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COMPRÉHENSION ET ACTION
Patrick Watier, Une introduction à la sociologie compréhensive,
Circé, Belfort, 2002, 184 p.
Panagiotis Christias1
CeaQ – Paris 5
Les individus font ce dont ils savent rendre compte, ils ne pourraient faire ce qu'ils font, s'ils ne pouvaient en donner
des raisons et des descriptions, au moins partielles. Le langage et la description sont fortement impliqués par toute
action, une action possible est en ce sens une action descriptible, p. 150.
« M. Weber met toujours le terme objectivité entre guillemets », (p. 8). Ce débat,
c'est-à-dire le débat sur l'« objectivité » dans les sciences sociales, qui, plus que
jamais inquiète aujourd'hui la communauté des savants, est préconisé par Max
Weber, qui semble donc avoir scellé son sort par l'usage des guillemets. En d'autres
termes, l'« objectivité » dans les sciences sociales n'est pas seulement un pro-
blème qui doit être résolu pour accéder à une connaissance sûre de la société et
du social ; c'est le problème à partir duquel les sciences sociales se construisent.
Ce n'est qu'en tant que solution proposée à ce problème que les théories sociales
se succèdent les unes aux autres. L'enseignement de ce livre introductif aux so-
ciologies compréhensives est donc une leçon de fond sur l'essence même de la
sociologie et du social. Le parcours historique de la notion de « compréhension »
que trace Patrick Watier est le chemin par lequel il accède au noyau dur de la
problématique, voire du caractère aporétique, de la sociologie.
La construction d'un domaine propre pour les Sciences de l'Esprit fut le
point de départ de la philosophie de Dilthey. Il édifie cette distinction se basant
sur la différence d'essence entre les « faits mécaniques », que l'on rencontre dans
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société devient possible. Si l'accès à l'individu « réel » est impossible et les analy-
ses simmeliennes du secret le démontrent bien, alors c'est à partir du sujet imagi-
naire, auquel l'accès est libre à tous, que nous pouvons construire une réalité
sociale commune.
Loin donc de considérer l'imagination comme un obstacle à la connaissance
et à l'édification du monde social, Simmel lui donne une primauté à la fois onto-
logique et méthodologique.
Max Weber ne fera que systématiser cet ordre des choses. L'idéal type n'est
qu'une variation imaginaire de la « réalité ». C'est un produit de l'imagination qui
repose sur un stock de connaissances (Schütz), un stock d'expériences, que We-
ber appelle « savoir nomologique ». Weber insiste sur le caractère plausible de la
construction idéal-typique, qu'il oppose à l'« objectivité » de type physicaliste. Ce
savoir nomologique, ce savoir d'arrière-plan (Searle) de l'action quotidienne n'est
pas seulement le fruit de l'expérience vécue, « réelle » de l'individu. Il consiste
également dans l'ensemble de situations « pensées » par l'individu. Il s'agit donc
aussi et surtout d'expériences imaginaires, qui sont le fruit de la variation par
l'imagination des situations historiques sur le principe de la probabilité et de la
possibilité. D'ailleurs, tel est le sens d'une étude de l'histoire et de la littérature.
L'acteur procède alors par typifications (Schütz), qui consistent en l'anticipation
du résultat de ses actions, et donc le guident vers une conduite « rationnelle ».
Le processus de la socialisation par typification, comme le démontre Patrick
Watier, ne concerne donc pas seulement le chercheur des sciences humaines. Il
est le même pour l'acteur dans sa vie quotidienne que pour le sociologue dans
son enquête. Autrement dit, ce processus ne convient aux sciences sociales qu'au
fur et à mesure où il convient à l'agir quotidien ; il n'est appréhensible par le
chercheur que parce qu'il est lui aussi un acteur. Si alors le sociologue est lui aussi
acteur, qu'est-ce qui sépare sa vie pratique de sa vie théorique ? L'interaction
entre les deux registres de la vie du chercheur ne peut être évitée : ce ne serait ni
possible, ni souhaitable. Comme l'ont soutenu plusieurs historiens contemporains,
la « subjectivité » de l'historien non seulement ne constitue pas un obstacle à son
travail, mais est un atout considérable pour son travail. Le point fort de cette
vision est encore une fois l'imagination. L'imagination sociologique est ce qui
permet aux chercheurs d'établir les hypothèses de travail et d'interroger le plus
pertinemment possible les données du terrain. L'imagination de l'historien est ce
qui lui permet de transposer les idées de son temps à des temps reculés pour
pouvoir entrer dans l'esprit des acteurs de ces temps-là. Comme le disait déjà
Montesquieu : « Transposer dans les siècles reculés toutes les idées du siècle où
l'on vit, c'est des sources de l'erreur celle qui est la plus féconde » (De l'esprit des
lois, XXX, XIV). L'erreur à laquelle nous induit l'imagination n'est pas alors
indésirable mais féconde. Heidegger démontrera comment à partir des préjugés
le cercle herméneutique se met en marche et pourquoi le pas décisif n'est pas la
sortie du cercle mais l'entrée dans celui-ci. Or, à côté de ces facteurs-là, l'imagination
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est un allié décisif dans un autre chaînon de l'étude historique, le choix de sujet à
étudier.
Si le chercheur, historien ou sociologue peut se tenir sur une « neutralité
axiologique » face aux valeurs qu'il étudie, savoir faire la différence entre un juge-
ment de valeur et un jugement de fait, c'est-à-dire porté un jugement de valeur
non selon ses propres valeurs mais selon les valeurs des acteurs, il ne peut échapper
à ses propres valeurs quant au choix de son sujet d'étude. Il faut alors de l'imagi-
nation pour trouver un sujet qui dépasse le cadre d'étude habituel, dicté par les
impératifs moraux ambiants et le discours dominant.
Si les prémisses individualistes de l'analyse de Simmel et par la suite celles de
Weber ont vivement été critiquées de nos jours, par Castoriadis entre autres, si
l'action collective doit être comprise à partir des micro-actions des individus, la
théorie compréhensive ne manque pas de répondre aux tentatives de
substantialisation des formes d'actions réciproques institutionnalisées, telles l'État,
l'Église, le mariage. Comme le dit Vincent Descombes : « Du point de vue onto-
logique les institutions n'existent que s'il y a des gens pour les faire exister en
ayant des pratiques conformes à ces institutions ». (Cité par Patrick Watier, p. 153.)
Suivant une perspective compréhensive, évitant alors d'attribuer à des forces
mystiques le destin des humains, expliquer les actions humaines, sans que pour
autant « expliquer » soit synonyme de « déterminer », signifie rendre compte de
ces actions sur la base d'une expérience commune donnée, « savoir nomologique »,
« stock de connaissances » ou « connaissance d'arrière-plan », en faisant usage de
son imagination subjective et de sa sensibilité. Ce serait faire usage de ce que
Michel Maffesoli appelle « raison sensible » (p. 155).
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