui avait retiré sa mauvaise dent. Le trou était
béant, et George réfléchissait négligemment au fait qu’après lui avoir arraché
une autre dent, il lui ferait un bridge. À ce moment précis, son regard arriva à
une dent saine, de l’autre côté du trou, et ce qui se passa ensuite lui coupa le
souffle. (« J’en ai presque pissé dans mon froc », dirait-il plus tard à José-
phine, qui pincerait les lèvres de dégoût.)
Immédiatement, toute l’attention de George se fixa sur cette dent. Il sen-
tait la vie de la racine, des nerfs, il la sentait fourmiller dans les gencives,
mais en plus… On aurait dit que la dent faisait partie de la gencive, aussi bien
que le contraire. Non, se dit-il, ce n’était pas ça ; il luttait pour comprendre.
C’était comme si la dent contribuait à former la gencive, qui ensuite l’enser-
rerait si étroitement… comme si, à l’avance, la dent, en toute conscience de
sa réalité, demandait à la bouche de bien la tenir.
Toutes ces métamorphoses se produisirent en même temps que l’homme
qui désormais disait s’appeler Monarque disait : « Le Christ est un Fenêtre qui
guérit. » Et pour Sept, c’était comme si cet homme avait deux paires d’yeux,
ou plutôt, une double vision. Sept voyait le restaurant, clair et net, mais
comme s’il avait regardé à travers un télescope – un télescope qui aurait ex-
ploré le temps plutôt que l’espace. De l’autre côté du viseur, le Monarque du
vingt-cinquième siècle, en chair et en os, laissait son regard errer sur le paysage
devant le musée ; il se parlait à lui-même. Sauf que c’était le « Monarque » du
Jean Fenêtre du restaurant qui prononçait les mots qu’entendait Sept :
« Comme c’est bizarre de se retrouver dans un tel lieu, et un tel temps !
J’ai l’impression de vivre au temps du Christ, au vingtième siècle et au vingt-
cinquième siècle en même temps, comme si j’étais constitué d’un jeu de moi
différents, dont un serait très légèrement flou. Je me demande si beaucoup
de personnes ont déjà ressenti cela. »
Pause. Par la double vision que Sept percevait dans les yeux de Fenêtre, il
vit le sourire de Monarque, alors que le visage miniature de Fenêtre souriait en

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même temps. « Peut-être Monarque est-il le futur moi d’autres portions de mon
entièreté. Peut-être le Christ et Fenêtre ont-ils rendu possible mon existence.
- Et vice versa », murmura Sept, en se demandant s’il ne serait entendu
que par un seul Monarque, ou par les deux.
« Évidemment », dit le « Monarque » du restaurant, prononçant les paroles
du Monarque du vingt-cinquième siècle, qui se mit à réfléchir : ‘Peut-être ai-
je même contribué à l’élaboration des Codicilles, que j’ai mis au jour à mon
époque.’
- Les Codicilles ! lança Sept. Vite, parlez-moi d’eux !
- Ils sont la base de notre civilisation. Sans eux, le monde n’aurait jamais
survécu », réfléchissait le Monarque du musée, pendant que le Monarque du
restaurant prononçait les paroles.
Sept fut presque submergé d’un sentiment de panique lorsqu’il réalisa les
implications de la réponse de Monarque. Il demanda précipitamment : « Quand ?
De quand datent-ils ? »
La réponse arriva : « De l’époque du George. »
Avec ces mots, les altérations sensorielles cessèrent. Jean Fenêtre dit :
« Je ne sais plus ce que j’étais en train de faire. »
George Brainbridge secoua la tête en bredouillant : « Mais qu’est-ce qui
s’est passé ? » Il fixait la bouche de Fenêtre, qui désormais avait un air tout à
fait normal.
« Je ne sais pas », dit Joséphine en observant le menu, qui lui aussi était
redevenu complètement ordinaire. Et Gregory Diggs prit un air dépité quand
la pointe de sa chaussure perdit sa magie.
Fenêtre se prenait de nouveau pour le Christ. Il prit un air morose pour
demander : « On pourrait être dans une version moderne du Dernier Repas,
vous ne trouvez pas ? Je sais que vous êtes mon dentiste, Dr Brainbridge. Mais
vous êtes sûr de ne pas être aussi Judas ?
- Sortez-vous ça de la tête, gronda George, mais pas méchamment ; il ne
voulait pas faire de scène. J’en suis certain. Vous voulez bien me faire con-
fiance ?
- En vérité, dit le Christ.
- Super, soupira George.
- Vous vous souvenez nous avoir dit que vous étiez Monarque ? » demanda
Sept. Il essayait de ne pas montrer son inquiétude, mais il soupçonnait l’exis-
tence de plus de fuites temporelles qu’il ne pouvait en gérer, et il voulait in-
terroger Fenêtre, ou le Christ, ou Monarque, pendant que c’était possible.
« Je pense que Fenêtre doit être comme une espèce de catalyseur, dit Jo-
séphine à George. Il faut que je vous dise ce qui vient de m’arriver.
- Pareil, dit George. Vous n’allez pas croire…
- Fenêtre, vous avez fait quelque chose à ma chaussure ? » demanda Gre-
gory Diggs.

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Sept allait s’immiscer dans la conversation, ou plutôt l’interrompre provi-
soirement de façon à pouvoir interroger Fenêtre, mais celui-ci était déjà en
train de répondre à Gregory : « Non, vous l’avez simplement vue telle qu’elle
est, dit-il, presque sur un ton d’excuse. Les choses sont déjà assez compli-
quées. Elles le sont vraiment. Mais parfois je pense que je suis quelqu’un du
futur qui s’appelle Monarque. Quand je pense que je suis lui, par moments les
gens voient les choses comme elles sont vraiment. Parfois, ajouta-t-il lentement,
j’ai l’impression que je dois dépasser le Christ pour aller vers autre chose.
- Mais vous auriez pu dire quelque chose, dit Joséphine. Au moins, j’au-
rais… compris ! Franchement, Jean. » Elle posa sa main sur la sienne.
Un instant Fenêtre sembla déconcerté. Il leva son autre main, comme in-
certain de ce qu’il devait en faire, puis rapidement il vint la placer en dou-
ceur sur celle de Joséphine. Elle devint écarlate, au point que George se de-
manda si elle n’avait pas un accès de fièvre. Elle émit un étrange son inarti-
culé en retirant sa main, puis continua de fixer Fenêtre, qui dit : « J’essayais
juste d’aider.
- Eh bien je n’ai pas besoin de votre aide, siffla-t-elle méchamment.
- Bon, alors, enfin, qu’est-ce qui se passe ? demanda George.
- Touche le feu et tu te brûles, répondit Gregory Diggs avec un grand sou-
rire gentil.
- Vous voyez ? dit Fenêtre. Je l’ai vexée. Voilà encore autre chose. Par-
fois, quand je touche les gens, ils se touchent eux-mêmes, entrent en contact
avec eux-mêmes, et ça les met en colère. Et je ne sais jamais à l’avance que
ça va se produire. »
Joséphine attrapa son sac à main blanc bordé de perles, se leva brusque-
ment et marcha à grands pas vers la porte. Il était évident qu’elle retenait ses
larmes. George Brainbridge, ahuri, la suivit. « Mais qu’est-ce qu’il y a ? » de-
manda-t-il alors qu’elle ouvrait la porte.
Elle s’appuya contre le mur du bâtiment, se tamponnant les yeux avec un
mouchoir. « Il l’a encore fait, sanglota-t-elle. Seulement cette fois, il… il a
déterré un secret à moi, et il m’a dit de ne pas m’inquiéter…
- Mais il n’a rien dit ! protesta George. Il n’a fait que vous toucher la
main !
- Ah oui ? Eh bien, ça a suffi », répondit-elle d’un ton sec, presque dur,
bien loin de ses manières de grande dame. George sourit. « Et en plus, qu’al-
lons-nous faire de lui ? Quelle humiliation. J’en ai plus appris sur lui ce soir
qu’au cours de nos trois rendez-vous obligatoires. Et maintenant je vois com-
ment je l’ai mal traité… comment je l’ai programmé pour me dire ce que je
voulais entendre. George… il n’est pas fou ! C’est ça qui me fait peur ! Et je
peux dire que quand il m’a touchée, il était… désolé pour moi, parce que je
ne sais pas comment gérer tout ça, parce que j’ai eu peur quand il m’a guérie
de mon mal de tête.
- Ah, j’avais oublié ça, admit George. Mais quoi, c’était super !

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- C’est ce que pense Gregory de la guérison de ses gencives, mais moi ça
me rend nerveuse. Si une personne peut vous guérir – eh bien, ça veut dire
qu’elle a une espèce de pouvoir sur vous, non ? Ça me fait peur.
- Allons ! Ce n’est pas si dramatique que ça de guérir une migraine », fit
George d’un ton léger. Puis il reprit, feignant la gourmandise : « Et quel se-
cret a-t-il découvert ?…
- Ça n’a rien de drôle, répondit-elle l’air sombre. Et autre chose. Il n’était
là que depuis trois mois quand j’ai pris mon poste. D’après son dossier il est
venu de lui-même. Ses parents sont morts. Je ne sais pas d’où il vient, de
quelle région, rien du tout. Pour moi c’est vraiment bizarre. »
Ils étaient là, dans l’obscurité de la nuit d’été, à regarder la circulation
s’écouler devant le parking. L’air s’était rafraîchi ; Joséphine serra contre
elle sa veste d’été, et les jambes de Georges se couvrirent de chair de poule.
« Mince, il fait drôlement froid, dit-il. Je ne sais franchement pas ce qu’on
peut faire avec ce Fenêtre. Mais vous avez dit qu’il fallait le raccompagner
avant onze heures ?
Joséphine rougit.
- En fait, je lui ai signé une permission de sortie comme étant hébergé
chez vous, dit-elle. Je veux dire… c’est un homme… je ne voulais pas dire
qu’il habitait chez moi, pour éviter les racontars.
- Vous êtes futée, vous ! fit George avec un sourire. Qu’est-ce que vous en
dites ? On le conduit chez moi ? On est couverts, finalement.
Elle acquiesça.
- J’espère que Jeanne ne va pas rentrer à l’improviste pour me faire une
surprise, continua George, inquiet. Moins il y en aura qui seront au courant de
l’histoire, mieux ça vaudra.
- Vous voulez dire que vous n’avez rien dit à votre femme ? demanda José-
phine sur un ton de reproche.
- Rien dit ? Je ne l’ai pas vue depuis trois jours, elle est à la campagne
avec les enfants », répondit George. Ses yeux s’agrandirent : pour la première
fois, il réalisait les conséquences de cette vieille habitude. « Ils y vont chaque
été », reprit-il, presque sur la défensive.
Le visage de sa femme lui apparut, en même temps qu’il constatait, mal à
l’aise, le plaisir grandissant qu’il éprouvait à la compagnie de Joséphine Guille-
rette. « Euh, on ferait mieux d’aller rejoindre les autres et de s’en aller, alors.
- Mmmm… répondit-elle. Il y a autre chose. Je ne sais pas ce que vous
avez vécu tout à l’heure, mais j’ai eu quelques aberrations sensorielles, que
je pourrais attribuer à l’ingestion de drogues, sauf que je n’en ai pris aucune.
Mon Dieu, mes collègues penseraient que je suis folle s’ils m’entendaient !
- L’influence des collègues, pas vrai ? » répondit George. Mais la proximité
de Joséphine le touchait de plus en plus, alors il se retourna brusquement et
ouvrit la porte.

76
Au visage de Sept, il vit qu’il se passait quelque chose ; il ne l’avait jamais
vu aussi sérieux. Gregory Diggs semblait perdu dans sa concentration. George
(pour la première fois) tira la chaise pour Joséphine, et s’assit lui-même.
Gregory Diggs murmura : « Fenêtre est redevenu Monarque. C’est dingue.
Écoutez. »
Fenêtre, en tant que Monarque, semblait sidéré. Il regardait Sept et regar-
dait à travers lui en même temps, comme perdu dans une vision extraordi-
naire. Le Monarque du vingt-cinquième siècle se mit en route en direction du
musée. Il se sentait étrangement inquiet. Pour la centième fois, il se deman-
dait ce qui lui avait donné l’idée de fouiller cette colline particulière. Pen-
dant qu’il réfléchissait, au restaurant, Fenêtre, en tant que Monarque, disait :
« Je me demande bien ce qui m’a donné l’idée de fouiller cette colline parti-
culière… »
« De quoi parle-t-il ? » demanda George à Gregory. Diggs lui fit signe de se
taire. Au fond de la salle un serveur rangeait les tables, et George s’inclina
pour mieux entendre.
« L’origine des Codicilles aurait pu rester un mystère, se disait Monarque,
de plus en plus mal à l’aise. Ou pire, j’imagine qu’ils auraient aussi bien pu ne
jamais être découverts. Mais, et notre monde, alors ?… Sans les Codicilles,
Dieu sait quel destin aurait frappé l’humanité. » Et de nouveau, dans le res-
taurant, les yeux dans le vague, Fenêtre, en tant que Monarque, prononçait
les mêmes mots.
Puis, soudain, sa parole prit un caractère d’urgence. « Il faut que je re-
tourne vérifier les Codicilles, je ne sais pas pourquoi », dit Monarque, et il
pressa le pas vers le musée. Même le Monarque qui parlait à Sept devenait
nerveux – et Sept également. Le musée du vingt-cinquième siècle était relié à
la maison de George. Sept sut qu’il devait y aller immédiatement – et qu’il
devait y emmener Fenêtre.
« Tout va bien, dit Sept à Fenêtre redevenu silencieux. Nous allons régler
tout ça. Il le faut.
- Régler quoi ? » demanda George, agacé.
Sept avait été à ce point concentré sur les paroles de Monarque qu’il
n’avait même pas remarqué le retour de George et Joséphine. Il les regarda,
ébahi. Comment allait-il pouvoir leur expliquer ce qu’il venait d’apprendre ?
Quels délicieux compagnons humains ils faisaient… Il les regardait avec une
tendresse manifeste. George parut gêné, Gregory sembla comprendre. José-
phine rougit. Mais l’expression d’un sentiment si fort embarrassa George, qui
demanda, alarmé : « Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Rien, répondit brusquement Sept. Seulement il faut que nous retournions
chez vous. Et vite. Je vous expliquerai plus tard. Nous n’avons pas une seconde
à perdre. »
George haussa les épaules : « Passez devant. Plus rien ne m’étonne. » Jo-
séphine attrapa son sac. Diggs, protecteur, prit le bras de Fenêtre mais Sept,

77
tout en s’efforçant de garder un air imperturbable, était presque en panique.
S’ils ne trouvaient pas les Codicilles à temps, ce monde qui était celui de Jo-
séphine, de George, de Gregory et de Fenêtre, pouvait aussi bien ne pas exis-
ter… ou se transformer en une autre probabilité, ou mener à un futur possible
dans lequel la terre serait en ruines, et Monarque n’existerait pas.
Fenêtre suivait docilement. Mais serait-il assez fort, se demandait Sept,
pour faire ce qui devait être fait ?
Mais le sentiment d’urgence qui s’était emparé de Sept ne suffisait pas
pour assurer la cohésion du groupe. Joséphine Guillerette insista pour se repo-
ser. Elle appela un taxi pour rentrer chez elle.
George emmena les autres chez lui, puis disparut dans sa chambre. Su-
râme Sept, nerveux, attendait, pendant que Diggs et Fenêtre prenaient un
café dans la cuisine. Tout était tranquille. Pas pour longtemps.

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Chapitre XIII. – Une expérience hors du corps compliquée dans
une maison bien pleine

Pendant que George Brainbridge III était endormi, et que Sept discutait
avec Fenêtre et Diggs dans la cuisine du vingtième siècle, George Brainbridge
Premier, dans sa robe de chambre en soie rouge, était assis au bord de son lit
de camp et observait, par la fenêtre du grenier, la remise, l’allée, et la pe-
louse. Il se sentait l’esprit délicieusement clair et serein – aussi calme, pen-
sait-il, qu’une nuit de juin, dont le clair de lune, devant sa fenêtre, illuminait
si joliment le spectacle. Il allait essayer de sortir de son corps.
Nous sommes en 1892, se disait-il. Et qu’importait si cette date retentis-
sait de manière si définitive et autoritaire, qu’importait si tous ses sens la lui
confirmaient aussi parfaitement, il lui fallait absolument faire l’expérience
que d’autres temps – d’autres années, saisons, et même siècles - coïncidaient,
d’une manière ou d’une autre, avec ce moment précis. Ça, déjà, il le savait.
Et, se dit-il avec insistance, qu’importait si dans moins d’une semaine sa
femme et son fils allaient revenir d’Europe ; il lui fallait comprendre que le
temps à sa disposition pouvait être aussi « long » qu’il le désirait, en dépit du
fait qu’à leur retour ses expérimentations se trouveraient drastiquement limi-
tées – pour ne pas dire totalement supprimées.
Cette pensée lui rappela qu’il lui fallait éviter toute distraction ; il devait
garder un mental clair, ouvert et concentré. « Oublie tout ce qui n’est pas ce
moment présent que tu es en train de vivre », se dit-il. Doucement, douce-
ment, il regarda par la fenêtre. Il voyait le rideau de dentelle blanche s’agiter
mollement dans l’air de cette nuit de juin. Il voyait la lumière de la lune bril-
ler, scintiller, sur le poteau d’attache… et sur les feuilles sombres des lilas, et…
George fronça les sourcils et tortilla nerveusement les extrémités de son
élégante moustache ; tout était calme, mais derrière, il sentait s’agiter
quelque chose. Il tourna son regard vers le secrétaire à rouleau dans le coin
de la pièce – ou plutôt, vers l’endroit où il devait se trouver, car dans l’obscu-
rité il était à peine visible. Son journal était dans le tiroir. Il désirait y inscrire
quelque annotation, et pourtant il ne voulait pas bouger, au risque de briser
cette magie dans laquelle il essayait d’entrer. On aurait dit qu’il y avait dans
l’air comme une pulsation d’urgence, comme s’il devait absolument faire
quelque chose. Et il ne savait pas quoi.
Patiemment, obstinément, il essaya une autre méthode, une qui fonction-
nait souvent. Il avait presque complètement abandonné l’usage du gaz hila-
rant depuis qu’il avait découvert qu’il pouvait y arriver avec sa conscience

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seule, ce qui lui permettait en plus un meilleur contrôle des événements. Il
essaya donc de sortir de son corps en utilisant ce qu’il appelait la Méthode
n°1.
Il s’allongea, se détendit complètement, ferma les yeux, et partit en lui à
la recherche de ce qu’il appelait les muscles invisibles de son corps astral.
Puis il essaya de s’asseoir – alors que son corps restait immobile ; de bouger
ses bras intérieurs, en gardant ses bras physiques croisés sur sa poitrine, de
marcher sur ses jambes astrales en gardant ses jambes physiques allongées sur
le lit.
« Han… Han… » grognait-il dans l’effort. Cela sonnait comme le tonnerre.
Son corps frissonna. « Tonnerre ! » s’écria-t-il, réalisant qu’il faisait trop d’ef-
forts, qu’il essayait trop fort. Maintenant il fallait qu’il recommence depuis le
début ! Mais il était en train de s’endormir. Il bâilla, déçu de lui-même. Puis
lui vint une autre idée. Il allait utiliser la Méthode n° 5, s’il pouvait s’en sou-
venir. Il allait profiter de son propre sommeil.
D’habitude George Brainbridge misait tout sur la puissance de la volonté,
sur l’effort et la détermination. Seulement il apprenait aussi que parfois, ces
qualités empiétaient sur ses activités mentales spécifiques. Alors, à contre-
cœur, il se résigna à adopter la méthode de sortie hors du corps qui s’ap-
puyait à fond (ou du moins il en avait l’impression) sur le besoin impérieux
que le corps avait de dormir. Il laissa arriver le sommeil. Il l’attira sournoise-
ment. Il bâilla profondément, comme pour l’appâter. Il avait les yeux fer-
més ; son corps anguleux reposait de tout son poids sur le lit.
Il laissa arriver le sommeil, lui laissa toute latitude. Et c’était ça le piège :
en même temps, il construisait mentalement une image de lui-même sur le
palier en face de la pièce. Au moment de s’endormir – à ce moment précis –
juste avant de « perdre conscience », il transférerait celle-ci (et donc lui-
même) vers cette autre image de lui.
Son souffle s’approfondit. Était-ce le moment ? Son mental devint… fluc-
tuant ; mais il était encore… trop alerte ; il y restait comme une trace d’éveil
de la mauvaise sorte. Sa respiration se ralentit encore… et encore… il touchait
presque le sommeil. Mais en même temps, il maintenait avec force l’image de
lui-même, intacte, dans son esprit. Elle était parfaite : cheveux châtains légè-
rement clairsemés, nez busqué, robe de chambre rouge. Il évitait pourtant de
se laisser distraire par les détails, et commença à sentir sa conscience enta-
mer un mouvement de roulement qu’il avait appris à connaître. On aurait dit
qu’arrivée au sommet d’une colline, elle s’apprêtait à dévaler la pente,
jusqu’au sommeil et à l’oubli. Et au moment précis où il eut cette sensation
(Eureka ! s’écria-t-il mentalement) George poussa sa conscience dans l’image
qu’il venait de construire, à l’intérieur de laquelle il se retrouva, pleinement
éveillé. Il se félicita, et résista à la tentation de retourner voir son corps, car
alors parfois il retombait littéralement dedans, et là tout était terminé.

80
« Bon, voilà. Et maintenant ? » se dit-il ; il tendit l’oreille, inspecta autour
de lui. Tout était-il normal ? On était toujours la nuit. Il était toujours sur le
palier ; il entreprit de descendre vers le premier étage.
Quel délicieux et intime sentiment de triomphe, de se promener hors de
son corps ! George eut envie de s’adonner à son sport favori : marcher ou vo-
ler autour du pâté de maisons, la nuit, hors de son corps. La seule chose qui le
retenait était qu’une fois qu’il avait traversé la porte d’entrée, il trouvait
souvent que les environs n’étaient plus les mêmes ; il lui fallait alors être en
grande forme et très réactif pour bien gérer la situation. Tout en réfléchis-
sant, il avançait le long du couloir. Il s’arrêta. Les portes des chambres
étaient fermées. Et soudain, il sut qu’il n’était pas seul.
Précautionneusement, George Brainbridge traversa la première porte vers
la chambre située à l’ouest. La lumière de la lune pénétrait par la fenêtre, et
immédiatement il remarqua plusieurs détails. Le mobilier qu’il connaissait
avait disparu. Il n’y avait plus d’appliques à gaz aux murs, et sur les tables de
chevet étaient installées des lampes sans mèche.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » se demanda-t-il. Nerveux, il se pencha
pour mieux voir. Depuis les lampes partaient des fils, qui se dirigeaient vers
des accessoires étranges fixés dans les plinthes ; il se trouvait probablement
dans le futur. Il devait s’agir du prochain éclairage électrique, une évolution
des premiers modèles simples qu’il avait vus dans des publications spéciali-
sées. Quel progrès pour la dentisterie !
Il en gloussa presque de joie, mais il savait aussi que s’il s’excitait trop, il
pouvait perdre le contrôle et se retrouver précipité dans son corps physique.
Était-il dans sa maison du futur ? Si oui, alors qui donc dormait dans ce lit qui
était à la place du sien ? Il se pencha. La lune éclairait le visage d’un homme,
et George Brainbridge se figea : il y avait définitivement un air de famille. Cet
homme lui ressemblait encore plus que son propre fils. Sacrebleu ! Il se pen-
cha encore plus près.
Il remarqua trop tard les fils qui sortaient de la légère couverture. Il y
posa doucement la main – et fut traversé de minuscules chocs, qui, d’une fa-
çon inexplicable, produisaient d’étranges craquements. Ce devait être de
l’électricité – dans la couverture ? Sidéré, il poussa un juron. S’il était hors de
son corps, pourquoi aurait-il dû être affecté par de l’électricité – si c’en
était ? Sa conscience commença à vagabonder. La scène devint floue.
En panique, George se concentra sur la table de chevet devant ses yeux,
en essayant de la garder à la même focale. L’odeur des derniers lilas péné-
trait dans la pièce depuis la cour. La table de chevet devenait de plus en plus
visible. Puis George perçut un étrange bourdonnement dans ses oreilles, ou
comme le crépitement d’un feu de bois, et soudain un brusque glissement
dans sa conscience lui fit presque perdre l’équilibre. Il eut l’impression de
parcourir en volant d’immenses distances, tout en constatant sans l’ombre
d’un doute qu’il n’avait pas bougé d’un centimètre.

81
Cette fois, son excitation parvint presque à le catapulter dans son corps,
mais sa curiosité fut la plus forte ; il s’enracina sur place, même si un instant,
sa conscience, en essayant d’être à deux endroits à la fois, se mit à vibrer
comme un élastique trop tendu.
La pièce n’avait pas changé, mais de nouveau elle était meublée différem-
ment. Une lumière douce tombait du plafond, sans que George ait pu en dé-
couvrir la source. Un groupe de personnes examinait la pièce, comme un
groupe de touristes lors d’une visite guidée. Il y avait des oh, des ah, mais
personne ne le voyait. Était-il en train de créer tout cela ? se demanda-t-il.
« Que toutes les illusions disparaissent », commanda-t-il mentalement, avec
plus d’assurance qu’il n’en ressentait réellement.
Rien ne bougea. George s’étrangla ; s’il ne se trompait pas, si c’était lui
qui créait cette scène, la pièce et les gens auraient dû disparaître. Il avait dû
aller trop loin. Mais où était-il, et que se passait-il ?
Venue des murs une voix s’éleva, et George fit un bond en arrière. « Ceci
est une reconstitution de la chambre du George ; elle contient des copies
d’objets trouvés dans la colline originelle, ou reconstitués. L’époque exacte
n’est pas certaine, mais les meubles étaient probablement utilisés dans la
première moitié du XXe siècle. Vous pouvez remarquer la couverture élec-
trique d’origine, qui était branchée, bien sûr, dans des prises murales. On al-
lumait et éteignait les lampes à la main. »
C’était la sortie la plus incroyable qu’il ait jamais faite. Dans une exalta-
tion jubilatoire, il essayait d’en voir et d’en entendre le plus possible, pour le
noter plus tard dans son journal. Mais en même temps, la clarté de la scène
l’inquiétait. C’était presque trop clair. Et… s’il ne pouvait plus revenir ?
Mais avant qu’il ait eu le temps de vraiment s’inquiéter, George remarqua
une chose qui lui glaça le sang dans veines. Les visiteurs - à supposer que
c’était bien le cas - hommes et femmes, portaient des tuniques courtes de
toutes les couleurs, qui découvraient leurs bras et leurs jambes nus, sans se
montrer gênés le moins du monde. Un instant il se demanda s’il ne s’était pas
égaré dans quelque étrange maison de passe. Mais non : visiblement les visi-
teurs inspectaient la pièce comme s’ils étaient… dans un musée.
La voix venue de nulle part reprit : « Qui sait combien de soirées le
George a passées, en ce temps-là, à expérimenter différents états de cons-
cience, jusqu’à ce qu’il découvre les Codicilles ? Et sans les Codicilles, notre
monde n’existerait certainement pas. À cette époque, les croyances de l’hu-
manité reposaient tellement sur l’autodestruction que l’annihilation était iné-
vitable. »
« Le George ? » Il fut pris d’un vertige ; et quand il entendit le mot Codi-
cilles, son corps de rêve fut sous le choc. Chaque partie de sa conscience se
retrouva en plein éveil ; le mot semblait remplir tout son esprit. Les Codicilles…
Des craquements. Obscurité. Lumière. De nouveau l’obscurité… Quand
George se retrouva, il tombait dans son corps. Physiquement, il était en train

82
de hurler : « Les Codicilles ! Les Codicilles ! » Il criait si fort que sa propre
voix lui fit peur.
Il regarda autour de lui et vérifia l’heure. Il était onze heures du soir. Il
était pleinement éveillé, et plus excité qu’il ne l’avait été depuis des années.
Il sauta dans ses pantoufles, sortit sur le palier et descendit vers le premier
étage. Il ouvrit la porte de la chambre de l’ouest. Tout était comme d’habi-
tude. Son lit était bien là, vide. Les appliques à gaz étaient à leur place sur le
mur. Tortillant sa moustache, il soupira : « La maison doit être hantée. »
George Brainbridge III pensa exactement la même chose au moment où
son grand-père fermait la porte. Il s’éveilla avec des fourmillements au cuir
chevelu. Il hocha la tête et réfléchit : il aurait pu jurer que quelqu’un venait
de quitter la pièce. Merde. Il s’assit, éteignit la couverture électrique, qui
était réglée au plus bas car même les nuits les plus chaudes la vieille maison
restait humide ; il enfila son pantalon sur son corps nu, mis ses chaussures et
se dirigea vers la cuisine. C’était bien la semaine la plus folle qu’il ait jamais
vécue, pensa-t-il. Il souhaita très fort que Jeanne et les enfants reviennent,
pour que la vie reprenne son cours normal.
La lumière était allumée. George entendait quelqu’un parler. Merde,
pensa-t-il de nouveau. Tout ce qu’il voulait, c’était un sandwich et un mo-
ment de tranquillité, alors qu’apparemment Sept était en train de parler à ce
fichu Fenêtre ; désormais il pouvait clairement entendre les voix.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? » lança-t-il, amusé, en faisant la grosse voix,
et il ouvrit la porte de la cuisine.

83
Chapitre XIV. – Une éventualité terrifiante

« Salut ! fit Sept joyeusement.


- Vous êtes avec qui ? Fenêtre, Monarque, ou le Christ ? demanda George
avec un grand sourire.
- En vérité je suis le Christ, là, répondit Fenêtre.
- C’est super, s’exclama brusquement George. Juste ce qu’il nous faut. »
Puis à Sept : « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Vous y comprenez quelque
chose, vous ? J’ai tellement envie de retrouver ma boutique Fraise et Que-
nottes que je pourrais presque payer mes patients. »
Sept sourit avec sympathie, mais George continua : « Blague à part, c’est
sérieux. Tout ce bazar me rend fou. Absolument rien de tout ça n’aurait dû
arriver – le Christ qui guérit Diggs ; toutes ces hallucinations, appelons-les
comme ça, au restaurant ; Fenêtre qui se prend pour deux personnes, le
Christ et un autre type dans le futur. Demain il retourne au Centre. Point
barre !
- Êtes-vous Judas ? demanda le Christ, vaguement inquiet.
- Et non, merde, répliqua George, je ne suis qu’un pauvre dentiste per-
plexe.
- S’ils me crucifient… commença le Christ.
- Vous avez fini avec ça, oui ? l’interrompit George. De toute façon on ne
crucifie pas les gens, dans ce pays.
- Vous êtes béni, répondit le Christ.
- Merde. Je vous préfère quand vous êtes Fenêtre. »
Mais en même temps la voix de George prit un ton interrogateur : quand
Fenêtre se prenait pour le Christ – à part ses formules préférées sur Judas et
la crucifixion – il y avait bien comme une aura autour de lui. Brusquement,
George se pencha vers lui et lui dit d’un ton appuyé : « Vous n’avez pas vrai-
ment peur d’être crucifié, n’est-ce pas ? Et vous savez que je ne suis pas Ju-
das. Alors qu’est-ce que vous faites ? Je suis scotché, j’avoue.
- Eh bien, dit une voix, vous allez lui dire, oui ou non ? »
George se retourna avec surprise vers Gregory Diggs, qui entrait par la
porte de derrière. « C’est une assemblée ? demanda George. Je suppose que
vous ne pouviez pas dormir non plus ?
- Je n’allais pas vous laisser tout seuls avec Monsieur Fenêtre », plaisanta
Gregory. Puis, se tournant vers Sept : « Alors ?
- Euh… c’est une histoire un peu bizarre, répondit Sept en hésitant.

84
- Eh bien essayez », fit George sèchement. Il s’assit à la table de la cui-
sine, feignant un soupir de désespoir. Puis, avec un sourire : « Allez, les en-
fants. Avouez. C’est un énorme bateau ? »
Cette fois Sept soupira. Il posa sa tartine au beurre de cacahuète, écarta
les mains, et annonça : « Voilà. La vérité telle que nous la comprenons après
avoir discuté avec Fenêtre-Christ-Monarque la moitié de la nuit. Prêts ?
- Partez ! » répondit George. Il croisa les jambes. « Plus rien ne peut me
surprendre
- OK. Fenêtre, vous m’interrompez si vous n’êtes pas d’accord avec quoi
que ce soit. En gros, c’est ça : cette personne (il désignait Fenêtre) est une
combinaison des caractéristiques de Fenêtre, le Christ et Monarque. Mais pour
une raison ou une autre, ces caractéristiques se retrouvent séparées ; il ne les
a pas rassemblées. Et il peut guérir. Nous le savons. Il affirme venir du futur,
ou pouvoir voir le futur quand il est Monarque.
- Hein ? demanda George, avec un sourire un peu niais ;
- Je suis Monarque affirma soudain Fenêtre d’une voix douce.
- Oh mon Dieu », gémit George ; Sept lui fit signe de se taire.
Au même instant, Diggs poussa George du coude et lui montra un petit en-
registreur qu’il avait installé sur ses genoux. Il le mit en route.
Le visage de Fenêtre-Monarque était grave. Il commença lentement :
« J’aime à croire que d’une façon ou d’une autre, je parlais avec George, Le
George, celui qui a donné au monde les Codicilles. Êtes-vous Le George ?
George n’arrivait pas à effacer l’expression de sidération qui s’affichait
sur son visage. Il eut envie de dire : « Non, et je ne suis pas Judas non plus ! »
mais, stupéfait, il entendit sa propre voix répondre : « Eh oui, je suis au cou-
rant pour les Codicilles. »
Il parlait encore qu’il entendit Sept s’étrangler. On aurait dit que les yeux
de Fenêtre étaient ceux d’un autre. Ils regardaient George fixement : « J’ai
eu comme le terrible pressentiment que… quelque chose était arrivé dans le
passé, dit Monarque doucement. Comme si des probabilités se modifiaient.
Comme si je devais prendre contact avec vous dans votre présent… Je vais ré-
essayer bientôt. Je ne suis pas trop bon à ces choses-là, je devrais mieux
m’en sortir… » Les mots s’évanouirent, les yeux de Fenêtre perdirent leur in-
tensité. Redevenu lui-même, il dit : « Cette fois j’ai presque vu quelque
chose… par les yeux de quelqu’un d’autre… »
Mais Sept bondit sur ses pieds :
« George, que savez-vous sur les Codicilles ? demanda-t-il. Vite !
- Hein ? Quoi ?… Quand il a parlé de Codicilles, je me suis souvenu que
j’avais vu ce mot sur la page de titre d’un des vieux journaux de mon grand-
père, quelque part au grenier. C’est tout – Les Codicilles. C’était le titre d’un
de ses journaux. Il leur mettait un titre à tous ; je ne sais même pas s’ils sont
encore là.
- Il faut qu’ils le soient », s’écria Sept.

85
Quand il était avec des mortels, il devait le plus possible agir comme eux
pour ne pas se trahir. Avec un sentiment d’incommensurable soulagement, il
se précipita vers le grenier, après avoir obtenu de George la permission de
fouiller dans les vieux journaux de son grand-père. George, Fenêtre et Diggs
rejoignirent leurs chambres respectives.
Sept entra dans le grenier, alluma, et ferma la porte derrière lui. Les bat-
tements précipités de son cœur le gênaient - « quel boucan » s’écria-t-il ; il
allongea confortablement son corps du vingtième siècle sur le vieux lit de
camp près de la fenêtre, et s’extirpa. Il lui vint à l’idée que peut-être ce lit
de camp avait déjà accueilli un autre corps, à une autre époque – George Pre-
mier, par exemple ?
Sept regarda autour de lui. Il observa le grenier du vingtième siècle, sale
et encombré, plein de boîtes empilées dans tous les sens, de vieux meubles
rangés n’importe comment, rempli d’une odeur de poussière mélangée au
parfum des lilas qui entrait par la fenêtre ouverte. Puis il remarqua le vieux
bureau. C’était celui qui, autrefois, bien poli et reluisant, trônait dans le ca-
binet d’étude de George Premier. Sept se mit à fourrager fébrilement dans les
tiroirs puis, finalement, il trouva ce qu’il cherchait. Que demander de plus, se
demanda-t-il joyeusement, quand il tomba sur la pile bien rangée des anciens
journaux.
Pourtant, il fit une pause avant d’ouvrir le premier. Leur auteur, George
Premier, était-il là, invisible ? Si oui, avait-il vu ses tiroirs s’ouvrir tout seuls,
comme par magie ? Ou bien rien n’avait-il bougé pour les tiroirs et les jour-
naux ? Car en ouvrant le premier journal, Sept s’était senti très proche de
George Premier – proche à le toucher, en fait.
Sept s’immobilisa, le regard fixe. Il étudiait la position des vieux journaux,
maintenant éparpillés sur le plancher ; puis il vérifia la surface poussiéreuse
du bureau. Tout paraissait du plus pur vingtième siècle, sauf – Sept clignait
des yeux – sauf un tout petit cercle d’air. Bon, enfin, il n’était pas vraiment
tout petit, pensa-t-il, et il n’était même pas sûr de savoir en quoi ce petit
cercle était différent de l’air qui était autrement dans la pièce, en tout cas, il
l’était.
Intrigué et plein d’espoir en même temps, Sept fixait ce petit fragment
d’espace. Il lui fallait absolument découvrir ce que George Premier savait au
sujet des Codicilles ! Ce cercle d’espace super-transparent était-il d’une fa-
çon ou d’une autre relié au même espace en 1890 ? Parce que désormais, Sept
se sentait plus proche que jamais de George Premier – et plus que cela, il
pouvait sentir la différence entre ce point d’air particulier et tout le reste de
la pièce.
Sept sourit : c’était ça ! Ses sens intérieurs étaient beaucoup plus affûtés
que les sens de son corps physique, bien sûr, et il réalisait maintenant que
l’odeur de poussière et de lilas était partout dans la pièce – sauf dans ce petit
cercle d’espace qu’il ne quittait pas des yeux. Il s’approcha, avec l’impression

86
que pour une raison quelconque, s’était là que devaient se croiser les temps
des deux George.
Mais soudain il sauta en arrière, si brusquement qu’il faillit tomber : une
main, bien solide et réelle, sortant de l’extrémité d’une manche rouge, ve-
nait tout à coup d’apparaître au centre du cercle d’espace ; elle s’ouvrit et
saisit le journal qui était le plus proche d’elle, celui que Sept n’avait pas en-
core ajouté à la pile des autres. Au moment où la main (certainement celle de
George Premier) attrapait le journal, la poussière en disparut immédiate-
ment, sa couleur s’intensifia, et il eut l’air d’être neuf.
« George ? George ? » cria Sept – mentalement, puisqu’il était hors de son
corps. Pas de réponse. À la place, la main ouvrit le journal et commença à
écrire, avec un stylo à plume. « George, que savez-vous des Codicilles ? » cria
Sept de nouveau, cette fois encore sans réponse.
Mais quand il vit ce qui se passait, il resta bouche bée. Il eut l’impression
de regarder, sur un écran de télévision circulaire, des programmes qui syn-
chronisaient automatiquement les lieux et les époques : le cercle d’espace
scintilla ; la main de George et le journal disparurent. Des lignes ondulèrent
dans le cercle, puis la main de George réapparut, seulement cette fois il était
clair qu’il s’agissait de la main d’une statue – d’une statue de George, qui de-
vait se trouver dans le musée du vingt-cinquième siècle.
Sept fut pris d’un vertige. De toutes ses forces il se concentra sur le
George des années 1890 ; après quelques secondes, les lignes dans le cercle
firent place de nouveau à la main de George, qui venait d’écrire quelques
phrases dans le journal ouvert.
L’image se stabilisa. Sept se précipita pour lire ce que George écrivait de
sa jolie écriture :

2 juin 1892
Ce soir, ayant enfin réussi à sortir de mon corps, je me suis d’abord retrouvé dans
la chambre de l’ouest, mais on aurait dit que c’était à une époque du futur. Je suis cer-
tain d’avoir vu certains accessoires électriques, de loin plus élaborés que ce que nous
sommes capables de faire actuellement ; mais je n’ai pas eu le temps d’en comprendre le
fonctionnement. Dans une étrange vision, j’ai vu aussi un homme qui dormait dans un
lit, à l’emplacement du mien. Intuitivement je dirais qu’il s’agit d’un futur membre de
ma famille ; il y avait vraiment une ressemblance. Cet épisode me fait penser à ce que
j’ai vécu il y a quelques jours quand, en état modifié de conscience après avoir respiré
du gaz, j’ai rencontré un homme qui m’a dit que j’avais un petit-fils. Je n’en ai bien sûr
pas, mon fils n’étant pas marié. Mais... Se pourrait-il que j’aie vu mon futur petit-fils,
dormant dans ce qui est aujourd’hui ma chambre à coucher (quand je l’utilise) ?

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Quand Sarah n’est pas là, évidemment, je vis pratiquement dans ce grenier, sauf le ma-
tin quand je m’occupe de mes patients, fort bien d’ailleurs, je dois dire.
Sept fronça les sourcils. George en était là, et sa main lui cachait la suite.
Et les Codicilles ? Et où était Chypre ? Il était clair qu’elle lui avait simplifié sa
mission le plus possible. Il se faisait du souci pour tout.
La main de George glissa quelques lignes vers le bas. En hâte, Sept conti-
nua sa lecture :

L’aventure suivante fut tout aussi mystérieuse, et je ne sais pas jusqu’à quel point
l’hallucination en faisait partie. Une fois de plus apparemment je me suis retrouvé dans
la chambre de l’ouest, dans un avenir indéterminé, seulement la chambre était un mu-
sée. Le mobilier était un mélange bizarre de ce qui s’y trouve aujourd’hui et de ce que
j’y avais vu lors de l’épisode précédent. Des gens, qui étaient définitivement des vivants,
examinaient la pièce. Ils étaient habillés de la façon la plus légère, et même si je suis loin
d’être un moraliste, j’ai été assez choqué, au point qu’au début j’ai pensé être dans un
bordel.
Encore une fois la main de George empêchait la lecture, et Sept était ma-
lade d’impatience. Si lui voyait la main de George, celui-ci sentait-il que
quelqu’un l’observait ? Pouvait-il, lui, Sept, atteindre cet espace magique et
déplacer le journal ? Sept sourit, imaginant la réaction sidérée de George (il
se serait probablement écrié : Zut !) Et de toute façon, à quoi cela aurait-il
servi ? Sept réfléchissait. À rien. Et donc, il attendit.
La main de George tremblait. Il se remit à écrire, d’un geste plus rapide
et plus nerveux.

Et là nous touchons au cœur du sujet. D’une façon pour moi totalement incompré-
hensible, une voix d’homme sortit du mur ; c’était sûrement un quelconque développe-
ment ultérieur du gramophone. La voix parlait des « Codicilles » sur un ton qui donnait
au mot « Codicilles » une importance tout à fait particulière. Si je me rappelle bien, on
parlait « du George », ou de « l’époque de George », ou d’autres mots qui voulaient dire
la même chose. Mais c’est l’impact que ces mots ont eu sur moi qui a été inouï. Je les ai
ressentis jusqu’aux tréfonds de mon âme. Toute cette histoire peut n’être que symbolique,
évidemment, et j’ai suffisamment l’expérience des états de conscience pour savoir à quel
point on peut se faire piéger par les hallucinations – si on les prend pour des réalités.
Seulement depuis que j’ai commencé (et là l’écriture devint très heurtée) mes aven-
tures dans la conscience, j’ai su que je le faisais pour une raison bien précise. Et ce soir
j’ai découvert que je devais trouver les Codicilles, quoi qu’ils soient.

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Le seul indice dont je dispose se trouve dans ce lointain futur dont je viens de parler.
Et rien ne me dit que je pourrai y retourner. La dernière fois j’avais essayé plusieurs
méthodes de sortie de corps avant de réussir. La dernière que j’avais essayée m’a-t-elle
propulsé aussi dans un autre temps ? Je vais bien sûr continuer mes expériences, car en
même temps que j’écris ceci, je suis submergé par un sentiment d’urgence que je ne peux
m’expliquer. Et dans une semaine ma femme et mon fils reviennent d’Europe, ce qui en-
traînera que mes expérimentations se trouveront drastiquement limitées.
Et dans une semaine, pensa Sept, Jeanne et les enfants reviendraient chez
George III…
Sept ne pouvait croire ce qu’il lisait. George n’avait pas encore découvert
les Codicilles ! Sept avait espéré les recevoir de George pour les transmettre
au Fenêtre du vingtième siècle. Consterné, il fixait la page du journal. Elle
occupait tout le cercle d’espace, et encore une fois la main de George l’em-
pêchait de lire. Mais il arriva à jeter un œil sur la date en haut de la page : 2
juin 1892 ; il hocha la tête, en pleine confusion. Il se trouvait au grenier, le 2
juin 1982, dans le monde de George, Joséphine, Gregory et Fenêtre. Donc ap-
paremment George Premier avait fait son expérience hors du corps pendant
que Fenêtre et Diggs étaient avec Sept dans la cuisine, juste quelque « temps »
auparavant ; et avant que George ne sorte de son lit pour voir ce qui se passait.
Ces pensées allaient et venaient, mais depuis que Sept avait appris que
George n’avait pas découvert les Codicilles, il ne pouvait se libérer d’un
sombre pressentiment. Au début son découragement ne fit que grandir. Seule-
ment le cercle d’espace dans lequel apparaissait le journal se mit à s’assom-
brir, à scintiller, à trembler, pour finalement devenir un vortex s’enfonçant
dans les ténèbres. On aurait dit un point d’espace encore plus noir que l’es-
pace autour de lui, et d’une certaine façon, menaçant. Si on ne découvrait
pas les Codicilles « à temps », se demanda Sept, quels mondes potentiels pou-
vaient être amenés à s’évanouir ? Pouvaient-ils véritablement disparaître ? Et
comment les Codicilles pouvaient-ils apparaître au vingt-cinquième siècle
pour constituer la base d’un monde, s’ils n’avaient pas déjà été plantés dans
le passé ? Inquiet, Sept fit du regard le tour de la pièce. Le cercle noir… gran-
dissait ; il devenait de plus en plus noir, de plus en plus concentré. Et attirant.
Sept crut entendre la voix de Chypre qui lui criait : « Sept, détourne les
yeux, vite ! » Mais il était trop tard. Les événements commencèrent à se faire
et à se défaire à une telle vitesse qu’immédiatement Sept sut qu’il avait un
problème. En un éclair il se débarrassa de l’image mentale qu’il avait de lui-
même, de sorte qu’il ne fut plus qu’une conscience invisible. (Et juste à temps,
devait-il dire plus tard à Chypre, « parce que ce cercle, ou ce trou, ou quoi
que ce soit, était comme un broyeur multidimensionnel ; n’importe quelle
forme aurait été… disons, réduite en purée. »)

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Sens dessus dessous, sa conscience tourbillonnait la tête la première, rou-
lait sur les côtés… si la conscience a une forme, elle en fut expulsée, de sorte
que Sept se sentit long, puis court, puis gros, puis petit, puis totalement « pas
là ». Le cercle qui s’était ouvert à travers l’univers lui-même, semblait-il, res-
semblait à un animal fait d’espace d’une voracité sans limites. Sept se sentait
tomber le long d’un tunnel infini. D’ailleurs même cette idée n’était pas
juste, car Sept sentait que le temps était à ce point mélangé que pendant
qu’il tombait dans le tunnel, une autre partie de lui restait éternellement en
équilibre sur le seuil – immobile, incapable de bouger. Et ignorant absolument
tout de cette chute dans le tunnel.
Et pire : en même temps que tout ceci arrivait à toute vitesse, tout ceci
ne cessait de ne pas arriver, de sorte qu’encore une autre partie de lui se sen-
tait émerger sans fin de ce trou dans lequel il venait juste de tomber. Et pas
seulement cela : à un moment quelconque l’espace avait disparu ; c’est-à-
dire qu’on aurait dit qu’il s’était recroquevillé en un gros nœud… ou alors
c’était Sept lui-même qui s’était recroquevillé en devenant espace, de sorte
que même ses pensées n’avait plus aucun intervalle psychologique entre elles,
n’arrêtaient pas de s’entrechoquer, de s’agglomérer comme collées entre
elles, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’un amas de pensées agglutinées comme
les piquants d’un porc-épic – puis même ça disparut.
Silence psychologique.
Sept savait qu’il pensait à une vitesse incroyable – mais d’une certaine fa-
çon, aucune pensée ne s’enregistrait nulle part. Il était lui, il se sentait étran-
gement calme et tranquille, tout en n’ayant rien à quoi se comparer. Il exis-
tait… en référence à rien. Donc comment savait-il qu’il existait ? Il pensa la
question, mais elle ne s’inscrit pas, et tout ce que Sept savait, c’était… que
sa pensée semblait exister indépendamment de lui-même, sans aucun lien
avec lui. Et « en même temps », dans ce silence, il se sentait entouré d’une
énergie à peine supportable, des chutes d’énergie au lieu de, disons, des
chutes d’eau ; et cette énergie donnait l’impression d’être solide, même si
son impulsion brouillait les confins de sa conscience.
Cette expérience semblait ne pas avoir de fin. Il tombait, tombait, dans ce
puits aux murs d’énergie mouvante ; mais tout en étant conscient, il ne se
sentait pas tomber. Il se sentait plutôt comme suspendu, mobile et immobile
à la fois. Même les ténèbres autour de lui bougeaient, variaient d’intensité,
tremblaient, formaient des contours de ténèbres à l’intérieur des ténèbres.
Sept était au delà de la peur. Il commença même à percevoir comme une
espèce d’étrange processus, comme si lui et ce processus ne faisaient qu’un.
Ses pensées lui avaient paru comprimées et inaccessibles. Maintenant elles
se mettaient à tournoyer dans sa conscience ; à s’enrouler. En même temps il
sentit une gigantesque attraction venant de loin « devant lui », et là, soudain,
il se sentit tomber. Et tomber vite. L’« instant » suivant, Sept vit un rai de lu-

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mière si brillante qu’il se dit qu’aucun œil humain ne pourrait jamais en sup-
porter une semblable. Et avant qu’il eût même commencé à y réfléchir, il per-
çut une légère sensation de flottement, comme le son d’un bizarre éclatement
– et Sept se retrouva dans ce qu’il sut immédiatement être un autre univers.
Sept s’étrangla, figurativement parlant. Il était définitivement dans un
autre univers, ou un non-univers, se dit-il, car partout il percevait la négation
de tout. L’atmosphère était particulièrement suffocante ; l’air était lourd et
immobile. Mais l’environnement était complètement physique. Partout de vi-
lains petits arbustes ; des kilomètres d’un sable grisâtre ; le ciel d’un gris-vio-
let menaçant, avec une brume qui commençait à quelques dizaines de centi-
mètres du sol pour s’étendre, presque compacte, sur apparemment des kilo-
mètres, jusqu’où commençaient les couches épaisses du ciel gris-violet.
On aurait pu difficilement dire si c’était le jour ou la nuit ; l’endroit sem-
blait figé dans un crépuscule éternel. À l’horizon, les montagnes étaient dé-
pourvues de toute végétation ; leurs rochers, leurs surplombs nus semblaient
des marches fantastiques ne conduisant nulle part. Peu à peu, Sept devenait
de plus en plus conscient du poids de l’atmosphère. Même sans avoir de corps,
il avait l’impression de peser des tonnes. Ou – non, il avait l’impression que
ses pensées pesaient des tonnes ; comme si son être psychologique était trop
lourd pour qu’il puisse le porter.
Inquiet, il regarda plus attentivement autour de lui. Il se trouvait sur une
espèce d’ancienne fortification, au premier ou deuxième étage, car au-dessus
de lui il apercevait maintenant d’autres niveaux. Il était debout sur un rebord
assez étroit, visiblement tout ce qui restait de cette partie de la forteresse.
Elle était en bois, en grande partie pourri ; et en observant plus loin, il
s’aperçut que le sol gris était couvert des ruines de centaines de ces struc-
tures, éparpillées sans aucun ordre, se confondant si bien avec ce monde ra-
viné qu’il ne les avait pas du tout reconnues comme telles.
Un éclat métallique à ses pieds attira son regard. Il baissa les yeux. C’était
un fragment d’une plaque de métal. Sept lut les lettres à demi effacées :
« Accrochage 541. Guerre mondiale V. »
Guerre mondiale cinq ? Sept fut pris d’un vertige. Les structures, ou ce
qu’il en restait, étaient donc bien des forteresses. Comme il s’attardait sur
cette pensée, ses sens intérieurs lui montrèrent soudain la scène : des milliers
d’hommes et de femmes, vivant et combattant à cet endroit, des millénaires
plus tôt, construisant et reconstruisant les forteresses ; une espèce littérale-
ment dégénérée, mourant de…
De désespoir. L’émotion fut si forte que Sept hurla, réalisant ce qu’était
ce monde, cet univers. Créé par le désespoir de l’homme, c’était un univers
futur possible, dans lequel l’homme n’avait répondu à aucune des questions
qui le torturaient à l’époque de George.
De nouveau Sept leva les yeux ; il n’y avait aucune ville flottante dans ce
ciel non plus, aucune preuve d’une technologie humaine, aucune trace d’un

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quelconque esprit d’entreprise. Dans cette réalité-là, l’espèce n’avait pas
duré longtemps. C’est alors que Sept remarqua le silence. Aucun chant d’oi-
seau, de bruissement d’insecte. Aucun souffle de vent. Sur le sol, aucune
fourmilière. C’était la version finale des terribles visions qu’il avait eues pré-
cédemment.
Et Sept sut que personne ne pouvait résister à cette atmosphère de déses-
poir. Elle lui usait sa conscience ; il sentait ses pensées s’assombrir. La déso-
lation éteignait sa vision intérieure ; il finit par craindre que cette noirceur
n’obscurcisse à jamais sa vision spirituelle. Était-ce cela que les mortels res-
sentaient quand ils vivaient le désespoir ? George connaissait-il cette expé-
rience ? Ou Fenêtre ? Ou Diggs, ou Joséphine ? Comme si rien n’avait d’impor-
tance, ni de sens ? Ils ne se l’avouaient jamais, n’en parlaient jamais entre
eux, pensa Sept, troublé. Et Monarque ?
À la seconde où il pensa à Monarque, Sept se souvint des Codicilles. Il réa-
lisa qu’il se trouvait dans un univers où les Codicilles n’existaient pas,
n’avaient jamais été découverts ; où ils étaient restés psychologiquement in-
visibles à l’homme. Mais qu’en était-il du christianisme ? se demanda-t-il, lut-
tant contre le poids de plus en plus suffocant de l’air. Qu’en était-il du chris-
tianisme ?
Soudain, clairement, Sept eut la vision de Fenêtre parlant en tant que
Christ, comme il l’avait fait un peu plus tôt dans la cuisine de George, puis en
tant que Monarque. Devant cette vision, Sept poussa un cri. Car Fenêtre…
était bien lui-même, Fenêtre, mais il était aussi une personnification de l’hu-
manité de l’époque de George. Le christianisme tel qu’on le connaissait en ce
temps-là était dans une impasse. Le monde du vingtième siècle n’était pas as-
sez grand pour accepter que les miracles fussent des faits ; et le Christ était
devenu un mirage. Il fallait donc que l’homme franchisse les étapes qui le
conduiraient au delà de ce qu’il était, pour devenir… Monarque. Il devait trou-
ver les Codicilles.
Jamais Sept ne s’était senti aussi perdu, aussi impuissant. Comment une
âme, même une Septième, pouvait-elle découvrir un message aussi vital,
quand elle ne savait même pas ce que disaient exactement les Codicilles, ni
comment les trouver ? Et s’il ne les trouvait pas, cela signifiait-il que ce
monde effroyable serait l’avenir de la terre de George ? Presque écrasé sous
le poids de la responsabilité, Sept se dit qu’il accepterait si… s’il y était
obligé ; s’il n’y avait pas d’autre moyen ; si…
« Je trouverai les Codicilles ! » hurla-t-il ; et au même instant, il s’étran-
gla presque de sidération. L’air, qui s’était rapproché de lui, formait désor-
mais un cercle dense autour de lui, rempli, semblait-il, d’une nouvelle noir-
ceur magnétique. Et avant qu’il ait pu comprendre ce qui arrivait, il se remit
à tomber dans le tunnel dimensionnel d’où il avait émergé un peu plus tôt.
L’espace devint temps, le temps devint espace. Les pensées de Sept pri-
rent soudain une masse incroyable – puis semblèrent disparaître toutes en

92
même temps. Il avait eu le temps de se dire qu’il ne se souciait pas de ce qui
se passait ; il trouverait les Codicilles. Un bref instant, alors que ses pensées
étaient claires, il se demanda avec nostalgie où pouvait bien être le monde de
George à cet instant ; et où était le grenier, où son corps reposait toujours,
sagement allongé sur le lit du vingtième siècle.
Le monde de George existait-il ?
Était-il quelque part, où il pourrait retourner ?

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Chapitre XV. – Chypre présente à Sept le Référentiel n° 2, et
George Premier visite le Musée du Temps

« Bien sûr que le monde de George existe », dit Chypre. Quand il entendit
les paroles de Chypre, Sept eut l’impression qu’on le tirait (par les cheveux)
pour le faire sortir par l’autre bout de sa mystérieuse chute. Encore une fois,
le temps et l’espace se rencontrèrent et firent sens, en même temps que ses
pensées se reformaient en phrases claires.
« C’est simplement que tu n’as pas encore appris la grammaire de l’éner-
gie », dit Chypre. Sept l’entendait, mais il ne ressentait pas sa présence.
« La grammaire de l’énergie ! s’écria-t-il mentalement. Cette expérience
a été épouvantable !
- Tu t’es retrouvé pris au milieu du processus par lequel l’énergie
s’énonce en structure anomique » répondit la voix de Chypre.
- Mais où es-tu ? demanda Sept avec reproche. Et où suis-je ? C’est comme
si je m’étais retrouvé suspendu… » Il s’interrompit, en sentant soudain…
comme des parties de lui-même se rassemblant pour se fondre en lui, des mil-
liers d’éclairs d’énergie étincelants qui se bousculaient pour réintégrer sa
conscience. « Oh, fit-il d’une petite voix, oh, maintenant je me rappelle.
- Bien. Rappelle-toi plus, et tu vas te retrouver dans le Référentiel n° 2
avec moi, répondit Chypre.
- Me rappeler quoi ? » pensa Sept, mais en même temps qu’il s’interro-
geait, les éclairs d’énergie finirent de réintégrer sa conscience à une telle vi-
tesse qu’il oublia la question. Il n’en avait plus besoin. Comme l’énergie
s’unissait en se fondant dans son conscient, Sept s’écria : « Mais bien sûr ! »
et immédiatement apparut un ensemble d’images. En même temps il vit
Chypre qui l’attendait – et il resta bouche bée, au fur et à mesure que le Ré-
férentiel n° 2 se constituait autour de lui.
Ils se trouvaient dans un jardin naturel, où chaque fleur était la plus ma-
gnifique que Sept eût jamais vue dans aucun temps ni espace. De la même
manière chaque feuille était en même temps elle-même, et beaucoup plus
qu’une feuille. Le jardin était entouré d’une forêt débordant d’une vie qui
dépassait tout ce que Sept aurait pu imaginer ; chaque arbre était l’arbre le
plus ravissant qu’il eût jamais vu. Il ne savait plus par où commencer à admi-
rer le paysage. Même l’air était rempli du parfum le plus délicieux, comme
gorgé de l’essence d’où se distillaient toutes les senteurs de l’été.

94
« Sept, étant donné que tu es une âme de la Terre, j’ai pensé que tu ai-
merais que le Référentiel n° 2 ait cette apparence », dit Chypre ; dans son ra-
vissement, Sept ne put que bredouiller un semblant de réponse. En même
temps le paysage se métamorphosait sans arrêt, comme s’il donnait naissance
à des millions d’étés.
En ce qui concernait son apparence elle-même, Chypre s’était surpassée ;
mais Sept fut incapable de découvrir ce qu’elle avait fait exactement pour y
arriver. Ce n’était pas seulement qu’elle paraissait le modèle d’où étaient ti-
rés tous les éléments du masculin et du féminin – à la fois agréable et bellis-
sime, souple et athlétique, elle combinait toutes les caractéristiques de
chaque sexe en une seule forme – mais ces caractéristiques étaient chacune
d’une intensité incroyable…
« Tu es sur la bonne piste, dit Chypre.
- Mais… chaque chose a l’air… complètement neuf, s’écria Sept. Comme si
tout venait d’être créé à l’instant. Je veux dire… Regarde cette rose, là, la
troisième au premier rang. Elle est en bouton, donc évidemment qu’elle a
l’air neuf. Mais juste à côté d’elle il y a celle-ci, beaucoup plus grosse, com-
plètement ouverte, et on dirait qu’elle vient juste d’être faite !
- Tout à fait, répondit Chypre, avec le plus innocent et le plus énigma-
tique des sourires.
- Et les vieux arbres ont l’air d’être tout aussi récents, ou… neufs, que les
jeunes, continua Sept, de plus en plus perplexe.
- Exactement, répondit Chypre, avec son sourire de plus en plus mysté-
rieux. Tu y es presque.
- Et tu es toujours magnifique, quand tu veux ! explosa Sept. Mais là, tu es
tellement… tellement plus toi… On dirait presque le modèle de toi-même ! »
Ses pensées tourbillonnaient à toute vitesse. Ses intuitions se rencontraient
en compréhensions qui lui coupaient le souffle. Il s’écria : « Tu es… la source
d’où naît ton moi normal ! »
Et Chypre dit, très doucement : « Et ici, Sept, toi aussi. » Sept réalisa en
même temps qu’elle parlait que chacun de ses mots était vrai. Il se sentait…
émerger de sa propre source, la vaste source de laquelle il ne cessait jamais
d’émerger.
À cet instant, Sept ne fut plus qu’une pure énergie d’éveil – son identité
s’imprégnant sur l’univers ; une énergie qui se transformait en lui, en un pro-
cessus sans fin. Son champ de conscience était immense, mais chaque détail y
était clair et précis, comme si lui seul existait. Et dans ce champ de cons-
cience, Sept vit George Premier et George III, et Fenêtre, qui était aussi Mo-
narque au vingt-cinquième siècle.
« Ils sont séparés ! Chacun individuellement inviolable, ne ressemblant à
rien ni à personne dans l’univers », cria Sept, hors de lui, vers Chypre.
« Mais… ils sont aussi les contreparties les uns des autres, aussi. »

95
« Il y a plus », fit la voix de Chypre, qui se transforma en vagues d’éner-
gies ondoyant autour d’eux. Les vagues devinrent des images scintillantes.
Sept s’étrangla, figurativement, car devant lui se tenaient les deux George, et
Fenêtre, et Monarque, et… - il ne pouvait plus respirer – Joséphine et Gregory
Diggs. Seulement ces mortels – tous ses personnalités, réalisait-il – étaient
plus que des mortels, comme les roses et les arbres étaient plus que des roses
et des arbres. Ils étaient les modèles multidimensionnels d’eux-mêmes,
éblouissants de potentiels et de capacités infinis ; ils étaient des banques de
données psychologiques personnelles, d’où ils tiraient de l’univers l’énergie
personnifiée.
Et sans cesse la conscience de Sept revêtait une forme mentale après
l’autre, toutes aussi étincelantes les unes que les autres. Il était Fenêtre, et
Joséphine, et Diggs. C’était son énergie qui, automatiquement, splendide-
ment, spontanément, formait leurs vies. À cet instant même il ressentait une
partie de lui-même nichée au fond d’une cellule du coude de Gregory Diggs,
pendant que celui-ci était endormi dans le monde du vingtième siècle.
« Et encore plus », dit Chypre. Et Surâme Sept sentit son identité s’expan-
ser dans une vastitude encore plus immense, et différente – il était blotti dans
un clair univers psychologique, où tout lui était secours. Immédiatement sa
mémoire retrouva sa fraîcheur ; évidemment, pensa-t-il, sans penser au sens
ordinaire du terme. Il se souvint de sa propre naissance – et de sa constante
renaissance – au sein de cet indescriptible univers intérieur qui, automatique-
ment, se constituait en individuation, le Référentiel n° 2. Il se sentait intact,
rempli de bien plus de pouvoirs, de potentiels, de désirs et de buts qu’il ne
s’en connaissait, et Sept sut qu’il se trouvait à l’intérieur de la réalité men-
tale qui était celle de Chypre.
Il crut ne pas pouvoir inclure quoi que ce fût au delà, mais au moment
même où il formait cette pensée, la réalité de Chypre s’ouvrit, et il perçut
une magnificence encore plus gigantesque, dont elle n’était qu’une partie. Et
en même temps, en toute sécurité, son identité à lui jouissait de l’instant,
hardiment et en pleine exubérance. Il se sentait l’être le plus jeune de l’uni-
vers, à qui on aurait montré le modèle de son évolution future.
« Mais il y a plus, dit Chypre. Regarde bien ». Et pour un instant tout dis-
parut, à l’exception d’une petite hutte de terre à flanc de colline, surgie tout
d’un coup de nulle part. Et presque instantanément, au même endroit, un
million d’autres constructions semblèrent s’empiler sur la hutte, dont l’envi-
ronnement s’expansait continuellement. Sept compta au moins une centaine
de villes, dont chacune naissait, ou émergeait de la hutte ; puis, de chaque
immeuble neuf naissait une nouvelle structure. Les styles, les cultures étaient
trop nombreux pour qu’on puisse les compter. Il vit des palais byzantins et
leurs larges avenues ; les villes flottantes du vingt-cinquième siècle, les ma-
gnifiques châteaux européens et indiens, des temples, des villages médiévaux,

96
des souks arabes… Et chaque fois, ces civilisations séparées restaient elles-
mêmes, tout en contenant chacune des autres.
« Ici existent les modèles de toutes les civilisations possibles, dit Chypre.
Et chaque variation possible, même la plus excentrique, a la pleine liberté
d’être.
- Les Codicilles ! s’écria Sept, ce sont sûrement des modèles de civilisa-
tion…
- Exactement, répondit Chypre en souriant.
- Bon, alors il faut que je les trouve, et tout de suite !
- Chut, fit doucement Chypre. Je vais te simplifier la tâche en supprimant
tout ce qui ne concerne pas le sujet. Regarde. »
Et Sept vit George Premier dans son grenier, s’essayant à une autre « sor-
tie ». Le tableau était clair et précis, toute la sensorialité y était, de sorte
que Sept pouvait même sentir les lilas de l’arrière-cour.
George était hors de son corps. Il murmurait sans arrêt : « Il faut que je
trouve les Codicilles, quels qu’ils soient, avant qu’il soit trop tard. » Son corps
de rêve portait une version mentale de sa robe de chambre rouge favorite. Il
longea le couloir, moitié marchant moitié flottant, en réfléchissant : « Il faut
que je retourne au futur où j’ai vu le musée. »
Et au moment même où il eut cette pensée, Sept, le souffle coupé (figura-
tivement), vit George disparaître de la scène des années 1890 pour réappa-
raître soudain dans l’image voisine, au vingt-cinquième siècle.
« Je suis sidéré, je l’avoue, dit Sept. Mais vu d’ici, c’est vraiment facile
de voir comment on fait. Je n’avais pas à m’inquiéter de la façon de jongler
avec le temps, ou de changer d’espace atome par atome, pour ainsi dire ; il
n’y a qu’à… poser son intention…
- Et dans le Référentiel n° 2, tu peux passer par n’importe quel temps
existant dans le Référentiel n° 1, qui représente toutes les dimensions ter-
restres », ajouta Chypre.
Surpris et heureux, George hocha sa tête astrale : « Mais comment j’ai fait
ça ? » se demanda-t-il. « Et – zut – je fais quoi, maintenant ? »
Sept sourit – il était devant le musée, la version du vingt-cinquième siècle
de la maison de George. Et devant ses yeux, les murs tout d’un coup devin-
rent transparents. Dans une pièce à l’étage, supposée être une reconstitution
du grenier, une statue était installée qui regardait par la fenêtre. Sept voyait
les autres pièces, chacune ressemblant plus ou moins à celles du vingtième
siècle qu’il connaissait. Mais soudain il remarqua autre chose – une pièce au
sous-sol. Dès qu’il sentit le désir d’en examiner les détails, sa vision zooma
plus près. Sur une plaque dorée était inscrit : « Ancien abri anti-atomique ».
Quelques vitrines étaient alignées. Sept s’approcha. Sur un panneau on pou-
vait lire : « Copie des microfilms des Codicilles, découverts lors des fouilles de
2550. »

97
« Microfilms ? » allait demander Sept, quand il remarqua un autre panneau
plus grand, recouvert d’un texte portant le titre Les Codicilles.
« Les voilà ! hurla-t-il à Chypre. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est…
- Tu ne peux pas le faire pour George, l’interrompit Chypre en hochant la
tête. Il faut qu’il les trouve lui-même… et qu’il fasse sa propre version du
message. »
Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, s’interrogea Sept, mais il cria
mentalement à George : « Descends à la cave ! »
George resserra sa robe de chambre autour de lui. « Je pense que je vais
commencer par la cave, si j’arrive à entrer », réfléchit-il. Mais sa conscience
n’était pas stable. Il était inquiet pour son corps : était-il parti depuis trop
longtemps ? Non – résolument, il se dit que tout allait bien. « Tout va très
bien », murmura-t-il pour la dixième fois, mais quelque chose lui disait que ce
n’était pas vrai du tout.
George réalisa qu’il avait mal à la tête – hors de son corps. Comment
était-ce possible ? Il commençait à flotter par la porte d’entrée du musée,
quand il fut conscient d’une lumière blanche, apparemment dans sa tête.
Cela lui fit peur, et en un éclair sa conscience plongea dans son corps.
Enfer ! pensa-t-il. Cela lui avait pris un temps fou de se mettre dans les
bonnes conditions pour une sortie hors du corps ; il ne pouvait pas – ne voulait
pas – rater l’occasion ! Il devait trouver les Codicilles ! Ce sentiment d’ur-
gence ne l’étonnait pas. Depuis la première fois qu’il avait entendu ce mot, il
en avait été obsédé. Il se concentra le plus fort possible.
Cette fois il était à l’intérieur du musée. « Descends l’escalier » se dit-il ;
pas sûr de lui. La lumière revint, beaucoup plus intense que la première fois –
et son espace mental lui fit l’impression… de s’agrandir, d’une façon vraiment
effrayante ; le mal de tête refit son apparition, deux fois plus fort. Jamais il
n’avait vécu une chose pareille.
Il flotta vers le bas ; descendre l’escalier n’était pas digne de lui. Il serra
ses dents astrales – il fallait qu’il avance encore… Après tout, qu’est-ce qui
pouvait lui arriver ? Au pire, il se retrouverait dans son corps, n’est-ce pas ?
Ou alors était-il vraiment sorti depuis trop longtemps ?
Surâme Sept lui cria mentalement : « Retourne dans ton corps ! » mais
George ne l’entendit pas, ancré dans sa détermination inébranlable d’at-
teindre les Codicilles. « Il est sorti depuis beaucoup trop longtemps, dit Sept à
Chypre. Pourquoi n’entend-il pas l’avertissement ?
- Parce qu’il est têtu. Comme quelqu’un d’autre que je connais », répon-
dit Chypre.
George aperçut une plaque. La lumière devint presque aveuglante. Un ins-
tant il eut peur de disparaître dans cette immensité qui l’attirait. Il sentit sa
conscience être tirée à une vitesse incroyable vers son corps. Il regarda vers
le bas… son corps de rêve tournoyait au-dessus de son corps physique, puis il y
eut comme une coupure, puis, clignant des yeux, il s’assit.

98
Chypre et Sept devinrent deux points de lumière sur le laiton de la lampe
à gaz de George.
« Voilà, il s’en est bien sorti, dit Sept. Mais je ne suis pas têtu, si c’est ce
que tu voulais dire. »
George s’assit sur le bord de son lit et alluma sa pipe.
« Nous en reparlerons plus tard, répondit Chypre. Pour le moment, je veux
être sûre que tu comprends bien ce que tu dois faire au sujet des Codicilles.
- Mais oui, fit Sept avec un grand sourire. Du moins, je pense. De n’im-
porte quelle façon, et même si George a échoué cette fois-ci, je dois l’aider à
récupérer les Codicilles au vingt-cinquième siècle et à les ramener dans les
années 1890…
- Il ne peut pas ramener la plaque, l’interrompit Chypre. Cet objet ne
peut pas exister à l’époque de George, mais l’idée, si…
- Tu veux dire qu’il doit les mémoriser ? s’écria Sept.
- Pas nécessairement.
- Mais il n’arrivera jamais à apprendre par cœur ce qu’il a vu sur la
plaque, protesta Sept. Il va obligatoirement en oublier une partie, déformer
des passages, et…
- Il va les traduire selon les codes de son époque, dit doucement Chypre.
Mais après, il faudra que les Codicilles soient découverts à l’époque du petit-
fils de George. »
George reposa sa pipe, et s’allongea ; il s’endormit presque immédiate-
ment, et commença à ronfler.
« Mais comment ? s’exclama Sept. Je n’y comprends plus rien. Et si je
n’arrive pas à arranger tout ça, cette effroyable probabilité pour la terre de-
viendra une réalité dans l’avenir du monde de George, soupira-t-il. Chypre,
cette fois, tu m’as donné trop de choses à gérer.
- Quelle bêtise, répondit Chypre, le regard vague. Tu peux toujours en
faire plus que tu ne crois. Tu connais le Référentiel n° 2. C’est vraiment très
simple. George doit trouver les Codicilles dans le musée du vingt-cinquième
siècle et les prendre en note dans son journal de 1890, de sorte que son petit-
fils puisse les retrouver dans son grenier au vingtième siècle et les enregistrer
sur des microfilms qu’il gardera dans l’abri anti-atomique. Ensuite Monarque
pourra les retrouver au vingt-cinquième siècle, là où ils sont dans ce futur
possible. Rien de plus facile !
- Et si je n’y arrive pas, que se passera-t-il ? Tout ça me paraît horrible-
ment compliqué ! » s’écria Sept. Il avait pris son apparence de jeune garçon
de quatorze ans pour accentuer son manque d’expérience dans ce domaine ;
il semblait parfaitement abattu et découragé. « Et qu’en est-il de Jean Fe-
nêtre, et Joséphine Guillerette, Gregory Diggs, et tous leurs problèmes ? de-
manda-t-il sombrement. Qu’ont-ils à voir avec tout ça ? »
Chypre adopta son apparence favorite de la femme professeur ; son visage
passa de celui d’une vieille femme aux immenses connaissances, à celui d’une

99
jeune femme, manifestant pourtant la sagesse des âges. En souriant, elle ré-
pondit doucement : « Sept, je ne vais pas te donner toutes les réponses. Et si
j’étais toi, je m’y mettrais tout de suite. D’abord tu as laissé ton corps dans
le grenier du vingtième siècle, et ensuite les probabilités s’accumulent en ce
moment parce que George III est sur le point d’ouvrir la porte de ce grenier.
Et donc tu as intérêt à retourner à la bonne époque, et vite.
- Je suis tellement chamboulé que je ne sais même pas comment faire,
protesta Sept. En tout cas je ne veux pas repasser par ce tunnel, si je peux
l’éviter. »
Chypre soupira.
« Pense au Référentiel n° 2, lui indiqua-t-elle. Il représente l’Intérieur de
tout temps et de tout espace. Concentre-toi sur l’époque que tu veux, et
c’est là que tu émergeras.
- Tu es sûre ? demanda Sept, sceptique. Et pourquoi ne m’as-tu pas parlé
du Référentiel n°2 plus tôt ?
- Je ne peux pas te l’expliquer maintenant, mais oui, je suis sûre de mes
indications. Mais elles ne marcheront pas si toi, tu n’en es pas sûr.
- J’en suis sûr », se hâta de dire Sept. Il imagina le Référentiel n° 2
comme étant l’Intérieur de chaque temps et de chaque lieu, puis il dit menta-
lement : « Je veux cette pièce-ci, à cette même heure de la nuit, mais le 2
juin 1982. »
Pour mieux se concentrer il ferma les yeux de son mental, et comme rien
ne semblait s’être passé, il les rouvrit. Ça avait marché ! Il était là, son cher
corps du vingtième siècle, allongé tout vide sur le vieux lit de camp. Avec un
sourire, Sept plongea dans sa forme physique – juste à temps.
La porte du grenier s’ouvrit, et George Brainbridge III passa la tête en vo-
ciférant : « Alors ? Il fait jour, vous avez enfin trouvé ces fichus journaux ? »

100
Chapitre XVI. – Frères d’âme ; une enquête en rêve, et une
paranoïa venue du passé

Les Codicilles faisaient tellement partie intégrante de la vie intellectuelle


de Monarque, et avec une telle évidence, qu’il lui était extrêmement difficile
d’imaginer ce que serait devenu le monde sans leur existence. Il savait qu’il
restait des trous énormes dans l’histoire de l’évolution de l’humanité
qu’avaient reconstituée les historiens. En même temps qu’il se préparait à la
célébration du 500e anniversaire de l’origine des Codicilles, Monarque se re-
trouvait à considérer le monde d’avant eux avec un sentiment de grande in-
quiétude.
Il réfléchissait à la grandeur spectaculaire de ce qu’avait accompli le
George, étant donné les circonstances de l’époque : le fait que si peu de per-
sonnes – en admettant qu’il y en ait eu – entreprenaient alors un travail mental
sérieux, et que tout son entraînement préalable, et son système de croyances,
aient été en opposition frontale avec les découvertes de son intuition.
Debout dans le hall d’entrée du musée, Monarque, comme toujours, per-
cevait ces frissonnements familiers lui indiquant qu’il était en train de rece-
voir des informations par une fréquence neurologique différente. Il pouvait
presque sentir la présence du George – encore en plein apprentissage des mé-
canismes internes de la locomotion mentale, avançant dans un monde auquel
aucun de ses compatriotes n’avait accès, jusqu’à ce que, finalement, il trouve
les Codicilles. Mais comment ? Personne n’avait jamais trouvé la réponse à
cette question. Cette question était vitale, réfléchissait Monarque, car si les
Codicilles n’étaient pas apparus dans ce passé lointain, alors certainement
que lui, Monarque, et tous les autres habitants de la terre, vivraient dans un
tout autre monde. En admettant que l’humanité aurait pu survivre sans les
Codicilles, ce qui n’allait pas de soi.
Soudain Monarque tressaillit. Le musée semblait presque fantomatique
dans le silence. Comme en attente. Après avoir nettoyé intégralement le bâti-
ment, fait les vitres, n’oublié aucun détail, les ouvriers étaient partis. Sur
toutes les tables des fleurs fraîches ornaient les vases. Son travail terminé,
l’aspirateur silencieux s’éteignit automatiquement. Le bâtiment était censé
représenter la maison du vingtième siècle du George – son foyer quotidien, ses
fenêtres fixes, au lieu de murs de verre amovibles, son intérieur confiné, et
pourtant confortable. Monarque regarda les fleurs, des espèces de la région,
qui à l’époque poussaient peut-être dans l’arrière-cour du George.

101
Et pourtant c’était évident, pensa Monarque mal à l’aise, les fleurs ju-
raient avec la maison ; elles semblaient… bizarrement contemporaines. On
aurait dit que des fleurs fanées auraient été plus à leur place. Monarque sou-
rit intérieurement, en même temps qu’il ressentait comme la montée puis-
sante d’une… étrangeté, pénétrer dans le hall resplendissant.
Son nez busqué frémit. De nouveau il frissonna, comme doucement sur-
pris. « Quelqu’un ici ? » demanda-t-il mentalement.
Il tâtonnait à l’intérieur de sa propre conscience, à la recherche d’une
structure perceptible quelconque, fût-elle à peine discernable ; de n’importe
quelle information ayant pu emprunter ces passages neuronaux avec lesquels
il n’identifiait pas habituellement sa conscience. Des murmures indistincts.
Étrange… car il commença à distinguer des mots, qui ensuite apparurent sous
forme de lettres, qui prirent la forme d’un homme. Tiens donc ! Monarque ré-
fléchissait : un homme sous cette forme devait être en train de prononcer ces
mots.
Le cadre d’une fenêtre apparut, qui se superposa à la silhouette de
l’homme. L’image était à peine visible, et même avec l’entraînement qui
était dispensé à chacun pendant toute sa vie, Monarque avait du mal à la
maintenir suffisamment longtemps pour l’étudier. Pourquoi cette difficulté,
qu’il n’avait jamais connue ? se demanda-t-il. Il ferma les yeux pour mieux
voir, puis soupira quand il put interpréter le message : un homme appelé Fe-
nêtre parlait. Mais à qui ? Et parlait de quoi ? Et quel lien le reliait-il à cette
scène ?
Mais il y avait… quelque chose d’autre ! Monarque fut soudain pris d’une
faiblesse, et dut s’appuyer contre une table. Le canal qui venait de s’ouvrir
prit une coloration différente… une espèce de vide, comme s’il manquait un
élément important. Un message en provenance d’un monde éteint – Monarque
releva brusquement la tête – un monde d’avant les Codicilles ; un monde qui
les cherchait ; et dans ce monde une personnalité… qui était… un autre aspect
de lui-même !
Il en était certain. Monarque savait reconnaître sa propre essence. Et s’il y
avait quelque chose qu’enseignaient les Codicilles, c’était bien l’aspect multi-
dimensionnel du moi, disséminé à travers les siècles. Il reconnut cette alter-
essence, précise et particulière, qui était sa propre reconnaissance psycholo-
gique d’un « autre moi ». Un moi, pensa Monarque, qui pour lui serait tou-
jours « autre », autant que lui-même serait « autre » à son égard. Ils étaient
pourtant reliés par certains passages neurologiques, dont les reflets évanes-
cents suivaient leurs itinérances au sein des mondes de leurs pensées indivi-
duelles.
Mais pourquoi un monde avant les Codicilles ?
Qu’essayait de lui dire cet ancien moi ? Monarque s’interrompit, et se cor-
rigea : ce moi existait simultanément avec sa propre vie – le vingtième et le
vingt-cinquième siècle coexistaient.

102
« Frère de mon esprit, parle », dit mentalement Fenêtre.
Pas de réponse ; juste cette inquiétude qui n’arrêtait pas de grandir. Mais
à propos de quoi ? Cette fois Monarque entendit les mots : « les Codicilles »,
répétés plusieurs fois, d’une voix mentale qui portait un avertissement, ou du
moins une forte angoisse qu’il reconnaissait maintenant comme étant la
sienne. Allaient-ils être volés ? Les Codicilles eux-mêmes ne pouvaient pas
être volés, pensa Monarque : ils résidaient dans l’esprit de la population. On
pouvait voler les vieux microfilms, mais pourquoi ? Monarque fronça les sour-
cils. Ce n’était pas possible. Il devait se tromper.
Toujours préoccupé et mal à l’aise, il commença à monter les marches de
l’escalier de la façade principale, un peu rassuré par son activité musculaire,
contrôlant automatiquement si tout était prêt. C’était parfait : la maison du
George, préservée, comme s’il allait rentrer à n’importe quel moment. À
n’importe quel moment ! Dans un autre référentiel temporel, le George était
là, se dit brusquement Monarque. Plusieurs fois déjà cette idée lui était ve-
nue, mais comme un divertissement théorique amusant. Il lui apparaissait
soudain que divertissement ou pas, selon les principes exposés dans les Codi-
cilles eux-mêmes, le George vivait dans cette maison, ou son fac-simile, au
vingtième siècle, au moment même où lui, Monarque, montait l’escalier du
vingt-cinquième. Alors, que faisait le George en ce moment même ? Qui s’in-
quiétait au sujet des Codicilles, et pourquoi ? Il était évident qu’ils étaient en
sécurité, et qu’aurait-on pu gagner à les voler ? Le peuple perdrait un objet
vital, un symbole aimé…
Étonné de sa propre réaction, Monarque interrompit le fil de ses pensées
et, presque étourdi, atteignit la dernière marche de l’escalier. Il était en
pleine paranoïa ! Il était sérieusement en train de considérer l’éventualité
que quelqu’un vole les Codicilles – dans un monde où ce genre de maladies so-
ciales avaient été totalement éliminées depuis plus d’un siècle ! Mais qu’est-
ce qui lui avait pris ? À sa connaissance aucun vol n’avait été commis depuis
qu’il était né ; les causes en avaient été éradiquées pour ainsi dire naturelle-
ment, puisque les Codicilles exposaient aux humains leurs potentiels et leurs
capacités. De la même manière les haines et les ressentiments qui entraî-
naient les crimes individuels n’existaient plus. Ce n’est pas que les gens aient
été des saints, mais ils se comportaient au moins comme des membres d’une
espèce ayant atteint sa dignité. Ils se respectaient eux-mêmes autant que les
autres.
Comment avait-il pu envisager la possibilité que les Codicilles aient pu
être volés, et en ressentir une telle angoisse ? C’était une évidence, pensa
Monarque, cette idée n’était pas la sienne. Quand apprendrait-il enfin à iden-
tifier les messages qui passaient par sa propre conscience ? Cette paranoïa ne
faisait pas partie de son époque. Perplexe, Monarque s’assit sur le fauteuil
victorien installé en haut des marches. Il savait qu’il existait des corrélations

103
psychiques entre lui et ses « autres » moi – d’invisibles intersections psycholo-
giques. Et c’était justement par un de ces canaux qu’était venue cette peur
au sujet des Codicilles. Mais pourquoi avait-il reçu ce message particulier
juste avant la célébration de la découverte des microfilms lors des fouilles ?
Dans deux heures tout l’endroit serait rempli d’une foule de visiteurs venant
de tous les coins du monde.
Dans deux heures on montrerait les Codicilles, évidemment.
L’hologrammeur projetterait le spectacle : l’histoire de la découverte des
Codicilles et le récit de la vie du George.
Monarque soupira, et décida de vérifier avec sa compagne, Leona, si leur
dernier travail en rêve pouvait jeter quelques lumières sur cette étrange an-
xiété. Ils étaient tous les deux des archéologues oniristes. Mais pour Mo-
narque, c’était Leona la meilleure des deux. Parfois, elle recueillait d’excel-
lentes informations à la dernière minute, comme si les crises stimulaient ses
dons. Il fronça les sourcils. Lui ne fonctionnait pas de la même façon ; il ai-
mait la paix et la tranquillité. Mais il n’y en aurait pas tant que la cérémonie
ne serait pas terminée… Et, comme il pénétrait dans le hall, Monarque essaya
de rejeter cette pensée taraudante que d’une certaine façon, la cérémonie
elle-même était menacée.
Il ouvrit la porte de la chambre du George ; c’était là que Leona venait rê-
ver, dans l’espoir que l’endroit l’aiderait à accéder à de nouvelles informa-
tions. Elle était en train de regarder par la fenêtre et se retourna vers lui
quand il entra ; elle avait l’air inquiet.
« J’ai terminé, dit-elle, et la pièce est prête.
- Mais ?… » demanda Monarque. Elle essayait de cacher son inquiétude
derrière un sourire rassurant, mais il la connaissait trop bien.
« Eh bien, il se peut que j’aie reçu du nouveau… des faits inquiétants. Ou
du moins, des informations qui contredisent certaines choses que nous croyons
savoir. Je déteste quand ça arrive. » Des restes de ses visions de rêve s’attar-
daient dans ses grands yeux marron. Elle semblait baigner dans la douceur
d’un état modifié de conscience ; pas égarée… c’était plutôt le regard d’un
enfant qu’on a tiré du sommeil. Même son inquiétude était adoucie par cette
aura de rafraîchissement subjectif. « Les rêves sont déjà enregistrés, dit-elle.
Je l’ai fait tout de suite. » Elle faisait doucement danser ses orteils dans ses
sandales ; son pied droit frappait légèrement le sol, ce qui faisait tinter son
bracelet de cheville, et les plis de sa jupe courte soulignaient ses ondulations
gracieuses. « Imagine. Ces fenêtres s’ouvraient, avant. Celles d’origine, plu-
tôt. » Elle retourna à la contemplation du jardin du musée.
« Et toute la poussière de la circulation pouvait entrer », répondit Mo-
narque, en riant malgré lui. Ils adoraient jouer à ce jeu. Ils se tenaient là, les
sens intérieurs largement ouverts, essayant d’amener au seuil de leur cons-
cience tous les sons des anciennes voitures, les crissements des pneus… « Mais

104
arrête de me torturer. Tu es la meilleure de nous deux, alors qu’est-ce que tu
as trouvé ? »
Elle pivota sur elle-même. « La meilleure ? Et qui a fait les rêves qui ont
mené à ces fouilles et finalement à ce musée ? C’est toi !
- Exact, dit Monarque. Mais j’ai toujours senti qu’il manquait quelque
chose…
- Peut-être, répondit-elle avec sérieux. Tu pourras lire mes comptes-ren-
dus plus tard. Mais il y avait trois rêves séparés, bien clairs. Dans l’un, j’étais
dans une ancienne cuisine, qui ressemblait beaucoup à celle du musée, et il y
avait un homme qui s’appelait Fenêtre et qui essayait de regarder dans notre
monde. »
Le visage de Monarque perdit toute couleur.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Leona, en alerte.
- Continue, répondit Monarque. Je te le dirai quand tu auras terminé.
- Bon, admit-elle. Je vais te raconter le deuxième rêve en une fois, même
s’il est un peu compliqué. C’était presque un cauchemar. Il y avait toute une
suite d’événements, où j’ai vu… à quoi aurait ressemblé le monde aujourd’hui
si nous n’avions pas les Codicilles. C’était vraiment effrayant, mais j’ai pu
garder mon discernement et mon sens critique tout au long… » Elle fit une
pause, puis reprit, rapidement : « Quelques idées – la plupart – étaient de la
pure folie. C’est difficile à comprendre, mais dans le rêve, on considérait les
guerres comme un moyen d’arriver à la paix. Je veux dire que les pays avaient
des armées, et plus l’armement était développé, plus grandes étaient les
chances de paix ! Une vraie idiotie, comme je te disais. Et dans le rêve, l’hu-
manité n’avait absolument pas appris comment utiliser la technologie. Les
pays s’en servaient apparemment pour construire chacun son arsenal d’armes
de contre-offensive. » Leona secoua la tête, presque avec colère. « Tout ça
était absolument dégoûtant, et j’étais sidérée de me retrouver confrontée di-
rectement à une telle aberration. Il y avait d’autres choses, mais c’est le troi-
sième rêve qui m’a paru le plus lourd de sens. »
Monarque approuva de la tête, en pleine conscience du fait que dans leurs
dix années de recherches ils avaient des milliers de fois contrôlé, analysé et
comparé les détails de leurs rêves.
« Eh bien, dans le troisième rêve, j’étais une femme, et j’étais en relation
avec l’homme du premier rêve, appelé Fenêtre. Et je m’appelais Joséphine. »
Leona fit une pause, puis épela lentement le nom.
Monarque la fixait, éberlué. « Tu veux dire qu’il y a une erreur dans les lé-
gendes ? Que l’homme que nous considérons comme le meilleur ami du
George était une femme ? »
Leona répondit lentement : « Pas du tout Joseph Ine. Mais Joséphine, une
femme. J’en suis tout à fait sûre… même si l’homme, Fenêtre, est aussi dans
l’histoire. Je ne sais pas comment.

105
- Ça je peux te le dire, répondit Monarque. J’ai eu une courte expérience
en venant ici, et je pense que Fenêtre était – est – un de mes aspects au ving-
tième siècle.
- Et si Joséphine était un de mes aspects, si j’ai bien raison…
- Alors d’une façon ou d’une autre, nous deux sommes liés au George.
Avec une de ses capacités, pour le moins », dit Monarque. Et il reprit plus len-
tement : « Ça pourrait expliquer pourquoi j’ai découvert l’emplacement où
faire ces fouilles, déjà. »
Leona sembla perdue. « Alors pourquoi avais-tu ces terribles pressenti-
ments dernièrement au sujet des Codicilles, qui seraient en danger ?
- Je ne sais pas, soupira Monarque. Le musée tout entier, l’environne-
ment, le terrain, la rivière même ces derniers temps, tout me paraît être…
transitoire, comme pouvant disparaître d’un instant à l’autre.
- Donc il faut faire un Rêve Commun ! s’écria Leona. C’est la seule chose à
faire. Nous serons nos propres guides ; nous allons dormir dans ce lit… et es-
sayer de rêver clairement dans le passé…
- Il y a trop de variables, répondit Monarque. Je ne suis pas trop bon aux
voyages de rêve sous la pression, contrairement à toi… et il ne reste plus
beaucoup de temps avant la cérémonie non plus. Les techniciens doivent com-
mencer à arriver au rez-de-chaussée en ce moment. »
Elle lui sourit.
Il se mit à rire. « Tu as raison, évidemment. Et qui sait ce que nous allons
découvrir ? Nous allons peut-être même avoir de nouvelles informations pour
la célébration. »
Ils retirèrent tous leurs vêtements et s’allongèrent sur la réplique du lit du
George. Ils laissèrent leurs pensées s’unifier, puis ils les laissèrent s’unir en-
semble, et ils sentirent leurs corps se fondre dans la literie – devenir la lite-
rie, sensoriellement, alors que leurs formes physiques étaient allongées là,
fraîches et immobiles comme deux pierres endormies. Leurs esprits se rencon-
trèrent là où se confondaient leurs pensées, et leurs corps de rêve s’élevèrent
comme deux silhouettes de fumée. Les formes se fondirent dans le passé de la
pièce – dans les passés de la pièce, disparurent dans d’innombrables étés et
automnes, flottèrent par d’incommensurables hivers et printemps… à la suite
du rayon concentré de leurs intentions individuelles et conjointes.
Monarque et Leona avaient tous les deux un talent naturel pour le voyage
de rêve, et leur entraînement universitaire avait affûté et développé leur
don. Ils adoraient travailler ensemble, et arrivaient facilement à maintenir
bien séparés leur discernement respectif, le laissant chevaucher le courant
plus profond et plus lent de la conscience de rêve. Leur amour mutuel leur
était un appui solide ; il renforçait leur proximité, de sorte que la conscience
de rêve de l’un pouvait interagir avec celle de l’autre. Mais toujours leur in-
tention les conduisait vers une seule et unique direction : vers le monde passé
du George.

106
Par moments leurs corps de rêve traversaient de profondes ténèbres. Il y
avait des explosions de flammes, et ce qui semblait être les murmures de mil-
lions de voix, mais ils en savaient assez tous les deux pour ne pas se laisser
distraire – pour ne pas aller voir ce qui se passait, pour ne pas être affectés
par de telles conditions de l’atmosphère onirique.
« Je t’aime », dit mentalement Monarque. « Je t’aime », répondit-elle
mentalement. Ils ressentirent ensemble cette exaltation soudaine, cette con-
centration de l’énergie, cet explosif sentiment de triomphe, lorsque leur
voyage les focalisa exactement à l’emplacement spatio-temporel qu’ils dési-
raient, après avoir miraculeusement localisé la cible à partir d’une infinité de
probabilités.
C’était maintenant qu’il allait falloir faire attention.

107
Chapitre XVII. – Un Rêve Commun

La sensation de mouvement s’arrêta. Monarque et Leona essayèrent de


garder leur conscience aussi stable que possible, mais il y eut tout de même
un black out, d’à peine une seconde. Puis ils perçurent un fouillis d’images à
moitié formées, à mesure que leur vision de rêve devenait opérationnelle.
D’abord, Monarque ne vit que des formes, mais peu à peu celles-ci se
haussèrent au statut d’objets, même si tout était gris. Mais tous ses autres
sens de rêve fonctionnaient totalement, de sorte qu’il pouvait se tenir ferme-
ment debout dans un coin de la « pièce d’atterrissage ».
À côté de lui, Leona était bouche bée. Elle voyait magnifiquement les cou-
leurs. Pour tester, elle essaya de sentir l’odeur de l’air – rien ! Donc elle
n’était pas correctement concentrée, pensa-t-elle. Comme elle voulut avan-
cer de quelques pas, elle s’éleva à la verticale. Monarque sourit, et elle re-
descendit en flottant, et s’excusa : « Je suis désolée. Mais ça va maintenant.
Tu peux dire quelque chose ? »
Ils se tinrent immobiles, et observèrent. Graduellement, l’intérieur de la
pièce s’éclaircit. Plusieurs personnes étaient assises autour d’une table. « Si
nous avons deviné juste, nos aspects devraient être ici. Ils devraient nous
avoir attirés », dit Monarque. Au moment où il prononçait ces paroles, sa
conscience devint instable, enfla, et le poussa vers un homme qui était en
train de parler. Invisible, Monarque se tenait à côté de sa chaise ; et le men-
tal de cet homme s’ouvrit à lui, presque comme s’il avait été le sien propre.
Bien sûr que ce n’était pas le cas, mais le sentiment de familiarité et d’alté-
rité était fascinant…
« Attention à toi ! s’écria Leona. Ne te concentre pas sur vous deux à ce
point-là, Monarque ! »
Monarque l’entendit sans l’entendre. Pourquoi, se demandait-il, cet
homme et cette pièce lui semblaient-ils aussi intimement familiers ? Comme
s’il était déjà venu ici (et pas en rêve) ?
Avant qu’il ait même pu commencer à répondre, il fut presque pris de pa-
nique quand des informations sous forme sonore effacèrent soudain tout le
reste. À cette déferlante tonitruante s’ajoutèrent de hautes fréquences stri-
dentes, qui blessaient ses oreilles subtiles ; les deux sortes de sons semblaient
se traduire en lui par une angoisse paralysante. Un instant ils semblèrent être
partout. Puis, soudain, ils cessèrent.
Assommé, Monarque rouvrit ses yeux de rêve. Leona l’observait avec in-
crédulité ; visiblement, elle aussi avait entendu.

108
Il y avait toujours un bruit de fond, mais peu à peu, invisibles et immo-
biles, Monarques et Leona purent identifier les sons émis par les personnages
en train de parler. Le choc qu’il venait de subir avait propulsé la conscience
de Monarque bien loin de l’homme qui l’intriguait tant, et il dut faire plu-
sieurs essais prudents avant d’établir une espèce de contact. « Je suis Mo-
narque », dit-il mentalement.
« Je suis Monarque », dit Jean Fenêtre, assis dans la cuisine de George, au
vingtième siècle.
« Ça recommence ? répondit George, en souriant.
- J’ai toujours été Monarque, reprit mentalement Monarque, surpris. Et de
nouveau, Jean Fenêtre répéta ses paroles.
- Il y a une autre conscience ici, dit Sept.
- Vous allez arrêter, oui ? Vous n’êtes pas mieux que Fenêtre. Ça fait vrai-
ment peur ! répondit George en finissant sa bière. Il a un… clivage de la per-
sonnalité. »
Se tournant vers Fenêtre, Sept demanda : « Si vous êtes vraiment Mo-
narque, vous devez savoir où se trouvent les Codicilles ? »
Silence.
Monarque était sous une telle tension qu’il n’osait même plus parler,
même pas mentalement. À côté de lui, Leona remarqua : « L’un d’eux n’est
pas vraiment physique ! Regarde : ce corps-là n’a pas d’histoire. Dans cette
dimension il est plat. Fais attention. Mais la pièce et les autres personnes
semblent être réelles. »
À cet instant précis, l’abominable mélange de sons recommença son va-
carme, chassant toute pensée de la tête de Monarque. Cette fois le volume
était encore pire, et les sons se précipitaient autour de sa tête comme des
cailloux pointus. Puis, là encore, tout cessa subitement.
Quelqu’un dit : « On n’entend rien avec cette fichue circulation. » Mo-
narque arriva à comprendre les mots. Avec un pâle sourire, il se tourna vers
Leona : la circulation ! c’était ça, la circulation !
George ferma la fenêtre.
Sept aurait vraiment voulu sortir de son corps pour gérer ce qui était en
train de se passer, mais il n’osa pas. Il reprit doucement : « Si vous êtes Mo-
narque, nous savons que les Codicilles sont dans votre monde, dans votre pro-
babilité. Mais dans la nôtre, dans votre passé, nous ne les avons pas encore
découverts. Vous comprenez ? »
Monarque essayait de se concentrer sur les mots, mais sa conscience glis-
sait sur un sol mouvant. Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire, pensa-t-il
– s’il pouvait y arriver. « Viens me chercher, s’il y a besoin », demanda-t-il
mentalement à Leona. Puis il laissa sa conscience s’approcher de Fenêtre, de
plus en plus près.
À un certain niveau psychologique, une attraction subjective prit le des-
sus, et Monarque se sentit tourbillonner à travers des mondes d’émotions et

109
de sensations, jusqu’à ce que finalement il ouvre les yeux – pour regarder
cette étrange pièce du point de vue de Fenêtre. Mais il était toujours lui-
même, tandis que les sens de ce corps captaient les données clairement et
distinctement. « Je crois que je comprends », dit-il avec la voix de Fenêtre.
Puis, pendant tout un moment, essayant de s’orienter, il ne put rien dire.
La conscience de Fenêtre était… vraiment immense ! Symboliquement, Mo-
narque percevait les aspects de la personnalité de Fenêtre sous la forme de
différentes pièces, vastes, séparées, qu’il observait depuis leur seuil. Une
chose était sûre : le Fenêtre du vingtième siècle était en face de son époque
à lui. Mais Monarque, en reflet, voyait sa propre personnalité dans une des
pièces (où ses caractéristiques personnelles agissaient en tant qu’inconscient
de Fenêtre ? Était-ce possible ? Il réfléchissait.) Et entre les deux se tenait le
Christ de Fenêtre. Sincèrement surpris, mais en totale compréhension, Mo-
narque dit par l’intermédiaire de Fenêtre :
« Fenêtre peut guérir. Je comprends, maintenant. Avant les Codicilles,
vous ne réalisiez pas que vous pouvez vous guérir, ou guérir les autres, sans…
la médecine. » Monarque se laissait envahir par la compassion au fur et à me-
sure que des images venues de la mémoire de Fenêtre atteignaient sa cons-
cience : Fenêtre, encore enfant, puni pour avoir guéri un chat ; l’enfant es-
sayant d’exercer ses talents sous les pires contraintes… « Oh ! s’écria Mo-
narque, choqué ; Fenêtre s’est identifié au Christ parce qu’au moins les dieux
ont le droit de guérir. Et la responsabilité n’en retombait pas sur lui… » La
tête lui tournait. Il s’efforçait de garder son centrage.
« Tout va bien. Je suis là, je t’aide », dit Leona.
« Mince, tout ça fait sens, dit George, s’essuyant le front. Ça fait sens,
vous savez ! Mais pourquoi – se tournant vers Sept – pourquoi faut-il toujours
qu’il passe par ces espèces de transes pour trouver tout ça ?
- Taisez-vous, George, murmura Sept, vous le déconcentrez.
- George ? demanda Monarque, incrédule. Vous êtes George ? Le George ? »
George était toujours gêné pour Fenêtre quand il parlait pour le Christ ou
Monarque ; il n’arrivait pas à le regarder en face. Avec un sourire, il répon-
dit : « Le George ? Eh bien, en tout cas, je suis George.
- C’est un grand honneur pour moi, dit Monarque.
- C’est vraiment Le George, murmura Leona, et en même temps il ne l’est
pas. Je n’arrive pas à préciser. Il y a quelque chose… qui ne va pas.
- Et bien sûr vous n’êtes pas en train d’essayer de voler les Codicilles, re-
prit Monarque avec soulagement. »
Sept s’interposa : « Nous essayons de faire en sorte que les Codicilles ap-
paraissent dans votre temporalité. Vous devez être des voyageurs de rêve. Je
perçois quelqu’un à côté de Monarque… »
Mais Monarque sursauta. Les murs de la pièce disparaissaient, les objets
devenaient des images, qui se réduisaient à des formes, qui se désintégraient
lentement. « Leona, tu es avec moi ? » appela-t-il mentalement. Il sentait sa

110
présence – en même temps que son corps le rappelait vers la chambre dans le
musée.
Un instant, toute expression disparut du regard de Fenêtre pendant que la
conscience de Monarque disparaissait du mental de sa contrepartie ; Fenêtre
avait l’impression de s’éveiller dans un monde nouveau, sans savoir duquel il
s’agissait. Mais non, pensa-t-il, c’était bien le même monde. George, Sept et
Diggs étaient toujours là à l’observer ; mais lui avait changé. Le Christ était
parti !
Presque incrédule, Fenêtre fouillait son paysage intérieur. Impossible de
retrouver le Christ paranoïaque. « Je ne suis plus le Christ, dit-il. Il est parti
pour de bon… »
Éberlué, George murmura « Oh », parce que c’était évident : sous ses
yeux, Fenêtre était en train de se transformer en… quelqu’un d’autre. Ou
alors en lui-même. Même Sept était bouche bée. Les yeux de Fenêtre sem-
blaient clignoter, clic, clic, clic, comme recherchant et ajustant différentes
focales avant de choisir la bonne… et cette focale était celle qui représentait
les caractéristiques de Fenêtre, brassées et redistribuées d’une nouvelle fa-
çon. Puis les yeux de Fenêtre se calmèrent, résolus, sûrs d’eux-mêmes ; plus
du tout absents, apathiques, ou effrayés.
Le processus avait pris à peine un instant. Quand les yeux de Fenêtre
avaient commencé leur transformation, Gregory Diggs ouvrait la bouche pour
dire « Mon Dieu », et quand il eut parlé, le processus était terminé.
Mais comme en réponse à ce qui s’était passé, d’innombrables et minus-
cules changements vitaux se produisirent dans l’attitude de Fenêtre, dans ses
manières, ses lèvres, son nez, ses oreilles… comme si l’homme appelé Fenêtre
avait soudain été reconstitué correctement, et que toutes les tensions et tous
les combats qui l’avaient déchiré s’étaient résolus. En toute évidence, George,
Diggs et Sept savaient que Fenêtre était désormais parfaitement sain d’esprit,
quel qu’ait pu être son état antérieur ; et que cet homme était Fenêtre, indé-
pendamment du statut de Christ ou de Monarque.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Diggs, les yeux hagards. Qu’est-ce que
ça veut dire, ‘Je ne suis plus le Christ’ ? Plus jamais ? Vous ne pouvez plus
guérir ? »
Avec un air de soulagement, Fenêtre hocha la tête en souriant. « Je sais
ce que j’ai vécu, dit-il. Il faudra que vous combliez mes trous de mémoire,
mais de toute façon, quand ça s’est terminé, je savais que j’ai toujours pu
guérir, et qu’inconsciemment j’ai construit la personnalité du Christ pour don-
ner à cette affaire un tour raisonnable – aussi folle qu’elle ait paru être pour
les autres. Mais il y a encore plus. »
Quelque part aux confins de sa conscience, Sept pouvait sentir la présence
de Chypre, et il lui semblait percevoir partout comme un mouvement psycho-
logique, tellement puissant qu’il ressentait le désir de le rejoindre en quittant

111
son corps… qu’il oubliait de temps en temps, sans que personne ne s’en aper-
çoive. Il dit rapidement à Fenêtre : « Dites-nous ce qui s’est passé, de votre
point de vue. »
Fenêtre sourit de nouveau. « Je commence à m’habituer à être… moi, ré-
pondit-il. Ce que je vais dire va vous paraître fou, j’imagine. Mais moi je sais
que cela ne l’est pas. »
George acquiesça en silence. Il savait que tout ce qu’allait dire Fenêtre
était vrai. Mais comment le savait-il ?
Fenêtre commença : « Je parlais régulièrement pour une personnalité ap-
pelée Monarque, comme vous le savez. Eh bien, tout d’un coup, cette cons-
cience et la mienne ont fusionné. Je connaissais la vie de Monarque, et il con-
naissait la mienne. Mais comparé à son monde, le nôtre est littéralement ma-
lade. Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie que lorsque j’ai pu recevoir
quelques aperçus de ce monde par ses images mentales. Son monde est fondé
sur des idées radicalement différentes de celles qui soutiennent le nôtre… »
Pendant que Surâme Sept était préoccupé par la découverte des Codi-
cilles, les mots les Codicilles ne cessaient de résonner dans le mental de José-
phine. Ils lui semblaient étrangement familiers, comme si elle les avait déjà
entendus dans des circonstances tout à fait particulières. En fait, pensa-t-
elle, ces mots signifiaient « ajout aux dernières volontés ». Seulement et si,
dans ce cas précis, ils signifiaient « ajout à la volonté » - à la volonté de
l’homme ?
Sans intention particulière, elle monta l’escalier vers son petit bureau, et
se mit à examiner les rangées de livres bien alignées sur les étagères. « Les
Codicilles », murmurait-elle, énervée, inquiète. Comme d’elles-mêmes, ses
mains commencèrent à examiner les livres, à les feuilleter. Elle avait
l’étrange sensation que ses doigts savaient ce qu’ils avaient à faire, qu’elle
avait en tête un but particulier, qui dépassait son savoir conscient.
En hauteur était placée une fenêtre. Elle leva le regard vers elle, et
comme si cette fenêtre lui avait envoyé un indice, soudain ses doigts se mi-
rent à examiner nerveusement livre après livre, page après page. Elle n’avait
jamais senti une telle étrange pression dans son esprit, dans ses doigts, dans
tout son être. Puis arriva cet instant qu’elle devait ne jamais oublier. Quand
elle trouva la phrase, cette phrase si particulière, si vitale, elle poussa un cri
de triomphe et d’enthousiasme. Elle se trouvait dans un vieux livre, Psychic
Politics, écrit des années auparavant par une certaine Jane Roberts. C’était
là : le schéma de l’avenir de l’humanité, le schéma qui, elle en était absolu-
ment certaine, était écrit aussi dans la chair, dans les cellules, de l’espèce
elle-même. Avide, triomphante, elle lut :

112
Codicilles

(Hypothèse alternative visant à servir de base à l’expérience individuelle


et collective.)
1. La création tout entière est sacrée et vivante ; chaque partie est connectée à
toutes les autres ; chacune se trouve dans une communication coopérative et créa-
trice, à laquelle le plus petit participe autant que le plus grand.
2. Les sens physiques offrent une version distincte de la réalité, dans laquelle
l’être est perçu dans une séquence dimensionnelle particulière, construite par le
biais de schémas neurologiques, et représente le résultat d’une seule sorte de con-
centration neurologique. Il existe des trajets neurologiques différents acceptables
biologiquement, et d’autres séquences non encore choisies.
3. Notre maîtrise individuelle et nos structures politiques sont des sous-produits
d’une perception séquentielle, et nos moyens externes de communication installent
des schémas qui sont reliés à notre fonctionnement synaptique, et le copient. C’est
de cette façon que nous nous enfermons dans certaines structures de réalité.
4. Mais notre perception séquentielle pré-interprétée est, de par sa nature,
beaucoup plus flexible que ce que nous en connaissons. Il existe des demi-étapes –
d’autres impulsions non perçues – qui passent par la terminaison nerveuse trop ra-
pidement ou trop lentement pour notre niveau de concentration habituel. Il est pos-
sible d’apprendre et d’entraîner la perception de ces impulsions, et d’amener ainsi
la réception de perceptions qui modifieront l’habituelle réponse sensorielle, actuali-
sant certains spectres perceptifs potentiels qui ne nous sont pas familiers.
5. Ce plus grand spectre sensoriel possible inclut des perceptions de la réalité
corporelle interne en termes d’identité et de comportement cellulaires, le contrôle
conscient et automatique des processus biologiques, et une perception accrue des
conditions extérieures, au fur et à mesure que les sens ordinaires deviennent plus
puissants. (Notre vue, par exemple, est loin d’être aussi performante qu’elle devrait
l’être. Il est possible d’affiner les nuances de couleur, texture, profondeur, jusqu’à
ce que tout notre champ visuel atteigne une acuité aujourd’hui considérée comme
exceptionnelle ou supranormale.)
Le regard de Joséphine continua vers le bas de la page. Les Codicilles
étaient suivis de commentaires de l’auteur. Un paragraphe était intitulé Com-
mentaires sur les Codicilles. Il semblait faire référence au Codicille n° 1, et
en même temps aux cinq dans leur ensemble. Dans son impatience, elle lut
rapidement les passages concernés.

113
Commentaires sur les Codicilles
Le fait d’accepter ces premiers codicilles accroîtrait la connaissance pratique
du moi, ferait tomber les barrières résultant de notre perception pré-interprétée, et
restructurerait la vie personnelle, sociale et politique.
Si l’humanité doit développer ses véritables potentiels, il est nécessaire que les
concepts sur le moi ainsi que l’expérience pratique du moi soient élargis. Seule une
évolution de la conscience peut modifier la vision du monde qui se montre à la
structuration officielle de notre conscience.
Commentaire sur le Codicille 2
L’étape suivante est aussi importante que l’a été la naissance du christianisme
pour l’histoire de l’humanité. Elle va offrir à la civilisation une nouvelle feuille de
route. Le christianisme représentait la psyché humaine arrivée à un certain point ;
il a d’abord formé des structures internes de développement, qui ensuite se sont ex-
tériorisées sous la forme de mythes, scénarios et histoire, la culture juive talmu-
dique indiquant la direction à la psyché. Les différences entre les traditions juive et
chrétienne représentent des probabilités reliées mais différentes, l’une émergeant
de l’autre, mais unies par des racines communes et actualisées dans le monde à des
degrés divers.
Le concept personnifié traditionnel de dieu représentait le développement de
l’ego-seul du psychisme collectif ; l’ego commandant au moi comme Dieu comman-
dait à l’homme ; l’homme dominant la planète et les autres espèces, comme Dieu
dominait l’homme – en opposition avec l’idée de nombreux dieux, ou du dévelop-
pement d’un moi aux points de concentration multiples, et dans une identification
plus étroite avec la nature.
La structure neurologique que nous connaissons a pris naissance avec l’émer-
gence des Juifs de l’Ancien Testament (appelés alors Peuple de Dieu), et leur espoir
séculaire d’un moi identifié complètement à l’ego-seul ; le fonctionnement neurolo-
gique était auparavant constitué différemment ; et dans notre monde d’aujourd’hui,
quelques minorités, quelques tribus, vivent encore selon ces impulsions neurolo-
giques différentes. Nos instruments de mesure n’en tiennent pas compte, car nous
ne les captons tout simplement pas.
Les prophètes juifs, cependant, utilisaient ces autres modes de concentration
sensorielle et, neurologiquement, ils étaient relativement neutres. Ils étaient donc
capables de percevoir des visions alternatives de la réalité. Mais leur immense tra-
vail, indépendamment du fait qu’il a concentré l’énergie d’une religion tout entière
et l’a amenée au christianisme, a aussi entraîné une limitation sévère du potentiel
perceptif de l’homme.
Les prophètes étaient capables de sentir les potentiels de la psyché collective, et
leurs prophéties ont tracé des routes dans le temps, projetant ainsi la religion juive
dans le futur. Les prophéties ont donné une grande force au peuple justement parce
qu’elles ont donné à sa religion un avenir dans le temps, lui fournissant une ligne
de continuité et une certaine immortalité, en termes terrestres.
Les prophéties constituaient des moules psychiques, attendant d’être remplis
dans la corporalité. Certaines se sont accomplies, d’autres non, mais celles qui ne se

114
sont pas accomplies ont été oubliées et ont atteint leur but en offrant d’autres choix
et d’autres voies. Les prophéties dépeignant l’avenir ont tracé au peuple une route
alternative, avec tous les triomphes et les désastres inhérents à une telle aventure à
travers le temps.
Elles ont fourni une trame psychique, des schémas, des scénarios, dans lesquels
des personnes vivantes ont endossé les rôles déjà écrits, mais en improvisant au fur
et à mesure du déroulement de la pièce. Ces rôles avaient cependant leur validité ;
ils étaient choisis en réponse à une réalité intérieure prévoyant la forme que la psy-
ché vivante du peuple assumerait avec le temps.
Mais tout comme le serpent rejette son ancienne peau, la psyché rejette les an-
ciens schémas devenus rigides ; nous avons besoin d’un nouveau jeu de modèles
psychiques, richement ornés de grandes actions, de héros et de défis, qui accompa-
gneront l’espèce dans son expansion à venir ; une représentation créative projetée
depuis la psyché sur la scène tridimensionnelle. Car nous nous ne voyons plus la ré-
alité par nos yeux d’origine, mais par l’intermédiaire de structures de croyances de-
venues des entraves. Ces structures étaient simplement destinées à étayer et à orga-
niser l’expérience, mais nous avons pris la représentation pour la réalité. Nous nous
sommes congelés dans cette méprise, obligés d’accepter notre unique schéma senso-
riel séquentiel, de sorte que nous considérons celui que nous avons choisi comme
étant le seul possible.
Commentaire sur le Codicille 3
Nous avons jusqu’à présent projeté les parties non reconnues de notre grand
moi sur Dieu, la religion, le gouvernement, et autres concepts extériorisés. Dans
cette existence, l’ipséité repose sur les perceptions, de sorte que nos présupposés
neurologiques et notre concentration rigide ont limité nos concepts identitaires.
Mais quand nous devenons conscients d’informations non officielles, arrivant par
des canaux autres que ceux reconnus, celles-ci semblent provenir d’un non-moi, ou
de l’extérieur.
On a utilisé d’énormes quantités d’énergie à refouler certains niveaux de cons-
cience de soi, et à les projeter sur des héros religieux et nationaux, ainsi que sur des
organisations culturelles. Le gouvernement et la religion s’efforcent de maintenir le
statu quo pour préserver leur existence, pas pour des raisons politiques ou reli-
gieuses, mais pour conserver la représentation officielle du moi autour de laquelle
ils se sont construits.
Seulement la réalité structurée dans laquelle cette sorte de moi peut exister s’ef-
frite. La représentation officielle ne correspond plus à, ou n’explique plus, l’expé-
rience personnelle, qui est en train de s’en dégager. Il se forme une faille provisoire
entre la psyché intérieure et ses créations.
Indépendamment de cela, le moi tel qu’il est vécu se transforme au cours des
âges. Celui-ci est une création psychique, venant en réponse à des conditions exté-
rieures qu’il crée lui-même au moment où la psyché plonge dans les eaux de l’exis-
tence terrestre subjective. On ne fait l’expérience que d’une partie du moi poten-
tiel, pendant que d’autres parties se manifestent sous forme de buts et d’intentions.
Mais on peut actualiser une plus grande proportion de notre potentiel.

115
Commentaire sur les Codicilles 4 et 5
Les réponses et les solutions résident dans l’utilisation de niveaux de conscience
considérés actuellement comme excentrés ou secondaires. Ceci implique un recours
beaucoup plus important à l’état de rêve et aux états modifiés de conscience, que
l’on considérait jusqu’à présent comme des exceptions. Ces « exceptions » sont en
fait d’autres natures de concentration, essentielles à l’élargissement de nos concepts
du moi et de l’expérience que nous faisons de notre identité personnelle ; ainsi notre
capacité conceptuelle s’élargit, ouvrant un accès direct à des points de vue diffé-
rents, et amenant d’autres types d’informations relatives au monde que nous con-
naissons. Par le passé, les réactions déclenchées par ce genre de perceptions appor-
taient leur lot difficultés. Mais ces perceptions sont biologiquement acceptables, et
elles amèneront une clarification des relations entre l’esprit et le corps.
Joséphine avait envie de pleurer de joie et de soulagement. On aurait dit
que les Codicilles avaient toujours été dans un coin de sa conscience, n’atten-
dant que d’être redécouverts. Et le livre ? Elle l’avait trouvé, quelques années
plus tôt, chez un libraire d’occasions, et ne l’avait jamais terminé. Mais elle
avait lu ces quelques pages, sans jamais en reconnaître l’importance, et sur-
tout sans réaliser du tout qu’un jour elles changeraient sa vie. Car sa vie ve-
nait de changer – c’était indubitable. Elle sentit soudain qu’elle devait immé-
diatement retourner chez George.
En même temps, elle sentait un fragment de son esprit s’expanser de la
plus étrange façon. Presque prise de vertige, elle se laissa tomber dans un
fauteuil. Que se passait-il ? se demanda-t-elle, car une partie de sa cons-
cience était déjà chez George. Cette partie de son esprit voyait faiblement la
cuisine, et le nom LEONA commença à illuminer son mental en majuscules cli-
gnotantes. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Pendant qu’elle réfléchissait, Leona, dans son corps de rêve, ressentait la
présence de Joséphine dans la cuisine de George. Elle cria à Monarque : « J’ai
l’impression qu’il y a quelqu’un d’autre ici – une femme, qui est aussi une de
mes contreparties, une femme qui connaît les Codicilles. Je ne suis pas cer-
taine de ce qui est en train d’arriver, mais je sais que les Codicilles sont en
sécurité. On peut rentrer, maintenant. Tout va bien. Les Codicilles sont en sé-
curité. »
Son esprit devint instable. Une fois encore, elle et Monarque joignirent
leurs consciences. Ils jetèrent un dernier regard à l’ancienne cuisine, dans la
certitude que les Codicilles étaient fermement plantés dans le passé. Les
rythmes du voyage psychique s’affirmèrent, et ils entamèrent leur voyage de
retour mental, satisfaits, joyeux, prêts pour la cérémonie du cinquième cen-
tenaire.
Dans son bureau, Joséphine reprit le livre et relut ces paragraphes si
lourds de sens ; au même instant ils apparurent dans le mental de Leona, dans
celui de Fenêtre et de Monarque, ils entrèrent dans celui de Gregory Diggs et
dans celui des deux George, et dans celui de Surâme Sept.

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Mais seul Sept pouvait voir Chypre. Elle souriait, du sourire le plus serein
que Sept lui ait jamais vu. Sept essayait de tout se rappeler en même temps.
Il était si excité et soulagé qu’il pouvait à peine parler.
En même temps, Chypre dit : « Sept, regarde. » Et Sept vit la fine main de
George Premier qui commençait à griffonner sur la page du vieux journal. Et
Surâme Sept vit la main de George commencer à rédiger ces mots d’une im-
portance vitale : « Les Codicilles ».
George Premier s’écria : « Zut, quelle sacrée chance ! »
« Tu ne le sauras jamais, lui murmura Sept mentalement. Au revoir, mon
cher ami, du moins pour l’instant. » Il sourit, et reprit : « Ça a été… euh… une
super relation. Tu as réussi ta quête beaucoup mieux que tu ne crois. »
Et Sept sut que c’était bien, que tout était bien, avait toujours été bien,
que seuls leurs peurs et leurs doutes avaient donné l’impression que tout al-
lait de travers. Ils étaient tous protégés et en sécurité, pour toujours en sécu-
rité, pour toujours débordants de joie au cœur de leur être. Il n’y avait rien
dont ils dussent avoir peur s’ils faisaient juste confiance à l’immense et douce
sécurité qui assurait à jamais la vitalité de leur être, car chacun d’eux était
absolument splendide, faisait partie d’un univers bienveillant, qui les berçait
tous à jamais dans un amour et une sécurité littéralement au delà de toute
compréhension.
Sept lança à Chypre : « Cet amour fait partie de nous tous maintenant. Je
peux le sentir, si je n’essaye pas. C’est d’essayer qui rend les choses diffi-
ciles, parce que c’est là tout le temps. Il est tout le temps ici – Sept souriait,
incrédule – ou là. De toute façon il est partout, et il abrite et protège le cœur
même de notre être. Et donc tout est bien. Tout est bien et a toujours été
bien. »
Et Chypre répondit : « Qu’est-ce que je te disais ? »
À haute voix Sept annonça à George et Gregory Diggs : « Il faut que je
parte, maintenant, ou au moins très bientôt. Mais même si vous ne me voyez
pas, je ne serai pas loin, et d’une certaine façon, je ferai partie de chacun
d’entre vous. »
Il alla regarder dans son esprit, et vit Joséphine qui fonçait dans les rues
sombres au volant de sa voiture, beaucoup plus vite qu’elle n’aurait dû, vers
la maison de George. « Ne prends pas la vie autant au sérieux, lui dit-il genti-
ment. Tu accomplis des choses beaucoup plus grandes que tu ne penses, et
comme je le disais aux autres, tout est bien… » Sept sentit l’air de la nuit et
l’odeur des lilas, et il sut que Joséphine arrivait en bas dans la cour. Une fois
encore il murmura un au-revoir, et Joséphine, souriante, arrêta sa voiture de-
vant le garage. Elle descendit, en rectifiant la tenue de sa jupe.
Sept avait un nœud dans sa gorge physique. Il dit à George : « J’ai bien
aimé ce corps physique. Les yeux, les mains, les cheveux, les oreilles, tout ça
m’allait très bien. Mais vous savez, ce n’est pas vraiment ma place, ici – et je
pense, George, que quelque part vous l’avez toujours su. Je vous souhaite le

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meilleur, mais je crains bien que vous ne vous souviendrez pas de moi. Pas
consciemment. Mais je ne serai jamais loin… » Sept les regarda tous, et affi-
cha le plus magnifique et joyeux sourire qu’il lui fut possible.
Chypre dit doucement : « Il est temps maintenant, Sept. Ils ne se souvien-
dront pas, mais ils se souviendront.
- Ne se souviendront pas de quoi ? demanda George.
- Quoi ? demanda Gregory Diggs.
- Bof, j’sais pas, répondit George. J’ai juste eu l’impression que quelque
chose d’important était arrivé et était reparti, sans être parti. Et n’allez pas
me demander ce que je peux bien vouloir dire. »
De fins rayons de lumière scintillaient, étincelaient, dans les coins de la
pièce sous le plafond ; ils glissèrent vers le rebord de la fenêtre, traversèrent
la vitre. Ils dansèrent et tourbillonnèrent dans la transparence de l’air. Puis
ils disparurent.
« Et maintenant ? demanda Sept à Chypre.
- Qui sait ? répondit-elle.
- Toi, tu sais ?
- Je sais. Et toi tu sais, et chacune de tes personnalités sait », répondit
Chypre, de sa voix mentale la plus douce et la plus claire.
Et Sept dit : « Je sais – ou je sais presque. »
Il sourit, et attendit de voir ce qui allait arriver.

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